L'affaire Sougraine
XI
Sougraine venait de s'enfoncer dans la noire cachette que la vieille femme lui avait désignée, lorsque la porte s'ouvrit. C'était le garçon de la mère Audet qui entrait. Il ne remarqua pas l'agitation de sa mère, ni ses yeux mouillés de larmes, ni ses soupirs étouffés. La pauvre vieille pleurait si souvent.
--Ce misérable Sougraine, dit-il, en ôtant son capot, il nous a échappé. Il a été plus fin que nous et n'est pas revenu à la cabane. N'importe, il est bien guetté; il n'ira pas loin.
Il vit du pain à terre. C'était le morceau que dans sa surprise Sougraine avait laissé tomber.
--Sapristi! la mère, le blé est donc bien abondant cette année, qu'on laisse traîner le pain du bon Dieu sur le plancher? dit-il avec une pointe d'humeur.
La vieille regarda, ne répondit rien et ramassa le pain.
--Nous allons tuer un ours, demain, reprit Audet; il est caché sous un arrachis, au 9e portage, un peu en deçà de la cabane où s'était réfugié Sougraine.
--Un ours? dit la vieille femme, l'avez-vous vu?
--Non, mais nous l'avons entendu grogner, c'est tout comme.... Ce qui me fait de la peine, c'est d'avoir manqué Sougraine. Le maudit! si je savais où il se cache....
Sougraine ne put s'empêcher de frissonner et le tremblement nerveux de ses membres dérangea quelque chose dans la collection de vieilleries entassées au fond du caveau.
--Des rats? fit Audet, allons! pataud! pataud!
Il appelait son chien. Pataud, c'était un petit terrier, allègre, vif, remuant qui ne répondait pas du tout à son nom lourd et sonore. Pataud ne vint point.
--Où est donc le chien? demanda le garçon.
--Le petit Bernier est venu le chercher il y a un instant, pour le mettre, cette nuit, dans leur laiterie, répondit la vieille en tremblant, il paraît qu'il y a une belette qui dévore tout...
Audet se mit à genoux et pria quelques minutes, les bras appuyés sur sa chaise, le dos au poêle qui chantait son monotone refrain. Il se coucha et la vieille, ayant éteint la lampe fumeuse, se jeta à genoux à son tour et pria longtemps. Ensuite elle ouvrit la huche, reprit le morceau de pain et l'alla donner à Sougraine.
--Sauvez-vous, dit-elle.
Elle lui ouvrit la porte tout doucement, tout doucement. Il était profondément touché. Il fouilla son gousset et tira un rouleau de billets de banque.
--Voici, dit-il, de l'argent qui vient de votre fille, Sougraine vous le donne, il n'en veut plus, que Dieu ait pitié de lui...
La mère Audet repoussa la main, et les billets tombèrent sur le plancher nu de la pauvre habitation.
--Ta fille te doit bien cela, reprit Sougraine; garde tout...
Il sortit ému, épouvanté, et prit le chemin qui longeait la rivière.
La mère Audet se jeta sur son lit et s'endormit en priant. Pendant son sommeil des larmes coulaient lentement sur ses joues ridées...
Sougraine s'enfuit en mangeant le pain que lui avait donné la charité chrétienne, et, quand le jour approcha, il monta sur un fenil pour y passer la journée. Il était tombé une légère couche de neige, qui recouvrait, comme un tapis d'une éclatante blancheur, les maisons, les granges, les routes et les champs. Maintenant, au ciel devenu clair, s'allumaient d'étincelantes étoiles, et sur les forêts noires bordant l'horizon, le disque de la lune à son premier quartier brillait comme les cornes de feu de quelqu'animal étrange noyé dans un océan d'azur. L'indien ne songea point aux traces que ses pieds avaient laissées sur la neige.
Un petit garçon vint à la grange, de bon matin, pour faire le train. Dans nos campagnes on charge les enfants de cette importante fonction. Il arrive que ceux-ci, faute d'expérience, donnent aux animaux une nourriture insuffisante ou mal proportionnée, négligent d'aérer les étables qui, le printemps venu, se transforment en infirmeries ou en musées de squelettes vivants. Ensuite, nos braves cultivateurs sont étonnés de la malechance qui les poursuit, et se demandent comment il se fait qu'ils perdent tant d'animaux et que leur bétail ne rapporte rien.
Le petit garçon remarqua les pistes sur la neige. Il dit en rentrant:
--Il est venu quelqu'un à la grange cette nuit: il y a des traces: un pied d'homme.
Un voisin survint.
--Savez-vous, demanda-t-il, que Sougraine a été vu par ici? Vous vous souvenez de Sougraine qui a enlevé la petite Audet, il y a bien vingt à vingt-cinq ans de cela? On disait aussi qu'il avait tué sa femme...
--Est-ce bien vrai, il est par ici?
--Rien de plus vrai. Pierre Audet, Léon Bernier, le petit Noël à Jean, et deux ou trois autres encore qui descendaient des chantiers ont couché avec lui dans la cabane du neuvième portage. Il ne savait pas alors que c'était lui. Ce n'est qu'en arrivant au village qu'ils ont appris que le gouvernement le faisait chercher. Ils sont remontés à la cabane le lendemain soir, mais, bernique!
--Le petit gars, qui vient de faire le train, a vu des pistes d'homme dans la direction de la grange. C'est un peu drôle; jamais il ne vient personne rôder comme cela autour de nos bâtiments. Si c'était lui?
Ils sortirent, suivirent les traces en les examinant attentivement....
--Il est certainement venu quelqu'un, observa Marcel L'Enseigne, le voisin.
Il n'y avait pas de risque à l'affirmer.
Et celui qui est entré dans la grange n'en est pas sorti, continua-t-il, c'est encore certain. Envoyez votre garçon chercher des gens; on va fouiller la grange. Il est bon d'être plusieurs: ces sauvages.... on ne sait pas....
Ils en demandèrent deux, il en vint dix.
Sougraine entendit venir tous ces hommes qui le cherchaient; il se vit perdu. Il eut été content de mourir tout à coup, et de n'offrir qu'un cadavre à ces chiens de visages pâles qui le traquaient comme une meute fait d'une bête fauve. Peu de temps après il fut pris garrotté et conduit à la maison au milieu des rires et des huées.
XII
Les élections générales mettaient la Province en feu. Les libéraux et les conservateurs s'acharnaient les uns contre les autres, et s'obstinaient à jeter entre eux un abîme tous les jours plus profond. Les héros de l'éloquence populaire escaladaient les hustings armés de lettres compromettantes, de journaux humoristiques, de documents de toutes sortes, et faisaient entendre à la foule enthousiaste et préjugée, des paroles de salut ou de ruine, de menace ou d'encouragement, selon qu'ils étaient inspirés par les faveurs ministérielles ou par les dépits de l'opposition. Les uns glorifiaient le premier ministre et ses collègues. Jamais hommes semblables ne nous avaient gouvernés. Ils possédaient toutes les vertus, toutes les qualités administratives, une finesse d'observation surprenante, un flair étrange. Depuis leur arrivée au pouvoir, la Province s'était enrichie, des travaux de toutes sortes avaient fourni du pain à l'ouvrier, l'économie était franchement à l'ordre du jour. Pas de bouches inutiles. Peu d'employés, mais des bons. Plus d'avances, de bonus, de gratifications d'aucune sorte. Il fallait songer au peuple qui paie, à l'ouvrier qui souffre.
Les autres, d'une voix indignée, démolissaient tout ce splendide échafaudage élevé à la gloire des ministres, décrivaient, avec des larmes dans la voix, les hontes et les lâchetés des escrocs politiques qui escaladent le pouvoir afin de dépouiller la Province et d'appeler leurs amis à la curée, montraient, avec des airs effrayés, la profondeur du gouffre que creusaient sous nos pieds les chevaliers d'industrie et les spéculateurs véreux, suppliaient le peuple d'ouvrir enfin les yeux, de secouer sa torpeur, de chasser les infâmes qui déshonoraient le pays et le poussaient à la ruine.
Le peuple écoutait toujours, avec un égal intérêt, ces diatribes échevelées et ces louanges stupides, trouvait que tout cela ne manquait point de bons sens, ni de vraisemblance; qu'il y avait probablement du vrai, beaucoup de vrai, et finissait par subir l'influence de quelque gros bonnets.
Il est évident que l'excès de langage de nos orateurs d'élection, de même que les articles pleins d'exagérations qui s'impriment presque chaque jour dans les journaux, ébranlent les convictions du peuple et faussent son jugement. Les hommes publics sont rarement aussi bons ou aussi méchants qu'on le dit. On oublie, dans l'intérêt de la cause que l'on embrasse, cette juste mesure qui est le propre de l'homme fort et du lutteur chrétien. Ceux qui gouvernent ne doivent pas faire litière de leur prestige et de leur nom. S'ils aiment la gloire et les distinctions, ils doivent tenir à leur réputation qui survit aux jours du pouvoir.
M. Le Pêcheur fut élu par une majorité de trois voix. Une petite majorité, l'on est convenu d'appeler cela une défaite morale. C'est un baume sur les blessures du vaincu, mais un baume qui n'est pas sans amertume. Il semble évident, en effet, qu'on aurait pu trouver, en cherchant mieux, les malheureuses voix qui manquent.
On cria dans les rangs de l'opposition, dans les réunions intimes et dans les assemblées publiques, que la corruption la plus effrénée venait de faire son oeuvre, et que l'argent du trésor avait coulé à flots; que la liberté avait été étouffée sous les monceaux d'or; qu'il faudrait une catastrophe pour réveiller la conscience publique.... Une chose certaine, c'est que le père Duplessis, tout à son idée de charité, avait mis ses pauvres dans la balance. Personne ne songeait à chercher là la raison du triomphe de l'hon. ministre. Le vieux professeur se donna garde de l'oublier, lui, et il écrivit un petit mot à son noble obligé pour lui rappeler ses engagements. Le Pêcheur jeta la note au panier.
Serait-il convenable d'intervenir pour arrêter les fins de la justice, raisonnait-il? N'y avait-il pas là une question sociale de la plus haute importance? Comment un homme honnête et intelligent comme le père Duplessis n'avait-il pas songé à cela? Il est vrai, d'un autre côté, que l'offense était ancienne, douteuse même. Si l'abénaqui eût été seul à jouir de l'impunité, passe encore... Mais cette femme, madame D'Aucheron, volait sa haute réputation et les hommages des honnêtes gens. C'était une injustice envers la société de Québec. On lui serait reconnaissant, à lui le ministre, s'il remettait chacun à sa place, comme cela doit être. Il était l'élu du peuple, il devait protéger le peuple contre la supercherie et la fraude. On attendait cela de son esprit impartial.
Il répondit à monsieur Duplessis qu'il s'occupait de l'affaire. C'était vrai, mais pas dans le sens que le voulait le professeur. Il avait un dernier espoir, c'est que mademoiselle D'Aucheron serait peut-être éblouie par son nouveau triomphe et se montrerait touchée enfin de la constance et de la force de son attachement. Il se faisait illusion. La résolution de Léontine était bien prise, maintenant, et rien ne pourrait l'ébranler: Rodolphe, ou le couvent. Rodolphe, dans son imagination exaltée, dans son coeur naïf et débordant d'amour, elle le voyait tout près, tout près... et le couvent paraissait là-bas, à demi-perdu dans une buée vaporeuse.
Madame D'Aucheron avait complètement perdu la tête, et ne se sentait plus la force de prendre une résolution. Elle était comme une épave ballottée par les flots, au gré des vents et des courants. Elle ne savait plus où était le salut; elle ne le voyait nulle part. Menacée par le ministre qui avait surpris ses secrets, par le notaire qui la jetterait comme une vaurienne sur le pavé, par sa fille qui reculait devant le sacrifice et parlait d'entrer dans un couvent, par son mari qui se montrait maintenant tout inquiet, tout troublé, tout désolé, elle chancelait, s'affaissait. Elle eût voulu s'insurger contre elle même, braver les menaces et se moquer du monde. Elle se disait qu'il fallait désarmer ses ennemis par l'audace, et ne pas se laisser désarçonner comme cela du premier coup. A quoi lui servirait de se laisser aller à la frayeur? ce n'est pas ce qui la sauverait. Elle comptait les jours qui la séparaient des assises, comme un condamné, les jours qui lui restent à vivre. Elle regardait cette époque fatale, comme on regarde avec terreur le nuage plein d'éclairs et de tonnerre qui accourt de l'horizon ténébreux.
XIII
En entrant chez lui, après sa dernière visite à madame D'Aucheron, M. Le Pêcheur trouva une lettre portant le timbre de St. Jean d'Iberville.
--Tiens, fit-il, une lettre du père.
Ce n'est point par l'écriture qu'il la reconnaissait; le père Le Pêcheur ne savait pas écrire. Il déchira le bout de l'enveloppe, déplia la mince feuille de papier réglé et lut des yeux, en un moment, les deux pages de fine écriture. C'était évidemment la main de la maîtresse d'école.
Le bonhomme Le Pêcheur suppliait le ministre d'empêcher l'arrestation de Sougraine. Il ne savait pas encore que le malheureux était pris. Il disait:
--Tu es tout puissant, puisque tu es ministre, interviens au plus vite, c'est moi qui t'en conjure. Il faut que cet homme reste libre; il faut qu'il s'éloigne, qu'il s'en aille, qu'on n'en entende jamais parler.
--Voilà qui est curieux, par exemple, se dit le jeune ministre.... Est-ce un coup monté? On dirait qu'il y a entente entre le père Le Pêcheur et le père Duplessis. C'est tout de même singulier. Je voudrais bien l'empêcher d'être pris, ce chenapan de sauvage, mais il n'est plus temps. On pourrait peut-être lui faire prendre la clef des champs... Mais madame D'Aucheron aurait beau rire de moi. Allons! que justice se fasse!
Une foule considérable suivait la rue St. Louis et s'engouffrait dans les ruelles qui conduisent aux anciens hôpitaux militaires, métamorphosés depuis plusieurs années en Palais de justice. A l'extérieur, la bâtisse a le même aspect triste, pauvre, désolé, avec sa couche d'enduit jaunâtre qui donne aux pierres une certaine harmonie de ton avec la rouille des vieilles ferrures; à l'intérieur, des malades encore et encore des médecins. Les malades d'une société qui se corrompt et les médecins que demande la morale outragée.
Un spectacle toujours nouveau attirait cette foule curieuse: Un procès à sensation. Le monde est tellement avide d'émotions qu'il serait capable de pousser au crime afin du voir juger un criminel. Si l'accusé n'a rien de remarquable, s'il est peu retors, laid, gauche, mal fait, on le verra condamner sans regret; s'il est beau, rusé, ferme, de bonne mine, on le prend sous sa protection, on fait des voeux pour son acquittement, et, s'il est condamné, on crie à l'injustice. C'est comme au théâtre. Ou ne songe pas qu'un malfaiteur est d'autant plus à redouter qu'il a plus de qualités physiques ou morales, et que ce n'est pas l'homme que la justice veut atteindre mais le crime même. L'homme s'est fait l'instrument du mal, il faut qu'il devienne l'instrument de la réparation. Le mal doit être honni, poursuivi, puni partout et toujours, sans merci ni pitié, l'homme doit être un objet de commisération. Attendrissons-nous sur le sort du coupable mais applaudissons au châtiment du crime.
Sougraine allait être amené à la barre des criminels. La salle d'audience était remplie. Il y avait des gens debout dans les passages, dans les galeries, autour des sièges réservés aux avocats, partout. Quand l'accusé parut précédé et suivi par des hommes de la police, il se fit un long murmure et toutes les têtes se tournèrent vers lui.
Il regarda avec assurance cette foule curieuse et menaçante et un sourire triste passa sur ses lèvres pâles. Le juge, l'un des plus éminents du pays, sa longue toge de soie noire sur les épaules et son rabat blanc tombant sur la poitrine, entra précédé de l'huissier audiencier. Le silence se fit dans toute la salle. Les jurés furent appelés et répondirent à leurs noms, en se levant. Les jurés sont tenus de connaître leurs noms et même leurs prénoms, mais rien de plus. Tant mieux s'ils sont ignorants et simples; on les pétrit plus facilement. Les natures timides sont recherchées. Les revêches qui ont un cran de fermeté sont souvent éloignées avec succès. Un beau système tout de même. N'y touchons pas, l'Angleterre nous l'a donné; c'est sacré. Honni soit qui mal y pense! Vous êtes jugé par vos pairs. Mes pairs? des naïfs qui souvent se laissent manipuler comme de la cire et trompent les fins de la justice. Si vous voulez pratiquer le système à la lettre, comme vous prétendez qu'il le doit être, faites donc juger l'accusé par ses compères... Le voleur par des voleurs et l'assassin par des assassins. Voilà ce qui s'appellerait suivre la lettre de la loi anglaise.
En face du banc des juges, auprès d'une longue table couverte de drap bleu foncé, s'étaient assis les avocats chargés de conduire la cause: Le substitut du Procureur Général, M. Dunbar, l'un des plus éminents parmi les jurisconsultes anglais, M. Guillaume Amyot, un orateur puissant, puis, M. F. X. Lemieux, jeune encore, mais déjà célèbre par son éloquence ardente et ses merveilleuses ressources.
Sougraine, désespéré, gémissait dans sa prison et personne ne voulait ou n'osait entreprendre la tâche ardue de le défendre. Il était pauvre et ne pouvait récompenser le dévoûment de son avocat. Il fallait donc que la charité, une grande charité, vînt s'unir à de grands talents pour lui venir en aide. C'est une chose terrible que d'être accusé d'un crime qui entraîne la peine capitale, lorsque l'on est innocent, et grand Dieu! quelle responsabilité pèse sur la tête d'un homme de loi qui se charge d'éclairer le tribunal et de faire triompher la justice! Comme il doit être habile, perspicace et prudent! comme il est bon qu'il sache bien dire, exposer nettement et savamment! comme il est important surtout qu'il soit honnête, car l'honnêteté a des accents qui vont à l'âme et que ne saurait trouver le mensonge.
Quand on vit monsieur Lemieux prendre la défense de Sougraine, on se dit que le prisonnier serait sauvé s'il était possible qu'il le fût....
Messieurs Stuart et Vallée--ce dernier, un notaire fatigué de sa paisible profession qui s'était fait avocat--tous deux remarquables aussi, s'étaient joints à leur jeune confrère, pour l'assister.
M. Dunbar avait préparé avec un soin tout particulier l'acte d'accusation. Jamais son talent d'investigation, son esprit logique, sa vertu farouche ne s'étaient mieux affirmés. Il fit l'exposé de la cause au milieu d'un religieux silence:
--Il y a vingt trois ans, dit-il, une famille du nom d'Audet vivait heureuse malgré son indigence, au milieu de nos campagnes tranquilles, dans l'une de nos bonnes et chrétiennes paroisses, sur les bords de la rivière Batiscan. Le père, la mère, les enfants étaient unis par des liens sacrés que les années resserraient de plus en plus.
Une jeune fille, surtout, une jolie enfant de seize ans, faisait les délices de cet intérieur heureux. Un jour elle disparut, et les recherches pour la trouver furent vaines. Le deuil entra dans l'humble maison et les pleurs coulèrent, coulèrent sans jamais cesser. Aujourd'hui encore, sous le même toit solitaire de la chaumière de Notre-Dame-des-Anges, une vieille femme qui n'a pas voulu être consolée, verse des larmes sur la perte de sa fille chérie.
Un indien était venu dresser sa tente au bord de la rivière, non loin de la calme demeure des Audet. Cet homme demi-sauvage avait une femme et des enfants; mais il vit la jeune fille canadienne et fut troublé jusqu'au fond de son âme. Il se laissa bercer par des rêves de volupté, ne trouva plus de charmes à la femme qu'il avait choisie pour compagne, ne fut pas ému des angoisses qu'il préparait à une mère pleine de sollicitude, et, dans son fol amour, il abusa de la confiance naïve de l'enfant, lui fit oublier ses devoirs et sa famille, et, repliant sa tente il partit pour d'autres lieux. Elmire Audet le suivait.
Cependant la femme trahie était restée comme une esclave auprès de l'homme infidèle. C'était sans doute l'amour de ses enfants qui l'enchaînait encore au malheureux. Les jours pour elle s'écoulaient dans l'amertume. Quelquefois, lasse de supporter tant de hontes et d'ignominies elle se révoltait et alors des querelles sérieuses survenaient, des injures et des coups s'échangeaient. Une telle existence ne pouvait durer. Le mari ne pouvait goûter tranquillement les délices de ses illégitimes amours, et la vue continuelle de sa femme ne laissait plus de repos à sa conscience. Il croyait sans doute que si elle disparaissait, le trouble de son âme disparaîtrait aussi, et qu'il pourrait s'endormir dans une douce sécurité. Etrange méprise des âmes coupables!
Un soir, sur les bords du St. Laurent, au pied des caps élevés de St. Jean Deschaillons, l'on entendit des plaintes, des cris et des gémissements. L'on savait que l'Indien s'était arrêté là depuis quelques jours avec sa famille. On vit un canot s'éloigner sur le fleuve profond. L'accusé--car c'était lui--l'accusé toucha la rive nord avec ses enfants. Sa femme ne les accompagnait point. Plus tard, à quelques lieues en bas de Québec, on trouva, sur le rivage, le cadavre d'une femme noyée. Cette femme avait une corde autour du cou. Elle avait donc été traînée à l'eau. On la reconnut, c'était Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, l'accusé.
Les témoins vont corroborer ces paroles.
Un long murmure roula sous les vieux lambris, et les têtes se bercèrent comme la houle au jour de grande brise. Chacun voulait voir ce don Juan de la forêt.
L'accusé se pencha sur la barre comme écrasé sous le poids de ces regards scrutateurs.
XIV
Le coroner du district de Québec, à l'époque du crime, était mort depuis longtemps. On retrouva toute fois le procès verbal de l'enquête qui eut lieu alors. Il y était dit qu'un nommé Turgeon, de la paroisse de Beaumont, avait déclaré avoir trouvé dans ses pêches le cadavre d'un homme ayant une corde au cou. Que ce cadavre ayant été transporté à Québec, on reconnut alors que c'était celui d'une femme. On rit un peu de la naïveté ou de la modestie extrême du brave pêcheur.
Le verdict fut: "Trouvé mort."
Verdict plein de sagesse et d'à propos auquel personne ne trouva à redire; la critique cette fois, fut désarmée.
Après l'enquête, le corps fut enterré dans le cimetière Belmont, près de Québec, et la description en fut donnée par les journaux de la ville. La semaine suivante, le curé de Notre-Dame-des-Anges vint à Québec et dit qu'une personne était disparue, l'automne précédent, de St. Jean Deschaillons. On fit l'exhumation du cadavre. Il était fort décomposé mais pas tout à fait méconnaissable. Le curé affirma que c'était la femme de Sougraine, un sauvage abénaqui.
Alors on se mit à la poursuite de ce sauvage qui était parti avec une jeune fille. Toutes les recherches furent inutiles. Les deux fugitifs erraient dans les prairies de l'Ouest.
Turgeon, le pêcheur de Beaumont, qui avait fait la lugubre trouvaille, vivait encore. Il fut appelé comme témoin. Il se souvenait bien du cadavre en question.
L'abbé Lamontagne, le curé de Notre-Dame-des-Anges se rendit aussi à l'appel de la cour.
Il avait connu le prisonnier et sa femme, Clarisse Naptanne, dite Bisson. Il furent ses paroissiens autrefois. La femme Sougraine, plus âgée que son mari, était grande et forte. Ils avaient deux petits garçons, l'un âgé de dix à douze ans et l'autre un peu plus jeune.
Ils demeuraient à une lieue environ du presbytère et habitaient une cabane d'écorce, sur les bords de la rivière Batiscan. L'accord paraissait régner dans le ménage.
Il continua:
Au nombre de mes paroissiens était aussi une jeune fille de seize ans, nommée Elmire Audet. J'ai vu cette fille aller plusieurs fois chez l'accusé. Celui-ci a quitté la paroisse avec sa famille vers la fin d'octobre. Je n'ai jamais revu sa femme. Lui, il est revenu en novembre. Il était seul. Je lui ai demandé où étaient sa femme et ses enfants et il m'a répondu qu'ils étaient aux Trois-Rivières. Elmire Audet était alors dans la paroisse. Quelques jours après elle n'y était plus.
J'ai vu le corps de la défunte au cimetière Belmont, et l'ai parfaitement reconnu. C'était bien la femme du prisonnier. A la mâchoire inférieure il y avait une dent qui faisait saillie. Les dents de la mâchoire supérieure étaient noircies par l'usage du tabac et usées par la pipe. La défunte fumait beaucoup. Les cheveux étaient très noirs.
Transquestionné par M. Lemieux le curé ajouta:
--Un peu avant son départ Sougraine est venu à confesse et a communié.
Hermine Auger, un autre témoin, fut appelée.
--Il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, dit-elle, je demeurais chez monsieur Raymond Beaudet, à St. Jean Deschaillons. Un soir du mois d'octobre, j'étais au bord du cap et j'entendis du bruit sur la grève. Un homme criait: Ma maudite, je vais te tuer et te noyer! Une voix de femme répliquait en pleurant: Laisse-moi donc, j'ai les pieds gelés, je vais mourir. Elle disait aussi: je vais me noyer! Un peu plus tard j'ai vu un canot qui s'en allait. Il y avait un homme à l'arrière et quelque chose de blanc au milieu.
A une transquestion qui lui fut posée par M. Lemieux, elle répondit:
--Après le départ du canot, j'ai encore entendu du bruit sur le rivage; c'était toujours la voix de femme qui continuait ses lamentations.
Alors comparut Metsalabanlé, le chef abénaqui de Bécancour.
--Je me nomme Joseph-Louis Metsalabanlé. Je suis le chef des Abénaquis de Bécancour. Mon nom signifie: un homme que l'on a renfermé par surprise et qui réussit à s'échapper. L'accusé est arrivé à Bécancour avec ses enfants, vers le commencement de novembre de l'an 18... Il est venu chez moi le lendemain de son arrivée. Il était sous l'influence de la boisson. Je lui ai demandé où était sa femme et il m'a répondu qu'il ne le savait pas; qu'elle était comme folle lorsqu'il l'avait laissée et qu'elle avait voulu faire chavirer le canot dans la traversée. Il a ajouté qu'elle était au désespoir et s'était peut-être jetée à l'eau.
Pierre-Antoine Thomas, autre Abénaqui vint à son tour:
--Je demeure à Bécancour dit-il. Je connais le prisonnier, et j'ai connu sa femme. Sougraine est arrivé chez moi, un soir de l'automne de 18... avec ses deux enfants. Un charretier les conduisait. Je lui demandai où était sa femme et il me répondit qu'elle était désertée par désespoir. Il me demanda si je voulais prendre ses enfants en pension parce qu'il allait en chantier. Il partit et je gardai les enfants. Je le revis plus tard; il s'informa de sa femme et de ce qu'on disait de lui. Je lui dis qu'on le soupçonnait d'avoir tué sa femme. Il nia, disant qu'il n'avait jamais pensé à cela. La première fois qu'il est venu il n'avait pas l'air inquiet, mais, la seconde fois, il était très abattu. Il partit le matin au petit jour et s'enfonça dans la forêt. Il revint le soir même, vers dix heures, mangea, alla se coucher dans le grenier, puis partit encore de grand matin, disant qu'on ne le reverrait probablement pas de sitôt.
Je lui dis que, puisqu'il n'était point coupable, il ferait mieux de se livrer. Il me répondit qu'il le ferait s'il n'était pas sûr d'être puni pour avoir enlevé une jeune fille.
Puis, il ajouta, répondant à M. Lemieux, que l'accusé lui avait dit qu'il regrettait de s'être amouraché de cette jeune fille et qu'il ne savait pas où il avait eu la tête; que Sougraine vivait en bon accord avec sa femme et était un bon sauvage; qu'un des enfants lui avait dit alors que la défunte, pendant la traversée, avait voulu faire chavirer le canot.
Desanges Denis, épouse de Léon Deveau, fit la déposition suivante: Nous demeurons à cinq arpents environ du fleuve. Sougraine est arrivé chez nous, un matin, il y a bien vingt ans passés de cela. Il est entré seul et nous a demandé de prendre soin de ses enfants jusqu'au lundi. C'était le samedi, je crois. Il dit qu'il voulait aller à la recherche de sa femme qui l'avait laissé après une querelle. Il a ajouté qu'elle était jalouse d'une jeune fille. Il a dit aussi qu'il irait à Notre-Dame-des-Anges chercher des pièges qu'il avait tendus. Il fut absent une couple d'heures. Il est allé chercher ses enfants et les a amenés chez nous. Ils sont partis le dimanche. Il est revenu une quinzaine de jours plus tard avec une jeune fille. Il m'a dit que c'était sa femme. Ils sont arrivés le soir, ont partagé le même lit et sont repartis le lundi matin.
Le témoin dit se rappeler bien tous ces détails, parce que Sougraine ayant été soupçonné du meurtre de sa femme, quelques mois plus tard, elle dut alors raconter souvent ce qu'elle savait touchant cet homme. Elle ne reconnaissait pas l'accusé, cependant; il avait trop vieilli.
L'huissier appela: Pierre Leroyer, de son nom sauvage la Longue chevelure.
Il se fit un profond murmure, et les curieux qui remplissaient les couloirs se rangèrent pour livrer passage au noble chasseur des Montagnes Rocheuses. Lui, pâle, mal rétabli encore de sa récente blessure, il s'avança lentement, le front haut mais sans arrogance, vers le banc des témoins. Un air de souffrance tempérait l'énergie de sa figure et lui donnait un charme nouveau. On savait comment il avait été blessé dans une partie de chasse, quelles souffrances il avait endurées, comme la mort était venue près de l'emporter. Depuis quelques jours seulement il pouvait sortir; la plaie était cicatrisée. C'est lui qui dans un accès de fièvre, avait innocemment et sans malice, trahi son frère l'Abénaqui, un sauvage comme lui. Il le regrettait sans doute.... comme l'on peut regretter une faute dont l'on n'est nullement responsable. S'il n'eût point eu cette fièvre, l'accusé serait encore libre et heureux. Voilà ce que peut faire une parole même inconsciente. Ah! si la partie de chasse n'avait pas eu lieu!... Mais c'était le notaire, c'était Sougraine, c'était madame D'Aucheron qui l'avaient imaginée, cette malheureuse partie de chasse.... Ainsi souvent les projets des méchants tournent contre eux.
La Longue chevelure parlait bien. Sa voix nette et ferme était l'écho d'une âme droite. On sentait que cette âme n'avait rien à cacher, et que cette parole n'avait rien à taire. On se plaisait à l'entendre, cet homme demi-sauvage.
Il raconta sa première rencontre avec l'accusé; comment il le sauva lui et sa jeune amie des flammes de la prairie, et les emmena dans son wigwam, au milieu des montagnes. Il répéta les questions qu'il leur adressa alors et les réponses qu'ils lui firent. L'accusé lui avait affirmé que sa femme était morte d'un hérésypèle, à St. Jean Deschaillons, et qu'elle était enterrée dans le cimetière de la paroisse; qu'il était marié avec cette jeune fille et ne voulait point s'en séparer; que cependant il avait fini par avouer que le mariage n'avait pas été célébré encore et que la jeune fille était sa maîtresse. Alors dit le témoin, je lui défendis de vivre plus longtemps avec elle, et je pris la résolution de renvoyer la jeune fille dans son pays, dès qu'il se présenterait une occasion. L'accusé se montra soumis. Des voyageurs canadiens passèrent vers le même temps et je leur confiai la jeune fille. Ma femme aussi partit alors avec une jeune enfant....
La voix du sioux trembla légèrement. On vit qu'il faisait un effort pour refouler une émotion profonde. Il s'interrompit un moment et baissa la tête comme pour se recueillir. Il reprit ensuite.
--Les malheurs qui suivirent ne regardent que moi, ce n'est point le lieu de les répéter ici. Je dus, pour échapper à la mort, fuir ma tribu. Je n'avais plus qu'à pleurer sur ma femme indignement massacrée par les sioux, et sur la perte de mon enfant morte avec sa mère, sans doute. Je m'éloignai de mes chères montagnes. Deux ans après je rencontrai l'accusé à Los Angeles. Il niait toujours avoir tué sa femme. Plus tard, je gagnai les pays espagnols de l'Amérique du Sud. Je cherchais les parents de ma mère. Je ne revis plus Sougraine, jusqu'au jour où je le rencontrai à l'auberge du Loup Garou, il y a quelques semaines. Je ne le reconnus pas alors, mais depuis j'ai pu constater son identité. Je le reconnais bien maintenant.
Les péripéties du procès n'étaient pas finies. Les curieux en auraient pour leur temps perdu, cette fois, et l'on en parlerait longtemps de l'affaire Sougraine.
L'audience avait été suspendue, mais la foule était restée là, entassée dans la vaste pièce, aimant mieux respirer l'air chaud et vicié qui la remplissait, que de perdre un mot des témoignages. Au reste, dans un tête à tête entre le prisonnier à la barre et son défenseur, on avait surpris une parole qui piquait la curiosité.
--On va le faire venir... Il faut qu'il vienne, avait dit l'avocat...
--Quel peut être ce témoin? C'était la question que chacun se faisait.
A la reprise de l'audience, au milieu d'un calme solennel, l'huissier appela:
--Louis Vilbertin!
Il y eut un désappointement. On comptait sur un nom nouveau, inconnu, improbable... et c'était le gros notaire que tout le monde connaissait.
Il roula lentement vers ce qu'on appelle vulgairement la boîte aux témoins. Il s'essuyait le front avec son mouchoir. En marchant il pensait:
--Qu'avait-il besoin de me déranger ainsi? Est-ce que je vais le sauver? Et puis, c'est cruel de me forcer à m'avouer publiquement son fils... Il embrassa l'Evangile, comme il eût embrassé n'importe quoi.
--Votre nom est Louis Vilbertin? demanda la greffier.
--Mon vrai nom est Louis Sougraine, répondit le notaire, d'une voix ferme, un peu irritée; je suis le fils de l'accusé.
Il bravait l'opinion.
--Le fils de l'accusé! ce mot s'échappa de toutes les bouches... Ce fut un murmure sourd qui couvrit un instant la parole des avocats.
--Nous demeurions, il y a vingt trois ans, à Notre-Dame-des-Anges. La famille se composait de mon père, de ma mère, de mon frère et de moi-même. Nous sommes partis de là avant l'hiver, en canot, suivant le cours de la rivière. Nous nous rendîmes à Ste Anne, sur la grève, et de là à St. Jean Deschaillons. Là, mon père et ma mère se battirent. C'était le soir, sur le bord de l'eau. C'est mon père qui commença la querelle. Il voulait avoir son capot que ma mère avait mis sur ses épaules pour se garantir du froid. Il battit la défunte à coups de poings et d'aviron et la jeta à terre dans les branches. Ma mère lui demandait de ne pas la tuer et elle pleurait. La querelle a bien duré une heure. Le prisonnier lança aussi des pierres à ma mère. Elle paraissait souffrir beaucoup. J'ai vu du sang sur elle.... Nous sommes partis pour traverser le fleuve, mon père, mon frère et moi.... ma mère est demeurée sur la grève. Mon père ne voulut pas la laisser embarquer. Il la menaça avec une branche. Après notre départ elle est restée assise sur le sable et elle pleurait. Dans la traversée mon père nous a dit qu'il nous tuerait si nous rapportions ce qu'il avait fait. Le temps était noir. Le prisonnier nous a conduits à une maison où nous avons couché. Puis nous avons gagné Bécancour. Mon père nous a laissés chez mon oncle Pierre-Antoine, et je n'ai jamais revu ma mère.
Répondant ensuite à M. Lemieux, il continua:
--En traversant la rivière ma mère a menacé de faire verser le canot. Avant de partir de Sainte Anne elle avait envoyé mon père acheter de la boisson. Elle but du whisky avant d'embarquer et aussi pendant la traversée, si je me rappelle bien.... Il y a longtemps de cela. Elle but, je crois, ce qui restait dans une première bouteille... Peut-être un demiard... C'est l'idée qui m'est restée. Cependant mon père avait bu plus qu'elle...
Plusieurs dirent:
--Le gros notaire ne tient pas à sauver son père...
Et d'autres:
--On dirait qu'il veut être le fils d'un pendu...
Le notaire, sous les questions pressées de M. Lemieux, soufflait, haletait, s'épongeait... puis se contredisait.
--Mon père, avoua-t-il, pria la défunte de lui hacher du tabac. C'était dans le canot, en traversant. Elle consentit, se mit à la besogne, puis cessa tout à coup.... La querelle commença alors....
Ma mère voulut faire chavirer le canot, comme je l'ai dit, et l'accusé la supplia d'avoir pitié de nous, ses enfants... mon défunt frère et moi... Elle donna un coup d'aviron à mon père... Rendus sur la grève elle le frappa avec un couteau... C'était pour se défendre... Ils se battaient. Mon père n'avait pas de couteau, pas de bâton, non plus.... Si je me souviens bien.... Mon père alluma un feu sur la grève pour nous réchauffer et préparer des aliments. Il demanda à ma mère de venir manger avec nous...... Elle refusa. La querelle était terminée. Lorsque nous fûmes sur la grève de Batiscan, après avoir traversé le fleuve, mon père fit un petit feu et nous nous couchâmes tout au près... Mon père nous avoua, à mon frère et à moi, qu'il avait du regret d'avoir ainsi abandonné sa femme, seule, dans l'état où elle se trouvait.... Il remonta alors dans le canot.... et fut absent pendant quelques heures... Nous crûmes qu'il allait la chercher.... Il revint seul.... Il était triste... Il dit qu'il l'avait trouvée morte et que dans la crainte d'être soupçonné ou inquiété il l'avait traînée à la rivière...
Vilbertin se retira. Il avait des sueurs aux tempes et des rougeurs sur les joues. On entendit comme un soupir de soulagement qui montait de tous les coeurs. Les choses devaient s'être passées ainsi. Il était raisonnable de le supposer.
Un témoin, M. Léon Deveau, de Batiscan, vint dire qu'il n'y avait pas de trace de feu sur la grève où s'était arrêté le prisonnier, et laissa croire que Vilbertin venait d'inventer une petite histoire pour sauver son père. Il y eut un malaise soudain. Mais le défenseur de l'accusé ne se tint pas pour battu.
--La grève est-elle large chez-vous? demanda-t-il au témoin.
--Oui, monsieur, répondit celui-ci, joliment large.
--Et la marée s'avance loin?
--Oui monsieur, assez loin.
--A-t-elle pu couvrir l'endroit où s'est arrêté l'accusé, et faire disparaître ainsi toute trace de feu?...
--Certainement, reprit le témoin.
--Alors, fit l'avocat triomphant, il n'est pas étonnant que vous n'ayez vu nulle trace du feu allumé par le prisonnier; c'est le contraire qui eût été surprenant... Une mer passant sur un feu sans l'éteindre...
Un rire bruyant courut dans la vaste salle.
XV
Un homme qui n'avait pas été peu surpris en voyant un huissier entrer chez lui, c'était monsieur D'Aucheron. Il pensa d'abord que Vilbertin le lâchait, comme on dit en termes d'affaires, et que la dégringolade allait commencer. Après tout, s'il fallait tomber, autant valait que ce fût aujourd'hui que demain. La pensée d'un mal qui vous menace est souvent plus amère que le mal lui-même. L'imagination grossit le mauvais comme le bon. C'est un verre qui nous montre souvent les choses sous un faux aspect.
--Un subpoena, monsieur D'Aucheron, avait dit l'huissier en saluant avec la gravité que comporte le métier.
--Un subpoena? fit M. D'Aucheron, qui eut envie d'éclater de rire, tant il avait eu peur.
--Oui monsieur, pour madame.
--Pour madame D'Aucheron? Mais, tonnerre! au sujet de quelle affaire?
--L'affaire Sougraine, monsieur D'Aucheron....
--Hein! l'affaire Sougraine? voilà qui est drôle. Où va-t-on chercher les témoins maintenant? Qu'est-ce qu'elle connaît de cette affaire, ma femme?
Cependant le souvenir du mystère qu'il avait essayé de débrouiller depuis quelque temps, mystère où sa femme, le notaire et Sougraine paraissaient se comprendre parfaitement, lui revint à l'esprit. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur son front. Il comprit que tout allait éclater.
L'Huissier s'était retiré; il se rendit à la chambre de sa femme.
--Madame, dit-il avec un accent grave et solennel, lui tendant le papier légal d'une main qui s'efforçait de ne point trembler, on vous appelle comme témoin dans l'affaire Sougraine--une affaire vieille de vingt trois ans--dites-moi donc, s'il vous plaît, ce que vous connaissez de cette affaire.
Madame D'Aucheron poussa un cri.
--Témoin! moi, témoin! et elle s'affaissa sur sa chaise.
Léontine accourut.
Implacable, M. D'Aucheron se tenait là, debout devant elle. Il était résolu d'en finir.
--Madame, dites-moi, je vous prie de quelle façon vous avez été mêlée à l'affaire Sougraine?...
Léontine à son tour jeta une clameur, mais elle ne faiblit pas.
--Pauvre mère, dit-elle, c'est donc fini; tout est connu, et elle se prit à pleurer à chaudes larmes....
--Tout n'est pas connu, répliqua M. D'Aucheron, mais j'ai le droit de tout savoir, et je veux que l'on parle ici avant d'aller parler à la cour...
Il passa le subpoena à Mademoiselle Léontine qui lut à travers ses pleurs....
--Pauvre mère! reprit-elle! pauvre mère! comme elle va souffrir!....
--Eh bien! mademoiselle, parlez donc, s'il vous plaît, si votre mère ne veut ou ne peut pas le faire, dit monsieur D'Aucheron, impatienté.
--Mon père, dit-elle d'une voix pleine de douceur, de prières et de larmes, ayez pitié de ma malheureuse mère... soyez miséricordieux.
D'Aucheron tremblait. Il voyait bien que tout s'écroulait autour de lui, et que sa vie était à jamais empoisonnée. Il n'osait plus parler. Il écoutait maintenant, le front courbé, l'arrêt terrible qui le condamnait à la honte et à la souffrance pour le reste de ses jours.
--Ma mère, votre femme... reprit Léontine au milieu de ses sanglots... c'était....
--C'était?
--Elmire Audet!
--Elmire Audet! s'écria monsieur D'Aucheron, en se cachant le visage dans ses mains. Malheureux que je suis!
--Pitié! pardon! criait Léontine.
--Malheureux que je suis! répétait toujours D'Aucheron. Et il aurait voulu pleurer. La rage et la douleur l'étouffaient.
Il sortit marchant vite comme un homme pressé d'arriver, et cependant il ne savait où il allait. Ceux qui le rencontrèrent s'aperçurent qu'il n'était pas comme de coutume et se détournèrent pour le regarder. Il passa devant l'église du faubourg St. Jean et lui qui se vantait de ne pas importuner le Seigneur, et de ne jamais prendre la place des autres, dans les églises, il s'en alla tomber à genoux devant les saints tabernacles. C'est que les grandes douleurs ramènent à Dieu, et que les hommes profondément infortunés sentent bien que le secours ne peut pas leur venir des hommes. Il demeura longtemps, là, sur le parquet, la tête baissée, les mains jointes, et criant vers Dieu.
Le père Duplessis se trouvait à l'église; c'était l'heure de sa visite au St. Sacrement.
--Il devait en être ainsi, pensa-t-il. Le retour à Dieu ou le suicide.
Quand D'Aucheron sortit il le suivit.
--Mon cher ami, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon. Vous perdez beaucoup mais vous gagnez davantage. Au reste, songez-y bien, il n'y a pas de quoi se jeter à la rivière, s'il y a raison de se jeter dans les bras de Dieu.
--Connaissiez-vous mon malheur? demanda monsieur D'Aucheron.
--Je le soupçonnais. Madame D'Aucheron était mademoiselle Elmire Audet.
--Hélas! qui l'aurait pensé?
--Mademoiselle Elmire Audet, tout enfant, a fait une faute mais elle s'est repentie; elle est devenue une excellente femme. Ce n'est pas la première fois que cela arrive, ce ne sera pas la dernière non plus, hélas! soyez-en sûr.
D'Aucheron s'était attendu à bien des mécomptes, à des revers, à des insuccès, mais il ne se doutait nullement que l'orage viendrait de ce côté. Ce qui l'affligeait surtout, c'était de passer sous la dent venimeuse de la médisance. Il se sentait horriblement humilié. Il ne lui serait pas possible de se relever de ce coup et il serait obligé de s'en aller vivre ailleurs.
XVI
Plusieurs témoins furent appelés encore pour prouver la culpabilité de l'accusé, mais aucun ne put affirmer que ce ravisseur de jeunes filles fût en effet le meurtrier de sa femme. Ils dirent, pour la plupart, que des querelles s'élevaient souvent entre Sougraine et sa femme et qu'ils proféraient l'un contre l'autre des menaces de mort. Au reste, après vingt-trois ans, les témoins se faisaient rares et ne se souvenaient guère.
Il y eut un mouvement extraordinaire dans la salle, et un murmure d'étonnement passa sur la foule quand l'huissier audiencier appela le nom de madame D'Aucheron.
Elle entra vêtue de noir et voilée. L'huissier grossissant de plus en plus sa voix qu'il voulait rendre terrible, criait en vain: silence! silence! silence!
Madame D'Aucheron prêta le serment d'usage.
--Votre nom, madame, est Elmire Audet, n'est-ce pas? demanda le greffier, qui voulait lui éviter la honte de le dire elle-même.
Elle répondit affirmativement, mais on ne l'entendit pas dans la salle, tant la surprise était grande.
L'honorable M. Le Pêcheur vint alors s'asseoir près de l'avocat de la couronne et parut suivre la cause avec beaucoup d'intérêt. Les gens remarquèrent avec surprise le plaisir qu'il paraissait éprouver en voyant la souffrance du témoin. Plusieurs s'en indignèrent. On fit raconter à madame D'Aucheron ses amours avec l'abénaqui alors qu'elle était jeune fille, sa fuite de la maison paternelle, ses pérégrinations nombreuses. Elle parlait bas et à chaque instant on la suppliait de parler plus haut. Ce n'était pas assez de raconter ses hontes, il fallait même les raconter à haute voix. La pudeur n'avait plus le droit de jeter son voile mystérieux sur ces confidences. Souvent la pauvre femme hésitait. Elle balbutiait des aveux qu'elle était tentée de cacher. Elle n'avait que seize ans lorsqu'elle partit avec l'accusé. Elle le connaissait depuis deux ans déjà....
--J'avais eu alors, depuis un mois environ, des relations avec le prisonnier, avoua-t-elle, et j'ignore si sa femme le savait. Nous sommes partis secrètement. Nous avons passé la première nuit dans une grange, à St. Ubalde, et le lendemain, nous étions à Batiscan. Il ne m'avoua la mort de sa femme qu'au lac Mégantic. Chez M. Deveau, à Batiscan, il me dit qu'elle était aux Trois-Rivières avec ses enfants. Il avait dit la même chose à ma mère. Nous traversâmes le fleuve en canot, puis, nous nous acheminâmes, à pied, vers Richmond où nous devions prendre le train. Il affirmait que nous allions à la recherche de sa femme... Dans la gare de Richmond j'entendis des gens qui disaient qu'un sauvage enlevait une jeune fille et qu'il fallait l'arrêter. Je prévins Sougraine et il se cacha pendant quelques jours dans le bois. Puis, quand il revint nous partîmes pour nous rendre au lac Mégantic où nous passâmes huit jours, chez un monsieur Beaulé. Il nous dit alors que sa femme était morte...
Il m'a parlé de la traversée du fleuve qu'il avait faite avec sa famille. Il m'a dit que sa femme avait voulu faire chavirer le canot et qu'il l'avait suppliée de le laisser rendre à terre pour l'amour de ses enfants. A terre, il prépara le souper et pria sa femme de venir manger. Elle prit un aviron et le lui brisa sur le dos. Elle était ivre. Il est ensuite allé choisir du bois pour faire un aviron, après avoir défendu à ses enfants qu'il avait placés sur une grosse roche, de suivre leur mère quand même elle irait les chercher. A son retour les enfants lui dirent que leur mère avait voulu les battre avec un bâton, puis qu'elle s'était éloignée en disant qu'ils ne la reverraient jamais. C'est lui qui m'a conté cela.
Nous avons continué notre route vers les Etats-Unis.
Transquestionnée par M. Lemieux, elle répondit:
Pendant que nous étions au lac Mégantic, mon père est venu avec un autre homme pour me chercher. Il a donné la main à tout le monde, à Sougraine comme aux autres. Il lui a demandé s'il avait objection à me laisser partir, et l'accusé a répondu que non. Lorsque mon père m'a demandé de retourner chez nous, j'ai refusé en disant que j'avais honte, que je serais montrée du doigt comme une chienne....
Il y eut un mouvement de surprise... Le mot sonnait mal. On la regardait avec curiosité.
Madame D'Aucheron paraissait horriblement souffrir. Son regard avait quelque chose de vague et de hagard qui faisait mal; sa parole, tantôt vive et saccadée, tantôt hésitante et embarrassée décelait un grand trouble intérieur. Il lui venait des rougeurs de honte sur les joues et aussitôt après, des pâleurs d'effroi.
Le substitut du Procureur lui demanda si le prisonnier ne lui avait jamais dit comment était morte sa femme.
Elle se leva vivement:
--Oui, monsieur, répondit-elle, et sa voix était vibrante, il m'a dit que cela lui ayant fait de la peine de l'avoir quittée seule sur la grève, il était allé la chercher pour l'emmener avec ses enfants, mais qu'il la trouva morte étendue sur le sable. Oui, je m'en souviens comme si c'était d'hier... monsieur le juge.... Qu'alors il l'a jetée à l'eau pour éviter les persécutions... Vous comprenez? Il aurait été soupçonné... Le monde est si méchant...
--C'est en effet bien possible... murmura-t-on de toute part, dans la salle.
--C'est ce que tu m'as dit, Sougraine, n'est-ce pas? continua le témoin, en se tournant vers le prisonnier.
--C'est bien, madame, observa le juge, mais adressez-vous aux jurés, s'il vous plaît, non pas à l'accusé.
--Je ne mens pas, monsieur le juge. J'avais oublié cela dans mon premier témoignage, parce qu'on ne me demandait rien. La mémoire me faisait défaut. Maintenant je vois tout comme si j'y étais. Il y a pourtant longtemps de cela...
Elle se mit à compter sur ses doigts....
--Un, deux, trois, quatre, cinq--quatre fois cinq font vingt, et trois, font vingt-trois... Mon garçon aurait vingt-trois ans....
--Elle est folle! madame D'Aucheron est folle s'écria-t-on de toute part. Le juge la fit reconduire chez elle. Un vague malaise s'appesantit sur l'assistance, et chacun se sentit touché de cette douloureuse destinée.
L'honorable monsieur le Pêcheur pensait, lui:
--Les voilà bien punis, les D'Aucheron, de leur insolence à mon égard.
XVII
La défense n'ayant pas de témoins à faire entendre, l'enquête fut déclarée close.
M. Lemieux prit la parole, et, dans un long et habile plaidoyer, il démolit pièce par pièce le raisonnement subtil de l'avocat de la Couronne. Il paraissait profondément ému; sa voix un peu hésitante d'abord, comme un flot qui cherche à rompre sa digue, prit peu à peu de la force et de l'ampleur. La vague devenait torrent.... On sentait des frémissements passer sur la foule anxieuse.
--Pourquoi, disait-il, pourquoi peindre sous des couleurs si terribles l'infortuné que voici? Il montrait Sougraine. Pourquoi lui prêter une malice qu'il n'eut jamais et des intentions dont le Seigneur seul peut connaître la droiture ou la perversité?... Qu'il se soit fait aimer d'une jeune fille, et que cette infortunée, dans son aveuglement fatal, ait poussé la folie jusqu'à déserter le foyer paternel et s'enfuir, avec lui, en pays étranger, c'est possible, c'est vrai, mais cela ne prouve nullement qu'il soit un assassin. On prétend que la femme délaissée le gênait. On le prétend mais on ne le prouve pas. C'est elle-même, cette femme que l'on veut faire passer pour une victime touchante, c'est elle-même qui pria la jeune Elmire de venir demeurer sous la tente de son mari.
Mais voyons donc ce qu'était la défunte elle-même, voyons ce qu'elle faisait, ce qu'elle disait et déduisons en les conséquences naturelles. La logique n'est pas à dédaigner. Cette femme était adonnée à l'ivrognerie, le plus odieux des vices et celui qui mène le plus souvent à la mort tragique et subite. Elle était grande, fortement constituée, d'une humeur maussade et querelleuse. Elle ne craignait pas de provoquer la colère de son mari et savait se défendre de lui. Ne l'a-t-elle pas frappé à coup d'aviron, pendant qu'ils traversaient le fleuve dans leur canot. En se livrant à une action aussi brutale, dans un pareil moment, au milieu des flots prêts à les engloutir, n'exposait-elle pas volontairement la vie de tous ceux qui se trouvaient dans la frêle embarcation? Et ses enfants n'étaient-ils pas là! De quel crime n'est pas capable une mère qui expose de la sorte la vie de ses enfants?...
Mais la vie, elle s'en souciait bien, elle. C'est la mort qu'elle appelait, la mort pour elle même et pour les autres. Ne l'a-t-elle pas crié, dans sa rage insensée. Je veux mourir, disait-elle, je veux me noyer.
Elle était ivre. Elle but encore cependant, et, descendue sur le rivage, elle continua l'odieuse orgie commencée pendant la traversée.
Fatigué de ces menaces, de ces plaintes, de ces clameurs qui montaient comme des imprécations de l'enfer, et jetaient dans l'étonnement les habitants des côtes voisines l'accusé se rembarqua seul avec ses enfants. Il avait pardonné à sa femme cependant, puisqu'il l'avait priée de venir partager avec lui son modeste souper.
La femme délaissée se livra, dans son désespoir, à des fureurs nouvelles, redoubla ses gémissements et ses blasphèmes, s'avança, chancelante, sur le sable de la grève, et tomba d'épuisement sur le sol glacé. Là, les émotions trop violentes, la colère, la crainte, et surtout l'action des alcools, le froid de l'atmosphère et l'humidité du sol, venaient de lui porter un coup funeste. Le cerveau s'était enflammé, peut-être, ou le coeur s'était paralysé. La mort qu'elle avait invoquée tout à l'heure vint tout à coup la chercher...
Ce n'est pas du roman que je fais, messieurs, les choses ont dû se passer ainsi. L'accusé, dont le caractère est doux, éprouva bientôt des remords et regretta d'avoir abandonné sa femme dans le triste état d'ébriété ou il l'avait laissée. Et puis, il n'était pas sans éprouver certaine crainte assez légitime.
Si elle venait à mourir là bas, pensait-il, on me soupçonnerait peut-être de l'avoir tuée. On sait que j'ai débarqué sur cette rive et que j'en suis reparti soudainement, le soir, sans elle. Les apparences seraient contre moi. Le préjugé naîtrait vite, et je serais peut-être condamné. Il est arrivé que des innocents aient été ainsi trouvés coupables... Je vais aller la chercher.
Il partit seul dans son canot, et quand il atteignait la rive sud, il régnait partout un silence lugubre. Il appela, rien ne répondit à son appel.... rien que les échos des rochers. Il marcha vers l'endroit où il avait quitté la malheureuse créature. Rien encore.
Elle a peut-être essayé de se rendre aux maisons de la côte, se dit-il, et il se dirigea vers les hauteurs.
Alors il l'aperçut couchée dans les broussailles. Il crut qu'elle dormait et voulut l'éveiller. Elle ne se réveilla pas. Elle dormait du sommeil qui n'a pas de réveil ici bas. Il fut effrayé, anéanti.
On va dire que je l'ai tuée.... que faire?
Il était hors de lui, et ne pouvait rassembler ses idées. Il aurait voulu réfléchir froidement, ne fût-ce qu'une minute, et son trouble augmentait toujours.
La faire disparaître, c'est tout ce qu'il trouva au milieu du tourbillon des pensées diverses qui l'agitaient.
Il détacha machinalement la corde qui lui ceignait les reins, la passa en frémissant autour du cou de la morte et, traînant le lourd fardeau, il se dirigea vers le fleuve.
C'est mal, pourtant ce que je fais-là, pensait-il, mais il ne pouvait s'empêcher de marcher. Et le cadavre suivait, glissant avec son bruit mat sur la grève rocailleuse. Il l'attacha à l'arrière de son canot et se mit à ramer avec ardeur, se hâtant d'achever cette horrible tâche. Derrière le canot, le cadavre roulait et creusait un sillage lugubre qui s'effaçait bientôt. Au milieu du fleuve il détacha la corde et la morte descendit lentement, creusant la vague qui se referma bientôt sur elle comme le couvercle d'un tombeau. Il reprit sa rame. Alors une pensée, comme une lame aiguë, traversa son esprit.
--Ma ceinture!... Malheur!
Il venait de comprendre les suites terribles que pouvaient avoir cet oubli... Il était trop tard. Il n'y avait plus qu'à attendre le hasard des événements, la sagesse des hommes, ou la justice de Dieu. Il fut longtemps plein de tristesse et puis, afin d'éviter les dangers d'une accusation redoutable dont il serait toujours difficile de se laver, il s'en alla vers des régions lointaines.
Il eut tort de ne pas avouer franchement les causes de la mort de sa femme et les circonstances dont elle fut environnée. La franchise est encore la meilleure défense d'un accusé. Mais quand on connaît le caractère timide et craintif du sauvage, l'idée étrange qu'il se forme de nos tribunaux, son horreur instinctif de la prison, son effroi de tous ces apprêts solennels de la justice, on n'est pas surpris de le voir se compromettre par des explications inexactes...
C'est là l'histoire vraie du crime de Sougraine, et qui se déduit naturellement des témoignages rendus.
Un murmure approbateur accueillit les paroles du jeune avocat.
Alors M. Amyot se leva à son tour. On était avide de voir comment il rétablirait l'accusation et pourrait détruire l'effet produit par son habile confrère. On le savait un redoutable jouteur aux luttes de la parole. Il repassa, en les commentant les témoignages que l'on venait d'entendre et s'écria en terminant:
--L'accusé voulait vivre avec la jeune fille qu'il avait introduite sous sa tente, contre la morale et la justice, mais la présence de l'épouse légitime devenait un embarras, et il fallait qu'elle disparût. En effet elle disparaît, et désormais le bonheur coupable ne sera plus troublé. Elle disparaît, mais Dieu qui se joue des projets des hommes, veut qu'un jour, longtemps après le crime, à trente lieues de l'endroit où pour la dernière fois les accents plaintifs de la victime ont été entendus, on trouva sur le rivage un cadavre que la vague y avait apporté. Une corde est nouée autour du cou bleuâtre de ce cadavre sans nom qui vient l'on ne sait d'où..... ce cadavre c'est celui de la femme de l'accusé, cette corde qui lui serre le cou, c'est une corde qui servait de ceinture à l'accusé. La dernière fois qu'ils ont été vus, la victime et l'accusé, ils étaient ensemble. Ils burent, s'injurièrent et se battirent odieusement.... L'homme, le mari infidèle partit, mais il revint seul, au milieu de la nuit... Que se passa-t-il alors entre la femme délaissée et lui, dans les ténèbres, sur les rivages déserts?... Ce cadavre retrouvé avec une corde au cou trahit le secret des ombres et révèle un crime qui demande un châtiment!
Sougraine écouta, la tête basse, cet appel à la vengeance des hommes. Tout le monde le regardait pour deviner ce qui se passait en lui.
Le juge s'obstina à voir un crime où il n'y avait peut-être qu'un accident, et son adresse porta quelque peu le trouble dans l'esprit des jurés qui se retirèrent pour délibérer. Ils passèrent la nuit en discussion. Le lendemain, à l'ouverture de la séance, ils dirent qu'ils s'accordaient et l'huissier les introduisit dans leur tribune. Tous les yeux se fixèrent sur eux avec une intensité brûlante. Il y avait un serrement de coeur presque douloureux dans cette foule anxieuse. On cherchait à deviner sur la figure de ces hommes qui tenaient dans leurs mains la vie de leur semblable, le jugement solennel qui allait être rendu. L'accusé aussi regardait ses juges, et son oeil mélancolique était suppliant comme une prière. Il s'efforçait de ne point trembler et pourtant un frisson courait de temps en temps sur tout son corps. Les jurés furent comptés et appelés par leur nom. Le silence devint profond.
--Le prisonnier à la barre est-il coupable ou non coupable du crime dont il est accusé? fit la voix solennelle du juge.
XVIII
Madame D'Aucheron rentra chez elle en chantant. Léontine qui attendait son retour à la maison, se leva vivement et courut au devant d'elle. Elle crut d'abord que tout avait tourné pour le mieux, et que sa mère était véritablement au comble de la joie. Elle reconnut bientôt son erreur.
La malheureuse femme fit quelques pas en cadence, puis éclata de rire. Elle rit longtemps de ce rire nerveux, hébété qui fait tant de mal à entendre.
Alors Léontine se mit à pleurer. Elle devinait un nouveau malheur. La pauvre folle se regarda dans une glace et, après avoir salué son image, se mit à lui parler.
--C'est toi qui es Elmire Audet, dit-elle; une belle coureuse, en vérité, une belle fille, oui, qui rougit de sa mère et ne veut pas la faire manger à sa table. Tu seras punie, un jour, et c'est moi, madame D'Aucheron, moi la riche, la belle madame D'Aucheron, qui t'apprendrai à courir les bois... Ne raisonne pas! Insolente, tu te moques de moi! tu répètes mes paroles, comme un perroquet, tiens! attrape!...
Et, du revers de sa main, elle frappa d'un vigoureux coup la glace qui tomba en éclats sur le tapis soyeux.
Léontine tout effrayée appela.
Monsieur D'Aucheron qui se trouvait dans une pièce retirée n'avait rien entendu. En entendant la cri poussé par Léontine il se précipita vers le salon. Sa femme ne le reconnut point. Elle regardait sa main ensanglantée. Elle s'était blessée en frappant la glace.
--C'est vous, monsieur qui m'avez mordu, dit-elle, et elle se précipita sur lui.
Il voulut lui parler avec douceur pour la calmer. Rien n'y fit: elle s'irritait de plus en plus et vociférait des paroles incohérentes. Il tenta de l'intimider et la poussa violemment sur un fauteuil. Elle se releva comme une tigresse et, ne pouvant l'atteindre parce qu'il se mettait à l'abri derrière les meubles, elle déchira ses vêtements en lambeaux. Alors, un sentiment de pudeur, le dernier qui meurt chez la femme, lui revint tout à coup et elle se cacha derrière une porte.
La servante avait couru chercher du secours. Des voisins arrivèrent. Ils triomphaient peut-être au fond du coeur, mais ils paraissaient fort touchés de ce qui se passait. Madame D'Aucheron fut enfermée, les mains solidement liées, et des Soeurs de Charité vinrent en prendre soin, en attendant qu'on la conduisît à l'hospice des aliénés.
XIX
Les jurés avaient répondu "non coupable" et Sougraine, mis en liberté, était sorti au milieu des applaudissements de la foule. Le peuple, naturellement honnête et droit, a toujours peur de voir la justice humaine faire fausse route, et l'innocent subir la peine due au coupable. Il veut que l'accusé soit élargi lorsque le crime n'est pas irrévocablement attesté.
Sougraine fut pendant quelques jours comme abasourdi par la commotion qu'il avait éprouvée.
A la prostration succéda je ne sais quel réveil joyeux, comme un rayon de soleil après l'orage. Il est si bon de se sentir plein de vie après avoir vu le fossoyeur chercher l'endroit où il creuserait notre fosse! de n'avoir plus rien à redouter de ceux-là mêmes qui pouvaient nous perdre d'une seule parole! de dire que l'on a, comme les autres, sa place au soleil, et que personne n'osera nous déranger.
Il reparut donc, le vieil abénaqui, heureux et triomphant, dans nos rues encore pleines de rumeurs. Tout la monde le regardait avec curiosité. On se détournait pour le voir marcher de son pas lent et mesuré, le corps légèrement penché en avant, avec ce balancement léger commun à l'homme des bois et à l'homme de la mer. Lui, il élaborait un nouveau projet. Il voulait avoir sa fille, mademoiselle Léontine, car il la croyait bien son enfant. Il la donnerait ensuite à qui il voudrait. Rien n'appelle le succès comme le succès. Il venait d'échapper à l'échafaud, il ne devait pas s'arrêter en si beau chemin; la fortune allait devenir son esclave. Il se le promettait. La chance grise comme la déveine, et fait faire les mêmes folies.
Le notaire paraissait d'une gaieté folle depuis quelques jours. Il fredonnait, chantait presque sans cesse dans son étude ordinairement si calme. Il serrait la main à ses clients, leur racontait des anecdotes pour les faire rire, les laissait sortir sans les faire payer plus que de raison. Et puis, par moments il s'arrêtait, la figure enflammée, l'oeil ardent, la bouche entr'ouverte voluptueusement. Il voyait quelque chose de divin, que personne ne pouvait deviner. Une forme svelte, gracieuse, pleine d'amoureuses provocations, se balançait dans un rayon de lumière devant lui, comme une feuille de rose sur le souffle qu'elle parfume. Il voyait Léontine.
Qui l'empêcherait d'être à lui, maintenant? La Longue chevelure n'était plus à craindre; le jeune ministre jouait le rôle d'un ennemi, presque d'un persécuteur; le médecin Rodolphe ne serait pas de force à lutter, le voulût-il; mais il n'oserait pas, ce jeune homme sans fortune, affronter le scandale et se marier avec une fille élevée par une coureuse de sauvages. Il triomphait de cet effondrement pitoyable de la famille D'Aucheron; il allait édifier son bonheur, sur ces ruines qu'il avait désirées.
Il frémissait, et ses lèvres charnues jetaient des souffles de feu...
--Dès qu'ils apprirent le malheur qui était venu fondre sur Léontine, leur amie, Rodolphe et sa cousine se hâtèrent d'accourir. L'entrevue fut des plus touchantes et des plus douloureuses. Les deux jeunes fiancés, dans cette immense affliction, ressentirent le besoin de se rapprocher davantage, de s'unir plus intimement. Quand l'ouragan se déchaîne sur la prairie, les petits oiseaux cherchent un refuge dans l'arbre voisin et se serrent l'un contre l'autre, sur la branche feuillue que le souffle impétueux agite et dépouille.
Vilbertin tout à sa passion, fit de nouvelles ouvertures à son ami D'Aucheron. Mais celui-ci, depuis qu'il s'était agenouillé dans l'église, sous la main de Dieu qui le châtiait, ne voyait plus le monde comme auparavant. Toute chose lui paraissait vaine et rien ne le touchait plus. Il se reposait dans l'indifférence, en attendant peut-être qu'il se lançât avec une nouvelle ardeur dans une autre direction.
Il ne se souciait plus d'imposer ses volontés à la jeune fille ni d'intervenir dans ses amours. Vilbertin le menaça.
--Tout m'est égal, maintenant, répondit D'Aucheron. La ruine matérielle n'est rien à côté de l'autre.
Vilbertin ne lâcha point prise. Rien n'est tenace comme un jeune amour dans un coeur vieux. Il imagina un moyen qu'il crut irrésistible pour obtenir la jeune fille et devenir le maître de ses destinées. Il dit à Sougraine son père.
--Mademoiselle Léontine est votre fille, n'est-ce pas?
--Je n'ai pas de preuves certaines, mais madame D'Aucheron me l'a donné à entendre:
--Vous allez la réclamer; je paierai les frais. Adressez-vous aux tribunaux. Allez trouver D'Aucheron d'abord, et demandez-lui d'être raisonnable. S'il refuse pas de pitié. Je le ruine. Il me doit tout ce qu'il possède. Quand il n'aura plus d'argent, et en conséquence plus d'amis, il ne sera plus en état de supporter les frais d'un procès et sera condamné d'avance.
Sougraine, sans se demander pourquoi, fit comme le voulait le notaire, son fils.
Mais il rencontra une résistance absolue de la part de M. D'Aucheron.
Alors il revendiqua publiquement mademoiselle Léontine comme sa fille. Ce fut un nouvel appât jeté à la curiosité publique. Les journaux promirent à leurs lecteurs de les tenir au courant de l'intéressant procès. On se disait cependant:
--Comment cela se fait-il? madame D'Aucheron, dans son témoignage, a parlé d'un garçon, et non pas d'une fille.... Il est vrai que la folie commençait....
Mademoiselle Léontine était tombée dans une profonde mélancolie. Elle n'osait plus sortir car la honte de celle qui lui avait servi de mère retombait sur sa tête. Elle songeait à mourir. Oh! la, mort, comme elle est douce et bien venue parfois!.... Elle songeait aussi à entrer au couvent. Une autre mort. La mort au monde et à ses plaisirs.... mais aussi à ses amertumes et à ses déceptions. Elle rentrerait au couvent pour s'y enterrer sous les voûtes saintes où l'on chante des cantiques à la louange du Seigneur, où l'on prie avec ferveur, où l'on pleure sans amertume. Il n'était pas raisonnable qu'elle fît porter à un homme aimé, le poids de ses chagrins et de ses humiliations.... Non, cela serait un crime.... Le procès lui avait révélé une chose étonnante, mais qui la réjouissait un peu: Le notaire Vilbertin était peut-être son frère.... Il ne la poursuivrait plus de ses amoureuses instances....
Elle fut effrayée de cette autre persécution qui la trouvait sans défense. L'homme en qui elle avait instinctivement placé une confiance absolue, sans savoir trop pourquoi, la Longue chevelure, paraissait lui-même sans espérance et sans ressources. Les armes dont il comptait se servir pour frapper les ennemis de sa jeune protégée, venaient de se rompre dans ses mains, et la victoire lui échappait. Le vieil instituteur et sa pieuse femme conseillaient le couvent, comme le refuge naturel des âmes aimantes que le monde persécute et que le sauveur appelle à lui. D'Aucheron qui se trouvait seul et sentait le besoin d'être aimé, soutenu, encouragé, la suppliait de ne point l'abandonner. Au milieu de ces cruelles perplexités, battue comme une algue légère par la fureur des flots, la jeune fille tournait souvent les yeux vers la retraite de l'amour pur et des âmes chastes. Le couvent lui envoyait des rayonnements mystiques qui l'éblouissaient, des bouffées de parfums célestes qui l'enivraient. Elle y devinait une paix complète, inaltérable. C'était le port calme et sûr après la tempête. Elle y verserait des larmes silencieuses en songeant à celui qu'elle aime... qu'elle aimera toujours... Dieu le permettrait, car il a aimé lui-même jusqu'à la mort. Bien des âmes vont à Dieu par la voie douloureuse; c'est la plus sûre. Elle irait à lui par cette voie.
Elle demanda son entrée chez les soeurs de la Charité. Ses premières années s'étaient écoulées dans cette maison; elle y avait puisé les germes de ces douces vertus qui s'épanouirent ensuite au milieu des plaisirs du monde. Son retour sous le toit sacré fut salué avec joie. Ses adieux à Rodolphe furent longs, pénibles, douloureux. Elle faillit un instant faiblir dans sa décision devant les vives instances du jeune homme.
XX
Cependant Sougraine faisait des recherches, sérieuses pour prouver qu'il était le père de Léontine. Il avait parfois des doutes dans la réussite, mais comme le résultat du procès ne pouvait le mettre dans une condition pire, il donnait tête baissée dans l'aventure.
Le notaire intenta une poursuite contre son ex-ami D'Aucheron, et la fortune surfaite du brasseur d'affaires s'écroula en un jour aux yeux du public ébahi.
Le Pêcheur se dit en apprenant cela:
--Sapristi! je l'ai échappé belle...
Le jour ne se faisait pas sur la légitimité des prétentions de Sougraine, et Vilbertin commençait à craindre qu'il ne fût plus possible de faire sortir la jeune fille du couvent où elle venait de se réfugier. Il entrait dans des fureurs subites à la pensée de cette proie tant convoitée qui lui échappait. Son mécontentement se manifestait de mille manières, et les malheureux, qui avaient affaire à lui, se retiraient fort rudoyés. Il se vengeait en multipliant les ruines autour de lui. Il voulait que tout le monde souffrît, et le métier de bourreau lui révélait des délices qu'il ne soupçonnait pas auparavant.
Cependant la jeune postulante fut amenée devant la cour pour rendre témoignage de ce qu'elle connaissait. Elle était plus belle encore avec sa capeline blanche et sa robe de bure. Ses yeux toujours baissés ne laissaient guère apercevoir la rougeur que les pleurs avaient laissée après la perte de son bonheur. Elle dut avouer que madame D'Aucheron, un jour, avait fait comprendre à Sougraine qu'elle, Léontine, était leur fille à tous les deux.
Après cet important témoignage, on crut que Sougraine avait gagné sa cause.
Un vieux prêtre d'une paroisse éloignée se présenta alors devant le juge.
--J'ai vu par les journaux, dit-il, que l'on serait heureux d'avoir des renseignements sur un enfant né l'on ne sait où, d'une fille nommée Elmire Audet, il y a vingt trois ans. J'ai baptisé un enfant dont la mère portait ce nom, et dont le père était un indien du nom de Sougraine. Voici le registre.
Il y eut un grand murmure de surprise dans le palais d'audience.
Le vieux prêtre fut assermenté comme témoin et l'extrait de baptême fut alors lu comme suit:
Nous soussigné prêtre, curé de la paroisse de St. Jean d'Iberville avons ce jourd'hui, le 5 juillet 18... baptisé un enfant du sexe masculin, né le même jour, d'une fille nommée Elmire Audet et d'un père inconnu.
Parrain, Jean-Louis Martel.
Marraine, Jeanne-Marie Laliberté.
Mais, M. le curé, observa le juge, vous saviez le nom du père de l'enfant, puisque vous dites que c'est Sougraine, et vous ne l'avez pas enregistré cependant.
--Je ne le savais que par ouï dire.... La jeune fille perdit connaissance et devint folle. Elle venait des Montagnes Rocheuses. Ceux qui se trouvaient avec elle durent la laisser dans l'une de nos charitables familles et continuer leur chemin. Sa folie dura plusieurs mois. Quand elle fut capable de se lever, elle ne se souvenait plus de rien. Elle se rendit à Lowell, dans les Etats. Son enfant est resté dans la maison où il est né. L'excellent citoyen qui l'a élevé est ici, il rendra témoignage si vous le désirez....
Alors le curé s'étant retiré, un beau vieillard à la barbe blanche, au sourire doux, se présenta. Il embrassa l'Evangile avec respect, après l'avoir pris de sa main tremblante.
Il déclina son nom et dit:
--J'ai élevé, en effet, un enfant étranger né dans ma maison, comme M. le curé vient de le dire. C'était un petit garçon. Il y a vingt-trois ans de cela. J'avais dix autres enfants, mais n'importe! il lui fallait une place au soleil, à cet enfant. Puisqu'il était venu, il fallait voir pourquoi. Je l'ai fait instruire un peu. Il a fait son chemin. Il a pris mon nom qui n'est pas beau mais qu'on porte honnêtement. Il s'appelle Jean-Baptiste-Oscar Le Pêcheur. L'honorable Oscar Le Pêcheur, monsieur le juge...
Il y eut un tel étonnement dans la salle d'audience que, pendant dix minutes, toute procédure fut interrompue. Cependant cet incident mettait fin à la cause, et Sougraine, qui n'était pas le moins étonné, se proposa d'aller sans délai renouveler connaissance avec l'honorable ministre son enfant.
XXI
Le père le Pêcheur s'était imposé une rude tâche en venant rendre témoignage dans cette affaire Sougraine-D'Aucheron. Il n'avait jamais, avant ce jour-là, révélé à son fils le secret de sa naissance. Il fallait éviter l'humiliation à ce déshérité. Le jeune homme apprit de ses petits compagnons, cependant, cette chose pénible que la charité lui cachait avec soin. Les petits compagnons, dans leurs colères d'un moment, sont d'implacables bourreaux. Ils l'appelaient: bâtard. Il demanda à ses parents ce que signifiait ce mot qu'on lui lançait, comme une flèche acérée, pour le braver. Il ne le sut pas d'abord. On lui donna des explications qui n'expliquaient rien du tout. Cependant il finit par le comprendre ce mot cruel, il finit par la savoir cette chose humiliante... Mais il ne connut jamais le nom des auteurs de ses jours. Il songeait maintenant, depuis qu'il était devenu un homme important, à retrouver sa mère, si elle vivait encore. Il y mettait de la vanité. Il pensait en souriant: Il faut qu'elle dise: ô felix culpâ.... l'heureuse faute que j'ai faite....
Le bonhomme Le Pêcheur avait suivi le procès de Sougraine avec un intérêt que l'on comprend aisément. Il s'était bien ému du triste sort de madame D'Aucheron, mais il s'était réjoui de voir que son fils adoptif n'aurait rien à souffrir des scandaleuses révélations. Il resterait inconnu. Il n'en était plus ainsi aujourd'hui; c'est l'enfant lui-même qu'on voulait retrouver, et, en face d'une erreur possible et d'une grande injustice en voie de s'accomplir, le brave homme n'hésita plus. Il descendit à Québec. Le jeune ministre fut enchanté mais surpris de le voir. Le bonhomme ne voyageait plus depuis des années. Il demeurait tranquille au coin de son humble foyer, laissant rouler le monde d'ornière en ornière.
--Quel bon vent vous amène, père? avait dit le ministre en serrant la main du vieillard.
--Des choses sérieuses, mon enfant...
--Quoi donc?.... Venez-vous chercher une réponse à votre lettre de l'autre jour. En vérité j'ai tant d'occupations que j'oublie mes devoirs envers vous: Je vous prie de me pardonner...
--Ce qui est fait est fait. Il faut affronter le péril, maintenant, et marcher droit au but. Au reste, tu n'es pas responsable de ta naissance, et l'on juge un homme d'après son mérite, aujourd'hui, non pas d'après la valeur de ceux qui l'ont engendré.
--Je parie que vous venez me révéler, sans que je vous le demande, le secret que vous m'avez toujours caché lorsque je vous ai interrogé.
--C'est vrai, mon enfant, c'est vrai, fit le vieillard tout tremblant.
--Eh bien! parlez, je suis fort. Je puis tout entendre sans broncher.
--J'en doute, mon enfant... j'en doute.
--Vraiment! vous m'effrayez, parlez vite. J'aime mieux en finir tout de suite.
--Eh bien! mon cher... ta mère... était... Elmire Audet... et ton père, Sougraine l'indien.
Le ministre bondit en jetant une clameur.
--Si j'avais pu te voir plus tôt, ajouta le vieillard, ce qui nous afflige maintenant ne serait peut-être pas arrivé; mais il m'a été impossible de sortir la semaine dernière. Je ne voulais pas faire écrire. Des lettres, ça parle à tout le monde; il n'y a qu'à les interroger. Puis, notre maîtresse d'école est jeune; il faut respecter son ignorance... son innocence, je veux dire.
Le jeune ministre n'entendait guère les réflexions du père Le Pêcheur. Il repassait dans son esprit les incidents qui s'étaient produits depuis quelques semaines, et regrettait la position qu'il avait prise à l'égard de madame D'Aucheron. Il s'était vengé de sa mère... Tout se fût si bien arrangé, si mademoiselle Léontine n'eût pas tant fait la difficile. Madame D'Aucheron serait encore une femme respectée. Sougraine aurait été facilement désintéressé, moyennant finances, son prestige et sa fortune, à lui, n'auraient fait que grandir; il aurait continué à recueillir les hommages et les félicitations de tout le monde.... Au lieu de cela, la folie d'une femme qu'il devait reconnaître publiquement pour sa mère, la ruine financière d'un homme auquel il devait tous les égards, et, sur le front de son père, la tache indélébile que laisse toujours une accusation capitale... Et c'était à cause de Rodolphe Houde que tout cela arrivait... Il se rencontre donc des hommes qui nous apportent toutes sortes de calamités. Si on les connaissait d'avance il faudrait les écraser comme des vipères. Quand on les devine ils nous ont mordu. Il sentait qu'il était injuste envers Rodolphe, mais dans son irritation il mettait un certain plaisir à déchirer l'innocence.
Tout à coup il se prit à rire.
--Mais tout n'est pas perdu, fit-il. Personne encore ne sait le nom de mes parents, n'est-ce pas?
--Je crois bien, en effet, que chez nous, personne, excepté le curé, ne se souvient du nom de ta mère.
--Alors pourquoi parleriez-vous? que venez-vous faire ici? retournez à la maison discrètement et les choses vont s'arranger. Le monde ne s'en portera pas plus mal parce qu'il ne saura ni le nom de mon père ni celui de ma mère.
--Ecoute, mon garçon, si tu étais seul en cause on resterait muet. On comprend aisément qu'il ne serait pas légitime de briser une existence comme la tienne, de t'apporter, dans tous les cas, des déboires et des humiliations pour satisfaire les caprices d'un homme qui t'a mis sur la terre, comme on jette une graine dans un champ étranger, sans se soucier qu'elle germe ou périsse, mais il y a une question de justice envers une autre personne: Il ne faut pas que mademoiselle Léontine prenne ta place et boive le calice que tu refuses de boire...
--Bah! des scrupules... On sait qu'elle est une enfant trouvée, elle... qu'importe le nom de ses parents?
--Le curé est venu; il saurait toujours bien remplir son devoir, lui, si j'étais assez lâche pour forfaire au mien.
Le vieillard secouait ses longs cheveux blancs et des rayons de vertu indignée illuminaient sa belle figure.
--Alors, vite, que cela finisse. Puisque le calice ne peut s'éloigner de moi, je le boirai.
Le jeune ministre passait vite d'un sentiment à un autre. Il était mobile comme une vague, malin comme un diable, capricieux comme un lutin. Il se rendit chez D'Aucheron pendant que son père adoptif se dirigeait vers le palais de justice. Il prenait les devants. Il dit en riant, à tous ceux qu'il rencontra, le secret qui lui faisait tant de mal. Personne ne voulut le croire. Il était anxieux de voir sa mère. Il regrettait bien d'avoir été dur à son égard et de s'être réjoui de son humiliation. La faute retombait sur sa tête. Il est toujours mal de se réjouir des malheurs des autres. On ne sait pas ce qui nous attend. S'il avait su qu'elle était sa mère, il se serait mis entre elle et la main brutale du destin. Le soufflet n'eût pas été pour elle. Enfin, il était trop tard et toutes les réflexions, tous les regrets, tous les reproches ne serviraient de rien.
Madame D'Aucheron le reconnut. Elle se portait beaucoup mieux; la crise était passée et le danger d'une folie irrémédiable s'éloignait de plus en plus. Ceci avait lieu pendant le procès même, le dernier jour, au moment où le père Pêcheur rendait témoignage. Personne ne connaissait donc encore le redoutable secret. Le jeune ministre était un peu dans l'embarras. Il ne savait pas s'il devait, par des phrases adroites, préparer madame D'Aucheron à la grande surprise qui l'attendait, ou se jeter dans ses bras en l'appelant sa mère. Il la regardait fixement, doucement, et lui, toujours froid, léger, badin, sceptique, il sentait des larmes mouiller ses paupières... Une mère, voyez-vous, ce n'est pas une femme comme une autre. Il y a dans son amour quelque chose qui n'est pas de la terre.
--Vous pleurez, monsieur, dit madame D'Aucheron... vous avez donc du chagrin, vous aussi?
--C'est de joie, répondit le jeune ministre... je ne suis plus orphelin... j'ai retrouvé ma mère...
--Votre mère?... vous l'aviez perdue?...
--Je l'ai retrouvée, s'écria-t-il, en enveloppant de ses bras la pauvre femme tout étonnée, c'est vous... c'est vous!... je suis l'enfant que vous avez mis au monde en revenant des Montagnes Rocheuses, à St. Jean d'Iberville, il y a vingt trois ans!
Madame D'Aucheron poussa un cri, puis fondit en larmes...
Monsieur D'Aucheron, qui entrait au même instant, vit le jeune ministre et sa mère serrés l'un contre l'autre dans un étroit embrassement... Il ne savait rien encore. Le sang reflua vers son coeur, il pâlit, la colère s'alluma dans son âme. Il était armé.
--Misérables! s'écria-t-il.
Un éclair jaillit et le garçon d'Elmire Audet roula sur les tapis soyeux, comme une fleur qui se détache de sa tige.
Madame D'Aucheron se leva tout effrayée, toute désespérée. Elle était belle à voir dans sa douleur de mère...
--Mon enfant! s'écria-t-elle! mon fils!.... Vous me l'avez tué!... Ah!... tuez-moi! tuez-moi, je vous en prie!...
Puis elle se jeta sur le corps ensanglanté du jeune ministre, s'efforçant de le rappeler à la vie, par les paroles les plus douces que les lèvres d'une mère puissent prononcer...
Il ne l'entendait plus; il était mort.
D'Aucheron, terrifié, regardait debout, immobile, le lamentable spectacle...
Alors quelques amis se présentèrent. Le procès venait de se terminer et ils accouraient annoncer à D'Aucheron que M. Le Pêcheur était l'enfant de sa femme. Ils s'arrêtèrent stupéfiés en face du tableau sanglant que présentait le salon.... D'Aucheron raconta ce qui venait de se passer. Madame D'Aucheron criait toujours:
--Mon enfant! mon fils!... ah! tuez-moi!...
C'était vraiment une scène à fendre l'âme, et tout le monde se mit à pleurer. On apprit dans la ville la mort tragique de l'honorable M. Le Pêcheur en même temps que le secret de sa naissance...
XXII
Le printemps arrivait avec ses brises tièdes, ses volées harmonieuses d'oiseaux voyageurs, le murmure des eaux qui reprenaient leurs courses vagabondes, les épanouissements des boutons sur les branches, les effluves d'amour dans les airs ensoleillés. La Longue chevelure songeait maintenant à retourner dans les lointaines contrées d'où il venait. Il irait revoir encore l'humble tombeau de sa femme dans les solitudes des Montagnes Rocheuses. Il voulut avant son départ, se rendre à St. Raymond pour dire adieu à la maison hospitalière de Rodolphe. Le jeune médecin se livrait à l'étude avec une ardeur de plus en plus grande. L'amour de la science, le désir de savoir, la noble ambition de protéger la vie de ses semblables le consolaient un peu de l'amour perdu et du bonheur envolé. Il cherchait l'oubli de sa peine dans le travail et le bien, comme d'autres le cherchent dans le mal et l'oisiveté.
Madame Villor sentait ses forces revenir. Le printemps la ramenait comme il ramène tout. Un soir, tout à coup, elle recouvra complètement l'usage de la parole. Ce furent des cris de joie dans la famille. On remercia le Seigneur à genoux. La Longue chevelure entra un instant après. Il leva les mains au ciel et poussa une exclamation de surprise en voyant la malade s'approcher et lui souhaiter le bon jour.
--Dieu s'est montré miséricordieux envers moi, dit-elle; il est juste, et c'est vous, sans doute, que sa bonté veut atteindre. Asseyez-vous là, je vais vous parler de votre enfant.
Leroyer se prit à trembler comme s'il eût été saisi de frayeur. C'était la joie et l'espérance.
--Vous le savez, continua Madame Villor, je suis la soeur de Léon Houde, l'un des voyageurs que vous avez autrefois arrachés à la mort. Il fut blessé en défendant votre femme. Les sauvages jetèrent votre petite fille dans un torrent et lui, malgré leurs clameurs et leurs flèches, il se précipita et réussit à la sauver. Il l'apporta à son foyer. Il y avait une somme considérable dans les langes de l'enfant; il confia cette somme à un notaire de ses amis, pour qu'il la fît fructifier. Elle fut perdue. Mon frère mourut peu de temps après et sa femme le suivit aussitôt dans la tombe. La petite fille fut envoyée dans un hospice. Ce fut le docteur Grenier, un ami de mon défunt mari, qui se chargea de la conduire à Québec et de la mettre entre les mains des soeurs de la Charité. C'est-à-dire non, ce n'est pas lui-même qui la porta chez les Soeurs, mais un de ses parents, un homme de la plus haute respectabilité, m'a-t-il assuré, alors, en toute franchise. Sachant la petite dans un couvent, sous l'oeil des bonnes soeurs et de Dieu, je n'ai plus eu d'inquiétudes à son sujet et,... je dois l'avouer, je ne m'en suis pas occupée davantage. Si j'avais su!... Si j'avais pu prévoir!...
Elle s'arrêta suffoquée par les émotions.
--Mon enfant! ma petite Estellina, disait la Longue chevelure, dans son transport, vais-je enfin la retrouver?... j'ai peur! j'ai peur qu'elle fuie encore, qu'elle fuie toujours, comme l'oiseau dont le nid a été détruit par la foudre!... Et moi qui m'en allais désespéré!... Ah! mon âme a manqué de confiance en Dieu....
Madame Villor alla prendre, dans une petite boîte en fer blanc verni, un papier qu'elle remit au siou.
--Un jour j'ai reçu ce billet, dit-elle, voulez-vous le voir?
Leroyer prit le papier d'une main tremblante et se mit à lire:
Madame,
Vous êtes la soeur d'un homme qui fut mon ami, c'est à vous que je demanderai pardon, puisque cet homme et sa digne femme ne sont plus. Je serai bref, car mes forces s'en vont. Je vais mourir... je me meurs.... Les 5,000 dollars de la petite indienne n'ont pas été perdus, comme je l'ai faussement attesté; je les ai gardés... j'ai chargé mon gendre de tout remettre à l'enfant, si on la trouvait, capital et intérêts. A l'enfant, ou aux siens, ou aux hospices de la charité.... Voyez à ce que mes volontés dernières soient exécutées. Mon gendre se nomme Louis Sougrain... que Dieu me fasse miséricorde!...
Il n'y avait pas de signature. Un oubli du mourant.
--Sougrain! Sougrain! disaient toutes les personnes.... Il faut que ce soit Sougraine, le notaire Sougraine.... Si c'était lui? Vilbertin?...
La Longue chevelure regarda madame Villor d'une singulière façon.
--Vous êtes désireux de savoir, devina-t-elle, si les volontés du mourant ont été accomplies. L'héritier du notaire infidèle est parti pour les Etats-Unis peu de temps après la mort de son beau-père. Il a méprisé les prières du mourant. Il a gardé l'argent sans doute....
--Le notaire Vilbertin est riche, très riche, observa Rodolphe....
Madame Villor reprit:
--Au moment où je me proposais de vous révéler ce que vous venez d'entendre, j'ai reçu cet autre billet. J'ai eu peur, car la première lettre n'étant pas signée, ne pouvait me servir de preuve. La peur m'a causé le mal que vous savez, et dont le Seigneur m'a enfin délivrée.
Ce nouveau billet, c'était la lettre menaçante que l'on a vue déjà. Elle venait de Vilbertin. Il savait, le rusé notaire, que son beau-père avait écrit à la soeur de Léon Houde pour lui déclarer ses dernières volontés et lui demander pardon. C'est cet écrit que le mourant lui avait montré. Il croyait bien faire, il donna l'éveil au coquin qui laissa le pays immédiatement.
--Il est certain, dit Rodolphe, que Sougrain, Sougraine et Vilbertin ne sont qu'une seule et même personne. Allons le voir. Le misérable, il faudra bien qu'il parle.
--C'est vrai, soupira la Longue chevelure, mais tout cela n'a rapport qu'à l'argent et m'intéresse peu. C'est mon enfant que je veux retrouver.... ma pauvre Estellina!
XXIII
Le même jour une voiture s'arrêtait à la porte de l'étude de maître Vilbertin. Le cheval était essoufflé, chaud, enveloppé d'une buée de vapeur tiède. Il avait dévoré le chemin. C'est que Rodolphe et la Longue chevelure avaient hâte d'arriver. Le notaire ouvrait la porte pour mettre dehors son ex-ami D'Aucheron.
--Va-t-en au diable! criait-il, et crève comme un chien!
D'Aucheron était ruiné. Il partit pour ne jamais revenir. On dit qu'il est aujourd'hui dans un ermitage, en pays étranger. Il aurait cherché auprès de Dieu des consolations que le monde ne sait point donner. Il ne fut pas mis en accusation pour le meurtre de M. Le Pêcheur. L'erreur était évidente....
Disons tout de suite, puisque nous arrivons au terme de notre récit, que madame D'Aucheron est entrée, après le départ de son mari, chez les pénitentes du Bon Pasteur. Elle est un modèle de douceur et de soumission. Rien ne pourrait l'arracher au refuge béni où la tempête l'a poussée.
Pourquoi ces naufragés de la vertu trouvent-ils un port où s'abriter, pendant que tant d'autres sont engloutis tout à coup, dans les abîmes?... Secret de Dieu. Pourtant la miséricorde du Ciel est infinie et sa justice est éternelle.... Mais on ne sait pas le secret des coeurs, les rayonnements de la Foi dans l'ombre, la puissance de la prière. Il se fait, en faveur de certaines âmes, un travail mystérieux et puissant qui échappe à notre attention, mais non pas à l'oeil de Dieu....
Sougraine, effrayé des coups qui frappaient ses enfants, effrayé de la solitude qui se faisait autour de lui, pleurant ses fautes inutiles ou ses espérances effondrées, prit sa carabine fidèle et s'enfonça dans les forêts.
Rodolphe et son compagnon entrèrent chez le notaire Vilbertin. Le notaire ne leur offrit pas de sièges. Il leur demanda rudement ce qu'ils désiraient.
--Mon enfant! répondit brusquement le siou.
--Je ne vous comprends pas, répliqua le notaire, un peu décontenancé.
--Vous êtes M. Louis Sougraine dit Vilbertin? reprit l'indien.
--Oui. Et vous, vous êtes la Longue chevelure dit Leroyer?...
--Et le père d'une petite fille dont vous détenez la dot injustement et contre la volonté sacrée d'un mourant.
Ce fut un coup de foudre. Le notaire ne s'attendait pas à cela. Pourtant il ramassa ses forces et voulut lutter.
--J'ai des preuves, reprit la Longue chevelure et je vais vous faire rendre gorge. Si vous avez oublié les recommandations de votre beau-père, je vous en ferai souvenir....
--Connaissez-vous le misérable qui a écrit ce papier? demanda à son tour Rodolphe, en dépliant le billet que l'on connaît déjà.
--Non, répondit le notaire, je ne le connais pas.
--Vous faites mieux d'avouer, continua Rodolphe, on ne vous laissera pas en paix, et l'on retracera bien le chemin que vous avez fait pour dépister les recherches.
--Votre beau-père vous connaissait sans doute, car il a bien pris ses précautions.... repartit le siou. Il a chargé quelqu'un de vous surveiller et de vous forcer à faire la restitution qu'il ne pouvait plus faire, lui; mais ce que je veux, c'est mon enfant, ajouta-t-il avec douceur; je n'ai nul besoin de l'argent que vous avez reçu, je ne veux pas qu'il en soit question, je suis riche, très-riche.
Le notaire essaya de nier encore, mais devant les promesses formelles de la Longue chevelure et de Rodolphe, qu'il ne serait nullement inquiété au sujet de l'argent s'il aidait à retrouver l'enfant; devant l'espérance d'arracher encore quelque chose à la reconnaissance du généreux indien, il consentit à parler.
--J'ai passé quelques mois aux Etats-Unis, avoua-t-il, et je suis ensuite venu demeurer à Québec. Je ne me suis jamais occupé de l'enfant... je ne dis pas où elle est... je ne l'ai jamais vue...
--O mon enfant! mon enfant! soupirait la Longue chevelure... si je la trouve, je vous récompenserai bien.
La notaire était presque ému. Il pensait.
--Comme cela tourne bien! Après tout, l'argent console de l'amour quelquefois... Si je pouvais l'oublier, elle, je serais encore heureux... L'oublier! l'oublier!...
Rodolphe dit:
--Si nous allions voir le père Duplessis, c'est un homme de bons conseils....
--Je le veux bien, répondit Leroyer. Venez avec nous, monsieur Vilbertin.
Le père Duplessis était en tête à tête avec Horace, un gai compagnon des âges passés qui ne vieillit pas. Il fut enchanté de la visite, enchanté, mais presque stupéfait. Ce qui l'étonnait, c'était de voir ensemble Rodolphe et le notaire. Après tout, se dit-il, sage ennemi vaut mieux que fol ami.
Le jeune docteur prit la parole et annonça la guérison de sa tante, puis il exposa ce qu'elle avait raconté au sujet de la petite fille de la Longue chevelure. Il fut assez délicat pour ne pas faire allusion à l'argent. Le notaire était tout surpris d'une si haute indulgence; il n'en suait pas moins à grosses gouttes, tant il avait peur.
--Attendez donc! fit Duplessis, attendez donc!... est-ce que...? Ah! par exemple, ce serait bien drôle....
Et sa figure honnête s'illuminait des rayons de l'espoir.
La Longue chevelure éprouvait des tressaillements indicibles et s'enivrait de ses paroles comme d'une liqueur généreuse.
--Le docteur Grenier, de Lotbinière, reprit le vieillard, en regardant profondément dans le passé, c'est à moi qu'il a confié une petite fille... oui c'est à moi....
--A vous? s'écrièrent les visiteurs au comble de l'étonnement.
--A moi-même, oui, il y a bien vingt et un ou vingt-deux ans de cela.... Grenier, c'était mon cousin. J'ai porté la petite, le même jour, chez les Soeurs de la Charité.... Je n'ai seulement pas demandé d'où elle venait.... Grenier l'apportait c'était suffisant.... Il est bon d'être un peu curieux parfois.... La curiosité n'est pas toujours un défaut.
De terribles émotions bouleversaient l'âme de la Longue chevelure pendant ces paroles du vieux professeur.
--Allons vite à l'hospice de la charité, s'écria-t-il, allons vite....
--Sans doute qu'on y va courir, répliqua le père Duplessis. Il faut la retrouver, la petite... il le faut.... Imaginez un peu!... Je prends mon carnet.... Tout y est, l'arrivée, le mois, le jour.... On a fait les choses régulièrement.... Si j'avais su.... Mais: "avant de juger de tout il faudrait tout connaître. Soyons tranquilles pourtant, quand Dieu donne le mal il donne aussi le remède."
Ils partirent tous quatre en voiture, le siou, Rodolphe, le notaire et le père Duplessis. En allant ils étaient d'une gaieté folle. Arrivés dans le parloir du couvent, Duplessis, qui était bien connu, demanda à voir la Supérieure. Elle s'empressa d'accourir.
--Il y a vingt et un ans, commença-t-il, on a confié à la charité de votre maison, une petite fille de quelques mois, pensez-vous qu'il soit possible de la retrouver?
--Je n'étais pas supérieure alors, répondit la religieuse, en souriant, et je n'étais pas ici, même; mais on peut retrouver cette enfant, je crois, si elle n'est pas morte. Avez-vous quelqu'indication qui nous aiderait à la reconnaître?
--Non, rien, dit le vieux professeur, si ce n'est la date précise de son entrée.
--C'est quelque chose mais c'est peu, répliqua la religieuse. On la retrouvera cependant si elle peut être retrouvée, continua-t-elle; je vais ordonner les recherches.
Elle sortit.
La Longue chevelure ne pouvait, la première émotion passée, se défendre d'une vague et pénible crainte. Si elle était morte, son enfant.... Si l'on ne pouvait la retrouver?...
La supérieure ne fut pas longtemps absente. On entendit, dans les grands couloirs vides, ses pas empressés. C'était comme des coups de marteau dans le coeur du père infortuné. Elle revenait. La porte s'ouvrit.
--Mon Dieu! soupira Leroyer, que va-t-elle m'apprendre?...
La bonne religieuse souriait.
--Elle sourit, pensèrent les quatre hommes, la nouvelle est bonne; on va revoir la petite... qui doit être grande.
--Eh bien? fit la Longue chevelure, d'une voix à peine intelligible à cause de l'émotion.
--Elle est retrouvée, répondit la supérieure.
--Retrouvée!
Ce fut le cri qui s'échappa des quatre poitrines.
La Longue chevelure leva les mains au ciel:
--Mon Dieu, soyez béni! dit-il... soyez béni!... béni!...
Rodolphe avait des larmes plein les yeux; le notaire comptait ce que l'heureuse trouvaille pouvait lui rapporter; Duplessis pensait, lui: quand Dieu envoie le jour, c'est pour tout le monde.
--Où est-elle? demanda la Longue chevelure, où est-elle?....
--Ici même, répondit la religieuse; elle nous a laissées pendant longtemps, mais elle est revenue au bercail.
--Ici! répétèrent à la fois Leroyer, Duplessis, Rodolphe et le notaire.
--La voici! fit la supérieure en ouvrant la porte.
Léontine apparut.
--Ma fille?... elle?... s'écria la Longue chevelure en se précipitant les bras ouverts au devant de la jeune postulante.
Il la pressa longtemps sur son coeur débordant d'ivresse.
--Léontine! Léontine! disait Rodolphe, et il était fou de surprise et de bonheur.
--Elle! Elle! rugit le notaire.... Ah! si j'avais su!... si j'avais su!...
Le père Duplessis pensait: "Ce ne sont pas les grandes choses qui sont belles, ce sont les belles choses qui sont grandes."
--Ma fille! mon Estellina! disait le siou, ah! comme je t'aime!... Il n'était pas vain cet instinct qui me poussait à te protéger.... Ah! comme je t'aime!...
La jeune postulante, tenant ses bras enlacés autour du cou de son père, pleurait, pleurait.
--Je ne vous quitterai plus, dit-elle enfin.
--O mon enfant, répondit la Longue chevelure, voici l'homme que tu ne quitteras plus, car il sera ton époux.
Il montrait Rodolphe.
--Malédiction! hurla le notaire.
Et il tomba sur le parquet comme une machine qui se brise. L'apoplexie l'avait foudroyé.
TABLE DES MATIÈRES
Prologue.--Les deux fugitifs.
Première partie.--Un bal chez Madame D'Aucheron.
Deuxième partie.--La Langue muette et la Longue chevelure.
Troisième partie.--Les assises criminelles.