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Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises

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The Project Gutenberg eBook of Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises

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Title: Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises

Author: Paul Margueritte

Release date: November 7, 2008 [eBook #27186]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS D'ÉPREUVE: MOEURS BOURGEOISES ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

PAUL MARGUERITTE

JOURS D'ÉPREUVE
MOEURS BOURGEOISES

PARIS ERNEST KOLB, ÉDITEUR

À MAURICE BOUCHOR

Sèvres-Paris, 1886.

PREMIÈRE PARTIE

I

«L'Amour!—Peu de chose!» pensa André.

«Des joies à fleur de peau, des chagrins à fleur d'âme, le rêve d'une Elvire et l'étreinte des filles, un besoin de pleurer, l'envie de rire, et du vague à l'âme par les nuits d'été; bref, une déception immense.

«Pourtant ai-je assez aspiré, naïvement, aux douleurs et aux voluptés de l'Amour, tel que le chantent les poètes et que le subissent les hommes, l'Amour pour qui l'on vole, l'on trahit, l'on tue, et qu'attestent et glorifient les chefs-d'oeuvre de l'art.

«Existe-t-il seulement?

«Ne ressemble-t-il pas à ce livre qu'Hamlet feuillette: «Que lisez-vous là, monseigneur?—«Des mots! Des mots!»

«Qu'importe, si ces mots recèlent une force magique, la vertu d'un charme qui enlève l'homme aux mesquines réalités, et l'enivre?

«Mais pourquoi ne la rencontrai-je jamais, cette ivresse?

«Sécheresse du coeur?—Non. Malchance?—Peut-être.

«De mes rares bonnes fortunes, il ne me reste que de l'indifférence, ou des regrets, et dans ce que j'ai éprouvé de meilleur, pas une joie pleine…»

Ainsi ressassait-il le néant de sa vie, morne, regardant de son bureau un grand mur en moellons rugueux, qui barrait le ciel, le jour, et comme la vie splénétique de l'employé.

Des monceaux de paperasses s'écroulaient devant lui. D'énormes bûches, dans la cheminée, pétillaient toutes rouges, empourprant le visage d'un vieil homme, courbé sur des registres. Les cartons, le long du mur, sentaient la poussière.

André s'étira, les doigts crispés, avec un bâillement de bête en cage, et brusque s'accouda, regardant devant lui, sans voir:

«Eh bien! il faut, si l'on n'aime pas, avoir l'illusion d'aimer. Vivre sans femme, sans une douce et continue présence, cela se peut-il? Quelle tristesse, le célibat! Et posséder des maîtresses de rencontre, espacer les jours et compter les heures, c'est être seul; on s'en lasse.

«Plus tôt, plus tard, l'habitude enfin s'impose, qui rive la chaîne. Pourquoi pas tout de suite?—Mariage, concubinage: même chose. L'un, jeune et libre, mais menaçant de représailles futures, de fausses hontes. L'autre grave, comme tout devoir et toute responsabilité, mais gros de joies intimes, conjugales, paternelles.» Ah! la femme, l'entendre, la frôler, la chérir, dans le bruissement de ses robes et la grâce de ses gestes, manger, vivre et dormir avec elle, à tout prix, demain, André l'exigera.

Depuis longtemps cette résolution couvait en lui. Sa mère en aurait un grand chagrin. Seule, maladive et jalouse, elle l'aimait d'une affection dévouée, étroite et égoïste aussi.

«Mais que faire?» se demanda-t-il.

Si l'on ne doit pas attendre de l'amour la joie de passions fortes, d'émotions violentes, du moins lui peut-on demander la douceur des intimités, le quotidien côte-à-côte, par lequel on supporte mieux les chagrins de la vie; et ils ont tellement accablé André, que la solitude lui fait horreur. Il veut quelqu'un à qui parler. Sa vie de sensations et de sentiments rentrés l'étouffe. Devant ce mur qui lui coupe la vue, et qui peu à peu a pris pour lui un sens hostile et symbolique, il éprouve un furieux besoin de s'évader, hors d'ici, et de lui-même.

Il a vingt-cinq ans, porte un des vieux noms de France: du Guaspre de Mercy, est grand et fort, quoiqu'anémié, assez beau, malgré la tristesse des yeux et le pli tombant de la bouche. Bachelier, s'il n'était paresseux, il aurait, comme tant d'autres, licences et doctorats. D'intelligence saine, de goûts délicats, malgré l'étroitesse de quelques idées, il est quelqu'un, de par la probité de son caractère. Il pourrait être haut placé, et ne serait point déplacé. Il l'est, dans ce bureau. Pourquoi?—Parce qu'il est pauvre.

Ce mot lui suggéra des réflexions amères.

«On croit que pauvreté signifie déguenillement, mansardes et pain noir. On ne s'imagine la misère que repoussante. Celle des gueux, oui. Mais il y a celle des riches: humiliante, parce qu'elle se cache sous les dehors du bien-être, cruelle, parce qu'elle dégrade et démoralise des êtres qui n'étaient point faits pour la connaître.»—Et André la connaît.

Faire tinter le premier du mois quelque argent, et le lendemain plus un liard, parce qu'on a payé les fournisseurs, s'abstenir de tout plaisir, petit ou grand, relever ses pantalons quand il pleut, mettre son vieux chapeau et son pardessus râpé, si l'on sort le soir, ne jamais entrer au café, craindre qu'on ne vous emprunte, parce qu'il faudrait refuser, regarder aux trois sous d'un omnibus, d'un journal, pratiquer cent privations, moins pénibles que ridicules, et, sentant que l'on n'en impose à personne, soutenir, avec une dignité comique, l'hypocrisie des convenances, ah! la piteuse existence!

Il pensa:—«Ai-je donc l'âme vulgaire? Est-ce mon amour-propre qui souffre? Suis-je trop délicat?—Fi donc!»

Il voudrait ne plus mentir seulement. C'est mentir que d'être ainsi vêtu, logé, nourri, quand on est pauvre. Il aimerait mieux promener avec insouciance un manteau déchiré et un feutre bossué, que de lisser tous les jours du coude son chapeau haut de forme, et de garder précieusement, pour ne les mettre qu'aux grandes occasions, une paire de gants nettoyés. S'il ne respectait sa mère, il rougirait, car elle a gardé le culte des apparences, fait des visites à des gens riches qui la dédaignent, aime le monde, où elle a brillé, jeune femme, et dont elle ne veut pas voir la nullité et la sottise.

Sa mère, André l'aime; comment ne l'aimerait-il pas? Et cependant il accepte l'idée de la laisser seule, s'il se marie: seule moralement, car il ne saurait la quitter. Est-ce que, quand même il y consentirait sans remords, la pauvreté le leur permettrait?… Mais alors, la présence d'une étrangère évincera la domination maternelle. Il se produira des tiraillements. Combien les deux femmes seront jalouses! André s'en attrista. Du moins, il épouserait une fille d'âme douce et forte, apte à tenir un ménage et à élever des enfants.

Mais ce droit même de disposer de lui, l'a-t-il?—Il s'interrogea avec angoisse.

Vis-à-vis de lui-même, il est rassuré. Il se sent capable de remplir son devoir, et ne craint pas d'abattre plus de besogne, afin de nourrir sa femme et ses petits. Seulement est-il libre? Ne se doit-il plus à sa mère, qui a tant fait pour lui?

Il récapitula le passé.

Qu'il était triste! Sa jeunesse lui apparut, traînée sur le cours d'une petite ville de l'Ouest, enfermée dans un collège, toute pleine de gris, sans joies. Son père, ruiné par les procès, demi-fou et inoffensif, le faisait sortir, le dimanche. On trouvait à la maison, revenues de la messe, la mère et la fille, pauvre Lucy, douce soeur qui le réconfortait, déjà malade. Le père mort, la mère, condamnée à la retraite, après une vie futile et des succès mondains, venait, avec ses deux enfants, à Paris. Et Lucy, en trois ans, poitrinaire, mourait. Elle avait des prévoyances d'enfant mûrie par le malheur et la maladie, et—André n'y pouvait penser sans angoisse—elle s'était éteinte sans regrets, presque avec joie, comme avec la conscience que sa mort allégerait le ménage, et qu'aussi, destinée à vieillir sans dot, espérant peu se marier selon son coeur, elle préférait mourir toute jeune, toute jolie, sans souffrir plus longtemps.

On déménagea, rendus plus riches—réalité cruelle!—parce qu'on était un de moins; et André et sa mère vécurent, dans un petit appartement, au quatrième. Les fenêtres s'ouvraient, d'un côté, sur un horizon de toits et de cheminées, de l'autre, sur les marronniers du Luxembourg.

Depuis commença une vie monotone, et les jours s'écoulèrent pareils, amenant le retour, une fois la semaine, de visites rendues à Mme de Mercy. Rarement dînait-elle en ville. Bien qu'elle vît beaucoup d'indifférents, une ou deux maisons, celles des Damours et de Mme d'Ayral, puis l'abbé Lurel, bornaient son intimité.

Ses examens passés, André avait dû prendre une carrière. C'était son grand regret d'y penser maintenant. Pauvre, noble, pouvait-il être autre chose que soldat? Sorti officier de Saint-Cyr, il aurait possédé un uniforme neuf, un bon cheval et un ordonnance. Sa vie eût été réglée, sa pauvreté honorable. Il aurait fait son chemin comme tant d'autres, et avec la conscience d'être à sa place, que le nom des Guaspre de Mercy était virilement porté. Mais sa mère!…

Par ses prières, ses sanglots, épouvantée de rester seule, elle l'avait détourné d'un désir si naturel. N'était-il pas dispensé déjà par la loi, comme soutien de veuve? Allait-il l'abandonner, partir pour des garnisons lointaines?… Il céda, par faiblesse, mais comme beaucoup de caractères bons et timorés, ne se résigna point et, malgré son respect, attrista plus d'une fois sa mère, par l'amertume de ses regrets.

Et quelle piteuse compensation lui avait-on offerte! une place dans les bureaux d'une grande Administration! et en se donnant tant de mal, en intriguant si péniblement. Quand il y songeait, et à la tristesse des quatre années perdues dans ce bureau, il devenait pourpre, comme si la honte l'étouffait.

Ah! certes oui, tout pesé, il ne doit plus rien à sa mère; il lui a sacrifié l'état militaire, il a accepté la vie sans ressources, sans avenir, sans fierté, d'un inutile gratte-papier: que peut-il faire de plus? Etrangler le besoin qui le torture d'échapper à cette solitude, à ce néant, il n'en a pas le courage. Il veut bien rester employé, puisque c'est correct, puisqu'il ne peut être marchand ou industriel, puisqu'il se doit à son nom. Hélas! aura-t-il assez sacrifié son bonheur à cette lettre morte, ce vain titre: un grand nom pauvre!

Et ce cri lui échappe, irréfléchi et soudain:

«J'épouserai Germaine!»

Il tressaillit, se demandant s'il n'avait pas parlé tout haut.

L'incendie des bûches s'éteignait; et le vieil employé, courbé sur les registres, gardait son attitude falote, la plume à la main, comme s'il écrivait.

«Germaine!—Et Mariette?»

Le premier nom appelle le second. André voit les deux femmes, quoique, par délicatesse, il s'en veuille de les associer dans sa pensée. Malgré lui, il les compare. Aussi bien, c'est entre elles deux qu'il va faire son choix, puisqu'il ne veut plus vivre seul. Mariage? Concubinage? La douce amie, Germaine? ou la maîtresse, Mariette?

Il les évoque.

Germaine Damours a dix-huit ans; une frileuse fillette, qu'un chiffon élégant habille, un petit être délicat, à qui il faut un nid capitonné. Son père, un avocat, très dévoué aux Mercy, la gâte trop. Les lundis soir, André va prendre le thé chez eux et, dans un coin, près de la mère, femme effacée et maladive, il regarde travailler les doigts blancs de Germaine, dans le cercle de clarté que projette la lampe. Son front et ses yeux restent dans l'ombre, ses lèvres et son menton sont lumineux. Quand elle le regarde, il se sent délicieusement troublé. Et pourtant elle n'est pas la femme robuste, la calme ménagère qu'il voudrait: contradiction éternelle entre le rêve et la réalité! N'importe! Charmé par la grâce frêle, un peu factice, de son joujou, il se dit chaque fois, sans penser aux difficultés, au consentement douteux des parents: «J'épouserai Germaine!»

Et Mariette?

Il l'aime aussi, cette fantasque fille à l'accent du faubourg, qu'il rencontra un soir, sanglotante d'amour sur quelque banc. Elle portait une robe d'ouvrière et, à chaque oreille, une perle bleue. Il l'avait reconduite jusqu'à sa porte. Le lendemain, ils s'étaient revus. Un soir, ils s'étaient aimés. Tous les jours, il allait l'attendre, à la sortie de son atelier. Puis elle l'avait planté là, pour un protecteur. S'étant rencontrés ils s'étaient repris, aimés, querellés, quittés, repris. Et maintenant excédée de l'homme qui entretenait son demi-luxe, elle se disait prête à quitter tout, acceptant de demeurer avec André. Elle travaillerait; à eux deux ils gagneraient le nécessaire. Un peu honteux à cette idée, pourtant aux heures mauvaises, où l'existence lui pesait, il se disait tout bas: «Je vivrai avec Mariette.»

Sentant la nécessité d'opter, il pensa:

«Vivre avec elle, quitter ma mère, serait mal et aussi imprudent. L'acoquinement à une femme, je dois l'envisager comme un malheur possible, engendré par une longue habitude; je ne puis l'accepter, immédiat. Mon labeur pour nourrir ma maîtresse couvrirait mal l'indignité de cette liaison. Car Mariette, je le crains, a une âme de fille. Lasse de moi, elle me quittera. Quoi de plus piteux qu'une union temporaire? et, si elle est continue, c'est un malheur pire. Mieux vaut se marier. D'autant plus que je ne lui dois rien, à elle, tandis que j'ai avoué à Germaine que je l'aimais.

«Je crois, et elle me l'a dit, qu'elle m'aime aussi. Donc, je suis lié envers elle… Seulement Germaine,… est-elle bien la femme qui me convient? Si délicate, habituée au bien-être, enfant gâtée, sera-t-elle bonne ménagère, sera-t-elle bonne mère?»

À l'idée des enfants, il resta perplexe, comme si l'image de sa petite amie soignant de gros bébés, lui semblait saugrenue, et improbable.

Au fond du coeur, il doutait d'un tel mariage et du consentement réciproque des parents. Cependant, par une contradiction bigarre, il allait de l'avant, uniquement parce que Germaine lui plaisait, et il se disait: «Qui sait? Si on me l'accordait. Sa dot est médiocre; mais c'est bien mon désir: épouser une fille riche, non!»

Cela lui rappela bien des discussions. Mme de Mercy avait toujours compté sur un mariage de convenances; c'est dans ce but qu'elle entretenait depuis sept ans des relations, et tenait tant d'entretiens particuliers avec sa vieille amie, Mme d'Ayral, et son confesseur, l'abbé Lurel. André n'y pouvait penser sans colère. Une haine instinctive s'élevait en lui contre un marché qu'il jugeait honteux.

—Monsieur de Mercy?

Il sursauta, tiré de sa rêverie, sentant vaguement qu'on l'appelait pour la seconde ou la troisième fois; le vieil employé était devant lui.

—Pardon, mais il est quatre heures. Voulez-vous que je porte au chef votre besogne, en même temps que la mienne?

Et ramassant les dossiers épars, il les mit sur son bras, avec déférence pour son collègue.

—Merci, Malurus.

Il le regarda et, pour la millième fois, revit un corps maigre, dans une redingote élimée, un gilet sale, et un pantalon recroquevillé, tout bossué aux rotules.

Hors d'une cravate roulée en corde, sortait une face bilieuse, glabre d'acteur, usée comme un vieux sou, plaquée de cheveux grisâtres, attristée par deux yeux bleus éteints, fendue par une bouche mince et décolorée. L'individu qui se tenait là, dans la ridicule livrée de son habit noir, était funèbre et cocasse comme son nom: Malurus. Digne avec cela, il représentait le spectre lamentable du vieil employé de ministère, dont la vie s'est écoulée entre les cartons, les pieds dans le feu, les doigts dans l'encre, le nez dans du papier: type fossile de suffisance, de misère et d'abrutissement.

Et tandis que le pauvre hère emportait les dossiers, André le suivait du regard, ironiquement:

«Il me respecte, parce qu'il me croit riche; à ses yeux, je promets peut-être un chef de bureau!»

Quatre heures sonnèrent. Il se leva, fit ses préparatifs de départ, regardant le calendrier, dont les mois et les jours futurs s'allongeaient, tristes.

«Encore un d'écoulé, pensa-t-il, un de moins à vivre, et je ne l'ai guère vécu!

«Si encore, j'étais marié, le temps passerait plus vite. Et il ne me semblerait plus que ce grand vilain mur m'étouffe, de son poids et de son ombre.»

Il sortit.

II

Le soir, en se mettant à table, il négligea, soucieux, de baiser la main de sa mère, selon son habitude. Mme de Mercy, très formaliste, fut imperceptiblement froissée.

—Es-tu indisposé, André?

Ces mots, et le ton avec lequel elle les prononçait toujours, l'agacèrent d'avance; il répondit:

—Non!

Elle le regarda, frappée de la sécheresse de la réponse, et eut l'imprudence de dire:

—Tu es de mauvaise humeur, tout au moins?

Il leva la tête, souffrant, et se mit à manger silencieusement; mais elle jeta ces mots:

—Tu es peu prévenant, André; j'avais ma migraine, aujourd'hui. Cependant je suis sortie pour rendre visite aux d'Aiguebère, à qui j'ai parlé de toi.

De nouveau il regarda sa mère. Les êtres qui vivent ensemble contractent un tact subtil et affiné qui les éclaire sur les demi-mots, les sous-entendus, et leur montre, sous le moelleux des discours, la griffe des intentions. Il faillit répondre:

«Je ne suis pas oublieux, comme tu m'en accuses, et je suis fort triste que tu aies la migraine, mais quant aux d'Aiguebère, dont tu brigues la protection, je ne puis te remercier, parce que je désapprouve ta démarche.»

Il se retint:

—Iras-tu chez les Damours, ce soir?

—Moi?—fit-elle d'un air surpris et avec une affectation visible,—pourquoi irais-je? Je trouve ces gens communs, et je m'étonne que tu trouves du plaisir… Ah! je sais, Germaine! mais…

Sur ces réticences, elle s'arrêta.

André pensait, avec une colère sourde:

«Oh! sans doute, ils sont communs. Le père est fils de paysans, il s'est instruit tout seul; mais les Damours ont du coeur, les d'Aiguebère n'en ont pas. Les uns se mettraient au feu pour nous, tandis que les autres… Quant à Germaine, ma mère a bien fait de n'en pas dire de mal, je ne l'aurais pas supporté.»

Il dit tout haut:

—J'irai seul, en ce cas.

—Va, mon enfant.

Et elle eut un sourire mélancolique qui toucha André, mais elle ajouta:

—À mon âge, je sais rester seule.

Et le ton de ces mots le peina.

—Eh bien!—fit-elle pour changer de conversation—as-tu fait beaucoup de besogne au ministère?

—Oh! sans doute! j'ai taillé trois crayons, changé deux fois de plume, réglé du papier blanc, copié des paperasses, fait des taches d'encre, usé ma gomme et cassé mon grattoir.

Mme de Mercy porta son mouchoir à ses yeux:

—André, pourquoi me fais-tu de la peine?

Bien que cette scène ne fût pas nouvelle pour lui, il courut l'embrasser.

—Ne pleure pas, j'ai tort.

—Non! c'est moi, je te fais du chagrin, je le vois bien.

—Tais-toi! tais-toi!—disait-il en l'embrassant.

—Mais, continua-t-elle, si tu souffres de ta position fausse, crois-tu que je ne la déplore pas? Avec ton nom, tu devrais être autre chose qu'un employé. Pourquoi ne veux-tu pas aller dans le monde, solliciter une place digne de toi? Si encore tu me laissais faire, mais non, tu préfères rester obscur, dans ton coin.—Est-ce là place d'un de Mercy?

Mais lui:

—Que veux-tu, je voulais être soldat…

Elle se rembrunit et pinça les lèvres. «Encore des récriminations! André est impitoyable,» pensa-t-elle. Mais il n'appuya point.

—C'était mon goût. Tu n'as pas voulu; que ta volonté soit faite. Mais songe que n'étant pas soldat, et que n'ayant pas voulu être magistrat (toi-même m'en as dissuadé), ou prêtre (et je n'avais nullement la vocation), songe qu'alors je ne pouvais rien être du tout que ce que tu as fait de moi, un employé.

—Mais tu deviendras bientôt sous-chef de bureau, mon enfant! il est impossible que tes chefs ne te remarquent pas.

Il renonça à la détromper. Depuis quatre ans qu'il occupait la même place, dans le même bureau, André avait jugé son avenir: il serait nul, faute de protections.

Un long silence, depuis qu'ils étaient sortis de table, durait entre Mme de Mercy et son fils. Il se leva tout d'un coup, entendant sonner la pendule.

—Tu me quittes déjà?

—Excuse-moi, un rendez-vous…

—Il est cependant trop tôt pour aller chez les Damours? fit-elle avec intention.

Il rougit, et lui en voulut d'appuyer là-dessus.

—Oh! garde ton secret! mon ami!

Et son ton parut injuste à André:

—Mais je n'ai aucun secret.

—Bien, bien. On quitte les vieux pour les jeunes, c'est la règle de ce temps-ci… Eh bien, tu ne m'embrasses pas.

Il le fit, de mauvaise grâce.

—Si ton père était là, tu ne m'abandonnerais pas ainsi.

Un pareil reproche, dont elle avait l'habitude, horripilait d'ordinaire
André: «Suis-je un enfant? Fais-je mal?» se répétait-il.

Il prit sèchement congé. Sa mère en eut conscience et se dit: «Mon fils est bien changé pour moi!»—Ce qui n'était pas exact.

Lui, dans la rue, fouettait l'air de sa canne, avec colère, en jurant: «Au diable! Nous ne pouvons éviter de nous faire du mal. Nos nerfs s'exaspèrent, quand nous sommes l'un près de l'autre. Tour à tour, nous manquons de patience, nous sommes agressifs ou boudeurs. Et pourquoi? pour des riens. Comment se peut-il que l'on se rende aussi malheureux? Je ne sais, mais il me semble que cela fait du bien à ma mère de nous disputer. Moi, je m'en passerais si volontiers!»

Mais là non plus, André n'était pas véridique. Sans s'en douter, il provoquait souvent ces petites querelles. Et il conclut:

«Il faut sortir de là. Encore un argument en faveur du mariage, auquel je n'avais pas songé. Mais se peut-il,—ajouta-t-il avec effroi,—que l'on se fasse autant de chagrin, lorsque l'on est mari et femme?

«Non! ma mère a beaucoup souffert; elle est faible, bonne, pleine de scrupules; c'est par excès de conscience qu'elle se tourmente. Puis quelle délicatesse! quel dévouement! Quand a-t-elle eu une pensée qui ne fût pour nous?»

Se rappelant tous les sacrifices, toutes les bontés de Mme de Mercy, et le culte fervent que sa soeur avait voué à leur mère, il se prit à penser à Lucy, la regrettant plus amèrement que jamais.

Se serait-il jamais marié, elle vivante? Non, peut-être. Elle lui eût tenu lieu de compagne, et eût comblé ce besoin d'intimité, de confiance et de tendresse, dont l'absence le faisait tant souffrir. Elle était sérieuse, peu semblable aux autres femmes, point coquette, et pourtant si gracieuse, avec ce charme quasi-surnaturel qu'ont les êtres grandis vite et que la mort attend.

Quelle douce affection, la leur! que de rêveries et de confidences! Il s'attendrit; le souvenir de Lucy lui était bienfaisant. Par une crainte mystique, souvent il s'abstenait du mal, comme si elle eût pu être là, et le voir. Morte, il lui prêtait une vie d'âme mystérieuse; et son souvenir lui tenait lieu de remords. Bien qu'il ne crût point, il entra dans une église.

Il ne s'inclina pas, ne croyant plus que sa prière monterait, efficace, vers un Dieu; mais, s'enfonçant dans l'ombre de la nef, attiré par les faibles lumières qui palpitent aux pieds des madones, dans le recueillement du silence et l'odeur de l'encens, il s'avançait à pas lents, laissant aller sa pensée de tendresse et de regrets vers l'absente.

Il lui semblait l'honorer mieux, en l'église, où si souvent elle venait, croyante, s'agenouiller. Il regrettait alors la foi perdue, enviait l'espoir de ceux qui, estimant l'âme immortelle, s'affligent moins de la séparation, certains de se retrouver en une existence meilleure, plus belle.

Malgré lui, de ces idées, il tirait une comparaison défavorable pour sa mère. Lucy, bonne pour son frère, le voyant sincère dans son manque de foi, le plaignait, sans jamais lui dire de ces mots aigres ou cruels qu'ont les dévotes. Mme de Mercy, au contraire, le harcelait d'objections, d'épigrammes, de reproches, croyant bien faire; et son intolérance vaine le fatiguait.—Il s'attarda, absorbé dans ses rêveries.

En sortant, il hâta le pas. Un malaise singulier, comme une pudeur à aller en ce moment voir Mariette, le troubla. Pourtant il avait promis d'y passer quelques instants. Tout le temps du trajet, il se dit: «Je ne monterai pas.» Il s'enfonçait davantage dans le souvenir du passé, essayant de le retenir, trouvant cet effort plus digne que l'abandon de son coeur, près d'une fille. Mais, quand il fut devant la porte, il ne pensa plus qu'à la beauté de sa maîtresse; il monta.

Comme il gravissait l'escalier, tout le besoin de tendresse qui sommeillait en lui s'éveilla, et sa pensée courut vers la jeune femme. André était encore enfant, bien qu'il se crût blasé. C'était toujours avec trouble qu'il abordait Mariette; un curieux désir, mêlé de crainte, l'agitait, de pénétrer ce mystère, cette apparence d'énigme, sous laquelle toute créature aimée se replie. Ses tristesses lui pesaient sur le coeur; et il avait besoin qu'on l'aimât, qu'on le comprît surtout.

La sonnette tinta longuement; personne n'étant venu, il sonna encore.

Au lieu de la bonne, ce fut Mariette, les cheveux emmêlés, les pieds nus dans des savates, qui lui ouvrit, maussade.

—Tiens, c'est toi?

—Oui, c'est moi.

Et il se sentit gêné, comme un intrus, oubliant qu'on l'attendait; mais la conscience de sa pauvreté ne le quittait pas, l'empêchait d'être heureux; et un rien, un regard, un mot, ravivaient son malaise, dans cet appartement qu'un autre avait meublé, devant cette femme qu'un autre entretenait.

—Je ne t'attendais plus, dit-elle, pourquoi n'es-tu pas venu me mener dîner au restaurant? J'ai chassé la bonne, j'ai mangé toute seule, du pain et des sardines.

Elle manquait d'argent; André rougit, comme s'il eut été coupable. Quand Mariette babillait, avenante, il croyait l'aimer; mais dès qu'elle s'exprimait d'une certaine façon aigre, toute sa tendresse tombait, et dépaysé comme chez une étrangère, il se taisait, à l'affût d'un prétexte pour se retirer.

—Je ne t'en veux pas,—continua-t-elle, en le regardant en face, de ses grands yeux verts brillant dans une figure pâle; et assez grande, elle se cambrait, étirant ses bras, faisant pointer sa gorge et onduler sa taille. Tu n'avais pas le sou, n'est-ce pas, mon ami?

Et aussitôt, elle se coula dans les bras du jeune homme avec une grâce de chatte:

—Pauvre Réré, ce n'est pas ta faute, mais crois-tu que mon imbécile d'amant m'a fait une scène? Comme ça tombait!

Et elle éclata en doléances rageuses qui atteignant André, l'énervaient ce soir, plus que jamais.

Toute son affection, les baisers qu'il apportait, son besoin d'aveux, avaient fui, s'étaient taris, et il ne tenait plus Mariette sur ses genoux, demi-nue sous son peignoir, qu'avec une indifférence et presque une stupeur, de se trouver là.

Elle lui dit:

—Embrasse-moi donc, Réré.

Il lui baisa la joue, machinalement. Où étaient les fièvres de la veille? les caresses emportées qu'il lui faisait? Pourquoi son coeur, battant hier avec violence, semblait-il arrêté, ce soir?

«Comment ai-je pu penser à mêler ma vie à la sienne?—se disait-il—me suis-je leurré à ce point? N'est-il pas clair qu'elle n'aime rien, que l'argent?»

Et presque aussitôt il se trouva absurde; pouvait-elle être autrement?

La regardant, et pris d'une soudaine pitié pour sa beauté, il lui caressa les cheveux. Au milieu de ses mépris, un lent désir lui venait d'aimer encore cette fille. Que son coeur lui semblait étrange et compliqué! Parce qu'il la désirait, il se donnait le change, oubliait le décor qui l'humiliait et n'entendait plus les paroles dont la niaiserie l'irritait. Une vague tendresse lui noyait le coeur. Il ne raisonna point, n'analysa plus. Ses mains, frémissantes, se resserrèrent sur le corps de femme, qu'un prestige vivifia, ennoblit.

—André, dit-elle, si je te disais que je t'aime!…

Comme s'ils sonnaient légèrement faux, ces mots le refroidirent.

«Mensonge!» pensa-t-il.

Et il répondit pourtant avec un sourire hésitant:

—C'est moi qui t'aime!

Mais aussitôt, un âpre retour d'injustice et d'oubli crispa ses nerfs; et il baissa le front sous les lèvres de Mariette, afin que le, baiser tombât dans ses cheveux.

«Je ne l'aime pas! pensait-il. Mais alors pourquoi viens-je de lui dire le contraire?»

Il releva les yeux et vit dans les siens une expression froide et distraite; ses pensées étaient ailleurs.

Il se sentit trop loin d'elle pour la désirer. Il devint maussade. Elle bouda. Et ils se quittèrent mal.

III

N'étant resté chez Mariette que quelques instants, il avait encore toute sa soirée devant lui.

L'esprit rassis, il s'étonnait, en arpentant le boulevard, d'avoir été remué ainsi, alors qu'il se sentait maintenant, si indifférent. L'air frais de mars lui rafraîchissait les tempes, et il s'interrogeait, ne s'expliquant pas ce dédoublement singulier, qui fait qu'une moitié de nous agit, tandis que l'autre moitié la juge, la blâme ou l'encourage.

Ainsi, il se rendait résolument chez les Damours, il y serait dans un quart d'heure, et sa conscience lui disait: «C'est mal, au sortir de chez ta maîtresse, d'aller voir ton innocente fiancée.—Bah! ripostait l'amour-propre, cela se fait tous les jours!» Et la volonté, engourdie, abdiquait tout effort, tandis qu'un mauvais petit sentiment perçait, mêlé de honte et d'orgueil.

En hâtant le pas il fit, devant la possibilité d'un mariage avec Germaine, un rapide examen de conscience. Il l'avait retardé jusqu'à présent, étouffant ses doutes, ses scrupules, mais cette fois, prêt d'agir, s'étant lui-même mis au pied du mur, il s'analysa avec sincérité.

«Est-ce que je l'aime vraiment? En laissant de côté ce qu'elle peut valoir, comme femme et comme mère, en la supposant, ce qui est douteux, vaillante, économe, prête à supporter la pauvreté, et m'aimant, non d'un caprice d'enfant, mais pour toute la vie, et en mettant les choses au mieux, moi, oui, moi, est-ce que je l'aime?

«Depuis quand cette affection soudaine? Depuis un mois, à peine. Qui l'a provoquée? Un accès de jalousie. Jadis, j'allais chez les Damours, sans ennui ni plaisir. Germaine, je ne la considérais que comme une enfant qu'elle était, hum! qu'elle est encore et… qu'elle sera toujours! Un jeune homme frisé, qu'elle recevait, me parut familier avec elle et, sans raison, absurde comme tous les hommes, moi, qui n'aimais point Germaine, je devins subitement furieux et jaloux.

«Elle n'aime pas le jeune frisé, c'est entendu. Elle me préfère, et depuis un mois, nous nous promettons le mariage…

«Mon Dieu! s'écria mentalement André, est-ce que tout cela ne serait qu'un enfantillage?

«Est-ce que, trompé par mon désir de prendre femme, je me serais mis, naïvement, à courtiser la première venue? Mais raisonnons! Germaine m'a troublé par ses grands yeux d'enfant précoce, le charme de sa taille mince. Est-ce que je ressentirais, sans m'en douter, une affection dépravée? Peut-être que je la désire, seulement? Alors, c'est mal. Et quant à l'épouser, ne serais-je pas bien imprudent? Elle-même, sait-elle à quoi elle s'engage, connaît-elle la valeur des paroles, le danger des aveux? C'est une enfant, je le vois bien. Mais pourquoi en ai-je seulement conscience, aujourd'hui?

«Est-ce parce que la nécessité d'agir me dégrise? ou que je sors, l'esprit rassis, de chez une autre? Ah! ce qui est misérable, c'est que nous prenions pour de l'amour vrai, passionné, éternel, ces sollicitations troubles de la chair, ces vagues ardeurs de l'âme, tout ce qui s'agite en nous de vain et de tumultueux!»

Cinq minutes après, il entrait chez les Damours plus irrésolu que jamais.—Il salua l'avocat, échangea un regard avec Germaine, souriante. Et cela suffit à le rendre de nouveau amoureux, au point de vouloir pressentir le père, le soir même. Ému, à cette idée, il laissa causer les quelques personnes qui étaient là, et silencieux regarda, à la dérobée, Damours.

C'était un homme lourd, d'encolure plébéienne, à la voix forte, au visage rouge et barbu, que caractérisaient la lèvre inférieure en lippe, d'énormes sourcils, et un regard bon. Impérieux pour les siens, passant pour brutal auprès des autres, il témoignait à André une politesse mêlée de déférence, qui recouvrait beaucoup d'intérêt et d'amitié.

Le comte de Mercy avait patronné l'étudiant en droit à ses débuts, l'avait aidé de sa bourse. De père en fils, les de Mercy, dans leurs terres, avaient protégé les Damours, paysans et fermiers. L'avocat ne reniait pas cette espèce de vasselage; il avait plaidé dans plusieurs procès pour le père d'André, et reporté en affection sur le fils la reconnaissance qu'il gardait au père.

Gagnant largement sa vie, grâce à son énergie, son labeur rude, il pensait, avec malaise et timidité, à la pauvreté des de Mercy; il eût voulu les obliger, leur être utile, mais comment? Il avait songé à ce qu'André fit son droit, travaillât près de lui; il lui céderait un jour sa clientèle: projet irréalisable. La fierté de Mme de Mercy ne se serait jamais accommodée de ce que son fils fût avocat, même riche et considéré.

L'idée qu'André épousât Germaine ne lui était pas venue. Marié à une femme de chétive santé, souvent alitée, il ne pouvait croire que sa fille le quitterait. Il l'aimait passionnément; c'était le seul égoïsme de cet homme de travail et de sacrifice. Puis il ne se croyait pas assez riche, il rêvait une fortune pour son enfant. Enfin, il la jugeait avec raison trop jeune; la marier déjà lui eût semblé un crime.

Germaine et André s'étaient isolés, dans le salon. Trois ou quatre personnes graves jouaient à l'écarté, l'adolescent frisé était au piano, deux jeunes filles causaient, avec des petits rires étouffés, et Damours passa dans la chambre de sa femme, souffrante.

En face l'un de l'autre, noyant leurs yeux et leurs pensées, André et Germaine se regardaient, sans s'être encore dit un mot: lui, heureux et ne songeant plus qu'à plaire à cette mignonne fille; elle, troublée sans doute, indéfinissablement, mais surtout étonnée, et ne ressentant rien encore que le vague et lent éveil de ses premières sensations de vierge.

—Germaine, balbutia-t-il, m'aimez-vous?

Elle baissa la tête, et si bas qu'il se demanda s'il ne rêvait pas la réponse:

—Oui.

—Voulez-vous que je parle à votre père ce soir même?

Elle releva vivement le front, lui jeta un joli regard effrayé, et avertie par son instinct:

—Non! Laissez-moi faire…

—Mais bientôt, n'est-ce pas?

Elle hésita; sans doute son coeur n'avait pas encore parlé; et pourtant avec une assurance de femme, lui mentant et se mentant à elle-même:

—Oui! bientôt!

—Vous me le promettez?

—Je vous le promets.

—Je suis pauvre, vous le savez, je vis avec ma mère; il vous faudra de la bonté, du courage, et…—Il n'osa parler des enfants; Germaine rougissait. La réalité de ces choses l'effarait, elle aimait mieux l'entendre parler câlinement; elle sentait bien qu'elle ne saurait encore être femme ni mère: une petite amoureuse oui, c'était si charmant. Et comme André continuait, elle eut un air d'ennui, de crainte, et prestement:

—Chut! papa!—et elle s'esquiva.

André pensa, regrettant son aveu: «J'ai fait une sottise, n'avais-je pas deviné ses craintes, ses doutes? nous ne nous aimons pas!» Et cependant il disait à Damours, à tout hasard:

—Je veux me marier, la solitude me pèse, ma vie d'employé me harasse; la nécessité de soutenir un ménage me donnera le ressort nécessaire, me fera faire des efforts vigoureux; je sortirai de mon atonie; il est grand temps: c'est devenu pour moi une question de vie et de mort.

L'avocat devint grave, et passant son bras sous celui d'André:

—Mon cher enfant, dit-il, les événements n'ont pas marché selon notre désir. Vous avez aujourd'hui une position faite, mais fausse. Un peu, beaucoup par votre faute. On arrive dans les administrations par la faveur: ah! le mot vous irrite! mais en somme, vos parents ont rendu des services à l'État, cette faveur n'est que de la justice. Trois fois j'ai voulu vous faire mieux placer, vous avez refusé. Si vous êtes dans les mêmes intentions, et je le crois,—fit-il avec un sourire,—car je vous sais entêté comme votre père…—Bonjour, mon ami!… et Damours s'interrompit pour serrer la main à son neveu, jeune officier d'artillerie qui venait d'entrer;—je vous approuve donc, continua-t-il, de vous marier; à une condition: c'est que vous fassiez un mariage digne de votre nom et de votre position sociale.

—Un mariage riche! s'écria André avec répulsion.

—Permettez! je ne vous conseille ni un marché ni une mésalliance. Mais un de Mercy se doit d'épouser qui le vaut. Il vous faut quinze mille livres de rentes. Vous le devez à votre mère, à vous-même. Vous vous êtes mal embarqué dans la vie, voilà le moyen d'en sortir.

—Non! non!—répéta André, avec des coups de tête résolus.

—Croyez-vous donc que vous serez l'obligé de votre femme? Estimez-vous plus haut! D'ailleurs, un seul mot, pesez-le. Riche, ayant épousé une fiancée jeune et digne de vous, vous êtes maître de votre existence. Qui vous empêche de rendre votre femme heureuse? Sera-t-elle moins aimable pour quelques misérables sacs d'écus? Pauvre, mari d'une pauvresse, vous mènerez une vie lamentable, sans noblesse, sans dignité, et sans amour. Autant vous mettre une pierre au cou, et vous jeter à l'eau!

Pendant ce temps, l'officier d'artillerie causait familièrement, galamment avec Germaine, et celle-ci, intimidée, émue, rougissait, comme prise par des sentiments soudains, nouveaux. André sans répondre, les observait.

—Allons,—dit Damours, le croyant ébranlé parce qu'il se taisait,—voulez-vous que je vous cherche femme? ce sera avec une joie sincère.

Germaine souriait, les yeux troubles. Elle ne regardait personne, que le jeune officier. Elle avait un air de chatte, alléchée par un bol de lait chaud, et qui en même temps reste défiante, comme si elle avait peur de se brûler. Était-il sincère, ce beau garçon, qui lui laissait entendre, depuis plusieurs jours, qu'elle était jolie, charmante, et qui cavalièrement, la regardait dans les yeux?

—Voulez-vous? répéta Damours.

—Non!—et André pour atténuer ce que sa voix avait de dur, ajouta:—Je ne peux vous expliquer ça, c'est plus fort que moi; je me mépriserais, d'épouser une femme d'argent!

—Eh! mon cher!…—et l'avocat, avec un regard de confesseur et un sourire sceptique, pensait: «Ce ne serait pourtant pas une si mauvaise affaire!»

André se méprit et répliqua avec chaleur:

—Croiriez-vous donc que je cède à une arrière-pensée égoïste? qu'en préférant une femme sans fortune, je spécule sur sa reconnaissance? que je veuille en faire mon obligée, ma servante? Ce serait une faiblesse bien pire! Je ne l'ai pas.

—Mais!… Tant mieux!

Et l'avocat rougit un peu, parce qu'il ne pensait pas à cela, et qu'on interprétait mal son sourire, frappé par l'idée émise, il répéta:

—Tant mieux!

—D'ailleurs, je réfléchirai.

André prit congé, salua Germaine qui parut interdite à sa vue, comme si elle reconnaissait ses torts et sa légèreté, mais il lui sourit, ainsi qu'à l'officier.

Sa belle passion était tombée.

«Hier le frisé, moi aujourd'hui, demain le lieutenant, ces petites filles, pensa-t-il, n'aiment personne; seulement d'instinct elles aiment l'amour.»

Il rentra se coucher, et ne put dormir. Il se sentit horriblement fatigué; outre ces grands projets qu'il agitait, ces doutes cruels d'où devait dépendre le bonheur ou le malheur de sa vie, que de sensations, d'impressions variées, complexes, contradictoires, avait-il, dans ce seul jour, éprouvées!

À deux femmes qu'il n'aimait pas, il avait dit qu'il les aimait. Et pourquoi? Tout se brouillait dans sa tête. Que devait-il faire? où étaient la vérité, le bien, le juste? Qui pouvait le conseiller?

Il se promit de s'entretenir, longuement, avec sa mère. Pourquoi, malgré les termes de froideur et de réserve où il se tenait avec eux, ne demanderait-il pas leur appui à l'abbé Lurel et à Mme d'Ayral.

Dans son insomnie, il se représenta dans la matinée du lendemain, assis près du chevet de Mme de Mercy. Il évoqua le petit salon glacial du prêtre, homme souple, grave et intrigant, puis le boudoir tendu de vieilles soies, de Mme d'Ayral, bienveillante sous ses bandeaux blancs. D'avance, il les écouta, imaginairement.

Tous parlaient comme Damours.

Seulement sa mère le suppliait de ne se point marier si jeune. Le prêtre lui conseillait de demander à Dieu d'éclairer ses doutes.

Mme d'Ayral le plaignait, avec une légèreté de vieille coquette, d'abdiquer sitôt sa jeunesse et sa liberté.

André se dit alors:

«À quoi bon parler?»

Il ajouta:

—Je ne me marierai point.

Et le lendemain, il retourna à son bureau. Il reprit son travail monotone et vide, écouta les rabâchages de Malurus, et, pendant des semaines et des mois continua à vivre, d'une vie morne et fermée, régulière et cruelle, les yeux écarquillés sur le grand mur qui lui cachait le ciel.

IV

Un jour vint où tout courage lui manqua.

Il eut alors des idées morbides, de maladie et de mort.

Ce n'était pas la première fois qu'il éprouvait cette consomption morale, ce dégoût quotidien, chaque jour plus amers. Déjà, adolescent, après la mort de sa soeur, il avait connu cette lassitude de vivre, ces obsessions funèbres qui hantaient derechef son sommeil et ses veilles. Et il avait été long à guérir.

Aujourd'hui, qu'il était homme, le même mal l'envahissait.

À tort ou à raison, il croyait sa carrière faite, et sans issue.

De quel côté se tournerait-il, en effet?

Le mariage, cet espoir auquel il s'était rattaché, lui semblait désormais impossible, depuis qu'il avait reconnu que Germaine ne lui convenait point. Certes, il était d'autres femmes, mais où les trouver? comment les connaître? Dans la rue? dans un magasin? dans un salon? André n'allait point dans le monde, ne connaissait personne. Ceux qui auraient pu l'aider ne se prêtaient point à un mariage d'amour pauvre. Puis, timide, il se défiait de lui-même. Prêt à se contenter du lot de bonheur que le hasard ou l'amitié lui eût procuré, il n'eût point su se tailler lui-même, à travers les événements, sa part de gloire, de richesse ou d'amour.

Il attendait et, rien ne venant, la patience lui échappait devant l'avenir, les années mortes.

De plus, avec sa mère, il en était arrivé à un état de crise aiguë; ce n'étaient plus entre eux, que contradictions, qu'aigreurs. Parfois, plein de honte, il redevenait bon et tendre, et elle-même dépouillait son ton acerbe; mais bientôt, cessant de s'entendre, ils recommençaient à souffrir.

Le bureau enfin lui parut intolérable.

Quel cauchemar: les rues où l'on passe, l'heure exacte, l'entrée au ministère, l'oeil du concierge, l'escalier, l'antichambre, la poignée de main de Malurus, l'éternel: «Vous allez bien!—Et vous même?», l'installation, la plume dans l'encre, l'annotation de dossiers ou la copie d'expéditions, le départ de midi et chaque fois: «—Je vais déjeuner» et Malurus invariablement:—«Bon appétit!» la sortie, le déjeuner en hâte, la fuite, la rentrée au bureau, copies sur copies, l'échange de lieux communs absurdes, l'odeur des cartons remués, la petite toux sèche de Malurus, les remontrances du chef, le temps qui s'écoule si lentement, la sortie hébétée de cinq heures, le retour à la maison, la lecture d'un livre, le dîner, puis la réclusion dans une chambre, le coucher, le sommeil ou l'insomnie; et le recommencement, le lendemain, d'une existence exactement pareille!…

Dans la rue ou au bureau, certaines figures l'irritaient, des propos, toujours les mêmes, le mettaient hors de lui. Portant l'hérédité, encore faible, d'une maladie de foie, André, condamné à une vie malsaine, devenait taciturne, avait le teint jaune, les yeux plombés. S'il était assis, des afflux de sang au coeur, parfois, le soulevaient brusquement. Il faisait, dans l'étouffant réduit, quelques pas, sortait dans le corridor, rentrait. La congestion le reprenait; et pourpre, le front dans ses mains, il ne pouvait dormir. L'entrée fréquente du sous-chef empêchait de lire. Et les journaux ne l'intéressaient guère. Les yeux fatigués de la pièce où il s'étiolait, il tisonnait dans la cheminée, regardait la face blême du commis, ne souffrait trop que lorsque Malurus ressassait d'interminables lieux communs: injustice des avancements, insuffisance des traitements, et cette loterie du sort qui avait avancé ses camarades, le laissant seul dans un coin, pour y mourir. Sa toux fêlée sonnait alors, fausse à entendre, comme ces grincements qui agacent les dents. Après vingt-cinq ans de services, tant de besogne, et force passe-droits, il devenait monomane. Et une influence malsaine se dégageait de lui et de la pièce même. La peur de devenir fou, par contagion, commença de hanter André.

Dès lors tout l'aigrit, l'exaspéra!

C'est qu'il subissait le contre-coup de quatre ans de vie recluse. Tout en lui se révoltait: la santé compromise, le cerveau fatigué, les nerfs malades et l'âme déprimée; car il avait le sentiment d'une déchéance, et cela surtout l'assombrissait. Mais l'avenir aussi le terrifiait! Demain, après, toujours, végéter dans ce bureau, l'esprit racorni et le corps ratatiné, y vieillir!…—Et l'idée des innombrables jours qu'il traînerait ainsi, lui écrasait l'âme, comme une montagne de pierres.

Il connaissait une autre souffrance, la solitude.

Il oubliait Mariette, voyageant avec un nouvel amant. Il allait rarement chez les Damours, et Germaine et lui ne se parlaient plus qu'en amis, comme si tacitement ils avaient reconnu leur méprise. Mais même lorsqu'il voyait constamment Mariette et Germaine, près d'elles ne s'était-il pas senti seul? l'entendaient-elles, lui? sentaient-elles ce qu'il souffrait?—N'être pas compris, par les êtres qui semblent le mieux faits pour vous deviner, paraît dur.

Physiquement aussi, il dépérissait,

Mariette disparue, il sentait se réveiller en lui, au bout de quelques semaines, troublant l'esprit, perturbant les sens, le vague et inextinguible besoin d'aimer.

Dans la rue, il souffrait de voir marcher, bras dessus bras dessous, les jeunes gens et les jeunes filles. Il enviait les fiancés, les époux et même les adultères. Des visages de femme le rendaient triste, d'autres, joyeux. La laideur le chagrinait, les formes belles lui donnaient une joie mystérieuse. Malade d'amour et de solitude, il ressentait, puis niait le trouble qu'apportent les voix, les parfums, le bruissement d'une robe balancée mollement, l'éclair entrevu d'un bas de soie.

Il suivait des femmes qu'il trouvait élégantes. Combien peu semblaient d'une race d'élite, raffinées, désirables surtout pour leur grâce et leur pureté, comme ces femmes d'Orient, baignées continuellement en des bassins d'eau vive. Les sens d'André contractèrent alors une délicatesse maladive. Des dégoûts le prirent. Il subissait des suggestions grotesques, absurdes, comme ces femmes dont les goûts se dépravent, quand elles sont enceintes.

Et peu à peu, dans cette crise qui menace souvent les vingt-cinq ans des jeunes hommes, logiquement, fatalement, à André persuadé de l'impossibilité de sortir de la vie où il tournait sur lui-même, venait une idée de libération, de salut: mourir.

Le mot de suicide s'enveloppait de préjugés religieux, philosophiques, sociaux, qu'il discuta avec sang-froid.

Sentant profondément et avec passion, comme sa mère, il tenait de son père un esprit de raisonnement et de réflexion.

Si donc il voulait se soustraire à la vie, c'était d'instinct, par l'obsession de sa profonde souffrance, et pour s'y dérober; par réflexion, parce que l'avenir ne lui offrant aucun débouché, il jugeait inutile de prolonger son angoisse secrète.

Il envisagea le suicide, gravement, et comme si, vis-à-vis de lui même, il pesait ses droits, sa liberté, et ne voulait mourir, qu'absous.

Au point de vue religieux, il trancha vite la question: il ne croyait pas.

L'idée qu'il serait lâche l'angoissa bien; cependant il ne le serait que d'une façon abstraite et philosophique, par cela seul qu'il se soustrairait, volontairement, à l'accomplissement de son devoir moral. Car d'être lâche, comme l'entend le vulgaire, il était bien difficile de dire s'il y avait plus de bravoure à supporter les peines de l'existence qu'à s'en affranchir, et si véritablement, du moins pour la foule des hommes, ce n'est point par lâcheté, précisément, qu'ils préfèrent une longue agonie, les misères, et la souffrance, à la libération courageuse, qui dépend d'un bout de corde, ou de la détente d'un pistolet.

Le trouble d'Hamlet ne pouvait non plus manquer de l'ébranler. De ce qu'il ne crût pas à l'immortalité de l'âme, il ne pouvait inférer qu'elle mourût: sa croyance n'engendrait pas la réalité ignorée. Mourir entièrement et abolir la détestable conscience de soi, et toute douleur et toute joie, c'était bien. Mais se survivre, quelle stupeur, quel effroi?—Soit! il en courrait le risque, estimant que tout vaudrait mieux que l'heure actuelle, jouant, en cas de survie, son bonheur sur un coup de dés.

Ainsi André se jugeait libre de mourir, s'en croyait le droit, s'absolvait.

Mais il sentait que ses raisonnements n'avaient point de valeur, et que la vraie raison de vivre n'en était pas moins là, rigoureuse et formelle. Qu'importaient les théories, philosophiques ou religieuses? quand, vivant avec sa mère, il se disait: «Je puis la tuer du même coup!»

D'ailleurs, vivrait-elle, quelle lâcheté de la laisser ainsi seule, infortunée!

Rien que pour elle, il n'avait pas le droit de disposer de sa vie.

À l'idée de sa mère, se joignait celle de la société, car Mme de Mercy, crucifiée dans sa tendresse, le serait presque autant, plus peut-être, dans l'opinion du monde qu'elle redoutait pardessus tout.

Il écarta d'abord cette objection, comme la plus faible.

Le monde, qu'avait-il fait pour sa mère, pour lui? Combien d'imbéciles, de méchants, de débauchés, grossis par une infime fraction d'honnêtes gens, composent ce que l'on appelle le monde? Il le méprisa.

Mais sa mère, la laisser seule, vieillissante déjà?

Ce fut, dans sa conscience, un débat long et cruel.

Il ne se croyait pas les moyens de sortir de son enfer; il regardait, naïvement peut-être, mais sincèrement, toute brigue, toute humilité, tout quémandage, et d'autre part aussi une alliance riche, comme choses honteuses. Et entre la mort et la honte, ces deux mots pompeux, et qui flattent l'imagination d'un jeune homme, il n'hésitait pas.

Un ami l'eût éclairé. Il n'en avait pas.

Mais sa mère!

À ce moment-là, André avait oublié tous ses griefs contre elle, et il ne s'en servit point pour se consoler. Il l'envisagea avec une tendresse et une reconnaissance ardentes, et attendri, il renonça presque à son projet pendant quelques semaines, en disant: «C'est impossible!»

Mais pas plus qu'il ne s'était résigné à son triste emploi, et à sa solitude, il n'eut le courage de chasser l'obsession morbide.

V

Alors, l'idée de mourir le hanta, elle vivait avec lui, peuplait ses cauchemars. Il se sentit moins triste. À penser qu'il serait libéré, plus tard, un jour, bientôt peut-être, et que cela dépendait, en somme, d'une détermination suprême, il se sentait plus calme, presque heureux. Puis l'habitude, il le savait, émousse les sensations et les sentiments les plus vivaces. Ce qui semblait absurde ou monstrueux la veille, devient au bout de quelques jours, acceptable et possible. André, et il en rougissait, s'habitua à l'idée du désespoir qu'il causerait à sa mère. Alors il laissa place, dans son esprit, aux sophismes.

«Elle est pieuse, elle priera, elle trouvera la paix, la résignation, elle se consolera.»

Puis:

«Elle est si bonne, elle me pardonnera, elle déplorera le sort, mais elle reconnaîtra que c'était inévitable.»

Et peu après:

«Sera-t-elle si seule que je le crains? Mme d'Ayral lui offrira peut-être de vivre avec elle; l'abbé Lurel a pour elle une vieille affection. Tous trois se comprennent mutuellement, beaucoup plus que ma mère et moi ne nous sommes jamais compris.»

Il s'arrêta court, se sentant injuste, et percevant la vérité, par un contre-coup soudain:

—C'est mal, c'est mal! cria-t-il. Je ne puis faire cela!

Mais alors, la conscience de son ennui amer, de sa pauvreté irrémédiable, et de l'avenir pareil à vivre, le rejeta dans une angoisse extrême. Plus la vie lui semblait mauvaise, plus la mort lui apparaissait désirable. Il la jugeait belle, simple; il l'appelait. Il se voyait enterré, avec joie. C'était la vie qui le dégoûtait. Et le ver du tombeau et l'horreur de la chair dissoute, lui semblait bons, à côté d'elle.

C'est ainsi que peu à peu, les derniers sentiments qui le retenaient, s'éteignirent, s'évanouirent.

Quoiqu'il ne mît aucun dandysme à mourir, il songea à la façon dont il disparaîtrait et à faire, en quelque sorte, sa toilette suprême.

«Comment mourir?» pensait-il, et le choix à faire lui inspirait une volupté douloureuse. Mais le fait même du suicide, il l'envisageait avec indifférence, et eût cru bien misérable de s'apitoyer sur lui-même, de se faire, par ses regrets, une oraison funèbre anticipée. S'étant condamné, il n'avait pas cette pitié que les hommes communs ont pour eux-mêmes. Le moi qu'il allait anéantir, ne lui inspirait plus d'intérêt.

Bien diminués et appauvris, ses scrupules n'étaient plus que matériels: il ne pensait plus qu'à «l'ennui» qu'il donnerait à sa mère, qu'au tumulte et aux bavardages ridicules, qu'aux constatations banales auxquelles donne lieu tout accident. Il se représenta Mme de Mercy, non plus désolée, mais effarée; il pensa aux dépenses que coûterait son enterrement: les pompes funèbres sont chères, l'Église aussi, si elle lui accordait une messe. Par sentiment des convenances, André eût voulu disparaître, qu'on ne le revît jamais, que son corps, tombé au fond d'un tourbillon, dans la vase d'un fleuve, ou enfoui dans une carrière, n'apparût point dans sa laideur.

Cette sombre coquetterie, ce dégoût des ennuis matériels que sa mort imposerait, firent qu'il balança peu sur le choix des moyens.

La vision de la Morgue, d'un corps ballonné et bleui par l'eau du fleuve, lui fit horreur. La pendaison anglaise lui sembla d'un comique répugnant. Un coup de couteau, et c'était fait! Il pousserait la lame lentement, après avoir cherché du doigt là où le coeur bat le plus fort; mais si la douleur l'effrayait, et qu'il se blessât seulement!… Une balle dans la tête était plus sûre, mais quelle laideur brutale que ce crâne entr'ouvert, la cervelle éparse, le sang giclé. Une balle au coeur était mieux, car le poison est trompeur, son agonie ignoble. Et André ramena d'un tiroir un revolver de calibre moyen, dont les cinq coups étaient chargés.

La fenêtre était ouverte.

On apercevait un horizon de toits et de cheminées. En face, dans une mansarde, où il épiait, souvent, l'apparition d'une jeune ouvrière, des oiseaux en cage pépiaient. Le soleil baignait d'or, à perte de vue, ce grand décor de maisons, de rues et d'arbres. Que de gens vivaient là, parqués dans une chambre étroite, grouillant sous les grandes bâtisses à six étages. Que de misères, de labeurs, que de naissances quotidiennes, hélas, et que de morts! À des fenêtres poussaient des fleurs en caisse, à d'autres, flottaient des linges sales. Des vitres, dans un mur plein de crasse et de sueur, s'encastraient, avec d'ironiques reflets d'or. D'autres s'ouvraient, sur des coins de chambre vides, et tout noirs.

D'en bas, montait le tumulte de la rue, roulements d'omnibus, cris de marchands poussant leurs voitures, et comme un bourdonnement de cent mille voix. Des marronniers, dont on apercevait très loin la cime, attestaient le printemps.

André, qui tenait son revolver en main, se sentit de l'orgueil, devant cette vie sourde et ces rumeurs. Plaignant les efforts de cette humanité misérable, il sourit, fier d'oser s'affranchir de cette vie de cloporte et de fourmi. Que d'humiliations il évitait par là, que de rancoeurs, de dégoûts, et la maladie rebutante et la vieillesse hébétée, et la mort laide, semblable à un huissier qui vous saisit, en dernière forme de procès.

«Ma mère est absente, je suis seul, je n'ai qu'à presser cette détente, je suis libre!»

Il admira avec quelle facilité l'homme peut se délivrer, par le suicide, et s'étonna que si peu y succombassent; car la mort est là partout, invitante. Enjamber une fenêtre ou un parapet, attendre le passage d'un train, attacher une corde à un clou, quoi de plus simple, de plus facile?

Et André, sûr de pouvoir mourir quand il le voudrait, remit son arme dans le tiroir, s'accouda sur un livre, et rêva au printemps.

Soudain il prit son chapeau, et alla au Luxembourg.

Le grand jardin était plein d'oiseaux, d'ombre et de fraîcheur.

Une foule s'y pressait. Des petits garçons lançaient sur le bassin de frêles bateaux. Des fillettes poussaient leur cerceau, ou jouaient à la balle, avec de petits cris aigus. Des jeunes filles, se tenant par le bras, échangeaient des confidences, d'un air grave, en regardant en dessous les passants. Des mères, une broderie sur leurs genoux, regardaient, avec un joli sourire, leur enfant, l'appelaient, et après un baiser, lui essuyaient le front et lui parlaient bas.

Des employés, sortant de leur bureau, marchaient vite, d'un pas régulier, comme s'ils y retournaient. Des troupiers flânaient, les mains ballantes, l'air doux et niais. Près de la fontaine de Médicis, une femme en noir, belle, errait mélancoliquement. Plus loin, un individu à cheveux longs, à figure simple, aux gestes secs, jetait, d'un pain qu'il cassait, les morceaux aux oiseaux; et eux, sautillants et familiers, voletaient vers le poing du charmeur. Des étudiants, avec des figures bonasses, ou plissées et jaunâtres, passaient d'un air important, une serviette sous le bras, frôlés par des maçons. Un acteur de l'Odéon et une actrice, bras à bras, se souriaient comme en scène; et leurs paroles semblaient des répliques. Des poètes aux cheveux flottants regardaient de pâles ouvrières, qui, ralentissant le pas, se moquaient de filles empanachées, dédaigneuses.

André pensa:

«Tout cela souffre, et dans cette foule composée d'êtres si différents, où se coudoient riches et pauvres, heureux et misérables, combien mourraient volontiers, ce soir? Pas un, peut-être. Si on leur offrait cette délivrance, ils pâliraient, et vous taxeraient de folie ou de cruauté. Est-ce donc l'espérance qui soutient ces employés nécessiteux, ces poètes amaigris, ces ouvriers exténués, ces filles de peine, ou simplement l'instinct stupide de l'existence? Alors moi, pourquoi donc ne pensé-je pas comme eux? Je ne suis pas un philosophe pessimiste pourtant. Je n'ai pas lu Schopenhauer, et j'aimerais tant la vie si elle était meilleure!»

Une grande amertume l'envahissait, d'être isolé et sentant autrement que tous les autres. La vie, qui autour de lui, bruissait et s'agitait, commença de l'angoisser péniblement.

Il éprouva, avec une intensité funéraire croissante, combien le soleil était sombre, le ciel vide, les femmes sans beauté. Le printemps lui sembla amer. Un levain de rancoeur et de dégoût fermenta brusquement dans son coeur. C'était une horreur physique, une nausée. Il s'étonna d'avoir accepté, si longtemps, des jours de laideur, au bureau, tant de discussions stériles, avec sa mère; et s'en voulut, de cet imbécile espoir dans l'avenir, qui jusqu'alors l'avait leurré. Il lui vint une répulsion aristocratique pour toutes les petites misères, les petites souffrances, les petites malpropretés de la vie pauvre. Ballotté, coudoyé dans cette foule, il souffrit, trouvant hostiles les visages d'homme, ineptes les visages de femme.

L'odeur des arbres l'irritait; il eût voulu pleurer. Il se hâta de rentrer à la maison, et couché sur son lit, à plat-ventre, il sanglotait.

—André!—dit une voix déchirante.—Mon Dieu! André!…

Il se retourna: sa mère était devant lui, les traits tirés, les yeux fixes, désolée, dans ses vêtements d'éternel deuil; elle n'en dit pas plus et se mit à pleurer aussi, debout, comme si elle devinait que son fils allait l'abandonner et qu'elle déplorât déjà son cruel veuvage.

De la voir en larmes, il s'attendrit et, essayant de sourire, il lui prit les mains, honteux qu'elle eût assisté à cette preuve de faiblesse, ce désespoir enfantin.

—Qu'as-tu, mon André, est-ce que Germaine?…

Il la rassura tendrement.

—Mais alors?…—et elle n'osa s'expliquer.

Il comprit, évoquant Mariette; mais elle était loin, il l'oubliait, et il jura qu'il ne souffrait pas d'amour.

Mais sa mère restait inquiète, le regardant avec des yeux tristes, une majesté de noble femme, jadis belle; et elle l'interrogeait, se refusant à croire qu'André—un homme—eût pleuré pour autre chose qu'une douleur profonde. Sombre, elle présageait un secret, irritée de ne pas le connaître. Qu'était-ce? Elle eût voulu consoler son enfant, qu'il fût heureux. Elle le supplia de se confesser, s'agenouilla presque, inclinant ses bandeaux gris, et la raie qui les séparait, une triste raie agrandie, qui inspirait de la pitié.

André lui donna le change, sans mentir, rejeta son chagrin sur le bureau et, pour une fois, forcé d'être sincère et prolixe, il dit, avec une violence telle, ses amertumes et ses dégoûts quotidiens, son labeur bête, son salaire nul, que Mme de Mercy, bouleversée par cette confession de douleur, et pourtant heureuse de ce qu'il lui parlât si longtemps coeur à coeur, s'écria:

—Tu n'iras plus, reste avec moi!

Il la regarda, surpris, et l'admira; puis sachant qu'elle offrait l'impossible, et en tout cas l'inacceptable, il secoua doucement la tête, berçant sa mère de paroles douces, en refusant.

—Je ne veux plus que tu souffres ainsi, mon enfant! répétait-elle; nous sommes pauvres, mais grâce à Dieu! nous pouvons le devenir encore plus. Le peu que j'ai est à toi, donne ta démission! S'il le faut, nous irons nous enterrer dans un petit coin, en province, là où la vie sera la moins chère. Ce que je veux, c'est que tu ne souffres plus.

—Je ne souffrirai plus,—dit André et il regarda sa mère, pour voir si elle comprenait le sens caché de ces mots; mais elle insistait, ne pensant qu'à lui:

—Je vendrais bien la maison et la petite ferme d'Algérie, une mauvaise affaire que ton père a faite; mais si peu que me paye le fermier, nous aurions, si on vendait les terres, une somme bien inférieure à la valeur réelle, qui nous donne trois mille livres de rente. Quand aux titres et obligations, qui me rapportent quinze cents francs par an, les vendre, ne serait-ce pas une folie? Il faut vivre sur nos maigres revenus. Et nous le ferons! Donne ta démission, mon chéri!

«Hé! pensa-t-il, est-ce que cela ne se résout pas à être plus pauvres encore? Ma pauvre mère, dans la sincérité de son coeur, m'offre une vie bien plus misérable. Quant à être entretenu par elle, sans rien gagner de mon côté, sans l'indemniser un peu, comme je le fais, en lui payant une faible pension de cent francs par mois, impossible. Je n'en suis pas tombé là. Insuffisantes pour deux, ses maigres rentes lui suffiront, elle sera même plus à l'aise; quand Lucy est morte, nous avons été plus riches aussi! Mon Dieu! n'est-ce pas affreux!»

Il remercia sa mère avec effusion, elle en fut touchée. La bonne, une vieille servante dévouée, les prévint que le repas était servi; et ils dînèrent, l'âme un peu allégée, satisfaits naïvement, l'une d'avoir offert un sacrifice impossible, et l'autre de l'avoir refusé.

Mais quand, à dix heures du soir, Mme de Mercy se fut retirée dans sa chambre, André s'habilla, sortit.

La nécessité d'échapper à cette situation fausse, le frappait à l'évidence. Il comptait se tuer dans quelque endroit désert, ou sur une berge, afin que son corps tombât dans l'eau: peut-être le garderait-elle.

Quoiqu'il eût jugé plus digne de se taire, il regretta de n'avoir pas laissé sur sa table un mot de souvenir et de tendresse pour sa mère. Quel réveil pour la pauvre femme, lorsque le lendemain, elle chercherait son fils et ne le trouverait pas.

André erra et se perdit dans les rues. Il passait, de la lumière crue de certains endroits, à l'obscurité d'autres; il longea les quais, d'où s'exhalait la fraîcheur de l'eau. Sur un pont, il s'arrêta, regarda la rivière: d'un noir frissonnant, elle semblait vivre; les réverbères y miraient leurs clartés, qui se prolongeaient en tremblantes fusées d'or.

Les lanternes des bateaux, comme des yeux rouges ou verts, s'avançaient d'un mouvement rapide, ou s'éloignaient. Des points de lumière s'espaçaient à l'infini, dans l'horizon noir. Sur Paris, le ciel sombre et roux semblait refléter un perpétuel incendie; et toutes les vitres éclairées, découpaient, du haut en bas des maisons, des rectangles lumineux où se profilaient des ombres.

André s'en fut rue de Rivoli, puis avenue de l'Opéra, et aux boulevards. Il donna un regret à l'affiche des théâtres, et aussi aux livres neufs, brillant dans leur vitrine. Il eût aimé ces joies intellectuelles, que satisfaisaient mal les bouquins poudreux et les nouveautés fades d'un cabinet de lecture insipide, à bas prix.

Comme dans les théâtres, où à la lumière se dorent les décors ignobles, les vêtements salis, le paillon, Paris, à la clarté de ses milliers de becs de gaz, se parait d'une beauté féerique, où le tournoiement, le va-et-vient des lumières et des gens, prenaient une intensité surprenante, dégageaient le rêve et la griserie.

«Que Paris est grand, qu'il est beau! murmura André. Heureux ceux qui s'y font une place, les grands artistes, les savants! Heureux les puissants, les riches!»

Et le spectacle de ces rues agitées qu'il voyait pour la dernière fois, l'absorba au point qu'il sentit moins la vivacité de son chagrin. Par un revirement naturel, il alla au plus fort de la foule, comme s'il voulait une dernière fois se mêler, se frotter à la vie.

Il trouvait aux femmes un charme plus grand; et sa chair criait moins que son coeur, dans ce désir suprême d'amour.

La nuit s'avança, les heures passèrent. André reculait de se tuer. «J'ai le temps», se disait-il; et il reprenait sa marche nostalgique. Peu à peu des vitres s'éteignirent; le mouvement des voitures se ralentissait, les passants étaient moins nombreux, certaines rues désertes, tous les magasins fermés. Les omnibus disparurent. Paris s'endormait.

Machinalement, André marchait vers sa maison, comme s'il ne fût sorti que pour une promenade. Au ciel d'un bleu tendre scintillaient toutes les étoiles; la ville était plus douce, dans l'ombre qui l'envahissait. Les grands monuments se levaient informes, obscurs. Et André ne savait quel était ce sentiment de mollesse qui l'empêchait de mourir. Il n'osa rentrer chez lui, ne serait-ce pas ridicule; et puisqu'il avait pris sa résolution, pourquoi donc balancer?

Il entra dans un café, et sans voir s'accouda, l'âme accablée, écoutant le roulement mourant d'un fiacre, et un éclat de rire nerveux, prolongé, qui, passant par la muraille, arrivait, énervant, sans qu'on sut qui le poussait, et si c'était un rire de joie, ou s'il préludait, maladif, à de brusques sanglots de douleur. Tout à coup, ce rire cessa.

Il ne restait plus dans le café qu'une femme, assez jolie, qui, lasse d'attendre quelqu'un et de tourner les pages de journaux comiques, regardait André avec intérêt.

Elle vit l'heure, fit un geste comme si elle prenait son parti. Vêtue sans excentricité, pâle, et d'une beauté sensuelle, elle s'approcha et au moment de lui parler, hésita, sortit.

Il la suivit, ému comme un enfant par la simplicité de sa dernière conquête. «Une nuit d'amour, puis la mort!» se dit-il; il savait des passages de Rolla par coeur. Et docile, il accompagna l'inconnue, acceptant cette dernière ivresse, comme un étourdissement qui lui donnerait la force, le courage indispensables. Il éprouvait pour cette passante qui, miséricordieuse sans le savoir, lui donnait une nuit à vivre, une reconnaissance confuse et mélancolique.

Quand il rentra chez lui, au matin, quelque chose de doux se mêlait à sa tristesse intime, mais l'orgueil lui criait durement: «Lâche! qui a eu peur de se tuer!»

Cette idée lui devint intolérable; il voulut s'y soustraire, la nia.
Elle revint, s'ancra en lui; elle le persécutait, il la discuta.

Oui, il avait été lâche, il en convint et cela l'accabla.

Dans sa situation d'esprit et la crise qu'il traversait, il ne pouvait, il le sentit, éviter le suicide. S'il le regardait comme inévitable, le retarderait-il de jour en jour? Aurait-il peur devant l'acte matériel? Mais alors, il serait lâche en face d'une épée, dans un duel? lâche sous les balles, devant l'ennemi? Sa fierté se révolta, et n'acceptant point que sa chair pût dominer son esprit, il raidit sa volonté, pour mourir, comme un autre l'eût raidie, pour vivre.

VI

Huit jours après, ayant déjeuné avec sa mère, André, au lieu de rentrer à son bureau, gagna à pied l'avenue des Champs-Elysées, comptant en finir, au bois de Boulogne, dans un fourré écarté.

Il avait un sang-froid singulier, et comme une vitalité cérébrale décuplée. Jamais il ne s'était senti si calme, si résolu. Il jouissait de cette lucidité, de cette rapidité de sensations, que l'on éprouve dans les circonstances extrêmes. Il se vit dans une glace,—il n'était point pâle,—et comprit qu'affronter la douleur physique, ne serait rien pour lui aujourd'hui.

«À quoi tient donc le courage ou l'héroïsme? à une disposition de nos nerfs, à l'état de notre estomac?» André souriait; en ce moment, au lieu de retarder la dernière minute, il avait une envie puérile de l'avancer. À quoi bon se fatiguer, aller si loin; ne pouvait-il s'asseoir sur un banc? pourquoi même n'être pas resté chez lui, dans sa chambre?

Alors l'idée des ennuis matériels que sa mort causerait, le harcela de nouveau. Il embrassa d'un coup d'oeil, mentalement, sa chambre de garçon, le lit étroit, la petite table chargée de livres, devant la fenêtre. Dans une hallucination, il vit sa mère: elle entrait, pleine d'angoisse parce qu'il ne revenait pas; elle furetait, cherchait un indice, et sur la table apercevait une lettre. C'était l'adieu, les douces et vaines paroles dernières. Elle lisait, hagarde, poussait un cri, et tombait évanouie.

André tressaillit, arraché à sa vision, et secoua le front, pour la chasser. Il se dit: «À quoi bon? ce qui doit être, sera. On ne fuit pas l'inévitable!»

Et voici qu'il revit, dans un rêve éveillé, la jeune femme qui, cette nuit, l'avait sauvé, en le gardant chez elle, en lui faisant de ses bras un collier, en l'enivrant et en le rendant voluptueusement lâche.

Il l'éloigna. Mais d'autres passèrent: Lucy, avec son regard de soeur, vision douce et lamentable; puis les indifférentes, Mariette, Germaine. Il les chassa. Il écarta aussi toute circonstance accessoire se rapportant à sa mort, et la supposition même de ce qui adviendrait ensuite; il s'absorba dans l'idée précise et fixe, de l'instant décisif qui le libérerait. Il regarda sa montre, et avec un sentiment de délivrance:

—Dans une demi-heure à peine, dit-il.

Soudain, il fit un écart violent.

Une voiture de maître courait sur lui à grandes guides, sans qu'il entendît les cris du cocher; elle allait l'écraser, il fit de côté un saut instinctif et le coeur battant, pris d'une peur invincible, il traversa en courant la chaussée.

En sûreté, il s'arrêta et se mit à rire, de mauvaise grâce, puis franchement. Quoi! il allait mourir, avait la vie en dégoût, voilà que la mort courait sur lui, et il s'était sauvé comme un enfant. C'est qu'il avait été surpris, sa volonté avait été violée, la faute était à cet instinct stupide de la conservation quand même. Il hâta le pas vers le Bois, qui au fond de l'avenue verdoyait.

—Encore un quart d'heure!

Arrivé, il ne put trouver un coin désert. Les routes étaient pleines d'équipages, de cavaliers; dans les allées se pressaient des familles entières; des amoureux sortaient des taillis, et dans les coins éloignés, se glissaient des figures louches, de pierreuses et d'hommes ignobles, venus au milieu de cette beauté du Bois et cette élégance du monde, on ne sait dans quels buts équivoques.

Il regretta de n'avoir pas été à Vincennes, ou plus loin; un instinct aristocratique l'avait guidé ici. Et d'un oeil moins distrait qu'il ne se l'avouait, il regardait dans leurs voitures légères, les femmes, sous leurs chapeaux de fleurs.

«Quoi, se disait-il, dans quelques instants, je ne verrai plus, je n'entendrai plus, je serai insensible, et un objet d'horreur?—Mais est-ce bien possible?»

Il s'éloigna du côté de Passy, vers la Muette, s'y trouva plus seul.

«Allons, pensa-t-il, voici l'instant.»

Il tâta son portefeuille, où l'on trouverait ses cartes et son adresse, il déboutonna sa redingote, car il l'avait mise par coquetterie; il avait aussi changé de linge, et mis un pantalon presque neuf. Il était debout, il s'assit, comme bien fatigué de sa marche, et aussi de toute sa vie passée. Tristement, il chercha la place de son coeur, et le sentit battre. «Je vis!» pensa-t-il, et un instant, il s'absorba dans la conscience de son existence et la certitude de sa mort. «Je vis encore! mais dans trois secondes, je ne vivrai plus!» et avec stupeur et pitié, il entendait le tic-tac persistant de son coeur. «Je vais mourir! murmura-t-il. Déjà je ne vis presque plus. Si! si! encore!…»—Et cette sensation palpitante et obstinée lui devint pénible, oppressive, angoissante, intolérable. Alors, brusque, il arma son revolver, qui rendit un bruit sec, appuya le canon sur le coeur, respira largement, et en fermant les yeux, suant d'angoisse, il pressa la détente.

* * * * *

Le chien s'était abattu avec un bruit mat, le coup avait raté.

André, stupide, regarda son arme. Son coeur avait des palpitations énormes. Il voulut armer de nouveau, ce qui amènerait une nouvelle cartouche sous le chien, mais auparavant il délibéra, pensif, presque ironique:

«Parbleu! le miracle n'existe point! la Providence ne s'occupe point de moi. La capsule était mauvaise, ou le fulminate humide, c'est clair. Pourtant, n'est-ce pas étrange? avant-hier, j'allais mourir, une passante dont je ne sais même plus le nom me sauve. Aujourd'hui, je presse la détente contre ma poitrine, le coup rate.»

Et indéfini, encore obscur, un pressentiment de vie naissait dans son coeur, comme l'intuition qu'il vivrait, que l'épreuve était faite, qu'on ne trompe point la fatalité, que les efforts pour devancer l'avenir restent stériles.

Cela se débattait, d'une façon trouble encore, dans son cerveau, tandis qu'il revenait, mal encore, de sa surprise.

Des gens parurent, au bout du sentier; machinalement il remit son revolver dans sa poche, pensant:

«J'attendrai qu'ils soient passés.»

Et luttant contre l'instinct de vivre, une envie aiguë le déchirait de recommencer l'épreuve, tant voluptueux avait été ce cruel instant. Les gens disparurent.

Mais ils furent suivis aussitôt d'un jeune homme de l'âge d'André, et qui lui ressemblait assez de taille et de visage; à son bras s'appuyait une jeune femme. Un enfant aux longs cheveux blonds les précédait. Ils défilèrent, détachant leurs profils jeunes sur la verdure baignée de soleil.

André crut, halluciné, se voir dans le chemin: cette femme était la sienne, cet enfant le sien; ce bonheur des autres qui passait ainsi, lui parut une promesse pour l'avenir.

«Le hasard, murmura-t-il, est bien étrange! Pourquoi sont-ils venus maintenant, ces êtres que j'envie? Tout à l'heure, ils m'eussent désespéré et poussé à me tuer; et en cet instant, ils m'inspirent je ne sais quel espoir, et quels rêves impossibles.

«Impossibles? qui sait! qui donc sait l'avenir? N'étais-je pas bien sûr que le coup partirait, tout à l'heure? et cependant…»

Il songeait toujours à faire un second essai, celui-là réussirait, il le sentait; une répugnance invincible l'arrêta. Manquerait-il de courage? mais la preuve venait d'être faite, il n'avait ni pâli ni tremblé, que fallait-il de plus?

Alors, pour la première fois depuis trois mois, peut-être depuis cinq ans, et il lui sembla aussi depuis le premier jour de sa vie, il respira avec une joie profonde l'odeur des herbes, et contempla le ciel. L'azur en était profond, doux et immaculé. Les arbres vigoureux étendaient leurs grands feuillages. De nouveau André se sentit vivre, et cette fois, avec joie, il écouta les palpitations heureuses de son coeur.

Véritablement il ressuscitait.

Craignant que sa mère ne trouvât la lettre d'adieu qu'il lui avait écrite, il hâta le pas. Le soleil déclinait, moins chaud; les voitures et les gens rentraient dans Paris. André suivit le flot: lui aussi rentrait dans le tumulte et la bataille pour la vie, mais ses chagrins ne lui semblaient plus irrémédiables, et il se sentit naître un pâle espoir, en admirant, sur les ponts, la Seine, teinte au coucher du soleil de reflets d'or et de pourpre.

Il dîna de grand appétit, fut gai et expansif, et passa avec sa mère une des meilleures soirées de sa vie.

En brûlant la lettre désespérée, qu'il avait laissée dans un livre, il pressentit que c'était fini, qu'on ne se tue ou qu'on ne se manque qu'une fois, qu'il vivrait, désormais.

Il ne put s'empêcher de rire, en s'endormant:

«Ah! ah! mon ami, tu n'aurais pas tenté une seconde épreuve?

«—Qu'importe! se répondait-il, puisque j'ai courageusement fait la première. Ce n'est pas ma faute si le coup a raté. Et d'ailleurs tant mieux!»

Un moment après il répéta, avec réflexion:

«Oui, tant mieux!»

VII

Le lendemain au ministère, il fut appelé chez son chef.

—Monsieur, dit ce fonctionnaire avec importance,—hier, vous avez manqué le bureau, que cela ne vous arrive plus! Vous aviez sans doute été faire une petite promenade?

André se mit à rire, dans l'escalier. N'avait-on pas raison? Tout ne s'était-il pas borné à une petite promenade?

Il trouva chez lui un rédacteur d'un autre service, qui attendait un renseignement. L'administration comptait tant d'employés que la plupart ne se connaissaient point.

L'homme, assis sur une chaise, soufflait avec un peu d'asthme, il se leva en souriant:

—Monsieur de Mercy?

Et il se présenta:

—Sylvestre Crescent.

Tandis qu'André donnait les explications attendues, Crescent le regardait, le voyant pour la première fois, avec une instinctive sympathie.

Il lui trouvait l'air distingué, la main blanche et la moustache fine.
Il le vit triste et s'en demanda la cause.

André constata que Crescent était court, commun, négligé; mais le visage lui plut: c'était une grosse tête ronde, aux traits accentués, dont les yeux, pensifs et doux, contrastaient avec le rire perpétuel de la bouche.

Tous deux se convinrent. Ils s'étonnaient, sans se le dire, de ne s'être jamais rencontrés avant ce jour. Crescent, son affaire réglée, ne s'en allait pas; il s'assit, et l'on causa. Il était là depuis dix-sept ans, rédacteur à trois mille francs, et ne deviendrait jamais sous-chef… Il avait conquis une liberté relative; son travail étant intermittent, il le liquidait en quelques semaines, trois ou quatre fois l'an, puis usait du temps qui lui restait. Il eut de la peine à se lever, et pressa longuement la main d'André, comme s'il ne pouvait se décider à le quitter. Enfin, avec un bon sourire, il s'écria:

—Allons, au revoir!

«Drôle de bonhomme, pensa André, il est marié, je crois qu'il a parlé de ses enfants, il n'est pas riche, il trime toute l'année et avec cela il a l'air heureux; comment fait-il?»

Il reprit sa besogne avec mélancolie.

«On dirait un brave homme!»—Et il mit dans son jugement un peu de bienveillance protectrice, car André, accusé à tort de fierté, ne se départait cependant pas d'une réserve assez froide. Sa poignée de main, au lieu d'attirer la familiarité, la coupait court.

«Comment se fait-il que depuis quatre ans, je vois ce… Crescent, pour la première fois? Alors si je m'étais tué hier, il aurait trouvé aujourd'hui visage de bois?… C'est comique, le hasard! Et qui sait où je serai, ce que ferai dans six mois?

«Ma foi! c'est la première figure supportable que j'aperçoive ici!»

Cette pensée lui fit bien accueillir le rédacteur, lorsqu'il revint, le surlendemain, sans prétexte, uniquement pour causer. André lui rendit sa visite. Crescent habitait, sous les toits, au bout d'un long corridor encombré de cartons et de liasses ficelées, une petite pièce, où l'on se croyait au bout du monde. Devant la fenêtre en tabatière, se balançaient des cimes d'arbres, des corbeaux voletaient d'une aile lourde.

Plusieurs fois, il passa prendre André, à cinq heures. Ils s'accompagnaient un moment. Isolés tous deux dans l'administration, ils contractèrent, malgré la différence de leurs âges, une affection simple et cordiale.

André, invité à dîner pour la troisième fois, accepta. Un scrupule lui venait, de n'avoir pu présenter Crescent à Mme de Mercy, mais était-ce possible? Aurait-elle compris que son fils se sentît à l'aise, confiant et familier, avec un homme du commun?

Et cette différence même entre les deux hommes, donnait quelque naïf plaisir de vanité à André, car il s'estimait supérieur à ces honnêtes gens.

Il alla donc dîner chez eux.

Ils demeuraient aux Batignolles, dans une vieille maison à immense cour, où une herbe rase pointait entre les pavés. L'escalier avait de grandes marches de pierres, comme en province.

Il sonna: un vacarme s'éleva, bruit de chaises, rires et cris; on déverrouilla la porte qui s'ouvrit, montra trois fillettes et un petit garçon joufflu, tandis qu'un jeune homme pâle et sa soeur, s'empressant, introduisaient André.

Crescent était dans le salon, tout réjoui:

—Monsieur André de Mercy, mon amie.

—Madame Crescent! Et des enfants, beaucoup d'enfants, n'est-ce pas? Que je vous les présente! ce grand-là, mon aîné, se prépare pour Polytechnique; sa soeur a ses deux brevets d'institutrice; ces trois demoiselles suivent les cours de la Ville. Thom, ce joufflu, ne sait encore que fureter dans les armoires; quant à celui-ci,—il montra un poupon que sa femme berçait,—c'est le plus méchant de la famille, il crie comme un veau, monsieur, comme un jeune veau!

À ces paroles, le rire des petites et l'exclamation des visages répandirent une telle gaîté franche autour d'André, que son coeur se dilata, et il envia les joies de cette famille. Ah! qu'il en était peu ainsi chez Mme d'Ayral, ou dans le salon froid des d'Aiguebère. Ici, plus de figures rogues et de gestes compassés, de jeunes filles sèches, anémiques et dédaigneuses; tous les êtres respiraient la santé et la vigueur.

Le fils aîné, un peu pâli par ses études, mais trapu et fort d'épaules, avait la bonne figure du père, un oeil intelligent et clair de mathématicien; la fille, Marie, n'était pas jolie, mais quel joli sourire, quel air de douceur pour racheter cela! Les trois fillettes étaient roses, avec des yeux bruns pareils, la même bouche ouverte sur de jolies dents gaies; elles se ressemblaient beaucoup.

Quant à Thom, abréviatif de Thomas, il n'avait d'autre occupation que de s'introduire les doigts dans le nez; les pantalons du monsieur paraissaient l'hypnotiser et lui suggérer des idées d'une profondeur infinie.

—Pas cette chaise!—s'écria Crescent, en la retirant des mains d'André, et il lui fit voir qu'elle ne tenait plus droite que par un miracle d'équilibre: un pied manquait.

—Asseyez-vous plutôt là, non! Mon Dieu, le fauteuil perd tout son crin. Fanny, ma chère, trouve un siège pour M. de Mercy! Attendez que je débarrasse le canapé.

Et il se rua sur le meuble, enlevant des vêtements, des papiers, des règles plates et jusqu'à un flacon vide, oublié là.

—Le dîner est servi, dit Marie.

Dans la pièce voisine où était mis le couvert, les enfants prirent leurs places, bruyamment. Un rire de contentement courut; Thom, attablé le premier, et à qui les coins de sa serviette faisaient deux oreilles d'âne, engloutissait, à l'aide d'une énorme cuiller, son potage, tout en roulant des yeux effarés.

—Il n'a que quatre ans!—dit le père avec orgueil.

André observait ce milieu, si nouveau pour lui. Marie avait une sollicitude charmante pour ses soeurs, elle prit de force le poupon à sa mère, et l'alla coucher. André regardait Mme Crescent; belle certainement, autrefois, les grossesses, le souci du pain quotidien l'avaient fatiguée. Elle gardait de beaux cheveux cendrés, un teint animé et un doux sourire.

Le dîner fut gai, troublé seulement par une querelle entre deux des petites soeurs; l'une, vive, avait renversé de la sauce sur la jupe de sa soeur, et l'autre, avec désolation, se lamentait, criant que la robe était perdue. Marie lava la tache.

Comme on prenait le café, le bébé poussa des cris gutturaux, d'une violence exceptionnelle. Mme Crescent disparut. Son mari et André allèrent au salon, tandis que les enfants desservaient, que Marie nettoyait les couverts et que le fils aîné, sur un coin de table, le nez sur un livre et le crayon à la main, se remettait obstinément à travailler.

Seul à seul, Crescent regarda André avec un bon sourire, et quittant le ton de cérémonie:

—Excusez-nous de vous recevoir si mal, la maison est toute en l'air, ma femme va revenir; tant d'enfants, vous savez…

Il sembla à André que cet homme pensait bonnement: «Que de tracas, de soucis, n'importe, la vie est bonne!»

—Tant d'enfants!—répéta Crescent avec un geste d'excuse,—que voulez-vous, les gens riches économisent là dessus, ils me font rire avec leur Malthus. Eh, sapristi, que voulez-vous qu'on fasse, là, entre nous deux? Ne pas avoir d'enfants, mais est-ce que ce ne serait pas une abomination? Je ne veux pas savoir comment font les autres,—dit-il avec énergie,—non! je ne veux pas le savoir, mais j'aime mieux être à ma place qu'à la leur. J'aime ma femme d'ailleurs, je ne saurais pas la traiter en maîtresse. Que diable!…

Il s'arrêta court: Marie lui apportait sa pipe, toute bourrée, elle lui présenta un papier enflammé, puis disparut.

Les deux hommes s'étaient assis.

Dans le grand salon rendu silencieux par l'absence des enfants, André, redevenu mélancolique, fumait sa cigarette, sans parler.

—Vous êtes triste, monsieur André, je n'ose pas vous demander pourquoi?

—Je suis pauvre, répondit-il, sans avenir, et j'envie votre bonheur de famille, je voudrais me marier, mais je ne le puis, dans mon milieu…

L'ennui d'avoir à s'exprimer longuement pour être compris, le fit taire.

—Moi, dit Crescent, j'ai eu plus de bonheur que je n'en méritais. Fanny,—il baissa la voix,—appartenait à une des meilleures familles du pays,—elle est de la Saône-et-Loire,—son père s'était remarié. La belle-mère, très mauvaise, prit tant d'ascendant sur le père, qu'il refusa tous les prétendants de sa fille; il déclara que l'argent seul les attirait et qu'il la marierait sans dot, en se bornant à une faible rente. Fanny était très malheureuse. J'étais alors employé à la sous-préfecture; nous nous sommes aimés, bien innocemment; tout s'est découvert. Le père était furieux, mais la marâtre, trop heureuse d'un mariage qui mettrait Fanny dans la crotte (ce sont ses propres paroles!) a consenti avec empressement. Nous nous sommes mariés. La première année, la rente a été payée; puis au premier prétexte on s'est brouillé. Depuis ce temps, nous n'avons pas reçu un centime. Nous sommes venus à Paris, ma femme était enceinte, nous avons passé un dur hiver, je donnais des leçons par-ci par-là; elle faisait le ménage et vendait des ouvrages de dentelle. À la fin, j'ai pu me caser au ministère, les enfants sont nés à la grâce de Dieu, et en dépit des soucis, et malgré tout ce que notre vie a de précaire, je me trouve content.

«Oh! j'avais rêvé autre chose, à vingt ans. J'étais ou je me croyais peintre, je dessinais toute la journée, je voulais conquérir la gloire artistique: tout cela s'est apaisé. Apparemment, ce n'était pas ma vocation; et quand bien même, il faut se résigner, n'est-ce pas? J'ai un exemple admirable sous les yeux: ma femme. Elle était de riche famille et elle m'a épousé, moi fils de pauvres gens. Elle a été tendre et bonne pour mes vieux, ils l'aiment comme leur enfant. Et cette femme, monsieur, qui avait une santé délicate, des mains blanches, ne craint pas, depuis dix-huit ans, de faire les plus durs travaux du ménage!

Mme Crescent entra; les yeux humides, avec un mélancolique sourire, elle mit la main sur l'épaule de son mari, et doucement:

—Tu ne crains pas d'ennuyer M. de Mercy?

—Lui! mais il veut se marier. Il croit, lui aussi, qu'il faut avoir dans sa vie une femme et des enfants, des préoccupations et des devoirs. Je suis sûr que si nous connaissions une jeune fille qui lui convînt, il la prendrait de nos mains, sans hésiter, tout de suite. Est-ce vrai?

Et il regarda avec malice André, qui s'étonna d'être deviné et compris.

Mme Crescent resta pensive. Elle n'ignorait pas le désir d'André: il n'était pas facile de le satisfaire.

Pour leur compte, bien qu'ils eussent une fille à marier, elle et son mari, d'instinct, écartaient, par délicatesse, l'idée et jusqu'à la possibilité de cette union.

Elle répondit:

—M. de Mercy est jeune, il a l'avenir. Nous avons beaucoup parlé de vous, monsieur, mon mari et moi, excusez-nous. Ce n'est pas par bavardage, mais Sylvestre vous aime tant. Et lui et moi ne pensons pas tout à fait de même.

—Comment cela?

—Excusez-moi, encore une fois, de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Sylvestre vous voit marié, avec une fille de notre milieu; moi, je crois que si vous voulez vous marier si jeune, vous ne devez le faire que dans votre monde, à titre égal et à fortune égale.

André fit un geste.

—Oui, reprit-elle, car votre position et votre nom sont un capital. Une autre alliance désolerait, je le crains, madame votre mère, et vous mettrait, vis-à-vis d'elle et de vous-même, dans une position fausse et pénible. Êtes-vous sûr que vous ne reprocherez pas un jour, malgré vous, à votre femme, d'être sinon un obstacle, du moins un retard à votre ambition? Ne craignez-vous pas qu'un ménage et des enfants ne vous soient autant de chaînes très lourdes à porter. Il faut tant de courage pour mener une vie semblable!…

Et elle exprimait sans le vouloir, un doute qui, au lieu d'ébranler
André, le raffermit.

—Ma chère, dit Crescent, M. de Mercy n'est pas dissipé, il a des sentiments droits et son intention lui fait honneur; pour moi, je me ferais une joie de l'aider à être heureux, si mes faibles moyens m'en donnaient le pouvoir.

Les enfants, sur ce mot, entrèrent, guidés par Marie et souhaitèrent le bonsoir; ils avaient des cheveux emmêlés et des yeux gros de sommeil. Leur vivacité était tombée; debout, les bras ballants, ils se tenaient dans une pose d'abandon, avec un gauche sourire.

La porte refermée, l'entretien reprit; et peu à peu, gagné à la sympathie franche de ces honnêtes gens, André se confessa entièrement, et s'adressant surtout à Mme Crescent, dont les yeux le plaignaient, il dit sa situation particulière, vis-à-vis du monde et de sa mère, combien il était seul, et à bout de courage. Une pudeur l'empêcha d'avouer qu'il venait d'échapper au suicide: il l'eût dit au mari, il n'osa le dire à la femme.

Il y avait tant de sincérité dans sa voix, une si grande lassitude morale, et en même temps, une telle bonne volonté à lutter pour l'avenir, que les Crescent, touchés, échangèrent un regard, et le mari s'écria:

—Nous allons le marier, Fanny! donne-moi l'album!

Elle partit d'un éclat de rire encore jeune et clair, et regardant André surpris et souriant, elle dit:

—Mais tu n'y penses pas, mon ami.

—Pourquoi pas? nous avons presque tout Châteaulus dans notre album; et d'ailleurs toi et moi nous connaissons toutes les familles, ce sera bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose.—Donne-moi l'album!

Alors on le chercha partout et on le découvrit, glissé derrière une commode.

Sous la lampe, l'album fut placé devant André; des figures défilèrent.

Et comme des montreurs de curiosités, les Crescent faisaient une glose, à chaque portrait. D'abord vinrent les grands-parents:

—Mon père!

—Ma mère!

Devant une photographie prétentieuse, à la figure hypocrite et méchante, ils tournèrent la page, sans rien dire. C'était la marâtre de Mme Crescent.

Venaient des amis et des amies, avec des airs de province. Endimanchés, ils se tenaient raides; et leur visage revêtait une solennité de circonstance.

Le portrait d'un vieux monsieur arracha de fous rires aux Crescent; à mots entrecoupés, ils se remémorèrent, en se coupant la parole, une histoire incompréhensible Puis ils devinrent graves:

—Celle-ci est Élise, une amie de ma femme, elle est morte à vingt-six ans.—Et Élise disparut, sans qu'André en sût jamais plus sur son compte.

Passèrent des communiants, un bébé gras, un sous-lieutenant en buste, une jeune fille en pied, mince comme une perche.

—Pas celle-là, monsieur André, elle est un peu maigre.

Sur chaque personne, des détails grossissaient, reliant les photographies entre elles, évoquant peu à peu, pour André, toute la société de Châteaulus avec ses alliances, ses fortunes et ses scandales.

—Ah! fit Crescent, Jeanne Lénizeul?

C'était une belle personne, qui souriait avec affectation.

—Elle n'est pas assez riche, mon ami.

La page tourna.

—Et celle-ci?

Mme Crescent hésita:

—Tu sais, sa mère, et puis l'histoire des boucles d'oreilles?…

Passons! passons!—dit-il vivement, et la demoiselle disparut, sans qu'André pût connaître l'histoire des boucles d'oreilles.

—Diable! dit Crescent, c'est plus difficile que… Ah! Mme de Saintré; celle-là ferait l'affaire?

Elle avait la pâleur d'une vierge prête à prendre le voile; son visage d'un blanc mat, non sans noblesse, était éclairé par deux grands yeux pensifs, ses lèvres restaient fermées.

Mme Crescent baissa la voix.

—On craint pour sa santé, le docteur la disait poitrinaire.

—Hum!

D'autres passèrent, le mari les proposait, et pour chacune la femme avait une objection.

Tout à coup André remarqua une petite photographie mal faite, cassée dans le coin. Il en reçut comme un regard vivant qui lui plut; déjà la feuille avait tourné, sans que les Crescent eussent nommé la jeune fille.

Ils tombèrent d'accord sur le portrait d'une demoiselle vigoureuse, fille d'un gros propriétaire. On ne pouvait lui opposer que la fille d'un ancien magistrat, riche aussi.

Mais ces belles offres laissaient André froid, et il avait envie de revoir la petite photographie cassée, dont on ne lui avait pas dit le nom. Il refeuilleta l'album et finit par la trouver.

—Qui est-ce? demanda-t-il d'un air indifférent.

—Oh! c'est Toinette,—dit Crescent d'un air détaché.

Ni lui ni sa femme ne semblaient y attacher d'importance, comme si ce fût un mariage trop pauvre, ou méprisable.

—Toinette qui?—demanda André, à qui la simplicité de la pose, la naïveté du regard, la grâce du corsage inspiraient un obscur désir que cette jeune fille fût à marier.

—Antoinette Rosin,—dit Mme Crescent,—c'est une parente éloignée de
Sylvestre, elle achève ses examens, afin d'être institutrice.

—Cette figure me plaît, dit André.

—Pauvre petite!—dit Crescent pensif,—elle ne se doute guère qu'en ce moment un beau monsieur de Paris la dévisage; oui, celle-là vous aurait convenu, mais…

—Elle n'a pas de fortune,—dit Mme Crescent avec un ton ferme qui masquait un attendrissement, car elle aussi s'était mariée pauvre.

—C'est de la bien petite bourgeoisie, monsieur André, et si un mariage, socialement, est impossible pour vous, c'est celui-là,—dit Crescent.

—Pourquoi donc?

—Votre mère n'y consentira jamais. D'ailleurs,—ajouta Mme
Crescent,—on nous a écrit qu'Antoinette allait se marier, n'est-ce pas,
Sylvestre?

—Oui, sans doute, je crois!—balbutia-t-il, gêné par un mensonge qu'il reconnaissait nécessaire, car André, pensif et l'oeil brillant, contemplait fixement le portrait.

L'album, retiré doucement par Mme Crescent, lui glissa des mains; et il lui sembla que son bref bonheur s'évanouissait. On lui remontra les deux demoiselles riches, on renchérit sur leur compte.

—Laquelle préférez-vous?

—Ni l'une ni l'autre, dit-il d'un ton boudeur.

Les Crescent se mirent à rire, et elle:

—J'ai donc eu tort de vous montrer l'album, puisqu'aucune des jeunes filles de notre pauvre ville ne vous plaît?

—Si, dit André, Mlle Toinette.

—Bah! elle est peut-être fiancée à l'heure qu'il est, demain vous n'y penserez plus!

André sourit, d'un air gêné, et prit congé; il était tard.

Dans l'antichambre, ils trouvèrent le fils aîné; il avait suspendu au mur un tableau noir et, un morceau de craie à la main, il y traçait de formidables équations algébriques, tandis que Marie, à la clarté d'une bougie, raccommodait le linge des enfants, dans le silence du quartier endormi.

Elle leva les yeux sur André et rougit.

VIII

Le lendemain ni les jours suivants, l'image de Toinette Rosin ne s'effaça du souvenir d'André. Épouser une provinciale naïve, d'honnête famille, pourvu qu'elle fût bonne, intelligente et saine, n'avait à ses yeux rien que de naturel et de très tentant. Aussi son désir bientôt devint-il idée fixe.

Et toutefois, n'ayant pas perdu tout jugement il s'avouait qu'il était dans des conditions déplorables pour agir, et qu'il allait, avec un empressement irréfléchi, aussi bien vers son malheur peut-être, que vers son bonheur. Nulle force humaine cependant n'eût pu l'arrêter. Il ancra au plus profond de lui-même le portrait et la vision de la jeune fille, devinée plus qu'entrevue sur la petite photographie, et pressentit que ce mariage, pour invraisemblable qu'il parût, s'accomplirait.

Il ne s'étonnait point d'en remettre ainsi sa vie future à un coup de dés, à la chance de tomber bien ou mal. Et d'abord amusé de se choisir ainsi, par sa volonté, une femme vivant à une centaine de lieues et ignorante de sa destinée, peu à peu en y pensant, il trouva cela tout simple.

«Tout mariage,—arguait-il,—hors le cas où les fiancés se sont connus dès l'enfance, ou pendant de longues années,—n'est-il pas tout aussi improbable, la veille? Connaissait-on hier, celle que l'on épouse aujourd'hui? Ne sont-ce pas des parents, des amis, des indifférents même qui négocient le mariage, entre des gens qui ne se connaissent point, et qui ne se seraient jamais connus?

«Étudier longuement une jeune fille, discerner ses qualités et ses défauts, dans quel milieu est-ce possible? l'éducation française ne s'y oppose-t-elle pas? Puis, promis l'un à l'autre, se sentant observés l'un par l'autre, les fiancés sont-ils sincères, se montrent-ils tels qu'ils sont? Jamais. On s'épouse donc sans se connaître, et au lendemain seulement des noces, le masque dont on s'est paré tombe, et les véritables caractères sont aux prises.

«Donc, il faut risquer, comme chacun, l'avenir; et le mariage, sauf exception, est une loterie, dont le résultat est chanceux.

«Cette jeune fille me plaît! Il me semble que son image révèle des qualités simples, douces et fortes, de la santé, de la franchise. Si ses parents sont sortables, pourquoi balancerais-je?

«C'est étrange,—ajouta-t-il—à moins d'événements que je ne puis deviner, mon nom, mon emploi feront qu'on m'accordera Antoinette, non, j'aime mieux Toinette; quel gentil nom! Ainsi, je la tiens en mon pouvoir: sa destinée de vierge, de femme, de mère est dans mes mains, dépend de mon caprice. Que je ne veuille pas d'elle, elle épousera un autre, ou restera vieille fille. Sera-t-elle heureuse?—Que je le veuille, c'est moi qu'elle aimera. Et… sera-t-elle plus heureuse?…»

Cette pensée l'attendrit, car il ne voulait pas d'un bonheur égoïste; décidé à plaire, avec la vague confiance qu'il saurait faire le bonheur d'une femme, il cessa d'hésiter et passa à l'action.

Il annonça à sa mère qu'il voulait se marier, qu'il avait en vue une jeune fille sans fortune, mais honorable, et qu'il la suppliait, elle, de réfléchir et de consentir.

Ces paroles tombèrent, comme autant de coups de marteau, sur le coeur de Mme de Mercy. Elle devint si pâle qu'André crut qu'elle allait mourir. Mais elle se raidit, et parla avec la violence d'une âme ulcérée au plus profond. L'air de résolution froide d'André la mettait hors d'elle. S'il avait supplié en pleurant, peut-être attendrie eût-elle prêté les mains à tout. Mais l'idée que son fils allait revendiquer cette liberté si longtemps retardée, épouser une étrangère, et quitter celle qui l'aimait plus que tout, la jalousie, l'irritation, l'angoisse, et la terreur aussi de l'avenir, bouleversèrent cette femme, que le malheur et la ruine avaient intérieurement brisée, et qui ne vivait plus que par devoir et religion. Elle se répandit en paroles amères.

Fort de son droit, et la jugeant injuste, il répliqua, mais sans ménagement, avec ce tour d'esprit cassant, qui froisse si cruellement le sentiment des mères. Une scène affreuse s'ensuivit et Mme de Mercy fut prise d'une attaque de nerfs.

«Ah!—répétait André avec rage, quand sa mère, soutenue par la vieille servante, eut regagné sa chambre,—nous nous aimons! et voilà le mal que nous nous faisons!… Ne vaudrait-il pas mieux, cent fois, n'éprouver l'un pour l'autre que de l'indifférence? Si je suis coupable, est-ce de préférer la vie à la mort? car si m'évader de l'existence que je mène est impossible, je préfère me faire sauter la cervelle, et cette fois le coup ne manquera pas!…»

Puis il compta qu'après cette grande émotion, le lendemain, sa mère, plus calme, se résignerait et même, les jours suivants, accepterait la possibilité d'un tel événement.

Il ne la vit point au déjeuner, mais au dîner elle lui tendit la main, très pâle sous ses bandeaux gris. Il baisa cette main et, par une illusion singulière, il crut tout terminé.

De son côté, Mme de Mercy attendait des excuses, des regrets, l'aveu d'un coup de folie, et la promesse d'un renoncement. Le silence ému d'André la trompa, mais aux premières paroles, le malentendu s'éclaircit; voyant que de part et d'autre rien n'était changé, le fils et la mère se rembrunirent, et gardèrent un silence plein de rancoeur, de lassitude et de tristesse.

D'instinct ils supprimèrent la familiarité, l'intimité des entretiens. Et les mots qu'ils échangeaient avec une gravité acerbe, leur retombaient sur le coeur.

Une semaine s'écoula ainsi, puis une autre.

Cependant André, s'entêtant d'autant plus qu'il éprouvait une résistance, obsédait Crescent de questions sur sa parente, et le suppliait de s'employer pour lui.

N'ayant cru d'abord qu'à un caprice, le brave homme s'était prêté à ce jeu, entretenant par là sans s'en douter, la curiosité naissante d'André. Les Rosin, une vieille famille de Châteaulus, avaient trois enfants: un fils aîné, une fille veuve, et Toinette. Le père était sous-chef de bureau dans les chemins de fer, le grand-père Rosin, ancien fermier, vivait avec eux. Mme Rosin, la mère, une femme concentrée, dominait toute la maison. Antoinette avait fait ses études au pensionnat d'une ville voisine.

Ces détails, l'imagination d'André les grossissait, et il en pressait Crescent davantage; mais celui-ci voyant qu'on parlait sérieusement, en devenait d'autant moins empressé, par scrupule. Toinette étant sa parente éloignée, il n'eût point voulu sembler capter l'engoûment du jeune homme. Puis la pauvreté de cette enfant, mariée à celle dont André se plaignait, l'effrayait pour eux. Enfin il subissait l'influence de sa femme qui, dans leurs entretiens, le dissuadait de s'entremettre: car par là n'endossait-il pas une responsabilité terrible? Malheureux, le jeune ménage n'aurait-il pas le droit de rejeter sur lui son infortune?

Cependant elle parlait ainsi comme à regret, et sans doute, ayant bravement élevé ses enfants et soutenu son ménage, trouvait-elle simple et louable, que chacun en fît autant; ou, attendrie pour André, dont la grâce et la politesse l'avaient touchée, s'assurait-elle, en son for intérieur, qu'il serait droit, vaillant, honnête et ne faillirait point à sa tâche.

Crescent, lui, n'était que trop porté à contribuer au bonheur de son ami. C'est ainsi que peu à peu, vaincus par André, ils furent amenés à l'aider, et enfin à négocier son mariage.

Mme Crescent y mit une condition: l'adhésion de Mme de Mercy. Cette exigence, légitime et digne, parut lourde à André, dont les rapports avec sa mère devenaient de plus en plus sombres et taciturnes.

Tous deux s'observaient et, se voyant souffrir mutuellement se plaignaient, sans consentir pourtant, l'un ou l'autre, à céder.

Il s'irritait, de ce silence gardé, et Mme de Mercy s'en épouvantait; connaissant l'entêtement de son fils, elle n'osait s'avouer sa peur, qu'il fût capable de passer outre, de faire les sommations légales. À la vérité, il n'y aurait jamais pensé, se fut jugé cruel d'agir ainsi.

Mais ignorant cela, elle tremblait. Et dans son esprit, imbu des idées de respect filial et d'autorité maternelle, la pensée d'une telle injure l'indignait plus que tout ce qu'elle pouvait craindre et déplorer d'un tel mariage, que le bonheur douteux de son fils, sa pauvreté, sa mésalliance, et l'obscurité à laquelle il se vouait.

Aussi, n'y pouvant tenir, un soir, avec un accent solennel, elle l'adjura de déclarer, quelle qu'elle fût, la vérité:

—Si je refuse mon consentement, André, passeras-tu outre?

Il eut envie, par révolte, de répondre:—Oui! mais par pudeur, et aussi sincère, il répondit tristement:

—Tu sais bien que non! jamais.

Et il s'agenouilla près d'elle, comme s'il la suppliait, sans parler.

Ces seuls mots la bouleversèrent; et touchée plus par là que par mille explications, ne raisonnant point, tout emportée par le sentiment, elle dit d'un trait:

—Eh bien, marie-toi donc! et sois heureux!

À peine eut-elle dit cela, qu'elle s'en repentit amèrement, sentant qu'il était trop tard, et que ces mots, arrachés à son émotion, avaient une force sacramentelle, absolue.

—Ah! méchant, enfant! tu veux donc me quitter?

Et ce dernier regret où elle cria sa solitude et son veuvage, fit répondre à André:

—Jamais! jamais! nous serons trois, et nous t'aimerons tant.

Ils bâtirent, dans la nuit, mille projets d'avenir et force plans impossibles.

Avec cette mobilité d'esprit qu'ont les femmes, Mme de Mercy espérait, était presque joyeuse, et les objections graves, profondes, qu'elle semblait ne faire plus que pour la forme, André, d'un baiser ou d'une parole, les dissipait, soufflait dessus, comme sur des bulles de savon.

Le lendemain, il courut chez les Crescent. Il était ivre de joie, et leur assura que sa mère était ravie; ils ne refusèrent plus alors de s'entremettre pour lui, mais ils restèrent pensifs, comme s'ils craignaient un revirement et que, maintenant acculés, ils eussent presque peur de l'avenir. Mais André, devinant leur souci, les rassura gaîment. Enthousiaste, il ne voyait rien autour de lui, parlait d'abondance, sans prêter d'attention aux petites filles qui, ébahies, contemplaient cet homme si triste devenu tout d'un coup si gai, ni à Marie, qui, les yeux baissés et un peu pâle, fermait les lèvres, comme sur un secret candide et tendre, qu'André n'avait pas deviné et qu'il ne saurait jamais.

* * * * *

—Mon cher ami,—disait quelques jours après Mme de Mercy, avec un sourire un peu sceptique,—nous nous sommes laissés aller, toi à ton enthousiasme, moi, à ma faiblesse, et j'ai cédé pour que tu sois heureux. Maintenant parlons affaires, et si tu m'en crois, établis ton budget.

—Mais, mère, est-ce que nous ne vivrons pas ensemble? je te donnerai tout le peu que je gagne, et tu…

—Mon enfant, je n'habiterai pas avec vous.

—Comment! Pourquoi?—Et André, dans un égoïsme involontaire, se sentait presque heureux et confus de cette solution, qu'il n'eût osé espérer et encore moins proposer, et il ne comprenait pas que sa mère si seule, si triste, préférât vivre abandonnée, qu'avec eux.

—J'ai longuement réfléchi, dit-elle, j'ai demandé à l'abbé Lurel de m'éclairer, et Mme d'Ayral pense comme moi. Vois-tu, j'ai une vie qui n'est plus que l'ombre de celle que j'avais autrefois, mais si peu qu'il me reste de mes habitudes, j'y tiens. Que ta femme entre ici, et notre vie sera bien différente, car il est probable,—fit-elle avec une moue de dédain,—que ta femme (le mot passa difficilement) aura des goûts différents des miens; avec sa naissance, sa famille, son éducation… donc,—abrégea-t-elle,—nous nous séparerons. Et comment ferez-vous pour vivre?

Comme André allait répondre, elle le fit pour lui, d'une voix assez ferme et avec bonté.

—Je vais te le dire: ton traitement, tes gratifications, plus les rentes qui te reviennent sur la ferme d'Algérie, font deux mille six cent francs. Voilà ton avoir légal; si la jeune fille ne t'apporte rien, comment vivras-tu avec cela?

—Mais, dit André, des gens plus pauvres que nous…

—Mon ami, habiteras-tu dans une mansarde, vous priverez-vous de viande? Ta femme fera-t-elle tous les nettoyages? la transformeras-tu en servante, en cuisinière et en frotteuse? J'admets,—fit-elle pour répondre à un geste d'André,—j'espère même qu'elle fera la cuisine et quelques petits savonnages; il vous faudra, pour le moins, une femme de ménage, un appartement décent, une nourriture saine et des vêtements propres. Pardon si ces détails te répugnent, ils me choquent, moi, bien davantage!

«Voici ce que je compte faire.

«La maison de Médéah vaut une vingtaine de mille francs. Il se présente un acquéreur et je vais la vendre. Elle m'appartient en toute propriété, nous partagerons le prix de la vente, et ce sera, si ton argent est bien placé, quatre ou cinq cents francs de rentes à ajouter à ton petit revenu. Voilà mon cadeau de noces.

—Mais toi, mère?…

—Moi, mon cher enfant,—fit-elle avec une tendresse infinie,—je restreindrai un peu plus mes dépenses, je suis seule, je vivrai petitement, parmi mes vieux meubles, avec mes souvenirs, et ma vieille Odile qui me soignera. Je n'implore qu'une chose,—et elle dit cela d'un ton solennel et inquiet—, quand tu seras marié, que ta vie sera organisée, ne me demande pas au delà de ce dont nous sommes convenus. Je ne le pourrais pas, mon cher enfant, et il faudra que vous ayez un ordre et une économie extrêmes pour vivre avec 3.000 francs par an. Songe que ta femme peut devenir grosse, les médecins coûtent cher. Sois prudent et ferme, car les jeunes mariées sont souvent coquettes, et il faut que la jeune Mme de Mercy soit vaillante et sage. Ainsi ne me demandez jamais plus rien, car si tu me ruines de mon vivant, que trouveras-tu après ma mort? Tu es un honnête garçon, j'espère que tu ne feras pas de dettes et de folies, comme ton malheureux père, si bon, mais si léger. Tâche que ta femme t'aime, car alors elle m'aimera peut-être. D'ailleurs, je ne lui demande rien. Nous nous verrons autant qu'il vous plaira, pas davantage. Vous aurez votre liberté, moi la mienne.

«Et tâche d'être heureux, mon pauvre ami!

Troublé par ces graves dernières paroles, il ne put, deux larmes lui coulant le long des joues, que baiser longuement les mains de sa mère.

—Ne faites donc pas de dettes, je ne pourrais pas les payer. Dans quelques semaines, si les circonstances s'y prêtent, et si cette jeune fille te convient, votre mariage se fera. Je compte ne pas y assister; tu me diras malade. Et ce ne sera pas mentir, car je serai bien triste, bien abattue. Vois-tu, il me semble que tu agis à faux, que tu n'épouses pas qui tu devrais. Je ne parle pas de l'honnêteté de cette famille, il ne manquerait plus que cela… Mais assister au mariage, serait me rendre complice de ton coup de tête. Non! Que ceci d'ailleurs ne t'afflige point; de retour à Paris, j'ouvrirai les bras à ta femme.

Mme de Mercy s'arrêta, car l'émotion la gagnait; élevant les yeux vers le ciel et réunissant les mains, elle s'écria:

—Mon Dieu! nous élevons nos enfants, nous leur donnons notre âme, et c'est alors, au moment où ils pourraient nous payer de nos soins et de nos souffrances, qu'ils nous quittent pour ne plus revenir!

«Ingrat! dit-elle à André, ingrat! me diras-tu tes peines au moins? car tu en auras!…

Un mois après, Crescent, de concert avec sa femme, prit un congé au ministère, et alla voir ses vieux parents, à Châteaulus, André devait arriver trois jours après, comme de passage, et loger chez Crescent; tout ce qui serait alors possible, on le tenterait.

Ce fut avec un sentiment d'angoisse inexprimable et une joie sourde et fébrile, qu'André, l'heure venue, se jeta dans le train qui l'emporta, à toute vapeur, vers la ville où ignorante de ses destinées, en province, Antoinette Rosin vivait.

IX

Sautant de wagon, André tomba dans les bras de Crescent, qui le mena chez son père.

—Tout va bien, répondait-il, j'ai sondé les parents. Quoique leur fille soit un peu jeune, ils consentiraient à un bon mariage. Nous irons dans la journée leur rendre visite.

—Et… se doute-t-elle?

—Ah! sait-on jamais? avec les jeunes filles…

Le long des vieilles rues cahoteuses, pavées de cailloux pointus, André, frappé de la vie morte de Châteaulus, éprouvait un indéfinissable malaise.

Loin de Paris, agissant si singulièrement, et entré dans l'inconnu, il s'étonnait, doutant de son identité, se demandant s'il rêvait et si c'était bien lui, André de Mercy, qui volontairement venait échouer en ce coin, pour y chercher un bonheur étroit et un amour de province. Puis il se troublait, pensant:

«Elle vit donc ici! Dans laquelle de ces maisons? Peut-être vais-je la rencontrer tout à coup. Qu'éprouverai-je alors? Et sera-t-elle conforme à mon idéal?»

Cela surtout l'inquiétait; car André, comme chacun, portait en lui l'image d'une femme imaginaire. Cet idéal, fait ordinairement de réminiscences de tableaux, de statues, de beaux vers, de souvenirs et de rêves, s'incarnait pour lui dans l'évocation d'une grande jeune femme blonde, à la voix musicale et câline; vision si précise, que peintre il en eût fixé immédiatement les traits. Il savait quel esprit elle avait, quels défauts même, ses gestes habituels et tous ses charmes.

Sans doute, en voyant pour la première fois le petit portrait de Toinette, avait-il trouvé qu'elle différait de son rêve, mais non absolument. Et peu à peu, sans qu'il s'en doutât, son idéal blond, blanc et vaporeux, s'était modelé, conformé aux traits vagues et indécis de la photographie. Mais était-elle ressemblante?—Non, disait les Crescent. Et il craignait que la jeune fille ne lui plût pas.

La journée lui parut éternelle. Ne sachant comment tromper son impatience, il écrivit à sa mère quatre pages d'aveux et de tendresses; jamais il ne s'était montré si expansif et si confiant. Mais cette lettre, qui l'eût ravie, il ne l'envoya point, par une pudeur bizarre.

Enfin vers quatre heures, Crescent, qui le remorquait, s'arrêta et sonna à la porte d'une maison blanche. Un petit chien aboya. Une servante ouvrit. Et ils passèrent d'un couloir obscur et frais à une grande pièce claire. Là, trois femmes qui cousaient se levèrent, saluant Crescent et regardant avec curiosité l'inconnu.

D'abord André ne vit rien, qu'une taille de jeune fille et un visage rose; puis ayant rapidement dévisagé la mère, une femme sèche et brune, et la soeur aînée, assez belle personne en deuil, il ramena les yeux, invinciblement, sur Antoinette Rosin.

Elle ne ressemblait pas à sa photographie!

Elle ne ressemblait pas davantage à l'idéal d'André!

Il se fit alors comme un silence, dans les sentiments tumultueux qui l'agitaient; et détournant la tête, il se mêla à la conversation, tâcha de deviner l'âme et l'esprit de ces gens, qui joueraient, s'il se décidait, un si grand rôle dans sa vie. Et du coin de l'oeil, il observait la jeune fille. Ingénue, elle souriait à Crescent, et regardait, sans savoir ni pressentir rien, André, à la dérobée.

«Elle me trouve laid, absurde!» pensa-t-il, soudain gêné, et il essaya de sourire, d'être spirituel; mais un malaise l'oppressait, de s'agiter ainsi sous les yeux de cette enfant, qu'il n'avait encore pu contempler en face, deux minutes. Il se retenait de crier aux parents: «Allez-vous en donc! Ce n'est pas pour vous que j'ai fait ce voyage. Laissez-moi lui parler, lui plaire!»

—Toinette, dit Mme Rosin, sers à ces messieurs des rafraîchissements.

Aidée de sa soeur, elle tira d'un placard, de la chartreuse et de l'anisette, courut emplir une carafe à la fontaine.

Les regardant aller et venir, André trouva que l'aînée, Mme Berthe était belle, et que Toinette était jolie. La jeune veuve avait un port fier et un air de femme faite. Sa soeur séduisait par sa fraîche jeunesse, sa santé, ses mains un peu rouges, sa robe qui l'habillait mal.

Et André ne pensait plus au choc éprouvé à première vue, se disait: «Il faut voir, réfléchir!»—En même temps, il sentait que c'était inutile, tout vu et tout réfléchi déjà, qu'il s'habituerait vite, qu'elle lui plaisait enfin. Seulement, qu'il y avait loin entre la jeune femme blonde et séraphique de son rêve, et cette fraîcheur paysanne, cette ingénuité provinciale!

Tandis que sa soeur offrait un verre à Crescent, elle-même en présenta un à André. Droite devant lui, avec un sourire, elle lui entrait dans les yeux un beau regard franc, coulé par deux yeux bruns. Sa gorge bien faite se soulevait légèrement. Elle avait tant de bonne grâce simple, qu'il faillit la serrer entre ses bras, pour un baiser de fiançailles. Il prit le verre, gauchement.

Déjà il ne pouvait plus, qu'à grand'peine, détacher ses regards d'elle; mais Crescent bientôt se levait et l'arrachait à ses premières impressions. On les invita à diner pour le lendemain.

Dans la rue, André marcha, rêveur, confus de n'avoir pas trouvé une parole.

—Eh bien? dit son compagnon.

André le regarda, sourit et ne répondit pas.

Ils visitèrent l'église, quelques monuments. Crescent, érudit, donnait des renseignements, que l'autre distrait, n'écoutait pas. Il songeait à Toinette.

Il dormit mal et fit des rêves saugrenus.

Le lendemain, il alla se promener seul dans la ville. Elle était laide. Derrière les vitres, des tremblements de rideaux trahissaient l'espionnage. Il devinait sa présence, sa visite chez les Rosin commentées. Il lisait, dans les yeux des passants, l'ironie, la stupeur ou l'envie. Il était l'étranger, l'ennemi. Il voyait défiler des dévotes; un livre de messe à la main, elles lui glissaient de côté un regard renchéri. Les chiens grognaient à son passage. Des gamins sortant de l'école, le regardèrent avec impudence. Il se mira dans une glace, craignant que quelque chose en lui fût ridicule. Un gros homme, sur le trottoir, s'arrêta, les yeux écarquillés. Et trois vieillards qui gagnaient ensemble, péniblement, un banc au soleil, tordirent leur cou, pour le voir, comme de vieux perroquets.

La journée s'écoula avec une lenteur intolérable.

Tout à coup, André qui se tenait à la fenêtre de sa chambre, vît passer Mme Berthe. Crescent parla d'elle. Un très malhonnête homme l'avait épousée, rendue malheureuse, et laissée veuve, sans fortune. Rentrée chez ses parents,—dit Crescent avec un léger embarras,—elle n'y était pas très bien, souffrait de leur humeur. Le grand-père Rosin, en payant une pension pour elle, lui assurait le gîte et la table.

Mme Rosin, dut-il avouer aussi, aimait peu ses filles, et idolâtrait son fils, un garçon d'une trentaine d'années, employé dans une maison de banque. Il avait fait des folies bêtes, et si ses soeurs n'avaient point de dot, c'est qu'il la leur avait mangée. La mère en prenait son parti. Le père manquait d'autorité. Le vieux passait pour original; bien qu'il l'eût peu vu, Crescent en pensait du bien.

En allant dîner, André se sentit mal à l'aise. Sa destinée allait se décider là. Ferait-il un pas en avant? Son dépaysement s'accroissait. Quelle morne petite ville! S'accommoderait-il de cette famille étrangère?—Mais Toinette, avec son frais visage, lui faisait franchir ses doutes. Toutes les villes de province se ressemblent. Ses beaux-parents ne seraient-ils pas les mêmes, pires peut-être, ailleurs? On les disait honnêtes, que fallait-il de plus! Puis, avait-il le droit d'être trop difficile? Enfin, ce dîner ne l'engageait à rien. Il étudierait, observerait simplement.

Il fut tout surpris, au bout de ces réflexions, coupées de répliques distraites à Crescent, de se trouver devant la porte, et une minute après, dans le salon, assis entre M. Rosin et sa femme.

—Mes filles sont sorties, dit-elle, elles vont rentrer.

Et presque aussitôt elle se leva et disparut pour vaquer au dîner.

Crescent causait avec le père, André l'examina. Chauve, gras et blême, parlant d'une voix blanche et sans ressort, il ouvrait de gros yeux bleus fixes, et laissait pendre sa lèvre inférieure. Il ne répondait à une question qu'une minute après, comme si un travail difficile se fût opéré dans son cerveau. On le disait ordinairement fort absorbé, surchargé de besogne. Très borné, en réalité, il n'imposait que par sa tenue soignée, et le masque de sa figure figée. Quand sa femme était là, il ne la quittait pas du regard, comme un enfant qui a peur d'être puni. La présence d'un étranger l'intimidant toujours, il affectait de ne pas voir André, et presque entièrement tourné vers Crescent, il l'entretenait avec obstination.

Mme Berthe entra, soutenant son grand-père.

—Serviteur!—fit-il, avec un brusque salut, et il s'assit, courbant son grand corps maigre.

—Ma soeur arrive,—dit la veuve en regardant André.

Les yeux du vieillard allèrent dans la même direction, se fixèrent sur le visage du jeune homme, et le toisèrent de la tête aux pieds, sans curiosité apparente, avec un sourire mince; puis il baissa la tête, et muet s'enfonça dans une immobile rêverie.

Il avait un grand nez courbe, de petits yeux brillants, le menton relevé, l'air goguenard. Son fils le craignait, sa bru s'en méfiait, seules ses petites-filles l'aimaient, et il ne parlait guère qu'à elles. Il regardait peu M. Rosin, avait pour Mme Rosin de brefs regards qui réduisaient l'altière femme à des silences enragés; quant à son petit-fils, il ne pouvait le sentir.

Celui-ci justement poussa la porte et entra.

C'était un laid gros petit homme, à paupières bouffies, à mauvaise bouche, et bedonnant déjà. Il s'avança, poussé par Mme Rosin, qui s'écriait avec orgueil:

—Guigui! voilà Guigui!

Il salua d'un air maussade et déplut à André. Par bonheur, aussitôt
Antoinette entrait.

Elle offrit son front au vieillard qui la retint, la regarda dans les yeux, puis la laissa aller avec un sourire éteint.

Le coeur d'André se mit à battre. Les beaux yeux de Toinette venaient, subitement, de le rendre tout joyeux; mais quand elle fut près de lui, troublé, il ne sut rien lui dire, balbutia et adressa la parole, non à elle, mais à sa soeur.

Pendant cinq minutes, ils parlèrent de choses banales, de riens, mais un sourire, un mot leur prêtait un charme infini; André souriait, ravi; il cherchait le regard de l'enfant, et quand il l'avait rencontré, il étouffait avec peine le brusque, le jaillissant aveu de ses lèvres.

Le dîner fut servi.

Un étalage extraordinaire de plats surprit André; il remarqua que profitant de la bonne aubaine, Rosin et son fils se gorgeaient.

Le grand-père s'abstenait: Mme Rosin, ses hôtes servis, réservait de bons morceaux, et elle les empilait sur l'assiette de son fils.

On parla des voisins avec des allusions perfides; les deux jeunes femmes écoutaient attentivement. Mme Berthe, d'un air paisible, Toinette avec une curiosité enfantine; peut-être cachait-elle ainsi le malaise que lui causaient les yeux d'André, constamment fixés sur elle.

Il était d'autant plus frappé par le milieu où il se trouvait, qu'il l'observait pour la première fois. Ses inductions étaient assez justes, comme il arrive, lorsque pénétrant soudain parmi des étrangers, on prend garde à des menus faits, des intonations, des gestes que l'on ne remarquerait pas, huit jours après. À examiner tous les visages, l'intuition qu'il eut de la manière dont tous ces êtres vivaient, et de leurs rapports entre eux, l'effraya bien un peu.

Seule, livrée à elle-même, ayant vécu éloignée dans un couvent, voyant à la maison tous les soins et égards aller à son frère, et imprégnée du plus pur esprit de province, Toinette ne devait-elle pas avoir des défauts ou des préjugés invétérés, qui rendraient la communion d'idées difficile, impossible peut-être, entre mari et femme?—Puis sa jeunesse et son ingénuité plaidaient pour elle; le transplantement brusque ne lui ferait-il pas du bien? Ne s'assimilerait-elle pas des idées nouvelles?—Si! pensa-t-il.

Et il la regardait toujours, songeant:

«M'aimera-t-elle? M'aime-t-elle? Comment serait-ce possible, depuis hier? J'en aurai le coeur net!—puis avec hésitation: «Il me semble que moi je l'aime, oui, certainement!…»

Et comme s'il en doutait, il murmura mentalement avec force: «Mais oui, je l'aime! mais oui!»

Et il se dit:

«Je vais la regarder, si nos yeux se rencontrent, c'est qu'elle m'aimera aussi!»

Il se tourna vers elle: le nez baissé, elle mangeait des cerises, avec un petit air sérieux.

André se dit:

«Elle ne m'aime pas.»—Et il se sentit à la fois triste et absurde.

Mais pendant la soirée, il se rapprocha, et s'assit près d'elle. Toinette fut troublée. Le pied du jeune homme frôlait le sien. Elle n'osa le retirer. Elle rougissait, n'ayant plus sa sérénité coutumière. La visite de la veille l'avait laissée indifférente. Aujourd'hui, prise par un obscur et indéfinissable intérêt, elle faisait, inconsciemment, plus attention à lui, à ses paroles, à ses regards. Des choses qu'il avait dites lui revenaient, et ce qu'elle n'en comprenait pas sollicitait sa curiosité.

Elle entra un peu dans l'âme d'André: il paraissait, malgré sa gaieté apparente triste au fond pourquoi? Il ne ressemblait guère aux jeunes gens qu'elle connaissait. Il paraissait d'une autre race, plus délicat, mieux élevé. Mais n'était-il pas ironique? Peut-être se moquait-il d'eux, et d'elle-même? Elle ne le trouvait pas beau, mais aimable.

Tout cela, elle le pensait à mesure et confusément, sans rien prévoir, émue, souffrant d'un doux malaise. Il la regardait depuis deux heures, obstinément; pourquoi? Lui plaisait-elle, à lui? était-ce cela? Oui! elle le sentit.

«Quelle folie!» pensait-elle.

Et le soir, les impressions plus fortes qu'elle ressentait, s'élargissaient dans son esprit dormant, que la venue d'André avait frappé, comme ces grands cercles dans l'eau où une pierre est tombée.

La soirée cependant s'avançait, et André ne lui avait encore rien dit de net et de clair. Une insurmontable peur l'oppressait. Enfin, voyant que Crescent lui faisait un signe de départ, il s'efforça et dit à la jeune fille, avec une angoisse puérile:

—Vous vous plaisez beaucoup ici? mademoiselle?

—Oui!—dit-elle en rougissant, parce qu'elle n'avait pas le courage et le droit de dire «non» à un étranger.

—Et,—continua-t-il déconcerté,—vous auriez beaucoup de peine à quitter cette ville? Vous auriez horreur d'habiter Paris, par exemple?

—Mais non!—dit-elle vivement.—Paris me plairait beaucoup…—Mais subitement elle se tut, confuse. Un rapprochement se faisait dans son esprit. Crescent, la surveille, lui avait fait la même question. Et le malaise de la jeune fille s'accrut, son coeur commença de battre, elle s'attendit à quelque révélation grave, qu'elle eût voulu retarder et que, cependant, elle était aise d'entendre; voici qu'André, très pâle, lui disait:

—Je vous connais depuis longtemps, mademoiselle, je vous ai vue à
Paris?

—Moi?—fit-elle avec surprise,—je n'y suis jamais allée.

—Et cependant je vous ai vue, regardée et admirée bien souvent. Vous ne devinez pas? Chez les Crescent.

—Comment donc?—demanda-t-elle, inquiète.

—Dans leur album… votre portrait!…—et il baissa la voix, en la regardant dans les yeux.

Elle devint toute rose.

—Je l'ai aimé tout de suite; il m'a semblé que celle qu'il représentait devait être bonne, charmante, et que je ne pourrais la voir sans l'aimer!…

Toinette se taisait, ne sachant que répondre; elle avait jeté un regard de détresse à sa soeur, assise à l'autre bout de la salle; maintenant, elle baissait les yeux, et délicieusement troublée, la bouche mi-close, elle gardait un sourire d'enfant, tandis que ses seins, lentement, soulevaient son corsage étroit.

André se méprit, se crut dédaigné, et la voix tremblante, malgré son air enjoué:

—Je ne sais pas,—dit-il,—la sympathie (il n'osa dire: l'amour) vient peut-être plus vite aux garçons qu'aux filles?

Elle lui jeta un vif regard, et il lui échappa:

—Vous pourriez vous tromper!

Elle vit la joie de ses yeux et, confuse, s'éloigna de lui.

On parlait fort; ils écoutèrent: Crescent conviait les Rosin à un déjeuner à la campagne, le lendemain. Son ami partirait le soir même, dans la nuit. Les Rosin hésitaient, parce qu'Alphonse ne serait pas libre.

Mais Crescent insista; tous promirent de venir, sauf le grand-père, trop fatigué.

Crescent et André s'en allaient; on les accompagna dans la cour. La nuit était pleine d'étoiles. André serra fortement les mains des deux soeurs; en se retournant encore, il vit les doux et lumineux yeux de Toinette, et sans savoir pourquoi il s'éloigna mélancolique. Un doute le tourmentait. Les Rosin se doutaient-ils de quelque chose? jouaient-ils une comédie d'amabilités? Toinette elle-même?…

«Non! non!—se disait-il, avec un petit sentiment de vanité,—elle ne sait rien.»

Par une association d'idées involontaire, une réminiscence absurde de collège lui vint, le mot de César, qui s'implanta, comme une obsession ironique dans son cerveau:

«Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu!»

Et il ne pouvait chasser cette phrase bête.

X

Un beau soleil se leva sur la troisième journée. En homme avisé, Crescent avait commandé deux voitures. Ses parents et lui montèrent dans l'une, on combla les vides avec le grand-père Rosin, qui au dernier moment, ragaillardi par le beau temps, voulut venir. On mit Alphonse près de lui.

Dans l'autre voiture s'empilèrent M. Rosin, sa femme, ses filles et
André. Les cochers firent claquer leurs fouets, et l'on partit.

André était maussade; il avait pour vis-à-vis Mme Rosin, qui lui emboîtait les genoux avec une force terrible. Tout le long du trajet elle s'inquiéta:

—Mon Dieu! pourvu que Guigui ne tombe pas! Il doit être bien mal, le pauvre enfant!

Et pas un regard pour ses filles ni son mari qui, indisposé par le mouvement de la voiture, laissait pendre tristement sa lèvre inférieure et gardait un silence de carpe.

La campagne où l'on allait déjeuner appartenait aux parents de Crescent. C'était un pavillon d'été, fort simple, à un étage; une immense cuisine à l'âtre énorme occupait le rez-de-chaussée. Autour, un clos herbeux, entouré de grands arbres.

Dès l'arrivée, Crescent courut ouvrir les portes et les fenêtres de la maisonnette. Son père, courbant sa taille voûtée, ramassa du bois mort, près d'un hangar; alerte et vigoureuse, sa mère, avec une grâce de petite vieille, allumait le feu, brandissait les poêles. Chacun se multiplia.

On tira les paniers de provisions entassés dans les voitures. Et le grand-père Rosin, avec précaution, transportait les bouteilles de vin et les trempait dans un seau d'eau de la citerne, tiré de mauvaise grâce par Alphonse.

Plus d'une fois, les mains de Toinette et d'André se rencontrèrent. Ils se regardaient en dessous, avec des yeux tendres et parlants; ils riaient sans cause, avec un air qu'ils s'efforçaient de rendre naturel, et regardaient autour d'eux, craignant d'être devinés.

Ils trouvèrent le déjeuner bien long. Elle allait être à eux, cette moitié de journée, puis André partirait. Quand reviendrait-il? Si tout allait à son gré, toutefois il faudrait le temps…

On ne se levait pas de table; grisés par le grand air, les vins, le repas, les Rosin s'appesantissaient, les yeux las. Déjà, prestement, la mère Crescent rinçait les couverts et desservait, aidée de son fils. Mme Rosin, prétextant une migraine, accepta de dormir à l'étage au-dessus, sur un vieux lit à ramages. Son mari et Alphonse se couchèrent dans l'herbe. Les deux grands-pères allèrent sur un banc fumer lentement leurs pipes, côte à côte, au soleil, tandis que les cochers s'empiffraient, près des chevaux.

Les deux jeunes femmes et André se sauvèrent au fond du clos; Mme Berthe, en arrière, cueillait des violettes. Toinette et André poussèrent la clôture et se trouvèrent sur un chemin de mousse, qui s'enfonçait en se rétrécissant, sous un dôme de verdure inondé de soleil, jusqu'à un lointain arceau de jour bleu.

Des insectes d'or voletaient, avec un bruissement d'ailes de gaze, des papillons blancs s'envolaient des fleurs en grappe, et une odeur d'herbes chaudes parfumait la sente.

Ils gardèrent assez longtemps le silence; leurs bras pendaient, leurs fronts s'inclinaient comme alourdis par un secret; puis, si brusquement qu'il en fut étonné, André dit:

—Prenez mon bras?

Elle s'appuya sur lui.

Il la regarda dans les yeux. Elle, ne cilla point, mais son bras, légèrement, tremblait.

—Je vous aime bien! dit-il.

Après une pause, il reprit avec émotion:

—Je ne suis pas riche, je vis seul, il faudra beaucoup de courage à la femme qui consentira à m'épouser. Je suis triste et malheureux; il faudra qu'elle soit gaie et consolante. Il me semble que si vous m'aimiez un peu, cela irait facilement?

Il sentit le bras d'Antoinette presser le sien instinctivement.

—Voulez-vous être ma femme?—dit-il avec douceur.

Elle baissa la tête et d'une voix indistincte:—Je veux bien.

Leur bonheur était si rapide, si facile, qu'ils en furent étonnés.

Doucement il lui passa les bras à la taille et l'embrassa.

Aussitôt, comme s'il craignait que leurs paroles se fussent envolées, il répéta comme un enfant:

—Vous m'aimez? bien vrai?

—Et vous?

—Moi, je vous aime.

Rapprochant leurs têtes, ils mêlèrent leurs regards, et leurs lèvres s'unirent mollement.

—Oui! je vous aime, répétait André.

Et il sentit que ces mots, si souvent profanés, à cette heure étaient sacramentels, absolus. Alors, toutes les femmes, dont il avait eu le désir ou la possession, les Mariette, les Germaine du passé, devinrent vagues et s'évanouirent, puériles, à côté de la douce et fraîche vierge, dont l'âme, ingénue encore, serait toute à lui, en même temps que la beauté neuve de son corps. Ce qu'il éprouvait était sans nom, la joie d'un arrêt dans le cours des événements, d'une halte brève coupant l'aride route, d'une ivresse unique qui jamais plus ne reviendrait.

Il s'abandonna à ces sensations ailées, fugitives, délicieuses.

Son coeur se dilata, sa poitrine aspira l'air pur, et son âme s'ouvrit à un bonheur parfait.

Il se sentait jeune, il se sentait fort. Ses anciens chagrins, la monotonie du bureau, la pauvreté quotidienne, la vie, tantôt aigre, tantôt douce, auprès de sa mère, son suicide manqué, tout cela était vieux, se perdait dans le passé, comme un cauchemar presque oublié.

Alors il éprouva un furieux besoin de vivre. Il dit à Toinette ses rêves, son espoir, comment leur existence pouvait être gaie, bonne. Il entra dans les détails, parla de Mme de Mercy, dit, imprudemment, qu'elle l'avait fait souffrir, et aussitôt il ajouta qu'elle était tendre, si dévouée. Il supplia la jeune fille de l'aimer, d'être douce pour elle. Ensuite il parla de lui-même, de souvenirs d'enfance, du bureau. Il mêla tout, embrouilla tout, et crut qu'elle avait compris, parce qu'elle acquiesçait à tout.

Mais, tandis qu'il croyait à une communion de leurs âmes, ses pensées à elle étaient bien loin. Les phrases de son amoureux, murmurées avec tendresse, la berçaient comme une musique, mais elle n'en comprenait le sens que peu et mal. Son passé flottait dans son esprit: des souvenirs de petite fille, la mort de la grand'mère Rosin, une vieille acariâtre, le temps du pensionnat, les soeurs qui l'instruisaient, sa grande amie, soeur Flore, et les parloirs, les sorties, puis le mariage de sa soeur et comme elle venait souvent pleurer à la maison, les folies d'Alphonse, des dettes stupides, payées par la dot des filles, la mort du mari de Berthe et, depuis, leur vie commune, promenades du dimanche sur le cours, visites cancanières, jours monotones coulés sans trop d'ennui, dans l'attente de l'avenir, jusqu'à hier, où l'inconnu avait surgi. Et elle regardait André, l'examinant, dans l'ingénuité de son jeune coeur, avec une inquiète curiosité.

Il pensait:

«C'est la femme qu'il me faut, dévouée, résignée.

Toinette n'y songeait guère. Peut-être serait-elle tout cela si la vie l'exigeait, mais en attendant, elle rêvait un avenir chimérique, fait de surprises agréables, et où se mêlaient le plaisir de porter des chapeaux de dame, de sortir seule, et d'avoir un appartement à soi.

André rêvait de beaux enfants, il n'osa en parler. Toinette pensait à une amie de couvent, mariée l'an passé, et qui avait reçu de beaux bijoux. Elle n'osa en parler.

Si loin l'un de l'autre par leurs pensées, leur éducation, leur caractère, leurs habitudes, leurs qualités et leurs défauts, cependant ils étaient près, et se touchaient en un point: ils s'aimaient.

Mme Berthe, qui les surveillait de loin, les rappela. Sa soeur l'embrassa; elles se comprirent.

Ils regagnèrent les voitures, attristés de rentrer sous la surveillance indifférente des parents. Mais la mère exigea qu'Alphonse montât dans la même voiture qu'elle. Toinette et André grimpèrent vite dans l'autre, et le grand-père Rosin aussi.

C'était une joie inattendue. Ils se regardèrent malicieusement. Au bout de quelques minutes, le vieillard parut s'assoupir; aussitôt, ils entrelacèrent leurs mains; leurs genoux se frôlaient. Ils parlaient bas. Le soir fraîchissait, le vent rougissait leurs joues. Ils ne souhaitaient rien, sinon que le trajet durât longtemps, ainsi. Mais bientôt parurent les premières maisons de la ville.

Comme on arrivait, le grand-père leva la tête, et regarda les mains unies des deux enfants. Ils tressaillirent et dégagèrent leurs doigts, mais déjà il avait refermé les yeux, et ils préférèrent croire qu'il n'avait rien vu, quoiqu'un bon sourire errât sur ses vieilles lèvres.

En descendant de voiture, les Rosin, à leur tour, insistèrent pour garder Crescent et André à dîner; c'était impossible, les préparatifs du départ n'étant point faits. Ils offrirent alors de conduire à dix heures, à la gare, André, qui accepta.

Rentré chez les Crescent, il les remercia de leur affectueuse hospitalité, il bouscula ses effets, boucla sa valise, dîna mal et attendit l'heure. On sonna à la porte.

Mme Berthe et sa soeur entrèrent, suivies du père. Mme Rosin était restée à la maison.

Sur le quai de la gare, dans la nuit très sombre, tandis qu'appuyé sur le bras de sa fille aînée, M. Rosin, habitué à se coucher tôt, marchait d'un pas lourd et endormi, en profilant sur le mur l'ombre d'un nez et d'une lèvre démesurés, Toinette et André se tenant par le bras, se promenaient lentement, le coeur serré. Crescent à l'écart, pensif, regardait les rails lumineux se prolonger sur la voie.

André eut un remords. Si ce mariage se faisait, ne le devrait-il pas à Crescent? Il se rappela leur maison de Paris, et qu'il y avait dîné, tant de fois triste. En le voyant si discret, si peu gênant, se retirant presque, sa promesse accomplie, il s'approcha vivement, et lui montrant Toinette:

—Je vous devrai mon bonheur, dit-il.

Crescent eut un geste de modestie; et il y avait dans son sourire quelque regret peut-être. Si ces jeunes gens n'étaient pas heureux, plus tard?… Ce sentiment lui étant une souffrance, il répondit, là où André attendait toute autre parole:

—Avez-vous pris votre billet? je crois qu'il est temps!

André y courut.

En l'attendant, Crescent et Toinette, côte à côte, se taisaient, par une gêne inconsciente. La nuit était fraîche, des rumeurs confuses couraient dans la campagne. Pénétrés par la mélancolie de cette séparation, ils éprouvèrent la même inquiétude, sans se l'avouer. André reviendrait-il? N'était-ce pas un caprice? un engoûment de sa part? Personne ne l'influencerait-il?

Il reparut, avec un bon sourire.

Un quart d'heure après, le train gronda, siffla, s'arrêta brusquement.

André serra des mains tendues, embrassa Toinette en l'étreignant bien fort, puis il sauta dans un compartiment; le train, à un appel de cloche, siffla, s'ébranla lentement, accéléra sa marche. On ne vit plus que les lanternes rouges du dernier wagon, puis elles s'éteignirent, tout bruit mourut, André était loin.

XI

Après les premiers entretiens avec Mme de Mercy qui, résignée, reculait devant un voyage, mais se décida à écrire, et à faire remettre par Crescent la demande en mariage, André alla rendre visite aux Damours; ne le devait-il pas à l'avocat, si bon pour lui?

Il le trouva soucieux; la santé de sa femme empirait, et Germaine était souffrante. Il craignait pour elle l'hérédité d'une maladie de coeur, transmise par la mère. Dès qu'André parla mariage, il se mit à rire.

—Pourquoi riez-vous?

—Parce que j'en sais plus que vous, mon ami, Vous avez été à Châteaulus, chez les Rosin, une famille assez mal composée, pas plus d'ailleurs que beaucoup d'autres…

Et il lui dépeignit les membres de la famille, avec assez d'exactitude.

—Vous les connaissez donc?

—N'est-ce pas mon métier d'avocat de tout savoir?—fit-il en riant. Et il ajouta:—Pensez-vous que Mme de Mercy vous eût laissé marier sans prendre de renseignements?

Damours au reste n'en avait que d'une façon vague, par un ami.

—Alors vous la connaissez, elle?

—Oui, André, je crois que vous auriez pu plus mal choisir, peut-être mieux aussi, C'est une enfant, et vous êtes presque aussi jeune qu'elle. Enfin! le sort en est jeté.—Et lui mettant sa grosse main sur l'épaule, il ajouta avec tristesse:—L'expérience, voyez-vous, ne sert qu'à celui qui l'acquiert à ses dépens, jamais aux autres. Mariez-vous donc, et tâchez d'être heureux. Souvenez-vous que vous avez en moi un ami sûr, et…

«Allons voir Germaine!—dit-il en se levant brusquement.

Ils la trouvèrent sur une chaise longue, dans une jolie chambre, pleine de bibelots. Elle sourit à André, qui fut ému.

En écoutant son babil d'oiseau, il l'admirait, frêle, avec ses grands yeux à la fois précoces et ignorants, tout son petit être troublant, et il faisait une comparaison égoïste entre elle et Toinette, autrement vigoureuse et fraîche.

Tout à coup, sans motif, un des éclats de rire de Germaine se brisa en sanglots. André fut confondu. Mais déjà Germaine s'essuyait les yeux, souriait. Il prit congé et, dans l'antichambre, il interrogea l'avocat, qui eut un geste rude et hésitant:

—Est-ce qu'on sait? Elle est si sensible! De vous avoir vu peut-être?…

Dans la rue, André pensa que cela pouvait être vrai; enfin, il l'avait aimée, autrefois!

«Et Mariette? pensa-t-il. Qu'est-elle devenue? voyage-t-elle toujours? ou de retour à Paris, a-t-elle pour protecteur quelque triste individu, qui la bat?»—Puis cette curiosité tomba.

Huit jours après arriva une lettre de Crescent. Les Rosin consentaient au mariage.

À partir de ce jour, il se fit de grands préparatifs: l'achat du trousseau, la publication des bans.

Accompagnant sa mère, chargée d'acheter le mobilier et les robes, André mêlait, dans ses lettres à Toinette, aux protestations d'amour, des explications détaillées sur la couleur d'un tapis ou les galons d'un corsage.

Le temps, toutefois, lui semblait long, surtout au bureau; il y travaillait de façon distraite et inconsciente.

Un jour, las de regarder le mur et d'en compter les moellons, il fut pris d'une joie égoïste et d'un besoin de la crier. Il regarda son compagnon, Malurus, qui, le teint jaune de bile et les yeux gonflés, ouvrait des cartons poudreux et toussait d'une toux fêlée.—«Pauvre diable!» pensa-t-il, et il lui cria:

—Je vais me marier, Malurus!

L'employé tourna vers lui sa figure usée, et lugubre dans ses haillons noirs, cocasse comme un huissier des pauvres, il regarda son collègue, en faisant une grimace triste:

—Je vous félicite, monsieur de Mercy.

Et une grande minute après:

—Moi aussi, j'ai été marié.

Il dit cela d'un ton si étrange, que l'autre sentit un frisson de malaise. Que savait-il au juste sur ce pauvre diable? Rien. Avait-il une famille, des enfants? Sa femme l'avait-elle planté là? On ne savait lire sur cette face morne. André regretta de lui avoir annoncé son mariage.

Malurus s'était approché de lui, un point brillait dans ses yeux vitreux, et ses lèvres tremblaient, comme si des paroles muettes encore y remontaient. Il fronça le sourcil, devint verdâtre, et murmura avec effort:

—Monsieur de Mercy…

Puis d'une voix changée:

—Voulez-vous me prêter votre grattoir?

Et vite, il retourna dans son coin, où il fit, tout le jour, un grand bruit de cartons et de paperasses.

André avait loué, dans le quartier Saint-Sulpice un appartement cher, qu'il meubla coquettement. Dans la chambre à coucher, assez vaste, il y eut un grand lit à ruelles, une psyché, un secrétaire et des meubles, pareils aux tentures, de perse bleue à dessins. Point de salon, un tout petit cabinet de travail tendu de bleu, une salle à manger meublée en vieux chêne et la cuisine.

Plus d'une fois, Mme de Mercy avait dit avec une voix de reproche:

—André! André!…

Elle était soucieuse de l'avenir; bien que les Rosin eussent promis une rente de quatre cents francs par an, elle restait inquiète. Les derniers jours, elle gardait André avarement, le couvrait de caresses, avait des paroles tendres, qui imploraient.

«Était-il donc si malheureux, pour la quitter, l'ingrat?

L'aimerait-il encore, quand une autre, étrangère, serait là? Du moins était-il heureux? Les années qu'ils ont vécues, mère et fils, ensemble, ont été pourtant douces! (Elles le paraissent surtout, à ce moment final.) Ils n'ont rien à se reprocher l'un à l'autre, n'est-ce pas?»

Et elle évoquait des souvenirs, le passé; ils parlaient de Lucy, leur chère morte. Qu'elle serait heureuse, maintenant, de voir son frère se marier, qu'elle aimerait sa belle-soeur!…

—Mais elle nous voit,—disait Mme de Mercy en levant les yeux. André baissait la tête.

Le jour du départ arriva enfin.

André et sa mère devaient quitter Paris, le même jour, lui pour Châteaulus, elle pour aller passer quelque temps à Compiègne, dans la maison de campagne de Mme d'Ayral.

Le soir venu, il conduisit Mme de Mercy à la gare.

Elle partit sans pleurer; tous deux furent fermes quoique, au fond, près de sangloter.

—Adieu, mère, cria-t-il.

Il lui sembla qu'ils étaient séparés, pour toujours, que sa vie se brisait en deux: derrière lui était le passé maternel, devant, l'avenir conjugal. Il lui vint des regrets, presque des remords.

Il arriva à la garé une heure trop tôt. Là son attente s'éternisa. Rien de triste comme ces halls immenses où se presse la foule. Sur les bancs des soldats dorment, des paysannes rigides patientent, de gros paniers entre les jambes, des élégantes, sentant l'iris, sous des manteaux de voyage, passent au bras d'hommes corrects, des familles endormies se tassent autour du mari, qui s'éloigne en courant, revient et fait des gestes désespérés, parce qu'on a oublié quelque objet sans importance. Plus tristes encore, les salles d'attente, le quai, la voie où circulent des trains, lentement, avec le fanal rouge qui grossit ou diminue avec eux, triste le wagon où André se blottit.

Une lâcheté le prend, de ne point partir, mais elle l'empêche de se lever; les portières se ferment, et l'on roule. André rêve, soulagé, et peu à peu le mouvement accéléré du train le berce et l'égaie. Il a franchi ses doutes et il a soif d'action. Le train court, l'emporte vers la vie nouvelle.

La nuit s'écoula.—Châteaulus!

Toinette est là, qui l'attend, et ils s'étreignent, ardemment.

Elle a embelli, son teint à une animation fiévreuse, ses yeux brillent; dans l'enfant presque gauche, à l'allure provinciale, un invisible rien a changé le tour des cheveux, assoupli la démarche et changé presque en femme, la vierge.

André n'entrevit ses beaux-parents et Berthe, qu'à travers une brume: il ne vit que Toinette, elle seule emplit les cinq jours d'attente qui les séparaient du mariage. Il logeait chez les Rosin, on l'installa dans une grande chambre, où la fenêtre s'ouvrait sur la campagne.

Du matin au soir, il ne quitte pas Antoinette.

Le père est au bureau, le fils aussi. Le grand-père passe les après-midi dehors, ou enfermé à lire. Berthe gênée, s'efface. La mère, indifférente, vaque à ses affaires et les deux fiancés restent seuls, dans le salon.

Quand ils sont las de parler, de se regarder, ils s'embrassent.

Un grand canapé les attire: s'y tenant par la taille, ils semblent vivre, les yeux noyés, dans un rêve.

Toinette est confiante, naïve, et rougit à peine, sous les lèvres chaudes de son ami.

Vierge et toute pure, elle ne sait rien du mal, n'a pas d'hypocrites pudeurs. Ses yeux sont beaux. Sa bouche est fraîche comme un fruit.

Les aveux coulent de leurs lièvres.

«Que le temps a été long? Qu'ont-ils faits, loin l'un de l'autre.»

Ils se le disent.

Puis ce sont des riens, des enfantillages, la joie des repas, des promenades, où il faut garder un air sérieux. Toinette rit, car son soudain mariage a mis la ville en tumulte. Leur maison n'a pas désempli de visiteurs. Des amies se sont fâchées. Personne n'a voulu croire à une union si rapide; en province, à Châteaulus surtout, on reste deux ans, trois ans fiancés; les familles se brouillent, se raccommodent, les enfants en souffrent; qu'importe! c'est la coutume.

Et dans la rue, André reçoit d'étranges regards qui lui arrivent, comme des coups. Il sent qu'on le hait, qu'on le dénigre. On n'aime pas que l'étranger vienne prendre les filles; n'appartiennent-elles pas de droit au groupe de la jeunesse fainéante, cancanière et stupide, qui perd son temps au café et au cercle?

De retour à la maison, les amoureux sont aux bras l'un de l'autre.

Mais André devient impatient, inquiet; il est homme, il sait ce que l'enfant ignore, et le sang lui bat, à coups saccadés, aux tempes et au poignet. Il souffre, du supplice de Tantale.

Une fois, il a dénoué ses bras de la taille de Toinette, comme honteux:

—Qu'avez-vous? dit-elle, vous ai-je fait de la peine?

Et ingénue, elle le regarde, troublée.

—Il me tarde que nous soyons tout l'un à l'autre—dit-il en rougissant.
Et à voix basse:—Ne trouvez-vous pas le temps bien long?

—Oh si!

Et elle rougit, comme lui, sans avoir bien compris.

Depuis ce jour, un instinct s'éveilla en elle. Toinette n'embrassa plus son ami, comme si elle pressentait que ses caresses lui faisaient mal, et qu'à leur bonheur pour qu'il fût entier et libre, manquait encore la sanction des hommes et de Dieu.

Le surlendemain, le mariage se fit, à la mairie. On y alla par petits groupes; personne n'y assista que les témoins.

Mais le soir, les Rosin n'avaient pu se priver d'inviter une quinzaine de personnes. La messe serait dite à minuit. Les mariés aussitôt après partiraient pour Paris.

Le dîner, commandé à l'hôtel, fut servi. Le repas fut long. On était en vêtements de noces. Bien qu'André, qui passa pour fier, empêchât par son air réservé, d'éclater cette gaieté triviale propre aux petits mariages bourgeois, cependant il la sentait latente. Des visages étrangers, évités par lui jusqu'à présent, entraient de force, ce soir, dans sa vie et sa pensée. Il en eut, injustement peut-être, un retour de dédain et d'orgueil, et souffrit.

Immédiatement il pensa à sa mère. Seule, là-bas, elle devait être bien triste. Et il songeait: «Combien elle souffrirait davantage ici, vraiment ce n'est point sa place, et sa fierté serait humiliée.» Ce souvenir donné à l'absente, il se retrouva, comme réveillé, au milieu du bruit, des rires, des lumières: quel malaise! Et ses yeux faisaient le tour de la table.

Ses beaux-parents, il les subissait, ne faisait plus attention à eux; mais les autres… Si restreinte que fût la noce, il s'y trouvait des étrangers, leurs femmes, des enfants. Tous les yeux étaient fixés sur lui; il détournait la tête. Toinette était près de lui, ce qui le consolait, mais il la trouvait moins bien, dans cette robe blanche, que dans sa simple petite robe brune de tous les jours.

En face d'eux, un juge de paix cramoisi, au visage couvert de loupes phénoménales, susurrait à Mme Berthe des galanteries de mauvais goût.

Un jeune homme barbu, le cousin de Rosin, à tête piriforme et à l'air méticuleux, coupait son pain en petits cubes. Une vieille femme, à face bestiale, dévorait.

André eût pu lire sur les visages ce que chacun pensait.

L'un le dénigrait, l'autre enviait Toinette; et on disait d'eux tout le mal possible.

Les chansons, dès qu'on eut porté la santé des mariés, commencèrent. Un avoué chanta Mimi Pinson. Le cousin, un refrain d'opérette à la mode de l'an passé. Mlle Ambroisie, soeur du juge de paix, poussée par un groupe de gens hostiles aux mariés, se leva, dressant sa tête presque sans cheveux, et roulant des yeux verdâtres, cria d'une voix aigrelette une complainte monotone, et à laquelle sans doute elle attribuait un sens méchant, car à chaque refrain, elle regardait en face les mariés avec un mauvais sourire.

Puis elle se rassit, au milieu d'applaudissements.

Dès qu'ils le purent, Antoinette et André quittèrent la table.

Au salon, des gens fumaient, gorgés de nourriture. Dans la cuisine, des hommes mûrs et Alphonse embrassaient les servantes. Ailleurs, des femmes jacassaient.

Ils poussèrent la porte de la cour.

Elle était solitaire. La petite ville dormait. La brise d'été roulait une odeur de fleurs. Un chat miaulait d'amour, au loin. Dans un coin, un puits couvert d'un treillage de feuilles, blanchissait sous la pleine lune; elle oscillait, dans un seau d'eau, comme un disque d'argent liquide.

Longtemps ils se rappelèrent la sensation ineffable de cette minute perdue, où ils ne parlaient point et se regardaient gravement.

On les appela. L'heure de la messe approchait. Une voiture les mena devant la cathédrale. Au son des cloches, et comme les douze coups de minuit sonnaient, les larges vantaux s'ouvrirent. Toinette et André s'avancèrent dans une nuit profonde; au loin seulement brûlaient deux cierges. Puis ils tournèrent et virent, dans un des bas-côtés, une petite chapelle illuminée.

Ils attendirent. Une clochette tinta. Le prêtre célébra la messe. Bientôt l'alliance d'or cercla leur doigt, comme l'anneau d'une chaîne nouvelle, qu'ils porteraient ensemble, jusqu'à la mort.

Toinette, abîmée dans ses voiles et prosternée, priait. André songeait.

Une fraîcheur emplissait la petite chapelle, mais ailleurs et partout la cathédrale était sombre. C'était bien dans la vie obscure et froide, l'arrêt lumineux et féerique d'une heure unique, inoubliable.

Toinette dans la sacristie, chancelait, un peu pâle.

—Ne partons pas, dit André, restons ce soir, voulez-vous?

—Oui,…—Et elle l'en remercia d'un sourire.

Alors, chez les Rosin, dans la plus belle chambre, on leur dressa un lit. Mme Berthe, qui occupait la pièce voisine, aidait aux préparatifs, pensive, se souvenant d'elle-même. Mais André devint triste, regretta de n'être point parti. La mère mettait les draps avec lassitude; ses yeux ternes n'avaient pas d'expression.

Songeant qu'elle allait lui confier sa fille, André eut une impression inattendue qui le surprit, et se demanda pourquoi tant de vieilles femmes ont sur leur visage usé, et dans leurs yeux éteints, l'air déplaisant de vieilles entremetteuses.

En bas, Toinette s'arrachait aux baisers envieux des femmes et des filles; André descendit. Sur l'escalier, le grand-père Rosin le croisa et, avec un sourire un peu triste et une expression singulière, lui fit un signe de tête amical, en levant un doigt en l'air, comme s'il l'avertissait… de quoi?

Toinette était sa préférée. Le signe s'adressait-il à toute leur vie future? Qui le savait?… Et André, troublé, revit le doigt maigre levé, qui s'agitait, pour un conseil ou un avertissement.

Toinette n'était plus en bas, on la déshabillait, chez Berthe.

Quand elle entra dans la chambre nuptiale, aux bras de sa mère et de sa soeur, un peu pâle et vêtue d'un peignoir blanc, le coeur défaillit à André. Ainsi on la lui livrait, elle était à lui, et c'était le prix du marché conclu. Mme Rosin se retira, Berthe passa dans la chambre à côté. Deux heures sonnèrent, mélancoliques dans la nuit; et debout, près du lit entr'ouvert, André et Toinette se regardèrent. Ce qu'ils éprouvaient, était sans paroles et même sans pensées. Pleine d'appréhensions devant l'inconnu, l'âme trouble, elle souriait, avec un imperceptible tressaillement nerveux. Lui plein d'angoisse devant la vierge, cherchait de vaines paroles, et bouleversé d'amour et de peur, il souriait aussi, confus. Les mots expiraient à leurs lèvres. Alors en silence, il lui tendit les bras, puis les lèvres; et ils s'étreignirent frissonnants, elle toute enfant, lui redevenu enfant, pour cette nuit de tendresses et de caresses, pour cette nuit unique au monde.

DEUXIÈME PARTIE

I

Huit jours après, un matin, ils se réveillèrent à Paris, comme au sortir d'un songe. Leur départ, le voyage, les heures écoulées, défilaient devant eux d'une façon confuse. Le coeur gonflé de tendresse, doucement ivres, ils ne savaient si leur arrivée était bien réelle, et s'ils ne dormaient point encore.

Pourtant, descendus sur le quai de la gare, et entrés dans la grande ville bruyante, ils se secouèrent, regardèrent autour d'eux, et se sourirent. Ils s'occupèrent enfin de leurs bagages et d'une voiture. Mais cela les étonnait d'agir, et ce fut d'une voix indécise qu'André cria au cocher l'adresse.

Le fiacre roula; bercés doucement, ils retombèrent à leur molle ivresse. Ils se contemplaient, perdus dans une pensée douce, ils se trouvaient beaux, admiraient leurs yeux battus et brillants, leur visage pâli par l'amour; ils se tenaient la main et se taisaient, tant leur bouche avait proféré de fois les aveux, les appels, les caressantes paroles.

La voiture s'arrêta brusquement; ils sursautèrent. On était arrivé, ils se mirent à rire.

—Montez,—dit André en désignant un escalier, dans la cour. Il la suivit, regardant la robe qui dépassait, sous le manteau de voyage.

«Ma femme! c'est ma femme!» répétait-il, et au sentiment délicieux de l'avoir possédée, s'ajoutait la joie de l'avoir sienne à jamais, de l'introduire dans l'existence nouvelle, de lui faire, dans l'appartement où elle vivrait, la surprise des meubles frais, de lui dire: «Vous voici chez vous, c'est bien modeste, mais j'espère que vous vous y plairez.»

—Là!—et il introduisit la clef dans la serrure—nous sommes au premier!

Cela déjà lui semblait une aubaine; tant de Parisiens habitent au cinquième. Mais Toinette, habituée à vivre dans une grande maison, ne prêta aucune attention à cet avantage. Elle s'étonnait même qu'on pût vivre, tant de locataires ensemble, entassés les uns sur les autres.

Le concierge déposa les malles. André ferma la porte.

—La domestique ne viendra que demain, dit-il. Nous sommes seuls, nous mangerons dehors, cela vous déplaît-il?

—Mais non!

—Vous voici chez vous, c'est bien modeste, mais…

Et il répéta la phrase qu'il pensait dans l'escalier. Elle sourit, étonnée, et s'avança rapidement, par curiosité enfantine; elle ne jeta qu'un coup d'oeil: le cabinet de travail d'André lui plut, mais elle eût préféré un salon, elle aima la chambre à coucher, dont la grandeur imposante ne lui parut que raisonnable, elle traversa deux grands cabinets à portes vitrées, passa dans la cuisine qu'elle trouva sombre, et dans la salle à manger, sombre aussi. Il lui semblait avoir tourné sur elle-même, et déçue:

—Comme c'est petit! s'écria-t-elle.

Timidement, elle regarda André avec regret, et le voyant gêné, l'embrassa.

—Chère, chérie! nous ne sommes pas en province. Cet appartement, voyez-vous, est très grand pour notre budget, et même très grand pour Paris.

Et il entra dans des détails qui firent hocher la tête à la jeune femme; elle se résignait, sans être convaincue.

—Bah! fit-elle, ça ne nous empêchera pas d'être heureux?

—Mais viens voir, regarde en détail, est-ce que le papier de ta chambre te plaît?

—Attends que je me mette à l'aise.

Et tout de suite après, elle alla regarder aux vitres, vit une grande cour et, sur trois côtés, des murs percés de fenêtres; tout en haut, s'ouvrait un carré de ciel bleu; en face d'elle, par delà un mur sur lequel un chat promenait sa silhouette maigre, montait une maison de pauvres gens, noire de suie.

André comprit le regard de la jeune femme.

—Oui, je sais, c'est un peu triste une cour, mais que voulez-vous? l'appartement est si avantageux.

Ce n'était pas trop l'avis de Toinette; elle se laissa prendre aux bras du jeune homme.

—Vois-donc, disait-il tendrement, aimes-tu ces meubles?

—Oui.

—Et ce lit?

—Aussi.

—Cette psyché?

—Oui,—dit-elle en hésitant; elle aurait préféré une armoire à glace.

—J'ai fait de mon mieux, êtes-vous contente?

—Je vous remercie,—dit-elle très bas, car depuis leur mariage, ils se tutoyaient dans les moments d'expansion, mais revenaient au «vous» malgré eux, presque aussitôt. C'était leur pudeur mutuelle qui s'exprimait ainsi, avec une contrainte et une cérémonie involontaires.

Car telle était la bizarrerie de leur situation, commune à tous les jeunes mariés: ils ne se connaissaient qu'à peine, et d'autre part, liés par la possession amoureuse, ils ne pouvaient être plus intimes. De là, chez eux, un mélange ingénu de chatteries, d'effusions et de réserves subites, de gênes délicates.

Toinette et André prirent possession de leur appartement, ouvrirent les armoires, mirent les mains sur tout; elle s'assit à un petit bureau de laque et écrivit à ses parents, la plume grinçait; lui prit un livre et le lut, sans intérêt: leur dépaysement ne pouvait de sitôt cesser, il leur faudrait des jours et des mois avant qu'ils se sentissent chez eux.

André, en regardant écrire sa femme, goûtait d'avance les plaisirs de l'intimité, des matins d'été dans la chambre ensoleillée, des soirs d'hiver, quand pétillerait la flamme.

Ils sortirent sur la place Saint-Sulpice; André désigna l'église:

—Veux-tu entrer?

—Oui.

Devant une des petites chapelles consacrées à la Vierge, elle s'agenouilla. Debout et en arrière, il la regardait, penchée, le front dans ses mains; les cheveux bruns, durement tordus, dégageaient la nuque fraîche, d'un blanc d'ivoire. Il resta pensif; que de fois il avait vu sa soeur Lucy, prosternée ainsi en de longues prières, lui revenir avec des yeux d'extase et une clarté sur le visage. Mais Toinette se signa rapidement, lui prit le bras en souriant.

Frappés par la même idée, ils se rappelaient la messe de leur mariage, et leurs impressions troubles, en cet instant.

Ils déjeunèrent dans un restaurant cher. Toinette avait faim. Pleine de curiosité, elle regardait autour d'elle les couples assis à de petites tables. Le tumulte de la rue ébranlait les vitres; grisée de couleurs et de bruits, elle murmura avec étonnement:

—C'est drôle, Paris!

—Préfères-tu Châteaulus?

—Oh non!

La note l'épouvanta.

—Mais on te vole!

—Je le sais bien.

—Refuse de payer!

Il se mit à rire:

—Pour une fois… nous ne dînerons pas souvent ici, ni chez Bignon, va.

Ils prirent une voiture qui les mena au bois.

André indiquait au passage, les monuments, les rues; Toinette distraite, regardait les voitures de maître, tournant autour du lac. Pourquoi était-elle en fiacre? Et avec une ignorance enfantine du prix de l'argent, la jeune femme trouvait sa robe trop simple. Elle se consola en dédaignant les omnibus et les piétons.

De temps en temps, elle désignait à son mari une dame empanachée ou quelque fille au chignon doré, conduisant un dog-car:

—Connais-tu cette dame?

… comme s'ils eussent été sur le cours d'une ville de province. Les réponses d'André l'effrayèrent. Personne ne les connaissait. Ils ne connaissaient personne. Quelle solitude! Elle garda le silence.

—À quoi penses-tu? demanda-t-il.

—À rien.

Car elle pensait à trop de choses à la fois, voyait trouble. Aux images vagues et pompeuses d'un avenir inconnu, se mêlaient l'impression tourbillonnante du présent, et les évocations précises du passé.

André, déjà las de ce spectacle monotone, avait grand'hâte d'être chez eux. Sa femme, dans le plein air de Paris, semblait lui appartenir moins. Des gens la regardaient; il en était froissé.

—Veux-tu que nous dînions chez nous? Ce sera une économie.

Elle battit des mains:

—C'est cela! tu verras la bonne cuisine que je sais faire!

Ravis à l'idée de cette dînette, courant les magasins, ils entrèrent dans les plus beaux.

Toinette, qui s'empara du porte-monnaie, acheta une livre de fraises, des oeufs, une bouteille de Médoc, un pâté fin.

On n'oublia que le pain, André ressortit.

Déjà Toinette avait mis la table; la vue de leur porcelaine, de leurs couverts, les ravit.

Il n'y avait pas d'eau, André alla emplir une carafe dans la cour.

Ce fut un gracieux dîner, leurs verres se touchaient, leurs chaises se rapprochèrent. Les bougies jetaient sur les murs des clartés amies. La porte, fermée à double tour, les isolait du reste des vivants. Ils connurent, pour la première fois, avec une intensité décuplée par leur amour, l'égoïste confort de famille quand, les rideaux tirés, on se replie en soi-même, laissant passer les heures. Ils mangeaient lentement, André s'écria:

—Ne sommes-nous pas mieux ici, tout seuls?

—Si!

Elle était sincère. Chaque impression nouvelle mettait une empreinte en elle, comme dans de la cire.

L'heure était douce et pénétrante. Ils inaugurèrent, avec une ivresse sourde, ce premier soir de leur vie future. Leurs mains se mêlaient sur les meubles et les objets. Désormais tout leur serait commun, jusqu'au grand lit vierge, caché dans l'ombre des rideaux.

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