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L'affaire Sougraine

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XX


L'amour du notaire pour Léontine allait en grandissant de jour en jour. Les passions qui s'éveillent tard gagnent en intensité ce qu'elles ont perdu en durée. Il lui tardait de se jeter aux genoux de cette enfant pour lui demander pardon d'avoir osé l'aimer, pour la supplier d'avoir pitié de lui. Il serait assez éloquent pour l'attendrir. On ne résiste pas à un amour comme le sien. Il crut bon, toutefois, de mettre mademoiselle Ida Villor dans ses intérêts. Il la savait l'intime amie de Léontine. Il quitta donc son bureau et se rendit chez madame Villor. On le reçut cordialement. Un bienfaiteur!.... Il fit comprendre à mademoiselle Ida qu'elle et sa mère lui devait un peu de reconnaissance. Six mois de loyer, c'était quelque chose..... Il ne demandait rien, en retour, si non un léger service, une parole seulement. Parler, c'est facile et ça ne coûte pas cher... Il faudrait voir mademoiselle Léontine et lui dire, sans faire semblant de rien, qu'il avait un bon coeur, lui Vilbertin, qu'il rendrait certainement une femme heureuse..... qu'il était riche, avec cela pas égoïste comme il y en avait tant...... qu'il n'était pas sans pitié pour les pauvres; au contraire. Ida le remercia avec effusion de ce qu'il faisait si généreusement pour elle et sa mère, mais elle lui rappela que Rodolphe était son cousin à elle, presque son frère, et qu'elle ne pouvait pas détacher de lui la seule femme qu'il eut jamais aimée.... c'eût été une trahison.

Le notaire, dans son aveuglement, avait oublié que Rodolphe était le cousin d'Ida. Il s'en revint tout penaud, jurant qu'on ne le reprendrait plus à faire des remises de loyer.... Il cherchait un moyen de se venger. Les âmes basses ne manient bien que cette arme: la vengeance. Elle est à la portée de tous les lâches.

Quand il fut dans son étude il rédigea cette affiche originale:

GENS PAUVRES

Un philanthrope
Vous offre un logement gratis
Pour l'année prochaine.
Allez au No. 444, rue Richelieu.

Il paya quelques centins pour faire coller cette affiche sur les murs de la porte St. Jean, dans l'escalier de la rue Buade, à la salle Jacques Cartier, et sur la clôture du terrain vacant, près de l'Eglise du-Faubourg St. Jean. Tous les passants lisaient et se sentaient pris de curiosité.

Le lendemain il se présenta chez D'Aucheron. Mademoiselle Léontine ne recevait point: elle était souffrante.

Il revint chez lui, écrivit une longue lettre toute de feu, mais dans le style du parfait notaire, et la fit porter à l'objet de sa passion. Il demandait une réponse et se mourait en l'attendant. La réponse ne vint pas.... la mort non plus.

Il fut plus heureux le lendemain. Il la vit, cette adorable créature dont il raffolait. Il se jeta à ses genoux. Il avait vu quelque part, au théâtre peut-être, que cela se faisait dans les grandes passions. Il voulut lui embrasser les mains, il ne réussit qu'à effleurer le velours de sa robe. C'était déjà quelque chose. Elle fut tentée d'appeler au secours.

--Si vous saviez comme je vous aime! lui disait-il, et sa voix rauque avait des pleurs de lubricité... Je suis riche et ma fortune est à vos pieds. Pour vous je donnerais la terre entière, si je la possédais; je donnerais toutes les félicités du ciel.

--Si vous le possédiez, ajouta Léontine qui s'était tout à coup décidée à rire de cette étrange passion, afin de la mieux désarmer. Il n'y a rien comme le rire pour tuer l'amour.

--Avec vous je le posséderais, le ciel! oui, et je n'en voudrais pas d'autre, continua-t-il..... Depuis que je vous ai vue, au bal, l'autre jour, je n'ai pas eu de repos. Votre souvenir m'a poursuivi partout, la nuit, le jour, au travail, à la promenade, toujours, toujours! Je voulais vous oublier d'abord: je pensais bien que vous ne m'aimeriez pas. Je ne suis ni beau, ni jeune. Vous en aimiez un autre! Vous étiez promise... Je me faisais toutes les objections. Je savais que j'étais fou. Et cependant c'était inutile, je ne pouvais éteindre cette flamme étrange. Je me délectais dans mon désespoir. Elle ne peut toujours pas m'empêcher de la voir en rêve, me disais-je, m'empêcher de songer à elle?

Oh! que je voudrais être plus jeune! plus beau, plus riche! plus renommé! Mais mon amour suppléera à tout ce qui me manque; daignez, ô daignez m'accorder votre main! Je serai le plus dévoué des maris. Vos moindres désirs seront pour moi des ordres; je ne vivrai que pour vous. Vous puiserez dans ma bourse pour vos pauvres... vos pauvres que vous aimez tant! Vous leur donnerez tout ce que vous ne voudrez pas garder pour vous même... quel besoin aurai-je des biens et des richesses, moi, quand je vous posséderai? Vous serez tout mon bien, toute ma vie, toute ma richesse! Oh! par pitié, mademoiselle laissez-vous attendrir.

Il était épuisé. Il poussa un énorme soupir qui retentit dans les quatre coins du salon, et s'essuya le front avec son mouchoir.

Léontine l'avait trouvée joliment grotesque cette éloquence de notaire.

--Relevez-vous, dit-elle, en souriant d'un air sardonique, je vous pardonne.

Il se releva. Son enthousiasme était quelque peu tombé. Seulement il avait dans les paupières des éclairs de chaleur qui indiquaient un orage. Il acheva par où il eût dû commencer.

--Votre père vous a dit, n'est-ce pas, que je sollicitais votre main.

--C'est vrai, mais vous n'êtes pas généreux; vous menacez mes parents de toutes sortes de malheurs si je résiste à vos instances.

--Je vous aime tant que je ne reculerai devant rien pour vous obtenir....

--Ce n'est pas moi que vous aimez alors, c'est vous même.

--C'est vous, mais parce que vous devez être à moi. N'est-ce pas toujours ainsi?

Mademoiselle D'Aucheron lui fit comprendre qu'elle ne pouvait pas décemment rompre avec l'autre et s'engager avec lui en une minute. Elle passerait pour une étourdie. Elle eût mieux aimé ne point se marier; cependant s'il fallait faire cet acte de dévoûment pour sauver ceux qui avaient eu soin de son enfance, elle se sentait capable de le faire. Mais celui qui l'épouserait serait bien sot de prendre une femme incapable de l'aimer. Elle ne serait que sa servante dans sa maison, car une femme qui n'aime point son mari ne fait plus dans sa maison que le rôle d'une servante.

Léontine venait d'échapper à une union détestable, mais ce n'était que pour subir une humiliation plus profonde, et pour accomplir un sacrifice plus pénible encore... Le bon Dieu n'avait donc point pitié d'elle. Cette fois il n'y aurait plus de délai. L'épée était suspendue par un fil sur la tête de ses parents. Vilbertin n'avait qu'à le vouloir et le fil se romprait.

Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, laisser se consommer la ruine des D'Aucheron plutôt que son malheur à elle?... Ah! si comme elle le croyait, il n'y avait pas longtemps encore, elle n'était pas la fille de madame D'Aucheron, ce serait bien aisé de laisser faire les événements, de se tenir à l'écart.... Elle avait assez souffert, déjà, pour payer les faveurs dont on l'avait comblée.... Mais ce n'était plus cela. Madame D'Aucheron était sa mère.... Elle l'avait avoué à Sougraine.... Ce ne pouvait pas être un mensonge. Pourquoi un mensonge? Pour se débarrasser des importunités de l'Indien, peut-être. Qui sait? Oh! si elle savait! si elle pouvait savoir? Elle avait envie de se jeter aux pieds de sa mère et de lui demander la vérité, toute la vérité, si affreuse qu'elle pût être. Mais quelle honte pour sa mère! Non, ce serait trop cruel de la faire souffrir ainsi: Dieu arrangerait cela.



XXI


La Longue chevelure s'était plu à voir mademoiselle D'Aucheron et à causer avec elle. Rien ne le charmait comme la fraîcheur de sa voix, la naïveté de son esprit, l'éclat de son oeil noir. Il gémissait avec elle car il avait souffert aussi lui, et ceux-là seuls savent compatir aux douleurs des autres, qui ont bu le calice des amertumes. Il avait voulu s'assurer qu'elle aimait toujours le jeune docteur et qu'elle n'aimerait jamais que lui. Alors il revint trouver l'Abénaqui. Il l'avait averti qu'il le reverrait bientôt.

--Sougraine, lui dit-il, tu sais que ta fille n'aime pas le ministre.

--Cela ne fait rien.

--Sougraine, tu sais que ta fille aime un jeune médecin.

--Cela se peut bien....

--Sougraine, si tu tiens à ta tête tu vas donner ta fille à celui qu'elle aime.

La Langue muette fit un bond, regarda la Longue chevelure avec terreur et dit en suppliant:

--La Longue chevelure a le coeur trop bon pour forcer Sougraine à rompre une union qui va faire sa fille riche... et heureuse....

--Tu mens, ta fille en mourra de chagrin.

--C'est que, vois-tu, le mariage est décidé. Tout est arrangé.... Le ministre se fâchera. On ne sait pas ce qu'il peut faire....

--Je sais bien ce que je ferai, moi, si tu ne m'obéis point....



XXII


Le directeur de mademoiselle Léontine fit une visite au notaire Vilbertin. Il fut très bien accueilli. On parla politique, religion, instruction, entreprises. Le notaire y mit beaucoup de bonne volonté. Rarement il se montrait si loquace. Il était probablement heureux; on est aimable envers tout le monde quand on est heureux. L'abbé lui demanda, en se levant pour prendre congé, s'il était vrai qu'il allait bientôt épouser une jeune et jolie fille.... Le notaire, gonflé de joie, n'osa pas nier.

--Je ne doute pas que cette jeune fille ne vous apporte son amour, lui dit-il avec intention.

Le notaire eut un soupçon et répondit froidement:

--Quand on se marie c'est signe que l'on aime.

L'abbé lui fit observer que malheureusement le contraire arrivait quelquefois et qu'alors la bénédiction divine ne descendait pas sur ces mariages. Il n'y avait que des peines au foyer, des remords, des reproches.

--Je ne parle pas pour vous, disait-il, car je suppose que vous êtes aimé....

Et il continuait à faire une peinture redoutable des tortures de toutes sortes qui sont réservées à ceux qu'un amour sincère n'a pas réunis.

Le notaire écoutait tout rêveur. Il sentait bien qu'il disait vrai et c'était pour cela qu'il souffrait de l'entendre.... Peu à peu et graduellement le prêtre en vint jusqu'à le supplier de renoncer à ce projet de mariage, au nom de sa tranquillité, de son bonheur à lui, au nom de la paix et de la félicité de cette jeune fille qui s'immolait par dévouement filial...

--Vous auriez pu commencer par la fin, répondit froidement le notaire, cela vous aurait ménagé du temps, et à moi aussi.

Puis il s'assit à son bureau et se mit à écrire. A la vérité il ne savait pas du tout ce qu'il écrivait. Il voulait faire comprendre à son visiteur qu'il ne faisait aucun cas de ses observations.

--Monsieur le notaire a sans doute de nouvelles affiches à rédiger, je lui demande mille pardons et me retire, dit malicieusement l'abbé en sortant.

Le notaire lui lança un regard foudroyant.

--Ces calotins! grogna-t-il, de quoi se mêlent-ils donc? est-ce qu'on va les déranger dans leurs douce solitude?... Ils veulent tout régenter. Laissons faire, ils verront bientôt qu'on peut naître et mourir sans eux... et surtout qu'on, peut se marier sans leur consentement. Quand donc aurons-nous l'esprit de nos cousins de France et surtout leur courage? Voyons, ajouta-t-il, se parlant à lui-même, ne nous excitons pas trop, mon petit ami, tu sais que le sang te monte au cerveau, et c'est dangereux. L'apoplexie te guette; évite-la. On a toujours le temps de faire le plongeon. Qui peut dire après tout ce qui nous attend là-bas, dans cette maudite tombe?..... Si c'était vrai ce qu'ils nous enseignent de Dieu et de la religion, les prêtres!..... Voyons! j'ai trop d'esprit pour perdre mon temps à scruter ces mystères. Et puis le bon Dieu aura pitié de nous. Il sait bien qu'il n'y pas de malice. Est-ce notre faute si nous sommes ignorants? Au bout la fin! soyons homme; pas de crainte chimérique, pas de courbettes. Renoncer à mon amour! renoncer à la posséder, elle, cette belle jeune fille que je vois dans mes rêves, que je désire de toutes les ardeurs de mon âme, oh! il est fou!..... Il ne sait donc pas ce que c'est qu'aimer?... Mon coeur qui se reposait depuis longtemps ne s'est pas réveillé pour rien. Je le sens battre, je le sens brûler. J'ai du feu dans les veines.... Et l'on veut que tout cela se refroidisse soudain, que tout cela se taise et meure sans retour! Allons donc! je suis plein de vie, et je veux aimer, et je veux jouir des délices de l'amour, et je briserai tout ceux qui me feront obstacle.... Je me moque bien, moi, d'un ciel qui vient trop tard et d'un enfer qui brûle moins que mes sens! Je veux me plonger dans un océan de voluptés, je veux mourir d'ivresse!

Après cette élucubration érotique le notaire se baigna le front dans l'eau glacée. Il avait toujours peur de l'apoplexie.

L'allusion qu'avait faite en partant le jeune abbé n'avait pas, comme on le voit, manqué son effet.

Les passants lurent cette affiche singulière qui promettait un logement pour rien. Plusieurs rirent de cela, mais beaucoup s'imaginèrent que c'était un truc de la charité. La charité fait souvent le bien comme la haine, le mal, en se cachant. Ils se dirigèrent vers la rue Richelieu. On pouvait toujours voir.

Madame Villor ne connaissait rien de l'affaire et comprit que c'était une mystification. Ida devina d'où le coup partait. Rodolphe alla en parler à Duplessis le vieil instituteur. A chaque instant on entendait monter, puis frapper à la porte. On voulait voir ce logement. Il ne manque pas de gens qui seraient heureux d'être hébergés gratis...... C'était un va-et-vient étourdissant dans les escaliers. La maison toujours ouverte, faisait entrer le vent et le froid. On gelait. La malade empirait. Réellement il y avait une persécution atroce.

Le père Duplessis dit à Rodolphe qui lui demandait un conseil:

--Il manque un mot à l'affiche; vous êtes jeune, courez l'écrire.

--Qu'est-ce donc?

--On est prié de s'adresser au notaire Vilbertin, rue du Palais.

Rodolphe courut dans tous les coins de la ville où les malheureuses affiches avaient été placardées et fit la correction suggérée par le professeur.

La foule prit alors le chemin de l'étude du notaire. Ce fut une véritable avalanche. Le notaire ahuri donnait à tous les diables les malencontreux qui le venaient déranger ainsi. Il n'y avait pas écrit sur l'affiche de s'adresser à lui. Il savait bien qu'il n'avait pas mis cela... Au reste, il affirmait qu'il n'était pas l'auteur de cette annonce ridicule. Les gens venaient, venaient toujours comme en procession. Chacun craignant d'arriver trop tard, on se pressait, on se bousculait pour entrer, on criait du dehors, on se réservait un petit coin, n'importe lequel. Et lui, frappait sur son pupitre avec son poing fermé, ordonnait de sortir, menaçait d'appeler la police... Jamais de sa vie il n'avait éprouvé une pareille contrariété; il en voulait à tout le monde... surtout à cette famille Villor qu'il gardait par charité dans cette excellente maison dont il aurait pu tirer un bon profit.

Il se vit dans l'obligation de fermer son étude pendant quelques jours. L'idée lui vint d'aller relire son placard pour voir si l'on était justifiable de venir ainsi le troubler. Il poussa un cri de malédiction quand il lut: Adressez-vous au notaire Vilbertin, rue du Palais.

--Ce ne peut-être que ce freluquet de médecin, pensa-t-il... le neveu de la Villor. Gredin, va! tu me le paieras.

Il donna quelques sous à un gamin pour faire déchirer toutes ces affiches. Afin de calmer un peu son esprit irrité, il se mit à songer à son prochain mariage. Tout s'effaçait devant l'enivrante effluve de volupté que lui apportait le souvenir de Léontine. Il se grisait de folles espérances comme d'autres se grisent de désespoirs insensés. Tout son regret, c'était d'avoir perdu tant de jours qu'il aurait pu dépenser dans les jouissances exquises de l'amour. Comme il passait vis-à-vis l'école des frères, il vit quelques personnes entrer dans l'église du faubourg St. Jean.

--Les hypocrites! murmura-t-il. Ne vaudrait-il pas mieux travailler que de venir pleurnicher devant des images? Quoi d'étonnant qu'il y ait tant de pauvres! Les protestants prient moins et travaillent plus, aussi, comme ils font de l'argent!... Ah! mais, c'est elle! ajouta-t-il, c'est elle! et une étrange émotion serra sa poitrine.

Mademoiselle D'Aucheron entrait dans l'église.

Les riches, les heureux de la terre sentent peu, sans doute, le besoin de prier. La prière, c'est la supplication, c'est l'humiliation dans la poussière; les malheureux seuls savent bien prier. C'est à eux aussi que la bonté divine se manifeste davantage.

Le notaire suivit la jeune fille. L'église avait un charme inconnu maintenant. Ce n'est pas Dieu qu'il venait y chercher, cet homme sensuel et impie, c'était une ivresse toute charnelle. Il s'assit dans un banc, en arrière de l'église, et après avoir porté des regards sceptiques sur les tableaux qui ornaient les murailles, sur les statues dorées rangées autour de l'abside, sur la lampe d'argent qui brûlait dans l'ombre comme une âme chaste, il les arrêta sur la jeune fille à genoux devant l'autel et se mit à penser:

--Tu perds ton temps et tes peines, car le bon Dieu ne s'enferme pas comme un bijou dans une boîte dorée.....

Il se disait encore:

--Si je croyais, je ne dirais pas cela. Je n'ai pas l'intention d'offenser Dieu. Ce n'est pas ma faute, à moi, si je n'ai point la foi.

Il avait peur; la couardise et l'impiété se tiennent par la main.

--Qu'on me la donne, la foi, on m'a bien donné la vie sans ma permission.

Il était de ces âmes lâches qui ne cherchent point la vérité, se complaisent dans l'ignorance, et ne veulent pas être troublées dans leur fausse quiétude.... Elles ne savent pas que Dieu se révèle aux humbles et qu'il se cache aux orgueilleux. La religion du Christ étant une religion d'amour et d'humilité, c'est par l'amour et l'humilité qu'on arrive à la connaître.

Mademoiselle Léontine se leva. Le notaire se précipita à genoux et se cacha le visage dans ses mains. Il écoutait le bruit des pas légers qui glissaient sur les dalles sonores, dont chaque son se répercutait dans son coeur. Quand elle passa près de lui, il la regarda furtivement.

--Comme elle est belle! fit-il... Au moins, j'espère qu'elle m'a vu.... Elle va me croire dévot..... C'est une bonne idée que j'ai eue là...

Il sortit avec l'intention de la rejoindre. Comme il en approchait, Rodolphe débouchait de la rue Ste Marie, et les deux jeunes gens se donnèrent une poignée de main longue et forte qui fut comme un serrement de tenailles pour l'âme du notaire. Il ralentit le pas, car il ne voulait point être vu. Nulle situation n'est pénible comme celle d'un amoureux qui se trouve en présence de l'objet de son amour et d'un rival fortuné.

Rodolphe dit à Léontine qu'il partait pour St Raymond. Il allait emmener sa tante et sa cousine. Il vivraient tous trois ensemble. La tante était mieux; elle pouvait supporter le voyage. Léontine savait déjà le projet du jeune homme. Elle dit qu'elle allait bien s'ennuyer de se voir seule, abandonnée en quelque sorte de ceux qu'elle aimait le plus au monde, mais qu'elle irait les voir. Oui, elle irait bien sûr..... Et ils viendraient eux aussi; ils viendraient souvent, le chemin de fer serait construit bientôt; ce serait facile.



XXIII


Dans le même temps Sougraine entrait chez monsieur Le Pêcheur.

--Tu n'as pas voulu y mettre le prix, monsieur le ministre, dit-il après les salutations d'usage, eh bien! tu ne l'auras pas. La Langue muette te l'a dit, il est tout puissant dans cette maison, et il a décidé que mademoiselle Léontine donnerait sa fortune et sa main au docteur Rodolphe.

--Ne viens pas m'ahurir avec tes chansons démodées, répliqua le ministre. Sais-tu que le métier que tu fais peut te conduire en prison. On appelle cela du chantage. C'est un vol déguisé, mais c'est un vol.

--L'Indien fait payer un grand service, voilà tout, il n'y a rien de blâmable en cela, monsieur le ministre.... Il aurait pu te faire épouser une jeune fille belle et riche; tu as pensé l'avoir sans lui, c'est ton affaire. Je viens te déclarer que tu ne l'auras point.

Sors d'ici, dit Le Pêcheur qui commençait à perdre patience.

L'Indien ne se le fit point répéter. Il sortit.

--Voilà une affaire réglée, se dit-il, en cheminant. Le ministre et l'indien ne naviguent plus dans les mêmes eaux. Il faut voir l'ancienne maintenant.

L'ancienne, c'était madame D'Aucheron. Il n'y avait pas à reculer; le sioux aux longs cheveux n'entendait pas badinage, et il ne fallait point s'exposer à être livré à la justice des hommes.

Madame D'Aucheron fit remarquer à Sougraine que ses visites étaient trop fréquentes, cela semblait inexplicable aux gens de la maison.

--L'Indien est forcé d'agir, répondit Sougraine; il a le couteau sur la gorge; il est reconnu....

--Reconnu! exclama madame D'Aucheron en pâlissant....

Une peur effroyable s'emparait d'elle....

--Il n'y a pas encore de danger, reprit l'indien, car celui qui sait notre secret le gardera bien, mais à une condition....

--Qui est-il donc cet homme? à quelle condition? demanda fièvreusement la pauvre femme.

--C'est la Longue chevelure.....

--Mon Dieu! mon Dieu! qu'il ne dise rien.

--Il ne parlera pas; il me l'a juré, et sa parole est irrévocable. Mais.....

--Quelle condition met-il à son silence?

--Le mariage de notre fille avec le docteur Rodolphe.

--Le mariage de notre fille!..... notre....

Elle ne savait plus que dire, avait envie de défaire ce qu'elle avait fait, de jurer que Léontine n'était pas sa fille..... qu'elle ne savait rien après tout..... qu'elle avait été folle longtemps dans sa maladie..... qu'elle n'avait jamais vu son enfant... qu'on lui avait dit que c'était un garçon.... Mais à quoi cela servirait-il? Si le sioux voulait ce mariage, il faudrait bien le faire tout de suite... Il pourrait parler, le siou. Il dirait: Voici Sougraine, prenez-le, car c'est un ravisseur de jeunes filles, c'est peut-être un meurtrier.... Un meurtrier! Il ne l'était point..... mais les apparences seraient contre lui... Sougraine, pour se venger crierait à son tour: Voici Elmire Audet, mon ancienne maîtresse, ma complice!... C'est cette belle dame qui se promène avec un magnifique attelage, chaque jour, dans les rues de Québec. C'est madame D'Aucheron. Oh! malheur!

Jamais madame D'Aucheron n'avait éprouvé une pareille terreur. Elle se sentait devenir folle. Elle tenait sa tête à deux mains et criait: Mon Dieu! mon Dieu! qu'allons nous devenir?....

--Allons! Elmire, dit Sougraine avec douceur, courage! prudence! rien n'est perdu....

--Rien n'est perdu? rien n'est perdu? mais la fortune que Vilbertin nous promettait!... Vilbertin allait épouser Léontine. Il est riche, Vilbertin, très riche! Il aime notre fille à la folie... il donnerait toute sa fortune pour l'avoir. Il la veut, il a juré qu'il l'aurait. Tout est arrangé, conclu. Léontine a consenti..... Et puis les affaires vont mal. Nous avons fait des pertes. Si Vilbertin nous abandonne nous sommes perdus.... Nous lui devons beaucoup à ce gros notaire que vous avez vu ici, au bal.... à notre grand bal.... Ah! le malheureux bal!.... Et s'il épouse notre fille, le notaire, il nous fait remise complète de ce que nous lui devons.... Si elle en épouse un autre, il nous ruine; il l'a dit l'autre jour...... Oh! quelle affreuse situation! qui donc nous tirera de cet horrible abîme?

--C'est beau de l'or, c'est commode de l'argent, répondit Sougraine, lentement, scandant chaque mot, mais l'indien aime mieux sa tête.... Et toi?

Madame D'Aucheron eut un frémissement. Non! elle le voyait bien, il n'y avait pas à lutter. Ce serait l'écrasement du ver par le talon. La richesse, c'est une belle chose, mais l'honneur, mais la vie, ce sont des biens qui ne se paient ni ne se remplacent. La fortune perdue se retrouve quelquefois, l'honneur, la vie, jamais!....

Cependant ce mot lugubre: ruiné! ruiné! tintait à ses oreilles comme un glas des morts. Cela voulait dire: plus de demeure somptueuse, plus de vêtements magnifiques, plus de brillants équipages, plus de serviteurs! Ruinés, les D'Aucheron, ruinés! Comme leurs amis en feraient des gorges chaudes! Ce sont toujours les amis qui s'amusent le plus de nos infortunes. Quand ils passeraient à pied sur les trottoirs, eux les D'Aucheron, ils se feraient éclabousser à leur tour. On ne se rangerait plus pour les laisser passer. On n'écrirait plus leur nom avec une apostrophe et un grand A. Et puis comment expliquerait-on leur éclat d'un jour suivi d'une aussi horrible obscurité?... Voilà donc comme vont les choses de la vie! Des songes vermeils et des réveils épouvantables, des coups de soleil et des bourrasques terribles.

Et c'était bien vrai cela! Mais pourquoi l'intervention de la Longue chevelure dans leurs affaires? N'était-ce pas un accès de folie qu'elle avait tout à coup, elle, madame D'Aucheron? Peut-être que tout cela se dissiperait tout à l'heure, comme un nuage emporté par le vent, et que le calme reviendrait. C'était peut-être une fantaisie de Sougraine pour l'effrayer. Il en était bien capable. Elle verrait le beau sioux et lui ferait entendre raison. Il ne résisterait pas à ses larmes. Elle se jetterait à ses genoux..... Un homme résiste-t-il aux larmes d'une femme? Mais comment annoncer la chose à monsieur D'Aucheron? Il ne voudrait rien entendre. Il ne saurait pas la raison de ce changement d'idée, il ne pourrait pas la savoir, et cependant il faudrait le convaincre.....

Quand elle se retira dans sa chambre, elle passa devant une image de la Ste Vierge au pied de la croix, mais elle ne comprit rien à la douleur de cette autre femme qui fut la plus grande des martyrs, et ne songea même pas à lui demander le secours divin qui n'est jamais refusé aux âmes souffrantes. Elle n'avait pas l'habitude des mystiques entretiens, et ne cherchait ses consolations que dans les frivolités du monde. Le monde allait lui manquer et elle se trouverait seule avec elle-même: ce serait le désespoir. Le ciel ne manque jamais à ceux qui l'invoquent, et c'est pourquoi les hommes de foi n'ont jamais de ces lâches défaillances qui cherchent un refuge dans la mort.

Vers le soir Léontine rentra. Elle venait de laisser Rodolphe et le bonheur rayonnait encore dans son coeur. Elle voulait parler de la mère Audet, sa grand'mère peut-être, à madame D'Aucheron, et elle éprouvait un serrement de coeur inexprimable. Elle avait peur d'être indiscrète, d'éveiller des souvenirs trop pénibles. Cependant il le fallait bien.

--Tu te rappelles, mère, commença-t-elle, la bonne vieille que monsieur Duplessis a amenée souper ici l'autre jour?

--Eh bien! fit madame D'Aucheron qui avait tâché de se remettre un peu et de faire disparaître les traces de ses dernières larmes.

--On vient de la renvoyer dans sa paroisse.

--Madame D'Aucheron respira plus à l'aise.

--On a bien fait, dit-elle. Il est mieux d'aller mourir avec les siens.

--Elle ne semble pas prête à mourir. Elle se porte à merveille maintenant que son garçon est revenu et qu'il lui a témoigné le désir de ne plus se séparer d'elle.

--Son garçon est revenu? oh! il est revenu? quand cela?

--Il était ici hier. C'est lui qui emmène la bonne vieille. Croiriez-vous qu'elle pleurait en nous disant adieu?.... Ces pauvres gens, comme ils exagèrent le bien qu'on leur fait!

--Est-ce qu'elle retourne dans sa maison, au huitième portage?

--Au huitième portage? qu'est-ce que cela veut dire?

Madame D'Aucheron s'aperçut qu'elle avait lâché un mot de trop.....

--J'ai entendu dire cela, qu'elle demeurait au huitième portage.... je ne sais pas ce que c'est.

Léontine n'eut plus de doute, madame D'Aucheron était bien la fille de la mère Audet.... mais elle, était-elle vraiment la fille de madame D'Aucheron?..... Pourquoi alors l'hospice des enfants trouvés? Ah! pourquoi?.... sa candeur se troublait; cette question était pleine d'épouvantement.

--Tiens! chère enfant, reprit madame D'Aucheron avec des airs câlins, j'ai à t'annoncer une chose qui va faire battre de joie ton petit coeur.

--Ah! rien ne peut me réjouir maintenant.... vous le savez bien.

--Ces enfants, comme ils se découragent vite! on dirait qu'ils n'ont pas l'avenir pour eux.... Ecoute-moi bien. Je ne suis pas une femme sans pitié comme tu pourrais le croire. J'ai un coeur de mère.... et si j'ai contrarié tes desseins et tes voeux c'était pour avoir la paix avec mon mari. Une femme doit obéir aux volontés de son époux... Cependant, après des réflexions profondes, j'ai compris que je devais te protéger. La fortune, les honneurs, les plaisirs, c'est beau sans doute et cela rend la vie attrayante; mais quand il faut acheter ces divers biens au prix du bonheur de son enfant, une mère a raison de se dresser devant la volonté cruelle du maître, et de s'écrier: Frappe-moi, mais épargne l'innocente créature qui nous a voué ses plus pures affections....

Léontine, pendant ce préambule prétentieux, éprouvait de curieuses sensations: des rayons d'espoir traversaient les ténèbres de son âme comme des étoiles filantes sillonnent, à certaines époques, le ciel obscur, puis des craintes, des appréhensions suivaient. Elle était assaillie de mille sentiments divers, mais elle eut une joie intense, elle poussa un cri de surprise lorsque sa mère ajouta:

--Moi je désire que tu donnes ta main à celui qui possède ton coeur. Aimes-tu toujours monsieur Rodolphe?

--Si je l'aime! mère, que tu es bonne! que tu me rends heureuse.

Et elle se mit à pleurer, à pleurer comme si elle avait eu quelque grande douleur. Chose singulière les larmes sont la plus haute expression du bonheur et le rire la plus grande preuve du plus profond désespoir.

--Tu sais, mon enfant, disait toujours madame D'Aucheron, je fais un grand sacrifice, mais n'importe, tu seras heureuse, je ne désire rien de plus. Nous serons ruinés,.... nous serons pauvres.... comme les pauvres que tu vas visiter avec tant d'amour,.... mais tu seras heureuse, toi..... Peut-être me donneras-tu une petite place, là-bas, dans ton humble maison, au milieu des champs... Ah! je n'ai plus d'ambition..... oui j'en ai une: l'ambition de faire ton bonheur.....

Léontine lui jetant ses bras autour du cou l'embrassa avec une inexprimable effusion.



XXIV


D'Aucheron avait dû se rendre auprès de monsieur Le Pêcheur pour lui déclarer que des raisons d'une extrême gravité le forçaient à décliner l'honneur de l'avoir pour gendre. Il en était extrêmement mortifié et ne s'en consolerait point. Il avait tant caressé cette espérance: avoir dans sa famille, dans sa maison, un homme politique, un membre du cabinet. Il savait bien ce qu'il perdait en rompant ce mariage et ne se faisait point illusion.

Le ministre qui l'avait d'abord accueilli avec une affabilité toute particulière, prit un air digne. Lui aussi il voyait tomber ses illusions. Il ne put s'empêcher de songer à l'indien. Ce maudit sauvage était-il donc réellement pour quelque chose dans le désagrément qui lui arrivait? Il faudrait éclaircir ce mystère et.... gare à lui!... il lui apprendrait à ne pas se mêler des affaires des autres...

Il sortit pour secouer un peu sa torpeur morale et dissiper l'essaim de ses pensées noires. Il rencontra un ami qui lui dit à brûle pourpoint:

--A quand ton mariage?

--Va au diable avec tes questions indiscrètes! pensa-t-il.

Il en rencontra un autre qui lui apprit que la belle mademoiselle D'Aucheron épousait le notaire Vilbertin. Un mariage d'intérêt.....

Il devint blême et une sourde colère gronda dans son âme.

--Est-ce bien vrai, ce que tu dis-là? demanda-t-il en tremblant.

L'ami ne remarqua pas son émotion et répondit.

--C'est absolument vrai. D'Aucheron donne sa fille pour sauver sa fortune. Il a des relations d'affaire très intimes avec le notaire.....

L'Honorable monsieur Le Pêcheur continua sa promenade la tête basse, l'esprit très préoccupé. Il s'expliquait la volte-face exécutée si prestement par D'Aucheron, et se consolait en songeant que la capture n'eut pas été alors excessivement importante. Mais il aperçut le notaire qui venait avec la Langue muette, et la jalousie lui darda ses aiguillons dans le coeur.

--C'est pour laisser entrer ce ballon que l'on me prie d'évacuer la place, grommela-t-il? ce n'est pas flatteur pour moi,.... un ministre!.... Et toi, face jaune, te voilà encore sur mon chemin, ajouta-t-il, en pensant à l'indien, es-tu donc mon mauvais génie?..... Tu viens à moi, mon mariage s'arrange; tu t'éloignes pour en aborder un autre, mon mariage se rompt et ma future passe dans les bras de cet autre.... Il y a du diable là-dessous: Es-tu sorcier?..... Il faut que je te déniche, mon hibou de mauvais augure!.....

Ils passèrent près de lui et le saluèrent en souriant....



XXV


Jamais D'Aucheron n'entra chez lui le coeur plus gai et l'esprit plus alerte que le jour où madame son épouse, pressée par Sougraine, promit de donner sa fille à Rodolphe le jeune médecin. Il avait vu de nouveau son ami Vilbertin qui s'était montré fort accommodant, généreux même. Les affaires allaient se relever. Il n'y aurait pas d'effondrement scandaleux. Il se souciait bien du jeune ministre qui ne serait peut-être plus rien demain. Ce qu'il fallait avant tout, c'était de l'argent. Les honneurs qui ne rapportent rien deviennent un embarras. Il était bien bon, ce Vilbertin, de payer si cher la possession d'une fille pauvre. Elle était belle, c'est vrai, mais il n'en manque pas de belles filles à Québec.

Il trouva que sa femme le recevait un peu froidement. En tenait-elle encore pour monsieur Le Pêcheur? Non pourtant. Elle n'était toujours pas d'une humeur gaie. Après tout, une femme ne comprend pas les affaires comme un homme. Les combinaisons du coeur la touchent plus que les calculs de l'esprit.

--Notre gendre agit royalement, commença D'Aucheron. Il m'a donné un fameux coup d'épaule.

--Notre gendre? demanda ingénument madame D'Aucheron, lequel?

--Lequel? Comment? nous n'en avons qu'un, nous n'en aurons jamais qu'un seul... Vilbertin, le brave notaire Vilbertin.

Madame D'Aucheron ne savait trop comment engager cette dernière lutte, la plus terrible de toutes. Comment faire croire à son mari qu'il devait tout sacrifier, sa réputation d'homme d'affaires et sa fortune entière, au caprice, à l'inclination d'une enfant trouvée?.... On ne pouvait pas reculer, cependant. Il y avait en jeu quelque chose de plus important qu'une fortune et une réputation d'habileté en affaires........ quelque chose qu'il ignorait, lui D'Aucheron, mais qu'elle ne savait que trop, elle, la malheureuse femme.

--Depuis quelque temps j'ai réfléchi profondément, commença-t-elle, et j'ai des remords, oui des remords qui me rongent le coeur.

D'Aucheron craignit une révélation mortelle. Quelquefois cela arrive qu'une femme bourrelée de remords fasse l'aveu d'une grande faute. Ce fut en tremblant qu'il demanda:

--Pourquoi ces remords? qu'as-tu donc fait?...

--Rien. C'est cette pauvre Léontine. Elle change à vue d'oeil, mon mari; la voilà pâle comme une morte....

--Le mariage la ramènera, ma chère femme.

--Pas le mariage avec le notaire Vilbertin, toujours.

--Comment, pas le mariage avec le notaire Vilbertin? que veux-tu dire? je ne te comprends plus....

--Est-ce que cela ne te fait pas de la peine de la voir se donner ainsi pour nous plaire à un homme qu'elle n'aime pas, quand elle pourrait être si heureuse avec son Rodolphe?

--Ne me parle pas de Rodolphe, s'écria D'Aucheron, qui s'emportait.... est-ce que tu perds la tête?

--Tu n'as pas un coeur de mère, toi?....

--On dirait vraiment qu'elle est ton enfant, cette petite fille du hasard!... Crois-tu que nous l'aurons nourrie, élevée, vêtue, instruite pour rien, ou pour qu'elle nous cause de la peine? Ce serait un peu fort. Tu peux en prendre ton parti, cette fois, c'est irrévocablement déterminé. Vilbertin la veut, il l'aura.

--Tu la vends?

--Madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde c'est pour vous conserver votre superbe demeure, vos chevaux, vos voitures, vos meubles somptueux, vos habits magnifiques, que je la vends, comme vous dites.

--Des habits magnifiques, des meubles somptueux, des voitures, des chevaux, une superbe demeure, je n'en veux plus!....

D'Aucheron fut tellement étonné de cette réplique qu'il resta muet pendant une minute...

--Qu'ai-je entendu fit-il enfin? Est-ce vous qui parlez ainsi, madame?

--Oui, monsieur, c'est moi.

--Vous êtes folle.

--Je le deviendrai, bien sûr, si vous donnez suite à vos projets.

--Rien au monde ne me fera changer d'avis...

--Si je vous disais que des malheurs plus grands que ceux que vous redoutez tomberont sur nous si vous ne m'écoutez point....

--D'Aucheron éclata de rire, cette fois.

--Vous voulez vous moquer de moi. Allons! est-ce que je suis un enfant qu'on effraie avec des menaces ridicules.

--Mon mari, je t'en supplie! continua madame D'Aucheron.

Elle avait une expression singulièrement touchante. Sa figure se transformait. Ses mains jointes se serraient convulsivement.

--Caprice de femme! bêtise, bêtise!.... répondit-il.

Elle tomba à ses genoux.....

--Pour l'amour de moi! gémit-elle, pour l'amour de toi! oui, pour l'amour de toi!

--Mais, malheureuse, c'est ma ruine...

--Nous vivrons bien quand même.... Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.

--De la poésie! diable! où prends-tu cela? La première fois de ta vie. Mieux vaut tard que jamais..... Et tu crois, comme cela, que Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.... Ensuite qu'est-ce que c'est?.... fit-il en se moquant.

--Oh! reprit madame D'Aucheron toujours à genoux, ne ris point, je suis horriblement malheureuse.....

--Elle est folle, pensa-t-il tout haut.

--Non, je ne suis point folle, mon mari,.... je t'en supplie, écoute-moi. Tu sais bien que je t'ai toujours aimé. Nous n'avons eu que du bonheur ensemble, continuons à vivre heureux. Pour cela nous n'avons besoin que d'une chose: la santé, la santé pour travailler. Je travaillerai tant que tu voudras.... Je ne te serai pas à charge. Le travail ne me coûte pas; non il ne me coûte pas. Tu sais bien que je ne suis pas une paresseuse.... C'est vrai que j'aimais un peu le luxe, mais c'était quand je croyais pouvoir me donner ces mille choses de la vanité, sans te gêner dans tes spéculations.....

--Tu savais bien, au contraire, que j'empruntais cet argent que tu dépensais si bien....

--Oui, je le savais bien, mon cher mari, je le savais bien; mais je me disais: il est habile mon mari, il réussira; tout cela se paiera d'un coup de dé....

--Oui, eh bien! le coup de dé, le voici, je l'ai tiré et j'ai gagné.... C'est le mariage de Léontine avec Vilbertin. Entends-tu?....

--Non, non, il ne se fera pas ce mariage, il ne peut se faire, cria-t-elle en se tordant les bras... s'il se fait, je disparaîtrai; tu me reverras jamais...

D'Aucheron finit par s'émouvoir et par soupçonner qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire....

--Si elle n'est pas folle, pensa-t-il, elle me cache un secret.

Puis il ajouta tout haut:

--Dis-moi avec franchise, au moins, la raison de la position que tu viens de prendre à l'égard de Léontine et de Vilbertin....

--Je ne veux pas que ma fille meure de chagrin..... je l'aime trop pour supporter plus longtemps cette pensée.... et je sens en moi l'idée d'un grand devoir à remplir.

--Ce n'est pas vrai, répondit-il avec aigreur, et il sortit, la laissant seule à genoux sur le parquet.



XXVI


Ce fut un beau moment pour Rodolphe que celui où, des lèvres mêmes de Léontine, il apprit que le ciel se laissait attendrir et que l'espoir leur était encore permis. Ils renouèrent le fil brisé de leurs doux projets, refirent leur retraite paisible et chaste avec les oiseaux chanteurs et les arbres fleuris, s'abandonnèrent à toutes les délices nouvelles qui reviennent en foule, comme un essaim de bourdonnantes abeilles, au coeur qui se reprend à croire et à espérer, après un deuil qui devait être éternel.

Rodolphe partit donc ivre de bonheur pour sa paroisse d'adoption. Le village où l'on demeure, c'est la patrie dans la patrie. On l'aime plus que tous les autres, comme on aime plus que tous les autres, aussi, le pays où l'on est né.

Il emmenait avec lui sa tante et sa cousine.

Vilbertin s'était souvent informé de la santé de madame Villor, et quand il apprit son départ pour St. Raymond, il en témoigna beaucoup de plaisir, disant qu'elle y serait mieux qu'en ville, et que l'air pur des champs ne manquerait pas d'avoir sur elle un effet merveilleux. Il loua son logement aussitôt, et ce fut un double plaisir, car il regrettait bien la sottise qu'il avait faite dans un moment d'erreur. Il avait mal calculé. Le secours n'était pas venu de ce côté-là. Enfin tout allait pour le mieux maintenant.

Il était assis, les jambes allongées, les bras derrière la tête, repassant, avec un raffinement de satisfaction, les derniers incidents de sa vie, et surtout les dernières phases si nouvelles et si pleines d'agréables surprises..... Il fumait un cigare, et des meilleurs..... Il faisait des folies tant il était heureux. Il regardait la fumée bleue qui montait en orbes odorantes vers le plafond noirci par le temps et la poussière, et pensait:

--Il y a des hommes dont les espérances s'envolent et se dissipent comme cette ondoyante fumée. Je les plains. Des maladroits, des malchanceux, des sots, des gens nés sous une mauvaise étoile!... Elle brille mon étoile, à moi.... Elle vaut l'étoile des mages.

Un coup fut frappé à la porte.

--Allons quel malvenu me dérange ainsi dans mes rêveries?

Il eut envie de ne pas répondre. On frappa de nouveau. Il opéra un demi-tour et se trouva convenablement placé devant son écritoire, tel que doit être un notaire sérieux, et cria:

--Entrez!

Sougraine parut.

--On ne te dérange pas trop, j'espère, monsieur le notaire? fit-il en saluant.

--Non, non, répondit Vilbertin, qui pensait tout le contraire.

C'est la coutume, on ment pour ne pas être impoli.

--L'indien vient pour une affaire sérieuse, qui concerne monsieur le notaire.

--Alors explique-toi.

--Tu aimes mademoiselle D'Aucheron?

--De quel droit me poses-tu ces questions?

--La chose n'est pas inutile...

--Je n'ai pas de temps à perdre, mon ami, va droit au but et sois convenable.

--L'indien sait ce qu'il fait, il est prêt à se retirer, mais tu aurais lieu de te repentir de ton impatience.

--Que me veux-tu?

--Tu aimes mademoiselle D'Aucheron?

--Eh bien! oui. Après?

--Tu espères l'épouser?

--Oui!

--Tu ne l'épouseras pas.

--Le notaire éclata de rire.

--Est-ce toi, prophète de malheur, qui m'empêcheras de l'épouser?

--C'est un homme plus fort que nous deux.

--Qui?

--La Longue chevelure.

--La Longue chevelure? ce beau sioux tout couvert de diamants que j'ai vu au bal de madame D'Aucheron?

--Celui-là même.

-Mais comment cet étranger peut-il disposer de la main de mademoiselle D'Aucheron?

--La Langue muette ne peut pas répondre à cette question, mais il affirme que tant que la Longue chevelure vivra, le notaire Vilbertin n'épousera point mademoiselle D'Aucheron. C'est le docteur Rodolphe qui aura la jeune beauté que ton coeur désire.

La jalousie brûla comme un fer rouge le coeur voluptueux du notaire et un éclat sinistre fit étinceler ses yeux.

--Le diable m'emportera, s'écria-t-il, avant qu'un autre possède cette femme qui m'est promise.

--Le diable, dit l'indien, t'emportera peut-être, mais, à coup sûr, tu ne l'auras point.....

--Je voudrais bien savoir, par exemple, si ce drôle-là, va s'immiscer plus longtemps dans mes affaires. Il va voir ce que peut un homme que l'amour influence et que le sentiment de la conservation dirige.... Mais si tu me trompes, toi, tu me le paieras cher.....O mes rêves d'or! fit-il en soupirant, en aparté, ô mes suaves espérances! ô mes divines amours!

Il faisait le fanfaron, mais il était effrayé. Peu accoutumé à la lutte, il s'irritait d'être forcé de descendre dans l'arène. Sa défense à lui, comme ses moyens d'attaque, c'était l'argent. Son coeur saignait un peu sans doute quand il fallait déposer en holocauste, sur l'autel de quelque dieu puissant, d'adorables pièces d'or; mais le sacrifice n'était jamais offert en vain, et les nouvelles jouissances faisaient oublier les déchirements qu'elles avaient coûtés. Ce riche sioux se moquerait sans doute des offres d'argent qu'on lui ferait. Il ne fallait pas songer à le vaincre avec cette arme pourtant triomphante.

--Que faut-il donc faire? demanda-t-il à Sougraine.

--L'indien n'en sait rien. Si le notaire trouve quelque chose, lui, l'indien sera bien aise et il agira.

--Il faut que je voie la famille D'Aucheron d'abord. J'aimerais aussi à rencontrer le siou. Peut-être, après tout, qu'il n'est pas si redoutable que tu le dis. Ou peut le rouler. Vilbertin en a déjà vu d'autres!....

Comme il se laissait emporter agréablement par ses pensées de forfanterie, la Longue chevelure, après avoir frappé à la porte, entra marchant d'un pas majestueux, les cheveux sur le cou, revêtu d'un riche capot de loutre.

--M. Vilbertin? fit-il.

--C'est moi, monsieur, répondit le notaire, dont les pensées vaniteuses s'envolèrent comme des flocons de neige sous la bourrasque....

La Longue chevelure salua aussi la Langue muette.

--Le notaire va bien voir, pensa celui-ci, que la Langue muette ne le trompait pas, et que la Longue chevelure est un ami bien dangereux.... pour nous deux....

Le notaire approcha un siège et pria le sioux de s'asseoir. Il était devenu d'une exquise politesse, le notaire.

--Je suis bien heureux de faire plus intime connaissance, dit-il, avec le chef distingué qui nous a tant émerveillé l'autre soir, chez monsieur D'Aucheron.

--Monsieur, fit le sioux en saluant, je viens vous dire qu'une jeune fille à laquelle je porte beaucoup d'intérêt, désire épouser un homme qu'elle aime, comme la fleur du nénuphar aime le soleil qui baigne sa corolle. Cette jeune fille vous la connaissez, c'est mademoiselle D'Aucheron..... Vous la recherchez vous-même, je le sais, comme le chasseur altéré recherche la fontaine d'eau vive. Elle vous estime et vous respecte sans doute, mais elle ne vous aime point. Je vous supplie d'être généreux et de l'oublier, comme le voyageur oublie l'ombre où il s'est reposé.

--Je ne comprends pas, monsieur, que vous me parliez de la sorte. Etes-vous envoyé par mademoiselle D'Aucheron ou par quelqu'un de sa famille?

--Je ne suis l'envoyé de personne et je n'obéis qu'à un sentiment de compassion et d'humanité.

--Alors permettez-moi de vous dire que je suis à un âge où l'on agit d'ordinaire après des réflexions suffisantes.

--Vous êtes à un âge où l'on fait des folies, parce que l'on en fait toujours, et toujours en se croyant sage.

--Dans tous les cas, monsieur le sioux des Montagnes Rocheuses, vous admettrez sans peine que vous jouez un rôle un peu singulier. Nous ne sommes plus au moyen âge, et c'est en vain que vous voudriez imiter les galants chevaliers qui galopaient, allant de château en château pour défendre les belles châtelaines et s'en faire aimer.

--Je ne suis qu'un père malheureux qui cherche depuis plus de vingt neiges son enfant perdue. J'ai rencontré par hasard une jeune fille remplie de charmes et de vertus. Elle est douce comme la gazelle. Un malheur la menace comme la serre de l'épervier menace la fauvette, et je m'efforce de la protéger.

--Vous êtes vraiment généreux; elle vous devra de la reconnaissance.... Mais laissez faire ce que vous ne pouvez empêcher.

--J'empêcherai ce que je ne dois pas laisser faire, répondit la Longue chevelure avec fermeté, puis il sortit.

Quand il fut dehors le notaire dit à Sougraine:

--Est-ce un complot?

--Ce n'est pas un complot, répondit Sougraine, et l'indien donnerait beaucoup pour voir cet homme loin.... bien loin....

--Si c'est une affaire entre vous, reprit Vilbertin, cela ne me regarde pas; arrangez-vous ensemble, moi je tiens à mon mariage.

Il se remettait à peine de son émotion que madame D'Aucheron, survint à son tour. Elle était plus pâle que d'habitude et l'on voyait, à ses yeux rougis, qu'elle avait beaucoup pleuré. Le notaire la fit entrer dans son bureau particulier, s'excusa auprès de l'indien et s'enferma avec elle.

--Mon cher notaire, commença-t-elle--et sa main droite cherchait à comprimer les battements de son coeur--mon cher notaire, il faut renoncer à notre projet, notre doux projet....! Une force majeure.... quelque chose d'inexplicable et de terrible est survenu qui nous force à retirer notre parole.... Léontine ne peut point vous épouser. Mon cher notaire, soyez indulgent: soyez bon comme toujours! Ce n'est point notre faute à nous, non, je vous l'assure....

Le notaire l'écoutait tout ébahi.

--Quel est ce mystère? dit-il à la fin.... Ma tête s'égare.... je deviens fou, ma foi! c'est à devenir fou... l'Abénaqui arrive et me dit: Vous ne vous marierez point. Le sioux le suit et me conjugue le même verbe. Vous survenez et c'est encore la même chanson... Vous me direz toujours bien pourquoi je n'épouserai votre fille, et pourquoi, dans ce cas-là, je ne vous ruinerais point, et ne vous jetterais point sur le pavé.

Il était en fureur, le notaire, et ne pesait plus ses paroles....

--Pourquoi! oh! pourquoi vous vengeriez-vous ainsi? ce n'est pas notre faute, je vous l'ai dit; nous sommes sous un talon de fer....

--Et mon talon à moi, croyez vous que vous ne le trouverez pas dur?

--Ce ne sera toujours que la ruine, répondit madame D'Aucheron, d'un air résigné....

--Que la ruine! comme vous en prenez votre parti, remarqua le notaire de plus en plus stupéfait..., l'autre chose qui vous menace est donc bien redoutable. Ce serait curieux cela, ajouta-t-il avec ironie.

Pendant que le notaire et madame D'Aucheron échangeaient ainsi des prières contre des imprécations, des supplications contre des moqueries, un monsieur entra dans l'étude.

--Le notaire est-il engagé? demanda-t-il à l'Indien.

--Il y a une dame avec lui dans l'autre chambre, là....

Et il montrait du doigt la porte du petit bureau.

--Ne le dérangeons pas, alors, fit le survenant.

L'abénaqui pensait à part lui:

--Ça va être drôle tout à l'heure.

Au bout d'une vingtaine de minutes qui parurent bien longues à celui qui attendait, la porte du bureau s'ouvrit et madame D'Aucheron parut. Elle était bouleversée et ses yeux avaient quelque chose de vague, de hagard à faire peur.

--Vous ici madame? fit le dernier arrivé.

C'était monsieur D'Aucheron. Sa femme fit un pas en arrière et ne répondit rien.

--Vous avez voulu prendre les devants, madame, continua D'Aucheron, mais vous n'arriverez pas plus vite pour cela.... Elle vous a supplié, sans doute, de renoncer à la main de notre fille? demanda-t-il, en s'adressant au notaire, n'allez pas l'écouter: elle divague.

Le notaire poussa un soupir de soulagement comme un homme qui revient du fond de l'eau. L'abénaqui sourit en entendant D'Aucheron appeler Léontine sa fille.

--Il me semblait, répondit Vilbertin que tu ne pouvais pas renoncer aux immenses avantages que t'assure mon mariage.

--Jamais! répliqua fermement D'Aucheron. Est-ce que je me ruinerais pour les caprices d'une femme, la mienne? Ce mariage aura lieu, je le veux.... Mais j'oublie que nous sommes en présence d'un étranger, remarqua-t-il en faisant allusion à Sougraine, passons donc de l'autre côté; nous allons, une fois pour toutes en finir avec cette affaire....

--Il paraît, répondit Vilbertin, que cet indien n'est pas de trop. Il est du complot; le siou aussi. Ils sont venus ici avant madame D'Aucheron pour me sommer, s'il vous plaît, rien que cela! de renoncer à mademoiselle Léontine.... Dis-moi donc ce qu'ils ont à voir, ces individus-là, dans nos projets.... Y comprends-tu quelque chose?

--Ces deux étrangers, ces deux sauvages sont venus te dire de renoncer à la main de ma fille?

--Comme j'ai l'honneur de te l'affirmer....

--Quelle insolence! quelle....

--Ce n'est pas cela, fit l'abénaqui, d'une voix étrangement douce, c'est la nécessité.... une affreuse nécessité....

--Allez donc vous promener, avec vos nécessités, cria D'Aucheron qui s'emportait...

--C'est pour sauver la paix de ta maison, l'honneur de ton nom, et plus que cela encore, continua l'abénaqui.

--Tu mens.

--L'indien dit la vérité.... Tout cela pourrait s'arranger pourtant, oui tout cela pourrait s'arranger, et le mariage de monsieur Vilbertin aurait lieu comme vous le désirez tous, si un homme s'éloignait.

--Comment cela? quel est cet homme? demanda D'Aucheron.

--C'est la Longue chevelure, répondit l'abénaqui. Il nous tient tous sous son pied, et il nous peut tous écraser comme des vers de terre.

--Quant à moi, continua D'Aucheron, je ne vois pas ce qu'il peut me faire....

--L'indien le sait, lui, et c'est terrible, va!

--Si le sioux disparaissait, demanda le notaire, tout s'arrangerait? Il n'y aurait plus d'obstacles à mon mariage?.... La paix de tout le monde serait respectée?

--Oui! s'écrièrent à la fois Sougraine et madame D'Aucheron.

--Comment peut-il se faire, demandait D'Aucheron, qu'un homme qui ne nous connaît que depuis quelques jours, qui a passé toute sa vie loin de nous, qui est parfaitement étranger à nos relations et à nos projets, devienne tout à coup l'arbitre de nos destinées, nous oblige à faire ce que nous ne voulons pas, et à nous désister de ce que nous voudrions faire. Parlez donc, vous autres qui connaissez ses motifs et qui vous montrez les esclaves de ses volontés, parlez donc! Quand on saura ce qu'il est, ce qu'il médite, ce qu'il ose on pourra déjouer ses desseins. Rencontrons-le face à face. Avons-nous peur d'engager la lutte? Encore une fois, que peut-il nous faire? Nous n'avons rien à cacher dans notre existence. Aurions-nous quelque chose, que ce ne serait pas lui, cet étranger, qui feuilletterait le livre de notre vie? Vous a-t-il achetés avec ses diamants? Quel intérêt a-t-il à empêcher le mariage de Léontine avec M. Vilbertin?...

Madame D'Aucheron écoutait la tête basse, l'abénaqui paraissait distrait. Il cherchait à oublier le danger dont il était menacé.

La position que prenait D'Aucheron n'avait rien de bien rassurant pour lui.

--Voilà du singulier, ajouta D'Aucheron. Il faudra toujours bien que j'aille au fond de ce mystère.

Il regardait sa femme avec une certaine cruauté. Elle vit bien qu'il était résolu de découvrir le secret qu'elle cachait avec tant de soin.

--Si la Longue chevelure disparaissait, pensait-elle.... Je n'aurais plus rien à craindre.



XXVII


Les élections générales approchaient. On entendait une rumeur sourde et profonde comme le grondement d'un orage encore lointain. On fourbissait dans l'ombre des armes qui promettaient d'être mortelles. Chaque parti faisait la revue de ses forces et préparait les machines qui devaient détruire le camp ennemi. Les futurs candidats se montraient d'une politesse exquise envers tout le monde, serraient avec effusion la main de l'ouvrier, saluaient avec le sourire sur la bouche le laitier, le bottier et le regrattier, libres et indépendants électeurs, dont le vote pouvait faire pencher la balance, et le regrattier, le bottier et le laitier, tous gens honnêtes et madrés, se disaient: On a souvent besoin de plus petit que soi....

L'un des plus actifs, des plus polis, des plus affables, des plus populaciers, c'était M. Le Pêcheur. Il entendait bien se faire réélire et garder encore son portefeuille si doux à porter. Il allait de maison en maison solliciter les suffrages. On le recevait bien, mais on se disait à part soi:

--L'on verra. Le scrutin a été donné pour cacher son vote, on s'en servira, du scrutin....

L'adversaire du jeune ministre serait probablement l'employé qu'il avait destitué par économie et remplacé par galanterie. Le peuple est naturellement sensible, honnête, compatissant. Les actes tyranniques ou injustes le révoltent. Il protège les victimes et flagelle les bourreaux. Le peuple inclinait vers monsieur Préchon, la victime. D'autant plus que Préchon avait des capacités, n'était pas sot du tout et se montrait bon chrétien. On a beau dire, cela ne nuit pas aux choses temporelles d'aller à la messe le dimanche et à confesse plus souvent qu'à Pâques. Préchon avait bien menacé M. Le Pêcheur, c'est vrai, dans un mouvement de colère dont il n'avait pu se défendre, mais aujourd'hui, il ne tenait plus à se servir de cela pour discréditer son adversaire. Et qu'importe l'origine d'un homme, dans notre monde et dans notre siècle? Ce qui importe, c'est le caractère de cet homme. Qu'il sorte d'un palais ou d'une chaumière, qu'il soit l'enfant de l'amour chaste ou du crime, on le jugera d'après ses oeuvres. C'est ainsi que Dieu lui-même le juge. L'humanité, longtemps aveugle ou lâchement avilie, avait oublié ce suprême jugement du Créateur et se prosternait souvent devant un homme ignare ou méchant, voluptueux ou sot, parce que l'un de ses aïeux avait fait une belle action, son devoir probablement, et rangeait du pied le nouveau venu plein de sciences, de talents ou de vertus qui n'avait point de noblesse ou de famille. Aujourd'hui, une lumière plus pure éclaire les hommes, un sentiment plus juste les anime, un motif plus noble les conseille. Ce n'est pas le souffle jaloux et dangereux de l'égalité qui passe sur la terre pour raser les têtes qui s'élèvent... c'est la colère de Jésus qui maudit et jette au feu les arbres qui ne portent point de fruits.



TROISIÈME PARTIE

LES ASSISES CRIMINELLES



I


La chasse aux caribous n'est pas un frivole amusement, certes! et chaque hiver on voit sortir de nos murs, pour se diriger vers la chaîne des Laurentides, plus d'un chasseur bien emmitouflé, le fusil à l'épaule, l'imagination pleine de fantastiques panaches qui dansent sur des têtes effarées. Les neiges sont hautes, les chemins, durs, le froid, piquant, et il est bon d'aspirer l'air vivifiant de nos climats rigoureux. La glace, sous son éblouissant et incorruptible manteau, tient dans une impuissance absolue toutes les souillures du sol.

Aux reflets du soleil les cristaux de la neige étincellent comme une poussière de diamants, et sur les plaines d'une blancheur éclatante se déroule sans fin l'azur foncé d'un ciel pur...

Le notaire Vilbertin et D'Aucheron, son ami, traversaient la ville dans une carriole mollement rembourrée. D'autres suivaient. C'étaient Dupotain, Landau, Griflard, la Longue chevelure. Puis une voiture remplie de provisions de toutes sortes fermait le cortège. Ceux qui connaissaient la coutume du notaire et son goût pour la chasse n'eurent pas de peine à deviner qu'il s'en allait relancer le caribou dans nos montagnes pittoresques.

Le parti de chasseur descendit la côte d'Abraham, traversa St. Sauveur et suivit le chemin de la petite rivière. Il passa par Lorette, St. Augustin, le Pont Rouge, entra dans la chaîne des Laurentides, laissa derrière lui Ste Catherine, atteignit et dépassa St. Raymond, au fond de sa charmante vallée, sur les bords de la rivière Ste Anne....

La dernière habitation disparut derrière un coteau de neige, au bout des terrains à demi-défrichés, et les chasseurs s'enfoncèrent dans la forêt sombre, infinie, où les montagnes, les rochers, les lacs et les vallons se succèdent toujours, toujours jusqu'aux défrichements du lac St. Jean et, par de là, jusqu'à la mer de glace. Les grands sapins, les pruches, les épinettes avec leurs larges palmes vert sombre couvertes de blancs flocons, ressemblaient à ces vieux rois du nord que nous montrent les légendes scandinaves--vieux rois drapés dans leurs manteaux sombres garnis d'hermine, et couronnés de chevelures d'argent. Les chasseurs marchaient à la file et les raquettes laissaient sur la neige molle une empreinte qu'on eût dit produite par le pied d'un animal énorme ou le sillage d'un vaisseau dans une mer d'écume. Sougraine conduisait la marche. Il connaissait bien ces lieux qu'il avait mille fois parcourus. La Longue chevelure, alerte et souple comme un cerf, le suivait. Puis les chasseurs de la ville, Vilbertin, D'Aucheron, Landau, Dupotain, Griflard. Puis encore les hommes de peine, ceux qui emmenaient le bagage sur des traînes sauvages, ou le portaient sur leur dos. Le soir, on dressait la tente, on allumait le feu, on faisait des lits de sapins, sur lesquels on étendaient de chaudes couvertes de laine, et, après avoir bu un peu sec et mangé avec appétit, on s'endormait profondément.

On découvrit après quelques jours un superbe ravage, et l'on but à la santé de l'animal complaisant dont la piste allait être un guide sûr. La marche dura plusieurs heures encore avant que l'on pût apercevoir un superbe caribou.

Il était couché sous un magnifique sapin, et s'amusait à mordre les petites branches vertes qui pendaient comme des guirlandes au-dessus de lui. A l'approche de la caravane il dressa l'oreille et tourna la tête. Il flaira le danger et son oeil doux s'alluma subitement. Il se leva tremblant. Une clameur fit retentir les bois; les chasseurs étaient presque à portée du fusil. Alors, rapide comme l'éclair, rejetant, son panache mobile afin de ne point s'embarrasser dans les rameaux des arbres, il s'élança à travers les couches mouvantes de la neige. Une poursuite acharnée et sans trêve commença. La Longue chevelure, avait pris les devants. C'était lui, au reste, qui devait tirer le premier. Vilbertin, l'on ne savait pourquoi, avait demandé qu'il en fût ainsi. Sougraine le suivait. Le caribou distança d'abord ses ennemis, mais la fatigue le gagna peu à peu dans cette course sans merci, sur ces neiges molles et profondes....

Les chasseurs s'aperçurent, aux traces irrégulières qu'il laissait maintenant, que ses forces le trahissaient, et qu'il faiblissait par instant pour reprendre aussitôt courage. Eux-mêmes aussi se sentaient gagner par la fatigue, et l'espoir seul d'un prochain triomphe animait leur courage. Tout à coup deux détonations retentirent; elles furent suivies de deux gémissements. Puis la forêt sonore, réveillée un instant comme en sursaut, retomba dans son morne silence.

Le caribou était tombé, mais non loin de lui, quelques pas en arrière, celui qui l'avait blessé gisait aussi grièvement atteint.

Les chasseurs arrivèrent tour à tour en poussant des cris de joie; mais à la vue de la Longue chevelure affaissé sur la neige et couvert de sang, leurs joyeuses clameurs se changèrent en lamentations.

--Comment cet accident est-il arrivé demanda l'un des chasseurs?

--C'est ma carabine répondit Sougraine. L'indien ne sait pas comment, par exemple. Il courait, il courait.... il y a tant de petites branches.... Tu sais.

--On n'est jamais assez prudent à la chasse, reprit, en forme de maxime, le gros notaire qui arrivait tout essoufflé.

Et il échangea avec Sougraine un regard mystérieux.

La balle était entrée en plein corps un peu au-dessus de la hanche. Le siou, malgré la douleur que lui faisait éprouver sa blessure, n'avait pas perdu connaissance. On le coucha bien enveloppé dans de chaudes couvertures de laine, sur des branches molles au-dessous d'un arbre épais qui lui faisait un excellent abri, en attendant la traîne aux provisions sur laquelle on le mettrait pour le ramener aux plus prochaines habitations.

Le caribou gisait à quelques pas plus loin. Quand les chasseurs l'entourèrent il voulut se lever pour fuir encore, mais sa tête retomba sur la neige ensanglantée, et ses grands yeux doux s'arrêtèrent sur eux pleins de larmes. Qui peut deviner à quoi songe la bête, au moment où elle se sent expirer sous les coups de l'homme? Ne pouvant raisonner sa douleur, ni s'en expliquer la cause, elle doit en souffrir davantage. L'homme, parfois, domine par la force de sa volonté, les souffrances qui le tuent. Sa pensée l'emporte dans une région supérieure. L'esprit impose silence à la matière.

Le retour fut long et pénible. Sur une traîne, la Longue chevelure, sur l'autre le caribou. Et les hommes peinaient à tirer parmi les broussailles, à travers les arbres de ces régions désertes, par dessus les montagnes, ou à travers les vallons les deux longues traînes sauvages.

On laissa le malade à St. Raymond, dans la première maison que l'on trouva. Puis on fit avertir le médecin qui accourut aussitôt. Le médecin, c'était Rodolphe Houde. Le notaire avait insisté pour qu'on transportât le blessé à Québec, sous prétexte qu'il y serait mieux soigné, mais les autres furent d'avis qu'il ne supporterait pas un plus long voyage et que ce serait très imprudent de l'exposer à de nouvelles fatigues. Le notaire céda. Il supplia Rodolphe de lui envoyer des nouvelles chaque jour, si c'était possible. Il était bien chagrin, le bon notaire, de ce qu'un pareil accident fût arrivé dans une partie de plaisir commencée sous d'aussi heureux auspices. Il croyait bien que jamais il ne retournerait à la chasse. Cela lui faisait prendre en aversion l'amusement le plus cher de sa vie. La vie d'un homme, il faut y songer, c'est d'un grand prix.



II


La partie de chasse avait été organisée par le notaire et Sougraine.

Ils en parlèrent à la Longue chevelure qui n'y vit qu'un agréable délassement. Il avait été entendu qu'il aurait l'honneur de tirer le premier. Il passerait devant, alors, et... l'on ne sait pas ce qui pourrait arriver ensuite.

Madame D'Aucheron fut mise au courant de ces petits arrangements, bien inoffensifs en apparence, et elle trouva que le notaire et Sougraine ne manquaient pas d'imagination. Elle attendait avec une impatience fébrile le retour de ses amis. Comme elle semblait préoccupée plus que de raison, Léontine, toute pétulante, toute joyeuse, lui parlait de sa félicité prochaine, pour la distraire un peu. Mais moins attendrie que les jours précédents, cette femme rusée disait qu'il ne fallait pas trop compter sur les promesses du bonheur; qu'il n'y avait rien de changeant comme la fortune; que souvent la félicité nous échappait au moment où l'on en portait la coupe à ses lèvres. Ces paroles jetaient du froid sur l'enthousiasme de la jeune fille et faisaient renaître de vagues craintes un moment oubliées. Elles produisaient l'effet du brouillard glacé qui s'abat sur le frissonnement amoureux des fleurs de la prairie, le soir d'une chaude journée.

Léontine reçut une lettre de mademoiselle Ida Villor. Elle en dévora les pages charmantes. Jamais sa bonne amie n'avait écrit avec autant d'abandon. Elle lui parlait de Rodolphe, son cher Rodolphe!... Comme il t'aime! disait-elle, et comme tu seras heureuse avec lui! Il est bon, va! Il a bien soin de nous.... La clientèle est belle.... On vient de loin le chercher. Notre humble demeure, près de l'église, s'ouvre à chaque instant du jour et de la nuit. C'est un peu fatigant, mais cela chasse l'ennuie.

Madame Villor allait mieux. Le voyage ne l'avait pas trop fatiguée. Elle articulait quelques mots maintenant. Quand le printemps serait revenu avec ses brises chargées de parfums, ses chaudes buées, son éclatant soleil, ses chants d'oiseaux, les murmures des feuilles, les tressaillements nouveaux des champs et des forêts à leur réveil, elle aussi sans doute se ranimerait tout-à-fait et renaîtrait à la vie. Une bonne, une grande nouvelle, pour terminer, ajoutait-elle. On veut que je fasse l'école. J'aurais dit oui, déjà... s'il ne me fallait pour cela négliger un peu, beaucoup même, ma bonne mère et mon cher cousin. On m'offre un joli salaire, et je n'aurai guère à me déranger. Une petite promenade seulement. J'ai bien envie de dire: oui. Si je me décide, tu me verras tomber dans tes bras, car il faudra que j'aille à la ville. Tu reviendras avec moi, c'est Rodolphe qui le veut.

Ces dernières paroles firent longtemps rêver mademoiselle D'Aucheron. Elle ferait bien de se livrer à l'enseignement, pensait-elle, et si j'étais là je lui conseillerais de ne point se fermer une carrière aussi intéressante pour soi-même qu'utile pour les autres.

Comme elle s'abandonnait à l'espoir de voir arriver son amie, et de partir avec elle sans doute, on vint lui dire qu'une jeune personne l'attendait au salon. Elle accourut.

--Ida!

--Léontine!

Les deux noms retentirent à la fois et les deux amies s'embrassèrent dans une douce étreinte.

--J'achevais de lire ta lettre, dit Léontine; un peu plus et tu la précédais.....

--Nous n'avons pas le service de la malle tous les jours, vois-tu, là-bas, dans nos forêts.....

--Non, mais vous avez la paix, le calme, le bonheur..... n'est-ce pas?

--Tous les jours, ma bonne Léontine.... Viens voir cela.

Mademoiselle Villor fit une bonne provision de livres de classe, alla prendre conseil du Surintendant de l'Instruction publique, et se remit en route pour St. Raymond. Léontine l'accompagnait.

Madame D'Aucheron, qui ne détestait pas d'être seule, vu la disposition d'esprit où elle se trouvait et l'attente des nouvelles qui devaient venir, ne fit aucune objection à son départ.

Quand la voiture qui les emmenait fut sur le monticule qui domine le village, Ida chercha des yeux la maison de Rodolphe, et la montrant du doigt à Léontine.

--Là-bas, par de là l'église, sous les grands pins noirs..... Vois-tu?

Léontine ne voyait pas, des larmes voilaient ses regards. On descendit la côte escarpée et on traversa le village au grand trot du cheval. Une voisine que mademoiselle Ida avait laissée avec sa mère vint ouvrir en souriant.

--Tout va bien ici puisque vous souriez, mademoiselle Clémence, observa l'amie de Léontine.

Clémence, c'était la voisine, une vieille fille qui n'avait jamais aimé que les chats et jamais raconté que des nouvelles vraies.

--Oui, mademoiselle, tout va bien ici, mais ça ne va pas bien partout.

--Non? qu'y a-t-il donc?....

--Entrez toujours; déshabillez-vous, mesdemoiselles, vous devez être fatiguées, vous devez avoir froid; on vous contera tout cela.

Elle n'était pas pressée de dire la nouvelle parce qu'elle ne craignait pas d'être devancée par d'autres. Elle était seule avec la malade. Elle l'eût racontée à la porte, au risque de contracter une fluxion de poitrine, s'il se fût trouvé quelqu'un dans la maison pour lui faire concurrence.

Les jeunes filles embrassèrent la malade.

--Où est Rodolphe? demanda Ida.

A ce nom un doux tressaillement agita Léontine et une vive rougeur parut sur ses joues encore froides des baisers du vent.

--Voilà la nouvelle, s'écria Clémence; chaque chose arrive en son temps. On est venu le quérir il y a dix minutes, à bride abattue, pour un sauvage qui s'est fait tuer à la chasse.....

Léontine pâlit tout à coup; une angoisse inexplicable l'oppressait.

--Quand je dis: tuer, reprit Clémence, ce n'est pas tout à fait exact; mais blessé gravement.

--Quel est le nom de ce sauvage? demanda mademoiselle Ida.

--Un drôle de nom, répondit Clémence qui ne se hâtait plus.

--Encore, quel est-il? insista Léontine, qui faisait un effort pour se remettre.

--La chevelure longue, je crois, ou quelque chose comme ça....

--La Longue chevelure! s'écria Léontine.... est-il possible? mon Dieu!...

--C'est cela, la Longue chevelure!.........

Est-ce que vous le connaissez, mademoiselle? demanda la voisine.

--Depuis peu de temps seulement, mais je l'estime beaucoup.... Il est si bon.... Si tu veux, Ida, nous irons le voir?

--Nous le ferons transporter ici, Léontine, et nous le sauverons si c'est possible....

Les jeunes filles attendirent avec une grande impatience le retour du médecin. Il ne revint que le soir. Elles veillaient en causant près du poêle où la flamme bourdonnait gaiement. Quand le cheval qui ramenait Rodolphe s'arrêta devant la porte, couvert de frimas et secouant sa longue crinière et ses grelots au son argentin, elles coururent ouvrir.

Il y eut un moment d'égoïste bonheur: le blessé fut oublié pendant une minute. Que ceux qui n'ont pas aimé jettent la première pierre.....

Après les premiers épanchements on parla du malheureux siou.

--Il est en danger, remarqua Rodolphe, et j'ai mandé un médecin de la ville en consultation... Il n'y a cependant point de parties essentielles de lésées, car la mort serait déjà survenue... Il y a les complications à redouter... les inflammations.

--Sais-tu, cousin, reprit Ida, que nous voudrions l'avoir ici pour le soigner, Léontine et moi.

--S'il est possible de l'amener, nous le ferons de grand coeur. Je tiens à l'avoir sous mes yeux, afin de suivre mieux les phases du mal.

Ensuite Rodolphe raconta comment l'accident était arrivé. Il n'y avait rien de bien surprenant en cela. Les accidents de chasse sont si fréquents.

Cependant une pensée amère, atroce peut-être, entrait dans l'esprit de Léontine. Elle voulait s'en débarrasser, la chasser comme un mauvais rêve, comme un cauchemar, et elle revenait toujours, comme l'onde que l'on repousse avec un aviron.



III


Les chasseurs, Vilbertin en tête, rentrèrent dans la ville, avec le caribou qu'ils avaient tué, étendu sur un traîneau. La nouvelle de l'accident se répandit vite. Ce fut toute une journée le sujet de la conversation.

--Il me semblait, disait le notaire, que je ne pouvais pas être toujours heureux à la chasse; j'avais comme un pressentiment de ce qui devait arriver, et je crois que je ne serais point parti, si les autres ne m'avaient entraîné...

Il disait encore:

--Un accident est vite arrivé. Nous venions d'apercevoir le caribou. Ce fut un cri général. Le sioux prit les devants, l'Abénaqui suivait en imprimant à sa carabine un mouvement de va-et-vient dangereux. Je le voyais bien et j'allais lui dire de faire attention. Tout à coup. Vlan! Vlan! deux détonations. Une branche probablement avait fait partir la gâchette... C'est dommage, la chasse promettait, et c'est si plaisant de courir les bois en hiver!.... Pourtant, je crois bien que je n'y retournerai plus... Après un malheur comme celui-là... Si le pauvre diable pouvait en revenir!

Le soir il y eut réunion des chasseurs chez D'Aucheron. On parla beaucoup de l'accident. Madame D'Aucheron demanda discrètement au notaire s'il pensait le sioux mortellement atteint. Il répondit de même que les apparences le faisaient croire. La malheureuse reprenait, comme malgré elle, ses rêves de vanité, d'ambition de richesses, de luxe.... et sa fille redevenait une chose à exploiter......

La Longue chevelure fut amené chez le docteur Rodolphe. Il éprouva d'abord un mieux sensible puis une rechute. Une fièvre brûlante s'empara de lui. Il eut le délire.

Léontine se tenait à son chevet, et quand Ida revenait de sa classe, elle remplaçait son amie pour lui permettre de se reposer un peu. Le soir, elles veillaient toutes deux avec un dévouement d'enfants pour un père bien-aimé. Tour à tour, avec des linges imbibés d'eau froide, elles lavaient le front et la tête du malade; elles mettaient de la glace sur ses lèvres enflammées par la fièvre. Puis elles priaient avec une ardente ferveur. Rien n'était touchant comme de voir ces deux anges de la terre disputer à la mort sa victime. Parfois la mort vaincue s'éloignait et l'espérance rentrait dans l'âme des jeunes filles. Le médecin luttait aussi de toutes les forces de son énergie, de toutes les ressources de la science..... La lutte était étrange et belle.

Là-bas, dans la ville, trois êtres misérables se cherchaient comme les ombres cherchent les ombres, sans bruit, sans amour, sans charité, pour se communiquer les rumeurs saisies au vol. Ils prenaient un suprême intérêt à la lutte qui se livrait loin d'eux. Ce qu'ils pouvaient faire, ils l'avaient essayé. Ils n'avaient plus qu'à suivre d'un oeil inquiet les péripéties du combat. Les voeux qu'ils formaient n'étaient point pour le triomphe des anges et du jeune médecin, mais pour le triomphe de la mort. Elle tardait bien cette mort pourtant si vorace d'habitude.... elle tardait bien à venir.

Un jour, la rumeur apporta une nouvelle terrible pour les trois conjurés... La Longue chevelure avait le délire....Il allait mourir peut-être.... Mais ce n'est pas cela qui les effrayait. Dans sa folie il avait parlé; dans son délire il avait jeté un nom en pâture à la curiosité du monde, et plusieurs l'avaient entendu ce nom qui réveillait un triste souvenir. Il avait parlé de Sougraine.

--Ne tire pas, Sougraine, avait-il dit, si je le manque, tu l'attaqueras à ton tour.

Il faisait évidemment allusion à la chasse. Il avait dit encore:

--La Langue muette, cache-toi bien, car si l'on devine que tu es Sougraine, tu seras poursuivi comme le caribou de la forêt par le chasseur implacable...

Puis:

--Elle est méconnaissable, cette malheureuse Elmire, sous ses riches vêtements de dame.... Je ne peux cependant pas les laisser périr dans les flammes; il faut que je les sauve encore... Ils me tueront ensuite, mais n'importe, j'aurai fait mon devoir.

Une nuit entre autres il ne cessa de parler.

A ce nom de Sougraine une foule de pensées assaillirent l'esprit d'Ida. Elle se souvint de l'histoire lamentable racontée par le siou, le soir du bal et de l'évanouissement de madame D'Aucheron. Léontine, elle, avait des frémissements de terreur. Elle entrevoyait la vérité à travers le sombre tissu des événements, comme à travers des ombres flottantes on aperçoit une lumière encore vague... Elle avait peur de comprendre, de voir trop nettement dans ces mystères redoutables. Et pourtant quelque chose lui disait qu'il y avait un mensonge dans ce qu'elle avait entendu; qu'elle n'était pas l'enfant du crime, et que sa délivrance et son salut sortiraient de la ruine des siens. Elle aurait bien voulu épancher ses craintes et ses frayeurs dans l'âme de son amie, mais elle n'avait pas le droit de parler.

Elle passa une partie de cette nuit en prière. Ida, remarquant son extrême inquiétude et sa tristesse amère, s'unissait à elle pour prier.



IV


Quelque temps après, l'Abénaqui, fort tranquille en apparence, savourait un verre de whiskey en songeant au blessé de St. Raymond, dans un des nombreux estaminets de la basse ville. Il était seul. Plusieurs jeunes gens entrèrent et, debout près du comptoir, se firent verser à boire.

--Savez-vous la nouvelle? demanda l'un d'eux.

--Non, quelle nouvelle?

--Il paraît que Sougraine est revenu....

--Quel Sougraine?

--Un sauvage qui a tué sa femme et enlevé une jeune fille, il y a vingt ans.

--Et il est revenu? pourquoi?

--Pour se faire pendre, je suppose....

--Comment sais-tu cela?

--C'est lui, parait-il, qui a, dans une partie de chasse, envoyé une balle à ce beau siou, la Longue chevelure.... sous prétexte de tuer un caribou.

--C'est assez singulier, cela. Est-il arrêté?

--Je ne crois pas. On le cherche.

Pendant ce dialogue Sougraine éprouva toute les angoisses par lesquelles un homme peut passer. Des sueurs froides lui coulaient des tempes sur les joues et ses dents claquaient de frayeur.

La fille qui servait au comptoir ouvrait la bouche pour dire:

--Je crois que c'est lui qui est assis là-bas, à cette table, mais un sentiment de pitié l'arrêta.

--Il y a vingt ans, pensa-t-elle.... Mon Dieu, il doit avoir expié suffisamment sa faute.... qu'il s'échappe s'il le peut.

Les jeunes gens sortirent.

Sougraine était trop inquiet pour demeurer plus longtemps dans cet maison ouverte à la foule. Il sentait bien qu'il ne lui restait qu'une chose à faire, disparaître. Il lui en coûtait cependant de laisser le notaire et madame D'Aucheron recueillir seuls le fruit de la partie de chasse. Il décida de se rendre chez Vilbertin pour avoir des nouvelles. Il sortit, la tête basse, mais regardant sournoisement autour de lui pour voir s'il n'y avait rien de suspect. Il suivit les rues les plus désertes. Il rencontra chemin faisant quelques agents de police et, chaque fois, il sentit une sueur perler sur son front, un frisson parcourir tous ses membres. Il était tenté de courir à toutes jambes, au risque de donner l'éveil. Il est si naturel de se sauver quand on a peur. A la tombée de la nuit il entra chez Vilbertin.

Le notaire n'était pas, non plus, d'une gaieté folle. Il voyait clairement maintenant sa coupable sottise. Ses paupières se dessillaient et l'aveuglement qui précède toujours un crime faisait place aux lumières de la raison.... Avant la faute on ne voit que les jouissances promises, après, l'on suppute avec amertume ce qu'elles nous coûtent.

En voyant entrer l'indien, il devint d'une pâleur extrême et se prit à trembler.

--Savez-vous, dit-il, d'une voix basse et profondément émue, que le sioux a parlé et que votre vrai nom est connu maintenant?

--Les paroles d'un fou, cela ne compte guère, répliqua l'indien.

--La curiosité se réveille et l'on voudra savoir ce qu'il y a de vrai dans ces révélations dues à la fièvre: on vous fera arrêter, c'est sûr. Si vous êtes Sougraine, vous n'échapperez point; ne vous faites pas d'illusion.

--Oh! non l'indien n'est pas Sougraine!

--Alors vous n'avez rien à craindre, restez en paix, attendez les événements.

--Si l'indien s'éloigne, combien lui donneras-tu?

--Mais si vous ne partez pas c'est la prison, le pénitencier, l'échafaud, peut-être, qui vous attend. Allez-vous jouer ainsi votre vie? Vous pouvez fuir, il en est temps encore. Demain il sera peut-être trop tard....

--L'indien n'ira pas tout seul dans la prison, au pénitencier, sur l'échaufaud....

--Comment? fit le notaire effrayé, voudriez-vous nous perdre? pourquoi? quel mal vous avons-nous fait?

--L'indien veut être en bonne compagnie. Tout seul, il sera traité sans pitié; avec un gros monsieur et une grosse dame, il sera entouré de respect.

--Sougraine, allez-vous en, je vous en conjure!...

--Combien paies-tu?

Le notaire, écrasé sous une pensée de scandale, de trahison, d'ignominie et de pitié, crut être généreux en offrant vingt-cinq dollars à l'indien.... Sougraine éclata de rire, et ce rire moqueur fendit l'âme de l'avare Vilbertin.

--Quoi! pensa-t-il, ce n'est pas assez de se voir exposé à la honte, à la mort, au gibet.... il faut encore donner son argent....

Il fit un effort suprême.

--Cent dollars, offrit-il avec une angoisse profonde....

L'indien rit encore. Il se sentait heureux de faire à son tour l'office de bourreau.

Vilbertin se ravisa.

--Vous refusez, dit-il, soit, vous n'aurez rien. Nous n'avons point peur de vous; nous sommes deux pour contredire vos paroles mensongères. Les juges comprendront bien que je n'avais aucun intérêt à faire disparaître la Longue chevelure. Il ne m'a jamais fait de mal, cet homme-là; je n'ai rien à craindre de sa part. Il me connaît à peine. C'est vous qui le craigniez avec raison, et qui désiriez sa mort, puisqu'il savait votre nom et pouvait vous livrer à la justice des hommes.

Sougraine comprit que le notaire et madame D'Aucheron pouvaient, en effet, fort bien se tirer d'affaire, et que lui, leur instrument, il serait aisément sacrifié. Il ne lui servirait de rien d'essayer à les compromettre. Il aggraverait sa position, voilà tout. On pourrait être indulgent pour une faute vieille de vingt années, car on supposerait un long repentir; mais un crime nouveau s'aggraverait de toute la hideur des crimes précédents....

Il reprit après quelques minutes.

--On va s'enfuir, c'est bon, donne les cent dollars.

--Je serais bien fou de payer pour vous empêcher d'être pris, lorsque vous pouvez fuir aisément si vous le voulez. C'est votre affaire. Restez ou partez, cela m'est égal.

Sougraine suppliait à son tour.

--L'indien est pauvre, disait-il, il aura besoin de donner beaucoup d'argent pour se sauver loin; il ne pourra pas travailler pour gagner son pain. Il devra se tenir caché le jour, marcher la nuit... donne les cent dollars et il part tout de suite. Tu vas être heureux, toi, et tu vas épouser une belle jeune fille que tu aimes beaucoup.

Vilbertin s'attendrissait: il allait donner les cent dollars.

--Oh! si tu savais, continua Sougraine, si tu savais de qui elle est l'enfant, cette jeune fille!... On va te le dire puisque l'on s'enfuit pour ne jamais revenir. Tu ne feras pas voir que tu le sais... pas même à sa mère, madame D'Aucheron. Madame D'Aucheron est sa mère. Et son père... eh bien! son père, c'est moi!

--Vous! Vous! Ah! vous me trompez, Sougraine, s'écria le notaire, hors de lui. Ce n'est pas possible! Ai-je bien entendu! Malédictions!!

--Si l'indien te trompe, c'est qu'il aurait été trompé lui-même. Madame D'Aucheron lui a dit que Léontine est sa fille...

--Comment madame D'Aucheron sait-elle cela? Comment? Parlez, mais parlez donc!

Et Vilbertin, suffoqué, frappait du pied, se tordait les bras.

--Voila le fond de l'affaire... on te racontera tout, puisque l'on part pour ne plus revenir. Tu n'en diras mot à personne... Tu vas comprendre pourquoi l'indien avait de l'influence sur madame D'Aucheron... comme tu as compris pourquoi la Longue chevelure était son maître à lui l'indien. Madame D'Aucheron, c'est Elmire Audet, la jeune fille que j'avais enlevée...

Le notaire faillit tomber à la renverse. Il se passait la main sur le front comme pour en enlever des nuages qui obscurcissaient ses idées.

--Est-ce possible? murmurait-il, est-ce possible? Maudite destinée! Enfer! démon!

Tu comprends, on lui disait: fais ceci, fais cela et elle faisait comme on lui disait. Donne notre fille à monsieur le ministre, donne-la plutôt à monsieur le notaire, ou à M. Rodolphe... sinon on te dénoncera... et tu seras perdue.... Et la jeune fille passait de l'un à l'autre. La peur du scandale.... de la honte, c'est fort cela... Comprends-tu?

--Le notaire marchait à grands pas dans son étude, toujours la main sur son front:

--C'est affreux, ce que vous m'avez révélé, Sougraine, oui c'est affreux! Vous me tuez.... Vous me tuez. Vous me volez mon bonheur... O désespoir, ô malédiction! elle, votre fille? Ce n'est pas vrai! Dites-moi que ce n'est pas vrai... et je vous donne de l'or tant que vous en voudrez; qu'ai-je besoin d'argent, moi, maintenant, puisque je suis voué à la honte, à la douleur? puisqu'elle ne sera jamais ma femme, elle, Léontine?... j'aurais été si heureux! si heureux! Qu'êtes vous venu faire ici, vous, après cette longue absence? Troubler notre repos... ruiner nos espérances, empoisonner notre vie...

--L'Indien est venu chercher ses enfants, dit Sougraine d'une voix, sombre, car il les aime encore...

--Vos enfants! vos enfants! c'est faux!... vous ne les aimez point. Partez si vous les aimez encore; ne troublez point leur repos, ne les couvrez pas d'ignominie.... Croyez-vous qu'ils pourraient vous aimer, eux?

--Des enfants n'aiment-ils pas toujours leur père?

--Vous vous trompez... moi je suis votre fils... et je vous hais...

Sougraine recula épouvanté...

--Mon fils? toi, mon fils?

Sa voix tremblait, ses mains cherchaient un appui...

--Oui, je suis votre fils... répondit le notaire d'une voix sombre.

--Mon fils? tu es mon fils?... lequel! Louis ou Adélard?

--Adélard est mort il y a longtemps... Il est bien heureux, lui!...

Sougraine tomba à genoux:

--Mon enfant, pardonne à ton père, supplia-t-il...

Le notaire ne répondait rien, Sougraine demeurait à genoux. Il répéta:

--Pardonne à ton père, mon enfant...

--Sauvez-vous avant qu'il soit trop tard, répliqua Vilbertin en proie au désespoir, sauvez-vous.

Sougraine ne bougeait pas. Il était toujours à genoux. Le notaire reprit:

Partez, vous dis-je; si vous êtes coupable nul ne pourra vous sauver...

--Sougraine est coupable d'avoir enlevé une jeune fille et d'avoir abandonné ses enfants... C'est un grand mal, il le sait bien, mais il n'a point tué votre mère.....

--Quoiqu'il en soit, vous ne pouvez pas demeurer ici, vous le comprenez. Voici quelques dollars, adieu...

Sougraine, chassé par son fils, profita de la nuit pour sortir de la ville. Le notaire se mit au lit, mais son esprit exalté fut assailli par une volée de pensées étranges. Dans son angoisse il s'accrochait à des espérances incroyables. J'irai chez la D'Aucheron, se disait-il, je saurai tout. Il faudra bien qu'elle parle.



V


Le notaire Vilbertin était en effet l'un des enfants de Sougraine, le petit lutin, comme l'appelait son oncle Louis-Thomas qui le garda quelque temps chez lui, après la fuite de l'abénaqui avec Elmire Audet. Un notaire de la paroisse voisine, nommé Vilbertin, l'ayant vu, lui trouva de l'esprit, de l'intelligence, l'emmena chez lui, le fit étudier, et lui donna son nom, son étude et sa fille unique, sans autre condition que de pratiquer consciencieusement et de rendre sa femme heureuse. Peu de temps après l'obligeant notaire mourait presque subitement. A son lit de mort il appela son gendre et lui parla tout bas. Il lui montra une lettre qu'il fit jeter à la poste par un serviteur. C'était une lettre qu'il écrivait à madame Villor. Le malheureux gendre pâlit et se troubla mais ce ne fut pas long. Il fit de la tête un signe affirmatif et laissa le beau-père mourir en paix. Quelques semaines après sa femme suivait son père dans la tombe en lui léguant tout ce qu'elle possédait. Alors il partit, la laissant dans le cimetière de sa paroisse natale auprès des siens.

Vilbertin se rendit chez madame D'Aucheron. Une personne moins agitée, moins troublée qu'elle, eut remarqué du premier coup d'oeil le bouleversement du notaire.

--Vous savez, madame, commença-t-il, qu'il n'est question dans la Ville que de l'affaire Sougraine.

Quelle affaire? demanda-t-elle en pâlissant.

Une affaire madame, qui date de vingt-trois ans. Vous vous en souvenez?

Ce dernier mot était cruel et cruellement dit. Madame D'Aucheron éprouva une torture au fond du coeur.

--J'ai vu Sougraine, hier soir, reprit le notaire, et il m'a tout avoué. Il m'a dit qui vous êtes.

--Moi? fit madame D'Aucheron.

--Oui, vous... Et je lui ai dit qui je suis, et sa surprise a égalé la mienne. Vous êtes, vous, Elmire Audet....

Madame D'Aucheron, la tête basse, ne répondit point.

--Je suis venu vous demander si mademoiselle Léontine est ma soeur.... Parlez, soyez franche, dites, est-elle ma soeur?

--Votre soeur?... je ne sais point.... je ne comprends rien à ce que vous me demandez....

--Vous allez comprendre. Je suis Louis, l'un des enfants de Sougraine....

--Vous? vous? Louis? le fils de Sougraine? Est-ce possible?.... Et elle le regardait de ses grands yeux bleus hagards....

--Léontine est-elle ma soeur?

Madame D'Aucheron se mit à rire....

--Non je vous le jure, elle n'est pas votre soeur. J'ai dit un mensonge à votre père pour sauver la paix de ma maison.... Hélas! cela n'aura servi à rien.

--Dieu soit loué! s'écria le notaire.... tout n'est pas perdu encore.

Il s'abandonnait à une joie folle....

--Vous avez un autre frère... je ne sais point s'il vit.... je n'ai eu connaissance de rien, et l'on ne m'a jamais rien dit....

Le notaire revenait à son étude tout fier, tout palpitant, tout à ses amours un instant compromises.

--Dès que mon père sera loin, se disait-il, je profiterai de mes avantages sur mes rivaux; je serai, à mon tour, maître de ces gens-là... Il m'est bien égal d'être appelé Sougraine ou Vilbertin. On ne peut rien me faire à moi... Et puis, je suis riche, on me respectera... en ma présence, du moins. En arrière, on dira ce qu'on voudra... Madame D'Aucheron, elle, ce n'est pas la même chose.... Si elle tombe... elle tombe dans la boue.... Une grande dame ne se laisse pas traîner dans la fange comme cela. Elle fera bien des sacrifices avant de consentir à cette dégradation... J'aurai Léontine. O mon amour, tu n'es pas perdu!... Quand je pense à la peur que j'ai eue!... j'en frissonne encore... Elle, ma soeur? Bah! ça n'avait pas de bon sens... je le sentais bien... Vilbertin, tu vas te tirer d'affaire. Que le diable emporte les autres... Chacun pour soi... Les autres ne voudront peut-être pas épouser une jeune fille élevée par Elmire Audet, par Elmire Audet déchue, avilie, ridiculisée... montrée au doigt... Moi je l'emmènerai dans la solitude... je l'aurai à moi seul... Oh! qu'elle soit un objet de honte pour tous si je ne puis l'obtenir qu'à ce prix-là...



VI


Monsieur Le Pêcheur gardait rancune à Sougraine; il se mit en frais de découvrir sa retraite, et lança une meute de policiers sur ses traces.

--Si je le pince, se promettait-il, il verra!... je lui apprendrai à venir troubler mes amours.... Mais comment pouvait-il avoir tant d'influence sur madame D'Aucheron? se demandait-il?

Et il cherchait. Il avait l'esprit inventif, de l'audace dans la conception, de la curiosité dans le caractère, et ne s'effrayait devant aucune supposition quelqu'absurde qu'elle fut....

--Si c'était cela! se dit-il, tout haut, en se frappant le front comme un homme qui veut en faire jaillir une étincelle... si c'était cela! car enfin, il y a quelque chose, c'est sûr. Il faut voir.

Quelques heures après il présentait ses hommages à madame D'Aucheron. Léontine venait d'arriver et les nouvelles qu'elle apportait étaient des meilleures. La longue chevelure échappait à la mort; la science et la charité chantaient leur hymne de triomphe, et madame Villor commençait à se lever, marchait sans le secours de personne. La maison du médecin s'emplissait de chants et de gaieté.

--Vous savez sans doute, commença le jeune ministre que notre ami la Langue muette était un misérable enleveur de fille, un assassin, peut-être...

--J'ai vu ce que les journaux en disent, répondit madame D'Aucheron.

--Comment avez-vous pu être trompée, vous surtout, mesdames, qui avez un instinct si merveilleux?

--Nous ne faisons cependant pas métier d'épier les gens, répondit Léontine en souriant avec malice.

--J'espère, au moins, que vous ne faites pas, non plus, métier de protéger les scélérats en rupture de ban, reprit le ministre.

--Nous protégeons nos hôtes quelqu'ils soient, dit madame D'Aucheron; mais nous nous efforçons de recevoir des gens honnêtes seulement.

--Ce serait drôle, continua le ministre, si nous allions découvrir Elmire Audet, maintenant.... Elle se cache sans doute quelque part... qui sait? elle est peut-être une grande dame aujourd'hui... une dame louée, aimée, admirée de tout le monde...

Il pouvait parler, le ministre, on ne songeait pas à l'interrompre, tant la surprise était grande chez madame D'Aucheron et sa fille. Une même pensée les atteignait au coeur:

--Il sait tout; c'est fini...

Il revenait encore ce tourbillon noir: la honte, la peur, les terreurs, l'ignominie.... Et tout cela dansait, glissait, s'agitait lugubrement, confusément comme les cendres et les charbons d'un âtre immense où passe un souffle de tempête. Le ministre continuait toujours avec méchanceté:

--Je crois que je sais où la prendre, cette jolie femme aux yeux bleus; car elle avait les yeux bleus, la jeune Elmire. Elle aura vieilli un peu. Les femmes même les plus aimables sont soumises à cette inéluctable loi; mais je parie qu'on pourra la reconnaître encore. Il reste toujours quelque chose des traits de la jeunesse sur les visages les plus vieux. On soulève les rides et les teintes roses des fraîches années apparaissent encore. Qu'est-ce que je fais? parler de rides, c'est absurde. Elmire n'a pas plus de 40 ans maintenant, l'âge de la beauté parfaite, votre âge, madame, j'en ferais le pari.... Voyons, dites, est-ce que je me trompe beaucoup?

--Vous êtes bien cruel, monsieur, dit Léontine et vous n'avez pas la générosité d'un gentilhomme.

Elle se leva pour sortir.

--Je puis laisser échapper Sougraine, madame, si vous le désirez, vous n'avez qu'à parler.

--La clémence est une vertu divine, dit encore mademoiselle D'Aucheron, debout, prête à s'éloigner.

Madame D'Aucheron gardait le silence.

--L'amour est une chose divine aussi, répondit le ministre; je vous promets la clémence, mademoiselle, si vous me donnez l'amour....

--Jamais, monsieur; j'ai choisi mon époux.

Elle quitta le salon. Sa mère resta seule avec monsieur le Pêcheur.

Le Pêcheur se leva à son tour. Il était très froissé.

--Je sais votre secret, madame, dit-il froidement: j'avais deviné juste. Sougraine sera pris et vous verrez ce qui s'en suivra.



VII


Quelques jours plus tard, un homme armé d'une carabine, des raquettes aux pieds, errait à l'aventure dans les bois que traverse la rivière Batiscan, au-dessus de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. Il paraissait accablé de tristesse autant que de fatigue, et le soir, quand le silence envahissait la forêt et que tout se confondait dans un océan de ténèbres, il entrait dans une cabane de bûcheron, abandonnée depuis longtemps, et là, s'endormait sur un lit de branches. Il avait épuisé sa provision de poudre et de plomb, et sa carabine, fidèle amie des anciens jours, lui devenait inutile.

Quelques jeunes gens qui venaient de couper des billots vers le haut de la rivière, remarquèrent des traces de raquettes et se dirent entre eux qu'il devait y avoir un trappeur en ces endroits. Ils entrèrent dans la cabane pour y passer la nuit, car il se faisait tard, déjà. Ils ne furent pas surpris d'y trouver un chasseur. C'est l'habitude de ceux qui errent dans les bois, en hiver, de chercher un refuge dans les chantiers.

Sougraine,--car le chasseur c'était lui--réveillé en sursaut par le bruit que firent en entrant les bûcherons, s'élança vers la porte pour s'échapper.

--Eh! l'ami, dit l'un des survenants, vous êtes bien peureux... nous ne sommes pas des ours.

--Un sauvage! remarqua quelqu'un de la bande.

--La chasse est elle bonne? demanda un autre.

--La chasse ne paie guère encore, répondit Sougraine: on a tendu des collets aujourd'hui; on ne sait pas quelle chance on aura.

--Y a-t-il longtemps que vous avez laissé les habitations? Quelles nouvelles?

--Oh! non, il n'y a pas longtemps....

--D'où venez vous? de Lorette?

--Oui, de Lorette.

Il était content de faire croire cela. Le mensonge était petit et les conséquences pouvaient en être grandes.

--Comme ça, vous n'avez pas de nouvelles de Notre-Dame-des-Anges, fit un jeune homme. J'aurais pourtant voulu savoir comment se portent ma vieille mère et ma jeune blonde.... Mais je le saurai demain.

--Bah! la mère Audet est taillée pour vivre un siècle, reprit le plus vieux de la bande, et la petite Fradette, ta blonde, serait bien folle de ne pas fréquenter un peu pour se consoler de ton absence.

Au nom de la mère Audet, Sougraine eut un frisson. C'était un des frères d'Elmire qu'il voyait là, devant lui?...

La causerie ne fut pas longue, et tous ces hommes durs à la fatigue, rudes au travail, s'endormirent d'un profond sommeil, dans leur hutte de bois rond, sur des rameaux de sapin. Seul, Sougraine fut longtemps avant de clore les paupières, tant son esprit était cruellement tourmenté.

Les hommes de chantier partirent dès le point du jour. La première chose qu'ils apprirent en arrivant à Notre-Dame-des-Anges fut le retour de Sougraine.

--Il est à Québec, assurait-on. Il a été reconnu. Les gazettes annoncent une récompense de la part du gouvernement à celui qui l'arrêtera.

--Parions, s'écria Audet, que c'est lui que nous avons rencontré, dans la cabane à billots, la nuit dernière.... Je m'explique sa frayeur, maintenant.... Si nous avions pu deviner!

Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit dans la paroisse, que Sougraine se cachait dans un chantier abandonné, sur le bord de la rivière Batiscan, à quelques milles seulement dans la forêt, et l'on organisa une expédition pour l'aller surprendre.

Sougraine prévit ce qui devait arriver. Vers le soir il sortit de la cabane et, marchant avec une grande précaution, il suivit le cours de la rivière pendant quelques arpents. Il s'arrêta près d'un amas de racines et de branches, reste d'un arbre arraché du sol un jour de tempête, attendant en ce lieu que les ombres fussent assez épaisses pour lui permettre de fuir sans être aperçu. Il venait de se réfugier en cet endroit, quand il entendit des voix et un bruit de raquettes sur la neige durcie. Quelques instants après il vit, dans la pénombre, un groupe noir qui s'avançait sur le lit gelé de la rivière. Les voix devenaient plus distinctes.

--Il ne nous échappera pas, s'il est encore dans la cabane, disait l'un de ceux qui approchaient.

--Nous ferions mieux d'attendre, dit un autre; il peut nous voir arriver.

Et la troupe s'arrêta.

--Nous n'allons pas rester ici, plantés comme des piquets, au beau milieu de la neige, repartit une voix.

--Avec cela qu'il ne fait pas chaud. Nous sommes exposés au vent comme des girouettes.

--Il y a là, tout près, un tas de branches qui feraient un excellent abri.

Celui qui disait cela montrait, de la main, l'endroit ou s'était réfugié l'abénaqui.

La troupe se dirigea vers l'arbre tombé. Sougraine ne pouvait pas fuir sans être vu. Les gens s'étaient mis au pas de course, à qui arriverait le premier.

Un moment il perdit la tête, demeura immobile, les yeux fixés sur ces hommes qui le traquaient, comme le charmeur qui regarde le serpent pour le désarmer. L'instinct de la conservation lui revenant tout à coup, il ôta ses raquettes et se fourra sous le tronc, passant à travers les branches que la neige n'avait pas entièrement recouvertes.

--On est mieux ici que sur la glace, observa l'un des chasseurs d'hommes, en s'asseyant sur un tronc d'arbre pourri.

--Il y a des pistes, observa un autre. Notre individu à du passer par ici.

--Nous ne sommes pas loin du chantier, ajouta un troisième.

Le fugitif, blotti dans la neige, ramassé sur lui-même, tremblant, retenant son haleine, éprouvait des tourments qui lui semblaient longs comme l'éternité. Il se demandait s'ils ne partiraient pas bientôt; s'ils allaient passer la nuit là. Il devait être nuit enfin. L'obscurité ne venait donc point, ce soir-là, sous la forêt? Ses pieds s'engourdissaient. Ils gelaient peut-être. S'il allait se geler les pieds!... Oh! il mourrait là, dans sa cachette, comme un fauve. On le trouverait au printemps. Les ours le dévoreraient peut-être.... Ce serait affreux, cette mort lente, dans le désert, sans une prière, sans un prêtre,... Mourir sans confession, sans recevoir le pardon de ses fautes... Mais, non! il ne gelait point.... Ce n'était rien que de l'engourdissement. Tout à l'heure il sortirait et ses pieds seraient encore dispos et rapides... Ses pieds! il ne les sentait plus. Il les remuait peut-être, mais il n'en était pas sûr... Ses mains! l'une était sous lui, plongée dans la neige froide, l'autre se crispait sur un tronçon de branche.

Et les hommes qui le traquaient riaient et discouraient ensemble. Tout à coup un grognement sourd et rauque sortit du fond de l'antre formé par le pied de l'arbre affaissé sur ses énormes racines. Sougraine frémit. Il leva quelque peu la tête et crut voir, plus avant sous le tronc, deux yeux ardents qui le regardaient fixement dans l'obscurité.

Il voulut reculer sans faire crier la neige, sans faire craquer une branche, car le moindre bruit pouvait attirer l'attention des hommes ou exciter la bête dont il profanait l'asile. Au premier mouvement qu'il fit, un rameau sec cassa, et l'animal gronda plus fort.

Une sueur abondante et glacée coulait maintenant sur ses membres, et des transes amères torturaient son âme. Devant lui, un fauve cruel et affamé, irrité d'être dérangé dans sa retraite, derrière, des hommes qui le guettaient pour lui faire expier une faute que le repentir avait sans doute effacée depuis longtemps. Alternative épouvantable! Les hommes sans pitié le conduiraient à l'échafaud, la bête le dévorerait tout vif... Après tout, s'il ne bougeait plus, s'il demeurait là, immobile comme un cadavre, l'animal l'oublierait peut-être, ou lui pardonnerait de l'avoir troublé dans son repaire. Mais il ne pourrait pas rester là longtemps: il y mourrait. Il fit un nouveau mouvement de recul.

--Avez-vous entendu? demanda quelqu'un de la bande.

--Oui, un grondement sourd qui sortait de là, fit un autre, en montrant l'arbre arraché qui leur servait d'abri.

--Il se pourrait qu'un ours y fut caché. Baptiste Lanouette en a tué un pas bien loin d'ici, l'hiver dernier.

Un nouveau grognement sortit du repaire et tous s'éloignèrent subitement.

--Sougraine aussi sortit de son gîte. L'ours poussa un cri féroce mais n'osa pas le suivre. Ces animaux-là ne marchent guère sur la neige molle. Ils s'enferment l'automne dans un arbre creux ou se cachent sous un tas de branches, d'où ils ne sortent que le printemps pour se mettre en quête de leur nourriture.

Quand l'obscurité fut assez épaisse, Sougraine prit le chemin des habitations, marchant d'abord avec peine à cause de l'engourdissement de ses pieds, et titubant comme un homme ivre. La nuit était avancée quand il arriva aux premières maisons. Tout reposait dans un calme profond, seul le coeur troublé du malheureux fugitif s'agitait convulsivement dans cette paix universelle.



VIII


Un missionnaire de l'ouest venait d'arriver à Québec. Il se nommait François-Xavier Blanchet, était natif de l'une de nos jolies paroisses de la rive sud. Il se consacrait aux missions des côtes du Pacifique depuis sa jeunesse. Il pouvait avoir cinquante ans. Il était grand, un peu courbé par l'habitude des longues marches dans les montagnes, plein de zèle pour le salut des hommes et doué d'une énergie indomptable. Il avait pour devise: Quand on veut on peut. Il fut vite au courant des nouvelles qui défrayaient la ville depuis quelques jours. On lui demanda s'il n'avait pas, par hasard, rencontré Sougraine, autrefois, dans ses pérégrinations. Il ne se souvenait pas de lui. Mais quand on lui parla de la Longue chevelure, il n'écouta plus avec la même indifférence. Il avait beaucoup entendu parler de ce fier sioux que les siens voulurent un jour mettre à mort. Il savait sa vie aventureuse, ses actions chrétiennes, sa condamnation à mort et sa délivrance par deux vieillards convertis. Il exprima le désir de le voir.

On lui dit qu'il était à St. Raymond. Il s'y rendit avec l'abbé Pâquet, un ancien compagnon de classe.

La Longue chevelure éprouva une indicible joie à la vue du missionnaire des Montagnes Rocheuses.

--Mon père, commença-t-il, je n'ai guère l'air d'un chasseur sioux mourant. Ce n'est pas ainsi d'ordinaire que l'on meurt dans ma tribu... sur un bon lit de duvet, dans une chambre bien chaude, avec des amis dévoués qui prient.

Puis il ajouta:

--Ce serait ridicule, n'est-ce pas, d'avoir échappé à tant de dangers, pendant une vie d'aventures comme la mienne, pour venir se faire tuer prosaïquement, dans une partie de chasse.

--Mais vous ne mourrez pas, vous êtes hors de danger, m'assure-t-on. J'ai moi-même un peu d'expérience en ces matières et je ne vois que d'excellents symptômes répliqua le missionnaire.

--En effet, je me trouve mieux...

--Pensez-vous, continua le prêtre, que vous étiez dans un moindre danger, il y a vingt ans, quand le conseil de guerre des sioux vous avait jugé et condamné?

--C'est vrai, dit la Longue chevelure, et je ne comprends pas comment j'ai été sauvé.

--Je le sais moi. Un jour, deux vieillards entrèrent dans ma cabane et se jetèrent à mes genoux en pleurant. Je fus étonné, car ce n'est que rarement que l'on voit pleurer des guerriers sioux.

--Quelles grandes douleurs remplissent-elles donc le coeur des courageux guerriers de la plus vaillante tribu? leur demandai-je avec douceur.

--Les guerriers, dans leur ignorance, ont fait bien du mal, me répondirent-ils; ils veulent connaître ton Dieu et l'adorer.

Ils me dirent que mon Dieu était bon puisqu'il ordonnait de rendre aux pères infortunés les corps de leurs fils; qu'il était juste, puisqu'il punissait le mal et récompensait le bien; qu'il était miséricordieux puisqu'il pardonnait tout à ceux qui l'imploraient avec humilité. Ils me racontèrent plus en détail la mort de leur deux fils, et comment vous aviez chassé les corbeaux qui venaient se repaître de leurs cadavres, en attendant qu'on put leur donner la sépulture. C'est cette bonne action qui les a touchés. Quand ils virent que vous étiez voué à une mort cruelle, ils résolurent de vous sauver. Ils étaient cependant dans un grand embarras, ne sachant comment faire pour tromper la vigilance des gardiens que l'on avait mis à la porte de votre wigwam et le temps pressait, la nuit arrivait, la dernière nuit que vous deviez passer sur la terre. Ils pensèrent à gagner les sentinelles par des promesses, mais si par malheur, l'une d'elles résistait, elle donnerait l'éveil, et toute chance de vous délivrer s'évanouissait alors. Ils auraient pu mettre le trouble dans le camp, en répandant une fausse rumeur d'attaque, mais on vous aurait égorgé immédiatement; c'était l'ordre. Tuer les sentinelles, voilà ce qu'ils allaient faire dans leur reconnaissance extrême, ces pauvres vieillards, et déjà leurs arcs tendus frémissaient dans leurs mains, quand l'un d'eux, se souvenant qu'il vous avait souvent vu prier le Seigneur, se jeta à genoux en disant:

--O grand Esprit qu'adore mon frère La Longue chevelure, viens à notre secours.

Alors, m'ont-ils tous deux assuré, une femme vêtue de blanc leur est apparue et leur a dit de la suivre. Dans leur étonnement ils ont laissé tomber leurs arcs et leurs flèches. Cette femme, ils la reconnurent bien, c'était la vôtre.

--Tu n'es donc pas morte, lui demandèrent-ils... tu n'as donc pas été tuée?...

--Ce sont vos fils qui m'ont assassinée, répondit la femme blanche, et elle se dirigea vers votre cabane.

Ils la suivirent en priant le Dieu qu'ils ne connaissaient pas encore. Les sentinelles dormaient. Ils entrèrent, défirent vos liens et vous conduisirent loin du campement, dans un endroit où vous alliez prier souvent, sur un tapis de gazon, au pied d'un rocher marqué d'une grande croix rouge.

--C'est l'endroit où mon père est mort, dit la Longue chevelure, fort impressionné. Je croyais avoir été le jouet d'un rêve étrange, pendant cette nuit-là, continua-t-il et je pensais apprendre un jour que ma délivrance n'avait rien eu que de fort naturel. Je n'étais pas digne de cette mystérieuse intervention de l'ange qui m'avait tant aimé ici-bas.

--N'oubliez jamais, dit le prêtre, combien le seigneur s'est montré miséricordieux envers vous.



IX


--Personne ici! fit avec un désappointement singulier, le premier des limiers qui entra dans la cabane où s'était d'abord réfugié Sougraine.

--Il me semblait, dit un autre, qu'il n'attendrait pas notre arrivée. Il sortira du bois ou il y crèvera de faim avant le printemps.

Ils reprirent le lendemain matin, tout décontenancés, le chemin de leur village. En passant près du repaire de l'ours, ils firent beaucoup de bruit et imitèrent les aboiements des chiens. L'ours, mécontent d'être troublé de nouveau dans sa tranquille demeure, répondit par de longs grognements.

--C'est ce que nous voulions savoir, dit alors l'un de la bande. Au revoir, compère Martin. Tu auras de nos nouvelles.

Sougraine s'était réfugié dans une grange. Il se blottit dans le foin, sur le fenil, et dormit en attendant le jour, d'un sommeil agité. Il resta dans sa cachette toute la journée du lendemain. La faim le torturait. Il fallait pourtant manger. Il ne pouvait pas se laisser mourir comme cela, autant valait se livrer à la justice et courir une chance de salut.

Le soir venu il sortit, se glissa le long de la première maison et vit, par la fenêtre plusieurs hommes assis autour du poêle. Ils fumaient en causant. Des nuages de fumée bleue montaient lentement sous le plafond noirci. Une femme et deux jeune filles travaillaient près de la table, éclairées par une petite lampe.

Sougraine pensa:

--Il y a plusieurs hommes ici, il ne doit pas y en avoir chez les voisins.

Il se dirigea vers la maison voisine, comme il y arrivait il vit venir quelqu'un de son côté. C'était un jeune garçon. Il paraissait tout petit dans l'obscurité et courait vite. Sougraine se cacha près d'une pile de bois. L'enfant entra sans frapper. Il sortit au bout d'un instant, portant quelque chose sous son bras. Sougraine eut envie de courir après lui pour voir si n'était pas un pain. Il aurait pu vivre quelques jours avec cela. Oui, mais quelle imprudence! On devinerait bien que c'est lui... et la chasse s'organiserait de nouveau. Il regarda par la fenêtre et ne vit qu'une vieille femme qui allait et venait dans l'unique pièce. Il entra.

--Bonjour, monsieur, dit la vieille femme avec cette bonne politesse qui ne se perd pas encore dans nos campagnes...

--Ma bonne mère, dit Sougraine, veux-tu me donner un morceau de pain, pour l'amour du bon Dieu...

--Pour l'amour du bon Dieu on donne toujours, répondit la vieille en se dirigeant vers la huche.

Elle prit du pain.

--Si vous avez besoin de souper, dit-elle, bien que je n'aie pas grand'chose, je puis toujours vous offrir un morceau de lard. L'eau est chaude, je pourrai aussi vous faire un peu de thé.

--Tu es bien bonne, la mère, mais on est pressé, répondit Sougraine, un peu de pain pour manger en allant, cela va suffire...

Cette grande hâte n'était pas naturelle. La vieille eut un soupçon et se mit à fixer l'inconnu. Elle savait que Sougraine était dans les environs.

L'abénaqui s'agitait et regardait souvent du côté de la porte...

--Si c'était lui! pensa la vieille.

Et elle se prit à trembler à son tour. Elle eut peur...

--Vous n'êtes pas d'ici? risqua-t-elle, de sa voix cassée.

--Non, répondit l'Indien, on n'est pas d'ici...

--Allez-vous loin?

--Oui, on va loin...

Elle s'approchait avec son morceau de pain. Sougraine avait envie de se reculer. Il sentait comme un fer rouge le regard inquisiteur de cette vieille femme. Elle s'avançait toujours tenant un morceau de pain à la main. Soudain elle s'écria, d'une voix terrible, pleine de colère et de douleur...

--Sougraine, qu'as-tu fait de ma fille?

L'abénaqui, terrifié, ne songea pas même à fuir. Il tomba à genoux.

--Pardon, dit-il, pardon!

La vieille femme était presque belle dans son indignation...

--Sougraine, tu m'as ravi mon enfant, ma fille bien-aimée, mon Elmire que j'aimais tant!... tu l'as déshonorée,... tu l'as perdue aux yeux de Dieu et des hommes... Sougraine, je pleure depuis plus de vingt ans, et c'est par ta faute!... J'aurais été heureuse, moi, avec mon Elmire! J'étais pauvre, mais nous autres, les pauvres, nous nous contentons de peu... c'est bien le moins qu'on nous laisse nos enfants! Tu ne sais pas toutes les larmes que peut verser une mère à qui l'on enlève sa fille chérie!... toutes les nuits qu'elle passe dans les angoisses! toutes les malédictions qu'elle appelle sur la tête du ravisseur! Où est-elle, ma fille, Sougraine, dis, où est-elle?... Elle est morte sans doute. Tu l'as peut-être tuée... On dit que tu sais tuer les femmes, toi...

Sougraine se leva subitement et d'un geste solennel....

--Jamais, se récria-t-il, jamais l'indien n'a tué sa femme.... c'est un mensonge....

--Où est ma fille, continuait la vieille femme Audet? Sougraine qu'as-tu fait de ma fille?...

--Ta fille, elle est riche et heureuse....

--Ah! tu me trompes.... tu ris de ma crédulité.... C'est mal de se moquer d'une mère... d'une vieille personne qui n'a plus d'espoir qu'en la tombe!....

--Je te le jure elle est riche... et heureuse... Elle demeure à Québec, c'est une des grandes dames de la ville....

La vieille femme branla la tête en signe de doute.... Sougraine reprit.

--Ta fille Elmire s'appelle maintenant madame D'Aucheron....

--Madame D'Aucheron? s'écria la mère Audet, en levant les mains au ciel... et presque défaillante, madame D'Aucheron?... la mère de mademoiselle Léontine?... de la bonne demoiselle Léontine!

--C'est elle-même, affirma Sougraine.

L'infortunée vieille murmurait.

--Madame D'Aucheron!... madame D'Aucheron!... est-ce possible... non, ce n'est pas possible....

Elle était accablée par une pensée amère.... Madame D'Aucheron avait renié sa mère.... Oui, elle l'avait reniée, puisqu'elle n'avait pas voulu la reconnaître.... Oh! la nouvelle douleur était bien plus aiguë que la première.... Une mère qui perd sa fille, c'est affreux, mais une fille qui renie sa mère... il n'y a point de mot pour exprimer cela.

Tout à coup la vieille éclata en sanglots... Sougraine fit un pas vers la porte. Il entendit du bruit au dehors. Une pâleur affreuse couvrit sa figure et il s'écria:

--Malédiction! je suis perdu!...

La mère Audet, oubliant sa douleur, oubliant sa vengeance, lui montra un caveau sous l'escalier.

--Cachez-vous, dit-elle, que Dieu me pardonne mes offenses, comme je vous pardonne le mal que vous m'avez fait.



X


Madame D'Aucheron avait vu, de nouveau, ses beaux projets s'évanouir comme un songe, le laborieux échafaudage de sa fortune et de son bonheur s'écrouler comme un mur que le pic a sapé. Cette fois, il lui semblait qu'elle resterait ensevelie sous les décombres. Elle cherchait, pour sortir de l'horrible position qu'elle s'était faite, une issue qu'elle ne pouvait trouver, et ressemblait à l'oiseau captif qui se heurte aux barreaux de sa cage avec l'espoir toujours nouveau mais toujours inutile d'en sortir. Dans ses efforts incessants elle perdait les ressources de son imagination. Ce qui l'effrayait surtout, c'était l'avenir. Un avenir tout prochain. Elle regrettait de s'être laissée surprendre par le rusé ministre. Il ne savait rien, d'abord: il ne pouvait pas savoir. Il supposait tout au plus. Des suppositions, ce ne sont point des preuves. Elle aurait dû se moquer de lui hardiment, lui rire au nez. Maintenant il était trop tard. La sottise était faite, il fallait en porter la peine. Le supplier, ce beau monsieur, cela ne servirait de rien. Il était froissé, plus que cela, irrité. Quand on est ministre on ne se laisse pas éconduire comme un mortel vulgaire. Si cette entêtée de Léontine n'avait pas parlé comme elle a fait. C'est elle, après tout qui est à blâmer. La misérable! voilà donc comment elle me récompense de mes soins et de mon amour....

Toutes ces idées et bien d'autres encore, trottaient dans l'esprit de madame D'Aucheron.

Depuis sa dernière visite à Vilbertin, et sa rencontre dans l'étude au notaire, avec sa femme et l'abénaqui, monsieur D'Aucheron éprouvait une vague inquiétude. Il sentait qu'il se passait quelque chose d'anormal dans son entourage, mais après s'être mis inutilement l'esprit à la torture pour deviner ce que cela pouvait bien être, il n'avait rien trouvé. Il attendit stoïquement, se disant qu'on est toujours averti assez tôt d'un malheur, et qu'il ne faut pas aller au devant du courrier qui nous apporte une mauvaise nouvelle.

Il n'avait pas eu de peine de l'accident arrivé à la Longue chevelure. Il était même arrivé fort à propos, cet accident, puisque le malheureux siou se trouvait comme une pierre d'achoppement dans le sentier qu'il suivait avec ses amis, lui D'Aucheron. La chasse allait donner plus qu'elle n'avait promis.

L'honorable monsieur Le Pêcheur avait lancé des limiers à la poursuite de Sougraine. Il éprouvait un certain plaisir à se venger de cet homme qui avait tenté de l'exploiter; il savourait d'avance, surtout, la satisfaction cruelle qu'il aurait de voir mademoiselle D'Aucheron devenir la risée du monde, car le monde impitoyable ne lui épargnerait ni ses plaisanteries, ni ses sarcasmes, dès qu'il saurait l'histoire de madame D'Aucheron, sa protectrice, sa mère adoptive. Les deux, la mère et la fille, seraient enveloppées dans la même réprobation. Cela ne pouvait tarder. Sougraine n'échapperait point. Et quand même il réussirait à déjouer les recherches de la police et à passer à l'étranger, l'ancienne coureuse d'aventures serait bien obligée de parler. On la provoquerait; on la taquinerait; on ferait revivre son passé dans les chroniques scandaleuses.

Il s'occupait aussi de son élection et disait partout, pour exciter la curiosité des gens, qu'une chose tout à fait surprenante, étrange, inouïe et scandaleuse, serait bientôt connue publiquement; qu'une famille haut placée, qui croyait sa considération affermie sur le roc, s'apercevrait qu'elle n'était assise que sur un sable mobile.... Le procès de Sougraine ferait éclater la bombe. On verrait.... Les gens gobaient la nouvelle, fouillaient dans les familles, soupçonnaient les réputations les plus intactes, sans rien trouver.

Monsieur Duplessis, le brave professeur de l'Ecole Normale, fut mis au courant de cette rumeur méchante que le ministre avait lancée dans la ville, qui volait de bouche en bouche, avec une rapidité que le mal seul peut atteindre, et prenait de jour en jour des proportions plus considérables. Il n'était pas sot, le père Duplessis, et les agissements singuliers de la famille D'Aucheron n'avaient pas manqué de le surprendre. Toutefois il en avait cherché vainement les motifs et avait fini par croire à l'un de ces caprices inexplicables auxquels les braves gens n'échappent pas toujours et dont souvent ils souffrent plus que les autres. Les paroles menaçantes du ministre furent un éclair. Il entrevit la vérité. Elle émergeait d'un fond de ténèbres. Le nom de Sougraine expliquait tout. Il savait que l'indien était devenu un habitué de la maison, mais un habitué que l'on cachait et dont on semblait rougir.

Il prenait vite une résolution et détestait les tâtonnements. Dès que l'on a jugé bonne une action, disait-il, il faut la faire. Le bien ne souffre point de délai, et tous les instants de la vie doivent être employés à bien faire.

Il se rendit auprès de l'honorable M. Le Pêcheur qui le reçut avec empressement, bien qu'il y eût, sur la banquette placée à sa porte, plusieurs solliciteurs déjà fatigués d'attendre.

--Vous vous portez bien, j'espère, mon cher professeur, dit le ministre en serrant les mains loyales du vieillard.

--Pas mal pour le temps et la saison, répondit le père Duplessis...

--C'est vrai que nous sommes en hiver; c'est une rude saison.

--Pour moi, je suis toujours en hiver et je ne verrai plus de printemps. Cela vaut autant, après tout, car j'ai fait mon tour, répondit le professeur...

--Heureux ceux qui passent leur vie dans la pratique du bien! reprit le ministre.

--Quand ces hommes sont placés comme vous, monsieur, ils sont doublement heureux, car leurs actes ont un grand retentissement et leur influence est immense.

Le ministre baissa la tête.

--Vous m'avez demandé mon appui dans votre élection, monsieur le ministre, reprit le professeur, et.... je viens vous le promettre à une condition...

--Laquelle? monsieur Duplessis, parlez; je suis sûr que nous allons nous entendre....

--Il circule une rumeur assez étonnante, continua le père Duplessis. On dit qu'une réputation va s'effondrer... qu'une famille opulente et respectée est sur le point de se voir aux prises avec la misère et le mépris.

--C'est vrai, se hâta de répondre le ministre.

--Pouvez-vous empêcher ce malheur?

Le ministre réfléchit assez longtemps.

--Peut-être, dit-il; cela dépendra de Sougraine. S'il échappe, le secret reste mien et je suis maître de la destinée de cette famille; s'il est arrêté, je n'y puis plus rien, car il parlera, lui. Il faudra qu'il dévoile tout...

--Je venais vous dire que mon influence vous serait acquise si vous pouviez éloigner le malheur de cette maison...

--Savez-vous donc, M. Duplessis, quelle est cette maison que le déshonneur menace?

--Je crois le savoir, monsieur le ministre. Dans tous les cas, soit que je devine juste ou que je fasse erreur, il y a, n'est-ce pas, des gens qui sont menacés d'une horrible infortune, eh bien! sauvez ces gens quels qu'ils soient, et comptez sur mon appui dans votre élection.

--Je vais donner des ordres secrets pour qu'on favorise la fuite de Sougraine.

--Faites ce qu'il vous plaira pourvu que ce ne soit rien de mal.

--Je serais si content d'avoir votre appui! ajouta le ministre; cela m'assurerait le succès...

Le père Duplessis se disposait à sortir quand on entendit un bruit de voix dans les couloirs.

--Il est pris!... Où est-il? L'avez-vous vu? C'est M. Le Pêcheur qui va jubiler!... Une foule de paroles, des questions, des réponses, des affirmations, des doutes qui volaient, se croisaient, s'éparpillaient. Le ministre pâlit tout à coup. Il toucha le bouton de la sonnette électrique. Un garçon de bureau parut.

--Quel est ce bruit? demanda-t-il...

--Sougraine est arrêté, monsieur le ministre, répondit le messager radieux, croyant annoncer une heureuse nouvelle à son chef.

Le ministre fit une grimace significative dont le messager fut tout ébahi. Il ne s'attendait pas à cela. Il y aura toujours des surprises pour les messagers des ministres, et jamais ces êtres pourtant bien curieux et profonds observateurs souvent, ne pourront comprendre tout à fait ceux qu'ils sont destinés à servir.

--Alors, fit le père Duplessis en se retirant, il n'y a plus d'espoir?

--Je vais essayer quand même, M. le professeur, je vais essayer.

Le ministre avait une idée. Un ministre qui a la grâce d'état doit avoir au moins une idée de temps à autre.

--Nous ferons les élections avant les assises criminelles, pensa-t-il; j'ai une chance de mater le père, si je ne l'ai tout à fait pour moi. Je nourrirai grassement ses espérances en lui promettant tout ce qu'on peut promettre en pareille occasion.

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