← Retour

Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises

16px
100%

II

Ils dormaient profondément, le lendemain, quand sept à huit coups de sonnette, retentissant chaque fois plus stridents, réveillèrent brusquement Toinette. Effarée, elle jeta autour d'elle le regard surpris des gens qui s'éveillent pour la première fois, dans un lieu inconnu, elle frotta ses yeux, tressaillit, secoua son mari, qui murmura tranquillement:

—C'est la bonne, je vais y aller.

—Non, non, dormez!—dit-elle avec importance,—c'est mon affaire.—Elle courut à la porte, et recula étonnée.

Portant un grand chapeau de crêpe, une vieille dame aux yeux rougis par les larmes, les mains enfouies dans un manchon à longs poils jaunes, fit une révérence, en disant poliment:

—Madame de Mercy, je crois?

Toinette fit un signe d'assentiment.

—Madame Ouflon…—dit la vieille dame en se nommant.—On peut m'appeler aussi Marie.

—Ah!—dit Toinette troublée—très bien! très bien!—et elle introduisit la bonne.

«Mon Dieu! pensait-elle, pourquoi André a-t-il pris cette dame-là? Je n'oserai jamais la commander.»

La vieille la couvait d'un bon regard, comme si elle comprenait:

—Monsieur a peut-être dit à madame, que je n'ai pas toujours été en condition? J'ai longtemps habité le Nord, j'avais une belle maison et des champs, madame. Mon mari a tout bu, tout perdu, il est mort avec tant de dettes, que nous n'avons su, mon fils et moi, comment nous retourner. Mais maintenant Polyte,—c'est pour abréger, remarqua-t-elle avec beaucoup d'aménité,—Hippolyte est dans les chemins de fer, et dès qu'il sera sous-chef de gare…

Elle n'acheva pas; un avenir divin s'étalait devant ses yeux. Elle tira un grand mouchoir et s'essuya les yeux.

—Madame sera contente de moi, j'espère? Je dois dire que madame me plaît beaucoup. Faut-il faire du chocolat?

—Attendez, oui, ayez l'obligeance de préparer le chocolat!—dit Toinette d'un petit air entendu, et elle courut rejoindre André, qui ne put se tenir de rire.

—Chérie, dit-il, il paraît que c'est une personne sûre; si vous saviez comme c'est rare à Paris; j'espère qu'elle vous conviendra?

—Mais je n'oserai pas la commander.

—Par exemple!—Et il sonna:

—Bonjour, Marie, vous m'apporterez de l'eau chaude pour ma barbe.

—Bien, monsieur.

Une demi-heure après, le chocolat parut. Mme Ouflon le portait avec un petit sourire gourmand, de l'air de quelqu'un qui transporte son déjeuner dans une chambre voisine, afin de le déguster plus à son aise.

Le chocolat était détestable.

—Bah! fit André, c'est la première fois…

Et il cria:

—Eh bien, Marie, et cette eau chaude?

—Voilà, monsieur.

L'eau était froide.

—Sapristi!

Toinette se mit à rire; ils se regardèrent, un peu penauds.

—Il faudra la dresser, dit-il avec conviction.

—Comptez sur moi!

Le congé d'André touchait à sa fin. Il employa les quelques jours qui lui restaient à promener sa femme dans Paris. Elle s'arrêtait devant tous les magasins; des étoffes, des bijoux la tentaient. Il les lui promettait pour plus tard, dès qu'ils seraient riches.

Ce mot n'avait aucun sens pour elle. N'étaient-ils pas riches, puisqu'ils dépensaient de l'argent, prenaient des voitures, allaient au théâtre. Elle trouvait cela tout simple. Dans sa facile vie de province, n'ayant pas de besoins, elle n'avait manqué ni souffert de rien. Pourquoi n'en serait-il pas de même à Paris?

Mme de Mercy avait écrit plusieurs fois, souhaité de loin la bienvenue à sa belle-fille. Son retour ne pouvait tarder.

André, à la veille de rentrer au bureau, fit ses comptes.

—Il est temps que ma mère revienne, je n'ai plus un sou!

—Ah! mon Dieu!

—Elle a encore cinq mille francs à moi, elle me les garde, je lui parlerai.

Le lendemain, il alla à son ministère. Les jours d'après furent pénibles.

André fut malheureux. Avant son mariage, la nécessité de griffonner des paperasses lui pesait. Maintenant, au contraire, il eût voulu plus de besogne, et gagner bravement sa vie. N'était-ce pas absurde qu'il fût là, rivé à son pupitre, astreint à une exactitude niaise, n'ayant qu'une besogne inutile de copiste? Il eût travaillé gaîment du matin au soir, pour gagner davantage que ses cent soixante francs de salaire. Comment vivre, avec cette somme dérisoire?

Le bureau, que jusqu'à présent André avait supporté avec ennui, redevint pour lui une préoccupation irritante, pénible.

Encore, s'il avait pu se retirer et gagner sa vie autrement. Mais comment? L'Administration donnait le gagne-pain incomplet, mais immédiat. À l'âge d'André, entré dans une carrière, on n'en sort point, quand on est pauvre. Rigide sur certains points et fier, il ne voulait demander ni devoir rien à personne. D'ailleurs qu'eût-il su faire? Avec cet enseignement classique, qui fait tout au plus des hommes de lettres ou des ratés, à quoi eût-il été bon?

Il n'y avait donc rien à faire qu'à attendre, continuer sa vie puérile et vide, sortir râpé, et manger peu.

Mais, auraient-ils de quoi vivre?

Deux ou trois années étaient presque assurées, grâce à la moitié restant des dix mille francs donnés par sa mère. Ensuite l'on verrait, quitte à vivre en province, délégué dans quelque emploi. André se disait cela pour se donner espoir, mais cette perspective lui faisait horreur; en effet, la liberté de Paris serait loin. Ici il avait, en dehors de l'Administration, une indépendance réelle. Que deviendrait-elle, ailleurs?

Toinette s'accoutumait.

Prise dans des liens d'habitude douce, elle vivait d'une vie tendre, facile et calme. Les heures, l'après-midi, lui paraissaient longues. Elle n'avait pas l'habitude de lire, n'aimait ni coudre ni broder; André tâcha de lui inspirer ces goûts. Il n'aimait pas que l'esprit des femmes se perdît en rêvasseries inutiles. Il voulait que Toinette sentît toujours l'obligation, l'utilité d'un travail, si petit fût-il.

Leurs rapports étaient bons, leurs caractères ne s'étaient pas encore heurtés. Ils se cédaient toujours.

Au lieu de s'approfondir, ils reculaient l'un devant l'autre. À tout ce que sa femme disait, André répondait amen; et il se croyait sincère. Ils se faisaient ces concessions mutuelles, où la raison n'est pour rien, toutes de sentiment et qui cessent, dès que l'esprit et le caractère, tôt ou tard, revendiquent leur indépendance. Alors naissent les petits heurts, les raisonnements stériles, les abdications sans conviction, les entêtements bêtes, les bouderies cruelles sans le savoir, les mots brutaux sans le vouloir, mille discussions où la femme, vaincue, est humiliée, où vainqueur, l'homme est amoindri.

Car tout se combat, dans les deux êtres que la vie a associés: les origines, l'éducation et l'instruction, tout, jusqu'aux préjugés et aux manies.

Chez les êtres les mieux doués d'intelligence et de coeur, ce n'est qu'au contact journalier, après des mois et des années, que les caractères s'assouplissent, se conforment l'un à l'autre; la tâche est rude, quotidienne, fastidieuse.

Souvent l'amour y sombre. Et ce jeu cruel et irritant, où parfois aux mauvaises heures, mari et femme semblent se complaire, met en cause le bonheur de toute la vie, et l'avenir des enfants.

Toinette et André n'en étaient point là encore; cependant ils n'étaient pas tellement enivrés, endormis par leur tendresse, qu'ils ne pressentissent pas déjà, l'un chez l'autre, des malentendus, peut-être éternels.

André était si affectueux, si prévenant qu'elle le trouvait trop bon et lui baisait la main de force, avec une tendresse reconnaissante; il lui semblait supérieur aux hommes, aux parents qu'elle avait connus.

André jugeait Toinette assez intelligente, peu instruite, et fine; car elle avait ce tact féminin d'écouter sans comprendre, et de sourire à propos.

Ils s'admiraient, se flattaient l'un l'autre, car la vie leur était douce. L'intérêt, ni le sacrifice, ni la pauvreté mesquine n'avaient encore ouvert leurs yeux, ni réveillé leur égoïsme endormi.

Ils perdaient la conscience de leur moi. André était Toinette, et Toinette était André. Ils vivaient l'un par l'autre, mais c'était l'homme qui s'abandonnait le plus, car ayant vécu et souffert, il avait besoin d'effusions. Ignorante, expectante, Toinette se livrait moins.

André l'étonnait par ses phrases sérieuses, son désir d'être câliné, sa tendresse nerveuse. Elle l'aimait tout uniment parce qu'il était jeune et aimant. Elle ne comprenait guère ce qu'il lui disait, ou souvent l'interprétait à côté, peu perspicace d'ailleurs, ou peu curieuse de deviner l'esprit de son mari. Elle ne pensait point, elle sentait.

Quand elle le regardait avec de beaux yeux tendres, et qu'elle lui caressait les cheveux, il lui confiait souvent d'amers chagrins, ou des projets d'avenir, et lui demandait si elle pensait comme lui; elle répondait:

—Oui!

… d'une voix doucement grave; et André se sentait le coeur réchauffé; mais Toinette, le plus souvent, avait parlé d'instinct, sans comprendre.

Qu'importait? puisque leurs yeux se cherchaient, puisque leurs lèvres se souriaient, puisque l'ardeur de la jeunesse les jetait aux bras l'un de l'autre, puisqu'ils s'aimaient.

Leurs nuits étaient douces et longues. Une veilleuse emplissait la chambre d'une faible clarté amie. Leurs sommeils amoureux s'éveillaient en un sourire, tandis que Mme Ouflon, tirant gravement les rideaux, leur présentait le chocolat, devenu meilleur.

Ils paressaient encore, n'avaient pas besoin de parler: se regarder et se sourire suffisait. Ils lisaient le journal, distraits; elle pensant à des emplettes, car bien que rien ne manquât, chaque jour elle s'avisait d'un bibelot nouveau; lui, inquiet et parlant d'économie, car il ne restait presque rien du traitement du premier du mois.

Ils se levaient, s'habillaient lentement, et André partait pour le bureau. Toinette s'occupait du déjeuner, envoyait Mme Ouflon plusieurs fois dehors, car la vieille n'avait pas plus de mémoire que la jeune. Vers onze heures on entendait un pas dans l'escalier. Toinette se jetait sur la nappe, mettait en hâte le couvert.

—Un petit moment, mon ami! criait-elle.

Les premiers jours, le repas avait tant tardé, qu'André, en retard à son bureau, avait été admonesté. Toinette désolée pressait le service, Mme Ouflon cassait des assiettes, et le repas était à peine cuit, peu mangeable. Puis une réaction vint. Toinette se levait tôt, bousculait la vieille dame, et quand André arrivait, on lui servait des viandes calcinées, des sauces gélatineuses. L'équilibre fut long à se faire.

Un soir que Mme Ouflon était montée se coucher, Toinette qui furetait dans les armoires, poussa un cri, André accourut. Dans un petit buffet de cuisine, comme un gros chat qui a trop mangé, l'indicible manchon à poils jaunes de Mme Ouflon reposait sur une montagne de croûtes de pain. Il y en avait pour plusieurs livres, en fragments secs, en blocs de mie, en croûtons fantastiques.

Le lendemain Toinette constatait le désordre, l'excès des dépenses, elle eut une sévère explication avec la bonne, et l'accompagna dans ses achats. Elle fut vite édifiée.

Mme Ouflon ne pouvait se passer d'un bonnet neuf, elle marchait, dans la rue, à petits pas, d'un air indifférent, comme une vieille dame sortie en coiffure du matin.

Très digne, elle achetait ce qu'il y avait de meilleur, comme pour elle, sans marchander; les fournisseurs la prenaient pour une rentière.

Toinette s'apercevant du manège, bouscula Mme Ouflon, mais celle-ci se mit à sangloter dans la rue, disant qu'elle n'avait pas été toujours en condition, et que quand Polyte serait sous-chef de gare, elle partirait avec lui dans un fiacre à deux chevaux.

Toinette ne la gronda plus.

Mais c'était elle-même qu'André reprenait doucement. Il sentait leur petit ménage aller à la dérive, les dépenses s'accumuler; beaucoup de provisions étaient perdues, on laissait la bonne les revendre. Elle troquait ainsi au marché, des portions de viande, de poisson, contre des assiettes de moules, qu'elle dégustait avec ravissement, en essuyant ses yeux rouges, et en soupirant après un avenir meilleur.

Malgré leur tendresse, Toinette et André sentaient bien que les choses allaient de travers, et qu'il fallait enrayer. Ils avaient été souvent au théâtre; maintenant que l'argent manquait, ils passaient leurs soirées ensemble. Il lisait tout haut, elle n'écoutait pas. Rarement ils parlaient du désarroi de leur petit ménage, mais ils y songeaient. Une fois André s'écria, en pensant au besoin d'argent:

—Ouf! il est temps que ma mère revienne!

Toinette lui jeta un regard vif comme un éclair, et s'enferma dans un silence têtu. Avait-elle cru à une arrière-pensée d'André, et qu'il souhaitait que sa mère dirigeât leurs affaires? Les jeunes femmes ont de ces défiances. D'ailleurs c'était avec appréhension qu'elle attendait de connaître Mme de Mercy. Que seraient-elles, l'une pour l'autre? Et sans savoir, d'avance, elle aimait peu sa belle-mère inconnue.

André murmura, pensif:

—Elle a été souffrante, sans cela elle eût été à Paris, pour nous voir, au premier jour. Avec cela, tu sais, très fière, très réservée. Elle a trop peur de paraître gênante, de s'imposer à nous. Elle a l'âme très haute, vois-tu, et dès qu'elle te connaîtra, vous vous entendrez si bien; n'est-il pas vrai, ma chérie?

Toinette ne répondit point, et baissa le capuchon de la lampe, car le regard franc d'André gênait le sien. Elle avait presque envie de pleurer; pourquoi donc?

Il continua:

—Si tu savais comme elle est bonne, et affectueuse. Elle a toutes les politesses du temps passé, elle est très délicate sur les convenances; un rien lui fait de la peine, mais un rien lui fait plaisir. Tu seras bonne pour elle?

Elle se leva, cherchant la laine de sa tapisserie, qui était tombée.

André parlait toujours; la mélancolie qui passait parfois sur son front,
Toinette l'attribua à l'absence de Mme de Mercy. Elle faillit répliquer:

«—Elle vous manque, avouez-le? elle a été toute votre vie; et moi que suis-je, si peu de chose encore?»

Elle aurait dit cela avec dépit, mais André l'aurait rassurée tendrement; elle l'aurait cru.

Elle ne parla point, c'était le tort de son caractère fermé; les malentendus commencent ainsi. Pour se soustraire à la conversation, elle bâilla:

—Tu as sommeil?

—Non,—dit-elle par contradiction.

Et cependant, quelques minutes après, elle était couchée.

Quand André fut seul, il passa la main sur son front, chercha un livre, le lut mal, respira une ou deux fois, comme oppressé, puis pensant aux tendresses, à la jeunesse d'Antoinette, il sourit et passa dans chambre à coucher.

Elle avait les yeux ouverts; à la vue de son mari, elle les ferma, puis les rouvrit, silencieuse.

—À quoi penses-tu? dit-il.

Et il pressentit qu'elle allait répondre:

«À rien!»—Et effectivement:

—À rien! dit-elle.

—Tu n'as pas de chagrin?

—Pourquoi en aurais-je?—et sa voix était sèche.

Ce ton déplut à André, qui se contint et dit:

—Embrasse-moi!

Elle se laissa embrasser, passivement, immobile comme une souche.

—Bonsoir! dit-il.

—Bonsoir!—dit-elle, avec une imperceptible rancune.

Il y eut un long silence, ni l'un ni l'autre ne dormaient; ils n'avaient pas de cause à rupture, et cependant, comme dans un ciel bleu, d'invisibles souffles d'orage passaient.

—Voyons!—fit-il brusquement,—qu'as-tu? parle-moi! qu'est-ce qui te peine?

Elle ne répondit pas.

—Parle! fit-il vivement, je t'aime, explique-toi, pas de malentendu, parle!

Muette, elle se mit à pleurer, étendue sans bouger, et de grosses larmes lui coulaient le long de la figure.

—Voyons! fit André tendrement, voyons! je ne t'ai jamais grondée, qu'est-ce que tu as? est-ce que tu me crois fâché, parce que nous dépensons trop?

Elle pleurait toujours.

—Est-ce que tu as peur que ma mère ne nous gronde, qu'elle ne s'en prenne à toi? tu n'as pas à le craindre!

Les larmes de Toinette coulèrent plus fort.

—Est-ce que tu n'as pas confiance en moi? tu ne sais donc pas combien je t'aime? Tu ne m'aimes donc plus? Es-tu jalouse de ma mère? la pauvre femme!…

À toutes ces questions, Toinette ne pouvait répondre, elle eût voulu crier:

—«Ce n'est rien, tu as raison, j'ai confiance, dirige-moi, protège-moi.»

Mais un cadenas fermait sa bouche; c'était plus fort qu'elle; et elle eut le triste courage de se taire, de voir André souffrir, s'irriter, pâlir; ce ne fut qu'à la fin, très tard, qu'elle finit par sourire, calmée.

Alors il dit, pour tout reproche:

—Ah! folle, pauvre petite folle!

Il l'embrassa, et l'endormit comme une enfant. Elle reposait, soulagée, paisible, elle ne souffrait pas. Mais lui avait reçu un coup cruel, car alors qu'elle ne pensait plus à rien, la peine qu'elle lui avait faite, volontairement ou non, s'agrandissait dans ce coeur d'homme. Inquiet, il soupira.

Toinette était jalouse, injustement jalouse; serait-il, entre elle et sa mère, comme le fer battu et pétri, entre le marteau et l'enclume? Ces deux êtres qu'il aimait meurtriraient-ils son coeur?

Peut-être, ce soir de la première scène, eut-il l'intuition de tous les chagrins, de tous les malentendus à venir; peut-être osa-t-il aller au fond de sa pensée, et reconnaître l'inintelligence cruelle de sa femme; mais écartant ses pressentiments, il se dit avec un soupir:

«C'est là le mariage!»

Et il ne désira plus tant que sa mère revint.

* * * * *

Les jours suivants il se sentit accaparé.

Il n'était plus lui. La nécessité de toujours penser, sourire, parler à sa femme, avait comme rapetissé son esprit. Sans vouloir se l'avouer, il respirait plus largement dehors, dans les rues; il se reprenait, avec la peur vague que le mariage ne l'absorbât, ne confisquât l'indépendance de ses idées.

Toutefois il n'entendait pas l'appel de sa vie passée, n'étant pas de ceux que le bonheur rassasie, et qui retournent à des amours vulgaires ou à des camaraderies banales; il n'avait aucun regret du célibat, qui avait été pour lui solitaire, spleenétique et pauvre; mais il s'étirait, la tête lourde, comme quelqu'un qui a dormi un peu trop longtemps dans un lit de plume.

Et ne pas penser de la journée à Toinette, le soulageait.

Puis, le soir, reposé d'âme et fatigué de corps, c'est presque gaîment qu'il rentrait chez lui; avant qu'il n'eût sonné, il devinait que sa femme était derrière la porte, l'entendant, l'attendant; la porte s'ouvrait, et les soucis du jour s'en allaient entre deux baisers.

III

Ils étaient mariés depuis cinq semaines, lorsque Mme de Mercy parut et entra dans leur vie.

Depuis trois jours elle était à Paris, où personne ne soupçonnait sa présence. Elle voulut, le premier soir, courir embrasser ses enfants, mais elle se retint. Une pudeur singulière, presque invincible, l'empêchait de pénétrer brusquement chez le jeune ménage, de s'annoncer en disant: «C'est moi!» Il lui semblait être devenue une étrangère pour son fils, depuis qu'il lui avait préféré une autre femme.

Deux journées s'écoulèrent pour elle en réflexions douloureuses. Son âme était dévorée par le scrupule; dans son esprit, pour la moindre chose, que de tergiversations, de doutes: elle s'était rendue ainsi longtemps malheureuse. Seuls, les événements graves, les nécessités violentes, lui rendaient une énergie subite, une volonté robuste et entêtée.

Elle se disait, aux cours des heures intolérablement longues:

«Ai-je tort? je devrais être dans leurs bras! Pourquoi ai-je passé en deuil un temps précieux, qui aurait dû être fête pour moi?…»

Le regard surpris de sa vieille servante, Odile, la gênait alors.

«Si elle leur écrivait son retour? ou qu'André eût l'esprit de le deviner? Il accourrait, la serrerait dans ses bras, lui confierait bien des choses. Elle avait tant besoin de le voir seul, de l'entendre, de le retrouver!»

Alors elle se levait, prête à courir chez lui, mais une mélancolie poignante l'arrêtait:

«Il n'est plus seul, mon grand garçon!… Mon Dieu!—s'écria-t-elle avec ferveur,—faites qu'il soit heureux!»

La précipitation de ce mariage l'avait assombrie. Quelles tristes journées passées chez Mme d'Ayral! Là-bas, le jour où son fils se mariait, elle n'avait fait que pleurer. Elle regrettait de n'avoir pas assisté aux cérémonies; quels vains scrupules, quelle gêne mauvaise l'en avaient donc empêchée? n'était-ce pas mal d'avoir ainsi voulu dégager sa responsabilité? Mais non, celle-ci lui restait entière. Alors à quoi bon cette abstention? Elle savait trop bien à quelles suggestions d'orgueil elle avait obéi; et ses préjugés incurables, reprenant le dessus, elle s'écria:

—Mon Dieu, pourvu que cette personne soit bien élevée, qu'elle fasse honneur à André dans le monde!

Le monde; André ne comptait pas y aller.

Le troisième jour, Mme de Mercy n'y tint plus; ayant communié le matin, afin que son âme, lavée de toute pensée trouble ou injuste, fût ouverte à toutes les tendresses et à tous les pardons, elle rassembla son courage, et se rendit chez ses enfants.

Le coeur lui battait fort, quand elle demanda à Mme Ouflon:

—Madame de Mercy?

Elle fut étonnée, ces paroles dites, d'avoir prononcé son propre nom. Il existait donc, maintenant, une seconde Mme de Mercy?

Elle attendit dans le cabinet de travail d'André, regardant les murs avec curiosité, comme si elle ne reconnaissait pas cet appartement, qu'elle avait loué, meublé, orné avec lui, pour lui.

La portière se souleva, Toinette parut, interdite, devina l'étrangère en deuil, puis après cinq ou six secondes de silence, les deux femmes s'embrassèrent, trop émues pour parler.

—André qui n'est pas là!—balbutiait Toinette, le coeur gros, comme si c'eût été sa faute.

—Je le sais, ma chère. Je ne suis pas venue pour lui, c'est vous que je veux connaître et aimer.

Et les yeux de Mme de Mercy, fanés et fatigués, s'animèrent d'un beau reflet, en regardant la jeune femme, dont elle tenait les mains dans les siennes.

—Mais asseyez-vous,—murmura Toinette, toute gauche.

—Mon Dieu! que vous êtes fraîche et jolie!—dit la mère.

Toinette rougit, puis sourit, gagnée par la bienveillance empreinte sur le visage, encadré de cheveux gris, de la vieille femme.

—Voulez-vous m'aimer?—dit celle-ci en l'attirant.

Toinette l'embrassa:

—Êtes-vous guérie au moins, vous avez été malade?

—Oui,—dit Mme de Mercy qui hésita, avec la confusion de ne pas dire vrai,—oui! mais maintenant je vais mieux, très bien même; regardez-moi encore: vos yeux sont bons, ils sont francs, vos lèvres sont belles; vous avez une blancheur de peau qu'envierait la comtesse de Suzy, une beauté blonde, pourtant. Allons, ma chère, vous êtes parfaite, et la vraie femme d'André! il sera heureux!

Toinette sourit.

—Ah! maligne, vous me jugez égoïste pour mon fils, comme toutes les mères; hélas! mon pauvre André n'est pas parfait, lui mais tel qu'il est, il vous aime bien…—Et vous?

Toinette n'osant répondre, baissa les yeux, toute rose; l'idée qu'elle rougissait la fit rougir plus fort, et toute éperdue, elle jeta son visage, empourpré jusqu'aux épaules, contre le sein de Mme de Mercy. C'est dans les bras l'une de l'autre, causant, les mains unies, mais l'esprit en éveil, et s'observant déjà mutuellement, qu'André les trouva, en rentrant, une heure après.

Il exigea que sa mère dînât avec eux. Et Toinette discrètement sortit, les laissant seuls.

Souvent, au sortir d'un dîner d'apparat, André avait vu le visage de commande et le sourire mondain de sa mère, faire place à une expression d'amertume et de vieillesse; il eut la même impression quand, d'un mouvement spontané, elle lui prit la main, lui jetant, avec un éclair dans les yeux, ce seul mot âpre:

—Eh bien?

Tout un monde de questions tenait là.

—Eh bien,—répondit-il doucement,—tu as vu ma femme? (Ce mot faisait mal à l'oreille de sa mère.) Tu vois comme elle est tendre, bonne, jeune de coeur et d'esprit; elle t'adore déjà, sois-en sûre.

Mme de Mercy eut un fin mouvement de lèvres, et son regard impatient sembla dire:

—Ensuite?

—Je suis heureux,—dit André, mais tu nous as bien manqué; un mois et demi sans venir! Vite, parle-moi de toi?

Mme de Mercy se leva, et tirant avec soin des écrins d'un petit sac en cuir de Russie:

—Tiens, André, tu donneras ces bijoux à ta femme. Une vieille femme comme moi n'en a plus besoin, cache-les,—dit-elle en les mettant dans un tiroir.

—Maman!…

—Je te les aurais donnés plus tôt, mais je n'étais pas là; puis tiens! je voulais avoir vu ta femme. Ces bijoux-là,—dit-elle avec un indéfinissable orgueil de caste,—n'iraient pas à tout le monde. Tu vas dire que je suis folle, André, car je me sens toute triste.

—Pourquoi, bonne mère?

—Vous êtes, nous sommes si pauvres, mon enfant. Aurez-vous la sagesse, l'économie? Il vous faudra presque vivre comme des ouvriers. Soyez donc un de Mercy, pour mener une vie semblable!

—Ah!—dit-il gaîment, mais son sourire n'était pas très net,—tu parles à propos, je n'ai plus d'argent, veux-tu m'en donner?

—Plus d'argent, André?…

Et l'angoisse s'empreignit sur le pâle visage maternel.

—Oui, fit-il avec embarras; pardonne-moi, les premiers jours, le ménage, un peu de théâtre…

—De théâtre,—dit Mme de Mercy qui venait de faire un long trajet dans un compartiment de secondes.—Bien!

Et après avoir repris un visage calme, et s'efforçant de sourire:

—Veux-tu tout ton argent demain!

—Oh non!—dit André, qu'une si grosse somme effraya, cent francs suffiront.

—Je serai donc votre caissière,—dit-elle avec un sourire forcé, et voyant son fils attristé:

—Cet argent est à vous,—dit-elle,—puisque je vous l'ai donné; et tu es assez grand pour savoir ce que tu dois en faire, mon bon ami.

Après le dîner, où tout le monde se força à être gai et expansif, André fit à sa femme, affolée de trouble et de joie, la surprise des bijoux donnés; et il ramena sa mère chez elle. Elle eut la délicatesse de ne pas lui reparler d'argent; pensive, elle dit seulement quand ils se séparèrent:

—Rien encore?

—Ce serait trop tôt, mère, laisse-nous nous aimer un peu auparavant..

Mais les enfants naissent, en dépit des désirs ou des non-vouloirs; et chaque mois qui s'écoulait, devait donner aux deux jeunes mariés l'espoir d'une maternité future: sentiment mêlé de peur et de naïve fierté.

André sut se résigner à quelques visites. Mais il ne satisfit point sa mère; elle eût voulu qu'il promenât sa femme dans le salon des d'Aiguebère et chez beaucoup d'autres. Il refusa, mais vit les Damours.

La mère était de plus en plus malade, l'avocat soucieux, pensant à quitter Paris, à mener sa femme à Alger, et à s'y faire une haute place comme avocat. Germaine, mieux portante, les reçut avec une grâce de petite fille; ses robes l'ajustaient comme une poupée; elle avait un sourire vague et un bleu d'émail dans les yeux. Elle et André se regardaient à la dérobée.

En sortant, Toinette, par une étrange intuition, dit brusquement:

—Pourquoi ne l'avez-vous pas épousée plutôt que moi?

—Je ne l'aimais pas, chérie.

—Oh!—fit-elle avec incrédulité. Et André rougit, craignant qu'elle n'eût pressenti presque toute la vérité passée.

—Mais vous?—dit-il, taquin, pour détourner la conversation,—vous avez pensé à quelqu'un, avant moi?

—Mon Dieu, non! répliqua-t-elle avec franchise.

Les de Mercy visitèrent aussi et reçurent les Crescent, dont ils ne purent assez louer l'affection cordiale et la discrétion.

Leur propre vie s'organisa, s'équilibra au bout de quelques mois.

* * * * *

André se résignait presque à son bureau. Toinette s'habitua à employer les heures de solitude. Elle s'installait dans sa chambre, près d'une fenêtre dont, avec curiosité, par désoeuvrement, elle relevait le rideau, si quelqu'un traversait la cour. Elle faisait quelque tapisserie ou lisait. Mais le goût des livres ne lui était pas encore venu; la diversité des oeuvres la stupéfiait, et toute tension d'esprit lui était pénible. Souvent même, elle ne pouvait suivre les conversations qu'André tenait avec elle; passé un certain point, elle manquait d'attention, perdait le fil; souvent elle posait des questions qui embarrassaient son mari. D'autres fois, des mots qu'elle n'avait jamais entendus frappaient son oreille, et leur sens inconnu la tourmentait, sans qu'elle osât s'informer.

Le retour d'André vers cinq heures, la tirait d'une demi-torpeur où elle vivait. Elle le caressait, à table lui disait souvent les histoires de la maison, recueillies par Mme Ouflon; ou ils s'ébahissaient sur le prix des choses et la cherté du ménage. Mais ces riens ne leur paraissaient pas dénués de poésie, parce qu'ils étaient mêlés à leur vie même, qu'ils faisaient, en quelque sorte, partie d'eux-mêmes.

Toinette d'abord avait soutenu une correspondance assidue avec ses parents, mais les Rosin répondirent très mollement. Le père, tous les deux mois, n'exprimait que des pensées banales et soporifiques. La mère n'avait pas le temps. Quant à Berthe, secouée par le mariage de sa soeur, elle semblait retombée à une apathie provinciale. Elle n'avait rien à dire, ne voyait rien qui pût les intéresser; son coeur et son esprit s'étaient rendormis.

Mme de Mercy dînait souvent chez ses enfants; eux aussi, chez elle.

Après cinq ou six mois de bons rapports entre la mère et la fille, les caractères peu à peu reprirent leur naturel. Celui de Toinette montra ses défauts. Elle était très jalouse, redoutait que son mari ne subît l'influence maternelle. Mme de Mercy, conseillère, prêchait l'économie. Il eût fallu que Toinette fût bien avisée et prudente, pour ne pas avoir ni montrer d'amour-propre.

André, dont les sentiments les plus intimes, les plus délicats, étaient en jeu, se tut, gardant une neutralité dont ne pouvait s'accommoder personne. Par égard encore pour lui, sa mère et sa femme gardèrent le silence, imitèrent sa froideur; seulement, si Mme de Mercy souffrit sans se plaindre, Toinette sans parler, leur visage, leurs regards, leur mutisme avaient une cruelle éloquence. Toinette avait des raidissements d'âme, des entêtements de silence cruels. Puis ces bouderies se résolvaient en sanglots rageurs. Toute seule, Mme de Mercy versait des larmes rares et âcres. Qui des deux avait raison? Aucune, toutes deux. Toinette était injuste, et se défiant à tort de son mari. Mme de Mercy était trop timorée; ses conseils, fatigants à la longue, étaient sans portée, parce que ce n'étaient qu'insinuations et réticences.

Tout à coup Mme de Mercy crut avoir l'explication de ce changement:
Toinette était enceinte.

Cela suffit pour que sa belle-mère oubliât tous ses griefs. Malheureusement la grossesse ne faisait qu'accroître chez la jeune femme, les dispositions naturelles de son caractère.

Pourtant telle est la force de la jeunesse, que malgré ces points noirs, malgré le plus sombre:—l'argent coulant aux nécessités journalières, deux mille francs nouveaux dépensés en six mois, rien que pour vivre,—malgré ces soucis, ces craintes, Toinette et André étaient encore heureux.

Seule, Mme de Mercy atterrée, pensait, voyant s'accroître les dépenses:

«Que feront-ils, une fois ruinés? Ah! je suis trop faible; pourquoi ai-je consenti à ce mariage?»

Regrets stériles. L'idée qu'elle serait grand'mère lui fut une nouvelle préoccupation; pour les jeunes mariés, c'était une grande joie naissante.

Ils escomptaient trop vite leur bonheur. Toinette se fatigua, fit une fausse couche, heureusement peu avancée.

Alors, ce furent des larmes et des lamentations, puis des journées de repos qu'imposa le médecin, un homme maigre, petit et vêtu de noir. Il employait des termes de la vieille école, avait une politesse grave. Ses reproches, et le chagrin d'André, firent sur Toinette une grande impression.

Ainsi elle aurait été mère et, par sa faute, voilà qu'elle avait compromis sa santé future. Elle pleura longtemps le petit être informe, le débile germe d'homme ou de femme, ce rien qui s'en allait, et qui pourtant avait un nom. Elle l'eût appelé André; aucun de ses enfants à venir ne porterait ce nom, comme s'il eût été celui d'un réel petit mort.

Elle se remit, resta grave, songeuse, se reprocha d'être étourdie, puérile.

«C'était terrible, le mariage, elle n'était qu'une enfant; elle le reconnaissait. Et cependant, un jour, bientôt peut-être, elle serait mère d'un bébé vivant, appelé à grandir!» Elle le voyait à l'école, puis homme fait. Était-ce possible? Quel mystère que celui de cette vie mystérieuse, transmise de père en fils, de génération en génération!

Elle eut conscience de la responsabilité qui pesait sur elle, et sentit le devoir s'imposer à son existence instinctive et vide, de jeune fille ou de jeune mariée. Car Toinette était à cet état incertain où les grâces folles de la vierge d'hier se mêlent aux gravités précoces de la femme d'aujourd'hui.

Elle devint un peu plus sérieuse, s'attacha à la lecture, écouta avec plus de patience les conseils de Mme de Mercy.

IV

Toinette tenait un de ces petits almanachs, alors à la mode, illustrés par Kate Greeneway.

—Il y a déjà quatorze mois, mon cher mari, que vous êtes venu à Châteaulus.—Et d'un lent mouvement de femme souffrante, elle se coula près de lui:

—Te rappelles-tu?

Et passant à une autre idée:

—Dis, sera-ce une fille ou un garçon?

—Je ne sais pas…

—Oh, mon Dieu, je vais devenir laide, tu ne m'aimeras plus?

—Mais si! bien plus.

—Et pendant que… je serai malade, tu ne penseras pas à voir d'autres femmes?

—Veux-tu bien! vilaine.—Et il l'embrassa.

—Oui, tu dis cela!… L'aimeras-tu au moins, ton enfant?

—Non, c'est toi que j'aimerai en lui.

—Ah! que c'est long: encore cinq mois, crois-tu? Souffrir tout le temps, de ces horribles maux de coeur! C'est qu'il pèse déjà, je t'assure. Non? Si, il pèse, je le sens bien.

Elle babillait avec des intonations d'enfant gâtée, quand sa voix changea, devenant sérieuse:

—André, c'est terrible, j'ai fait les comptes du mois, c'est cher! c'est cher!

—Oui, mon amie, je sais que tu fais ton possible, ne te chagrine pas, je tâcherai d'avoir au ministère du travail supplémentaire. Le tout, vois-tu, est d'équilibrer nos dépenses, d'arriver à une moyenne fixe chaque mois.

Mais cette moyenne ne se rencontrait jamais.

Toinette se plaignait ainsi souvent, accusant les fournisseurs, la maladresse de Mme Ouflon, etc. Elle-même ne pouvait savoir. Ce n'était pas sa faute.

—Eh non, qui t'accuse?—finissait par dire André avec un peu d'impatience.

—Toi, tu m'accuses,—reprenait-elle en boudant un peu.

—Je ne dis rien!

—Mais tu n'as pas l'air content?

Alors force lui était de rire.

Deux mois plus tard, Toinette eut une grande joie, son enfant avait remué; puis elle douta, jusqu'à ce que de nouveaux, fréquents, intimes tressaillements, l'assurassent qu'il était là, bien vivant. Chaque secousse lui causait une douleur, qui se transformait en joie, après.

Et il fallait la rappeler à l'ordre, la supplier d'être sage, de ne se point fatiguer. Car elle avait des jours de turbulence où elle courait les rues, regardait les magasins; des semaines de langueur et maussades succédaient. La tête emplie de rêvasseries vaines et de terreurs vulgaires, elle voulait se faire tirer les cartes, ou craignait d'avoir des envies.

Elle n'en eut aucune.

Elle et son mari parlaient le moins possible de Mme de Mercy. André avait reconnu la jalousie des deux femmes. Comment arriverait-il à les faire s'aimer, s'entendre? car il le fallait à tout prix, pour le bonheur commun.

Quand sa belle-mère venait, Toinette se montrait avenante, aimait à parler, à rire. Mais dès que, les nouvelles échangées, la conversation se ralentissait, pour peu que Mme de Mercy s'adressât à André, Toinette s'enfonçait en des mutismes défiants; si sa belle-mère touchait à quelque objet ou dérangeait un meuble, Toinette, après son départ, remettait, sans parler, les choses à leur place. D'autres fois, ses préventions injustes tombaient. Elle se montrait alors affectueuse et douce.

Mme de Mercy supportait ces écarts de caractère avec une grandeur d'âme exagérée.

Elle disait tout bas à André:—C'est pour toi que je souffre sans me plaindre!—Puis elle offrait à Dieu ses chagrins.

Quand Toinette avait été raisonnable, elle guettait un regard reconnaissant de son mari. Et lui, sentant qu'il était la cause involontaire du conflit ou de l'accord entre ces deux femmes, souffrait en silence, s'efforçant de se résigner, et de penser à autre chose. Il comptait sur le temps, qui éteint les passions vives; parfois il eût voulu être plus vieux, avoir des enfants grands, vivre calme.

Il s'isolait dans son cabinet de travail, après avoir, d'une main rapide de copiste, fait quelques travaux obtenus, non sans peine, au ministère, et assuré par là un petit supplément d'argent à la fin du mois. En entendant dans la chambre voisine sa femme se mouvoir, donner des ordres à Mme Ouflon, il pensait:

«Il y a deux ans, j'étais seul, malheureux. Aujourd'hui le décor de cet appartement, ces meubles, cette vie nouvelle, et la jeune femme qui est là, qui porte mon nom, et va avoir un enfant de moi, tout, jusqu'à la servante qui l'écoute, c'est moi qui, par ma volonté, l'ai créé.

«Rien de cela n'existait. J'ai voulu que cela fût: Cela est!»

Il ajouta: «Cela est mien, et cependant distinct de moi: un petit monde qui marche avec moi, que j'entraîne. Peut-être sera-ce lourd plus tard?» Et il entrevit une responsabilité, des devoirs lourds.

Sans oser se demander s'il était plus ou moins heureux qu'auparavant, écartant ce doute, il ne pouvait s'empêcher d'admirer le pouvoir que l'on a de diriger sa vie dans un sens ou dans l'autre, et d'être, selon son plus ou moins de sagacité ou de raison, l'artisan de sa joie ou de sa douleur.

Mais la vie n'aurait-elle pu tourner autrement?

Il en doutait. Tous les événements, les accidents qui l'avaient heurté, il les reconnaissait inévitables et croyait à la fatalité. En cela, il différait de sa mère, âme tourmentée, toujours prête à déplorer sa faiblesse, à s'accuser comme d'un crime de ce qu'elle avait fait ou laissé faire.

Tout ce qu'André éprouvait, il le renfermait en lui, par pudeur. Mme de Mercy ne sut jamais rien de ses troubles secrets. Bien que Crescent fût d'âge mûr et de bon conseil, André jamais ne lui confia le fond de ses pensées.

Au ministère, Crescent, soucieux, lui disait, un matin:

—Voilà le père de ma femme très malade; vous savez qu'il n'a jamais rien fait pour sa fille, et que sa femme le mène. Il paraît qu'il s'affaiblit beaucoup. Moi qui ai une vie très rude, et l'avenir de mes enfants à assurer, je me demande si le père aura été subjugué par cette femme au point de dépouiller complètement sa fille, j'en ai peur.

Et après un moment de silence:

—Enfin! on travaillera encore.—Et il regardait André avec un bon sourire, tout en soufflant d'un air fatigué.

Crescent, outre son travail au ministère, donnait des leçons; il se levait à cinq heures, se couchait à onze, avec un fonctionnement de machine. Mais à la fin il s'usait; et toujours cette expression de lassitude résignée et courageuse avait frappé André.

Il en parla à sa femme.

—Pourquoi travaille-t-il tant?—demanda-t-elle ingénument.

—Et vivre, ma chère, et nourrir les enfants?

Elle hocha la tête et écouta une lecture qu'André reprit tout haut, des vers de Victor Hugo. En dessous, il observait sa femme, prêt à s'interrompre, craignant que son esprit ne fût ailleurs ou qu'elle ne comprît pas.

—André, je voudrais tant savoir, apprends-moi, je t'en prie?

—Quoi donc?

—Tout, je sais si peu de chose, on ne m'a rien enseigné.

Alors il lui pardonna ses inattentions. Peut-être devait-il lui faire des lectures plus simples. Mais lesquelles? Balzac n'intéressait pas la jeune femme. Et elle n'avait même pas achevé les Trois Mousquetaires.

D'abord déconcerté, il en avait pris son parti. Pourtant, il trouvait pénible de ne pouvoir parler à son gré, et qu'elle ne le comprît pas. Parfois il se résignait, comptait qu'elle serait bonne mère, bonne ménagère, n'en demandait pas plus.

Il la regarda. Paisible et fatiguée, elle tirait la laine de sa tapisserie.

«Ah! les beaux, essors du rêve, les passions de roman, ce menteur idéal sacrifié courageusement en se mariant, tourmentaient encore André. Il pensait aux heurts de l'amour et de la jalousie, aux enlèvements, à l'adultère, aux douleurs tragiques, à la passion. Cela, il ne le goûterait jamais! Mais n'était-ce pas chimérique? et n'avait-il pas pris le meilleur lot, le bonheur terre à terre, strict et résigné, mais sûr?

«À quoi pensait-elle en ce moment?

«Suivait-elle les mêmes réflexions mélancoliques, regrettait-elle un idéal cavalier, une vie de rêve, tout un romanesque de jeune fille?» Il voulut le savoir et se penchant, lui prit la tête, la leva vers lui et la regarda.

Sous le jour qui tombait, il se vit reflété dans les prunelles de sa femme, comme en un miroir: impression douloureuse. Pourquoi ne pouvait-il pénétrer au fond de ces beaux yeux bruns? pourquoi, alors qu'il voulait la connaître, était-ce lui-même qu'il rencontrait, dans ce reflet? Il pensa que Toinette, de même, se mirait dans ses yeux à lui, et il sentit qu'ils étaient à mille lieues l'un de l'autre, que même aux heures où se mariait leurs âmes, ils étaient deux, et ne pourraient jamais, jamais être un! Cette constatation le rendit égoïste, et il eut des regrets, mais elle, dont le regard ne l'avait pas quitté, lui dit:

—N'est-ce pas que tu m'aimes, tout de même?.

Hasard ou divination, la pensée de Toinette avait répondu à la sienne. Troublé, il sentit des larmes lui monter aux yeux, et plein de pitié pour elle, pour lui, il la prit dans ses bras, brusquement.

—Prends garde! fit-elle.

Il eut horriblement peur:

—Pardon!

—C'est passé!

L'idée que sa femme serait bientôt mère l'attendrit; cela lui créait de nouveaux devoirs. Alors il congédia les rêves impossibles, les espoirs trahis, les voeux stériles; il s'en fit ensuite un mérite, et d'instinct, et par raisonnement, se dit qu'il fallait accepter la vie, ne lui rien demander d'impossible, et en tirer ce qu'elle contient de bon.

Déjà elle s'annonçait inquiète, nécessiteuse.

Le terme d'octobre approchait.

Ils connaissaient déjà ce souci périodique dont on s'effraye d'avance, pour en rire après: comme beaucoup de gens, ils n'avaient pas la somme nécessaire pour le payer. Seulement, cette fois sa mère ne pouvait avancer à André de l'argent; il le savait. Elle-même vivait parcimonieusement, se privant de robes et allant en omnibus; elle craignait d'être rencontrée par les d'Aiguebère ou par d'autres.

Ce fut Toinette qui, avec un sens inquiet de ménagère, et sachant qu'André n'avait nul moyen de se procurer de l'argent, et qu'il ne voulait pas emprunter, lui dit:

—Voici le terme, comment ferons-nous?

Il essaya de plaisanter.

—Si nous profitions de l'occasion pour rappeler humblement à tes parents la modeste pension qu'ils nous ont promise? Soit dit sans reproche,—ajouta-t-il avec la secrète rancune qu'on a pour les mauvais payeurs,—il s'est déjà écoulé plusieurs mois sans qu'ils aient daigné nous manifester leur bon vouloir.—Il s'arrêta, regrettant ces mots; Toinette toute rouge se retenait de pleurer.

—Pardonne, dit-il, ce n'est pas ta faute, mais songe aux sacrifices que ma mère a faits; eux, là-bas, vivent tranquilles, égoïstement. Tu es fière, n'est-ce pas, autant pour ton mari que pour tes parents?—Puis avec la lassitude soudaine d'un homme délicat que ces sujets révoltent:

—N'en parlons plus, c'est trop mesquin.

—Ce n'est pas cela, dit Toinette, c'est que je leur ai déjà écrit, et…

—Et?

—Ils ne m'ont pas répondu.

—Qu'à cela ne tienne!—fit-il vivement,—je m'en charge…

Puis il hésita, en proie à des scrupules, et parlant haut comme pour penser clair, il allait et venait dans l'appartement.

—Voyons, d'abord, amie, ne t'afflige pas, cela arrive dans tous les ménages. Les beaux-parents transportés de joie promettent, puis ne tiennent pas; moi je ne leur demanderais rien, si je m'écoutais. Cependant ils ont promis, donc ils doivent. À tel point que cet argent, tu t'en souviens, était destiné à payer nos termes. Si j'étais plus riche, j'aurais l'orgueil de ne jamais réclamer un sou. Le puis-je ici? le dois-je? Non, que diable. Il est juste que tes parents nous aident dans la mesure du possible. Est-ce vrai?

—Oui, dit-elle, sans conviction.

«D'autant plus, n'osa-t-il dire tout haut, que ma mère se sacrifie bien, elle qui n'a rien promis, qui ne doit rien.»

Il reprit:

—Dans tous les pays du monde, on aide les enfants.

—Chez moi,—dit-elle tristement,—ce sont les hommes qu'on aide, vois
Guigui, il a mangé tout l'argent de ma soeur et le mien.

—Oui, dit André, aussi je n'en fais guère compliment aux tiens. Que faire? Dicte-moi ma conduite, vois, décide.

—Écris!—dit sa femme. Et lui passant les bras autour du cou, elle abdiqua bravement ce qu'elle avait d'orgueil et d'amour-propre.—Seulement, ajouta-t-elle, écris gentiment!

André s'adressant aux Rosin, fit valoir dignement ses droits, rappela leur promesse, dit combien les difficultés d'un jeune ménage étaient pressantes, impérieuses, fit appel à leur tendresse et à leur dévouement.

Ce fut le père qui répondit. Sa lettre portait comme toujours l'en-tête des Chemins de fer, et calligraphie et paraphe étaient d'une netteté et d'un calme admirables. Il faisait l'étonné. Les jeunes gens n'étaient donc pas assez riches? Quoi! ils demandaient à des gens plus vieux qu'eux, et qui avaient toujours travaillé? Il les exhortait avec bonté à ne pas se décourager, et il leur envoyait sa bénédiction paternelle.

De la rente promise, pas un mot.

—C'est fort! dit André.

—Maman a dicté,—dit la jeune femme, et elle se sentit triste et honteuse des siens. Leur mauvaise foi la frappait. André ne l'aimerait plus. Il la serra fortement dans ses bras, et dit, comme par acquit de conscience.

—Écrirai-je à ta mère?

—Si tu veux!…—Elle n'espérait plus.

La réponse de Mme Rosin fut un chef-d'oeuvre.

«André parlait d'une rente, l'avait-on stipulée? Elle en doutait, car nul souvenir ne lui était resté. D'ailleurs, quatre cents francs par an étaient une somme énorme, écrasante; où aurait-elle pu les prendre? Elle était la plus malheureuse des mères, elle en pleurait,—il y avait en effet des taches d'humidité sur le papier—elle aurait donc toujours des chagrins? Ah! si elle n'avait pas de consolation dans son propre fils… Il allait bien. Dimanche dernier, on avait fait une partie aux environs, c'est Alphonse qui avait le mieux dîné, il avait chanté des chansons à faire mourir de rire. Elle embrassait ses enfants de Paris en leur recommandant de travailler, d'être sages, et surtout de ne pas se tracasser; les ennuis s'en vont comme ils viennent, mon Dieu!»

Cette lettre jeta André dans une stupeur qui se changea vite en colère, mais Toinette le calma. Elle avait l'habitude de ses parents. C'était ainsi, on n'y pourrait rien changer.

Alors tous deux se résignèrent.

Mais ces lettres échangées devaient longtemps leur rester sur le coeur. Si André et sa femme s'étaient moins aimés, la malpropre question d'argent les aurait aigris. Ils évitèrent cette brouille et se serrèrent plus fort l'un contre l'autre.

Mais ce ne fut pas sans souffrir.

Ne parlaient-ils plus de cela, ils en gardaient le poids sur la poitrine. En parlaient-ils, leurs paroles étaient choisies, mais acerbes. Et André s'inquiétait. Toinette, qui maintenant souffrait de ses parents, ne se laisserait-elle pas reprendre un jour à l'habitude? Alors, excusant les siens, c'est son mari qu'elle blâmerait, pour ses paroles justes, mais âpres.

Les Rosin, dans leur égoïsme, ne se souciaient guère de cela. Ils écrivirent depuis sans jamais parler des conventions faites, comme s'ils ne doutaient pas que leurs enfants fussent heureux, prospères, très enviables.

Le terme échut.

Toinette demanda avec anxiété:

—Qu'allons-nous faire?

André se mit à rire.

—Je prêterai ma montre à une administration bienveillante, qui me comptera une centaine de francs en échange; que veux-tu?—fit-il en la voyant humiliée,—plus d'un Parisien y passe. Et puis personne ne le sait. Enfin est-ce que devoir à un ami ne te gênerait pas davantage?

Toinette pensive ouvrit un écrin, choisit un bracelet et ajoutant sa petite montre de jeune fille:

—Va, dit-elle, porte cela, mais confie-moi ta montre, je ne veux pas que tu l'engages.

Le débat fut long, André céda et porta les bijoux de sa femme au
Mont-de-Piété. À sa gratitude attendrie, s'ajoutait un peu d'orgueil.
Elle comprenait donc son devoir. Elle se dévouait. Il l'en aima
davantage.

Le terme fut payé, mais d'autres dépenses surgirent, et comme on avait là un moyen commode de trouver de l'argent, peu à peu, en moins d'un trimestre, tous les bijoux partirent. Toinette semblait fière de ce sacrifice. Mais André en souffrait, humilié et chagrin.

Il travailla double, en revanche. Mais avec tout le mal qu'il se donnait et des travaux supplémentaires, il n'élevait pas son salaire mensuel à plus de deux cent cinq francs par mois. Des réformes s'étant faites dans le ministère, André retomba à cent soixante francs pour vivre.

Dur problème, insoluble. Le peu qui lui restait des sommes données par
Mme de Mercy fondrait avant six mois.

Toinette, qui avait supporté patiemment les premiers mois de sa grossesse, trouvait les suivants pénibles. Le dernier surtout fut intolérable. Cependant elle avait bon espoir. La jeune sage-femme qui l'assistait était contente.

V

Un soir que Mme de Mercy devait dîner chez eux, vers six heures,
Toinette ressentit les premières douleurs.

Elles étaient courtes, lancinantes et espacées. Tandis qu'André gardait sa femme, la mère, montée dans un fiacre, courut chercher la sage-femme.

D'abord vaillante, Toinette riait, bravant les douleurs qui se rapprochaient, plus vives. Au bout d'une demi-heure, elle eut peur que la sage-femme n'arrivât trop tard. Ce que lui disait André pour la tranquilliser était vain. Elle prêtait l'oreille au bruit des voitures, et debout, nerveuse, s'impatientait. Trois quarts d'heure passèrent ainsi en un long silence. Toinette s'était assise, un peu pâle.

Sur sa figure fatiguée passait, par éclairs, l'expression d'une douleur aiguë. Se retenant de crier, elle soupirait doucement.

Une sueur perla au front d'André. Il allait, son devoir l'exigeait, assister au plus abominable spectacle, celui de la douleur ravageant et défigurant la femme qu'on aime, un pauvre être faible qui va, dans la torture, donner la vie à un être plus faible encore. Toute quiétude le quitta, ainsi que l'image de leur bonheur et de leurs tendresses passées. Il ne songea plus qu'à l'épreuve qu'ils devaient tous deux subir, lui spectateur, non moins cruellement qu'elle; d'avance, il fut pénétré de l'effroi des souffrances, et déchiré à l'idée de la mort possible.

Deux coups de sonnette pressés retentirent. André courut à la porte, Mme de Mercy était là, contrariée. Elle lui souffla à l'oreille:

—La jeune sage-femme n'a pu venir, c'est la mère que j'ai amenée, aie confiance, mais préviens ta femme.

Quand elle sut que ce ne serait pas Mme Rollin qui l'assisterait, Toinette poussa un cri, trépigna et se refusa absolument à recevoir la vieille; et ce gros chagrin et ce refus entêté s'exhalaient en mots colères, que la matrone, dans la pièce à côté, entendait sans sourciller, avec la philosophie d'une femme qui en a vu bien d'autres.

Une nouvelle douleur, bien mieux que toute exhortation, coupa court au débat. Toinette chancela, les yeux pleins de larmes, et dit, avec cet air de souffrance animale qui attendrit les plus forts:

—Faites de moi ce que vous voudrez. Ah! mon Dieu!

Trois minutes après, elle et Mme Pâquot étaient bonnes amies.

—Rien à craindre avant cinq ou six heures,—dit la grosse femme, en sortant de la chambre, à André et à Mme de Mercy qui, debout, anxieux, se regardaient sans parler.

—Faut-il qu'elle se couche?

—Non, elle peut marcher, nous avons du temps devant nous.

—Alors,—proposa insidieusement Mme Ouflon, montrant sa figure digne,—on pourrait peut-être dîner?

La sage-femme y consentit tout de suite, et l'on s'attabla sans cérémonies. Mme de Mercy fit en cela preuve d'une condescendance réelle. Car, elle n'ignorait pas que, dans les châteaux où la sage-femme se vantait d'être continuellement appelée, il est séant de servir à part; mais quoi! l'on était pauvre, il fallait s'accommoder, et elle découpa elle-même, dînant peu, toute troublée. Mme Pâquot mangea placidement, avec une expression de sérénité tout à fait rassurante. André ne put et ne voulut rien prendre; il trouvait cruel de dîner, comme si rien ne se passait, sous les yeux de sa femme, qui allait et venait, s'asseyant près de lui, voulant le servir.

Après le repas, on prit les dispositions d'usage.

Le grand lit, dans le fond, resta vide. Toinette s'étendit sur un petit lit bas, un drap jeté sur elle. Dans le foyer, de grosses bûches se consumaient doucement, toutes rouges. Point d'autre bruit dans la pièce aux rideaux tirés et aux tentures closes, que le tic-tac régulier d'un cadran. Une lampe sur la cheminée tombait d'aplomb sur le lit; seule la tête de la femme restait dans l'ombre; une veilleuse perdue dans un coin, éclairait vaguement ses traits, qui pâlissaient à chaque minute davantage.

Peu à peu les gros soupirs d'enfant, devenus une plainte, un sanglot rauque, se changèrent en cris forts, plaintifs. Rien ne pouvait soulager Toinette; elle devait, selon la parole cruelle, enfanter dans la douleur. André lui avait livré sa main et son poignet; et cette main d'homme et ce poignet vigoureux, Toinette les broyait par instants, dans une étreinte violente, où les ongles crevaient la chair. Il la sentait, cette pression désespérée, et il souffrait d'être impuissant; une colère sourde montait en lui, contre l'injuste douleur. Le silence lui semblait aussi trop calme, et l'immobilité des personnages l'angoissait. Il les voyait, rigides dans l'ombre: Mme de Mercy pâle comme du marbre, avec des yeux brillants et un sourire crispé; la sage-femme étendue dans un fauteuil, tournant benoîtement ses pouces et dodelinant de la tête, déjà presque assoupie.

Toinette aussi avait vu cela, et une colère et un chagrin lui emplissaient le coeur. Comment pouvait-on être aussi indifférent? Mais la vue de son mari la consola: il était blême et inondé de sueur.

Elle lui sourit, et ce faible sourire fit monter des larmes aux yeux d'André. Une douleur la tordit, et elle poussa un grand cri.

—Oh! madame Pâquot! madame Pâquot—répétait-elle avec une intonation enfantine, tout à fait navrante.

La sage-femme s'approcha et se pencha sur le lit, masquant la lumière; alors dans l'obscurité monta une plainte horrible et une voix aiguë de petite fille:

—Non, non! ne me touchez pas, je ne veux pas! je ne veux pas!—Et la révolte mourut en un sanglot brisé; Toinette murmurait avec une douleur monotone:

—Oh! que je souffre! oh! que je souffre!

—Courage, madame,—disait la bonne créature,—tout va bien, pensez au bébé.

—Oui, madame Pâquot. Oh!…

André serra ses dents à les briser. Toinette lui racla le poignet contre le pied du grand lit, et le mal qu'elle lui faisait le soulageait un peu.

Une heure s'écoula, minute par minute: un siècle. Mme de Mercy tisonna le feu, puis se rassit. Et le temps était comme arrêté. Le cadran avait des tic-tac ralentis. Le drap du lit, agité de tressaillements nerveux, semblait vivre, s'enfler d'une vie douloureuse; soudain la lampe baissa brusquement, s'éteignit, troublant la somnolence de la sage-femme; et dans cette obscurité de nouveaux cris éclatèrent, coup sur coup.

Tandis que Mme Ouflon apportait une autre lampe, mettait devant le feu une bassine d'eau chaude, la sage-femme s'approchait de Toinette et disait:

—Courage, madame!

Et se tournant vers André, elle lui fit signe que le moment approchait.

—Le champagne est-il là?—demanda-t-elle.

On prit la bouteille, dont le bouchon partit avec un bruit de fête.

—Qu'on lui en donne un verre, tenez, madame!

André, avec malaise, reprit le verre vide aux lèvres de sa femme; on la soutenait, on la grisait pour qu'elle souffrît moins!

—André, viens! viens!

Il accourut, et les ongles rentrèrent dans sa chair, son poignet fut tordu par une force surhumaine.

—Allons, madame, aidez-nous!

Les yeux de Toinette se convulsèrent, une plainte sourde, puis une clameur prolongée, sortirent de sa bouche, horriblement tordue. Et André regardait cela, les mains tremblantes, avec rage et pitié.

L'enfant ne venait pas. La sage-femme leva un front rouge et, mécontente, échangea avec Mme de Mercy un mauvais regard, qu'André surprit.

Alors il se fit un grand froid en lui, ses yeux se brouillèrent; la vie qu'ils attendaient était douteuse, perdue peut-être; il eut la vision du médecin appelé en hâte, de l'extraction par les fers, d'horreurs glaçantes; et il lui sembla que, dans la chambre sombre où montaient aux rideaux des reflets d'aube, dans deux heures, avec le jour, ce n'était point la vie qui entrerait, mais la mort. Il détourna la tête, et ne raisonna plus. Un désespoir sans pensées, un désert de ténèbres l'enveloppèrent; alors ses yeux malgré lui, se fixèrent sur sa jeune femme.

Elle claquait des dents, en même temps que de grosses gouttes de sueur coulaient sur sa figure, comme des larmes. André prenant un grand éventail, l'éventa machinalement. La matrone versa dans un nouveau verre de champagne une poudre roussâtre, et s'approcha.

Mais les douleurs arrêtées reprirent avec violence. Trois cris se succédèrent, le dernier désespéré sans rien d'humain, épouvantable. Mme de Mercy maintenait sous le drap Toinette pâle comme une femme qu'on assassine; puis il y eut un de ces silences qui suivent le dernier soupir, et tout à coup de cette mort, s'éleva un vagissement de vie, rauque et joyeux.

Tous trois comprirent, et André, le coeur retourné comme par une main de fer, se mit à trembler de tous ses membres.

La sage-femme déjà donnait ses soins à l'enfant.

Une angoisse tourmenta le père, était-ce un garçon ou une fille?
Toinette n'y pensait pas… elle demanda seulement d'une voix faible:

—Est-il beau?

—Très beau, madame, ne vous agitez pas!

Elle regarda son mari, le fit se pencher à ses lèvres et, très bas, avec des lèvres qui claquaient encore, elle lui dit des mots qu'il n'entendit pas.

Pour ne pas la fatiguer, il répondit:

—Oui, oui! repose-toi, ma chérie.

Et les vagissements continuaient, et un petit corps vivant, net et chevelu, se battait avec la sage-femme, qui l'essuya, après l'avoir baigné. Alors André fut infiniment soulagé, la chambre lui parut un palais; par les fenêtres, où le jour blanchissait, ce qui était entré n'était point la mort, mais la vie!

La vie sous sa forme la plus belle, l'enfant, chair et âme nouvelles, nées de deux chairs et de deux âmes, l'enfant, joies et chagrins, soucis et espoirs, l'enfant, tout l'avenir!

Il était né! Il était là, tout grouillant de vie! Quel doux mystère!

On le donna à garder à André, qui s'assit sur une chaise basse, le tenant gauchement dans ses bras. À sa joie succédait une stupeur presque pénible.

«Comment! c'était à lui, ce pauvre être grimaçant, à la face indécise et rouge, et dont il ne pouvait seulement deviner le sexe?…» Il regarda sa mère; penchée vers lui, elle le baisa longuement au front, en disant tout bas, afin que Toinette n'entendit pas:

—Une fille!

—Ah!…—Et il ne fut ni content ni fâché; c'était un enfant, le sien: dans ce mot tenait tout son bonheur. Toinette le regardait, et d'une voix douce et traînante:

—On ne veut pas me dire ce que c'est; je vous assure que ça m'est bien égal; je n'ai pas du tout de préférence!

On finit par lui avouer une petite fille:

—Ah! tant mieux,—dit-elle. Et elle ferma les yeux, tout heureuse; pourtant elle avait rêvé un garçon; mais en ce moment de calme, après de si terribles épreuves, elle était bien contente que «ce ne fut qu'une fille».

—Montrez-la moi, dit-elle; si je lui donnais le sein?

On lui apporta l'enfant, qui ne devait boire jusqu'au lendemain que des petites cuillerées d'eau sucrée.

Alors elle se tourmenta de savoir si elle serait bonne nourrice.

Ce ferme désir, cette conscience qu'il était beau et nécessaire à une mère, après avoir donné la vie à son enfant, de la lui donner doublement, c'est André qui l'avait inspiré à Toinette. Ce n'était pas la coutume dans la famille Rosin; seul, Alphonse avait été nourri par sa mère, avec une telle frénésie maladive qu'elle avait été mauvaise nourrice, et avait toujours dissuadé ses filles de l'imiter.

—Monsieur va m'aider,—dit la sage-femme—à transporter madame dans le grand lit.

André prit Toinette dans ses bras, elle se suspendit à lui, épuisée et tendre. Plein d'angoisse, il porta ce corps meurtri, dont la tête pâle, renversée en arrière, souriait, avec l'expression d'accablement d'un enfant qui a failli mourir.

Alors, un calme singulier, emplissant la chambre, pénétra les coeurs. On éteignit la lampe et le feu fut couvert; une ombre blême envahit la pièce, le berceau fut approché, et les grands rideaux du lit tombèrent sur le sommeil de la mère et de l'enfant.

La sage-femme s'étendit dans un fauteuil; l'heure du repos était venue.

À pas muets, André et sa mère passèrent dans le cabinet de travail, ils causèrent bas, longtemps, à la clarté d'une bougie, près des cendres. Ils firent des rêves d'avenir, pour l'enfant à peine né. Ils éprouvaient un accablement délicieux, et une surprise infinie de leur situation nouvelle.

Lui était père; cela le vieillissait, lui imposait des charges, une responsabilité. Elle était grand-mère, une vieille femme déjà, et elle fit de ce jour le sacrifice du peu de jeunesse qui lui restait. Son deuil même deviendrait plus austère, plus simple, comme si une dernière coquetterie l'avait quittée.

Ils causèrent du passé perdu, plus riche et plus beau, résumèrent leur vie aisée dans la maison de province, la mort du père, la liquidation ruineuse et les procès perdus. Cela défila, mais avec moins d'amertume qu'autrefois, car ils sentaient bien qu'en échange du passé, il venait de leur naître un peu d'avenir et d'espoir, dans l'attendrissante petite personne de l'enfant.

La vie était précaire, il fallait la subir. Le mariage d'André, en somme, avait été nécessaire à ce garçon, différent des autres. Mme de Mercy le comprit alors, et mieux, depuis que l'enfant était là, dans son berceau, rendant irrévocable l'union du père et de la mère, la scellant à jamais.

Cet entretien pacifia leur âme. Mais leur inquiétude resta entière pour l'avenir. La pauvreté croissante menaçait:

—Que faire? demanda-t-elle.

Le jour entrait, un rayon de soleil pâle filtra dans la chambre où mourait la flamme incolore d'une bougie, qu'André souffla. L'inquiète demande de Mme de Mercy resta sans réponse.

VI

La journée fut bonne, la mère raisonnable. Mme Pâquot ne revint pas, et ce fut à sa fille que Toinette rendit avec reconnaissance une relique de Sainte-Marguerite, que la grosse sage-femme avait, avant l'accouchement, glissé sous le chevet, avec l'adresse d'un escamoteur.

Mme Rollin loua tout et trouva l'enfant superbe.

La fièvre de lait fut intense et l'enfant, ayant tété un peu trop tôt, attira une grande quantité de lait dans les seins gonflés qui, presque aussitôt, gercèrent. André, de plus, par imprudence força sa femme à prendre des bouillons gras, trop nourrissants, qui accélérèrent dangereusement la sécrétion lactée.

Cependant on n'avait point d'inquiétude encore.

Déclarer sa fille, en présence de témoins, la montrer au médecin de la mairie venu exprès à la maison, un pauvre homme las, qui mit dans un coin sa canne et fit tenir son chapeau dessus, occupèrent prodigieusement André. Sa vie lui parut toute changée. Sur un petit lit dressé dans le cabinet de travail, il se réveillait la nuit, prêtant l'oreille, pris de peurs sans cause. Entendre pleurer l'enfant lui semblait doux: ce bruit attestait que l'on vivait à côté.

Marthe fut baptisée selon le rite catholique. On dut attendre longtemps le prêtre à l'église. Mme de Mercy fut marraine avec Crescent, représentant le grand'père Rosin, absent. On ramena du baptistère l'enfant à sa mère. Elle s'était levée pour la première fois. On eut le tort de la laisser dîner. André lui versa du bordeaux; elle éprouvait une ivresse inconnue, sachant sa fille baptisée. Le lendemain elle était malade.

Les seins tuméfiés versaient, du côté droit, un lait rare et difficile, à travers les gerçures innocemment faites par les lèvres de l'enfant, et qui arrachaient à Toinette des cris de douleur. Un abcès se forma.

Chose étrange, la petite fille, venue au monde ses mamelles pleines de lait, que l'on pressait chaque jour et qui se remplissaient le lendemain, avait bientôt elle aussi, au même sein que la mère, un abcès.

Devant la crainte de tous, l'impuissance de Mme Rollin, l'appel brusque du médecin, Mme de Mercy prit un grand parti et dit à son fils: «Une garde est indispensable. Je vais écrire aux soeurs du Bon-Secours de Reims.»

Le lendemain sonnait à la porte et entrait, joviale, une grosse soeur sans âge, rougeaude et puissante, aux yeux malicieux et fureteurs. La soeur Ursule aussitôt, avait avant toute chose fait son lit minutieusement, congédié Mme de Mercy épuisée de fatigue, et déjeuné de grand appétit, montrant dans tous ses actes l'habitude de la règle, et cette pratique des religieuses, qui, habituées à veiller jour et nuit les malades, ménagent leur santé afin de rendre des services durables. À André, elle dit pour premier mot:

—Cette petite femme ne pourra pas nourrir.

Gros crève-coeur pour le jeune mari. Et une tristesse plus grande l'envahissait, de voir l'enfant rejeter le lait maternel trop échauffé, et pleurer et crier, pendant des heures. Sur sa plate petite poitrine pointait déjà un deuxième abcès. Le médecin opéra la mère, et pensif, sachant bien que c'était une triste et coûteuse nécessité, il déclara à regret:

—Il faut que vous preniez une nourrice.

Mme de Mercy leva les yeux et dit simplement:

—Il y en aura une dans une heure.

Et vaillamment, courant à pied chez elle prendre de l'argent, elle emmenait soeur Ursule, qui exigea, d'abord, un grand bureau; elle y choisit, naturellement, une femme mariée, une paysanne pâle, à qui l'on promit soixante-cinq francs par mois: chiffre exorbitant. Mme de Mercy, par un grand sacrifice, se disait:

—C'est moi qui paierai.

Elle ne pensa pas un instant à éloigner la petite, à la confier à une mercenaire de la banlieue, sachant combien fréquents, affreux, arrivaient chez elles les accidents. Puis, priver les parents de leur enfant, n'était-ce pas bien dur? Et elle se disait, égoïste volontairement, et comme pour donner le change à son dévoûment:

«C'est pour moi que j'agis, c'est pour jouir de cette petite chérie!»

Et elle se sentait une tardive, une nouvelle maternité. Au retour, elle trouva Toinette pâle, gardant le froid du bistouri entré dans sa chair; elle examinait avec André, douloureusement, la poitrine de leur fille, dont le sein portait maintenant trois gros abcès, livides et fermés. À démailloter le triste petit corps, ils désespéraient: les côtes, soulevées par la respiration saccadée, semblaient prêtes à trouer la peau maigre; les cuisses et les jambes déjà s'atrophiaient.

L'enfant cria, la mère l'approcha de ses seins tuméfiés et gercés, mais il ne put téter, sans force.

À ce moment entra la nourrice. Toinette tristement, sans la regarder, lui tendit l'enfant. La nourrice le mit à ses mamelles; et il but; avidement, la bouche en suçoir, les yeux démesurément ouverts. Le lait, soulevant sa gorge, descendait avec un petit bruit dans tout son corps; à cette vue, Toinette ne put réprimer ses regrets, et elle éclata en sanglots.

Le lendemain, un quatrième abcès venait à la petite. Mécontent, gardant un silence de mauvais augure, le médecin donna deux coups de bistouri dans cette chair d'enfant. Puis il regarda la nourrice et hocha la tête.

Dans l'antichambre il dit à André la vérité.

—C'est bien grave, bien dur, quatre abcès pour un si pauvre petit corps. Si l'enfant tétait pourtant… elle est entre la mort et la vie.

Dures paroles, qui firent qu'André resta morne, n'osant rentrer, le coeur étouffé, dans la chambre des malades. Quelles graves responsabilités pesaient maintenant sur lui! Comme cette femme, cet enfant, tout cet entourage qu'il avait créé par sa volonté seule, retombaient de tout leur poids sur lui!…

La vie l'emporta, grâce au régime suivi par la soeur, une vieille expérimentée; les abcès sous des cataplasmes coulèrent d'eux-mêmes. Marthe vécut. La mère se remit. Le docteur, discrètement, se retira en se frottant les mains. Seule la soeur Ursule restait quelques jours encore. Et elle faisait plaisir à voir.

Rassurée et rassurante, elle n'avait plus sa figure de gendarme, ne grondait plus Toinette, la bordait doucement, et après l'avoir irritée et choquée, elle faisait maintenant sa conquête.

Près de la petite fille, être sans plainte, résigné et pourtant obstiné à vivre, dont la peau devenait blanche, le sourire plaisant, et les sombres yeux bleus attentifs à la flamme des bougies, la soeur avait un verbiage, des mots répétés qui frappaient l'enfant; sa virginité religieuse faisait place à une maternité provisoire, attendrie et babillarde. Marthe souriait vaguement, comme si elle avait conscience qu'elle revenait de bien loin. Alors l'expression sérieuse qui montait à son petit visage, expression vieillotte qu'ont certains petits enfants, troublait André et le bouleversait jusqu'au fond de l'âme.

La soeur Ursule faisait de bons sommes, abandonnait le soir les deux jeunes gens pour aller au salut, surveillait la nourrice, déjeunait et dînait largement, avec une bonhomie souriante; et sa grande joie enfantine était qu'on lui servît de la salade de pissenlits. Elle fredonnait alors, de sa grosse voix, avec un sourire sur sa figure sans âge, une chanson de son pays qui se rapportait à cela.

Un soir elle s'en alla, payée pour son couvent, et contente.

Tous les jours, sur la recommandation du médecin, on pesait la petite. Quelques grammes de plus accusés par l'aiguille sur le cadran, remplissaient de joie André, et Toinette debout et rétablie.

La nourrice n'était plus pâle; arrivée de son pays exténuée et taciturne, elle reprenait des forces, des couleurs.

Toinette faisait la toilette de la petite, et lui donnait des bains: l'enfant y témoignait un calme heureux, des battements de bras, et dans les yeux étonnés le reflet d'une joie animale.

Mais une maternité violente s'était emparée de Toinette, au point de frapper et de peiner son mari. Il semblait n'être plus rien à sa femme. S'il lui parlait, elle était distraite ou désobéissante. Pour son enfant, elle avait des crises de tendresse, des étouffements de baisers, qui marquaient en rouge dans la cire moite du petit visage; et André reconnaissait, avec malaise, chez sa femme, une brusque apparition de l'hérédité maternelle, croyait revoir Mme Rosin, si férue de son Alphonse. Il restait troublé devant cette manifestation physiologique où la volonté de sa femme n'était pour rien, et qui l'envahissait et la dominait toute.

Cela allait jusqu'à énerver Toinette si son mari prenait l'enfant. Elle était pleine de défiance; il la tenait mal. Longtemps elle resta bouleversée ainsi, s'étonnant d'être devenue mauvaise; puis, au bout d'un ou deux mois, ces fâcheuses dispositions cessèrent; elle reparut bonne et tendre, se laissa reprendre, câline, aux bras d'André.

* * * * *

Mme de Mercy, discrète, étant rentrée dans l'ombre, Toinette accepta le sacrifice de sa belle-mère, les mille francs nouveaux dont elle se priverait pour eux. Il fallut, trois mois après, payer le médecin, le pharmacien.

André apprit alors qu'il ne restait rien des dix mille francs que lui avait donnés sa mère; et qu'elle-même, vaillante pour les grandes choses, si elle défaillait souvent pour les petites, avait déboursé plus de deux mille francs à elle, prélevés sur le maigre capital qu'elle possédait.

Elle en parla froidement, noblement. Mais l'avenir de misère n'en était pas moins là, menaçant.

«Mon Dieu! disait-elle tout bas, pourvu qu'ils n'aient pas de sitôt un enfant!»

Voeu légitime, mais ingénument absurde. Les jeunes gens, mariés de la veille, se priveraient-ils donc à jamais de s'aimer? fermeraient-ils leurs lèvres? desserreraient-ils leurs bras? seraient-ils, dans leur propre maison, des étrangers l'un à l'autre?

André, bien des fois, l'avait trouvée horrible et contre nature cette peur bourgeoise des enfants, et quand sa mère tout bas lui dit:

—Mon Dieu! puissiez-vous n'en pas avoir pendant quelques années!

… André, tout homme et expérimenté qu'il fût, ouvrit de grands yeux clairs, puis baissa la tête, et il lui sembla que sa mère et lui, sans le vouloir, remuaient des choses louches. Il rougit, et riant:

—Ah! ça, vois-tu, on n'y peut rien…

Mme de Mercy faillit répondre, puis elle se tut, tant la matière était pénible et délicate.

Ses craintes n'étaient que trop justifiées. Trois mois, après la naissance du premier enfant, Toinette redevint enceinte.

De ce jour, ils prirent le grand parti de déménager, d'habiter un appartement moins cher, éloigné.

Tout absorbée qu'elle fût par son ménage, le soin de nourrir suffisamment la nourrice, fort exigeante, Toinette n'accepta pas qu'André s'occupât seul du choix d'un logement. Elle l'accompagnait à sa sortie du bureau. Longuement ils exploraient des quartiers différents. Un besoin de luxe la poussait vers les grandes maisons neuves en plâtre humide, du côté du Trocadéro, et vers les avenues désertes aboutissant à l'Arc de Triomphe, où s'alignent des hôtels, loin des fournisseurs et des marchés. Il combattit difficilement ces goûts, et ramena Toinette vers les centres populeux où abonde et grouille la vie. La rue Saint-Antoine lui plut par sa vie ouvrière, ses ressources et le bon marché des loyers. Ils se logèrent à la Bastille, dans un coin de rue coupée par le boulevard Henri IV. L'endroit calme aboutissait au canal. Les maisons ne longeaient qu'un trottoir; en face, de grands entrepôts de bois de démolition étageaient des amoncellements rectangulaires. Sur le trottoir, tout le jour, des polissons jouaient à la marelle, tandis que, d'un cabaret aux murs peints en vert-pomme, sortaient des chocs de verre et des clameurs d'hommes.

Plus que son mari, Toinette discuta les prix, inspecta l'appartement, petit et donnant sur la cour, auquel on arrivait difficilement, en suivant plusieurs escaliers numérotés.

La maison, immense, divisée en plusieurs corps de logis, était bondée de petits bourgeois, d'ouvriers descendant le matin, avec un bruit de gros souliers. Dans l'escalier noir on frôlait toujours, sans savoir qui, des femmes plaquées contre le mur, des vieillards raides, et des enfants qui dégringolaient à toutes jambes.

Tout cela déplaisait à Toinette, mais non à André.

Il avait, dans sa pauvreté décente, souffert de la maison de Saint-Sulpice, où il sentait les réserves faites par les concierges. Il aimait mieux vivre ici, au troisième, dans une maison pleine de vie, au milieu de ces ménages pauvres. Socialement, c'était descendre, mais qui donc viendrait le voir? Sa mère?—Elle reconnaissait, la pauvre femme, au prix du peu d'argent qui lui restait, la nécessité formelle pour son fils de restreindre au plus strict ses dépenses.

Le logement étant vacant, ils se préparèrent à déménager. Faute d'argent, ils durent supporter les papiers vilains des murs, mais André, ingénieux, utilisa de vieilles étoffes, des soies éteintes dont Mme de Mercy gardait une malle pleine, reliques du beau temps; il les drapa aux murs et, tirant parti de ce piètre décor, au grand étonnement de Toinette joyeuse, il le rendit fort acceptable.

Seule Mme Ouflon se prêtait avec regret à ce changement de vie; sa dignité en était offusquée. Elle commença à négliger son service et parut absorbée. Elle cassa de nouvelles assiettes avec un mépris tranquille, comme si elle en avait plusieurs services de rechange. Tous les jours le facteur lui apportait une lettre, et, dès qu'elle l'avait lue, Mme Ouflon fondait en larmes, puis essuyait ses yeux rouges et grimaçait de bonheur. Elle mettait plus de distance entre ses maîtres et elle. Elle reparlait plus que jamais du temps où elle était dame, et de sa propriété dans le Nord, et de son mari, qui l'avait battue et ruinée; elle s'animait à ces détails, les ressassait avec satisfaction, comme si rien ne lui avait été plus agréable.

L'avant-veille de leur installation définitive, et comme il ne restait plus dans l'appartement quitté que les gros meubles et les malles, Toinette et André, assez intrigués, entendirent sonner à la porte.

Mme Ouflon, parée d'un cachemire, ornée d'un chapeau, et les mains dans le manchon jaune, fit la révérence et entra.

—Excusez-moi, madame,—dit-elle avec cérémonie, et passant dans le cabinet de travail, elle s'assit sur une chaise qu'on ne lui offrait point. Là, prenant un air de visite, souriante, elle dit, avec beaucoup de dignité:

—Mon fils est nommé sous-chef de gare, madame, j'irai le rejoindre demain. Quels regrets pour moi d'interrompre nos bonnes relations! J'espère que nous ne nous oublierons pas. Pour moi, je garderai un excellent souvenir de vous, madame, et de monsieur,—fit-elle en saluant.—Je compte partir demain soir.

Et se levant, Mme Ouflon salua cérémonieusement, ouvrit la porte elle-même et, au lieu de disparaître, alla droit à la cuisine, où, ôtant cachemire, chapeau et manchon, elle se mit à éplucher des navets et à plumer un canard.

Quelque fierté que lui eût causée sa visite, elle daigna servir à table, et, pour couronner son temps d'épreuves et sceller son affranchissement, calme, avec un bon sourire d'indifférence, elle cassa en deux le grand saladier.

VII

Ce déménagement, et aussi la santé de Toinette, modifièrent fâcheusement son caractère. Déjà sa première maternité, développant la femme, lui avait fait perdre ce qu'elle gardait encore d'enfantin. Ses habitudes, ses instincts, ses défauts, refrénés les deux premières années, se manifestèrent, sous le coup de l'irritation sourde où la jetaient l'exiguïté de leurs ressources, et le rapetissement progressif de leur vie. Alors elle montra de la sécheresse, devint impatiente et volontaire, comme si le sacrifice lui pesait, et qu'il lui fallût le temps de s'habituer au devoir et à l'abnégation.

C'était par un matin d'octobre. Ils s'éveillèrent.

Peu faits encore à leur nouveau logis, ils eurent ensemble le même dépaysement, et ce malaise qui accompagne le réveil dans les auberges inconnues. Ils se sentirent à l'étroit dans ce logis très petit. Toinette en souffrait, ce qui se traduisit sur-le-champ en mauvaise humeur et en paroles pointues; à propos de quoi? elle-même n'en savait rien.

Taciturne, André d'abord ne répondit pas, puis, haussant les épaules, il l'invita à supporter la situation, puisqu'il le fallait. Après tout, ils étaient comme des milliers de gens, et, même ainsi, plus heureux et plus riches que tant d'employés et de petits bourgeois. Raisonnements dont la justesse agaçait Toinette, qui sentait, et ne raisonnait point.

—Et pas de bonne!—fit-elle avec exaspération. (On venait d'en congédier une, au bout de huit jours.)—Oh! je n'irai pas au marché toute seule, la nourrice m'accompagnera, je ne porterai pas le panier!

—Peuh!—dit André, qui n'avait pas ces scrupules,—dans le quartier tout le monde fait ses affaires, on ne te regardera seulement pas. Nous ne sommes pas à Châteaulus!

Ce léger sarcasme manqua son but, et suggéra à Toinette d'âpres regrets. À Châteaulus, elle n'avait jamais été au marché. C'était bon pour la cuisinière. Elle ne se promenait que sur le cours, et en toilette de dimanche. Elle regretta sa province.

—Eh bien! emmène la nourrice,—dit André qui cédait toujours pour les petites choses,—mais l'enfant?

—Vous le garderez bien?—dit-elle avec intrépidité.

Et elle le laissa seul. D'abord, il marcha dans la pièce, le front soucieux, puis se rapprochant du berceau, il regarda la petite Marthe dormir.

Les premiers jours, déconcerté par ses sensations nouvelles, il n'avait su aimer l'enfant. Maintenant, elle l'attirait, par ses vagues sourires, ses regards sérieux, et ses remuantes petites mains qui semblaient dévider un perpétuel écheveau de fil.

Un rayon de soleil taquinant le visage blanc et paisible, il alla tirer le rideau et se rassit, ému. L'enfant dans le sommeil se contournait, les doigts perdus dans les plis de la couverture. Sa respiration s'entendait à peine, entre les lèvres rouges, ouvertes comme une petite fleur. André se sentit triste, sans savoir pourquoi. Dans la solitude momentanée, naissent ces impressions brèves, tant l'homme est habitué à voir et à entendre vivre autour de lui…

«Pauvre petite Marthe! venue au monde pour on ne sait quelle destinée singulière. Serait-elle heureuse? Qui épouserait-elle?» Ces pensées vieillirent soudain André, et le transportèrent dans l'avenir. Sa mélancolie s'accrut. Il entrevit son existence probe, étroite, laborieuse. Serait-il sous-chef de bureau à telle époque? Il songea aux maigres appointements, à la vie sans aises. Sa femme, ingénument coquette, n'aurait pas souvent, des robes neuves.

Il pensa aux jupes que porterait Marthe, ces jupes qui, après deux ou trois ans, trop courtes, attestent la pauvreté. Et il chercha, pour la baiser, la petite main de l'enfant.

L'idée du prochain bébé le harcela, lancinante. C'était trop! Et toutefois que faire? N'aimait-il pas sa femme; elle et lui étaient jeunes, pourtant.

Il tourna court, parce que ces pensées, l'attristaient et l'inquiétaient toujours.

À qui ressembleraient les petits? De qui tiendraient-ils?

Il cherchait sur le visage de Marthe une ressemblance impossible encore. Jamais la conscience des différences existant entre sa femme et lui, n'avait surgi si nette.

«Si les enfants tiennent d'elle, pensa-t-il, ils seront vifs, légers, colères, sanguins.

«S'ils tiennent de moi, ils seront froids, mélancoliques, rêveurs, patients.»

Puis il sentit qu'il s'arrêtait aux qualités et aux défauts superficiels, et que, pour lui comme pour sa femme, il n'osait pousser jusqu'au fond de sa pensée.

Sa tristesse grandit: c'était un malaise gros de choses qu'il ne voulait pas s'avouer, clair d'une évidence contre laquelle il se débattait. Il n'était pas heureux. Mais elle-même, Toinette n'était pas heureuse, certainement!

Mais la cause? Il n'osa reconnaître qu'elle était en eux-mêmes, car ce n'est que tard qu'on fait cette constatation cruelle; il se dit seulement:

«Notre pauvreté est seule coupable. Tout nous la rappelle. Elle nous condamne à une promiscuité de petits actes. Je ne puis prendre trois sous dans la bourse, sans que Toinette ne le remarque, et moi de même pour elle… Cependant on pourrait être heureux étant pauvres. Les Crescent sont l'un et l'autre.»

Marthe s'éveilla, il eut peur qu'elle ne pleurât, et que sa femme ne s'en prît à lui, mais la petite fille sourit, s'agita; se penchant sur le berceau, il lui fit des risettes et, pendant deux ou trois minutes, il fut joyeux, oublia.

Une clef grinça dans la serrure, Toinette parut les joues en feu, suivie de la nourrice rechignée.

—Regarde Marthe, comme elle me rit gentiment,—dit André.

Toinette passa sans regarder, mécontente, éprouvant, si peu que ce fût, de la jalousie.

—Qu'as-tu donc?—demanda-t-il, passant dans la chambre voisine.

Elle ne répondit pas.

—Voyons, Toinon, dis-moi ce que tu as?

—J'ai que je ne sortirai plus sans bonne, que la nourrice ne veut pas porter le panier, et que j'ai l'air de je ne sais quoi…

Il n'essaya même pas de combattre l'amour-propre de sa femme.

—Une bonne,—dit-il,—justement je voulais t'en parler. Cela nous coûterait trop cher à nourrir; où la coucherions-nous d'ailleurs? Ne penses-tu pas…

Elle lui coupa la parole, le dévisageant:

—Vous croyez que je vais faire la cuisine? Ah non! par exemple!

—Qui te parle de cela? tu pourrais avoir une femme de ménage qui viendrait à l'heure des repas?

—Il est trop tard, dit Toinette, le boucher m'a recommandé une bonne, elle viendra cet après-midi.

—Sans me consulter?—dit-il doucement.

—Je regrette,—fit-elle d'un ton sec.

—Eh bien! tu la remercieras,—dit André d'un ton calme et décidé;—je n'ai pas de quoi la payer, nous prendrons une femme de ménage.

Toinette faillit se révolter, mais le regard de son mari lui fit baisser les yeux; elle se vengea en bousculant la nourrice, qui se plaignit amèrement.

«Voilà, pensa André, le front aux vitres, elle est égoïste…» Et après un temps d'arrêt: «Elle est jeune, on l'a gâtée, elle se corrigera.»

Mais de toute la journée, il resta sérieux, le coeur triste.

* * * * *

Entrée à la maison, si maigre et avec si peu de lait, que la soeur Ursule avait failli la congédier, la nourrice, autrefois assise continuellement avec une pose raide et un profil maladif, devenait rapidement, à force de nourriture dont elle se crevait, une rougeaude commère remuante, poussant partout sa courte et grosse personne. Polie et timide naguère, elle acquérait de l'aplomb, répliquait. Et la femme de ménage la gâta complètement.

Élisa, une maigre et sèche femelle d'ouvrier usée par le labeur, avait une figure plate, le nez pointu, et des lèvres fendues au couteau.

D'abord obséquieuse et prolixe, elle devint muette, fit son service avec une précipitation, une rage froide, toute déçue de ne pouvoir glaner dans le petit ménage, un reste de pain ou d'os, car la nourrice, bouleversée par des fringales imaginaires, dévorait tout. À elles deux, elles emplissaient la cuisine. S'étant déplues d'abord, bientôt elles s'associèrent.

Ce furent des causeries interminables, où elles s'excitaient à demander des gages plus forts.

Quand les maîtres s'absentaient, elles passaient la revue des buffets, des armoires. Marthe, quelquefois, criait dans le berceau, Élisa en blêmissait de colère.

Elle avait trois enfants, dont un boiteux, et un mari qui la battait. Elle était bilieuse, méchante et fausse. La nourrice la craignit; Élisa la méprisa. Mais leurs rancunes communes contre le servage, les liaient.

André ne s'occupait point des domestiques; il partait tôt pour son bureau, rentrait tard.

Mais Toinette ne dédaignait pas d'entendre causer les femmes; à travers les murs, les cancans de la maison lui arrivaient; et elle s'y intéressait, comme en province.

Elle annonça à André que le petit ménage d'en face était juif; un petit garçon leur était né, le rabbin était venu, on avait circoncis l'enfant, tellement, paraît-il, qu'il avait failli mourir.

André souriait, indifférent.

La cour de la maison était pleine de musiciens ambulants; tous les dimanches un groupe d'Italiens revenait, jouant les mêmes airs. Une fenêtre s'ouvrait, une pâle figure de femme se penchait, écoutant la musique:

—C'est l'Italienne,—disait vivement Toinette,—elle est séparée de son mari, tu sais qu'elle leur jette chaque fois une pièce d'or.

—Pas possible!

—Il n'y a rien de plus vrai, elle est poitrinaire, elle regrette son pays, vois comme elle leur sourit.

Et quelques semaines après:

—Tu sais, la dame est morte, elle a laissé par testament sa fortune aux musiciens qui venaient chanter, eh bien! le mari, crois-tu, le mari a défendu au concierge de dire aux Italiens qu'elle était morte, parce qu'ils réclameraient la fortune, tu comprends?

—Quelles bourdes!

—Ah! toi, tu ne crois à rien!—et de dépit elle haussait les épaules.
Ces puérilités l'occupaient.

Élisa prenait de l'influence. Quand elle était maussade, elle ne desserrait pas les dents, servait d'un air grognon. Alors Toinette la désarmait par un petit cadeau, qui faisait ouvrir des yeux de boeuf à la nourrice.

André, forcé de reconnaître la puérilité de sa femme, compta sur le sevrage prochain, le soin de deux enfants, la nécessité de les élever. D'ailleurs si Toinette, médiocre ménagère, préférait faire une jolie tapisserie que de ravauder des bas, elle flattait, par certains côtés, son amour-propre. Elle était gracieuse, coquette. Ses rapports avec Mme de Mercy étaient bons; bons, parce que celle-ci n'apportait plus dans le ménage ses observations inquiètes, ses suggestions craintives, mêlées de remarques vexées. Mais ce silence gardé pesait à Mme de Mercy; ses yeux, malgré elle, prenaient une expression de sévérité ou de blâme, ses mains fines et maigres, sa bouche avaient d'imperceptibles tressaillements nerveux. Son air affecté d'indifférence décelait l'agitation de son esprit. Toinette voyait cela, et intérieurement en ressentait des petites joies mauvaises. André, par une lâcheté qui était de la lassitude, fermait les yeux, et se dérobait en termes vagues, quand sa mère, s'ils étaient seuls, se plaignait des dépenses. «N'étaient-elles pas inévitables? On ne mangeait cependant qu'à sa faim.»

Et sourdement irrité contre les deux femmes, il leur donnait dans sa pensée successivement tort. Il exécrait leur politesse menteuse qui recouvrait tant de sentiments amers ou injustes, qu'il présageait grandir avec l'âge, et contre lesquels nul raisonnement n'aurait prise.

Cependant, par cela même qu'il fuyait les explications, évitait d'accepter à déjeuner seul, chez sa mère, force lui fut de s'avouer l'accaparement de plus en plus grand qu'il subissait. D'autres petits faits lui revinrent. Rentrait-il tard du bureau, invariablement Toinette s'en étonnait, le questionnait sur l'emploi du temps, l'usage de cinq sous, les gens vus par lui et ce qu'ils lui avaient dit. Ce besoin jaloux, qu'elle avait de savoir et de dominer, l'inquiéta, et il voulut y échapper.

La première année, il s'était montré doux, patient, poli, craignant toujours de blesser sa femme. Néanmoins il avait eu alors le verbe franc et clair, n'avait pas craint d'exposer sa façon de voir, d'imposer sa façon de faire.

Maintenant, il en convint, il avait changé, s'était amoindri; ses réserves, ses concessions ne partaient plus du même motif: elles avaient pour cause, moins une délicatesse exagérée, qu'une fatigue, une soif de repos. C'était une abdication: céder pour avoir la paix.

Mais n'avait-il pas tort? ne manquait-il pas à son devoir? N'avait-il pas charge d'âmes? Ayant épousé une femme, n'en avait-il pas la responsabilité?

Si; mais comment agir? Est-on le maître des petits événements? comment modifier des caractères vieillis comme celui de sa mère, déjà formés par vingt ans d'éducation, comme celui de Toinette?

Au bout de ces réflexions, il trouva le mot qui le condamnait: «sa faiblesse».

Bon et tendre, comment n'eût-il pas été faible? Par pudeur, par dignité même, il souffrait en silence. Son grand malheur était de voir dans sa femme son égale, de la traiter et de lui parler en conséquence; mais tout jeune mari n'y est-il pas porté? D'ailleurs, le mal accepté, Toinette envisagée avec ses qualités et ses défauts, comment faire?—Accepter la situation. Pour romanesque ou inconsidéré qu'il avait pu être, ce mariage, consommé maintenant, scellé par la naissance d'un enfant, et bientôt d'un second, lui créait des devoirs inévitables. Il se résigna donc, et compta sur l'avenir, c'est-à-dire sur l'inconnu.

Mais rien n'advint. On se raidit ainsi bien souvent en pure perte. Et tandis qu'André se préparait à des situations extrêmes, sa femme, ennuyée, maussade ou tendre, selon la couleur du temps et le jour de la semaine, allait et venait d'un air pensif, ou assise, les traits fatigués, bâillait joliment, en agaçant du pied, sur le tapis, Marthe, roulée en boule comme une chatte.

VIII

—Il me semble,—dit une fois son mari,—qu'il y a longtemps que tu n'as vu Mme Crescent?

—C'est possible.

—Est-ce que tu n'iras pas un de ces jours?

—Je ne sais pas.

—Vas-y, je t'en prie. Ce sont d'excellents coeurs, je ne voudrais pour rien au monde qu'ils te crussent un peu… fière; songe,—ajouta-t-il vivement,—que c'est à eux que je dois mon mariage, et tu admets, n'est-ce pas, que je leur en aie un peu de gratitude?—fit-il en souriant.

—Mon mariage! mais c'est Sylvestre qui l'a fait, sa femme n'y est pour rien.

—Sans doute!—et il admira comme les femmes répondent toujours à côté de la question,—ce n'est pas une raison pour ne pas la voir, elle est très bien élevée, très bonne, très maternelle.

Toinette objecta:

—Elle est beaucoup plus vieille que moi.

—Raison de plus, elle ne peut te dire que des choses bonnes et utiles.

—Oh! je n'ai besoin de personne!—Et le petit ton sec reparut.

«Mais encore une fois, pensa-t-il, est-ce une raison pour délaisser une femme excellente? Que diable! on a un peu plus de chaleur au coeur!…» Et mécontent, il prit son journal.

Le lendemain Toinette alla chez Mme Crescent et resta deux heures. Vite regagnée par la bienveillante causerie de celle-ci, elle rit, causa, passa une excellente journée, joua avec Thomas qu'elle emmena acheter un superbe polichinelle; puis le soir, à André:

—J'ai fait votre volonté, j'ai été voir Mme Crescent—et écartant la tête du baiser affectueux qu'il lui donnait:

—Ah! tenez, il y a là une lettre de faire-part. Monsieur Damours a perdu quelqu'un,—et méchamment:—Est-ce sa fille ou sa femme?

—Ah!…

André déplia avec angoisse le papier mortuaire.

—C'est sa femme, n'est-ce pas?—dit Toinette qui le savait bien.

—Oui.—Et il resta frappé, pensant au chagrin de son vieil ami:

—Pauvres gens! je m'étais habitué à penser qu'elle vivrait encore longtemps! c'est un rude coup!

Après un moment de silence:

—Nous irons à l'enterrement, c'est à onze heures.

Et il se tut. La mort venue chez des amis inquiète davantage, il semble qu'elle ait passé plus près de nous. André songeait à l'avocat si paternel, si délicat, si réservé. De la morte, entrevue rarement, il n'avait qu'un souvenir vague, douteux.

Il regretta d'avoir peu vu Damours les derniers temps et que Toinette même eût négligé des visites. Peut-être ce simple faire-part au lieu d'une lettre était-il un reproche? Toinette ne pensait pas à cela, mais:

—Je ne pourrai pas aller avec toi demain,—déclara-t-elle.

—Pourquoi donc?

—Je n'ai pas de chapeau de crêpe…

—Mais…—Et André se tut, étonné qu'elle pensât à cela.

—Qu'importe, fit-il. Nous leur devons une marque d'affection; tu as un chapeau de velours foncé.

—Oh! ce ne serait pas convenable! dit-elle.

Le lendemain elle eut la migraine. André partit seul.

Au seuil, tendu de noir, reposait la bière entre des lueurs pâles de cierges, qu'un peu de vent agitait; les passants se découvraient; des femmes, sortant de la maison, aspergèrent le cercueil d'eau bénite. Dans l'escalier stationnaient des gens en deuil. André se fraya difficilement un passage et, en levant la tête, il aperçut Damours, défait, les yeux rouges et la face bouleversée.

Damours aussi le vit et tous deux se regardèrent d'une façon pénétrante et pénible. En se serrant les mains, ils ne trouvèrent pas une parole, comme si leurs yeux avaient tout dit. Damours tira André par le bras, et de ses robustes épaules que le chagrin voûtait, il fendit la foule des invités qui s'écartèrent, et passa dans une chambre pleine de femmes. Au fond, sur une chaise, Germaine sanglotait, la tête dans la poitrine d'une parente.

À la vue d'André, elle eut une petite inclination de tête, un sanglot plus douloureux, et elle reprit sa pose d'abandon aux bras de la cousine, une grande femme, à l'air plus maussade qu'affligé.

André se retira; mêlé à la foule des invités, il passait en revue les visages qu'il ne connaissait pas, et lisait sur tous l'ennui et l'indifférence.

Il avait échangé un salut avec une ou deux personnes, quand Damours revint et d'une voix étouffée:

—Seul! J'espère que…

—Ma femme est un peu souffrante,—dit-il, honteux de ce petit mensonge.

—Ah!—fit Damours distraitement; et sans transition:

—En deux jours, mon ami, en deux jours… et ma pauvre fille est orpheline maintenant.

Aussitôt André revit Germaine et sa pauvre figure de petite poupée en deuil; il s'en voulut de cette idée, de ce mot qui dépréciait la jeune fille, et cependant il n'en pouvait trouver un autre.

Le maître des cérémonies, en bas de soie et chapeau à claque, un manteau sur l'épaule, salua gravement.

—Messieurs, quand il vous fera plaisir!

À ce moment, André se sentit donner une tape sur l'épaule; une voix très forte lui disait:

—Bonjour, Mercy!

Il se retourna; un grand garçon aux yeux insolents et au sourire singulier, lui dit:

—Comment vas-tu?

André hésita un moment devant la main tendue, puis s'écria:

—Tiens!

Et vivement il pressa la main de son cousin, Hyacinthe de Brulle, perdu de vue depuis des années et dont il ne conservait qu'un médiocre souvenir.

Ralentissant le pas, ils laissèrent passer du monde devant eux.

—Tu n'as pas changé,—dit de Brulle,—j'arrive de New-York, et toi?

André, en quelques mots, le mit au courant.

—Ah! tu es marié? J'espère que j'aurai l'honneur de présenter mes hommages à Mme de Mercy?

André, à qui la question déplut, affirma que ce serait pour lui un grand plaisir.

—Te souviens-tu, quand nous étions au collège ensemble?

André s'en souvint désagréablement. Aux récréations, son cousin le bousculait, le bafouait. Aux sorties, chez les de Mercy qui lui servaient de correspondants, il brisait tout, taquinait Lucy. On l'avait expulsé du collège pour avoir jeté un encrier à la tête d'un pion. Depuis, trop gâté par son père, un veuf, vieux viveur, de Brulle, tôt ruiné, s'était jeté aux passions et aux aventures. Son père mort, des héritages de temps à autre le remontaient. Puis il disparaissait, voyageait. Cette vie excessive et cette morale relâchée en avaient fait un aventurier sans fiel, mais sans bonté, aussi capable d'une bonne que d'une mauvaise action.

Tout cela, André le démêla peu à peu, en combinant ses souvenirs et en écoutant parler de Brulle:

—Maintenant, je suis fatigué, je veux mener une vie calme, je vieillis, regarde!

André le toisa, étonné qu'à trente-cinq ans Hyacinthe eût les yeux si perçants, les cheveux si noirs, un tel air de jeunesse virile, tandis que lui-même, à vingt-six ans, se sentait las, avait quelques cheveux blancs. L'orgie, les passions, conservaient-elles donc mieux que le repos et la vie chaste?

À l'église, ils se turent. Puis l'on se dirigea vers le cimetière. Bien qu'il ne voulût pas se montrer expansif, et gardât une instinctive défiance envers son cousin, questionné par lui avec une curiosité chaude, mensongère au fond, André dit sa vie et, par fierté, la dépeignit telle qu'elle était, étroite, précaire, résignée.

De Brulle, plein d'étonnement, le regardait en dessous d'un air narquois et protecteur, en pinçant les lèvres sous sa longue moustache.

—Et tu as une femme?—dit-il d'un ton dont l'inconscient cynisme blessa
André.

… Et une fille? Allons, tous mes compliments!

André ne se sentait aucun plaisir à lui annoncer son prochain enfant; il se tut.

Le silence tomba entre les deux hommes, comme lorsqu'on a trop parlé et qu'on le regrette.

Cependant, sur la fin de la cérémonie, ils reparlèrent, puisqu'il le fallait, de choses quelconques; leurs voix avaient repris une tonalité indifférente.

André, gêné par le tutoiement, demanda avec un sérieux poli, et de l'air qu'il aurait dit «Vous»:

—Restes-tu longtemps à Paris?

L'autre haussa les épaules, ignorant:

—J'irai voir ta mère, répondit-il, adieu!

—Bonjour!

Et ils se séparèrent.

Rentré chez lui, André fit à sa femme, qui l'exigea, le récit détaillé de sa matinée, sans omettre la rencontre de de Brulle, qu'il dépeignit en quelques mots sévères. S'apercevant que Toinette s'y intéressait, il se tut.

—André,—disait le surlendemain Mme de Mercy,—sais-tu que j'ai trouvé Hyacinthe bien changé et tout à son avantage. Je l'ai vu quelques instants chez les d'Aiguebère; il a été charmant. Je l'ai invité à dîner mardi; sais-tu ce que tu devrais faire? venir, avec ta femme?

—Mais je ne sais,—et il chercha, irrésolu, le regard de Toinette qui sourit, disant:

—Moi, je ne demande pas mieux.

Cela fit grand plaisir, à sa belle-mère; elle se répandit en louanges sur de Brulle, et parla de ses folies passées avec cette indulgence singulière qu'ont pour les libertins les femmes les plus vertueuses. Pour la première fois peut-être, Toinette l'écouta attentivement, au lieu d'aller et de venir dans l'appartement. Mme de Mercy y vit une marque de déférence pour elle, et s'en réjouit.

Quoi qu'André lui eût pu dire, Toinette s'était, pour le dîner, mise en grande toilette; le corsage étroit la gênait, la jupe à tablier plat soulignait sa grossesse avancée. Devant un magasin, elle entra résolument, disant: «J'en ai besoin!» et paya une paire de gants à cinq boutons, beaucoup plus cher qu'au Bon Marché.

Ils arrivèrent de bonne heure chez leur mère. Dans la salle à manger toute claire, la vieille Odile tournait autour de la table. À sept heures précises, de Brulle arriva, baisa la main de Mme de Mercy, et salua Toinette cérémonieusement. Du premier coup d'oeil il vit sa taille déformée. Son sourire n'en resta pas moins, mais son oeil prit une expression indifférente.

Au dîner, il fut aimable, spirituel, mais un involontaire changement s'était fait en lui. D'un coup d'oeil, il fit l'inventaire de la salle à manger, inspecta sa tante, sévèrement, simplement vêtue, prêta à Toinette une attention polie, et parla avec bienveillance à André. Il semblait se réserver pour une soirée meilleure, et n'être aimable que par le sentiment de sa supériorité. Il parla de son dernier voyage en Amérique, avec une insouciance affectée. En eux-mêmes, André et sa mère sentaient une petite gêne inexplicable. Toinette plus jeune, attribuait les façons d'être de de Brulle, à l'effet qu'elle devait avoir produit sur lui. Troublée par ce qu'il disait, elle le regardait à la dérobée, admirant son teint fauve et ses yeux un peu durs.

Puis, comme André, jaloux, l'observait, elle baissa les yeux, feignit de l'indifférence.

De Brulle consentit à chanter, au piano, quelques airs singuliers qu'il avait retenus d'un voyage en Asie.

C'étaient des sons tristes et pénétrants, soutenant des paroles inconnues. L'imagination de Toinette s'envola, elle eût voulu voir des pays lointains; ce jeune homme n'eût-il pas été un compagnon doux et terrible? Il avait dû avoir des passions, courir des dangers.

Elle était encore sous le charme, quand il se leva, ravi d'avoir fini sa corvée, et se retira, avec empressement.

Toinette, en le saluant, reçut un regard si froid qu'elle en ressentit l'impression glacée; son enthousiasme tomba soudain, et elle se rappela que de Brulle, dès son entrée, l'avait, du premier regard, presque déshabillée. Comprit-elle qu'il n'avait vu en elle qu'une bourgeoise en position intéressante? En tout cas, son rêve mourut. De Brulle partit huit jours après pour Londres, et elle ne le revit jamais. Si quelquefois elle pensait à lui, c'était avec un malaise et une pudeur physique, qui lui rendaient cruel ce souvenir.

André avait un peu souffert, il oublia.

IX

Sa grande préoccupation était pour le mois de janvier. Serait-il augmenté au ministère? Dans les bureaux, chacun pensait à cela et discutait les chances, les droits, avec une mélancolie inquiète. Le manque de fonds au budget retardait, depuis longtemps déjà, l'avancement réglementaire, situation fausse, à laquelle les ministres, à tour de rôle, ne remédiaient point, et dont les employés, anxieux, souffraient sans se plaindre.

«Et comment se fussent-ils plaints?—pensait André,—quiconque eût murmuré se fût vu révoqué le lendemain: célibataires pauvres, pères de famille prolifiques, les employés ne pouvaient pas même se mettre en grève, comme les ouvriers. Et cependant il fallait vivre; était-ce possible avec des traitements dérisoires, sur lesquels on retenait encore quelque menue monnaie pour la retraite?»

C'étaient thèmes à longues causeries, dans le petit bureau de Crescent.

—Convenez-en,—disait André,—la position des employés est fausse et injuste.

—Injuste, non; pourquoi prennent-ils ce métier?

—Soit, mais enfin, ils l'ont, ils le font!

—Vous savez ce qu'on répond; leur travail est maigre et le temps qu'ils dépensent minime.

—Ah! voilà ce que j'attendais, dit André; les employés sont des paresseux, ils sont assez payés pour ce qu'ils font; je vous dirai comme dans Molière: «Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu'il ne faut pas manger?» D'abord je vous ferai observer que dans certains bureaux, le mien, par exemple, la besogne n'a jamais manqué. Ensuite, croyez-vous que les employés, tous sans exception, n'aimeraient pas mieux double besogne et double salaire? N'est-il pas indécent de recevoir cent soixante-deux francs par mois, quand on a une femme et des enfants à nourrir?

—Ne vous mariez pas.

—Tant pis pour les pauvres, n'est-ce pas? Eh bien! non, c'est bête, je le dis. Un employé jeune, intelligent, bachelier ou licencié, à quoi l'emploie-t-on? À compulser des registres comme vous, ou à copier des paperasses comme moi! ce qu'un garçon de bureau pourrait faire!

—Peut-être avez-vous raison de penser cela, mon ami, mais vous avez tort de le dire, les murs ont des oreilles.

—Mais enfin,—dit André en baissant la voix,—est-ce juste, est-ce moral? Le règlement veut que je sois augmenté tous les trois ans; si je ne le suis pas en janvier, comme j'ai cinq ans de service, c'est deux ans qu'on me vole; si je suis augmenté, c'est deux ans de perdus. Sortez de là!

Crescent se mit à rire, ses contradictions n'étaient pas sérieuses, mais il était devenu sceptique:

—Il y a dix ans, je parlais comme vous. Aujourd'hui je suis résigné. Si pénible que soit votre situation, estimez-vous encore heureux qu'il ne vous arrive rien de pire. C'est ma devise, vous savez!

André pensif, regagna son bureau. Et pendant toute la semaine, il se dit:

«Serai-je ou non augmenté! Ce souci est grotesque? Non: vingt-cinq francs de plus par mois sont une somme énorme dans un petit ménage.» Puis il haussait les épaules, trouvant la vie trop mesquine.

Janvier arrivé, André n'eut pas d'avancement. Peu d'autres en eurent, mais cela lui semblait plus amer à lui, qui avait de lourdes charges. Crescent non plus n'eut rien. Peut-être malgré ses objections d'une bonhomie sceptique, s'était-il attendu à une augmentation méritée; car ce jour-là, il semblait, assis dans un fauteuil, plus fatigué, malgré son bon sourire, avec sa respiration courte, annonçant l'asthme.

Plusieurs mois passèrent.

Un dimanche les Damours déjeunaient chez les de Mercy.

Le père et la fille étaient arrivés en noir, contrastant tellement entre eux, qu'on ne leur trouvait aucun air de famille. D'abord régnait un silence pénible, tandis que Toinette empressée aidait Germaine à ôter son chapeau. Damours se dégantait lentement, avec pesanteur, comme s'il faisait un effort extraordinaire. Ses gants tirés, il parut soulagé, regarda autour de lui les murs du petit cabinet de travail d'André:

—Ah! voilà votre père, dit-il, il est bien ressemblant!—Et pour mieux voir la photographie, il se leva. Son dos voûté inspirait de la tristesse. Cependant Toinette pressait le déjeuner, qu'on servit.

—Des huîtres!—fit Damours avec un sourire vague.—Ah! vous nous avez gâtés!

Ils s'attablèrent. Damours mangea de grand appétit.

—Je n'ai pas grand'faim,—disait-il.

Germaine mangeait comme un oiseau; elle avait pâli et semblait plus petite, plus mignonne.

«Quoi! pensait André, si je m'étais obstiné, elle serait ma femme, aujourd'hui, tout ce qui m'entoure lui appartiendrait, je l'aurais là, assise, en deuil, toute triste; mais alors Toinette?…» Et il lui vint au coeur un malaise indéfinissable. Certes, Germaine n'était pas la femme qui lui eût convenu, mais Toinette l'était-elle plus?

«Peut-être elle et lui… s'étaient-ils mépris? Triste idée!…»

—Oui, mon cher, disait Damours, nous partirons à la fin du mois; Germaine a besoin de distraction: nous ferons un voyage à Alger; de tout temps j'ai voulu le faire, et même si j'avais cru les médecins, j'y aurais mené plus tôt (il étouffa sa voix) ma pauvre femme. Oui, j'aurais dû, peut-être cela aurait-il (il toussa, comme étranglé) prolongé sa vie!…—Mais les affaires, le travail, l'argent, tout cela m'a retenu; nous sommes de misérables égoïstes.

Il s'arrêta indécis, vit son verre et le vida.

—C'est un voyage nécessaire, nous en avons tous deux besoin.—Il regarda Germaine, à qui les larmes montaient aux yeux.

—Ma mère a une propriété dans la plaine du Chélif,—dit André vivement;—la visiterez-vous?

—Certainement.

—C'est un coin de terre, mais je ne crois pas que cela rapporte ce que cela devrait donner; les fermiers, vous savez… et puis nous n'avons pas un contrôle bien sûr, là-bas. Vous qui vous y connaissez, voulez-vous vous rendre compte de ces choses? cela m'obligera, et ma mère surtout.

—De grand coeur,—dit l'avocat. Et il y eut un silence.

À cet instant une musique se fit entendre dans la cour.

—Oh! ce sont les Italiens,—cria Toinette,—venez-vous voir? ils ont un singe.

Germaine la suivit, bien quelle n'en eut guère envie. Tout le temps du repas, à la dérobée, elle avait examiné Toinette, sa façon de se tenir, de parler; elle-même était restée distraite, parlant peu.

Seuls, André offrit à Damours de fumer.

—Je ne fume plus, dit celui-ci.

—Comment, vous qui fumiez toute la journée!

—Oui,—et il fut embarrassé,—Germaine est beaucoup plus seule, vit davantage avec moi et elle… Bref, je ne fume plus; c'est une mauvaise habitude de perdue.

André regarda son vieil ami et fut touché; cet homme, à quarante-six ans, se privait d'une habitude invétérée, par tendresse pour sa fille.

—Vous ne fumez pas, d'ailleurs,—dit Damours; et d'un air vague:—Les jeunes gens fument moins que de mon temps. Affaire de mode, sans doute?

Le silence retomba. Derrière la porte on entendait les femmes. L'avocat leva les yeux sur André comme pour une confidence; mais gêné il se tut:

—Madame de Mercy est charmante,—dit-il enfin,—vous êtes heureux!

André sourit, sans conviction, acquiesçant, comme par politesse.

—Votre petit appartement est très bien arrangé,—et Damours se remua sur sa chaise, regardant autour de lui.

André souriait toujours, muet.

Damours devint rouge.

—Je pense que vous êtes parfaitement satisfait? sans soucis d'aucune sorte, n'est-ce pas? Ma vieille amitié, et bref,—dit-il en rougissant encore,—si jamais… vous aviez besoin d'argent, un jour… (il perdait pied), j'en ai, moi…—dit-il brutalement.

—Mon ami!… Et André fit un geste confus.

—Ne m'en veuillez pas. J'ai été l'ami de votre père, je suis le vôtre; et si vous m'estimez un peu et qu'un jour… Eh bien! ne vous adressez qu'à moi!

—Merci de coeur, mon bon cher ami, mais je vous proteste…

—Oh! je sais!…—s'écria l'avocat, se défendant de paraître avoir deviné l'état précaire du jeune ménage.—Mais enfin, avec la politique du jour, les changements de ministère…

—Qu'ai-je à craindre?

—Sans doute, sans doute; enfin, ne m'oubliez pas! Voilà ce que je voulais vous dire, je m'y suis mal pris, je n'ai pas de délicatesses. Votre main, voulez-vous?

Leur étreinte fut silencieuse et forte.

Peu de jours après, les Damours partaient pour l'Algérie.

—Les voilà embarqués, dit André; à l'heure qu'il est, ils sont en pleine mer, demain matin, ils verront la côte d'Algérie. Quel beau pays ce doit être! Mon père en parlait avec admiration. La mer y est bleue; mais le soir on respire dans les jardins; les bananes, les goyaves, les ananas y poussent. Les Arabes aussi sont beaux.

S'apercevant qu'il avait parlé avec emphase, il s'arrêta court. Étaient-ce seulement des réminiscences qui flottaient en lui? Non, mais l'attrait du merveilleux, des pays inconnus.

Toinette semblait distraite. Il reprit:

—Sais-tu ce que disait mon père, quand j'étais encore au collège?

«Quand nous serons ruinés (il était déjà accablé de procès), nous nous en irons tous à Alger, nous habiterons la ferme et nous cultiverons la terre; nous serons des gentilshommes paysans!»—Cette idée, m'est souvent revenue! Ah! si je savais seulement distinguer le blé de l'avoine, si nous pouvions nous résigner à vivre là-bas, ce ne serait pas si sot!

—Je ne vous vois pas en paysan,—dit Toinette;—et moi je ne me vois pas en paysanne.

Étonné de cette voix sèche qui coupait toujours son rêve:

—Peut-être,—dit André. Et il parla d'autre chose.

X

Forcé d'apporter beaucoup de circonspection aux amitiés de sa femme, il s'étonnait qu'elle ne se liât pas davantage avec les Crescent. Quant à s'épancher avec Mme de Mercy, à tâcher, au moins par devoir, d'égayer un peu la solitude de la vieille femme, Toinette, là-dessus, ne donnait aucun espoir.

Ses relations se bornaient à deux ou trois jeunes femmes, dont André, au cours de la vie, avait rencontré les maris. De loin en loin les de Mercy offraient une tasse de thé, ou, sans cérémonie, perdaient la soirée chez les uns ou chez les autres. Parmi les femmes, pas plus que parmi les hommes, aucune figure saillante, aucun esprit qui dépassât la moyenne. C'étaient de ces personnages qui donnent la réplique, jouent dans l'existence un rôle de comparses. Là non plus, Toinette ne se fit pas d'amie.

Pour André, il vivait dans une solitude d'esprit douloureuse. La lecture, qu'il aimait passionnément, emplissait pour lui des heures, et longtemps dans la nuit. Il regrettait de n'être ni peintre, ni musicien; il eût voulu savoir écrire, mais n'avait point là d'ambitions vulgaires; un instinctif respect des choses de la pensée et des arts l'empêchait de s'y essayer.

Son coeur, bien que mal rempli, avait au moins de l'affection pour sa femme et sa mère. Mais son esprit restait solitaire; il remuait des pensées pour lesquelles un confident manquait, et que n'eût compris personne de son entourage.

Il lisait le matin le journal avec détachement, s'intéressant peu aux articles de première page, où s'épuise la chronique quotidienne; il parcourait rapidement la gazette des théâtres, dans lesquels il n'allait plus du tout,—grande privation pour Toinette!—il s'arrêtait aux articles de biographie, rares, courts, faits à la diable. Ce qui l'attirait de préférence était la gazette des tribunaux, souvent intéressante comme un roman.

Une fois, il dit négligemment:

—Tiens! nous avons un nouveau ministre.

—Pourvu qu'on t'augmente!

—C'est peu probable, ma chère; les employés n'existent guère pour un ministre; il ne nous connaît pas, n'a pas affaire à nous.

—Comment est-il, ce nouveau?

André fit un geste de parfaite ignorance.

—Je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu; ce que je pourrais te dire, c'est comment est son cocher!

—Pourquoi?

—Parce que la voiture de Son Excellence attend dans la cour près du perron; si je ne connais pas le ministre, je connais le cocher; or tu sais qu'on dit: «Tel maître, tel valet!» Eh bien! mon avant-dernier cocher était un petit homme gros, rouge, éclatant dans sa culotte, tandis que le dernier était grand comme un cierge et glabre comme un prêtre.

Toinette sourit et elle fit, en lui montrant ses dents blanches:

—Tu es drôle!—du même ton qu'elle aurait dit: «Tu es bête.»

D'abord on ne s'aperçut guère, dans les bureaux, du changement ministériel; tout allait comme devant, les paperasses ne s'augmentaient ni ne diminuaient. Quant au nouveau cocher, il était sec, sombre, tout pareil à son cheval, un grand trotteur noir à l'oeil méchant.

Le ministre était installé depuis huit jours quand un effroi bouleversa l'administration; on parlait d'épurations de personnel, de renvois, de mises à la retraite; un grand vent de terreur courbait les têtes. Les employés, tremblants et pâles, apportaient plus d'application à leur besogne; leur écriture devenait meilleure, leur exactitude exagérée.

Et, coup sur coup, l'orage éclata. De vieux commis, sous-chefs et chefs, qui s'éternisaient sur leurs ronds de cuir, furent mis à la retraite, de jeunes employés auxiliaires congédiés comme inutiles, des employés anciens révoqués à la suite de dénonciations viles, qui amenèrent des pugilats. André figurait sur la liste de renvoi, un des premiers.

Ce n'était pas qu'on eût à se plaindre de lui, mais son nom avait attiré l'attention:

—«Bon! un noble, un réactionnaire!»

Et sans en savoir plus, le ministre l'avait biffé.

André, dans son bureau, causait avec Malurus tout blême, tout remué par ces exécutions sans cause, quand le chef de bureau entra annonçant la mauvaise nouvelle.

C'était un homme grand et fort; il bredouillait en jetant autour de lui des regards de lièvre. Il expédia les regrets, les condoléances, puis se sauva.

Malurus et André, seuls, se regardèrent.

Le vieil employé avait un tremblement nerveux, l'oeil atone.

—Heuh! heuh!—Et il fut pris d'un accès de toux sèche, péniblement, regardant André faire ses préparatifs de départ. À ce moment, Crescent entra rouge, indigné, la bouche ouverte; mais voyant Malurus, il se tut, par prudence.

André était pâle. Que faire? Il avait envie de se précipiter dans les couloirs, de forcer les portes, de parler de force au Ministre et de lui réclamer, avec colère, son gagne-pain perdu; une haine le soulevait contre ce politique riche qui, bien assis dans un fauteuil, rayait, d'un seul coup de plume, des existences entières. Si encore André s'était affiché d'une façon quelconque; mais, depuis son mariage surtout, il travaillait avec patience, enfermé dans sa besogne.

Il serra ses affaires, endossa son paletot, tandis que sans parler, dans le grand silence du ministère terrifié, Crescent et Malurus le regardaient.

Ce qui étreignait André à la gorge était la nécessité de rentrer chez lui, d'annoncer sa révocation à sa femme, de lui dire: «Je n'ai plus d'emploi.» Et demain il faudrait vivre. Comment?

Il se couvrit, jeta un regard à la salle triste, où moisissaient les cartons, à la cheminée où rôtissaient d'énormes bûches, à son bureau d'une propreté neutre et triste, aux plumes dont il s'était servi comme un manoeuvre, et au grand mur de moellons qui, maintenant, semblait le narguer encore.

Il serra la main de Malurus, accompagna Crescent dans un couloir. Là, ils se séparèrent, encore stupides de ce coup imprévu; puis André, sans dire adieu à personne, descendit par un obscur petit escalier de service, et blême comme quelqu'un qu'on chasse, s'en fut. Comme il passait le porche, il recula; un coupé traîné par un cheval noir, conduit par un cocher qu'il reconnut, entrait: le Ministre, dans sa voiture, et l'employé à pied se regardèrent sans se connaître, d'un oeil vide.

André n'osait pas rentrer chez lui. L'humiliation était trop forte: quoi! il avait diminué, ravalé son existence afin de ne devoir rien à personne; il vivait modeste et laborieux, et on lui enlevait sans raison, par arbitraire, son strict gagne-pain! Il erra par les rues; le temps lui semblait ne vouloir passer.

Alors, par faiblesse, ou par cette confiance qui fait qu'on aime mieux chagriner le coeur éprouvé d'une mère que celui, incertain encore, d'une jeune femme, André monta chez Mme de Mercy et lui dit tout.

Elle ne pleura pas.

Il l'avait souvent vue gémir ou récriminer pour des faits sans importance; mais là, elle se leva stoïque, et se raidissant contre la douleur:

—Va, André, va retrouver ta femme, nous arrangerons cela, mon enfant!

Et sa voix, décisive le raffermissait, sans qu'il sût pourtant vers quel espoir se tourner.

—N'y pense pas trop, dit-elle, il viendra un temps meilleur.

Et elle se tut, ayant besoin de toute sa force.

Ils s'embrassèrent. Alors, un peu soulagé, mais fiévreux, André alla à pied vers la Bastille. Qu'allait dire sa femme? Et un doute cuisant lui tenait au coeur. Serait-elle à la hauteur de l'épreuve? Allait-elle se répandre en doléances inutiles? Hélas! c'est à cette heure qu'il sentait, quoique innocent, la responsabilité terrible de ses devoirs de mari et de père. Cet entourage qui ne vivait que parce que sa propre volonté l'avait créé, cette femme aux qualités et aux défauts d'enfant, cette petite fille frêle, ces deux servantes mercenaires, cet appartement plein de meubles familiers, tous les êtres et les choses qui entouraient André, qu'allaient-ils devenir?

Et dans le brouillard de la fin d'hiver, trébuchant sur le pavé gras, il remuait mille doutes, souffrait mille angoisses.

Il monta résolument l'escalier, puis s'arrêta, n'osant sonner, devant la porte.

Elle s'ouvrit. Toinette, derrière, avait deviné sa présence. Elle le regarda aux yeux, le vit furieux, navré, et se jetant dans ses bras:

—Qu'y a-t-il? Un malheur?

—Oui! on m'a révoqué de ma place, sans cause, par bêtise, parce que je porte un nom noble.

—Oh!—fit-elle atterrée.

Il se dégagea, jetant avec violence son chapeau. Quoi! ne le comprenait-elle pas? Allait-elle pleurer maintenant? Elle ne le lâchait point, tout contre lui, elle le préservait de ses bras contre un malheur pire.

—André,—cria-t-elle et de tout son coeur,—ne te fais pas de chagrin, ça n'est rien!

Et comme il se taisait, elle l'embrassa doucement, le mena à un fauteuil. Une maternité nouvelle, une pitié douce; se révélaient en elle. Elle courut chercher l'enfant, l'apporta sur les genoux d'André, et murmura:

—Petit père, ne vous faites pas de chagrin; ayez courage, petit père; embrassez-nous, petit père.

Il regarda sa femme et son enfant, puis il les embrassa gauchement et laissant tomber sa tête sur l'épaule de Toinette, il pleura, doucement.

Quand il fut plus calme, et plus tard quand des scènes pénibles, comme dans tous les ménages, éclatèrent, André se souvint de cet instant de tendresse. Et parce qu'elle n'avait pas douté de lui à ce moment cruel, et qu'elle avait mis ses lèvres, avec pitié, sur ses yeux pleins de larmes, il lui pardonna beaucoup et ne cessa point de l'aimer.

Ce soir-là, ils n'osèrent ou ne purent prendre de résolutions. Ils se sentaient seuls, abandonnés, et pour la première fois, avaient conscience du peu que tient la vie d'une famille dans la grande mêlée des hommes.

Des roulements de voitures leur mouraient aux oreilles. Tout se taisait dans la maison, le feu s'éteignait dans la cheminée, la lampe baissait, les choses elles-mêmes étaient tristes. Et eux restaient assis, les mains ouvertes, trompant leur angoisse par de vaines paroles.

Pour éviter le supplice de se sentir vivre ainsi, à vide, ils se couchèrent, se pressant dans leur faiblesse, l'un contre l'autre.

—André,—disait Toinette,—tâchons de dormir.

Et ils feignirent le sommeil, avec la respiration pénible des gens éveillés. Tous deux ressassaient l'intolérable question:

—Que devenir?

XI

André, le lendemain, se mit en quête d'une place. De huit jours il ne trouva rien. Un homme intelligent pouvait donc mourir sur le pavé de Paris, sans avoir su gagner un morceau de pain!

Toinette d'elle-même dit:—La nourrice coûte trop cher, Marthe va bien, sevrons-la.

Cela fut fait, malgré les gémissements de l'énorme femme, à qui la colère faillit donner un transport au cerveau. Bien que, par Mme Rollin, une autre place lui fût trouvée dans la journée, elle ne décoléra pas, et partit en jetant des injures, entre les portes qui claquaient.

Toinette passa les nuits, se réveillant toutes les heures, épiant le souffle de l'enfant, pour lui présenter, à son premier cri, du lait tiède. Le sevrage réussit. La petite fille s'accoutuma; aussitôt les dents commencèrent à la faire souffrir. Après un souci, l'autre.

Quinze jours après:—À quoi sert Élisa, disait Toinette, ne pouvons-nous faire le ménage nous-mêmes?—Ainsi fut fait.

Le soir, un peu tard, on sonna à la porte; fatigués, ils faillirent ne pas ouvrir.

Crescent parut, disant à André, sans préambule et d'un air gêné:

—Voulez-vous me rendre un service?

—Certes! fit l'autre étonné.

—Je suis souffrant, accablé par mes leçons,—Crescent en donnait beaucoup,—je n'ose les perdre et cependant je ne puis les mener toutes de front.

Il s'arrêta, visiblement déconcerté.

—J'ai pensé,… ne voudriez-vous pas m'aider… en vous chargeant d'une partie, moi de l'autre? ce serait un véritable service que…

—Je ne suis pas dupe,—dit André en se levant, et il serra la main de
Crescent:

—J'accepte, et merci!

Il s'étonna de ne ressentir nulle honte, comme si entre braves gens, la reconnaissance était légère, agréable.

Par un camarade, André obtint aussi quelques travaux de librairie, une soixantaine de francs par mois.

Déjà Mme de Mercy avait apporté sa part de dévouement, et pris une résolution grave pour elle, qui n'aimait que Paris. Elle donna congé de son appartement, quoi que son fils lui pût dire, et fut s'installer en Seine-et-Marne, à la campagne, dans une petite maison de paysans.

—Vois-tu, disait-elle, là je dépenserai moins, car je suis à bout de ressources. Quand l'enfant naîtra, vous me le confierez, je le mettrai en nourrice au village, je le verrai plusieurs fois par jour, et vous n'aurez pas à vous en occuper.

—Mais, mère, vous ne pensez pas rester toute votre vie là?

—Mon enfant, quand vous n'aurez plus besoin de moi, je pense qu'avec mes faibles revenus, je prendrai pension dans un couvent; ce sera mon dernier morceau de pain, et je sais que vous ne me l'enlèverez pas.

Ce n'était pas un reproche; et que sa mère sauvegardât un jour la dignité de ses dernières années, André l'entendait bien ainsi; toutefois il souffrit, se reconnaissant la cause, bien qu'involontaire, de ces privations.

Donc il avait eu tort de se marier? Les gens pauvres ne se marient point! Que ne s'était-il éteint, dans une pauvreté fière, ne léguant à personne le poids de son nom?

Ces pensées l'eussent assombri; l'activité forcée à laquelle il était condamné le sauva; certes, à cette heure douloureuse, chacun fit son devoir, mais fébrilement, comme lorsqu'on traverse une période de transition: si cela avait duré, tous le sentaient, la persévérance eût été impossible.

Toinette se levait à six heures du matin. Aidée, d'André, elle faisait la chambre, habillait l'enfant, sortait faire son marché, servait le déjeuner, passait sa journée à coudre ou à frotter les meubles, entretenait, par orgueil provincial, une propreté exagérée, puis on dînait, et André et elle, sitôt Marthe couchée, lavaient la vaisselle.

Ils avaient beau s'aimer, l'amour fut parti au bout de quelques mois.

Quoique leur orgueil les raidît, ils ressentaient une humiliation, se sentaient déchus, devant leur passé commun de douceur relative, leur passé de maîtres. À présent, ils étaient domestiques.

Cette humiliation sourde, André l'éprouvait aussi en courant Paris pour donner des leçons; il se trouvait cuistre, s'amoindrissait, à ce métier, car il n'avait pas la bonne humeur philosophique de Crescent. Pourtant, à la pensée que ces leçons, Crescent les avait prélevées sur les siennes, André oubliait sa peine, ému de reconnaissance. Le soir, il corrigeait des épreuves d'imprimerie ou rédigeait des compilations.

Les silences qui duraient alors entre sa femme et lui, avaient quelque chose d'orgueilleux et d'amer. Ils se taisaient, contre l'injustice du sort. À la dérobée, ils se considéraient. Lui, souffrait de voir les mains de Toinette rougir: elle, plaignait les yeux cernés, la fatigue de son mari.

Mme Crescent avait dit des prières pour eux, planté deux cierges à Sainte-Antoinette et à Saint-André. Car elle était d'une piété naïve, trouvait des joies d'enfant aux petites pratiques du culte, et ne pouvait s'expliquer la froideur religieuse de la jeune femme.

Toinette en effet, pratiquant comme jeune fille, avait, au courant de son mariage, délaissé peu à peu ses habitudes pieuses. Elle avait fait, d'elle-même, à son mari, le sacrifice de la confession; peut-être avait-elle des pudeurs délicates, elle aussi, ou le souvenir pénible d'un prêtre indiscret. Elle suivit d'abord la messe, peut-être, pour se prouver qu'elle était ferme dans sa foi. André, avec son respect des croyances, la laissait libre, et quelquefois l'accompagnait.

Peu à peu les besoins du ménage absorbant Toinette, elle manquait la messe. Quand elle sortait au bras de son mari, devant le portail d'une église il lui disait:

—Veux-tu entrer?

Elle acceptait, et tandis qu'il regardait les grands vitraux, vite agenouillée sur un prie-Dieu, devant quelque petite chapelle illuminée, elle récitait une prière, et l'on sortait.

Mais il ne voyait point dans ses yeux cette flamme dont il avait vu, autrefois, le visage de sa mère ou de sa soeur s'éclairer.

Toinette, dont la foi était toute de superstition, de pratiques, et sans racines, entra moins dans les églises, cessa d'y aller.

Cette crise qu'ils traversaient, la ramènerait-elle à la religion des femmes: simulacres dévots, petites prières, bonnes résolutions, qu'on oublie par légèreté, une fois dehors?—Il n'en fut rien.

Il s'en étonna, sans s'en réjouir; sur quoi s'appuierait Toinette? Pourrait-elle, sans idées fortes et profondes, marcher cependant droit? Il y repensait souvent, s'étonnait de l'incurie d'âme, de l'indifférence de la jeune femme sur ces questions éternelles qui règlent et déterminent notre vie.

Mme de Mercy s'était décidée pour Chartrettes, un joli village, sur un coteau, dominant la Seine et la plaine de Bois-le-Roi. Elle ne serait pas trop loin de Paris.

La solitude lui semblait cruelle à son âge, mais elle, qui n'eût su modifier les petits défauts de son caractère, était capable des plus grands sacrifices. Aussi bien les chagrins ne lui avaient pas manqué. L'abbé Lurel était parti. Sa vieille amie Mme d'Ayral, perdue au fond d'un château de Bretagne, y vivait, paralysée, attendant sa fin.

Ses chères affections se détachaient d'elle.

La meilleure, André, ne lui appartenait plus. Il était à une autre, et cette autre, hélas! n'aimait point la mère de son mari.

Mme de Mercy avait éprouvé un grand trouble en embrassant Marthe pour la première fois. Un moment, elle avait espéré rattacher sa vie déracinée à la frêle existence de l'enfant. Elle eût voulu que celle-ci grandît vite et l'aimât. Elle cherchait sur le petit visage la ressemblance d'André, sa ressemblance à elle-même. Mais comment assouvir sa soif de tendresse? le bébé était encore dans les limbes, de pâles sourires erraient sur son petit visage, ses mains s'agitaient à vide, dans une vie inconsciente et heureuse. Alors elle s'attendrissait:

«Pauvre petite, que de peines elle aura; sans fortune, trouvera-t-elle un mari? sera-t-elle heureuse?»

Quand Marthe eut six mois, et qu'elle commença à rire et à reconnaître les figures, c'eût été pour Mme de Mercy une joie douce de la prendre, de la faire sauter, de la couvrir de baisers; mais Toinette l'abandonnait rarement à sa grand'mère; d'un air méfiant elle regardait celle-ci porter l'enfant, et s'il pleurait, elle le reprenait vite, accusant tout bas la vieille femme de maladresse, injuste elle-même, cruelle, sans s'en douter. Et sous les yeux ternes de sa belle-mère, Toinette secouait alors follement sa fille, la roulait par terre, relevait en l'air, avec des cris de tendresse, l'exaltation d'un amour égoïste, tandis que Mme de Mercy, le coeur gros, souffrait d'être si peu comprise.

Aussi était-elle bien changée, pâlie. Les craintes de l'avenir, le chagrin de voir le ménage de son fils si pauvre, l'avaient rapidement vieillie et comme usée. Malgré son effroi devant les lourdes dépenses d'un accouchement, elle attendait que l'enfant, un garçon, espérait-elle, fût né.

Un garçon! Il saurait agir, se débrouiller plus tard, servirait d'aide et de protection à sa soeur. Et d'abord ce petit serait à sa grand'mère, à elle seule, au moins pendant une année. Elle l'aurait sous la main, dans le village, elle lui tricoterait des bas et des guimpes, elle seule aurait ses sourires, ses pleurs, elle le consolerait, le ferait rire.

Le neuvième mois étant venu, les couches de Toinette furent heureuses.

André n'avait eu que le temps de courir chercher et de ramener la jeune sage-femme. Elle et lui préparèrent le lit; à peine était-on prêt à le recevoir que l'enfant naquit. Mme Rollin, selon son habitude, dissimulant le sexe, ces retards alarmèrent l'accouchée, André et surtout la grand-mère. Ils eurent un pressentiment.

«C'est une fille», pensaient-ils, et l'idée d'en élever une seconde les effrayait.

Mais la sage-femme dit:

—C'est un garçon!

Alors un beau sourire fier éclaira le visage de Toinette, André se frotta nerveusement les doigts, Mme de Mercy soupira, et ses traits s'animèrent d'une tardive espérance.

Jacques-Jean de Mercy, héritier du nom, s'agitait, démesurément petit, dans des langes trop larges, et criait avec une vivacité colère. La petite Marthe réveillée dans son berceau se mit à pleurer aussi. La vue de son frère l'indigna. Elle se refusa à l'embrasser, et elle se reculait avec peur aux bras de son père. On la recoucha. Le nouveau-né s'endormit aux bras de sa grand'mère. Et le calme et le repos descendirent encore une fois dans la famille augmentée. Le surlendemain, arrivèrent la nourrice de la campagne, et pour garde une soeur novice.

Toutes deux, prenant possession de leurs fonctions se tenaient au pied du lit de Toinette, la dévisageant.

La nourrice grande, jeune, belle, avait des joues rouges et d'admirables seins. Mme de Mercy, à qui les propriétaires de sa petite maison et le curé de Chartrettes l'avaient fait trouver, en était toute fière.

La novice était pâle, chétive, avec la poitrine rentrée, l'oeil pâle et le regard indéfinissable des phtisiques.

—Ma soeur, voulez-vous donner l'enfant à la nourrice, que je le voie téter?—demanda la jeune femme.

La novice, rigide dans sa robe noire, prit gauchement l'enfant, et le tendit à la nourrice, dont apparut la gorge blanche et le sein au mamelon pointu. Et les deux femmes se regardèrent. La nourrice souriait avec un orgueil naïf, pleine de vie. La soeur semblait ravaler le dégoût, l'horreur physique que lui inspirait la vie grouillante de l'enfant, et la mamelle gonflée de la femme.

Deux jours après, la nourrice et Mme de Mercy partirent; ce fut un déchirement, mais on devait se revoir.

Dans le cabinet de travail:

—Tiens, André, dit sa mère, voici pour Mme Rollin, voici pour le pharmacien, et rien pour toi, mon pauvre garçon. Courage!—Et elle disparut. André referma la porte. La vie lui semblait étrange.

Par sa faute, sa mère, réduite à des rentes dérisoires, allait végéter dans un trou de campagne; un nouvel enfant venait ajouter aux soucis d'hier des dépenses et des chagrins.

Cependant l'orgueil d'avoir un fils lui releva la tête: Jacques serait grand, puissant et riche. Il relèverait le nom, ferait des coups d'éclat.

Voeux ridicules! André, ex-copiste, scribe dans un bureau, baissa le front: que léguerait-il à son fils, en vérité?

À cet instant, par une fenêtre mal fermée, s'engouffra une bouffée d'air, et André eut une aspiration suprême, violente comme l'effort d'un prisonnier pour desceller les barreaux de sa prison.

«Ah! s'en aller, murmura-t-il, en tendant les bras dans un geste de fatigue écoeurée, chercher une vie nouvelle, être paysan, plutôt qu'un monsieur ridicule comme moi, habillé d'une redingote râpée, et méprisé par son concierge!…»

Et sans qu'il sût d'où lui venait cette association d'idées, il pensa à
Damours qui était en Algérie et à la terre que Mme de Mercy y possédait.
Mais avant d'avoir suivi le fil de son rêve, André s'arrêta: «Il ferait
un triste fermier, vraiment!»

—Mais il y a un courant d'air ici!—cria une voix, et la soeur parut, fermant la fenêtre.

André frissonna avec malaise et crut sentir retomber sur lui le couvercle de sa vie fermée.

Bien différente, la soeur novice, de la gaillarde soeur Ursule, qui avait régenté toute la maison, soeur Louise, asservie à la règle, faisait son service strictement, mais elle ne parlait ni ne mangeait, et se mouvait sans gaîté. Quand le médecin était là, incapable de lui faire un rapport, elle baissait les yeux, répondant par monosyllabes.

Les regards la gênaient. Elle n'avait point de sympathie pour la petite Marthe, devenue cependant gentille. Plus que la règle religieuse, quelque chose d'invisible la séparait de la vie et des vivants; et c'était le mal qui ne pardonne point, dont elle se mourait.

Quand elle égrenait son chapelet et que les prières couraient sans bruit sur ses lèvres, André, glacé par ce détachement froid, impassible, des êtres et des choses, devinait lointaine, ailleurs, la pensée de la soeur; ses yeux semblaient dire: «Que m'importe tout cela? puisque je vais mourir.»

Il eut un soulagement quand elle partit. Elle aussi parut allégée. Elle souffrait dans les intérieurs bourgeois, elle soignait de préférence les misères populaires dans des chambres froides et infectes.

Quelques mois après, la supérieure, qui pendant son séjour venait l'inspecter, apprit à Toinette, rencontrée dans la rue, la mort de soeur Louise.

Une femme de ménage provisoire, engagée pour le temps des relevailles, fut congédiée. Alors Toinette et son mari reprirent leur vie impossible. Elle leur parut beaucoup plus lourde. L'idée qu'ils faisaient leur devoir les consolait bien un peu mais l'avenir restait effrayant, sans sécurité, sans issue. André, bachelier, ne pouvait aller bien loin en donnant des leçons; et ses travaux de librairie, peu payés, étaient aléatoires.

XII

Depuis quelques jours, Crescent évitait, par délicatesse, André, dont la scrupuleuse amitié voulait rendre des comptes et n'accepter que moitié du prix des leçons.

On le vit pour le baptême, car il fut parrain: attention qui le toucha plus que toute autre. Ensuite il disparut jusqu'à un certain premier mars dont Toinette se souvint toute sa vie.

Crescent la trouva seule; il avait un air mystérieux qui intrigua et émut la jeune femme.

—Vous apportez une bonne nouvelle?

—Bonne, c'est selon, ça dépend d'André.

—Comment?

—Auriez-vous du plaisir à le voir rentrer dans l'Administration?

—Mais…—Toinette devint rouge, sans qu'on sût si c'était de plaisir ou d'humiliation.—Expliquez-vous.

—Eh bien, les mesures prises par le Ministre ont soulevé des protestations; l'influence de plusieurs sénateurs et députés a fait déjà réintégrer quelques employés. Le ministère a fait soigneusement reviser le dossier des révoqués, bref, celui d'André est bon, sans grief à sa charge, et à l'heure qu'il est, André est rétabli dans ses fonctions, appointements, etc..—Voici le papier, je m'en suis procuré copie.

—Ah!—dit Toinette songeuse: cette réparation tardive lui faisait sentir plus vivement l'injustice récente.—Le coup a été dur pour lui, on ne s'est pas soucié de savoir s'il aurait du pain; les puissants agissent sans réfléchir assez.

Elle se tut:

—Conseillez-moi?

—Tout dépend d'André. Son orgueil et son coeur ont souffert, veut-il continuer à ne demander de ressources qu'à lui-même, qu'à son énergie, je ne pourrais l'en blâmer, d'autre part, c'est chanceux. Préfère-t-il rentrer dans la maison d'où il est sorti, c'est humiliant peut-être, mais il gagnera moins péniblement sa vie, il aura moins d'imprévu.

—Mais, dit Toinette, si un autre ministre?…

—Je ne le crois pas, ces mesures radicales épouvantent les nouveaux venus. Le nôtre est une exception, heureusement. André peut rentrer sans crainte… Ah! je sais bien,—fit-il avec une pause, que l'avenir politique est incertain, mais quoi…—Et brusquement:—Je me sauve!

—Attendez André.

—Peut-être vaut-il mieux que vous lui expliquiez vous-même!…—Toinette comprit la délicatesse de leur ami.

—Si j'osais vous donner un conseil, dit-il, n'influencez pas trop votre mari, qu'il prenne librement son parti et surtout qu'il ne songe qu'à lui, qu'à vous…—Et honteux d'en avoir dit tant Crescent se sauva, laissant sur la table l'arrêté ministériel.

Toinette le relut, le palpa.

C'était une belle feuille double, frappée d'un timbre incrustant le papier; une belle écriture de scribe la paraphait, indifférente.

«On ne doute de rien, pensait-elle. Si André refusait pourtant!»

Quand il rentra, elle dit:

—Quelqu'un est venu te voir. Devine?

—Ah! Qui donc?

—Devine?… Crescent!

—Qu'est-ce qu'il voulait?

—Te montrer quelque chose.

Et Toinette, en hésitant, présenta le papier, qu'André lut attentivement, plia et mit dans sa poche. Il parut honteux et sifflota pour dissimuler ses impressions.

Il était las de ses leçons et crotté de boue. Son visage trahissait la fatigue et l'écoeurement; Toinette n'osa l'interroger. D'ailleurs le dîner l'occupa. André, ayant changé de vêtements, jouait dans le cabinet de travail, avec la petite Marthe. L'enfant, qu'on n'avait jamais emprisonnée dans un maillot, avait, dans la liberté de la layette anglaise, développé ses petits membres remuants. De jolis rires lui partaient des lèvres, tandis que devant le feu, son père, agenouillé, la chatouillait.

Toinette ouvrit la porte et regarda son enfant et son mari; se demandant quelles pensées il roulait dans sa tête, elle attendit qu'il levât les yeux.

Il enleva Marthe et l'installa dans sa chaise. Le dîner fut silencieux. Toinette comprit qu'il ne fallait pas forcer André à peser tout haut ses doutes et ses résolutions. Il souffrait; elle le voyait à de soudains assombrissements passant sur sa figure. Pourtant, sans savoir ce qu'il ferait, elle espérait un avenir meilleur.

Le sommeil d'André fut agité; au matin il s'habilla, se brossa soigneusement, et demanda que le déjeuner fût avancé.

—Où vas-tu donc?—fit Toinette avec vivacité.

—Au bureau,—répondit-il.

Cette placidité apparente émut et déconcerta la jeune femme. Il y avait beaucoup de résignation dans ce ton simple. André apprenait quelque chose aux épreuves de la vie.

Il rentra par la grande porte et, froidement, alla saluer ses chefs, serra la main de Malurus, suspendit son chapeau, épousseta son pupitre et demanda de la besogne.

Malurus ne put se décider tout de suite à lui en donner. Il le regardait avec étonnement et malaise comme s'il n'eût jamais cru le revoir. Alors aussi André fut frappé de la mauvaise mine du commis: il s'était voûté, cassé, son oeil se brouillait davantage, ses vêtements noirs étaient aussi plus piteux, comme si, frappé par le désarroi soudain de l'Administration, il avait crû sa dernière heure arrivée. Sa toux sonna plus fêlée encore.

—Heuh! heuh! monsieur de Mercy, de la besogne? Grâce à Dieu, il n'en manque pas, j'ai été très accablé, monsieur, pendant votre absence. Et son regard semblait lancer un reproche, comme si André se fût prélassé en congé.—Voici donc du travail!

On eût cru qu'il allait soulever une montagne de paperasses, mais il apporta quelques expéditions.

«Allons, pensait André, rien n'a changé.»

Et il se remit à son insipide besogne, heureux de pouvoir restituer à
Crescent les leçons si généreusement prêtées.

* * * * *

La vie reprit, monotone, réglée. Du moins André ne s'excédait plus de fatigue; il conserva ses travaux de librairie, c'était un surplus pour le ménage. Puis au bout de trois mois, comme compensation minime et que cependant l'on fit sonner bien haut, on lui accorda une augmentation de trois cents francs.

Ils continuèrent à se passer de bonne. Une vieille femme de ménage seulement venait pendant deux heures le matin.

Si pauvres qu'ils fussent, Toinette voulut fêter le troisième anniversaire de leur mariage. Ce fut un dîner d'amis. Le lendemain, ils en regrettèrent la dépense. Dans les fausses pauvretés, les plaisirs du coeur ne sont jamais francs, la question d'argent les diminue, les salit.

Ils ne parlèrent bientôt plus du ministère; c'était la sécurité, faute de mieux ils s'y résignaient.

André n'avait même plus ses anciennes mélancolies devant le mur, l'horizon fermé. Au bout de six mois, complètement remis à la tâche journalière, il avait pris ses aises; son travail fini, il lisait des livres d'histoires ou de philosophie, tâchait de s'instruire, de s'intéresser à autre chose qu'à lui-même et qu'à sa vie manquée.

Il eût voulu faire le moins attention possible aux misères quotidiennes, élargir son esprit et hausser son âme au delà des questions terre à terre. Il demanda aux livres de pensée de l'affranchir de ses tristes préoccupations. Par la force de la volonté, il y arriva presque, se développa, se mûrit. Il s'assimila beaucoup de choses, sans se faire des idées personnelles et originales.

Quand il ne lisait pas, il jouait avec sa fille. La voyant peu à peu, gracieuse, balbutier des mots, il pensait au temps où elle serait jeune fille, à la nécessité de la marier. Et cette époque lointaine parfois lui semblait proche; il avait une peur comique de la rapidité de la vie.

Envisagée ainsi, sa position lui coûta moins; il se résigna aux tristes heures du bureau; son voisin de chaîne n'était pas gênant.

Hors les minutes où il remuait de vieux cartons, Malurus restait des heures assis devant son pupitre, immobile, le nez sur le papier, la plume au bout du dernier mot écrit. Dans ces mutismes, parfois l'appel d'un timbre électrique le faisait tressaillir. C'étaient des sursauts profonds, maladifs, un réveil effaré de la conscience perdue; et pendant un instant, ses lèvres battaient l'une contre l'autre, peureusement.

À quoi pensait-il dans ces moments de stupeur? Le long passé d'une pauvreté prudhommesque et navrante s'affichait dans ses tristes loques, et sa laideur falote d'homme sans âge.

Un après-midi, André à demi retourné vers Malurus, se faisait toutes ces questions. Avoir dit de l'employé: «Bah! un fou!» ou bien: «Un crétin!» n'était pas expliquer grand'chose. Il devait y avoir eu sous ce crâne déprimé des douleurs muettes, l'angoisse d'une vie ratée, des tendresses peut-être stériles, la honte de se sentir chaque jour ratatiner le corps et l'âme.

Et André se disait: «À quoi et à qui peut donc servir une existence pareille?».

À ce moment le timbre du chef de bureau eut un appel sec et pressant.

André s'attendit à voir frissonner Malurus qui ne bougea point.

La sonnette électrique vibrait impérieusement.

—Malurus, on sonne!

Le vieux restait immobile, André cria:

—Malurus!

Pas de réponse.

—Est-ce qu'il dort? ce serait la première fois.

Et s'approchant du commis qui s'appuyait sur le coude, il le toucha.

Le bras s'abattit roide, la tête choqua la table, avec un bruit sourd.

André devint pâle, crut à un évanouissement, releva Malurus par les épaules, mais le corps se renversa, les bras pendirent, la tête se rabattit en arrière, montrant un cou saillant, une bouche grande ouverte, des narines noires et, dans la lividité du visage, l'épouvantable regard mort des prunelles.

André cria, appela au secours.

On enterra Malurus le surlendemain. Aucun membre de la famille ne parut, malgré le fait divers des journaux. On ne trouva rien dans ses papiers.

La pièce où habitait André lui sembla insupportable; qu'on lui mit un compagnon, cela lui paraissait également pénible.

Par bonheur, il obtint d'être placé seul, dans un sombre petit réduit, donnant sur une cour étroite et vitrée. Le relent des cabinets voisins rendait l'endroit plus malsain encore.

Du moins André y était seul. Et il ne voyait plus le grand mur.

Après six ans d'Administration, ce lui fut une grande joie. Il ne présageait pas que cette solitude lui deviendrait, plus tard, un supplice.

On ne le dérangeait guère. Il avait à l'ancienneté acquis le droit d'être tranquille. Il était exact aux heures et au travail. On l'oublia.

L'hiver, il avait trop chaud, étouffait, se préservait mal du feu par un grand paravent verdâtre; l'été, il suffoquait. Par la porte et la fenêtre passait l'odeur des plombs. Son bureau, sa chaise tenaient presque toute la place. Sur la cheminée, il y avait une cuvette, dans la cuvette une carafe. Des cartons vides occupaient les murs. Dans un des cartons moisissait un vieux pot de confitures. C'est tout ce que trouva André, dans l'inventaire qu'il fit de son nouveau bureau.

Il tâcha de s'y accommoder comme un homme qui sait qu'il doit vivre là des années.

TROISIÈME PARTIE

I

Une fois par mois, les de Mercy allaient à Chartrettes voir le petit Jacques. D'un de ces voyages, André garda un pénétrant souvenir, plein de douceur et de mélancolie.

Le printemps était revenu.

Descendu à la gare, seul, le matin, André suivait la grand'route ensoleillée. Il avait plu pendant la nuit, et la terre exhalait un arôme étrange. Les arbres, sous la feuillée neuve, d'un vert pâle, dressaient leurs troncs noirs. Les feuilles, menues comme celles du cresson, découpaient, palpitantes sur l'azur clair, leur délicieuse verdure d'or. Et ce feuillage enfant avait l'humidité d'une couleur fraîche, prête à rester aux doigts.

Dans les fossés, l'eau bruissait, rapide et sourde. Arrivé au pont, André s'arrêta, regardant la Seine paisible couler, sous un flot de soleil. À un endroit transparent, le fond d'herbes et de sable apparaissait; des poissons fendaient cette zone, lumineux, puis se fondaient dans l'eau sombre. Un vent frais la ridait, la brisait en écailles qui miroitaient. Un peu de vapeur bleue, presque invisible, s'évaporait sur la cime des bois, et à la mélancolie d'une heure sonnée, égrenée par un cadran d'église, répondait, très faible, un écho de sonnailles, agitées par des bêtes que l'on ne voyait pas.

André remonta la Seine en côtoyant la berge haute. De grandes herbes embarrassaient ses pieds; un oiseau s'envolait, ou un poisson, jailli de l'eau, étincelait dans un éclair. Les champs, pleins de rosée, s'étendaient à perte de vue, bruns ou verts. La terre était pleine de promesses; des carrés de blé, à tige courte, montaient.

Le coeur d'André se dilata. Il se grisait d'air et de lumière. Par un égoïsme involontaire, il se réjouissait d'être seul. Il oubliait bien des soucis, des petites douleurs, un terre à terre mesquin et trivial. Il ne pensait à rien, sentait l'odeur des herbes, respirait à pleins poumons.

Bientôt les maisons sur la hauteur parurent, plus blanches, plus grandes. Il retomba sur la route, gravit un raidillon, se trouva à l'entrée du village et s'arrêta à une petite maison de peu d'apparence.

Un voile de dentelle sur la tête, une femme en vieille robe de chambre, courbée sur les fleurs d'un étroit jardin, arrachait, avec un sarcloir, les mauvaises herbes. André reconnut sa mère.

Il voyait ses cheveux gris, une partie de sa figure blême. Elle semblait si calme, si résignée, qu'il se sentit honteux et triste. Comme elle avait vieilli! Il n'osait bouger. Et pourtant elle allait le voir, elle aurait une grosse émotion et cette surprise lui ferait mal. Tout à coup des suggestions folles lui traversèrent l'esprit; pour la première fois des idées de mort lui vinrent, dans le gai matin. Elle mourrait, la pauvre femme, un jour il la verrait mourir! Une angoisse indicible lui tordit le coeur; il poussa un cri:

—Maman!

Elle se retourna, comme si on l'eût frappée:

—Toi!…—Et elle courut à lui, bouleversée de joie, de surprise.—Tu vas bien? Et Marthe? Et… ta femme? Mais entre donc, mon pauvre ami!

Dans la cuisine, la vieille bonne sourit à André.

—Mon Dieu! y aura-t-il de quoi déjeuner? dit Mme de Mercy.

—Eh oui! eh oui!—bougonna Odile enchantée.

La fenêtre de la chambre, au premier, regardait les champs, par delà la rivière, les bois. André fut frappé, plus qu'à l'ordinaire, de la nudité de la pièce. Un paravent peint masquait le foyer; sur la cheminée reposaient deux grosses coquilles de mer; une vieille pendule, sous verre, dormait, arrêtée. Un petit lit très simple occupait un des côtés de la pièce, un fauteuil était près d'une table portant une écritoire et quelques livres familiers. Le papier de tenture, à fleurs bleues, se déchirait par places, sur le plâtre du mur.

Le parquet de bois blanc était propre, mais de tous les meubles paysans et de l'armoire s'exhalait une odeur un peu sure. André rechercha des objets délicats dont sa mère se servait à Paris; elle les y avait laissés. C'était une privation pour elle, mais son mobilier si ancien, si ruiné, serait plus en sûreté au Garde-meuble, que heurté en des déménagements provisoires.

Ce déjeuner fut intime et cordial, parce que André et sa mère évitèrent de parler de choses qui les attristaient toujours; Mme de Mercy était heureuse; il lui semblait qu'André lui revenait, était garçon, lui appartenait. Mais aussitôt on parlait du petit Jacques, et reprise du bonheur d'être grand'mère, elle s'écriait:

—Tu vas le voir, on l'apportera après le déjeuner, il est si gentil, si tu savais, il rit, m'appelle «gand'mèe», crois tu? à son âge?…

Et André souriait, ravi de parler de son fils. Un fils! Ce mot résonnait à son oreille plus grave que le mot de fille; son fils, qui réaliserait les ambitions paternelles, qui… Pauvre être encore, petite chair débile!

—Et il est fort! colère! il faut faire tout ce qu'il veut!

Le père souriait, fier que son fils eût déjà une volonté.

—Allons le voir!—dit-elle impatiente, et lisant le même désir dans les yeux d'André.

Dans la rue une douce paix régnait. Des chiens dormaient au soleil. Les portes de bois étaient closes, le village semblait désert. Quelquefois un rideau se soulevait; on distinguait un visage indécis, deux yeux curieux. Sur un banc, à l'ombre, un vieux tout cassé, regardait sans voir le clocher de l'église, marquant une heure.

Mme de Mercy poussa une porte à claire-voie, entra dans une cour. Près d'un tas de fumier, des canards barbotaient dans une mare noire, des poules picoraient, des poussins se pressaient autour d'elles et deux coqs, la tête en l'air, se promenaient, provocateurs. L'un d'eux avait le cou et le corps à demi plumés par son rival. Dans l'encadrement d'une porte, une vieille femme parut, mettant une main sur ses yeux.

C'était la mère de la nourrice; on la salua. Placide, elle les introduisit dans une salle basse, carrelée; une grande horloge à poids et à balancier faisait entendre de lents et gros tic-tac. Le grand-père, un vieil homme déjeté comme un cep de vigne, se leva, souriant dans sa barbe frisée, couleur de mousse roussie.

La nourrice arriva, tenant l'enfant. Il venait de s'éveiller, il riait. André, doucement, délicatement le prit, sans que Jacques pleurât. Les paysans s'extasièrent sur la ressemblance. Était-ce vrai? Il chercha sur la figure, dans les yeux troubles, quelque chose de lui-même. Et ce qu'il éprouvait était amer et doux.

On leur proposa de passer au jardin. Des rosiers y poussaient pêle-mêle avec les choux et toutes sortes de légumes. Les roses n'avaient pas encore fleuri. Mais les pêchers et les abricotiers étaient en fleur, roses et blancs. Au vent frais qui les secouait, les pétales, comme une neige parfumée, tombaient sur André et l'enfant. Mme de Mercy se taisait. La nourrice récoltait sur la haie des pièces de lessive qui avaient séché; au bout d'une heure, Jacques ayant pleuré, elle lui donna à téter.

L'enfant avait un mouvement de cou joyeux, on sentait le lait descendre en lui, gonfler sa petite poitrine.

—Il boit bien!—dit Mme de Mercy avec admiration.

—Oh! il boit!—reprit la nourrice avec énergie, comme si on eût pu en douter.

-Il boit!—faisait André en hochant la tête d'un air béat.

Le temps passa trop vite. André embrassa l'enfant et prit congé. Les vieux parents firent un mouvement.

—Va devant!—dit Mme de Mercy.

Il l'attendit dehors, un instant.

—Eh bien?

—Rien! rien!—dit-elle. Mais pendant le trajet elle parla peu; elle pensait aux exigences des paysans qui, n'osant grossir le prix convenu, réclamaient des compléments en nature.

De nouveau, ils se retrouvèrent dans la petite chambre de Mme de Mercy; l'heure de partir était venue.

Déjà!

Le ciel était aussi bleu, le soleil aussi beau, et André se sentait triste, profondément triste.

Une angoisse poignante le suffoquait maintenant, dans ce dépaysement de la campagne, de la maison pauvre, des meubles laids. La grandeur, la simplicité du sacrifice de Mme de Mercy, lui apparurent entières. Et du passé se levaient tous les dévoûments, tous les héroïsmes maternels; ils pesaient sur lui, l'accablaient. Il sentit que sa mère morte, il ne serait jamais quitte envers elle, ne lui aurait jamais rendu le quart de ce qu'elle avait fait pour lui.

Il craignit qu'elle ne le devinât; aussi se détournait-il vers la fenêtre. Il pensa:

«Non, je ne m'acquitterai pas envers elle, mais envers mes enfants. Le dévoûment ne se paye pas à qui en fait preuve, mais à ceux qui en ont besoin à leur tour. La loi du devoir se transmet de père en fils, et c'est ainsi que je paierai ma dette.»

Alors il se sentit plus calme et son chagrin n'eût plus rien d'amer. Sa mère n'était-elle pas résignée? Lui de même devait l'être, et les enfants, en grandissant, bénéficieraient de leur mutuel amour.

—Adieu, mère, il est temps.

—Je vais t'accompagner un peu.

Ils descendirent, suivant la grand'route. Des nuages blancs moutonnaient dans le ciel. Bien qu'ils marchassent lentement, on arriva au tournant, et Mme de Mercy fatiguée s'arrêta.

Ils se dirent adieu.

Longtemps, en se retournant, André l'aperçut, immobile dans la poussière, et qui lui faisait signe de la main. Quand il franchit le pont, il ne la vit plus. Alors, il hâta le pas, sans regarder autour de lui.

Chargement de la publicité...