Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises
II
Quelques mois plus tard, il retrouva des joies dans ce pays. Il jouissait de son congé; tous trois logeaient chez leur mère. Toinette sevra le petit Jacques qui, âgé de seize mois, se portait à merveille.
Marthe courait toute seule, chancelant parfois sur ses petites jambes. Elle daignait s'humaniser pour son frère, voulait le porter, comme une poupée aussi grande qu'elle, et trop lourde. Elle s'était fait tout un vocabulaire enfantin, estropiait les mots, avec de jolies intonations. Une grâce de petite femme fleurissait en elle, ses gestes avaient une coquetterie ingénue, dont les parents s'extasiaient.
Le mois de vacances se passa là, et malgré le repos qu'ils goûtèrent tous, et leur liberté, grâce à la réservée et délicate hospitalité de Mme de Mercy,—Toinette et son mari restaient pourtant soucieux. L'impossibilité de vivre sans dettes à Paris leur était bien démontrée, ou alors c'était une vie étroite, misérable, d'ouvriers. Tout les inquiétait, jusqu'à l'exiguïté de leur appartement. Les enfants y vivraient serrés, sans air. Pendant l'hiver, Marthe rarement sortie, avait gardé un teint d'anémie, une pâleur mate.
Si heureusement qu'il se laissât sevrer, Jacques subirait vite l'influence de l'appartement. Et que de difficultés à Paris, où le lait coûtait si cher, les oeufs frais aussi. Autant de préoccupations. Toinette surtout y songeait, et cela la rendait grave, mais non plus nerveuse. Elle était moins agressive, moins boudeuse qu'autrefois; elle aussi la vie la modifiait. André le constatait avec plaisir.
Ils envisagèrent dès lors la nécessité d'un parti décisif. Plusieurs se présentaient.
Vivre en province, ils ne pouvaient s'y résoudre. Ils aimaient Paris. Bien qu'ils ne vécussent pas de sa vie bruyante et affairée, ils respiraient son air, marchaient dans ses rues, coudoyaient sa population. Ils y possédaient une indépendance relative; leur pauvreté y était moins pénible qu'ailleurs; perdue entre tant d'autres, on ne la remarquait pas. En province, ils rentraient dans la hiérarchie, selon l'emploi qu'André y tiendrait; puis quelle existence pénible! Cependant ne serait-ce pas plus sage?
Que Mme de Mercy continuât ses sacrifices, impossible! elle était à bout de ressources. Réduite strictement à trois mille francs de rente, elle ne pouvait plus que prendre pension dans quelque couvent, à moins qu'ils ne vécussent tous ensemble, unissant leurs efforts et leur médiocrité? Le fils et la mère eurent le courage d'y renoncer. André expia ainsi, tardivement, son désir d'autrefois, son besoin de s'évader de la maison maternelle. Aujourd'hui, Toinette n'ayant su comprendre ni aimer sa belle-mère, il était trop tard pour tenter la vie commune.
Mais alors n'était-il pas juste, Mme de Mercy s'étant sacrifiée sans réserve, que les parents de Toinette à leur tour aidassent le jeune ménage? C'étaient des négociations à renouer. Depuis quatre ans et demi que leur fille était mariée, les Rosin avaient de moins en moins donné signe de vie. C'est par Crescent, qui tous les ans, allait voir les siens, à Châteaulus, qu'on avait des nouvelles. Ce fut lui qu'on chargea de rappeler nettement aux Rosin, leur devoir.
Au retour de son voyage, il vint passer une journée à Chartrettes. Il était gêné et soucieux; cependant sa franchise l'emporta, et comme il était en ce moment seul avec André:
—Loin des yeux, loin du coeur! dit-il. J'ai trouvé Rosin très affaibli, il baisse beaucoup. D'ailleurs, dominé par sa femme, il n'a jamais eu voix au chapitre; elle, est très affectée, à cause de son fils. Il va bien, Alphonse! il dépense de l'argent, où le prend-il? il fait des scandales! La mère est furieuse, mais son amour jaloux s'en accroît. Elle vendra sa dernière chemise pour ce chenapan. N'espérez rien!
—Ah!—fit André avec calme, quoiqu'il sentît bien le coup—et pourtant vous avez parlé?
—Parlé, crié, prié, mais, mon ami, je vais dire le mot terrible: ils ne comprennent pas. Leurs sentiments sont atrophiés. La mère n'a jamais aimé ses filles, elle se soucie bien qu'elles soient malheureuses. En ce moment, inconsciente, elle pousse au mariage de Berthe, et Dieu sait…
—Comment, elle se remarierait?
—Ah! dans de tristes conditions. Depuis son veuvage, elle a toujours été à charge à ses parents; au figuré, car le grand-père payait son entretien. Elle est recherchée depuis quelques semaines par un vieillard riche, très connu dans Châteaulus. Sa famille est peu honorable. C'est un homme usé, flétri par la débauche. Berthe est encore une belle femme. Comment en est-il devenu amoureux? Sans doute par le dégoûtant calcul d'acheter pour rien des plaisirs qui lui reviennent fort cher.
—Et Berthe accepte… cela?
—Eh! mon cher!—dit Crescent avec amertume—le prestige de l'or! Elle sera riche, dominera le vieillard, l'enterrera, n'est-ce pas?
—Et les parents?
—Ravis. Tous, le frère en tête, célèbrent les louanges du vieux, c'est
Alphonse d'ailleurs qui a négocié ce mariage.
—Joli! fit André. Pouah! Et le grand'père Rosin?
—Il attend sa troisième attaque de paralysie, il ne peut remuer le visage ni les mains. Comprend-il? Peut-être, alors il doit bien souffrir.
Il se tut, et il y eut un long silence, comme pour laisser à ces idées pénibles, agitées dans leur cerveau, le temps de se tasser.
—Mais enfin,—dit André,—j'ai donc affaire à une famille exceptionnelle?
—Eh non! La province…
Et Crescent raconta à son ami des histoires effrayantes et grotesques, la légende invraisemblable d'une petite ville mise à nu, de ses habitants dévoilés dans leur bêtise, leur méchanceté, leurs vices.
—Bref, il n'y a rien à espérer d'eux?—dit André.
L'autre haussa les épaules, et soupira.
André mit Toinette au courant, en lui déguisant ce que la vérité avait de trop cruel. La jeune femme pleura. Elle aimait ses parents, après tout. Elle ne les avait pas revus depuis longtemps. Dans l'absence et l'éloignement, un prestige les revêtait. Elle oubliait leurs défauts, parlait avidement de les revoir, enseignait à Marthe leurs noms, et celui de son frère, heureuse quand l'enfant répétait bien: Gui-gui.
Elle se résigna.
Ils s'arrêtèrent alors à l'idée d'habiter la campagne. Toinette s'y était toujours refusée, ce fut elle qui le proposa.
Mélancolique, elle évoquait de laides banlieues, des avenues vides, des terrains vagues ou bien des rues populaires, grouillantes et empestées. Ils pensèrent à l'inévitable Levallois, à Saint-Mandé, aux tramways où l'on s'entasse, et devant lesquels, les jours de fête, on se bouscule un numéro en main, pendant des heures.
Puis la raison, une raison de pauvre, sans fierté et comme amoindrie, faisait valoir l'absence des octrois, le meilleur marché du vin et des denrées.
André avait peine à se résoudre; il demanda:
—Pourquoi ne pas aller loin? là où l'air est plus pur? Avec les chemins de fer et les bateaux, pour un prix fixe, on peut tout aussi facilement aller à Paris. Au lieu d'un appartement, nous pourrions avoir une maison?
Et brusquement décidés, laissant les enfants à la grand'mère, mari et femme se mirent en quête. La ligne de Saint-Lazare était bien fréquentée, desservant beaucoup de petits coins charmants, trop chers peut-être. La gare Montparnasse fut préférée. Clamart parut trop près, Meudon leur plut, mais les belles maisons qu'ils y virent, ainsi qu'à Bellevue, les effrayèrent. Il descendait du train un public de femmes en toilette, de fonctionnaires en redingote.
Ils poussèrent plus loin, vers Sèvres, et là toute la journée cherchèrent. D'abord ils ne virent que des villas trop riches. Puis tout à coup, ils débouchèrent sur une plaine en triangle, où des chevaux paissaient. Plus loin, des enfants se roulaient dans l'herbe. Une avenue descendait obliquement vers le parc de Saint-Cloud.
Cette plaine libre avait quelque chose de naïf, d'invitant.
—Les petits seraient bien là?—dit Toinette.
—J'y pensais.
Sur un coteau plein d'arbres, des maisons s'étageaient. D'abord aucune ne convint. Puis André en vit une, toute petite, à volets fermés et à écriteau.
—Tiens, vois donc!
Et Toinette montra, sur la porte du jardin, un papier déchiré, où était écrit: S'adresser au n° 10.
—Allons demander!
Ils allèrent au 10. Une grosse dame leur dit:
—Nous pouvons visiter. Les propriétaires sont mes amis (elle cita leur nom), vous les connaissez?
—Non!—dit André.
Cela l'étonna beaucoup; comment ne connaissait-on pas ses amis? Elle précisa: de gros commerçants? rue du Sentier? leur fille avait été malade? et l'ignorance persistante d'André lui inspirait de la défiance.
Elle ouvrit la porte. Quelques marches donnaient sur une petite terrasse, en hauteur sur la rue. On monta par un escalier caché par la verdure.
—Le jardin d'abord, n'est-ce pas?
Il n'était pas grand, mais on avait une tonnelle, deux ou trois grands arbres, tout un joli coin frais de feuillage.
Derrière, était un potager, avec des pommes de terre. Le long des allées, mûrissaient des poires et des pommes. La dame désigna un cerisier, un abricotier et deux pruniers. Le long du mur grimpait une vigne.
En haut du jardin, une haie et une petite porte donnaient sur une ruelle.
—La sente des Lilas, en trois minutes, vous êtes au chemin de fer!
Près de la maison, Toinette, en femme pratique, s'écria:
—Tiens! une pompe!
—On a de très bonne eau de citerne.
On visita la cuisine, la salle à manger. Un escalier de bois mena à deux chambres. Le second étage contenait, sous le toit plat, deux petites pièces, dont on ouvrit les fenêtres.
—Ah!… firent à la fois André et Toinette, et ils eurent peine à cacher leur surprise joyeuse.
Une vue immense s'ouvrait devant eux.
En bas, la plaine; et encadrant à droite et à gauche le décor, deux collines boisées: l'une, ancien domaine de maîtresse royale, l'autre, le parc de Saint-Cloud. Entre ces deux portants d'une immense scène de théâtre, se déroulait l'horizon, maisons et arbres, banlieues d'où montaient des fumées d'usine, panorama confus, arrêté par une grande toile de fond, le ciel, sur lequel se détachaient nettement l'Arc de Triomphe et le Trocadéro, tout petits.
Ils se nommaient tout cela, aidés par la dame qui réformait leurs erreurs. Les fournisseurs, assurait-elle, étaient proches. Le parc attendait les enfants, à défaut la plaine ou le jardin. Ils devinaient, à voir passer les gens, une vie simple et libre. L'espace leur emplissait les yeux, l'air les frappait au visage. «Il ferait bon vivre, respirer ici.»
Cependant leur guide les inspectait en dessous, sceptique, ennuyée d'avance de son dérangement inutile. Leur silence paraissait de mauvais augure.
—Nous disons que le loyer?…—demanda André.
—Six cents francs!—dit la grosse dame, en faisant une petite bouche, comme pour diminuer la valeur du chiffre.
—Six cents francs!—s'écria-t-il, ravi du bon marché.
—Mon Dieu!—balbutia-t-elle confuse,—je vous assure, voyez! tout est propre, les papiers sont presque neufs; peut-être obtiendrez-vous une diminution!…
—En ce cas, nous pourrions consentir à un bail,—dit majestueusement
Toinette.
—Peuh!—dit André,—en conscience, la maison ne vaut que cinq cents francs, et encore!…
Huit jours après, le bail était signé à ce prix, pour trois ans.
III
Une année passa.
Au bureau, Crescent semblait singulier. Depuis quelques jours, il jetait de-ci de-là des regards préoccupés, distraits, il entendait mal les questions, haussait les épaules avec un petit rire étouffé. Et soudain il redevenait grave, comme un écolier pris en faute.
Très intrigué, André lui demanda:
—Qu'avez-vous donc, Crescent?
Le petit homme le regarda d'un oeil vague, se recueillit et dit:
—Je me moque de moi!
—De vous?
—De moi! en qui je découvre des sentiments bien singuliers. Figurez-vous, le père de ma femme est à la mort, n'est-ce pas! le chagrin de sa fille une fois épuisé, car moi j'en aurai peu, je suis franc, la question sera de savoir si nous hériterons en partie ou si sa seconde femme aura tout détourné. Croyez-vous qu'il y a en moi un tas de mauvais sentiments qui bataillent? l'espoir, puis la peur, la colère d'être évincé, le regret de n'avoir pas été plus politique. Ah! non, le coeur de l'homme est bien curieux!
Et Crescent ricana encore:
—Car enfin je gagne ma vie, mon fils est officier d'artillerie. Marie a deux mille francs d'appointements comme directrice d'école maternelle, mes autres filles travaillent bien, Thomas a eu tous les seconds prix au lycée. Donc je n'ai besoin de rien, et voilà que bêtement je m'émeus, à propos de cette fortune.
—Mais,—dit André,—cela n'a rien que de naturel, puisque cet argent devrait revenir à votre femme; une spoliation n'est jamais agréable.
—Dites ce que vous voudrez,—fit Crescent avec une sévérité comique,—ce que je pense n'est pas bien, non, ce n'est pas bien!
Trois jours après il se précipita dans le bureau d'André. Il semblait partagé entre des sentiments contraires qui donnaient à son visage une expression extraordinaire.
—Il est mort!—dit-il.
—Ah!
Et il y eut un silence.
—Oui, il a peu souffert.
—Ah!
Et le silence recommença.
—Nous héritons!—dit Crescent avec un soupir.
—Ah!—fit André.
—Le croiriez-vous? mon beau-père a tout laissé à sa fille et rien à sa femme. Elle a eu des torts: Dieu lui pardonne! La voilà sur le pavé! Pensez que nous ne l'y laisserons pas! C'est vingt-cinq bonnes mille livres de rente qui nous tombent du ciel. Ma femme est navrée, elle aimait son père quand même. Pour moi, je suis honteux de ce que j'éprouve, car enfin j'ai vécu sans désirs, laborieusement, et croiriez-vous que cet or me donne une joie grossière, immense. Tenez, c'est trop bête!
Il but à même à la carafe et s'essuya le front. Peu à peu la rougeur de son visage, la fièvre de son regard disparurent et sur les traits agités par une émotion trop forte, André, peu à peu, vit revenir la bonne expression paisible, un peu fatiguée, du Crescent qu'il connaissait.
—Vous ne deviez rien comprendre à mon agitation, tous ces jours-ci? Je n'aurais jamais cru que la fortune pût troubler le cerveau à ce point. Sans doute, je peux m'en réjouir pour mes enfants, pour ma femme; mais non, je sens bien que j'en ai une joie égoïste pour moi-même, pour le plaisir d'être riche.
André raisonna Crescent, le rassura. N'était-il pas piquant que ce fût le pauvre qui consolât le riche.
—Mais,—continuait Crescent,—croyez-vous que cela me rende plus heureux? Que me manquait-il?
André se consulta, et envisageant quelle vie plus intelligente, plus libérale, plus utile, la fortune permet, il le fit valoir.
—Oui, peut-être,—dit l'autre, et il se laissait convaincre.
—Tenez,—reprit-il,—je suis comme un homme qui aurait mis en été une pelisse de fourrure. Il est fier, mais il a trop chaud. Cette fortune me gêne! si je la refusais?
—Mais non,—s'écriait André. Et il le sommait en riant d'accepter.
«Que de façons! pensait-il. Ou bien par délicatesse vis-à-vis de moi, ou un peu d'orgueil vis-à-vis de lui-même, veut-il nous prouver qu'il est au-dessus de son bonheur?»
Crescent se résigna à sa fortune et André à sa pauvreté. Il n'avait pas d'envie, mais comment ne pas admirer la loterie du sort, qui distribue aux uns les gros lots, aux autres rien?
«Il le mérite du moins! pensait-il; seul, sans aide, il a su nourrir sa femme et ses enfants. Ce n'est que juste!»
Mais un sentiment amer lui faisait se demander malgré lui, pourquoi les oeuvres ne portaient pas en elles-mêmes leur rétribution, pourquoi la justice n'était pas de ce monde? Toute sa philosophie ne l'empêchait point de se répéter cette phrase concluante: «Cinq cent mille francs font vingt-cinq mille livres de rente. En province, aux environs de Châteaulus, dans le château qu'occupait le mort, c'est plus que l'aisance, c'est l'opulence.—Eh bien! tant mieux, à quoi vais-je penser?»
Mais pendant quelque temps, André imitant à son tour Crescent, s'en voulait furieusement du comique bouleversement de ses idées; plusieurs fois par jour il se prenait à répéter mentalement: «Cinq cent mille francs font vingt-cinq mille livres de rente!»
Cette obsession, il la chassa à la suite d'une sensation singulière. Il déjeunait chez Crescent. Déjà mieux disposé, leur appartement s'emplissait de tapis neufs, de jolis meubles. Comme ils prenaient le café, on présenta une facture, Crescent dut ouvrir son secrétaire. Instinctivement, les yeux d'André s'y portèrent.
Il le connaissait, ce vieux secrétaire. Autrefois le tiroir en était vide ou contenait des papiers d'affaire. André y vit des titres de rente et des rouleaux d'or. Crescent tira d'un portefeuille des billets de banque et en remit un à sa femme. En attendant la monnaie, il laissa le tiroir ouvert et surprit le regard d'André attaché à l'argent.
Aussitôt Crescent devint rouge; sa délicatesse le traita tout bas de parvenu et de butor; il n'osait refermer le tiroir, craignant de blesser André, ni le laisser ouvert, de peur d'étaler sa richesse. Dans ce conflit, il regarda André qui, avec une indifférence voulue, tapotait sur la table légèrement.
André lut, sur la face tourmentée de Crescent et sur ses lèvres, ces mots du coeur: «Ah! si vous vouliez accepter une partie de cette fortune, si je pouvais vous le proposer sans injure! Dites, voulez-vous! cela me ferait tant de plaisir!»
André sourit et le brave homme sourit aussi: son embarras avait disparu.
—Eh bien! et ma monnaie!—cria-t-il gaîment, et il la jeta dans le tiroir qu'il referma en haussant les épaules.
Oui, c'était impossible, tous deux le savaient, l'un ne pouvait offrir ni l'autre accepter. Dans un temps plus reculé, c'eût été tout simple, mais la société avait créé l'amour-propre et faussé l'amitié. Tant pis.
Depuis ce jour, André ne pensa plus qu'avec une joie sincère à l'héritage de ses amis.
IV
Le couvent où Mme de Mercy se retira et prit pension, quelques mois après l'installation de ses enfants à la campagne, était une maison triste, aux murs blafards, proche l'Observatoire. La grand'porte en fer, surmontée d'un linteau de pierre orné d'une croix, était toujours close.
Une soeur tourière introduisait les visiteurs dans le parloir, puis d'escaliers en corridors, les conduisait au petit logement de Mme de Mercy: une grande chambre à coucher et un petit salon. Les fenêtres se fermaient sur la rue silencieuse. Une chambre assez éloignée servait à la vieille Odile.
Des soeurs converses apportaient les plats de la cuisine.
Rien ne troublait le recueillement de la maison, que la cloche sonnant les offices ou tintant des appels pour les soeurs. L'aumônier plut à Mme de Mercy; ancien officier noble, il avait, dans des circonstances cruelles, perdu sa femme et ses enfants. Plus rien ne le rattachant au monde, il s'était donné à Dieu.
Les premiers temps, la tristesse du couvent pesa sur elle. Plus que jamais, elle se sentait seule. Quelques entretiens avec les soeurs, la conversation de l'aumônier, la lecture de quelques livres pieux bornèrent sa vie. Peu à peu la religion prit et absorba son âme délaissée, son coeur meurtri. Elle pensa à son salut. De ce jour elle souffrit moins, s'humilia et, par amour et sacrifice, s'offrit au Seigneur comme elle s'était donnée à son fils, comme elle se serait donnée, mieux comprise, à sa belle-fille aussi.
Elle devint plus calme et regretta moins un passé sur lequel elle ne pouvait rien. Ce qui la tirait de son demi-repos religieux, c'étaient les visites d'André, surtout quand il amenait la petite Marthe.
Alors l'amour maternel la ressaisissait tout entière, et elle avait des heures dont elle gardait des souvenirs de joie ineffables, puérils et attendrissants.
Toinette et André s'accoutumaient à leur nouvelle vie.
L'hiver leur parut dur.
La campagne, si remplie l'été, se dépeuplait l'automne. Le parc, solennel et vide, n'avait plus d'amoureux errant à l'écart, de familles mangeant sur l'herbe. Les maisons, avec leurs volets clos, leurs tonnelles de lattes vertes, inspiraient la tristesse. Vinrent les brouillards, la pluie, enfin la neige.
Calfeutrés dans leur petite maison, les de Mercy essuyaient aux vitres la buée, et regardaient au loin la plaine détrempée d'eau ou toute gelée. La neige épaisse stationnait longtemps sans fondre; à peine y avait-il des sentiers frayés.
C'était une solitude absolue, inconnue encore pour Toinette, qui la subissait en souffrant. Toutefois, elle se plaignait moins. Sa petite maison, les soins du ménage, ses enfants l'occupaient, et André constata qu'elle y prenait goût. Une petite bonne, nommée Félicie, les aidait, secondée le samedi par sa mère; c'étaient alors de grands nettoyages. Toinette se mêlait de cuisine, surveillait tous les apprêts, et le soir, les enfants endormis, elle cousait sous la lampe, enfilant l'aiguille au bout de ses doigts fins.
À quoi pensait-elle, durant ces longs silences? André cherchait à les interpréter et à lire dans l'esprit de sa femme.
Maintenant qu'ils étaient plus seuls encore, livrés à eux-mêmes, il espérait qu'une révolution se ferait en Toinette. Faible et tendre, moins tiraillé dans ses sentiments depuis l'absence de sa mère, aimant et ayant besoin d'être aimé, il cherchait à sa femme des qualités. Il voulait s'expliquer pourquoi elle n'avait su comprendre ni aimer Mme de Mercy. Il y cherchait sinon des excuses, du moins une explication satisfaisante.
Lui ayant offert de l'épouser, elle, ignorante de la vie, avait accepté, se fiant à lui. Comment eût-elle pu supposer qu'il se mariait imprudemment, avec des ressources insuffisantes? Sans doute, elle avait vite souffert dans son amour-propre, son orgueil provincial. Les sacrifices de Mme de Mercy pour le ménage ne lui avaient point inspiré de reconnaissance, mais de l'humiliation: ils étaient pour André, non pour elle, en somme. Et peu à peu, les légers torts de sa belle-mère l'avaient indisposée.
C'était cela, il le devinait.
Mais alors quelle dureté, quelle sécheresse chez une si jeune femme. Quoi! ne savoir accepter ce qui était donné de si grand coeur! ne pouvoir supporter de légers conseils, d'amicales observations, toute une bienveillance insidieuse, mais au fond si maternelle!
«Ah! par égard pour lui, n'eût-elle pas dû être meilleure, plus patiente? Car enfin ne devinait-elle pas combien il en souffrait?…»
Il la regardait; les enfants, Marthe dans son petit lit, Jacques dans son berceau, faisaient entendre leur respiration égale, et la mère, parfois, levant les yeux, pensive, les écoutait.
«Enfin Toinette était sa femme, et la mère de ces petits-là!» À cette pensée, le coeur du pauvre homme s'amollissait. Il les aimait, eux trois, d'une affection glissée peu à peu en lui, invétérée maintenant, comme une habitude qu'on ne peut arracher, sans en mourir. Il s'accusait:
«C'est moi qui ai eu tous les torts. C'était à moi à connaître la vie, à apporter à Toinette l'aisance et le luxe qu'elle aimait. J'étais un fou, un enfant alors, maintenant j'ai vieilli. Me voici plus raisonnable.
«Mais elle? sera-t-elle sage, comprendra-t-elle les nécessités de la vie, renoncera-t-elle au bonheur impossible qu'elle rêve peut-être, se résignera-t-elle à tirer de l'existence tout le bien qu'elle contient. N'aurons-nous plus de batailles?»
Et il se penchait pour la mieux voir.
La tête baissée elle tirait patiemment l'aiguille, d'un mouvement sec et long; par moment sa respiration plus forte soulevait son corsage. Elle avait les lèvres fermées, obstinément, et un pli au front se dessinait, comme une barre d'entêtement et d'orgueil. Sa figure ovale était un peu triste.
«Pauvre enfant, pensait-il, elle ne me demandait pas, elle m'ignorait, c'est moi qui ai été la chercher, l'épouser. Puisse-t-elle être heureuse!»
Heureuse, Toinette eût pu l'être; son mari l'aimait, après tout.
Mais, fidèle à André, elle ne lui savait pas autrement gré de sa fidélité à lui. D'ailleurs raisonnait-elle comme lui? Non, elle était d'instinct et sentait. Elle ne s'expliquait pas en vertu de quoi elle agissait. Souvent, lui ayant fait de la peine, elle en souffrait, mais, pour rien au monde elle ne lui eût demandé pardon, ou ne se fût privée de recommencer. Le raisonnement même, ni le sentiment n'avaient de prise sur elle. André lui criait-il: «Je souffre, tu as tort de me faire du mal», cela la troublait, mais sa conscience ne lui reprochait rien. Elle se sentait instable, rêveuse, passionnée. Des entraînements subits, des révoltes sans cause soulevaient son coeur. Le soleil, la pluie, les accidents, jusqu'aux plus petits faits l'énervaient ou l'exaltaient: c'étaient en elle comme de grands mouvements, stériles.
Cependant elle avait des qualités: un sens pratique, une franchise qui la rendait brutale plutôt qu'hypocrite; sa réserve même, ses silences étaient souvent comme une pudeur. Elle aimait André, certainement, comme elle aimait ses enfants. C'étaient des êtres, des choses lui appartenant, qui gravitaient autour d'elle.
Elle n'éprouvait pas le besoin de se donner toute, de s'assimiler à un homme, de vivre en lui, pour lui.
Certains côtés d'esprit d'André la déroutaient. Elle ne s'expliquait pas plus son mari, que lui-même ne la comprenait.
Souvent Toinette parlait, et dans le sourire d'André, ou l'ironie amicale de son regard, elle devinait qu'il ne pensait pas comme elle, et cela l'agaçait, la rendait injuste.
Et que de fois, parlant à sa femme de l'avenir, ou lui exposant une façon de voir, lui indiquant tendrement sa volonté, André se disait, en la voyant distraite: «Elle ne comprend pas, cela n'entre pas, ne peut pas entrer dans sa tête.»
Tous deux avaient raison, mais leurs griefs ne tenaient point, car la promiscuité de la vie de tous les jours, de tous les instants, les rapprochait quand même; vivant ainsi mêlés, ils ne pouvaient que se haïr ou s'aimer bien. Ils ne se haïssaient pas.
L'hiver ne finissait point. Tous les matins, André sorti vers neuf heures et demie de la maison, après un déjeuner rapide, descendait le jardin, et traversait la plaine tantôt gelée ou couverte de neige, trop souvent défoncée par les pluies, transformée en bourbier.
Il relevait le bas de son pantalon, marchant avec des précautions risibles. Parfois une petite voiture de maître, attelée d'un petit cheval, emportait au trot un grand domestique au marché; la boue rejaillissait, et le drôle avait l'air heureux.
André descendait la grand'rue, jusqu'à la Seine, toute froide, à reflets jaunâtres. Sur le ponton, où soufflait une bise aigre, il regardait une île où frissonnaient en été des bouleaux et des saules; toute nue, elle dressait ses squelettes d'arbres; au loin, dans le décor rétréci de Saint-Cloud, le bateau venait, tout petit et peu à peu grossissant.
Dedans régnait une chaleur pesante, plus pénible les jours de pluie. C'était toujours le même public, un soldat ou un prêtre, une bonne femme avec de gros paniers, des employés, quelques femmes seules, des mères avec des enfants remuants qui aplatissaient leur petit nez aux vitres.
Puis il descendait et gagnait vite son bureau au ministère.
La petite pièce sombre, entre ses casiers de cartons poudreux, exhalait une tristesse indéfinissable. À deux heures, André demandait la lampe. Et avec un rétrécissement d'idées, un besoin lâche de se blottir, son travail fini, il s'asseyait devant les braises, à tisonner et à rêvasser comme un vieux.
Presque personne ne venait le déranger, comme si, à la longue, il avait conquis le droit de vivre dans son coin, délaissé.
Bien des souvenirs lui revenaient, à ces heures crépusculaires, silencieuses: toute sa vie d'employé repassait devant ses yeux. Son entrée à vingt ans, et depuis huit ans les jours innombrables qui s'étaient écoulés, la besogne de copiste toujours la même. Si indécise, si peu caractéristique cette existence, qu'André ne parvenait pas à fixer les traits même des gens qu'il voyait ordinairement. Aucune parole n'en sortait que des phrases verbeuses, tristes comme la pluie. Depuis huit ans rien n'était advenu, sinon le déménagement d'une pièce dans l'autre, l'enlèvement, chaque jour, d'une feuille du calendrier, et la mort de Malurus, dont la face se détachait énigmatique dans le passé.
L'avenir? Il serait pareil, écoulé aux mêmes jours, aux mêmes heures. Et l'âge venu, l'intelligence s'atrophierait. Après les malheurs inévitables de la vie, les grandes déceptions, il marierait ses filles à quelque rédacteur laborieux, ou elles vieilliraient dans un froid célibat. Lui-même peu à peu deviendrait un employé ventru, ou trop maigre, une silhouette falote et ridicule.
Était-ce possible?
Il ne pouvait répondre. De quel autre côté se retourner? Quel emploi trouver? Comment quitter, même pour un jour, son bureau, son salaire?
Sa vie était manquée; il était trop tard pour la refaire.
À cela près, mon Dieu! les enfants ne donnaient-ils pas des joies? Sa femme ne lui était-elle pas fidèle? Tous les soirs, en rentrant, après avoir pataugé dans la boue, le coeur navré de mélancolie, ne trouvait-il pas sa petite maison, dont les vitres au loin brillaient, éclatantes? La cheminée était pleine de braises et le dîner apparaissait, cuit à point sur la table, au tumulte joyeux des enfants?
Presque toujours on peut choisir son bonheur. André avait choisi. Pourquoi se plaindre? Aux autres l'ambition, l'intrigue, la débauche, les aventures. Jeune homme, il avait repoussé cela, et voulu autre chose. Il l'avait, cet «autre chose». Tant pis pour lui, si cela ne comblait pas son coeur.
V
Le printemps vint, qui lui apporta les bourdonnements de tête, la nostalgie des voyages, et aussi les délicieuses promenades, à travers les taillis jeunes éclaboussés de soleil, et les sous-bois humides exhalant l'odeur des champignons. Il fut plus gai. Depuis qu'il habitait la campagne, ses soucis d'argent étaient moindres; on liait presque les deux bouts. Mais on se privait, lui, de camaraderies, de dîners en ville; Toinette, de robes neuves, de chapeaux. Il en avait pris son parti, mais elle, souffrait vraiment, et faisait un sacrifice méritoire. Quand ils allaient au parc, par les allées solitaires sous les arbres rajeunis, elle se retournait parfois, entendant un pas, craignant qu'on ne regardât sa robe fatiguée.
Les enfants étaient encore petits; si petits et si charmants. Marthe avait deux ans et demi. Vêtue de rouge avec un grand chapeau de paille, sous ses cheveux d'un blond foncé, elle montrait une figure d'un blanc de lait, des yeux bleu-pensée, une petite bouche ouverte sur des dents pointues. Une vie précoce couvait en elle. Aux vivacités passionnées de la mère, elle joignait des silences rêveurs et pensifs du père. Câline et colère, avec un grand front développé et des mains mignonnes, elle frôlait tour à tour les mains caressantes, ou frappait les choses hostiles. Des mots estropiés, gentiment dits, lui faisaient un répertoire enfantin, et à chaque impression nouvelle, un mot, un rire, on voyait dans l'iris des grands yeux sombres, la prunelle tressaillir, changer de couleur, et la nerveuse enfant frémir toute, comme une sensitive effleurée.
André l'adorait; elle était si femme, avait de si beaux petits regards, tressaillait si joliment au moindre reproche. Il évitait de la regarder trop: ce regard d'enfant parfois le gênait, comme si elle eût pu lire en lui des pensées au-dessus de son âge. Sa paternité était délicate, tendre et inquiète, comme la petite fille elle-même.
Pour son fils, un moutard trapu, au nez impérieux et aux cris sauvages, il l'aimait autrement, ne craignait point de le faire taire, se promettait de le mater, de le diriger. Son orgueil était satisfait; il en ferait un homme.
Puis André souriait, retombait de ses rêves et, regardant jouer les pauvres petits, il accusait le temps, qui ne les faisait pas grandir plus vite.
Toinette les gardait de préférence, assise sur la terrasse en bas du jardin. Tandis qu'ils s'amusaient avec du gravier ou, juchés sur une chaise, regardaient dans la plaine courir un cheval ou un chien, leur mère, habillée comme pour sortir, des gants de Suède aux mains, un ruban dans les cheveux, examinait les passants, s'intéressait à eux.
Parfois elle amusait les enfants, les élevait dans ses bras avec une tendresse extraordinaire; plus souvent, elle les grondait, excédée de leurs cris ou de leurs mouvements. Elle bâillait, regardait au loin Paris, ou, longtemps rêveuse, elle suivait de l'oeil un officier à cheval, regagnant au petit trot une caserne d'où partaient des appels de trompette.
Elle lisait des romans: des hommes distingués, beaux comme des ténors d'opéra-comique, y enlevaient des femmes du monde, sphinx incompris, et étaient tués par des maris vulgaires. André, en revenant le soir pensait: «C'est pour moi qu'elle est là.»
De loin, la robe de Marthe lui semblait un coquelicot, celle de Jacques un point blanc. Toinette n'allait point à sa rencontre. Elle l'interrogeait, curieuse, le forçait à détailler sa journée. Et comme rien ne s'y passait, l'imagination de la jeune femme tournait à vide, comme une meule sans grains.
Des vols commis dans le voisinage décidèrent André à accepter un chien offert par un jardinier. Tob était fils d'une épagneule et d'un chien de garde. Tout petit, il jappait en remuant la queue, il suivait les enfants et les léchait. Il grandit vite, devint larron et aboya de toutes ses forces. Pour les enfants, il restait bon, se laissait tirer les oreilles, fermer les yeux. Il grattait dans le jardin; Toinette ne se plaignait pas trop.
Plus tard, une chatte perdue, toute noire avec des yeux verts lumineux, venant quotidiennement errer dans le jardin, André l'adopta, et comme elle avait de longs poils d'essuie-plume, on la nomma: Plume.
Au bout de quelques jours, Tob et Plume s'entendirent.
Une fois, Toinette à son poste d'observation, rappelait le chien, évadé dans la plaine, où il gambadait follement, quand le bruit d'une petite voiture lui fit tourner la tête. Un gentleman tenant les rênes, pincé dans une redingote et coiffé d'un chapeau gris, levait les yeux sur elle, la regardait fixement. Toinette se rassit, troublée. Ce regard, qui tenait à la fois du maquignon et du viveur, était amical et insolent. Toinette se promit de ne pas se tenir là, le lendemain. Elle y vint; mais la petite voiture ne passa plus.
Un jour, des propos tenus par une couturière à la journée, détachaient subitement la pensée de Toinette du gentleman correct.
Pendant quelque temps elle alla au bateau le soir avec les enfants, attendre André. Il prenait le petit Jacques dans ses bras; on s'en revenait doucement. Toinette se faisait tendre, plus câline, comme si, par une compensation bien féminine, elle s'accusait d'avoir pensé, si peu que ce fût, à un autre.
André, touché de cette affection, y répondit avec le besoin d'aimer et d'être aimé qui dormait en lui.
Bientôt Toinette craignit de devenir mère. Alors tandis qu'ils doutaient, n'osant, quel que fût le résultat prochain, se réjouir ou s'affliger, André éprouva un haut-le-coeur, une indignation.
«Quoi, leur vie précaire les réduisait à considérer comme un accident, un malheur, cette probabilité douce, ce bonheur, l'espoir d'un enfant? Ah! qu'il naquît seulement, bienvenu serait-il, ce pauvre fruit d'un amour de pauvres!»
Puis lui revenaient en mémoire la naissance de sa petite fille, sa maladie et celle de la mère, les brèches d'argent, les mémoires de médecin, de garde et de pharmacien; puis la seconde naissance, non moins ruineuse; et tout ce que coûtaient les enfants, de plus en plus, en grandissant.
Mais quand la froide raison avait dit cela à André, une révolte lui faisait souhaiter que Toinette, coûte que coûte, fût mère. Elle ne devait pas l'être; alors, tel est le coeur humain, il s'en réjouit avec elle, tristement.
Les Crescent avaient quitté Paris depuis six mois, réglé toutes leurs affaires, accordé une pension honorable à la marâtre, malgré ses torts. Séduits par la grande maison du mort, la Meulière, et le bois et les terres environnants, ils s'y installèrent, satisfaisant là le rêve de repos de toute leur vie. Lui, à cinquante ans passés, était las de se lever le matin à cinq heures, de partager sa vie entre le ministère et les leçons. Ils se reposèrent. Crescent écrivait souvent; c'est par lui qu'André était tenu au courant des faits et gestes de la famille Rosin.
Le mariage de Berthe était presque conclu: il se fit. Crescent fut témoin, il écrivit les détails, mais avec une réserve qui forçait André de lire entre les lignes. Berthe engraissée était devenue très provinciale. Le triste vieillard, son mari, était au comble du bonheur, mais maladif, soufflé de graisse. Un jour ou l'autre elle serait riche. Amen!
«Je vois de temps à autre le grand'père Rosin, écrivait Crescent dans une dernière lettre, et je lui parle de Toinette, de vous. Il paraît comprendre. Ses yeux, dans sa figure paralysée, ont gardé une expression lucide. On ne me laisse jamais seul avec lui. J'ai à ce sujet des choses bien singulières à vous dire de vive voix.
Nous allons bien, cependant depuis que je me repose, il me semble que je suis plus fatigué et que, le croiriez-vous, je m'ennuie même un peu? Je vais m'occuper de gérer nos biens, afin d'occuper utilement mon esprit. Quand donc viendrez-vous nous voir? Ma femme serait si heureuse. La fortune ne l'a pas changée: elle ne s'habille pas de la journée, et en simple robe de chambre, elle soigne son jardin, qui est une bien petite partie du jardin, et fait elle-même ses confitures. Nous en envoyons sept à huit pots à Marthe et à Jacques.»
VI
André, sur la fin de l'été, se sentait de plus en plus fatigué. Les soucis, gros ou petits, l'énervaient, l'irritaient davantage. Résigné et patient à l'ordinaire, il manquait de courage, souffrait des variations du temps, passait des nuits mauvaises. Et Toinette semblait traverser, moralement, une crise analogue. Si elle ne rêvait plus sur la terrasse, et si elle lisait moins de romans, elle avait l'humeur plus inégale, et elle en fit souffrir ses enfants et son mari. Elle se plaignait plus fort de leur vie close et s'insurgeait contre les privations.
Elle eût voulu des robes, des plaisirs de coquetterie, d'amour-propre. Une lassitude des petites corvées quotidiennes la rendait plaintive ou agressive. Et comme une protestation sourde, des regrets de jeune fille lui venaient aux lèvres, injustes, inutiles. Elle tendait les bras désespérément, disant:
«Oh! je m'ennuie! je m'ennuie!…»
… Tandis que Marthe, déjà maligne, l'entendait et semblait comprendre.
Cela irritait André. De ce côté, les préoccupations ne finiraient-elles donc jamais? Il s'était bien résigné, lui; pourquoi sa femme n'en ferait-elle pas de même? Quel meilleur sort eût-elle eu, vieille fille en province? Au lieu de lui, porteur d'un nom et d'une pauvreté sans reproche, quel cuistre eût-elle épousée? Mais, il se l'avouait, les provinciales se détachent difficilement de la crotte des rues natales. À quoi servait-il à Toinette de s'appeler Mme de Mercy? qui le savait? que lui en valait-il? tandis qu'à Châteaulus, elle était quelqu'un; passait-elle le dimanche sur le Cours, on disait: «Ah! voilà mademoiselle Rosin. Elle a mis sa robe bleue, etc.»—«À cela, pensait-il, je ne peux rien.
Mais pourquoi ne pas accepter notre vie, puisqu'elle est fatale, inévitable?»
Oui, lui, l'homme, qui avait du jugement et quelque expérience, pouvait raisonner ainsi, mais elle, encore presque enfant, ignorante de tout, loin de trouver les choses à son gré, les jugeait au contraire par trop différentes du vague idéal qu'elle s'en était fait.
Des souvenirs de couvent lui revenaient, et elle les disait à André, avec excès. À la longue cela l'agaçait. Il n'osait répondre:
«Oui, mais pendant ce temps-là, vous n'aviez rien à faire qu'a savoir vos petites leçons, pianoter, et caqueter avec vos amies, sans devoir ni responsabilité. Vous en avez aujourd'hui.»
Ou bien elle disait:
—Ah! quelle fatigue, il m'a fallu changer deux fois de pantalon à
Jacques; j'ai recousu trois paires de bas, j'en ai mal à la tête.
«Parbleu! pensait-il, moi aussi j'ai mal à la tête!»
Dans ces dispositions mutuelles, Toinette et André s'aigrirent, un mauvais vent souffla sur eux. Elle surtout était agressive, méchante. Dans les discussions elle répondait à côté, blessante souvent. Jamais elle ne revenait la première. André, las, cessa d'être faible, commanda. Elle dut se taire, céder; mais lui, épiant les regards hargneux et sournois de sa femme, se disait:
«Je suis peut-être trop dur? Et non! il faut être le maître.»
Et en même temps il trouvait cette idée prudhommesque, ridicule.
Le maître! Et il pensa à tous les compromis, à toutes les lâchetés de l'homme, aux surprises du coeur et des sens, aux raccommodements sur l'oreiller…
Un jour, au bureau, il se sentit la tête lourde; un peu de fièvre le prit. Il se disait, portant la main à son front:
«Pourquoi donc ai-je si mal?»
Et par moments, il s'arrêtait dans son travail, plein de stupeur, hébété.
Le lendemain, il dormait encore, d'un sommeil lourd de cauchemar, que les rideaux étaient tirés, Toinette debout, et les enfants habillés.
—Eh bien André!—cria-t-elle, et elle le secoua légèrement.
Il ouvrit des yeux effarés, dont l'expression vague était douloureuse et suppliante.
—Qu'est-ce que tu as?
—Mais rien, rien.—Et il fit effort pour se lever.
—Tu es malade?—Toinette lui prit les mains.
—Mais non, un peu fatigué, tout au plus.
La nuit, il eut une fièvre ardente, dont Toinette, presque hors du lit, sentait la chaleur, comme près d'un brasier. Au matin elle ne voulut pas le laisser se lever, et envoya chercher un médecin.
André avait la fièvre typhoïde.
Toinette le soigna, négligeant par accaparement jaloux, de prévenir sa belle-mère, «pour ne pas l'inquiéter inutilement.» Elle avait relégué les enfants dans une chambre, au second. Et redevenue calme, après le bouleversement causé par la déclaration du médecin, elle s'installa au chevet d'André et ne le quitta plus. Leur bonne, Félicie, la secondait. Sa mère gardait les petits.
Les deux ou trois premières nuits laissèrent peu de repos à Toinette.
Elle sommeillait sur un fauteuil, par instants.
Ses griefs contre son mari n'étaient plus si nets; elle se disait encore:
«Comme il était devenu grondeur.» Mais elle ajoutait: «C'est que la maladie couvait en lui.» Puis elle reconnaissait presque ses propres torts.
André eut le délire. Une nuit que Toinette relayait la bonne, elle eut horriblement peur; il jetait des mots sans suite; elle entendit son nom et des reproches incohérents, l'appel de ses enfants jetés d'une voix brève et sans timbre, qui l'épouvantait, dans le silence de la petite maison. Elle n'osait s'approcher de lui, craignant qu'il ne la frappât.
—Toinette!… répétait-il dans le délire.
Elle crut qu'il l'appelait; alors avec la même intonation que certains jours:
—Tu me fais mal!—disait-il,—tu as tort!… Tu as bien tort!
Elle le regarda encore et, vaincue par la pitié, honteuse jusqu'au fond d'elle-même, elle s'approcha, et de son mouchoir essuya la sueur qui coulait sur cette figure décomposée.
Il se tut, devint plus calme.
«Quoi, même dans le délire, il criait ces mots qu'il avait dits déjà, autrefois, quand elle était dure ou injuste pour lui. Il fallait donc qu'il souffrît bien! Oh oui! elle avait tort, elle le sentait violemment. Il était si bon, si dévoué, si laborieux. Elle, était injuste, demandait trop.»—Et soudain ces mots d'André: «Tu as tort!… tu me fais mal!…» tintèrent à son oreille, lui parurent avoir un sens terrible. Mon Dieu! si André était très malade? le médecin avait l'air bien grave; se faisait-elle illusion? s'il allait mourir!…
—André! André! cria-t-elle.
Il ne répondit pas, immobile et rigide.
—André! réponds-moi! mon André!
Il y eut un silence.
Alors l'idée terrible lui entra dans le coeur. André pouvait mourir! Et ce serait de sa faute à elle, peut-être! mais seule au monde, que deviendrait-elle, avec ses deux enfants? Ce n'est pas ses parents qui la nourriraient; mendierait-elle aux Crescent l'aumône? À cette idée Toinette souffrit mille morts, elle se précipita sur le lit de son mari, mit la tête sur sa poitrine, épia son souffle; des larmes jaillissaient de ses yeux, coulaient sur son visage, l'aveuglaient.
—Mon Dieu! mon Dieu!—répétait-elle et elle ne savait dire que cela. Soudain elle se jeta à genoux, balbutiant à voix basse des prières rapides, avec de grands soupirs. Reprise aux superstitions de son enfance, elle invoquait Jésus, Marie et les Saints, leur promettait des cierges. Elle se releva soulagée, sans oser croire à l'efficacité de ses prières.
Ce ne fut que trois jours après que le médecin répondit d'André. Ensuite vint la convalescence, longue. La première fois que son mari, après le temps d'un régime sévère, put sucer une côtelette, Toinette pleura de joie. Les enfants étaient sur le lit, à côté de leur père, étonnés. Car il lui était poussé une barbe brune et drue, et ses yeux, cerclés de bleu dans une figure jaune, avaient le regard d'un homme qui revient d'un long voyage, en des pays mortels.
Toinette, malgré ses bons sentiments, ne lui demanda point pardon. Son dévoûment avait parlé pour elle. À son tour, elle tomba malade, de fatigue. Des soins la remirent.
La vie reprit son cours; en apparence rien n'était changé. Mais leurs âmes avaient supporté une épreuve salutaire. Toinette pensait: «Dire qu'il aurait pu mourir, pauvre André; que serions-nous devenus!» Et comme le médecin et le pharmacien purent être payés sans trop de peine, elle eut une petite joie d'orgueil, comme ménagère, et ne trouva plus la vie si rude.
André se disait:
«Si pourtant j'étais mort, que seraient-ils devenus?» Et la vie, le travail, à cette idée, lui semblèrent doux.
Un des derniers beaux jours d'octobre, il se promenait avec Toinette, dans le parc. Les feuilles séchées criaient sous leurs pas, l'automne épandait autour d'eux une froide mélancolie.
—Te souviens-tu, demanda André, de notre première promenade, ensemble, aux portes de Châteaulus, à la campagne des Crescent?—Nous étions gais et heureux alors.
—Nous étions jeunes,—dit Toinette; et elle crut avoir dit une niaiserie, mais le sentiment qu'elle exprimait était juste.
—Oui, dit André, et maintenant nous sommes plus sérieux, n'est-ce pas?
—Oui,—fit elle, rêveuse.
De nouveau ils se regardèrent: ils avaient changé.
Sa barbe vieillissait André, mais lui donnait l'air plus mâle, plus fort; il avait un regard bon, comme autrefois, mais plus grave.
Elle plus faite, plus forte, avait un charme de jeune femme, de jeune mère.
Ils se sourirent, car ils étaient jeunes encore, après sept ans de mariage, et ils éprouvaient un obscur désir, un besoin irréfléchi d'action, de lutte et d'énergie. En eux-mêmes, ils sentaient que leurs belles forces ne pouvaient être perdues, que quelque chose arriverait, ils ne savaient quoi, qu'une vie nouvelle occuperait leur volonté, leurs efforts. C'était en eux le mystérieux pressentiment d'un inconnu certain.
Et Toinette murmura:
—Nous nous souviendrons de cette promenade.
Ils n'eurent pas besoin d'en dire plus, car les rêves qu'ils eussent formulés en ce moment eussent été impossibles ou risibles, tandis que dans le silence, de vagues espérances les flattaient.
—Voici bientôt l'hiver,—dit Toinette en montrant de sombres nuages.
—Le printemps reviendra, dit André.
Et l'espoir qui les berçait, était presque aussi net que cette certitude, qu'après les jours de gel et de boue, apparaîtraient les jours de soleil.
Un soir, au retour du bureau, voyant sa femme ranger des papiers, il eut envie d'en faire autant; les tiroirs de son secrétaire étaient bourrés, et il n'attendait qu'une occasion.
Entre beaucoup de lettres qu'il brûla, certaines lui parurent intéressante, elles étaient de Damours.
Successivement, l'avocat y annonçait que son voyage à Alger s'était bien effectué, que les distractions, les excursions avaient fait grand bien à Germaine.
Puis venait une interruption, une ou deux lettres perdues.
Celle-ci, très longue, annonçait l'intention de se fixer à Alger, d'y vivre. La réputation de Damours lui garantissait une grande clientèle, très vite, une des premières places. André se rappelait même avoir dit à Toinette:
—C'est une bonne idée.
À quoi elle avait répondu:
—Vous ne regrettez pas de ne pas avoir épousé Germaine?
—Pourquoi donc?
Elle n'avait pas osé répondre: «Parce qu'elle est riche!» sentant bien que ce serait une méchanceté injuste.
Dans une autre lettre, venaient, selon la promesse donnée, des appréciations sur la propriété des de Mercy, sise dans la plaine du Chélif. L'avocat y constatait en substance, la beauté des terres, le bon état de la ferme, mais aussi la mauvaise foi du fermier, le peu de contrôle exercé par l'intendant d'une grande propriété, appartenant à une ancienne amie de Mme de Mercy. Cet homme, ne dépendant pas d'elle, acceptait des pots-de-vin, sa surveillance était nulle. «Il est malheureux, écrivait Damours, que vous ne puissiez gérer votre terre vous même, elle rapporterait le double.»
Ces lignes, André s'en souvenait, l'avaient frappé alors, comme émeuvent certains rêves, avant que le réveil n'en montre l'inanité.
Et pourtant, ce mot d'Alger, et l'évocation de ce pays, le troublaient de loin en loin, mystérieusement.
André, resté songeur pendant quelques jours, écrivit confidentiellement à Damours, qui ne répondit pas directement, «mais pourquoi André, jeune encore, ne s'intéresserait-il pas à l'agronomie, ne s'assimilerait-il pas des connaissances dont il ne pourrait que profiter, cette petite propriété devant, par la force des choses, lui revenir un jour?»
André eut alors un intérêt dans sa vie, mais il n'osa s'en ouvrir à sa femme.
VII
Sur la fin de l'hiver, on apprit la mort du grand-père Rosin.
Toinette pleura beaucoup. Il avait toujours été bon pour elle.
Ses parents héritaient d'une quinzaine de mille francs. Toinette, elle, de quatre mille, comme legs particulier. Crescent, qui tint André au courant de tout, lui transmit des détails à la fois répugnants et grotesques. «Les Rosin avaient été plus désolés par les quatre mille francs de leur fille; que réjouis par leurs quinze mille. Berthe, horriblement vexée, s'était renfermée dans sa maison.» Et Crescent disait toute l'âpreté de ces provinciaux, leur joie cupide, leurs colères honteuses, tout ce qui s'agitait de sordide dans leur âme.
Quand ils touchèrent l'argent, les de Mercy eurent la sagesse de le placer. André avait offert à sa femme des robes, des chapeaux, des futilités tant convoitées jadis; elle le remercia.
Les mois de nouveau passèrent.
Toinette ne sortait point, s'occupait de Marthe et de Jacques, si absorbants déjà.
Le petit garçon s'était emparé à son tour du vocabulaire de sa soeur; mais elle, déjà n'estropiait plus les mots, les prononçait avec des inflexions mignardes qui ravissaient André. Puis elle faisait des questions auxquelles il devait répondre. Ses quatre ans étaient curieux, précoces et charmants. Câline déjà comme une femme, souvent boudeuse ou rebelle envers sa mère, elle réservait à son père des baisers mignons, des frôlements de tête contre son épaule.
Bien des fois, il rentrait du bureau exténué, et rien ne le ranimait mieux que de bercer Marthe sur ses genoux ou de faire sauter Jacques en l'air. Toinette, dans la journée, apprenait à sa fille à lire, et le soir, André écoutait avec bonheur l'enfant redisant les lettres d'une voix hésitante, et que le sommeil éteignait; puis la leçon finie, elle se renversait en arrière, les cheveux au vent, réveillée avec un petit éclat de rire triomphant.
Où elle était belle aussi, c'était le soir, déshabillée, tendant, hors de sa longue chemise flottante, ses bras nus aux baisers. Toute endormie, elle répétait une enfantine prière, aux rimes naïvement absurdes:
Petit Jésus, mon Sauveur,
Venez naître dans mon coeur,
Ne tardez pas tant
Parce que la petite Marthe vous attend.
Mon Dieu, donnez la santé à papa, à maman
Et à tous mes parents,
Faites-moi grande et sage,
Comme une image.
Au nom du Père et du fils et du Saint-Esprit,
Ainsi-soit-il.
André obtint qu'on y substitua Notre Père qui êtes aux Cieux. Peu à peu ses idées avaient perdu de leur absolu. Avait-il eu lieu de regretter que Toinette ne fût pas plus fervente? Peut-être. Souvent la religion, par sa règle rigide, l'espoir du Paradis, la crainte de l'Enfer, maintenait dans le bien ceux qui manquaient d'intelligence ou de courage pour marcher droit, seuls.
Et n'était-ce pas beaucoup aussi que tant d'âmes meurtries trouvassent là un dernier refuge, un baume à la souffrance de vivre, un grand courage pour mourir?
«Que deviendraient sans la foi, des âmes comme celle de sa mère? Trop mondaines jadis, et restées trop vaines pour se résigner à la vie telle qu'elle est et se contenter de la satisfaction austère du devoir accompli, incapables de renoncer à une sanction après leur mort, avides d'idéal et de justice, n'était-il pas heureux que la religion leur fit une existence tolérable, une agonie presque douce?
Ces impressions, la dernière visite qu'André avait faite à sa mère avec la petite Marthe, les avait renforcées.
Il l'avait trouvée très affaiblie; les rideaux à demi fermés au jour d'hiver, ne laissaient passer que peu de clarté. Elle se tenait assise, droite, comme elle s'était tenue toute sa vie, avec des regards perdus vers un coin de la chambre, où, sur le mur, un christ d'ivoire tordait ses bras.
—C'est toi, André,—dit-elle d'une voix sans timbre,—bonjour, mon enfant.
La petite Marthe, à qui, s'il était seul, son père parlait fréquemment de sa grand'mère, s'avança les bras tendus.
Mme de Mercy l'embrassa sur le front.
—Ta fille a grandi,—et elle tendit la main vers une vieille bonbonnière d'où elle tira quelques anis.
—Plume va bien?—demanda-t-elle, avec intérêt,—son fils est en bonne santé;—et elle appela son chat, donné jadis tout petit par André; il sortit de l'obscurité, miaula et sauta sur les genoux de la vieille dame qui le caressait.
—Et l'autre, le petit Jacques, on ne me l'a pas amené?
—Il est enrhumé!
Elle ne répondit pas, comme si elle n'eût pas entendu, et sans voir André ni Marthe, elle caressait le chat, une bête émasculée, soyeuse, aux yeux verts; elle lui passait la main sur le dos avec tendresse, sans se lasser, comme si le dernier besoin d'amour dont son coeur de mère et d'aïeule était plein, se reportait sur cet animal.
—L'aumônier est bien excellent, dit-elle, le connais-tu? il n'est pas encore veau me voir aujourd'hui. Il dirige ma conscience. Je m'en trouve bien. Reste-là, mon pauvre chéri,—dit-elle au chat qui voulait s'en aller.
Un malaise oppressait le coeur d'André, dans cette grande chambre sombre, près de sa mère si vieille, si jaunie, et dont les regards n'avaient plus d'expression pour lui, pour la petite fille; il en souffrait, et Marthe ouvrait de grands yeux étonnés. André sentit qu'on ne l'aimait plus; c'était le châtiment.
—Ma mère, dit-il, en lui prenant la main, je t'aime bien!
Elle abaissa sur lui ses yeux errants, et son visage, à cette voix chère, parut se souvenir.
—Je le sais, moi aussi, je vous aime, mon pauvre enfant!
André pâlit, ému par ce mot, où il y avait bien de la pitié; il était donc à plaindre; il serra plus fort la main de sa mère.
—Marthe lit à livre ouvert, crois-tu,—dit-il avec un sourire forcé.
—Ah!—Et comme si seulement elle rentrait en elle-même:—Mais je ne l'ai pas encore bien vue, tire donc les rideaux, André!
Il s'empressa d'obéir.
—Mais,—dit Mme de Mercy en croisant les mains—qu'elle est belle! m'aimes-tu donc aussi, toi, mon petit ange?
—Oui!—cria Marthe, avec un accent indéfinissable, comme si elle comprenait.
—Oh! la mignonne!—s'écria la grand'mère—viens donc m'embrasser?
Et laissant tomber le chat, ses amours, elle étreignit fiévreusement l'enfant, lui baisa coup sur coup les yeux. Elle redevenait elle-même; elle causa et sortit par une fièvre du noir spleen dévot qui l'enveloppait. Elle rajeunissait de dix ans. Elle exigea qu'André envoyât une dépêche à sa femme et acceptât à dîner. Elle bourra l'enfant de confitures, et Marthe, par compensation, bourra le chat de meringues.
Mais il fallait partir.
André, dans le train qui le ramenait à la campagne la nuit, tenant dans ses bras l'enfant endormie, roulait des pensées pénibles. Des visites pareilles tueraient peu à peu sa mère; le lendemain quelle prostration, quel ennui reprendraient la pauvre femme! Et à l'idée de cette solitude, qu'emplissaient les paroles d'un aumônier et l'amour d'une bête, il frémit de pitié. «Ah! pensa-t-il, pour ces âmes désolées et presque mortes, il n'y a plus que Dieu!»
Et regardant aux vitres les étoiles, il se sentit dévoré de tristesse sans pouvoir pleurer; il eût voulu lui aussi espérer et croire.
—Enfin,—s'écria Toinette en les entendant rentrer,—une autre fois tu auras l'obligeance de me prévenir; je le savais bien que tu dînerais à Paris. Ce n'était pas la peine de dépenser une dépêche.
Il haussa les épaules. «Eh quoi! toujours jalouse! de qui donc? mon
Dieu! D'une morte bientôt.» Toute la nuit il eut des songes funèbres!
VIII
À mesure que l'année s'écoulait, le ministère semblait plus lourd à André. Ces longs trajets pour y aller, le temps bêtement perdu lui coûtaient. Il avait bien renoncé au bateau peu coûteux, mais trop long, et pris le chemin de fer. Mais c'était une autre monotonie.
Sorti par la porte du haut jardin, péniblement, par des sentes en pente raide, il atteignait la gare. Sur la voie il attendait à la minute fixée sur le cadran, le train. Il se reculait quand la locomotive arrivait sur lui, avec un sourd grondement, un déplacement d'air dont il sentait le souffle. Une fascination lui faisait craindre de tomber sous les roues. Ce serait un suicide si court, presque un accident; et chaque fois, il montait dans un wagon avec l'idée qu'on ne devait pas souffrir de cette mort. Mais un jour, un pauvre diable d'employé qu'il connaissait bien, ayant été surpris, écartelé, jeté en pièces à vingt pas par un express passant à toute vapeur, André n'eut plus qu'une horreur mêlée d'effroi pour les monstrueuses machines. Il s'éloignait des rails; un froid lui courait le long des vertèbres.
Le trajet, coupé d'arrêts fréquents, aux grincements stridents des freins qu'on serre, lui semblait interminable. Il l'occupait en lisant. Puis descendu, il allait à pas pressés vers son bureau.
Il connaissait son chemin, comme un prisonnier connaît tous les pavés de la cour de geôle. À tel endroit coulait une fontaine où les bonnes jacassaient; plus loin, des voitures en plein vent promenaient dans une rue populaire le va et vient, le brouhaha d'un marché. Dans une grande rue triste, il n'était d'autre boutique qu'une boulangerie devant laquelle chaque fois, il se mirait, dans la grande glace de devanture.
Et dès qu'il avait refermé fa porte de sa petite pièce, il sentait le spleen coutumier le reprendre. La solitude lui pesait alors, il éprouvait l'angoisse de la réclusion forcée, ne se souvenait plus des longs et oiseux tête-à-tête avec Malurus. Pendant des heures, nul bruit ne s'entendait, que la toux désespérée d'un vieil asthmatique, enfoui comme lui dans quelque trou perdu. Il pensait:
«Je pourrais mourir là, après avoir remis ma besogne et personne ne s'en apercevrait avant le lendemain. Je mourrais inutile. Un autre eût aussi bien griffonné les montagnes de paperasses que j'ai amoncelées depuis que je suis ici. Dans le temps j'avais Crescent, maintenant je n'ai plus personne.»
Alors il ressentait un triste et furieux besoin de vivre.
Il croupissait, agonisait: ah! de l'air, du mouvement, une vie autre, si l'on ne voulait pas qu'il devînt fou, enragé. Il pensait à sa jeunesse, à son essai de suicide, et regrettait qu'il eût manqué.
Puis au dehors, l'heure du départ sonnée, il rentrait dans le cruel bon sens qui fait se résigner, lâchement.
C'est qu'alors il pensait au pain quotidien, aux enfants, à la femme.
Cependant, pour anormale qu'elle parût, la suggestion de Damours n'avait pas été perdue. Bien souvent l'idée d'aller en Algérie, d'émigrer, revenait à André. Tout à coup, il se mit résolument à apprendre l'agronomie, à s'en assimiler les théories. Dans un cabinet de lecture spécial, il trouva les livres nécessaires. Puis il s'en allait dans les champs de grand matin, il s'intéressait à la valeur du sol, aux promesses du blé et aux époques où il pousse vert clair, puis tout d'or. Les semailles et la moisson, la fenaison, les labours, tous les grands travaux des saisons l'occupèrent. C'était bien sans application immédiate; peut-être cela ne lui servirait-il jamais? du moins était-ce une occupation, un intérêt. Il apprit ainsi peu à peu à distinguer les graines, les racines, les herbes, les arbres. Puis, il connut les méthodes d'irrigation, de boisement, etc., et il s'intéressait à ses progrès, il en avait un faible orgueil. À trente et un ans pouvait-il se laisser enterrer vivant? Non! Par la pensée et le travail, sinon par l'action, il combattrait la torpeur qui l'envahissait et qui l'eût enfin amoindri, éteint.
Il exerçait ses bras, trompant ainsi son désir d'agir. Il bêchait son jardin et il y récolta des pommes de terre, des haricots et des pois. Toinette, bonne ménagère, s'intéressa à la récolte. Elle s'agitait en peignoir ou en robe de maison, faisait la récolte des fruits, les comptait, les mettait dans le cellier. Elle avait un livre à cet effet; puis elle se mit résolument aux confitures. Elle resta trois mois sans aller à Paris, qui jadis à l'horizon l'attirait, la fascinait. Elle sortait tous les jours avec les enfants, aguerrissait leurs petites jambes. André faisait de grandes marches. C'était une vie saine; ils s'en trouvèrent bien, et leur santé devint forte.
Le parc de Saint-Cloud, solitaire, semblait leur appartenir, et aussi, à l'entour les grandes plaines de blé et d'orge, de sarrazin, de trèfle. Et André parfois, par l'illusion d'un esprit simple et imaginatif, se disait:
«Mais n'est-ce pas à moi tout cela, pourquoi désirer autre chose? qui m'empêche de croire que c'est pour moi que ces paysans labourent, que ces vaches paissent, que dans la forêt, les gardes-chasse battent les taillis?» Mais cette façon trop sommaire de raisonner, ne le contentait pas. Il rêvait quelque coin où il pût vivre, libre chez soi, travaillant sans devoir rien à personne.
Un peu de ses préoccupations à l'égard de Toinette cessait; elle lui donnait plus de joie, et même quelque fierté. En tout ce qui ne touchait pas ses sentiments froids pour sa belle-mère, la jeune femme peu à peu avait changé. Le séjour à la campagne lui faisait du bien. Elle semblait, avec ses caprices, son injustices, l'enfantillage de ses raisonnements, comme ces malades envers qui les remèdes semblent impuissants; puis un beau jour la campagne, la nature opèrent une guérison sourde, et c'est à vue d'oeil que leur santé refleurit.
De même, pour Toinette, la santé morale semblait lui venir.
Elle-même n'eût su dire ce qu'elle éprouvait. Sans doute, elle avait encore bien des accès d'impatience, bien des mouvements irréfléchis, mais elle les sentait plus rares. Son esprit, presque fermé à l'heure de son mariage, s'ouvrait un peu; elle voulait comprendre des livres et des choses, qui, il y a trois ans, restaient clos pour elle. Elle s'étonnait de ne plus voir son mari du même oeil, de ne plus le traiter avec une familiarité d'enfant tour à tour câline, gâtée, colère; sa tendresse pour lui prenait racine profondément. La maladie d'André l'avait éclairée; elle l'aimait davantage, et mieux, comme le père des enfants, le maître du foyer, son maître à elle.
Aussi la question de prédominance s'était enfin résolue, sans affirmations despotiques, sans récriminations insultantes, par la force et la raison des choses. S'intéressant davantage à son ménage et à ses enfants, Toinette comprenait quel vide ce lui serait, si tout cela lui manquait soudain. Son rôle d'honnête femme et de bonne mère commença à lui suffire, dès qu'elle l'eût reconnu assez beau par lui-même.
Elle n'avait plus ces aspirations vagues, ce rêve d'un bonheur infini et romanesque. Des livres d'amour et d'aventures qu'elle avait lus avec rage, il ne lui restait qu'une fatigue. Peu à peu sous l'influence des paroles d'André, de ses actes, l'esprit de Toinette, sorti du chaos, s'ordonnait. Déjà des pensées fortes mûrissaient en elle: la conscience du devoir et l'esprit de famille; sentiments neufs pour elle, et qui prendraient sans doute la vigueur des plantes vierges.
De gros soucis, des chagrins puérils, des choses qui l'énervaient autrefois, la laissaient froide; des partis pris dont elle avait souffert s'évanouissaient, comme des fantômes au soleil.
Elle pensait, raisonnait par elle-même davantage.
C'était une initiation mystérieuse, une vie d'âme nouvelle.
Déjà elle acceptait tacitement la vie, elle savait le prix de sa jeunesse, et vivait au jour le jour, sans déplorer le passé, indifférente à l'avenir.
Enfin dans ce cerveau d'enfant, débarrassé peu à peu des empreintes provinciales, se développait, comme en une terre sarclée et fécondée, assez d'intelligence pour subir la vie, assez de tendresse pour en jouir, assez d'esprit pour en faire, jouir les autres.
Toutes ces impressions, Toinette eût été incapable de les formuler, d'en analyser la millième partie, mais elles se traduisaient, significativement, dans sa façon d'être, plus courageuse et plus tendre, plus résignée, plus gaie, plus saine.
André la regardant, pensait:
—Ah! elle n'est plus la même; pourquoi donc? m'étais-je trompé sur elle? est-elle arrivée à un moment de crise, à une puberté de l'esprit? Je ne puis croire que ce soit moi qui aie eu quelque influence sur elle?
Il était devenu modeste, c'était beaucoup; et son esprit aussi avait donc mûri et gagné; mais il se trompait, car peu à peu, de concert avec les événements, il avait modifié sa femme, moins par ses paroles que par sa façon d'être et d'agir. Son calme, sa bonté, son travail avaient à la longue plus fait sur elle que les raisonnements et les supplications.
«Mais, pensait-il, ces bonnes dispositions continueront-elles?… Oui! car maintenant c'est à moi de les entretenir…»—Un triste sourire passa sur ses lèvres:
«Mieux vaut tard que jamais! mais c'est bien tard, non pour moi ni les enfants qui avons la vie devant nous, mais pour ma mère, elle avait le droit d'être heureuse, pourtant! Ah! j'ai été trop faible!»
Et André songea, avec amertume, que le bonheur des uns s'achète avec le malheur des autres, et qu'il avait fallu que Toinette fût susceptible, sotte et injuste, afin de l'être moins aujourd'hui, et de ne l'être plus demain.
IX
Les animaux donnaient à André, un jour, l'impression qu'il vieillissait.
Plume était grand'mère. Elle avait des airs posés, des mouvements alourdis; sa fourrure lustrée revêtait des formes grasses. De tous les chats et chattes qu'elle avait engendrés, il restait un petit-fils, un souple et comique animal, couleur de lait, charmant à voir batifoler, blanc, avec sa grand'mère noire.
Tob était un bon chien: ses yeux bruns avaient une expression humaine; vif et joueur avec ses maîtres, il se laissait tyranniser parles enfants et, sans se plaindre, léchait leurs petites mains.
Habitué aux chats, il jouait avec eux avec condescendance ou, fatigué, regardait avec fixité des canaris en cage, suspendus à la fenêtre de Toinette. Heureuse de jouir d'un plaisir sans en avoir la peine, elle laissait l'entretien des oiseaux à Félicie qui, ravie d'avoir bêtes et gens à soigner, disait:
—Ici, c'est la maison du bon Dieu.
Un soir d'été, une fraîcheur commençait à sortir du gazon; Toinette appela la bonne pour qu'elle passât aux enfants des vêtements plus chauds.
Félicie accourut. Elle les prit avec tendresse et les emporta comme s'ils ne pesaient rien; ils riaient dans ses bras, heureux d'être aimés.
—Brave fille! dit André.
Toinette en convint; depuis plus de deux ans qu'elle était à leur service, elle s'était attachée à eux de plus en plus. Pendant la maladie d'André, elle s'était multipliée. On n'avait jamais de reproches à lui faire.
Nature peuple, à la fois rude et bonne, de corps trapu, de figure forte et sans beauté, où une bonté de chien s'exprimait par les yeux, humides, elle se tuait de travail, afin de s'en porter mieux. Tendre pour les animaux, l'hiver, dans sa chambre, elle laissait dormir Plume sous l'édredon, et Tob sur une natte. Elle les épuçait dans ses moments de loisir, ou lisait un vieil almanach de Liège, qui composait toute sa bibliothèque.
Elle aimait les enfants, Jacques surtout, d'une passion sourde, qui dominait en elle toutes les autres; elle servait madame avec des soins touchants; pour monsieur, elle brossait délicatement ses vêtements, cirait frénétiquement ses souliers. Sans le savoir, elle aimait son maître.
André pressentait en elle un secret de jeunesse, une liaison avec un bourgeois aisé, qui l'avait ensuite honteusement abandonnée. Il estimait surtout sa probité.
Toinette avait été longue à se rendre, à convenir des rares qualités de Félicie; mais ce qui, à la fin, l'avait conquise, c'est que la servante, vivant de café au lait et d'un peu de légumes, ne touchait jamais à la viande ni au vin.
Sa seule gourmandise était des galettes en pâte levée, et toute la maison aimait tant ces gâteaux qu'il en restait à peine à Félicie; être ainsi privée faisait sa joie.
Ses gages étaient exigus, et elle ne demandait rien; avec cela, elle économisait.
Ses maîtres l'admiraient presque, souhaitaient qu'elle ne les quittât point, qu'elle fût et devînt pour eux une de ces servantes du vieux temps qui voyaient naître les enfants, les servaient devenus hommes, et morts leur fermaient les yeux.
Après le dîner, quand Marthe et Jacques furent couchés, Toinette et André ne purent se résigner à remonter si tôt. Il avait fait pendant le jour une chaleur étouffante; ils respiraient seulement à cette heure la fraîcheur nocturne. La lune, toute ronde, éclairait le jardin de ses rayons bleus, les allées luisaient, blanches.
Le silence planait sur le village et la campagne. L'horizon de Paris était piqué de points de feu, comme une illumination lointaine. Des vers luisants brillaient dans l'herbe, de grosses phalènes voletaient.
Depuis longtemps Toinette et André n'avaient eu une soirée pareille, ils en goûtaient le charme tendre et vivifiant.
Ils se taisaient; André avait passé son bras autour de la taille de Toinette. Un nuage, comme un crêpe noir, passa devant la lune; tout fut sombre. Il chercha la joue de la jeune femme, et celle-ci ne détourna point les lèvres. Ils sentaient dans le renouveau de cette belle nuit, parmi les roses en fleur, qu'ils s'aimaient encore et toujours, quand même, hélas! et malgré tout!
Les chagrins, les méprises inévitables qu'ils traînaient à leur suite, n'empêchaient pas leur tendresse, lui donnaient, au contraire, une saveur plus grande, un peu amère. Quand la lune reparut versant sa lumière, il leur sembla que ses rayons entraient dans leur coeur.
De la terre, ils avaient peu à peu levé leurs yeux vers le ciel d'un azur sombre, où la Voie lactée jetait un voile de gaze; tous les astres tremblotaient dans la clarté lunaire.
—Que d'étoiles, mon Dieu!—murmura la jeune femme,—alors ce sont des mondes?
—Oui, dit André, des mondes.
—Sont-elles habitées?
—On peut le croire pour certaines.
—Les a-t-on comptées?
—Elles sont innombrables.
—Mais le ciel finit bien quelque part?
—Non, c'est l'infini, il n'a ni commencement ni fin, ni haut, ni bas.
—Mais enfin, un Dieu a créé cela?
—Oui, une force inconnue a vivifié la matière, mais la matière peut aussi bien avoir existé de toute éternité.
—Qui donc a créé la religion?
—Ce sont les hommes, il y a autant de religions que d'époques, que de peuples.
—Crois-tu que Dieu nous entende, qu'il exauce nos prières, qu'il fasse des miracles?
—Non,—dit André,—les lois de la nature sont immuables.
—Mais alors, pourquoi vivons-nous?
—Nous vivons, c'est assez: le mot du mystère nous échappe, mais une intelligence moyenne, mise en présence de la nature et des hommes, peut comprendre que nous avons un devoir à remplir.
—Lequel André? celui de vivre?
—Tout simplement, de vivre selon les idées de bien et de justice qui sont innées en nous, et que l'éducation développe.
—Mais André, après la mort?…
—Eh bien?
—Tout sera donc fini?
—Pourquoi serait-ce fini? Rien ne meurt, tout se compose et se décompose.
—Mais notre âme, notre conscience, meurt-elle ou nous survit-elle?
—Je ne peux pas te répondre, chacun peut suivre l'espoir qui le flatte le plus.
—Et toi, que voudrais-tu, André?
—Me reposer, ce doit être si bon, après la vie.
—Et une récompense ou un châtiment?
—La conscience nous la donne de notre vivant.
—Mais les pauvres gens, André, ceux qui n'ont jamais eu de joie?
Il soupira et dit:
—Regarde une forêt, les grands arbres étouffent les petits; regarde les animaux, les gros mangent les petits. Le mal est nécessaire, il est la condition de la vie.
—André, est-ce que tu ne penses jamais à la mort?—Et Toinette eut un frisson léger.
—Souvent!—dit-il.
—Et elle ne t'effraye pas?
—Non, chère femme, je ne la souhaite pas, tant que les miens auront besoin de moi, ni même tant que je pourrai être utile à quelqu'un; mais vieux, la tâche finie, sans gros remords, ayant fait de ses enfants des êtres vigoureux et honnêtes, ne crois-tu pas que ce soit un grand soulagement que de s'éteindre?
—On doit bien souffrir?
—C'est un moment; il n'est terrible que pour notre imagination.
—Nous mourrons ensemble, André?
—Espérons-le, ma chère!…
La nuit devenait fraîche; ils rentrèrent, pensifs.
Les enfants dormaient, d'un gros sommeil, en souriant. Penchés aux chevets de Marthe et de Jacques, premiers-nés de leur tendresse, chair de leur chair, ils ne purent s'en éloigner.
—Comme ils nous ressemblent?—disait-elle.
—Ils sont nous!—répondait-il.
C'était vrai; tout le jour dans leurs jeux, leurs impatiences, leurs fougues, Marthe et Jacques, en plus des ressemblances physiques accusaient déjà l'hérédité du geste, de la voix, de l'âme.
X
Un matin André dormait encore, quand un employé du télégraphe apporta une dépêche. Félicie remit l'insolite papier bleu à Madame qui le prit, le retourna et le jeta sur la table.
Cependant la curiosité l'emportant, elle releva le rideau afin qu'un rayon de soleil tombât dans le visage d'André, dont les paupières troublées s'ouvrirent.
—Il y a là un télégramme.
—Ah! donne!
Et dans le court instant qui s'écoula, il sentit battre son coeur et eut l'intuition d'un malheur; toute dépêche arrivant brusquement l'étonnait ou l'inquiétait; mais jamais il n'avait éprouvé une telle crainte. Il ouvrit, et une expression de douleur, comme une grimace effarée, passa sur son visage; on l'appelait en hâte au couvent.
—Tiens, lis…
… Et précipitamment, il s'habilla.
Toinette restait muette, la mauvaise nouvelle dans les mains.
—Pauvre femme! répétait André, pauvre femme!
—André, veux-tu que j'aille avec toi?
—Non, merci! où est ma cravate? vite, mes bottines! Et il répétait:
Ah! pauvre femme!—d'une voix tremblante qui bouleversa Toinette.
—Ne t'effraye pas, la dépêche ne dit pas que ta mère…
—Sans doute! oui!…—Et fébrilement il se vêtait, tournant dans la chambre avec une angoisse indicible.
«Non, la dépêche ne disait rien, mais il devinait, elle était bien malade, elle allait mourir. Mon Dieu! pourvu qu'il arrivât à temps.»
—André, prends quelque chose, ne t'en va pas à jeun!
—Oui, oui!…—En même temps il descendait l'escalier quatre à quatre.
—Félicie, ayez bien soin de Madame, ma mère va peut-être mourir!
—Jésus!—murmura la pauvre créature. Et le coeur subitement retourné, elle regarda André fuir vers le chemin de fer.
Il courut comme un fou, sauta dans un wagon. Ses oreilles bourdonnaient. Il se répétait: «Elle va mourir!» et le bruit des roues sur les rails, comme un refrain obsédant et monotone, ronronnait:
«Elle va mourir, mourir, mourir!»
Et ce mot funèbre se répétait de plus en plus vite, torturant comme un cauchemar. André s'enfonça la tête dans les mains, se boucha les oreilles. Il était seul.
Quand il releva les yeux, une vallée creuse était pleine de soleil, des maisons blanches se détachaient entre les arbres, la Seine, au loin, brillait comme un ruban d'argent, les jardins étaient en fleur. Était-ce possible, la mort?
Et de répugnants détails préoccupaient, hantaient André: les déclarations officielles, le choix des tentures funèbres, l'enterrement; il se voyait tête nue, suivant le cercueil. Cette pensée l'étouffait.
Et tout à coup il se moqua de lui-même. Il relut la dépêche, elle n'était pas signée: «Votre mère très malade, venez vite.» Très malade? lui aussi avait été près de mourir! Elle vivrait. Pourquoi s'effrayait-il tant? Il n'avait qu'à rejeter ce poids écrasant qui lui pesait sur le coeur.
Il n'y parvint pas.
Hors du train, il sauta dans une voiture.
«Elle ne marche pas», pensait-il! Et il grinçait des dents. Puis il eut peur qu'elle n'arrivât trop tôt, car il se sentait lâche devant le spectacle qui l'attendait. Il écarta les visions mortuaires. «Tout ceci est un rêve», murmurait-il. La rapidité de l'événement le confondait. «Quel stupide cauchemar!»
Mais depuis huit jours il ne l'avait pas vue. Elle était bien pâlie alors, il s'en souvenait! Comment eût-il pu se douter, pourtant!…
La voiture s'arrêta devant la porte à linteau de pierre ornée d'une croix.
«C'est vrai! c'est vrai!» murmura André et, pour payer le cocher, sa main tremblait.
Il sonna. La soeur tourière, qui l'introduisit, avait une mine grave.
Elle parla de la miséricorde de Dieu, puis d'un ton très simple:
—Oh! elle est tout à fait mal! dit-elle.
André s'élança dans l'escalier, la précédant. Au fond du corridor il vit la porte entrebâillée; une odeur d'éther traînait. Et devant cette porte presque ouverte, il n'osa entrer, se jeta dans le petit salon à côté, cherchant Odile.
Elle parut, les yeux rouges. À la vue d'André, elle faillit laisser tomber la tasse qu'elle portait et hocha la tête avec reproche:
—Ah bien! il est grand temps! elle mourrait toute seule, comme un chien!
Ce mot injuste le bouleversa.
—Odile, je n'ai la dépêche que de tout à l'heure!
Et il s'accusait tout bas: «C'est vrai, depuis huit jours; ah! égoïste, mauvais coeur!»
—Peut-on la voir?
Elle eut pitié de son état et s'effaça devant lui. Il entra dans la grande pièce sombre, à l'air raréfié. Tout au fond, dans la blancheur des draps, Mme de Mercy reposait, livide.
Il s'avança; le sol manquait sous ses pieds. Il vit le docteur de la famille assis près d'elle.
Ils échangèrent un signe de tête. André, tout près du lit, vit que sa mère reposait. Son nez s'était pincé, ses yeux cavés, une sueur perlait sur son visage ossifié.
Il eut presque un soulagement de voir qu'elle, dormait.
Le docteur s'était levé, il s'approchait de la fenêtre.
—Eh bien!—dit André avec anxiété, mais n'espérant déjà plus.
—Elle meurt d'une maladie de coeur. Depuis un an qu'elle souffrait beaucoup, elle ne m'a pas fait demander une seule fois. Voilà trois jours qu'elle est au plus mal; on ne m'a fait prévenir qu'hier soir!
Sans parler, André le regardait avec angoisse.
Le médecin haussa les épaules tristement, et ajouta pour dire quelque chose:
—Quand la lampe est usée, que l'huile manque…
Il agita les lèvres, comme s'il soufflait une, lumière.
—Alors… quand?…—Et André n'osa préciser. Le médecin n'osa comprendre; il alla prendre son chapeau disant:
—Quand je reviendrai? Ce soir.
—Que faudra-t-il faire?
«Rien!» pensait le médecin. Il dit évasivement:
—Toutes les deux heures, une cuillerée de la potion alcoolique. La bonne est au courant.
Il hésitait comme s'il avait encore quelque chose à dire, mais il préféra se taire, et avec un geste d'impuissance, il serra correctement la main d'André et sortit.
André le remplaça au chevet du lit.
«Cinq jours, s'il était venu cinq jours plus tôt il l'aurait trouvée alitée, il eût immédiatement fait appeler le docteur, il… mais non, puisqu'elle était condamnée! Pauvre mère!… Il se la rappelait quand il était petit enfant, plus tard jeune homme. Qu'elle était faible! C'est elle qui avait consenti à ce mariage dont elle n'avait retiré que déboires!» Et sa douleur s'avivait par le remords de n'être pas venu la voir. «Maintenant perdue, parlerait-elle, retrouverait-elle quelque force, la lucidité nécessaire? Par sa faute, il avait perdu le meilleur d'elle, ses adieux de tendresse, ses recommandations suprêmes.» Et comme une litanie qu'il ne pouvait étouffer, revenait ce mot:
—Ah! pauvre femme!
Comme les défauts de son caractère paraissaient petits, nuls à cette heure dernière, à côté de ses qualités aimantes de son dévouement. Et André se sentit déchiré de remords. Aurait-il dû la quitter jamais? Elle, veuve, encore jeune, avait repoussé plusieurs partis, afin de se consacrer à ses seuls enfants. Sa fille Lucy, sa chère tendresse, était morte. Puis son fils l'avait quittée, pour une étrangère.
«Telle est la vie,» soufflait une voix à André. Mais il s'indignait de cette réponse bête, trop facile et pourtant vraie.
«Pour sortir de sa torpeur, pour échapper au suicide, André trop jeune avait dû se marier. C'était la vie! Sa femme, enfant elle-même, n'avait su comprendre, ni aimer sa belle-mère: c'était la vie! Et seule, après tant de sacrifices de tendresse et d'argent, la vieille femme devait mourir sans la consolation d'être aimée, sauf par son fils, de la famille nouvelle que son dévouement avait fait subsister: c'était la vie! l'étroite, l'inepte et inexorable vie!…
Cette pensée lui déchira le coeur; il pleura.
Mme de Mercy, au bout d'une heure, sortit de sa prostration; il se pencha sur elle:
—Mère, dit-il doucement, mère, c'est moi, ton fils.
Il rencontra un oeil sans pensée; la bouche livide resta muette. Odile fit prendre à sa maîtresse la potion ordonnée, écarta André du lit, donna quelques soins minutieux.
Quand ce fut fait, il revint et se rassit accablé.
À deux heures, il n'avait encore rien pris. La vieille bonne, qui s'en doutait, le tira par la manche et, dans le salon à côté, lui servit un bouillon.
—Merci, Odile,—dit André, et il ne put manger.
—Allons,—dit-elle bourrue,—dépêchez-vous, ce sera froid!
Il obéit comme un enfant, mais les premières cuillerées l'étouffèrent et il se mit à pleurer. Attendrie, elle le regardait, avec des lèvres balbutiant à vide:
—Ah c'est un grand malheur que Madame soit venue ici, c'était du mauvais air pour elle.
Et avec une cruauté inconsciente qui déchira le coeur d'André, elle racontait les jours de spleen de Mme de Mercy, ses dévotions, ses pénitences, ses longs entretiens avec l'aumônier, sa défense formelle qu'on prévînt son fils.
Maintenant, il comprenait; tant qu'un devoir continu, un service à rendre, un sacrifice à faire avaient raidi sa mère, elle avait vécu. Puis tout lui avait manqué, et depuis son entrée dans le couvent, elle s'était abandonnée au mal, laissée mourir, ne pensant plus qu'à son salut.
Il rentra dans la chambre. Le temps s'écoula. L'état de prostration de la moribonde la tenait blême, rigide et cadavérique; le drap dessinait sur elle des plis mortuaires, et dans les orbites caves étaient deux taches d'ombre, comme les trous d'une tête de mort. Des plaintes d'enfant montaient de cette bouche fermée, des râles sortaient de ce pauvre corps en détresse; et André jugeait son impuissance lamentable et grotesque. Parfois, les paupières s'ouvraient lentement, un oeil perdu, aux rayons vagues, apparaissait sans voir, puis les paupières s'abaissaient lourdement, et il semblait qu'à chaque fois, un peu d'elle s'en allât, pris par la mort.
Vers quatre heures, André entendit un bruit de voix étouffées dans la pièce voisine. Il y courut: sa femme était là avec les enfants; timides, ils levèrent sur lui leurs yeux inquiets; il les embrassa, le coeur bien gros.
—Eh bien!—fit Toinette d'un air d'angoisse.
Il ouvrit les bras et les laissa retomber.
—Pauvre André!—dit-elle, et des larmes faciles lui vinrent aux yeux.
Elle attendait, prête à entrer, s'il le demandait; il bredouilla.
—Elle n'a pas sa connaissance, elle est bien bas!… bien bas… Je vais passer la nuit, toi tu vas retourner avec…
Il s'interrompit, le médecin entrait; il salua.
—Rien de nouveau?
—Rien, docteur!
—Allons!
Et il passa dans la chambre; André le suivit, laissant Toinette et les enfants. La jeune femme était pâle; elle s'assit dépaysée, prêta l'oreille, n'entendit aucun bruit. Derrière elle parut Odile. Toutes deux se dévisagèrent, elles ne s'aimaient pas; mais la vieille servante baissa les yeux, toute remuée par la vue des petits.
Elle les embrassa, et de ses mains tremblantes chercha dans un placard des gâteaux secs. Le silence des enfants l'attendrissait.
—Pauvres petits! on dirait qu'ils comprennent.
Voyant le visage de Toinette tout changé, elle eut pitié et dit:
—Madame ne devrait pas quitter Monsieur cette nuit.
—Oh! oui, Odile, n'est-ce pas. Il est malade de chagrin. Comment faire?
—Je vais bâtir un lit pour les mignons, ils coucheront ici. Madame dormira bien sur le canapé? pour une fois?…
—Oh! je ne dormirai pas!—dit-elle avec vivacité. Et elle se sentait heureuse et soulagée.
André rentra seul; le docteur était sorti par l'autre porte. Il avait constaté un léger mieux, avant-coureur de la mort.
—Nous restons, dit Toinette, je ne te quitterai pas.
—Ah!…—dit André, qui d'un coup d'oeil vit les préparatifs. Cela le touchait et le gênait à la fois; il eût voulu être seul, et que sa famille ne l'envahît point au moment où sa mère allait mourir. Il ne répondit pas et s'assit près de la fenêtre, regardant sans voir les maisons voisines; son accablement était extrême.
Une heure après, Odile, qui venait de garder sa maîtresse, fit signe à
André: il s'empressa.
—Elle reprend connaissance.
Il se précipita dans la chambre, vint au lit; une vie blême semblait remonter au visage de Mme de Mercy. Ses yeux éteints s'animèrent; ses bras s'agitèrent faiblement.
—André, c'est toi?
—Oui, mère, je suis là…
Elle se laissa baiser le front, inerte; une expression étrange passa sur ses traits, et d'une voix brisée, sourdement:
—Je ne croyais pas revenir… j'étais morte, André… Dieu allait me juger… Quelle angoisse!
Epuisée, elle soupira tout bas, comme en rêve;
—L'heure n'est pas encore venue…
Il y eut un silence. Puis d'une voix forte:
—Qu'on aille chercher M. l'Aumônier!
Odile y courut.
—Mère, souffrez-vous?
—Beaucoup… mais pas trop…—Et son oeil égaré ajoutait au mystère de sa parole.
—Mère, vos petits-enfants sont là!
Il n'osa nommer sa femme.
—Voulez-vous embrasser Marthe et Jacques?
—Ah! plus tard!—dit-elle; et tout d'un coup des larmes commencèrent de couler une à une, lentement, sur ses joues maigres.
—Mère, ne pleure pas! mère, ne pleure pas!—cria André en suffoquant.
Mais les larmes tombaient toujours, sans qu'elle parlât; et à chacune les sanglots d'André redoublaient. Elles lui semblaient, ces larmes d'agonie, protester contre toute une vie de souffrances, et aussi contre cette mort abandonnée. Elles étaient terribles, ainsi inexpliquées.
On toussa discrètement à la porte; le prêtre entra. C'était un vieil homme au visage dur et triste. Il s'approcha lentement; son regard, aussi expert que celui du médecin, jugeait l'état de l'agonisante:
—Ma soeur,—dit-il d'une voix affectueuse et étouffée,—je suis prêt à vous entendre…
Elle s'agita à cette voix, ses larmes tarirent, et d'une bouche articulant avec peine, elle dit le mot: «Confession».
Le prêtre regarda André, qui s'éloigna lentement. Il trouva les enfants assis autour de la table; Odile leur avait noué de grandes serviettes autour du cou; ils dînaient. Toinette ne prit presque rien, André ne put manger. Il se mit la tête dans les mains, et s'absorba dans la contemplation des petits. Dépaysés, condamnés au silence, pâlots, ils avaient, entre deux cuillerées, des tours de tête effarés, des espiègleries qui faisaient place à une gravité subite; et cette parodie inconsciente du chagrin sur ces petits visages était comiquement lugubre. Les yeux de Jacques étaient pleins de sommeil; il se laissa pencher en avant et s'endormit dans ses grands cheveux, la joue sur la table.
Marthe vint instinctivement rôder près de son père, guettant un sourire; dès qu'elle en vit un, elle sauta dans ses bras, s'installa sur ses genoux, et lui tout doucement lui fit faire à cheval, tandis que Toinette discrète, ajoutait des points à une broderie, qu'elle avait toujours dans sa poche.
André, parmi les siens, dans ce calme cercle de famille, étouffait, pensant à l'autre, qui, à côté, solitaire, agonisait. Impatient, il attendait que le prêtre se retirât. Celui-ci, introduit par Odile, s'inclina devant la jeune femme, sourit aux enfants et s'adressant à André:
—Du courage, monsieur. Dieu vous éprouve cruellement, mais votre mère est une sainte, et la miséricorde éternelle lui rend justice en l'appelant au ciel!—Il changea de ton et plus bas:
Je vais revenir administrer les derniers sacrements!
André le suivit dans le corridor, il aperçut des robes de religieuses attirées par la mort, il ne trouva rien à dire au prêtre, qui s'en alla à grands pas, comme si l'heure pressait.
Il rentra chez sa mère; elle avait un air de beauté calme, de repos et de méditation. Il n'osait la troubler; ce fut elle qui, sans bouger la tête, dirigeant seulement son regard vers lui, murmura:
—André!
Il s'agenouilla, elle sourit lentement.
—Courage, André! ce n'est qu'une séparation. Je dirai à Lucy que tu l'aimes toujours. Je sais que tu m'aimes moi, et je m'en vais tranquille. Tu es un bon mari, sois un bon père… allons, enfant, ne pleure pas… Qu'est-ce qu'un voyage? quelques années à peine?
Et calme, comme pour un départ ordinaire, elle ajouta d'une voix très simple:
—Tous mes papiers sont dans le portefeuille à ferrure. Pas d'invitations, aucune cérémonie…—et accentuant les mots:
—Ceci est ma dernière volonté!
—Après,—dit-elle, ses derniers sentiments mondains reprenant le dessus,—envoie des lettres de faire-part à tout le monde, la liste est faite.
Elle ferma les yeux, épuisée; après un long instant:
—Ta femme est là?
Il fit un signe affirmatif.
—Venez tous,—dit-elle.
Alors Toinette entra, tenant Jacques endormi; André portait Marthe éveillée.
À la vue de sa belle-mère, Toinette devint affreusement pâle; une pitié lui mordit le coeur, et peut-être connut-elle le remords d'avoir été légère, injuste et sans bonté, pour sa bienfaitrice.
Le regard de l'agonisante, son sourire, remuèrent plus cruellement la jeune femme que des paroles. Longtemps elle devait revoir, avec un malaise indicible, l'énigmatique regard et le sourire de la mourante.
Cependant elle s'approcha.
Mme de Mercy lui dit:
—Embrassons-nous!
Et les deux femmes se baisèrent sur les lèvres, comme pour un grand pardon.
—Marthe!—appela la grand'mère.
L'enfant pencha sa tête, ses grands yeux remplis de terreur; cramponnée au bras de son père, elle palpita tout entière, comme un oiseau effrayé, au contact des lèvres froides.
—Jacques!—soupira la grand'mère.
Toinette inclina l'enfant; il ouvrit deux yeux effarés, ivres de sommeil, sourit, et se rendormit.
—André!—dit sa mère.
C'était le dernier appel, il se pencha sur elle, convulsivement secoué et l'embrassa pour la dernière fois.
Alors retentirent des pas, une clochette tintait, la porte s'ouvrit, on vit deux enfants de choeur portant des cierges, une odeur d'encens se répandit, et le prêtre en habit d'officiant parut. Les enfants furent emportés par leur mère, dans la chambre à côté; la petite Marthe sanglotait tout bas comme une femme. Toinette revint près de son mari. Le prêtre se hâtait, la vie quittait rapidement le visage de la moribonde; elle parut revivre un quart de minute pour recevoir dans l'hostie, le corps divin de Jésus-Christ. Puis les enfants de choeur retirés, les cierges disparus, le prêtre dépouillé de ses vêtements sacerdotaux et récitant des prières tandis que la nuit entrait peu à peu dans la chambre, l'agonie se précipita, et Mme de Mercy mourut vers trois heures du matin.
XI
Ce dont André se souvint toujours avec reconnaissance, fut la façon discrète, à la fois grave et tendre, dont sa femme soigna le profond chagrin qui le dévorait.
Elle ne le plaignait pas, et n'eut point d'apitoiement, d'expansions familières, de rappels maladroits du passé, toutes ces évocations charitables, qui font momentanément revivre la mort. Mais, sérieuse, elle le forçait en quelque sorte à vivre, et n'appelant point l'attention sur elle-même, elle lui jetait dans les bras ses enfants, le prenant ainsi par sa plus intime tendresse; et lui, sans voir le piège, les caressait, prenait chaque jour plus d'intérêt à leurs jeux. Alors, il en vint à regarder sa femme, il la vit pâlie, et comme désormais plus grave, maîtresse d'elle-même, menant la maison avec ordre. Il sentit les soins délicats dont elle l'entourait; et il en fut touché.
C'était surtout seul, au bureau, qu'il souffrait. Souvent il était forcé de n'y point paraître. Car après l'épreuve des cérémonies mortuaires, il avait l'odieux tracas des affaires, de signatures à donner, une vente de meubles en perspective, le renvoi dans son pays de la vieille Odile, à qui Mme de Mercy léguait une petite rente.
Mais quand il était livré à lui-même, que personne près de lui ne distrayait sa douleur, il la ressentait, âpre et cuisante. À ces moments, le regret de la morte était si fort, qu'André ne trouvait de prix à rien, souhaitait de ne plus vivre, ou que quelque chose d'inconnu adoucît son amertume. De quoi lui servaient les trois mille francs de rente dont il héritait? Cette somme, dont il lui fallait toucher les semestres, l'indignait, comme un bien ayant appartenu à un autre et auquel il n'avait aucun droit.
Six mois s'écoulèrent, très lents, très sombres; puis un matin il s'étonna de se lever moins triste. Des oiseaux becquetaient le gazon. Le chat et le chien se poursuivaient dans les allées. Les enfants, assis près de Félicie, lui faisaient raconter une histoire; alors, cessant de regarder à la fenêtre, André se retourna, surprit sa femme qui, derrière lui, l'épiait, avec un visage inquiet et suppliant.
Ils s'embrassèrent. André, les jours suivants, se montra un peu plus gai.
De nouvelles lettres de Damours venaient de loin en loin, tomber dans la boîte fixée à la porte du jardin, où le facteur les annonçait par un double coup de sonnette. L'avocat avait été très affligé de la mort de Mme de Mercy. Crescent serait venu, sans une chute douloureuse où il s'était démis le pied et qui exigeait du repos.
«Pourquoi, insistait affectueusement Damours, André ne quitterait-il pas la France avec sa famille, ne viendrait-il pas s'installer en Algérie, habiter lui-même sa propriété? Qui l'empêcherait d'en tirer quatre ou cinq mille livres de rente, d'avoir de bons travailleurs sous la main, au besoin de garder un an encore le fermier, afin de s'instruire par la pratique?»
André resta songeur, puis au bout d'un mois, l'idée prit corps en lui; il sentit se réaliser ce trouble et confus désir d'une vie nouvelle, d'un pays plus heureux, d'un labeur différent. S'en aller!… Ce rêve lui souriait, comme une chose improbable, longtemps souhaitée.
Il fallut qu'il s'en entretînt avec sa femme, dont le sens pratique s'effraya de l'incertain. La contradiction affermit le désir d'André; il réfléchit, chercha, trouva de bonnes raisons d'agir:
—Que faire ici? n'es-tu pas lasse de la vie que nous menons. Veux-tu qu'à soixante ans, je sois un vieux scribe hébété? L'avenir nous attend là-bas. Au moins, nous vivrons chez nous, sous un beau ciel.
Toinette peu à peu se laissait convaincre. Mais André n'osait croire qu'il allait bientôt rompre ses chaînes. Quand la certitude l'en frappait, il était tout ému.
«Quoi! pensait-il, ce rêve que j'avais fait, il faut que ce soit elle, la pauvre morte, qui le réalise, encore, comme par un suprême sacrifice!»
Il songea qu'il allait la laisser. Reviendrait-il jamais avec Toinette au cimetière. Où était son père? Dans un cimetière de province. Où l'enterrerait-on, lui, sa femme et ses enfants?
«Qu'importe, se disait-il, il faut vivre.»
Et les années qu'il avait vécues, si abominablement lentes, il les trouva courtes, en se retournant vers le passé. Tant d'épreuves, de rares plaisirs, des semaines, des mois, des années, des siècles où il avait pensé, senti, souffert, tout cela lui paraissait tenir dans le creux de sa main.
«J'ai trente ans, se disait-il, nous voilà, ma femme et moi, arrivés au milieu de notre vie. Que ce passé nous serve et nous enseigne l'avenir. Nous avons, avant d'arriver à la vieillesse inactive, si la santé ne vous fait défaut, une trentaine d'années encore devant nous: marchons!»
Un an après la mort de sa mère, André, ayant longuement pesé le pour et le contre, était résolu à partir.
Il donna sa démission.
Quand il sortit pour la dernière fois du ministère, il éprouva peu de joie, et presque une involontaire mélancolie. Il avait pâli, étouffé dans sa cellule, mais au dehors, quand il se dit; «Je ne rentrerai jamais plus ici, jamais plus», il fut triste.
Au tournant de la rue, il se consola et en rentrant chez lui, il prit Toinette par la taille et l'embrassa. Aussitôt lui revint, comme une douleur perçante, le souvenir de sa mère. Il l'avait donc oubliée un instant. On pouvait donc ne plus penser aux morts qu'à travers une rêverie et un souvenir résignés? Cette épreuve lui fut utile. Sa douleur se transforma peu à peu en une tendresse pure, un culte grave.
Le départ fut fixé au 1er septembre.
Il fallut penser aux préparatifs. Alors, sur la réserve des quatre mille francs du grand-père Rosin, on prit quelques cents francs pour les achats.
Plusieurs fois de suite, Toinette alla dans les grands magasins où l'on vend pêle-mêle lingerie, mercerie, papeterie, vêtements, joyaux, chaussures, robes, etc. Jamais elle n'y terminait ses emplettes, elle revenait le lendemain. Plus d'une fois André l'accompagna.
Étouffant vite dans l'air chaud, poussé, pressé par une foule compacte et moutonnante, les yeux aveuglés par les couleurs, le pêle-mêle des objets, il suivait sa femme avec une curiosité effarée. Il avait remarqué l'effet produit sur elle par les tentations perpétuelles de ces bazars monstres. Il voyait lui monter aux yeux une lueur de désir fixe, comme il en vient au visage des femmes enceintes. Il l'appelait, elle ne se retournait pas; il lui parlait, les mots ne lui entraient pas dans l'oreille; et par de brusques écarts elle s'éloignait de lui, palpant une étoffe, remuant un objet de luxe, caressant un chapeau, avec des sourires d'enfant, des regards humides, une expression de tristesse et de convoitise.
—Oh! ce n'est pas cher! André, regarde, c'est pour rien!
Tout autour de lui, il entendait des exclamations pareilles; les femmes, de tout rang et de toute condition, se bousculaient, rouges et affolées: le même désir ardent, imprécis, l'envie de tout prendre, de tout emporter, passaient dans tous les yeux, ceux la modeste petite femme à voilette baissée, des demi-mondaines empanachées, et des cuisinières en cheveux.
André suivait Toinette patiemment; elle le promenait, de-ci de-là, par mille détours, dépensant une heure pour un achat de quelques francs.
Et quand, enfin, son mari l'arrachait de là, elle était nerveuse, distraite; l'affolement subit qui lui était monté au cerveau était long à disparaître.
Il fut heureux que ces impressions malsaines prissent fin; le jour du départ approchait.
Après quelques réflexions les de Mercy convinrent de ne rien laisser derrière eux. Ils vendirent leur mobilier, trop vieux pour être emporté. Ce ne fut pas sans tristesse; beaucoup de leur vie intime tenait là; ce fut une grande pitié de voir ces meubles amis s'en aller aux mains des étrangers. Ils gardèrent la table à ouvrage de Toinette, un grand fauteuil rouge où chacun à son tour s'était reposé, et les petits lits d'enfant.
Mais ils ne purent se résigner à quitter aussi les êtres qui avaient vécu avec eux; Plume était morte d'un refroidissement; on convint d'emmener le chat son petit-fils, et le chien. Quant à Félicie, elle n'hésitait point et eût été en Amérique; par son dévoûment elle entrait dans la famille.
Pendant les derniers jours on logea à l'hôtel.
André, avant de quitter leur petite maison, y revint, en parcourut les pièces vides: trois années de leur vie s'étaient écoulées là. Il monta au second, longtemps regarda entre les deux collines l'horizon de Paris: la ville s'étalait au loin, sous un dôme de nuages violets que frangeait l'or du soleil couchant. André sentit combien il est difficile de se détacher du passé, même quand il a été cruel: cependant, pourquoi tarder? La résolution prise, il fallait agir. Alors, d'un mouvement brusque, il ferma les volets, redescendit.
En bas, Toinette, accompagnée des petits, tenait un gros bouquet de soucis et d'anémones; elle le fit sentir à André, avec un sourire d'intelligence: il lui sembla respirer l'âme du jardin où ses enfants avaient grandi.
XII
Trois jours après ils couraient en chemin de fer.
Jamais Marthe et Jacques n'avaient été si heureux; agenouillés devant les vitres ils regardaient, avec des cris de joie, défiler le paysage, ou bien ils s'enquéraient du chat que Félicie gardait dans un grand panier, sur ses genoux. L'animal était fort mécontent de voyager ainsi; un peu de mou frais, offert à propos, l'apaisa. Le pauvre Tob s'ennuyait dans un compartiment de chiens.
On arriva à Châteaulus à neuf heures du matin. Bien que les Rosin fussent prévenus, personne n'attendait à la gare. On mit les bagages à la consigne, on rendit sa liberté à Tob, et Félicie suivit ses maîtres, tenant toujours le chat dans son panier.
Ce fut seulement à cet instant, boitant sur les pavés pointus de la petite ville, traînant ses enfants entre les maisons, que Toinette se reconnut différente d'elle-même, du temps où elle avait quitté Châteaulus, jeune fille, femme de la veille. Elle se sentait bien changée, tout autre, mûrie.
Châteaulus, dont elle avait souvent rêvé, et que, pleine de souvenirs d'enfance, elle croyait plus beau, plus grand dans son imagination, elle le vit alors petit, vulgaire et laid. Aussi marchait-elle sans parler. André, qui n'avait jamais eu d'illusions sur cette triste ville, s'étonnait de la trouver pareille, immuable, tandis que lui ressemblait si peu à l'André d'autrefois. Il s'irritait un peu que les Rosin ne vinssent pas à sa rencontre.
«Peut-être ne se soucient-ils pas de nous voir? Toinette elle-même n'y tient que par convenance, afin de leur montrer les petits et de leur dire adieu avant un lointain voyage. Ouf!—pensait-il, en trouvant lourd un sac de nuit qu'il tenait à la main—je voudrais bien être chez les Crescent.»
On arriva devant la maison, une femme les regardait venir: Mme Rosin. Elle était toute grise de cheveux, blêmie, très vieille. Sa robe, d'une couleur sombre, était usée.
—Vous voilà, bonjour ma fille,—et elle l'embrassa.—Bonjour… (et elle fit un effort de mémoire) André! Ah! voilà vos enfants, bonjour petit, et toi, Madeleine?
—Elle s'appelle Marthe, maman.
Mme Rosin, sans répondre, hochait la tête.
—Ah!—dit-elle enfin—je n'ai envoyé personne, je n'ai pas été non plus à la gare, il vaut mieux laisser les gens se débrouiller tout seuls. Restez-vous longtemps ici?
—Mais non, maman, dans ma lettre…—fit Toinette, très étonnée.
—Ah! je vous dis ça… Vous savez que Guigui n'est pas là, il voyage!
On trouva dans un fauteuil le père Rosin étendu, goutteux, faible de tête. Sa lèvre inférieure pendait, presque morte. La paralysie héréditaire le menaçait. Il dodelina de la tête, se laissa embrasser, et sa main, une main molle, d'un blanc de cire, caressa les cheveux des enfants.
Tandis que Mme Rosin, avec un air distrait installait les arrivants,
Toinette et son mari se regardaient, pleins de stupeur.
La maison était froide, les murs nus. On servit le déjeuner, maigre, et le pain, à la fin, manqua. Cependant la mère, comme un robinet d'eau ouvert, laissait tomber les faits et dires d'Alphonse, mais son regard était fuyant, et elle n'exaltait plus son fils: c'était un bavardage puéril, la répétition monotone de pensées, de tours de phrases qui revenaient d'eux-mêmes; elle subissait l'obsession de l'idée fixe, les premières atteintes de la monomanie.
Le père Rosin était de plus en plus vague; sa femme lui mesurant le pain et le vin, le surveillait d'un air renfrogné.
Du départ de leurs enfants, les Rosin en parlèrent à peine, comme si cela ne les intéressait point. Et cette sécheresse faisait grandir dans le coeur d'André et de Toinette, le malaise dont ils souffraient depuis leur arrivée, tant ils étaient dépaysés, incapables de communiquer avec les deux vieillards. La pendule avait de si longs tic-tac emplissant la maison vide, il tombait un tel spleen des murs, que les jeunes gens avaient l'envie irrésistible de se lever et de se sauver, leurs enfants entre les bras.
Si indifférents, si égoïstes qu'eussent été les Rosin pour eux, au moment où le jeune ménage restait en détresse, pourtant c'étaient le père et la mère de la femme, les grands-parents des enfants; et en les voyant si desséchés, si racornis, si rétrécis d'idées et pauvres de sentiment, Toinette et André éprouvaient pour eux une pitié découragée, triste comme les choses qui les entouraient.
André se leva.
—Eh bien!—dit Toinette,—à tout à l'heure, nous allons visiter ma soeur, puis nous reviendrons vous dire adieu. Les Crescent nous ont fait promettre de dîner avec eux. Est-ce loin d'ici, la Meulière?
Personne ne répondit, les Rosin étaient devenus lugubres. La femme dit:
—Crescent! bien mal pour Guigui!—puis elle fit demi-tour et sortit.
Rosin dodelinait de la tête d'un air d'acquiescement.
—À tout à l'heure, papa,—cria Toinette.
—Ou-i,—prononça difficilement le père.
Dehors, devant les enfants, ils n'osèrent, par pudeur, échanger leurs impressions. André serra le bras à sa femme; elle essuya une larme, et à voix basse:
—Si changés,—dit-elle,—oh! je suis sûre que c'est Alphonse qui les rend comme ça. As-tu vu ma mère, elle ne paraît plus avoir sa tête à elle. Et la maison, on dirait qu'on a vendu la moitié des meubles.
«C'est le châtiment de leur faiblesse», pensa André. Il dit évasivement:
—Ils ont vieilli, en effet.
Ils arrivèrent devant la porte des Chabanne, qu'on leur indiqua. Leur maison grande et neuve donnait sur la promenade. Ils sonnèrent.
On les introduisit près d'un gros petit vieillard, aux joues pendantes, si grosses qu'on ne voyait plus ses yeux. Il se mit à grogner, et commença de tourner ses pouces en les regardant d'un air profond; à la fin, après beaucoup d'efforts, il parvint à dire, en appuyant sur le premier mot.
—Elle va venir.
Enchanté de sa phrase, il répéta:
—Elle va venir.
Puis il se mit les doigts sous le nez, les sentit, et parut tout absorbé, comme s'il cherchait à déterminer leur odeur. Toinette et André se regardaient à la dérobée, les lèvres pincées pour ne pas rire; Jacques et Marthe, d'abord hébétés, commençaient à se pousser du coude.
Il y eut un bruissement de robe, et Berthe, majestueuse et empâtée, entra, avec un air de dignité bourgeoise.
André, qui l'avait connue belle, pour qui elle avait été cordiale, au moment du mariage, ne se lassait pas de la regarder. Il espéra la retrouver dans ses paroles, mais après les compliments, les premiers mots de Mme Chabanne lui parurent aussi singuliers, aussi faux et pauvres de ton, que les ronds de laine verte, sur lesquels il posait les pieds, et les horribles gravures qu'il voyait au mur.
—J'espère, dit-elle, que vous accepterez demain à dîner? je pourrai vous montrer ce qu'il y a de mieux dans la bonne société de Châteaulus.
Ils refusèrent, ce qui la mortifia; elle dut se résigner.
—Ah! vous allez en Afrique?—dit-elle;—on dit qu'il y a beaucoup de serpents dans ce pays-là!
Et, d'un regard sévère, elle intimida les enfants que le mari amusait beaucoup. Il faisait maintenant une grimace risible, un sourire élastique qui tendait jusqu'à éclater ses énormes joues.
—Monsieur Chabanne!—s'écria Berthe.
Le vieux redevint sage.
—Il est très malade,—dit-elle avec sang-froid.—Alors vous partez aujourd'hui?
—Oui, les Crescent nous ont fait promettre de passer un jour avec eux.
—Ce sont des personnes très distinguées,—dit-elle avec réserve,—mais à mon sens, ils vivent trop à l'écart; quand on est du monde, on a des devoirs.
André croyait rêver, il avait gardé le souvenir d'une autre femme. Huit ans de province avaient eu raison d'elle. Du moins en épousant le père Chabanne, avait-elle fait une bonne affaire. Gavé de mangeaille, engraissé comme une oie, comblé de tendresses, il n'était plus qu'un gâteux bénévole. Sa femme, maîtresse absolue des biens, enrichissait les prêtres, donnait le pain bénit, et faisait de bons repas.
—Peut-être tes enfants,—dit-elle à Toinette,—accepteraient-ils un peu de friandises?
Elle sonna vigoureusement, fit apporter un service de table en argent: quand tout fut déposé sur la table, elle coupa elle-même deux petites tartines et y mit de la confiture avec ostentation.
Puis elle pressa sa soeur et son beau-frère d'accepter quelque chose. Vers la fin de la visite, sa morgue était tombée, et elle apparaissait peu à peu ce qu'elle était: une femme sans méchanceté, gonflée par sa richesse, égoïste en sa vie étroite, un de ces êtres incomplets que les petites villes élèvent sur le pavois pour leur fortune, et qui subissent alors, par réciproque, toute les tyrannies de la province.
Berthe fut émue au moment de la séparation; mais en songeant que le refus des de Mercy l'avait empêchée de les livrer, le lendemain soir, dans un somptueux dîner, à la curiosité et aux commérages de toute la ville, elle leur en voulut.
Dehors, Toinette et André souffraient d'un malaise inexprimable, comme si tout ce qu'ils voyaient n'était pas assez gai pour les faire rire, ni assez triste pour les faire pleurer. En rentrant chez les Rosin, la vue de Crescent qui les attendait leur causa un grand soulagement, comme la vue d'un homme sain au sortir d'un hôpital ou d'une maison de fous. Les Rosin, indifférents, assistèrent aux effusions d'André et de Crescent; puis les de Mercy embrassèrent leurs parents. Ceux-ci leur rendirent leur étreinte, les yeux secs. Toinette pleurait. Crescent pressa les adieux, fit monter la jeune femme, les enfants, Félicie portant le chat, enfin Tob, dans le breack qui attendait devant la porte. Lui et André grimpèrent sur le siège; le fouet claqua.
—Adieu!—cria Toinette, et jusqu'au détour de la rue, elle vit Mme Rosin debout, qui, avec des yeux sans lucidité, regardait sans voir, comme si elle attendait que son fils rentrât.
En cinq minutes, on fut hors de Châteaulus, en pleine campagne; les de Mercy respirèrent, Tob aboya, les enfants se mirent à rire et à jacasser. André souriait à la brise comme un homme qui échappe à un mauvais rêve, et Crescent tournant sa bonne figure, demandait:
—Êtes-vous bien, madame!… Eh! Jacques, tu as bien grandi, mon garçon!—et il faisait une risette à Marthe, un signe de tête à Félicie, et il disait de Tob:
—C'est un beau chien.
Et quand il vit le chat sortir la tête du panier, il se mit à rire de si bon coeur que tout le monde en fit autant, puis il souffla, toussa et respira lentement: l'asthme le tenait.
—Je suis bien content,—disait-il à André,—vous allez voir quelles mines nous avons. Toute la famille est réunie, cela tombe bien, les enfants sont en vacances… Ma femme? elle va très bien, je vous remercie. Allez! Blanchet!
Le cheval reprit un trot rapide, après une montée.
—Vous resterez bien quelques jours avec nous?
—Non, mon ami, nous partons demain soir.
—Bah! on dit cela… Quelle bonne idée vous avez d'aller en Algérie, beau climat, bonne terre.
—Il faudra venir nous voir?
—Je ne dis pas, eh! eh!
Et leur causerie courait, à bâtons rompus, toute joyeuse.
—Quand nous aurons passé ce bois, vous verrez la Meulière.
—Vous y êtes bien?
—Trop bien, mon ami, nous ne méritons pas cette fortune.
Ce que Crescent ne dit pas, c'est que par leurs soins, il n'y avait pas de pauvres dans le canton, ni dans les cantons immédiatement voisins. Une grande part de leurs revenus passait en charités, en oeuvres utiles.
—On a voulu me nommer maire, j'ai refusé.
—Et vous avez eu tort,—dit André,—vous vous devez à tout le monde.
Crescent baissa la tête, il savait bien qu'il aurait dû accepter; sa bonhomie, le désir du repos l'avaient emporté; il en serait quitte pour accepter dans deux ans.
—Ah! voilà ma femme, les enfants!
Et très vite, le breack s'arrêta.
Mme Crescent simplement mise, avec son air de bonté habituelle, ouvrit ses bras à Toinette, serra vigoureusement la main d'André, embrassa les enfants à tour de bras. Pendant ce temps, André donnait un vigoureux shake-hands aux jeunes filles, à Thomas, le lieutenant du génie; la fille aînée, Marie, était devant lui, rougissante. Il l'embrassa. Elle avait son air sage, son sourire ami. Elle s'empara de Jacques.
Le coeur de Toinette et d'André se dilata, dans cet accueil si franc, si simple. On les mena à leur chambre. Le soir, le repas fut large, mais sans recherche; et d'un bout de la table à l'autre, les Crescent et les de Mercy se regardaient, avec de bons sourires.
Ils se trouvaient tous changés.
Les Crescent avaient pris de l'âge: elle, avait des cheveux blancs sur les tempes; lui, grossissait. Ils admiraient les de Mercy, trouvaient André mûri, élargi, homme fait, et Toinette plus femme, développée d'esprit et de corps. Quant aux enfants, ils les jugeaient charmants, parce que les enfants leur paraissaient toujours charmants.
Après le dîner, André causa avec le fils aîné, son père en était fier. Marie avait cédé à la prière de ses parents, quitté sa place, elle servait d'institutrice à ses soeurs. Elle avait refusé deux partis, se disait heureuse ainsi. Thomas avait eu les prix d'histoire, d'allemand, de mathématiques.
Toinette et Mme Crescent devisaient: près d'elles, Marie, de loin, regardait sans qu'il la vît, André, avec une expression pensive. Elle se sentait toute gaie, ce soir.
Le lendemain, les de Mercy persistèrent dans leur résolution de partir, puis au dernier moment, cédèrent pour un jour encore, puis pour un troisième. L'hospitalité de leurs amis était si peu importune, les laissait si libres d'aller et de venir, de se promener ou de se tenir, à leur gré, dans leur chambre ou au salon.
André eut de grands entretiens avec Crescent. Sa femme apprit à Toinette des recettes inconnues, et insinua plus d'un conseil pratique, dont la finesse et le bon sens frappèrent la jeune femme.
Jacques était le grand ami de Marie, il ressemblait beaucoup à son père. Marthe était la préférée de Mme Crescent, Le chat, trop gâté, eut des indigestions. Tob engraissa. Félicie était heureuse.
Enfin les de Mercy décidèrent qu'il fallait partir, et leurs amis n'insistèrent plus.
Quelque chose tourmentait André et Toinette; les folies d'Alphonse
Rosin, et la peur qu'il ne dénuât de tout ses vieux parents.
—Comptez sur moi!—dit Crescent, et il leur serra significativement la main.
Le lendemain matin, toute la famille d'André était à Marseille, prête à prendre le paquebot.
XIII
La vue de la mer leur fit battre le coeur; le mouvement des ports les remplit d'admiration. Ils aimèrent cette vie énergique. Des voiles au loin semblaient l'aile de grands oiseaux; des steamers à panache de fumée emportaient des centaines d'existence.
On entendait, dans cette monstrueuse ville de mer, sur les quais, des mots de toutes les langues; il flottait aux mâts des drapeaux de toutes les couleurs. Les quelques heures que les de Mercy passèrent là, eurent l'allure d'un cauchemar; c'était un entassement de visions, une succession hâtive d'idées et de sensations. Ils hâtèrent leur déjeuner, leurs préparatifs, ils avaient peur de ne pas partir. Ils pensaient à l'heure à laquelle ils arriveraient, à Damours, qui serait là pour les attendre et les piloter.
Vers cinq heures, André, Toinette, les enfants, Félicie et les bêtes, après avoir suivi une jetée en planches, pénétraient dans le bateau, et on leur assignait leur cabine. Elle était assez grande, mais avec ses couchettes superposées, son odeur de vernis et de renfermé, elle leur parut peu agréable.
André remonté sur le pont, assista aux préparatifs du départ. Il trouvait le temps long; une cloche sonna, la vapeur siffla, et lentement avec un gros bruit de machine, le bateau dérapa, prit la mer. Une demi-heure après, le port de la Joliette, les vaisseaux, Marseille, apparaissaient, diminués, dans le décor net du ciel. André s'accouda aux bastingages, il était à l'arrière; près de lui, des passagers fumaient. La mer était légèrement houleuse. À ce moment se tenant à la rampe de cuivre, accompagnée de ses enfants, Toinette parut.
Elle avait un sourire franc, et le coeur d'André s'ouvrit à une émotion virile. Elle vint près de lui, vaillante. Marthe et Jacques, émerveillés, admiraient les nuages. Alors André les embrassa tous du regard, cette famille qu'il avait créée, qui était sienne, dont il était le chef, et qu'il emportait avec lui à travers les aventures, vers l'avenir.
Il fut brave, et son coeur ne faiblit pas.
—Eh bien,—dit-il à sa femme,—es-tu contente?
—Oui, dit-elle.
Et ce oui, ferme, le rasséréna.
Toinette et lui se regardèrent, et pour la première fois peut-être, se comprirent. Ensemble ils regardèrent fuir, diminuer la terre de France. Elle avait été peu tendre pour eux. Dans l'agglomération des hommes, la bataille pour la vie, parmi les efforts égoïstes de chacun, faibles, ils eussent succombé dans ce Paris énorme… Mais pourquoi maudire la mère patrie, puisqu'ils allaient vers une terre nouvelle?
Là aussi l'inconnu les attendait.
Certes, ils auraient encore des soucis d'argent, une vie stricte, des inquiétudes et des déboires; mais du moins leur labeur serait celui de gens libres et forts; ils travailleraient avec leur tête, avec leurs bras; et ce ne serait plus la tâche malpropre d'un copiste recroquevillé.
Entre eux, ils auraient encore des luttes, se peineraient mutuellement, se disputeraient; la paix et la tolérance n'étaient pas encore établies dans leurs âme; il y aurait sans doute entre eux des incompréhensions, de même qu'il y avait et y aurait toujours des incompatibilités, des points où leurs esprits ne se toucheraient jamais; mais qu'importait cela? ou plutôt, qu'y faire? C'est toujours la vie, et puisqu'ils devaient se résigner à ce qu'ils ne pouvaient empêcher, du moins sauraient-ils tirer des choses tout ce qu'elles contiennent de bon.
À cette heure, ils ne regrettaient pas de s'être mariés jeunes et pauvres, car toute une vie robuste, par cela même, s'ouvrait encore devant eux.
Pleins de résignation, mais aussi d'espoir, ils se contemplaient en leurs vêtements de deuil, en leur mélancolie d'émigrants. Fermes de coeur, André et Toinette, ramenant leurs yeux sur les enfants, échangèrent un tendre et mystérieux regard. Là-bas, ils auraient des enfants encore; leur jeunesse en répondait; ils n'auraient point à se dire: «Nourrirons-nous celui qui viendra?» Ils donneraient à Marthe des soeurs et à Jacques des frères. Il sortirait d'eux toute une race, et c'était la vie vraie, naturelle, la vie simple et grande. Ils le voyaient à l'évidence, comme ils voyaient cette mer bleue qui les entourait.
Ils soupirèrent en apercevant de plus en plus indécise et nuageuse la côte de France, la terre d'épreuves. Maintenant, ils en avaient conscience, les, jours d'épreuve étaient finis. Finis, car Toinette et André se reconnaissaient plus forts, plus sages, plus dignes. Ils avaient appris l'ordre et ils aimaient le travail. Toinette obéissait à son mari, et il respectait en elle la mère de ses enfants. S'ils ne s'aimaient plus d'amour, leur sérieuse tendresse n'en valait que mieux. De grands principes moraux s'étaient ancrés en eux; et ils tâcheraient de faire de leurs enfants des gens instruits et honnêtes.
Au milieu du grand voyage, à mi-chemin, avec leur expérience achetée au prix d'une moitié de leur existence, dorénavant, ils pourraient marcher sans doutes ni hésitations, tout droit.
Félicie avait descendu les enfants, car le froid venait.
Mais soudain la terre disparut; André donna une dernière pensée à sa mère et à sa soeur perdues, à sa vie morte d'employé.
Puis mari et femme se serrèrent longuement la main.
Un peu de houle s'éleva. Le mal de mer allait les prendre. Ils sourirent.