← Retour

L'Anticléricalisme

16px
100%

 

 

 

L'Anticléricalisme

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

DU MÊME AUTEUR

Seizième siècle, études littéraires, un fort vol. in-18 jésus, 12e édition, broché. 3 50
Dix-septième siècle, études littéraires et dramatiques, un fort vol. in-18 jésus, 28e édition, augmentée et remaniée, broché. 3 50
Dix-huitième siècle, études littéraires, un fort volume in-18 jésus, 25e édition, broché. 3 50
Dix-neuvième siècle, études littéraires, un fort volume in-18 jésus. 29e édition, broché. 3 50
Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Trois séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché. 3 50
L'ouvrage est complet en trois séries, chaque volume se vend séparément.  
Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, un vol. in-18 jésus. 3 50
Propos littéraires Trois séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément). 3 50
Propos de théâtre. Deux séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément). 3 50
Le Libéralisme. Un volume in 18 jésus, huitième mille, broché. 3 50
En lisant Nietzsche. Un volume in-18 jésus, broché. 3 50
Pour qu'on lise Platon. Un volume in-18 jésus, broché. 3 50
Simplification simple de l'orthographe, une piqûre in-18 jésus. 0 50
Madame de Maintenon institutrice, extraits de ses lettres, avis, entretiens, et proverbes sur l'Education, avec une introduction. Un volume in-12, orné d'un portrait, 2e édition, broché. 1 50
Corneille, un vol. in-8o illustré, 7e édit., br. 2»
La Fontaine, un vol. in-8o illustré, 10e édit., br. 2»
Voltaire, un vol. in-8o illustré, 3e édition, br. 2»
Ces trois derniers ouvrages font partie de la Collection des Classiques populaires, dirigée par M. Emile Faguet.  
Discours de réception à l'Académie française, avec la réponse de M. Emile Ollivier, une brochure in-18 jésus. 1 50

EMILE FAGUET
De l'Académie Française

L'Anticléricalisme

PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
15, Rue de Cluny, 15


1906

L'Anticléricalisme

CHAPITRE PREMIER
L'IRRÉLIGION NATIONALE

Je vais étudier une des maladies de la race française, la plus répandue et l'une des plus profondes à la fois et des plus aiguës. Je pense apporter de l'impartialité dans cette étude, n'appartenant à aucune confession religieuse, ni, ce qui est peut-être plus important encore dans l'espèce, à aucun parti politique. Mon intention très arrêtée est d'étudier cette affection comme si j'écrivais sur un sujet de l'antiquité, comme si cléricalisme, anticléricalisme, catholicisme et France même avaient disparu depuis dix siècles; et comme si tous ces objets faisaient partie du domaine de la philologie ou de l'archéologie. Je m'en crois capable, encore qu'en pareille matière on ne saurait répondre de rien; mais mon dessein, très ferme, est très exactement ce que je viens de dire. On me saura gré d'avoir au moins pris la plume dans cet état d'esprit.


Nietzsche a dit, dans la même phrase je crois, que le Français est essentiellement religieux et qu'il est essentiellement irréligieux. Il n'a pas tort, à la condition seulement qu'on mesure l'étendue des manifestations religieuses des Français et l'étendue aussi des manifestations contraires. Le Français, ce me semble, a des dispositions naturelles essentiellement irréligieuses; seulement, et précisément à cause de cela, par réaction des esprits nés religieux contre leurs entours, il y a eu des groupements pénétrés de l'esprit religieux le plus intense; il y a eu des îlots religieux singulièrement nets et pour ainsi dire aigus, comme il y a des îlots granitiques au milieu des pays calcaires, qui tranchent vigoureusement avec tout ce qui les entoure et se font remarquer d'autant.

Cela, ce me semble, à toutes les époques: vaudois, cathares, huguenots, jansénistes. La race française, étant ardente, devait produire quelques foyers d'ardent sentiment religieux, çà et là, sous l'influence d'un esprit dominateur ou d'une âme apostolique; sous l'influence, aussi, des entours mêmes, poussant et provoquant au sentiment religieux les âmes douées de l'esprit de contradiction.

Mais le fond de la race française, la généralité des Français me semble toujours avoir été peu capable d'embrasser et d'entretenir l'esprit religieux et le sentiment religieux. Il ne faut pas que nos guerres religieuses, assez nombreuses et assez longues, nous fassent illusion sur ceci. La religion, dans ces guerres, a été pour un cinquième cause et pour quatre cinquièmes prétexte, à calculer approximativement, comme on est bien forcé de faire en pareille matière.—Est-il quelqu'un qui estime aujourd'hui que la croisade des Albigeois ait été une manifestation de foi religieuse? Est-il quelqu'un qui conteste qu'elle ait été une ruée de pillards avides sur des contrées riches, prenant prétexte dans le mot d'ordre d'un pape, qui lui-même obéissait à des idées politiques en le donnant?

De même les guerres du XVIe siècle entre protestants et catholiques français ont été surtout des guerres de féodaux contre la royauté; et les guerres du XVIIe siècle entre catholiques et protestants français ont été surtout des guerres de républicains plus ou moins conscients et prenant plus ou moins leur mot d'ordre à Genève et en Hollande, contre la royauté française devenant absolutiste.

Et je dis même que chez les plus simples et qui ne se savaient, ni se sentaient ni féodaux à telle époque, ni républicains à telle autre, la religion entrait moins en jeu que le simple goût de lutte pour la lutte et de guerre pour la guerre. Le Français est essentiellement homme de guerre civile. Il est batailleur de village à village, de province à province, de quartier à quartier. Ce peuple, qui a été amené à l'unité nationale par la persévérance étonnante d'une maison royale énergique et tenace et qui, livré à lui-même, semble retourner peu à peu au particularisme, ne me paraît jamais avoir montré par lui-même un désir d'unité et une volonté de concentration.

Bien plus fort a toujours été en lui l'instinct de guerre intérieure et intestine, le désir, soit de province à province, soit de parti à parti, d'écraser l'adversaire, sans se demander très précisément pourquoi il est l'adversaire et tout simplement parce qu'il faut bien se haïr et parce qu'il faut bien se battre.

L'enfant, en France, est élevé par ses parents dans la haine d'une certaine catégorie de Français; et la première chose, presque, qu'on lui désigne, c'est un ennemi, très proche, quelqu'un, à côté de lui, qu'il faut s'habituer à détester et à injurier sans motif très précis; mais pour montrer qu'on est le fils de son père.

Je crois que cela est «dans le sang». Ce que sont les partis politiques au XXe siècle, les partis religieux l'étaient au XVIe et au XVIIe siècle. Les guerres de religion n'ont guère été chez nous une manifestation de foi, d'un côté ou de l'autre; elles ont été, avant tout, une forme du besoin gratuit de guerre civile.

Faut-il creuser? On le pourrait, je crois. Faut-il se demander d'où vient lui-même ce besoin chez le Français de se battre contre le voisin, s'il a un couvre-chef d'une autre couleur que la nôtre; et même ce besoin de n'adopter une autre couleur que la sienne que pour pouvoir se battre contre lui? On le pourrait, je crois. Le Français est actif de corps et paresseux d'esprit. Il est nerveux et il est de cerveau nonchalant. Il sent le besoin d'agir et il n'aime pas à se donner beaucoup de peine pour trouver un motif d'agir, c'est-à-dire une idée. Il s'ensuit que sur un simple prétexte, sur une ombre d'idée adoptée en courant, il se jette en campagne et il frappe. Les premiers coups échangés sont ensuite un motif suffisant de continuer, par rancune, indéfiniment. Le Français peut donc livrer et soutenir une longue guerre sans avoir jamais eu un motif vrai de l'entreprendre, et être soutenu lui-même pendant cette longue lutte acharnée par une idée qu'en vérité il n'a jamais eue, et qui, à le bien prendre, n'existait pas.

C'est ce qui a bien trompé les philosophes, très légers eux-mêmes, du XVIIIe siècle. Ayant constaté qu'on sortait à peine des guerres religieuses, et de guerres religieuses épouvantables, ils se sont imaginé que c'était la religion qui était la cause de ces guerres et de ces épouvantements, et ils ont maudit et dénoncé les religions de tout leur cœur. Mais, après eux, on s'est battu pour d'autres idées, que du reste on ne comprenait pas davantage et qui n'étaient également que des prétextes; et il a été suffisamment prouvé qu'autre chose que l'esprit religieux pouvait mettre aux hommes les armes à la main.

Où ils s'étaient trompés, c'était à croire que la religion fut la véritable cause de la guerre et que, la religion réduite à l'impuissance, il n'y aurait plus de guerre civile. La véritable cause des guerres civiles, c'était l'amour de la guerre civile elle-même et l'instinct même, impérieux et impatient, de guerre civile.

Des guerres de religion françaises ne concluons donc nullement que le Français soit très religieux ni qu'il l'ait jamais été. Il a, simplement, aimé l'échange des coups sous un prétexte ou sous un autre. La vérité, c'est que depuis qu'il existe il a eu un fond d'esprit irréligieux que les circonstances ont longtemps comprimé, que les circonstances ont ensuite comme libéré et affranchi. Sans remonter aux satires et gouailleries anticléricales du moyen âge, lesquelles, d'abord ne sont qu'anticléricales et ne sont point antireligieuses; lesquelles, ensuite, partent presque toujours d'auteurs qui sont clercs eux-mêmes et par conséquent ne sont que manières de plaisanteries de collège ou de divertissements de couvent et se ramènent à la règle: maledicere de priore; on voit très bien, à partir du moment où la nationalité française est constituée, que l'esprit moyen, l'esprit bourgeois a comme une inclination naturelle à l'impiété. Tout, vers le XVIe siècle, tend de ce côté ou y mène, exceptions réservées, qui ne laissent pas d'être rares.

L'esprit de la Réforme et l'esprit de la Renaissance, si différents, si contraires, du reste, en leur dernière influence sur l'esprit des classes moyennes françaises, mènent également à un détachement relativement à la foi. Que la moitié de l'Europe rompe avec l'empire spirituel de Rome, cela ne mène pas du tout les classes moyennes françaises à le secouer elles-mêmes. Non; mais cela leur fait dire: «Rome n'est donc pas inébranlable et universelle; et il y a donc deux religions qui se contrebalancent et dont il n est pas certain que l'une soit la vraie? Peut-être nous trompons-nous ou sommes-nous trompés.» Le qui sait? entrait dans les esprits et dans les mœurs, le qui sait? subconscient et insidieux, qui est plus fort comme destructeur, comme rongeur, que toutes les affirmations et que toutes les argumentations du monde.

D'autre part, la Renaissance apprenait aux classes moyennes de la nation que de très grands peuples (ou au moins un) avaient vécu, et brillamment et glorieusement, et produit une civilisation extrêmement belle, sans avoir connu le Christianisme et guidés peut-être par ceux-là mêmes qui n'avaient aucune religion, mais seulement une philosophie toute personnelle. Platon, Zénon, Cicéron et Sénèque, ou plutôt ceci que Platon, Zénon, Cicéron et Sénèque ont existé, a eu une extraordinaire influence sur le bourgeois lettré ou à demi lettré du XVIe siècle.

Il s'est formé ainsi un état d'esprit, sinon général, du moins assez répandu, qui était à base de scepticisme ou qui acceptait le scepticisme comme un de ses éléments. La Réforme et la Renaissance n'ont aucunement créé l'esprit irréligieux en France; elles l'ont libéré, elles l'ont dégagé, elles lui ont donné occasion et raison de se manifester et de se déclarer plus ou moins. Il était latent, il est devenu découvert; il était subconscient, il a pris conscience de lui; il était amorphe, et il a pris une certaine forme. C'est à partir de ce moment qu'il faut le considérer dans ses traits généraux.


Le Français est irréligieux ou peu religieux d'abord en raison d'une de ses qualités, et c'est à savoir parce qu'il a l'esprit clair et le goût de la clarté. Religion et clarté ne sauraient aller ensemble, puisque la religion est surtout et peut être avant tout le sens du mystère. Or le sens du mystère est chose qui n'est pas très souvent connue du Français et qui presque toujours ne laisse pas de lui paraître assez ridicule. Le Français croit avoir tout dit, quand il a dit: «je ne comprends pas», et c'est une chose qu'il dit extrêmement vite. Le mot galimatias exerce sur le Français un ascendant extraordinaire et il l'applique avec une incroyable facilité.

Les esprits, je parle même des grands, qui ont eu, et tout de suite, sur le Français une grande influence, sont ceux qui sont prompts, vifs et clairs. C'est Montaigne, c'est Molière, c'est Voltaire. La moitié, au moins, de l'empire exercé par Descartes et de la grande fortune qu'il a faite si vite est due à ceci qu'il a donné pour criterium du vrai l'évidence, c'est-à-dire la vision claire de quelque chose. Tout le monde s'est écrié: «A la bonne heure!» Vico s'est beaucoup moqué de «l'évidence» de Descartes. Il n'a pas si grand tort. Quand on a un peu réfléchi on s'aperçoit qu'il n'y a qu'une chose qui soit évidente, c'est que rien n'est évident. Descartes a dit (au moins la foule l'a entendu ainsi): «Ce qui est vrai, c'est ce qui est clair.» Notre meilleur professeur de philosophie de l'École normale, en présence d'un de ces systèmes qui en deux mots rendent compte de tout, disait doucement: «Oui, oui;... c'est trop clair pour être vrai.» Il n'était pas très cartésien ce jour-là.

Remarquez-vous que le grand irréligieux et le grand immoraliste allemand, c'est Nietzsche sans doute que je veux dire, s'écrie avec l'accent du triomphe, quelque part: «Enfin nous devenons clairs!»—et ailleurs: «Ce peuple qui se grise de bière et pour qui l'obscurité est une vertu.» Il y a un très grand sens dans ces boutades. Ce que Nietzsche sait bien, c'est que la passion de la clarté est une chose excellente contre la religion, contre la métaphysique et même contre la morale; et c'est encore que ne pas avoir horreur de l'obscurité peut être favorable à ces choses exécrées et à ces états d'esprit jugés funestes.

La vérité est que le criterium de l'évidence et le criterium de la clarté ne s'appliquent pas à tout objet. La vérité est qu'il y a des choses qui se comprennent lumineusement et qu'il y en a d'autres qui s'entendent aussi, mais qui ne peuvent pas se démêler dans une lumière si éclatante. Le plus beau mot de Hégel est celui-ci: «Il faut comprendre l'inintelligible... Eh oui! Il faut le comprendre comme inintelligible.» Oui, encore il faut s'en rendre compte au moins ainsi; et non pas l'exclure de tout examen et de toute préoccupation parce qu'il n'est pas clair. Qu'il ne soit pas objet de connaissance, nous le voulons bien, et nous l'appellerons, si l'on veut, l'inconnaissable; mais qu'il ne soit pas objet d'étude, c'est ce que veut le principe de l'évidence, et c'est ce que nous ne pouvons pas vouloir.

Les choses qui sont claires, on les constate, et les choses qui ne sont pas claires, on en raisonne. De ce qu'il entre de l'hypothèse dans un raisonnement, cela prouve qu'on n'a pas fait le tour de son objet; cela ne prouve pas qu'il ne fallût pas même essayer de raisonner sur cet objet. De ce que l'on comprend l'inintelligible comme inintelligible, ne concluez pas qu'on a eu tort d'essayer de le comprendre; on a très bien fait d'essayer de savoir ce qu'il fallait en penser; et en penser quelque chose, sans doute ce n'est pas le connaître, mais encore c'est l'ignorer moins.

La métaphysique est un devoir de l'homme envers soi-même, du moins de l'homme cultivé. Elle consiste à mesurer les forces de son esprit et à chercher où est le point (qui n'est pas le même pour tous les hommes) où précisément l'évidence cesse; et où est le point (qui n'est pas le même non plus pour tous les hommes) où la probabilité cesse aussi et où l'hypothèse commence à être, non plus rationnelle, mais tout imaginative. Oui, c'est vraiment un devoir pour l'homme cultivé de faire cet effort et cet essai.

Et il est bien certain que celui-ci ne les fera point qui se sera juré de ne pas faire un pas au delà de la pleine clarté et de l'évidence éblouissante. Je n'ai pas besoin de dire que si Descartes a fait ce serment, il s'est bien donné de garde de le tenir. Mais, pour y revenir, c'est précisément ce serment que les Français, d'ordinaire, même quand ils ne l'ont pas fait, tiennent toujours. Le clair, le très clair, le clair tout de suite, ils ne veulent pas sortir de cela, et, à plus forte raison, ils ne veulent pas s'en éloigner. Il y a en France comme un préjugé contre le complexe, aussi bien en philosophie qu'en politique. Le Français a même à cet égard comme un flair particulier, comme un sixième sens. Il sait d'avance que vous allez n'être pas clair ou que vous vous engagez dans une voie au bout de laquelle vous ne le serez pas. Il vous fait des procès de tendances à l'obscurité. Que peut-il cependant savoir d'avance en cela? Cette clarté, qu'il aime tant, ne va-t-il pas la trouver à la fin du raisonnement que vous commencez et, à se dérober, ne reste-t-il pas dans l'obscur au lieu d'aller vers la lumière? N'importe. Il se défie extrêmement et il ne s'embarque pas vers une plus grande clarté, de peur d'abandonner la demi-clarté où il est, ou croit être.

Au fond, il y a en cela une énorme paresse d'esprit. Rien n'est plus éloigné du Français que cette passion que s'attribuait Renan, que cette inquiétude, qui, la vérité étant trouvée, la lui faisait chercher encore. Le Français aime ne pas chercher, avant même d'avoir trouvé quelque chose. Il fait du bon sens un cas énorme, du bon sens, qui n'est pas une mauvaise chose, à la condition qu'il ne soit pas le nom que l'on donne à la nonchalance. Le bon sens est précisément cette demi-clarté dont se contente le Français en l'appelant évidence et en déclarant qu'il n'y a pas lieu de chercher et de tracasser au delà. Personne, sur la terre, plus vite que le Français, ne dit: «Il est évident que»... et: «cela tombe sous le sens.»

Les métaphysiques et les religions lui sont donc des ennemies naturelles, puisqu'elles essayent de sonder les grands mystères, c'est-à-dire tout simplement les questions les plus générales, et d'en donner ou une explication ou une vue.

Quelquefois—et c'est cela qui a bien trompé Auguste Comte—quelquefois le Français semble donner dans la métaphysique. Mais ce n'est que parce qu'il croit que la métaphysique va détrôner la religion, la détruire et—tant elle la détruira—la remplacer. Alors il s'échauffe pour une métaphysique laïque de tout son cœur ou plutôt de toute son humeur antireligieuse. Mais ce beau feu ne se soutient pas, et cette «période métaphysique», dont Auguste Comte faisait une époque de l'humanité, un âge du genre humain, a bien duré pour nous un siècle et demi tout au plus.

Ce beau feu métaphysique s'éteint très naturellement, parce que le Français s'aperçoit assez vite que sa chère clarté ne se trouve pas plus dans les métaphysiques que dans les religions et ne saurait s'y trouver, pour cette raison suffisante qu'une religion n'est qu'une métaphysique organisée, et qu'une métaphysique n'est qu'une religion en devenir; et que, sauf cette différence, elles sont même chose, ayant exactement les mêmes objets. En conséquence, le Français renvoie la métaphysique au même lieu d'exil où il avait relégué la religion, et dit de celle-là comme de celle-ci: «Tout cela n'est pas clair et donne beaucoup de peine à comprendre»; ce qui est très vrai.

Notez ceci que les religions, comme, du reste, les métaphysiques, mais plus peut-être, parce qu'elles passionnent davantage, ne gagnent pas en clarté à mesure qu'elles durent, mais, au contraire, s'enfoncent dans l'obscurité, parce qu'elles s'expliquent sans cesse, et finissent par s'ensevelir sous les commentaires. Elles brillent, en leurs commencements, de la lumière éclatante d'un principe nouveau qu'elles apportent au monde, et leur force, une partie au moins de leur force, est dans leur clarté même. Mais bientôt elles cherchent à rendre compte de tout et s'encombrent d'une métaphysique complète, soit croyant s'appuyer sur elle, soit croyant y mener et y aboutir.

Il ne faut pas leur en vouloir précisément, puisque les religions étant faites pour donner aux hommes une règle de vie, elles sont bien presque contraintes de donner aux hommes une réponse relativement à ce qui les préoccupe, c'est-à-dire relativement à tout. Notre vie dépend de notre place dans le monde et par conséquent dépend du monde; et donc, pour me montrer ce que je dois être, dites-moi ce qu'est tout! De là cette quasi nécessité pour une religion de se revêtir ou de se mêler d'une métaphysique. En attendant, cette religion s'est surchargée d'obscurités dont elle s'est rendue responsable. Ces obscurités augmentent de siècle en siècle par les explications toujours nouvelles et s'accumulant les unes sur les autres qu'on en donne; et ainsi, aux yeux d'un peuple qui aime la clarté, plus une religion dure plus elle se détruit, parce que plus elle dure plus elle s'explique, et plus elle s'explique plus elle s'obnubile.

Une des forces d'une religion, c'est qu'elle est vieille; une des faiblesses d'une religion, c'est aussi qu'elle est vieille, parce qu'elle s'est compliquée terriblement.

Je ne mets donc pas en doute qu'une des raisons de l'hostilité d'un grand nombre de Français contre la religion de leurs pères n'ait été «la clarté française». La clarté française a du bon. Elle a aussi de très grands dangers. Elle nous persuade trop vite que tout est résolu, décidé, tranché, réfuté, ou irréfutable. L'intrépidité de certitude est un défaut français par excellence. Celui-là n'est guère français qui cherche en gémissant; mais celui-là est très français qui affirme fermement ce qu'il n'a pas approfondi, ou qui nie en riant ce qu'il fait le ferme propos de ne pas approfondir.

Qui guérirait les Français, non pas de leur clarté d'esprit, mais d'un certain excès dans la passion de voir clair trop vite, ne leur rendrait pas, peut-être, un maigre service. Ce n'est que dans les prairies que les «petits ruisseaux clairs» font de grands fleuves. Dans un peuple ils ne confluent pas, et ils ne forment qu'un concert de murmures agréables; ou ils ne sont que de nombreux petits miroirs limpides où l'on se regarde soi-même avec un extrême contentement.

Le trop grand goût de clarté, c'est ce qu'on a appelé le simplisme. Le simplisme est le défaut des Français en politique; il est aussi leur défaut en choses religieuses. «Ce qui n'est pas simple n'est pas vrai.» Axiome français. Or rien n'est simple, excepté le superficiel. Se condamner à n'admettre que le très simple, c'est se condamner à ne rien approfondir. Les Français ont une tendance à repousser les métaphysiques et les religions, qui n'est qu'une forme de leur horreur de creuser les questions.


A cela leur légèreté naturelle contribue beaucoup, à ce point que ces choses se confondent et que l'on pourrait presque dire qu'au fond la «clarté française» n'est que de la légèreté. Par légèreté française il faut entendre l'impossibilité de s'occuper longtemps de la même chose, l'impossibilité de s'obstiner, le manque de ténacité. Le Français n'est pas l'homme des œuvres de longue haleine et des entreprises à long terme. Il aime commencer, aime peu à continuer, finit rarement et voudrait avoir terminé très peu de temps après avoir commencé.

Ce n'est point paresse, à proprement parler. Le Français est extrêmement actif. Seulement le Français a une paresse active, ou si l'on veut une activité paresseuse. Il a une activité qui s'accommode de mille besognes courtes, et une paresse qui s'accommode de mille changements d'occupation comme d'autant de repos. Il est l'homme des «Expositions universelles» bâclées en deux ans, étalées six mois, démolies en trois semaines. Il fut l'homme des expéditions d'Italie, chevauchées rapides, retours hâtifs, nulles comme fondations, et dont il avait périodiquement comme la démangeaison d'abord et le dégoût ensuite. Il est l'homme des systèmes philosophiques tracés en grandes lignes brillantes, sans consistance, montant au ciel comme des fusées et retombant de même, après une illumination d'un instant. Il est l'homme des révolutions audacieuses et violentes et des réactions ou plutôt des dépressions profondes, qui succèdent presque immédiatement, et qui sont telles qu'il n'y a plus la moindre ressemblance apparente entre l'homme d'hier et le même homme d'aujourd'hui. Le Français est la personne humaine dont il est le plus difficile d'établir l'identité.

Cette légèreté se marque dans sa vie privée, dans l'inconstance de ses amours, souvent très vives, rarement longues et persévérantes; profondes, en vérité, puisqu'elles le prennent tout entier et quelquefois le brisent et le tuent, obstinées et tenaces, non pas, ou très rarement, et telles que, volant d'objets en objets, elles reviennent quelquefois vers le premier. Du Don Juan de Molière ôtez la méchanceté, et le Français n'est point du tout méchant; au Don Juan de Molière ajoutez une véritable sincérité dans l'amour, et le Français est sincère à chaque fois, même quand il dit toujours; du Don Juan de Molière retenez l'inconstance fondamentale et comme constitutionnelle, le désir de conquêtes, l'éternel besoin de plaire, l'éternel besoin d'être aimé promptement et légèrement, l'oubli rapide, l'impatience de toute obligation et de tout joug, l'incapacité de comprendre que l'amour est un contrat par lui-même et un lien qui ne peut se rompre que du consentement des deux parties: vous avez le Français dans le domaine des choses de l'amour.

La légèreté française est faite d'intelligence vive et vite fatiguée par la contemplation du même objet; de sensibilité vive et vite fatiguée de la possession du même objet.

Or, cette légèreté est à peu près incompatible avec la gravité religieuse, puisque le sentiment religieux est la contemplation d'un objet éternel. Ce qui fait la gravité religieuse, ce qui fait, du reste, le sentiment religieux lui-même, c'est la communion qui veut s'établir, qui s'établit en vérité, par une sorte de paradoxe sublime, entre un être d'un jour et un être d'éternité. Le sentiment religieux est la soif du permanent et de ce qui ne change pas. C'est un effort de l'être éphémère pour participer de l'éternel et de l'immuable.

Cette soif, le Français, par définition, l'éprouve peu, et cet effort, par définition, il est rarement tenté de le faire. Il n'est pas étranger à ce sentiment; car il est homme; mais il est, de tous les hommes peut-être, le plus étranger à ce sentiment. Il n'y a rien de plus vrai, quand on y réfléchit, que le mot magnifique de Lamartine: «L'homme se compose de deux éléments, le temps et l'éternité.» Il se compose de ces deux éléments, en ce sens qu'il est dans l'un et qu'il tend à l'autre, et comme il est fait également de ses conditions et de ses tendances, il est très vrai qu'il se «compose» de ces deux éléments, puisqu'il est dans l'un, puisqu'il tend vers l'autre et vit en définitive de tous les deux. De ces deux éléments, il est certain que le Français vit trop dans le moment présent pour qu'il ne sacrifie pas, ou, tout au moins, pour qu'il n'oublie pas très souvent le second.

Il vit à court terme, d'une vie énergique, parfois «intense»; mais comme saccadée et à brèves étapes. «Les Français, a dit Napoléon, sont des machines nerveuses.» Il n'y a rien, à ce qu'il peut paraître, de moins nerveux que l'éternel. Le Français et le divin ne sont évidemment pas très bien faits pour s'entendre. Je ne sais plus si Sainte-Beuve a dit de son cru ou dit en citant quelqu'un: «Dieu n'est pas français.» Il y a du vrai.


Aussi bien, voyez comme ils comprennent Dieu quand ils le font, j'entends quand ils ne le reçoivent pas, quand ils n'en reçoivent pas l'idée toute faite d'une religion antérieure, antique, qu'ils ont acceptée; mais quand, libres de tout lien dogmatique et affranchis de toute pensée traditionnelle et héritée, ils se font un Dieu à leur guise et à leur gré. Pour Montesquieu Dieu est la plus froide des abstractions. C'est la Loi des Lois, c'est l'esprit des Lois, je l'ai dit sans aucune plaisanterie; c'est «la raison primitive... qui agit selon les règles qu'elle a faites, qui les connaît parce qu'elle les a faites et qui les a faites parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance»; c'est la Loi des Lois, intelligente, personnelle—personnelle autant qu'il faut l'être pour être intelligente;—mais rien de plus. Le Dieu de Montesquieu est un Dieu personnel qui est à peine une personne. Il n'y a pas un atome de sentiment religieux dans la religion de Montesquieu.

Pour Voltaire Dieu est un Lieutenant surnaturel de police, dont il a besoin pour que «la canaille» soit maintenue dans une crainte salutaire et pour que M. de Voltaire ne soit pas assassiné par ses domestiques.

Pour Rousseau, quoique Rousseau ait quelques traits vagues d'une âme religieuse, Dieu est, comme pour Voltaire, en dernière analyse, une idée qui importe à la conservation de l'état social et que l'État doit imposer par la force aux citoyens; Dieu est un article important du Contrat social.

Et enfin, pour Diderot, Dieu n'existe pas et n'est qu'une invention de ces sophistes oppresseurs, qui, pour dominer l'homme, ont créé un «homme artificiel».

Voilà comme les Français, quand ils sont dégagés de la trame des liens traditionnels, inventent Dieu, conçoivent Dieu. Ils l'inventent, ils le conçoivent de la façon la plus superficielle du monde. Le profond sentiment religieux leur est à peu près inconnu.

Je n'ai pas besoin, ou à peine, de dire que les réactions religieuses (toujours mis à part la religion traditionnelle et le domaine où elle agit et l'empire qu'elle exerce, et ici comme plus haut je ne parle que des Français inventant Dieu) sont aussi superficielles que les théodicées philosophiques. Les poètes qui, de 1802 à 1850, ont exprimé des idées religieuses, ont fait preuve d'un sentiment religieux extrêmement inconsistant et débile. Tous ont été frappés des «beautés» de la religion, et non de sa grandeur, et non du besoin, en quelque sorte, constitutionnel, que l'homme en a. Eux-mêmes semblent en avoir eu besoin pour leurs œuvres et non pour leurs cœurs. La religion fut pour eux un excellent répertoire de thèmes poétiques. Leur génie fut plus religieux que leur cœur, et même ce fut leur art qui fut plus religieux que leur génie. Musset, peut-être seul, et un seul jour, eut un cri où se sent le véritable, profond, absolument sincère sentiment religieux, ou besoin de sentiment religieux.—La légèreté française, même chez les plus grands Français, est décidément un obstacle assez fort à la pénétration du sentiment religieux; et l'état d'âme religieux n'est chose française que par exception et par accident.

Outre le besoin de clarté apparente ou de clarté provisoire, outre la légèreté d'esprit, la vanité, très répandue chez les Français, ne va pas sans les écarter beaucoup des voies religieuses ou des chemins qui pourraient mener à la religion.

La vanité française est chose très différente de l'orgueil tel qu'on le peut voir et constater dans d'autres nations. L'orgueil est national et la vanité est individuelle. L'Anglais, l'Allemand, l'Américain sont extrêmement orgueilleux; mais ils le sont surtout d'être américains, allemands et anglais. L'orgueil est volontiers collectif et, à être collectif, il est une force plutôt qu'une faiblesse. L'orgueil sous sa forme française, c'est à savoir la vanité, est tout à fait individualiste. Le Français s'admire en soi, de tout son cœur. Il se fait centre naturellement et se persuade très volontiers que la circonférence doit l'admirer.

Les mots d'enfants recueillis par Taine sont bien à leur place ici: une petite fille à son oncle qui lui demande ce qu'elle est en train de faire: «Ouvre les yeux, mon oncle, tu le verras.» Elle n'est pas fâchée d'indiquer à son oncle qu'elle le considère comme un imbécile.—Une autre enfant remarque entre son père et elle-même un trait de ressemblance: «Tu tiens de moi.» Elle rapporte déjà tout à elle et a tendance naturelle à se tenir pour une cause et non pour un effet.

Tout vieux professeur a remarqué des inclinations toutes pareilles chez les jeunes Français. Ils n'ont presque aucune méchanceté; mais leur amour-propre est immensurable. Deux traits essentiels: ils sont moqueurs et ils ne peuvent supporter la moquerie. C'est la vanité sous ses deux aspects. Ils se vantent à tout propos, ou, plus avertis, laissent seulement voir qu'ils se tiennent en haute estime. Tout petits, ils cherchent continuellement à attirer l'attention et ils semblent ne vivre que de l'attention qu'ils veulent attirer et ne vivre que quand ils l'attirent. Si parmi eux il en est un qui semble vivre d'une vie intérieure, qui soit réfléchi et méditatif et ne soit pas toujours comme en scène, il est traité de «sournois».

Plus tard, adolescent, jeune homme, le Français, très souvent, est proprement insupportable. Il semble toujours avoir conquis le monde ou être sur le point de le conquérir, pourvu qu'il le veuille et qu'il fasse un geste pour cela. Il est tranchant, décisif et décisionnaire. Son opinion est la seule opinion qu'il considère et qui soit digne de considération. Il s'étonne qu'il puisse y en avoir une autre et qu'on fasse quelque attention à celles qu'il n'a pas. Surtout il croit toujours avoir inventé les idées qu'il a ou qu'il pense avoir. Il expose des opinions très connues comme des découvertes qu'il vient de faire et qui attendaient sa venue au monde pour y paraître elles-mêmes. Tout au plus, il associe un nom célèbre au sien, non pas comme le nom d'un maître à celui d'un disciple, mais comme celui d'un égal à celui d'un égal. Il dit: «Comte et moi.» Il dit: «Renan et moi.» Se mettre de pair avec un grand homme est jusqu'où sa modestie puisse atteindre.

Tout jeune Français a inventé une philosophie, créé un art nouveau et improvisé un genre littéraire qui était inconnu.

C'est ce qui fait qu'il n'y a pas de peuple au monde, excepté peut-être le peuple grec, où il y ait autant de déclassés. Le déclassé est un homme qui se sent tellement né pour les grandes choses qu'il ne peut prendre sur lui de faire les petites ou les moyennes. Reste qu'il ne fait rien et traîne d'expédients en expédients en rêvant toujours des grands rôles auxquels il était destiné et que les circonstances l'ont empêché de jouer. La France contient beaucoup de ces dévoyés qu'un peu de connaissance de soi aurait préservés.

On s'étonne qu'il n'y en ait pas davantage; car tous les Français, à bien peu près, sont terriblement vains. Mais il faut reconnaître que, tout à côté de leur vanité, ils ont un certain sens pratique. S'ils ne se rendent pas compte d'eux-mêmes, ils se rendent assez bien compte des choses. Ils reconnaissent qu'il faut se résigner à la médiocrité de situation, tout en gardant la haute opinion de soi-même, qui console et qui réconforte. «Le mérite console de tout», disait Montesquieu. C'est la devise de la plupart des bourgeois français.

De là tant de petits employés qui sont des poètes et qui lisent leurs vers en famille et à leurs amis, en se disant qu'il ne leur a manqué que quelque loisir et une petite fortune indépendante pour être des Lamartine; qui ont un système politique et toute une sociologie et qui gémissent de l'obscurité où ce système reste enseveli avec eux; qui font des romans et des pièces de théâtre et poursuivent toute leur vie le rêve d'être imprimés ou d'être joués; du reste, ponctuels à leur bureau, sinon zélés, et acceptant en maugréant, mais relativement avec patience, la vie terne que l'injuste destin leur a faite. La France est pleine de grands hommes inconnus de tous, mais très manifestes à eux-mêmes, que le silence accable, et de très honnêtes petits employés des contributions indirectes qui se répètent sans cesse à eux-mêmes: «Qualis artifex pereo!»

Peut-être cela ne va-t-il point sans quelque inconvénient pour le métier que ces honnêtes gens exercent et les fonctions que l'État leur confie, et ce serait un point à considérer, mais qui nous écarterait de notre sujet.


Pour n'en point sortir, considérez et ces hommes dont leur vanité fait des déclassés, ou des demi-déclassés, ou des inquiets et des neurasthéniques, légion qui en France est une armée; et ces autres hommes, moins privés du sens du réel et qui, à cause de cela, se classent, mais tout aussi vains, tout aussi prétentieux, tout aussi enivrés de sens propre; et voyez, au point de vue religieux, ce qu'ils peuvent être.

Ils ont comme une tendance instinctive à repousser ce sentiment. Le sentiment religieux en général, le christianisme en particulier, le catholicisme plus particulièrement encore, est avant tout humilité. Il est avant tout reconnaissance et confession du peu que nous sommes pour connaître et pour agir. Et, pour ce qui est de la connaissance et pour suppléer à notre impuissance en cet ordre, les religions ont inventé la révélation. Et pour ce qui est de l'action et pour suppléer à notre débilité en cette matière, elles ont inventé la grâce. L'acte d'humilité est la première démarche religieuse; le premier mot de l'homme qui est attiré vers Dieu est: «Ma substance n'est rien devant vous.»

Si l'humilité est le principe de toute religion, nos Français sont bien peu nés pour être religieux, et la religion, comme l'a très bien vu Pascal, est quelque chose comme leur ennemie personnelle. Ils la voient comme un personnage doucement ironique qui rabat leur superbe et qui se moque de leurs prétentions. Chacun la voit comme quelqu'un qui lui dirait: «Votre plus cher entretien est de vous croire quelque chose et vous n'êtes rien du tout.» Le Français est l'être du monde entier qui aime le moins qu'on lui dise cela. Contester à un Français sa puissance de savoir, de connaître et de décider, cela, pour lui, ne se peut souffrir. Lui contester son infaillibilité, dont, au fond, et même quand il évite de la proclamer, il est toujours convaincu, cela ne vous fait pas de lui un ami. Tout Français est un Voltaire ou un Rousseau, moins le génie, qui n'est pas loin de croire qu'il est impossible qu'il n'ait pas toujours raison, qui n'est pas loin d'estimer que les autres hommes sont imbéciles dans la proportion où ils le contredisent et qu'il n'y a besoin ni d'autre signe ni d'autre mesure.

La religion, selon cette façon de juger, ne peut qu'avoir tort. Ils l'accusent à la fois de présomption et de bassesse, de superbe et de lâcheté. De superbe, parce qu'elle prétend imposer ses décisions; de lâcheté parce que, si elle nie chez les autres la capacité de connaître, elle se la refuse à elle-même et ne se croit en possession de la vérité que parce que celle-ci lui a été révélée. Rien ne peut être à la fois plus insupportable à la vanité du Français et plus propre à exciter sa raillerie, pleine de vanité encore, que cette double formule: «Vous ne savez rien et êtes incapable de rien savoir; et, du reste, nous sommes exactement dans les mêmes conditions».

Il y a beaucoup d'analogie entre la situation de l'Église en face des Français et celle de Socrate en face des Athéniens: «Je sais que je ne sais rien, disait Socrate; et vous, vous ne savez rien en croyant savoir quelque chose.»

«Fausse humilité, répondaient les Athéniens, pour ce qui est de ce que tu dis de toi-même; insolence pour ce qui est de ce que tu dis de nous. Et dans ton humilité, insolence encore, car tu ne dis que tu ne sais rien que pour faire entendre à quel point nous sommes vains de croire savoir quelque chose quand Socrate ne sait rien et confesse ne rien savoir.»

De même le Français en veut autant à l'Eglise de sa négation du savoir humain qui le blesse, que de son humilité qui elle-même l'humilie. Vanité française et humilité ecclésiastique, que cette humilité soit par l'Église commandée aux autres ou qu'elle soit pratiquée par elle, ne peuvent faire bon ménage ensemble.

Remarquez, comme j'en ai déjà dit quelque chose, que l'orgueil est plus compatible avec la religion que la vanité, pour cette simple raison que la vanité est individuelle et que l'orgueil peut être collectif. C'est même ici la vraie distinction, ou l'une au moins des vraies distinctions entre ces deux sentiments. Sans doute, l'orgueil opposé à la vanité, c'est surtout un sentiment puissant opposé à un sentiment mesquin: l'orgueil est une exaltation, la vanité est une démangeaison; l'orgueil est une grandeur fausse, la vanité est une petitesse; l'orgueil ne se satisfait que des grands succès et dédaigne les médiocres jouissances, la vanité se repaît de tout et ne dédaigne rien; l'orgueil n'atteint jamais son but, tant il le met haut; la vanité, quoique insatiable, atteint ou manque son but tous les jours et presque à chaque heure, le mettant partout.

Tout cela est vrai; mais on n'a pas assez remarqué qu'une des distinctions, et très considérable et très significative, entre l'orgueil et la vanité, c'est que la vanité est individuelle et que l'orgueil peut être collectif. Il est souvent individuel lui-même, mais il peut être collectif. La vanité ne peut être qu'individuelle. Elle consiste à vouloir se distinguer, à tous moments et par toutes sortes de choses, de tous les autres, et à montrer que l'on est un être tout particulièrement privilégié. Elle est individuelle par définition. Elle n'est même que l'individualisme lui-même, qu'un individualisme enfantin et naïf. Elle dit sans cesse: «Moi... Moi, au contraire... Tandis que moi...» L'orgueil souvent dit: «Moi.» Mais il peut dire: «Nous.» C'est une sensible différence.

L'orgueil peut se satisfaire et presque se remplir dans la contemplation d'une grande œuvre accomplie en commun. L'orgueil romain fut collectif; l'orgueil anglais, l'orgueil allemand sont collectifs. On ne peut guère dire: «la vanité nationale», et l'on dit très bien: «l'orgueil national». L'orgueil ne fait jamais abstraction du moi; mais, précisément parce qu'il est un sentiment grand et fort, il peut sentir le moi s'exprimer, se déployer et triompher dans une grande œuvre faite à plusieurs. L'homme vain dit: «Moi.» L'orgueilleux peut très bien dire: «civis romanus sum», ou: «je suis anglais; je suis allemand», et trouver à le dire une immense satisfaction de son orgueil même.

Un des phénomènes de l'histoire de France est précisément ceci que certains hommes ont trouvé le moyen de transformer la vanité des Français en orgueil: Louis XIV, Napoléon. Sous l'empire de l'un et de l'autre, le Français a cessé d'être vain pour devenir orgueilleux. Il a confondu sa personnalité dans l'ensemble de la communauté française; et, dans les succès et dans la grandeur de cette communauté, il s'est enorgueilli de telle sorte qu'il a presque oublié les sollicitations de sa vanité individuelle.—Mais ceci n'est, pour ainsi parler, que de l'orgueil intermittent. Le véritable orgueil n'a pas besoin du succès et de la gloire pour être entier, pour être sans défaillance et pour être actif. Aux heures de deuil et même d'écrasement, il demeure ferme, et conçoit et il prépare les revanches, les relèvements et les restaurations futures. La vanité française ne devient orgueil collectif qu'assez rarement et sous l'impulsion d'une volonté puissante et dans l'exaltation d'une grande gloire acquise. A l'état normal, elle est simplement vanité individuelle.

Or, c'est la vanité qui est incompatible avec la religion et non pas l'orgueil; ou la vanité est beaucoup plus incompatible que l'orgueil avec la religion. L'orgueil, sans doute, peut mépriser la religion, et ce n'est pas à tort que la religion a fait de l'orgueil un péché; mais la vanité la méprise bien plus encore, ou se sent beaucoup plus atteinte et mortellement blessée par elle. L'orgueil peut s'accommoder de cette œuvre collective qu'est la religion et même y trouver son compte et sa satisfaction. On peut être fier d'être chrétien, comme on est fier d'être romain, ou comme on est fier d'être anglais ou allemand. On peut être fier d'appartenir à une institution qui a transformé l'humanité. On peut être fier d'appartenir à une collectivité qui a comme substitué un genre humain à un autre genre humain. Personne n'ignore que l'orgueil, s'il est qualifié de péché par l'Église, est précisément un péché très ecclésiastique.—Mais comment veut-on que la vanité puisse supporter la religion? Elle consiste précisément à repousser tout ce qui est collectif; elle consiste précisément en ceci qu'un homme est secrètement convaincu «qu'il n'y a que lui». Elle consiste à se traiter intimement d'excellence et d'éminence. Elle consiste à ne guère admettre qu'un autre que vous puisse avoir complètement raison, ou qu'un autre que vous réalise pleinement en lui l'humanité.

Tout ce qui est collectif répugne donc comme naturellement à l'homme vain. Il en serait plutôt comme jaloux. Il voit en une collectivité des hommes qui, contrairement à lui, font abstraction de leur personnalité; et différence engendre haine. Il voit en une collectivité des gens, aussi, qui, par la force que donne l'union, peuvent l'offusquer, lui, et l'éclipser, et il en prend ombrage; et jalousie engendre haine.

L'homme vain est donc anticollectif par définition, et, par parenthèse, le furieux individualisme des Français qui les rend ennemis de toute caste, de toute classe, de toute corporation, n'est qu'une forme de leur vanité. Or, si le Français, de par sa vanité, est déjà ennemi de toute collectivité, dans quels sentiments voulez-vous qu'il soit à l'égard d'une collectivité qui, d'abord est une collectivité, et qui ensuite est une collectivité qui recommande et commande l'humilité comme la première des vertus humaines? Non, il est très difficile que l'homme vain soit religieux; et il est très facile que l'homme vain soit ennemi de la religion, ou, tout au moins, ait à son égard quelque impatience.


Ce qui suit n'est qu'un autre aspect de ce qui précède et n'est, au fond, qu'à très peu près la même chose. Pour ces mêmes raisons de vanité et de fanfaronnade, le Français a horreur de la tradition. Que quelque chose, institution, loi, maxime publique, mœurs, idée généralement répandue, ait régné jusqu'au jour où il naît, et semble avoir fait la grandeur de sa nation ou y avoir contribué, ce lui est une raison pour n'y pas tenir et pour la repousser instinctivement plus ou moins fort. Il y a des peuples pour qui le mot «antiquité» a un grand prestige; pour le Français «antiquité» est «vieillerie», et vieillerie est ridicule et absurdité.

Pour beaucoup de Français, la nouveauté d'une idée est preuve qu'elle est juste. Une idée vraie, c'est une idée nouvelle: il ne faut pas chercher davantage: le criterium est aisé. La plupart des Français sont parfaitement convaincus que l'on n'a commencé à faire usage de la raison qu'à dater du moment où ils ont eu dix-huit ou vingt ans et que tout ce qui a précédé cette époque ne fut que ténèbres. C'est une illusion assez naturelle à la jeunesse, et qui même ne laisse pas d'avoir sa part d'utilité; mais c'est une illusion assez forte cependant, et qui a, somme toute, plus d'inconvénients que d'avantages.

Il en résulte une chose que l'on n'a peut-être pas assez remarquée: c'est l'effet tout particulier que l'éducation a en France. L'éducation, en France, a pour effet de convaincre la génération éduquée juste à l'inverse de la génération éducatrice; de suggérer à la génération éduquée toutes les idées contraires à celles de la génération éducatrice. Le mépris des fils pour les pères et des élèves pour les maîtres est, en France, très général, et il semble très légitime. Ceux-là ne sont-ils pas jeunes et ceux-ci ne sont-ils pas vieux? Que faut-il davantage?

Tout n'est pas mauvais en cela; car il faut certainement que chaque génération cherche par elle-même et ne s'endorme pas sur la parole d'autrui; et ce n'est pas sans quelque raison, forme paradoxale mise à part, qu'un père me disait: «Oui, les enfants méprisent les pères: c'est providentiel.» Mais il faudrait que cet esprit d'indépendance ne fût pas accompagné d'une grande légèreté, d'une grande vanité, ou plutôt n'eût pas légèreté et vanité pour ses sources mêmes.

Toujours est-il que les choses vont ainsi; et tout père français peut être sûr que son fils a pour lui une douce pitié, tempérée par un assez faible respect; et tout professeur français peut croire aux mêmes sentiments chez ses élèves, chez ceux, du moins, de ses élèves qui n'ont pas pour lui une complète indifférence.

La nation entière a un peu le même caractère, et voici pourquoi. Si l'amour des nouveautés paradoxales n'était qu'une maladie de jeunesse dont chacun guérit vers la trentaine, il n'en serait que cela, et le corps même de la nation resterait sain et resterait ferme dans des idées générales traditionnelles qui feraient sa force morale et sa vigueur intellectuelle. Mais l'empêchement à cela, c'est que le Français n'a pas de passion plus violente que celle qui consiste à ne point vouloir paraître vieux, et à ne point s'avouer qu'il le soit. Il en résulte que les idées des jeunes gens, ces idées qu'ils se sont données en prenant juste le contrepied des idées de leurs pères, leurs pères eux-mêmes les prennent à leur tour, gauchement, maladroitement, lourdement; mais enfin ils les prennent, en tout ou en partie, pour ne point paraître démodés, surannés et tout encombrés de «vieilleries».—«Nous aussi, nous sommes modernes. Nous aussi, nous marchons avec notre temps.» Ils marchent, si suivre peut s'appeler marcher.

C'est ainsi que, même sans souci de popularité, même sans souci de rester en bons termes avec les gouvernements nouveaux et de se tenir toujours du côté du manche, même sans tout cela, tel vieux brave homme de 1906 exprimera, étalera en ses propos un mélange prodigieux de ses idées de 1869, de ses idées de 1872 et de ses idées, pour ainsi parler, de 1906, et offrira aux regards une synthèse bizarre de Duruy, de Gambetta, de Jules Ferry et de M. Jaurès. Je rencontre un brave homme de ce genre, plus ou moins éloquent, plus ou moins spécieux, plus ou moins brillant, et, mon Dieu, toujours aussi sincère, ou à peu près, toutes les fois que je me promène. Cela est si délicieux de ne point vieillir, de croire que l'on ne vieillit pas et de croire persuader aux autres qu'on ne vieillit point! Presque tout Français de soixante ans est un vieux beau qui suit la mode, qui en a le respect et aussi comme une espèce de terreur, et qui serait désespéré si l'on pouvait soupçonner qu'il n'est plus homme à la comprendre.

C'est ainsi que, chez d'autres, chez les outranciers et les inquiets et les nerveux, le désir de n'être pas dépassés va jusqu'à être plus avancés, non seulement qu'ils n'ont jamais été dans leur jeunesse, mais que ne sont même les jeunes gens qui les entourent et dont ils veulent passionnément être entourés toujours. Ils voudraient les effrayer par leur jeunesse. Ils multiplient les audaces, les témérités et les bravades. Ils sont iconoclastes avec une frénésie croissante. Ils brisent davantage à mesure qu'ils ont les mains plus faibles. De ceux-ci la ligne de vie est assez bizarre. Ils ont été sages et modérés, quelquefois d'un doux scepticisme, dans leur jeunesse; ils sont affirmatifs et ils sont révolutionnaires dans leur âge avancé. Les années, au lieu de les mûrir, les rendent acides. Ils semblent avoir marché à reculons dans le sentier de la vie et avoir cheminé, à partir de vingt ans, d'une douce et sereine vieillesse à une jeunesse inquiète et à une adolescence tumultueuse.

Remarquez que le phénomène n'est pas nouveau en France et que c'est (surtout) à partir de son âge mûr que Voltaire, et lui aussi, ce semble bien, pour suivre la mode et courir après la popularité, est devenu partiellement révolutionnaire, avec le tempérament le plus conservateur du monde, poussant toujours de ce côté avec plus d'âpreté et de violence. Il faut dire seulement, à l'éloge de son bon sens et aussi, relativement, de son courage, il faut dire, pour être juste, que cependant il n'a pas eu tout à fait la terreur d'être dépassé et a laissé d'autres aller plus loin que lui en disant nettement qu'il n'allait pas jusqu'où ils allaient.

Tant y a que le Français, par une horreur bien naturelle de la vieillesse, n'aime les vieilleries ni quand il est jeune ni quand il est vieux, s'en détourne passionnément quand il est jeune, tend à n'en pas être soupçonné quand il est vieux, a donc toujours tendance à s'attacher aux nouveautés, sans les examiner et pour ce mérite seul qu'elles sont nouvelles, mérite incomparable aux yeux de sa vanité, de sa légèreté et de sa «jeunesse».

Une vieillerie comme la religion ne saurait donc lui plaire et il s'en détourne, communément, avec une sorte de dédain et de hauteur. Le Français est «esprit fort» dans l'âme, de par tous les défauts qui se trouvent ordinairement en lui.


On me dira sans doute que cette tendance même qui fait que chaque génération française tient essentiellement à prendre le contre-pied de la génération précédente doit avoir pour effet qu'une génération religieuse succède à une génération d'esprits forts et une génération d'esprits forts à une génération religieuse, et ainsi de suite, de telle sorte que les gains et les pertes finissent par se contrebalancer et que le parti religieux reste, en définitive, à très peu près sur son terrain.

Partiellement, c'est bien en effet ce qui arrive; et, précisément par suite de ce goût qu'ont les Français de désapprendre ce qu'ils ont appris, par cet effet de l'éducation chez les Français qui est de les faire réagir contre l'éducateur. C'est ainsi que le mouvement de renaissance religieuse de 1800 à 1840 environ est très évidemment l'effet des fureurs antireligieuses de la seconde moitié du XVIIIe siècle. C'est ainsi que l'anticléricalisme de 1840 à 1870 est une réaction contre la «religiosité» de Chateaubriand et de ses disciples et aussi contre les manifestations religieuses du parti ecclésiastique pendant la Restauration. C'est ainsi que les catholiques ou simplement les libéraux attendent beaucoup en ce moment de la stupidité et de l'outrecuidance de la plupart des instituteurs français et ne doutent point que leurs élèves ne soient un jour, et prochainement, ou grands amis de l'Église ou très déférents à son égard.

Tout cela est assez vrai; mais il faut remarquer d'abord, comme je l'ai montré, que le besoin, dans l'esprit de chaque génération, de mépriser la génération précédente n'est pas la seule cause, mais une des causes seulement de l'anticléricalisme français, ce qui fait que quand cette tendance agit en faveur du sentiment religieux, les autres causes d'anticléricalisme subsistent et ont leur effet compensatoire. Et il faut remarquer ensuite que, de par son antiquité, la religion est en quelque sorte la vieillerie par excellence, la plus vieille des vieilleries, défaut dont le temps ne la guérit pas; et, par conséquent, même devant une génération qui serait assez portée à l'accepter par réaction contre ce qu'on lui a enseigné, a toujours ce tort grave d'être ce qu'on a cru autrefois et pendant si longtemps qu'il y a vraiment quelque honte à y croire encore.

Tous les réformateurs religieux de ces derniers siècles, quoiqu'ils aient échoué, avaient raisonné assez juste. Ils s'étaient dit: «Les Français ne s'éprendront d'une religion que si elle est nouvelle. Inventons donc une religion inédite.» Ce n'était pas mal pensé. Le malheur, c'est que ces religions inédites ressemblaient singulièrement à l'ancienne et ne pouvaient pas ne point lui ressembler beaucoup; et c'est pourquoi, pour les traditionistes ayant le tort d'être nouvelles et pour les curieux de choses vraiment nouvelles ayant le ridicule d'être des vieilleries dissimulées, elles n'ont eu de succès auprès de personne.

La légèreté française sous cette forme: inconstance, versatilité, horreur de la tradition, mépris de l'enseignement reçu, tendance antidomestique, est donc un très grand obstacle à l'influence du sentiment religieux. L'Église avait l'habitude de se faire appeler «notre sainte mère l'Église». Relativement aux Français, c'était une faute: «C'est une mère. Comment voulez-vous que je la respecte?»


L'immoralité française—je m'expliquerai tout à l'heure sur ce gros mot—est chose encore qui contrarie l'influence du sentiment religieux. Le Français n'est pas immoral. Du moins, il ne l'est pas plus que les hommes des autres peuples, et peut-être l'est-il moins. J'ai tendance, sans m'avancer, en une matière où les statistiques, même à demi exactes, sont impossibles, à croire qu'il l'est moins, à cause de sa légèreté même, du peu de violence de ses passions; à cause aussi d'un certain sentiment d'élégance en toutes choses, qu'il a toujours, même un peu dans les classes inférieures, et qui, certes, n'est pas du tout la moralité, mais n'est pas sans y contribuer et assez fort; à cause aussi de sa bonté, qui est réelle et qui est un frein à la basse débauche: le grand débauché est toujours cruel; à cause enfin de ceci que le Français est le seul peuple du monde (avec le peuple américain) qui se laisse mener par les femmes, au lieu de les traiter durement et despotiquement.

Cette dernière tendance a d'immenses inconvénients: une partie de la force des peuples européens autres que la France consiste en ce que les hommes sont maîtres chez eux et que les femmes n'ont aucune influence sur leurs décisions et sur leurs volontés; une partie de notre faiblesse vient de ce que les femmes ont un immense empire sur nous et nous efféminent. Mais, au point de vue de la moralité, qui ne voit qu'un peuple où les femmes dominent ne peut pas être très immoral? Les femmes, je parle de la majorité des femmes, ne le permettent pas. Le peuple immoral est celui où les femmes sont considérées comme des choses ou comme des êtres inférieurs et se sont habituées à être considérées ainsi et sont passives et s'abandonnent aux désirs avec une sorte d'inertie. Le peuple où la femme est forte, sans être d'une moralité absolue, ni même extraordinaire, est maintenu, par la dignité de la femme, très loin de la basse immoralité.

De là ce foyer français, que les étrangers connaissent très bien, qu'ils prennent plaisir à nier ou à moquer, sur la foi de nos stupides romanciers galants, mais sur lequel ils ne se trompent point et dont ils connaissent très bien les mérites; ce foyer français qui a quelques ridicules, où la femme est trop maîtresse et où l'homme n'est souvent que l'aîné des enfants, ce qui, du reste, est délicieux; mais ce foyer français, presque toujours très chaste, très honnête, très fermé et très jaloux de son intimité, et de son secret, et de son bonheur.

Non, je ne crois pas le peuple français plus immoral qu'un autre peuple, et même je crois, avec toutes sortes de raisons pour le croire, qu'il est à un très haut degré, dans l'échelle de la moralité, parmi les nations.

Seulement le Français a une manie, qui est de rougir de la moralité, et de croire que la moralité est ridicule, et de ne point vouloir avouer qu'il est moral, et d'être un fanfaron de vices ou tout au moins de libertinage.

Je crois bien que la France est le seul peuple du monde où la chasteté soit un ridicule. Elle en est un chez lui. Le moindre courtaud de boutique, laid, gauche, lourdaud et imbécile, se flatte et se vante de ses succès féminins, d'autant plus qu'il en a moins, et pour se poser avantageusement dans le monde. L'adolescent le plus timide n'a peur que d'une chose, c'est qu'on le croie vierge. Il vaincra sa timidité avec des efforts de volonté surhumaine pour prouver qu'il ne l'est pas; ou il mentira violemment pour assurer qu'il ne l'est point.

L'homme mûr n'est pas exempt de cette maladie, et si le bel air chez les jeunes gens, tout au moins de la bourgeoisie et du peuple, est de se donner pour corrompus, le bel air chez les hommes qui sont au milieu de la vie est de se laisser soupçonner d'être infidèles à leurs femmes et de n'être point liés à cet égard par de sots scrupules.

Les vieillards mêmes ne détestent pas laisser planer sur eux une petite légende de libertinage. C'est une élégance; et ils sont extrêmement flattés qu'on les considère comme atteints de cette turpitude et de cette fâcheuse maladie.

C'est placer sa vanité d'une façon un peu singulière. Mais c'est ainsi. Où les autres peuples mettent leur hypocrisie, nous mettons notre fanfaronnade, et où ils mettent leur pudeur, nous mettons notre ostentation. Ce qu'ils font en se cachant, nous nous en vantons en ne le faisant pas. Ce dont ils rougissent, c'est ce dont nous sommes fiers, et ce dont ils se flattent, faussement, du reste, c'est ce que nous ne pouvons pas prendre sur nous d'avouer. La chasteté est une vertu dont ils se targuent sans l'avoir et dont nous avons la plus grande honte du monde, même quand nous la pratiquons. Le libertinage en France est une tradition nationale que nous sommes beaucoup plus enclins à proclamer qu'à soutenir.

Il est bien évident que ceci est encore un effet de notre vanité. Mais pourquoi avons-nous mis notre vanité en ceci et non ailleurs? Je ne sais trop. J'ai souvent pensé que c'était peut-être précisément parce que nous sommes bons et faibles et très faciles à nous laisser mener par les femmes. Précisément à cause de cela et parce que nous le savons, nous ne voulons pas en convenir, et c'est ici que se place notre vanité et qu'elle agit. Ne voulant pas convenir que nous nous laissons mener par les femmes, nous nous attribuons ce rôle de séducteurs, de conquérants et de Don Juan qui, en effet, est bien celui des hommes qui méprisent les femmes, les dominent, se moquent d'elles et sont leurs maîtres au lieu d'être leurs serviteurs. Oh! que ce rôle nous agrée, en ce qu'il montre bien et prouve d'une manière éclatante que nous ne subissons pas l'empire des femmes, de la nôtre surtout, et que nous sommes des hommes forts! Comme il nous agrée, en ce qu'il nous donne justement comme le contraire de ce que nous sommes et de ce que nous n'aimons pas à convenir que nous puissions être! Comme il nous agrée, en ce qu'il dissimule notre faiblesse! Comme il nous agrée en ce qu'il nous déguise!

Voilà mon explication, une, du moins, des explications que je me suis données de ce travers français, qui est le plus distinctif et le plus caractéristique de nos travers.

Quoi qu'il en soit de cette hypothèse psychologique, le travers existe, et je me résumerai en disant: le Français n'est pas immoral; mais il tient infiniment et il prend un plaisir infini à passer pour l'être.

Or, au point de vue des choses religieuses, être immoral ou en jouer le rôle a exactement les mêmes effets. L'homme immoral ou l'homme qui tient à passer pour l'être s'écarte naturellement d'une religion qui recommande la chasteté et qui la considère comme une grande force et une grande vertu. Il fait partie du rôle du jeune homme qui se flatte de mépriser la chasteté, tout comme un autre, de s'écarter avec grand soin de la société des prêtres et de toute pratique religieuse. Toute l'économie du rôle qu'il joue devant ses amis et devant lui-même serait ruinée par cette contradiction déplorable et ridicule. M. Homais, qui est la raison même en ces matières, ne manque pas de dire, à propos d'un jeune homme de province qui va faire son droit à Paris: «Il ne fera pas de sottises; c'est un jeune homme sérieux. Il faudra bien pourtant qu'il fréquente un peu les filles pour n'avoir pas l'air d'un jésuite.» Voilà la vérité. Le Français affiche l'immoralité par amour-propre et s'écarte de la religion pour soutenir son bon renom d'homme immoral; et, réciproquement, il est immoral, sans en avoir la moindre envie, pour ne point passer pour être clérical. Ces choses sont cause et effet, et une fois l'engrenage en mouvement, le Français devient d'autant plus anticlérical qu'il tient plus à passer pour libertin, et d'autant plus libertin, au moins en apparence et d'enseigne, qu'il s'efforce d'être anticlérical.

La langue ne s'y est pas trompée, et c'est comme un contrôle. Elle a appelé libertin: d'abord «l'esprit fort», et ensuite le débauché et, du reste, concurremment l'un et l'autre; mais d'abord surtout «l'esprit fort», et ensuite surtout le débauché. Cela est naturel. Ce qui a frappé d'abord, c'est l'affranchissement qu'affichaient certains philosophes à l'égard des dogmes religieux; de là libertin dans le sens de libre penseur. Ce qui a frappé ensuite, c'est l'attitude arrogante des débauchés se faisant gloire de leurs mauvaises mœurs. Le peuple s'est dit, très finement: «Ceux-ci sont surtout des hommes qui sont fiers de ne subir aucune règle et qui veulent le montrer par leur genre de vie. Ce sont des libertins en acte. Ce sont essentiellement des libertins. Le nom leur en restera.»

Et cela veut dire, non pas que la libre pensée mène à l'immoralité; mais que l'affectation de l'immoralité mène à l'affectation de la libre pensée et se couvre de la libre pensée comme d'un beau manteau philosophique.

Molière non plus ne s'y est pas trompé et il a fait de son Don Juan à la fois un débauché et un athée: d'abord pour peindre un homme d'une certaine classe de son temps; ensuite, comme toujours, pour peindre un homme éternel en France. Don Juan est dédaigneux de morale et dédaigneux de religion en même temps, également, et l'un et l'autre surtout par vanité et «par air», à la française. Une de ses joies, car il en a d'autres, et je n'oublie pas qu'il est très complexe, est de scandaliser le peuple, les simples, représentés par Sganarelle. C'est ce qu'il a de particulièrement français.

Le Français fait tout, ou il s'en faut de peu, par vanité. La vanité est son grand ressort. Toute l'immoralité qu'il peut avoir ou qu'il peut affecter tient à cela. L'étranger ne déteste pas être libertin sans qu'on le sache; le Français aimerait mieux se priver de voluptés de toute sa vie et passer pour un mauvais sujet, que posséder toutes les femmes et être aimé d'elles et être tenu pour coquebin.—Il y aurait un joli sujet de comédie: Don Juan blanc. Ce Don Juan-là, pour une raison qu'il faudrait trouver, ou même sans raison, n'aurait jamais aucun succès de galanterie; mais il aurait la réputation, habilement entretenue, soit par lui-même, soit par un autre qui aurait intérêt à cela, d'être logé à l'enseigne du «grand vainqueur» et de tenir toutes les promesses de son affiche. Cet homme-là, né français, serait le plus heureux des hommes.

Dans ces conditions, on comprend assez que la moralité, encore qu'elle soit en usage chez les Français, n'y soit pas en honneur, et peut-être y soit aussi peu en honneur qu'elle y est en usage. Peut-être y a-t-il proportion juste, et s'il était ainsi, on ne saurait croire à quel point les Français seraient moraux; ils le seraient presque avec excès.

Toujours est-il que l'affectation d'immoralité et toutes les habitudes d'esprit, de conduite et d'attitude que cette affectation entraîne détachent les Français de la religion, du sentiment religieux et de l'état d'esprit religieux. De très bonne heure et comme tout de suite, longtemps avant d'être devenu formellement catholique, l'illustre philosophe M. Brunetière avait horreur de la grivoiserie française, de la gauloiserie, et la considérait comme une plaie honteuse de la littérature française. C'était comme d'instinct, et celui qui avait en lui comme les germes et les semences de l'esprit religieux sentait bien que grivoiserie et gauloiserie n'étaient pas autre chose qu'à la fois les effets et les causes de l'irréligion et devaient être traitées non comme un travers désobligeant, mais comme une maladie profonde et d'autant plus funeste qu'elle est endémique.


Telles sont, à ma connaissance, les causes psychologiques les plus générales de l'anticléricalisme en France. Sans atteindre la nation tout entière, elles sont répandues, et depuis très longtemps, inégalement, du reste, mais universellement, dans toutes les classes de la nation et dans toutes les régions du pays.

Il peut être utile maintenant de considérer l'anticléricalisme français dans la suite de son histoire.

CHAPITRE II
L'ANTICLÉRICALISME AU XVIIe SIÈCLE.

D'une part, l'anticléricalisme a existé en France au XVIIe siècle; mais il y a été très faible et très peu répandu; d'autre part, aucun siècle n'a plus préparé l'anticléricalisme en France que le XVIIe siècle.

Ce sont ces trois propositions que nous examinerons dans ce chapitre.

L'anticléricalisme a existé en France au XVIIe siècle, surtout dans le premier tiers de ce siècle et dans le troisième. Dans le premier tiers il était représenté par un certain nombre d'écrivains, et c'étaient les Théophile de Viau et les Cyrano de Bergerac, nourris de Montaigne, mais plus audacieux que Montaigne; nourris de Lucrèce, mais moins systématiques que lui et se plaisant dans la négation pure et simple; qui, pour se plaire à eux-mêmes d'abord et pour plaire ensuite à quelques grands seigneurs licencieux, leurs protecteurs, faisaient comme marcher de pair le licencieux et l'incrédulité et flattaient ainsi deux passions basses assez répandues alors dans les hautes classes.

Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, le gouvernement étant aux mains de prêtres, Richelieu, Père Joseph, si peu prêtre, du reste, que fût l'un d'eux, c'était faire acte d'opposition ou d'indépendance ou de taquinerie, choses très chères aux Français, que d'affecter l'incrédulité et le libertinage. L'anticléricalisme a été, vers 1630, une attitude aristocratique; l'anticléricalisme a été, vers 1630, très grand seigneur.

Il était grossier, du reste, et impudent. Il était immonde. Il se roulait dans les fanges des Parnasses satyriques. Il était, en très parfaite exactitude, à pieds de satyre. Il conduisait à la place de Grève en réalité ou en effigie. Il était en horreur à la majorité de la nation.


Il fut à la fois plus décent et plus scientifique, un peu, dans le troisième tiers du XVIIe siècle, plus prudent aussi. L'influence de Gassendi fut très faible, je crois, et je ne serais pas très éloigné de penser qu'elle fut nulle, parce qu'elle ne trouva pas un homme de talent pour se mettre à son service et pour illustrer de littérature les idées du philosophe provençal. En France le génie réussit peu, ou tardivement; la force de pensée ne réussit pas sans le talent; mais la moindre chose réussit quand le talent s'y joint et se mêle de lui faire un succès. Gassendi est, toutes proportions gardées, du reste, un Auguste Comte qui n'a pas trouvé d'Hippolyte Taine.

Mais trois influences, dans cette fin du XVIIe siècle, ont eu une certaine importance au point de vue de l'anticléricalisme, celle de Descartes, celle de Bayle et celle de Molière.

Je place l'influence antireligieuse de Descartes au troisième tiers du XVIIe siècle, et je crois que je ne me trompe pas extrêmement. Dans le milieu du XVIIe siècle Descartes tout entier est trop présent aux esprits pour qu'il ait une influence antireligieuse. Il n'est pas assez loin pour qu'on ne se rappelle point que personnellement il est chrétien, très chrétien, aussi chrétien que possible, homme qui fait des vœux et des pèlerinages; que, comme philosophe, il a un système qui est tout plein de Dieu, jusque-là qu'on peut dire et, pour mon compte, c'est ce que j'ai dit, que Dieu est la pierre de fondation et la pierre clef de voûte de tout son édifice et que sans l'idée de Dieu le système de Descartes n'existe absolument pas. Descartes, en 1660, n'est pas assez loin pour qu'on ne se rappelle pas tout cela.

Mais à mesure qu'il s'éloigne et recule dans le passé, ce qu'on se rappelle plus distinctement et peu à peu uniquement; d'abord parce que c'est en quoi il se distingue nettement de l'enseignement religieux traditionnel, et ce à quoi il a attaché son nom; ensuite parce que c'est une idée très simple, très précise et très accessible au moindre esprit; ce qu'on se rappelle plus distinctement et peu à peu uniquement, c'est sa méthode et le premier principe de sa méthode: il ne faut croire qu'à ce qui est absolument évident à l'esprit et ensuite à ce qui, par raisonnements justes, s'appuie sur cette première évidence.

Peu à peu l'on ne se souvient plus que de cela. Or cela est le rationalisme pur et simple. Cela écarte et élimine le merveilleux, le mystérieux et le miraculeux. Cela est positiviste au premier chef. Et cela est cartésien et se revêt en quelque sorte de l'immense autorité de Descartes. Ce principe et l'autorité dont il se pare sont des éléments considérables d'incrédulité. La destinée curieuse de ce philosophe consiste en ceci qu'on a oublié son système pour ne se souvenir que de sa méthode et qu'on a pris sa méthode pour son système.

Cela s'est passé surtout au XIXe siècle; mais cela n'a pas laissé, ce me semble, de commencer au XVIIe siècle, vers 1680. Remarquez que le très pieux Malebranche en est déjà, malgré sa piété, à affirmer très énergiquement, à maintes reprises, que Dieu n'agit jamais par des volontés particulières. Il trouve le moyen, ou il croit le trouver, de concilier cela avec la croyance aux miracles, de sauver le miracle, par je ne sais plus quel tour de force de dialectique; mais enfin il affirme et proclame que Dieu ne peut pas agir par volontés particulières.

Or c'est un cartésien, et un cartésien fieffé, qui pose ce principe, et, à vrai dire, c'est bien un principe cartésien, si l'on veut; car le miracle n'est jamais évident, et il faut toujours de la foi pour y croire; et que Dieu n'agisse point par des volontés particulières, c'est une idée assez évidente aux yeux de la raison, aux yeux du moins de la raison systématique.

On voit la pente. Descartes se transforme, vers 1680, en philosophe rationaliste, et le cartésianisme se fait rationalisme d'après le premier principe, non de lui-même, mais de la méthode qu'il a prétendu suivre et que, du reste, il n'a pas suivie du tout.

Mais il est bien vrai qu'il avait ouvert cette avenue, et qu'il était naturel, le souvenir du cartésianisme en son ensemble un peu effacé, qu'on passât par elle et qu'on allât peu à peu où elle menait. Je tiens l'influence de Descartes, à partir de 1680 environ, pour antireligieuse. Sic vos, adversus vos. Il est rare, comme a dit à peu près Bossuet, avec une hautaine et belle mélancolie, que la pensée humaine ne travaille pas pour des fins qui non seulement la dépassent, mais qui sont le contraire même de son dessein.


Je n'ai pas besoin de dire longuement que l'influence antireligieuse de Bayle se fit sentir dès le troisième tiers du XVIIe siècle avec une certaine force. Le scepticisme insinuant de Bayle a dû même avoir plus d'effets que le rationalisme latent de Descartes. Il convenait à merveille au tempérament modéré (surtout à cette époque) des Français et à leur façon souriante et moqueuse, non renfrognée ou grimaçante, d'être incrédules. La discrète irréligion de Bayle est éminemment accommodée à la complexion française.

Je ferai remarquer seulement ici, parce que j'ai oublié de le dire ailleurs, qu'une des forces de Bayle a été de continuer quelqu'un qui n'avait pas cessé d'occuper l'esprit des Français. Montaigne avait été adoré des Français du XVIIe siècle. Il n'avait pas quitté leurs mains. Bossuet le savait bien et sentait bien qu'il y avait là pour la religion un péril extrême, et c'est pourquoi il est revenu si souvent, par allusions épigrammatiques ou éloquentes, à attaquer ou réfuter ce très vivant adversaire. Malebranche aussi le sentait bien, et c'est la raison de la spirituelle, incisive et prolongée mauvaise humeur qu'il a montrée à l'égard de l'auteur des Essais.

Or Bayle continuait Montaigne, et à la fois bénéficiait de la fortune de son prédécesseur et aussi lui donnait comme une nouveauté, comme un renouvellement et un regain. Il continuait Montaigne, avec moins de talent, avec plus de connaissances variées, avec plus d'études et de recherches fureteuses dans les anciens philosophes, les anciennes croyances et les anciennes superstitions. Il répandait le scepticisme absolument de la même manière, à petits coups mesurés et goutte à goutte, par prétéritions et par sous-entendus, par échappées et par inadvertances très calculées, avec tous les agréments nouveaux, du reste, des faits du jour et des actualités intéressantes, amusantes ou instructives. Il renouvelait Montaigne en mettant comme des notes en marge des Essais.

Bayle ramenait à Montaigne ou y aurait ramené s'il eût été besoin de cela, et aussi Montaigne introduisait Bayle. A eux deux, ils entretenaient très proprement le scepticisme dans les esprits, malgré les parties dogmatiques de Montaigne et malgré le mépris de Bayle pour la négation affirmative à son tour et arrogante. Montaigne renouvelé par Bayle et Bayle introduit et comme soutenu de dessous par Montaigne ont dû avoir quelque influence sur les esprits dans le troisième tiers du XVIIe siècle, puisque, aussi bien, ils ont eu un succès de lecture, l'un persistant, l'autre conquérant, pour ainsi parler, en cette époque de notre histoire intellectuelle.


Et enfin, pour ce qui est de Molière, je ne saurais dire à quel point je le considère comme un des pères de l'anticléricalisme français.

Qu'il l'ait été consciemment et volontairement, il n'est rien moins que certain, et la question sera, je crois, toujours débattue. Nous ne savons rien et sommes, ce me semble, destinés à ne savoir jamais rien des opinions personnelles de Molière sur la religion. D'abord il n'en a rien dit personnellement. C'est un auteur dramatique et il reste toujours caché derrière ses personnages, qu'il fait parler chacun selon son caractère, et il n'est responsable de rien de ce qu'il dit, puisque ce n'est pas lui qui parle. C'est le privilège de l'auteur dramatique qu'on ne puisse jamais lui faire qu'un procès de tendances.

Ensuite, à vouloir saisir et surprendre sa pensée personnelle dans le langage de tel de ses personnages qu'il semble bien être et qui vraiment est donné évidemment comme le truchement de l'auteur lui-même, on peut se tromper encore, ce personnage, le Cléante de Tartuffe par exemple, pouvant bien n'être qu'une précaution prise par l'auteur, et, non un drapeau, mais un paratonnerre.

Cherche-t-on quelque lumière dans l'esprit général de l'œuvre? D'abord ce sont toujours des lumières douteuses que celles qu'on tire de l'examen de «l'esprit général», et il ne faudrait s'y lier que sur un bon garant qui ici nous manque.

Ensuite l'esprit général de l'œuvre de Molière c'est, il me semble bien, l'esprit modéré, l'esprit tempéré, l'esprit moyen terme et, en un mot, l'esprit bourgeois.

Molière est le plus grand bourgeois de notre littérature. Toutes les idées chères au bourgeois français du XVIIe siècle et un peu des siècles suivants, il les a eues, il les a chéries et il les a recommandées en les illustrant: supériorité de l'homme sur la femme, subordination de la femme, instruction sommaire et rudimentaire de la femme; se tenir dans sa sphère et ne pas aspirer à en sortir; ne guère croire à la science, se défier des médecins et se soigner soi-même; mépriser les hommes de lettres, excepté ceux qui tiennent à la cour et qui ont reçu comme une estampille officielle; respect du gouvernement et conviction que rien ne lui échappe et que c'est sur lui qu'il faut compter comme Deus ex machina qui tire les honnêtes gens des filets des coquins; mépris des vieillards ou tout au moins tendance à ne les considérer que comme maniaques et figures à nasardes.

La plupart au moins des idées chères au bourgeois français et des sentiments qui lui sont familiers forment l'esprit général du théâtre de Molière, et ici encore nous ne pouvons guère savoir si cet esprit général est son esprit à lui ou s'il se le donne pour plaire à son public et pour le servir selon son goût; car, plus que tout écrivain, beaucoup plus, l'auteur dramatique a le public pour principal collaborateur et pour inspirateur essentiel; mais encore l'esprit général du théâtre de Molière est bien celui-là.

Or à supposer, pour faire court, que cet esprit fût celui de Molière lui-même, qu'en faudrait-il conclure relativement au cléricalisme ou à l'anticléricalisme de Molière?

Rien du tout; car, au XVIIe siècle, le bourgeois est en général religieux, et aussi au XVIIe siècle le bourgeois est souvent à tendances anticléricales. Personnellement à quel groupe appartenait Molière? A celui des bourgeois d'esprit religieux, à celui des bourgeois très tièdes sur la religion et déjà frondeurs? On ne peut rien en savoir. Tout au plus pourrait-on dire que, comme comédien, il ne pouvait pas avoir grande tendresse pour l'Église, qui n'en avait aucune pour sa corporation; mais personnellement il n'avait nullement à se plaindre de l'Église, qui ne lui a jamais cherché querelle, qui baptisait ses enfants très honorablement; et il n'est pas probable qu'il ait prévu qu'elle lui refuserait les honneurs suprêmes. Non, on ne peut vraiment rien savoir et l'on ne peut honnêtement rien affirmer sur les idées et sentiments religieux de Molière. On ne peut pas assurer qu'il ait été consciemment et volontairement un des pères de l'anticléricalisme.

Mais qu'il l'ait été en fait et le plus illustre et peut-être le plus puissant, je crois que c'est une tout autre affaire et je crois que c'est incontestable.

On peut d'abord faire remarquer, quoique je ne considère pas cette considération comme très importante, que l'œuvre de Molière en son ensemble est étrangère essentiellement à toute idée religieuse. On se moquera de moi là-dessus et l'on me demandera comment je voudrais que des comédies et farces fussent empreintes de sentiment religieux et révélassent des préoccupations religieuses chez leur auteur. Ce n'est point cela que je veux dire, mais seulement que, si l'œuvre de Molière en son ensemble ne révèle aucun principe religieux, ce qui est assez naturel, elle ne laisse pas d'en indiquer d'autres, qui sont contraires au sentiment religieux.

Très évidemment Molière a confiance, je ne dirai pas en la nature et en l'instinct naturel, ce qui a été beaucoup trop affirmé, et ce que, vraiment, je ne crois pas du tout, mais confiance dans le bon sens purement humain. Il est rationaliste à sa manière, et c'est-à-dire qu'il croit que la raison moyenne, la raison de Chrysale et de Cléante, constatant les faits avec sang-froid et tranquillité et raisonnant un peu sur ces faits, sans subtilité et sans profondeur, suffit très bien à l'humanité, assure son bonheur relatif et est enfin ce à quoi elle doit se tenir, sans voir plus loin ni plus haut.

C'est cela Molière, c'est précisément cela, à mon avis.

Or rien n'est plus contraire, sans hostilité, sans la moindre hostilité, peut-être, mais cependant rien n'est plus contraire au sentiment religieux et en général et particulièrement à l'influence de l'Église, en ce que cela donne l'habitude de penser, de sentir et de vivre sans avoir le moindre besoin de religion, de métaphysique, de philosophie ni même de morale un peu élevée.

Et cela fait illusion; car les honnêtes gens de Molière sont assez honnêtes gens en effet pour donner suffisamment envie de les prendre pour modèles; et, à les prendre pour modèles, on se passera de tout ce que je viens de dire le plus aisément du monde et avec l'approbation pleine et entière de son bon sens et en se tenant pour un sage et pour un homme honnête autant qu'on peut l'être; et cela mène très bien à l'élimination de toute préoccupation religieuse et de toute religion.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel qu'un honnête homme, comme Chrysale, eût, à un moment donné, et je dis en passant, sans une insistance qui serait parfaitement mal à propos, un mot qui indiquerait qu'il a reçu une éducation religieuse et qu'il en a gardé des traces? Ce serait très naturel. Ce mot, il ne l'a jamais.

Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants.

«Aux bonnes mœurs», c'est tout. «Leur faire craindre Dieu» ou «leur faire aimer Dieu», ce qui serait si naturel dans la bouche d'un bourgeois du XVIIe siècle, non. «Les bonnes mœurs»; c'est tout. Le bon Chrysale est, par prétérition, tenant de la morale laïque.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel et même d'observation juste qu'un honnête homme distingué, comme Philinte ou comme Alceste, eût, à un moment donné et en passant, un mot point du tout de dévot, mais d'homme ayant un fond religieux, soit Philinte pour consoler Alceste, soit Alceste pour se consoler dans son infortune? Il n'y aurait rien de plus juste, qui fût plus du temps et en vérité qui fût plus attendu. Ils n'ont jamais, ni l'un ni l'autre, un seul mot, un seul petit mot de ce genre. «De mon temps, on avait Dieu», dit le marquis d'Auberive à sa femme. On dirait, dans Molière, qu'au XVIIe siècle on n'avait pas Dieu.

Encore une fois, je n'attache pas une grande importance à une observation si générale et d'ordre, pour ainsi parler, négatif; mais enfin que Dieu, qui pouvait y tenir une place, si petite qu'elle fût et qu'elle dût être, soit absolument absent du théâtre courant de Molière, du théâtre de Molière, les deux pièces où la question religieuse est abordée mises à part; et que tout ce théâtre courant soit dominé par la seule idée du bon sens humain se suffisant à lui-même et seul appui et seul recours: c'est une chose qui ne laisse pas d'avoir peut-être un peu de signification et qu'il fallait considérer un instant.

Et maintenant, venons aux deux pièces où Molière a abordé la question religieuse. J'ai fait remarquer plus haut que Molière, qui voit très juste, qui sait son siècle et qui sait l'humanité, n'a pas manqué de faire son Don Juan à la fois athée et immoral et débauché, et il faut lui rendre cette justice qu'il a très bien vu ainsi les rapports qui existent entre le libertinage dans un sens de ce mot et le libertinage dans l'autre sens de ce terme. Et il faut certainement remarquer que ceci aurait pu et pourrait passer pour être à tendances religieuses. Molière semble dire: «Voyez que le libertinage de la croyance mène au libertinage des mœurs, ou celui-ci à celui-là, et qu'en tout cas l'un et l'autre ont ensemble étroit parentage, connexion intime, lien naturel et lien rationnel. Don Juan est débauché parce qu'il ne croit pas, et il ne croit pas, aussi, parce qu'étant débauché, il a intérêt à ne pas croire.»

Et si Molière ne dit pas cela, si sa pièce ne le dit pas, (et, en vérité, que dit-elle, sinon cela?) encore est-il que certainement Molière nous présente un athée débauché et qu'il ne l'aime pas. Oh! pour cela, c'est certain. Don Juan n'est pas personnage sympathique. Molière le déteste bien d'une haine très probablement personnelle et où il entre de la rancune. «Le grand seigneur méchant homme» et corrupteur de femmes est franchement détesté par Molière.—La pièce, au premier regard, serait donc plutôt à tendances religieuses.

Il est vrai; mais remarquez deux choses assez significatives en sens contraire à ce qui précède. D'abord ils n'avaient pas tout le tort, les ennemis de Molière qui faisaient observer que Don Juan, quand il attaque Dieu, a le beau rôle; que Don Juan, en tant qu'athée, a les rieurs de son côté, sans les y mettre à la vérité, mais tout naturellement, d'après le texte, ce qui est peut-être encore plus grave; que Don Juan nie Dieu et que le défenseur de Dieu, l'avocat de Dieu, est un imbécile qui ne dit rien qui vaille, qui est ridicule, qui fait rire en effet, qui tombe par terre en voulant plaider et dont «l'argument se casse le nez».

Sophisme de polémique, dira-t-on. Il en reste cependant quelque chose comme observation, et l'observation est juste. Don Juan ne fait pas de profession irréligieuse, et celui qui lui reproche son irréligion est ridicule. Qu'est-ce à dire, sinon que Molière semble avoir voulu épargner à Don Juan l'odieux qu'une profession de foi irréligieuse aurait attiré sur lui et n'a pas voulu épargner au croyant imbécile le ridicule de son imbécillité largement étalée? Il y a apparence au moins. Molière ménage singulièrement Don Juan en tant qu'athée: cela me paraît difficile à contester.

Je ne tirerai aucun parti de la fameuse «scène du pauvre», qui fit scandale à l'époque. Je ne puis voir dans cette scène qu'une chose vraie, où chacun parle et agit selon son naturel, l'homme du peuple étant religieux avec héroïsme; Don Juan étant corrupteur à son ordinaire; puis, je ne dirai pas généreux, mais homme ne tenant pas à l'argent, comme il est naturel qu'il le soit; puis disant: «Je te le donne par amour de l'humanité», sans grand dessein philosophique, tout simplement parce qu'il ne peut pas dire: «pour l'amour de Dieu» et que cependant il veut dire: «je te le donne gratis».—Non, je ne tirerai aucun parti de la «scène du pauvre» dont on a abusé, ce me semble, dans un sens ou dans un autre et dans laquelle je ne vois qu'un incident ressortissant à l'idée la plus générale de l'ouvrage: montrer qu'un pauvre diable de mendiant peut se trouver bien au-dessus d'un grand seigneur, quand ce grand seigneur est méchant homme, et avoir en quelque sorte, relativement à celui-ci, les honneurs de la scène. Je ne vois pas autre chose dans la «scène du pauvre».

Mais songez à la fin de Don Juan selon Molière. La fin de Don Juan consiste à devenir hypocrite de religion. Ceci est très significatif. Qu'est-ce qu'il signifie, sinon, d'une part, que la méchanceté, le libertinage, la débauche, mènent premièrement à l'athéisme et secondement à l'hypocrisie religieuse; sinon, d'autre part, que le parti religieux se recrute parmi les Tartuffe, ce qui sera démontré plus tard, parmi les imbéciles comme Sganarelle, et aussi parmi les athées débauchés, corrupteurs et scélérats quand ils sont devenus prudents?

N'est-ce point cela? N'est-ce point cela, je ne veux pas dire que Molière a voulu faire entendre; car je n'en sais rien; mais que le public de Molière peut comprendre, doit sans doute comprendre et est presque forcé de conclure? Il me semble ainsi, ou j'en ai peur.

Un paradoxal ou un malintentionné dirait sans doute: «Molière est tellement irréligieux qu'ayant à présenter un personnage profondément immoral il le donne comme athée, ne pouvant pas faire autrement, puisque c'est la vérité et que Molière est parfaitement esclave de la vérité; mais qu'en même temps, en tant qu'athée, il le ménage et lui donne ou lui laisse presque le beau rôle; et qu'en même temps, il trouve le moyen de le faire entrer encore dans le parti religieux; tant il est impossible à Molière de concevoir un coquin qui ne soit pas religieux par quelque côté et qui ne ressortisse pas, en fin de compte, d'une manière ou d'une autre, au parti que Molière déteste; et plus il a, comme forcé par la vérité, par l'observation, par l'expérience, représenté son scélérat comme athée, d'autant plus, comme s'il prenait sa revanche, il l'a fait plus noir et plus hideux dans le rôle de clérical que dans le rôle d'athée, et c'est seulement quand il le considère sous ce nouvel aspect que Molière fait éclater toute la haine qu'il professe à son endroit.»

Voilà ce que dirait un paradoxal ou un malintentionné. Et ce n'est pas ce que je dis; et si l'on me crie: «Eh! que dis-tu donc, traître?» je ferai observer que c'est seulement de l'effet possible et probable du Don Juan sur le public que je m'occupe, et qu'examinant cet effet possible et probable, j'estime que Don Juan a été pour le public une pièce antiathéistique un peu, mais une pièce anticléricale beaucoup, et que le public a dû y puiser des sentiments peu sympathiques à la religion et au monde religieux, quelque intention, dessein ou tendance involontaire que, du reste, Molière ait pu y mettre.

Pour ce qui est de Tartuffe, la tendance anticléricale est encore plus forte et sans mélange, ou—encore une fois—l'effet produit en ce sens est encore plus certain. Ceux-là ont très bien jugé de Tartuffe qui en ont dit: «Ce n'est pas une pièce contre Tartuffe, c'est une pièce contre Orgon, puisque Tartuffe n'y est qu'odieux et qu'Orgon y est ridicule. C'est une pièce destinée à tourner en ridicule le dévot, l'homme entêté de religion et à qui la religion fait faire sottise sur sottise, et à qui la religion ôte toute sensibilité et toute humanité, qu'en un mot la religion rend bête et méchant. Toute l'essence de Tartuffe est dans ces vers, qui sont, à tout égard, dignes de Lucrèce:

Il m'enseigne à n'avoir d'affection pour rien;
De tout attachement il détache mon âme,
Et je verrais mourir mère, enfants, frère, femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.

«Tantum relligio potuit suadere malorum.»

Et si l'on nous dit qu'Orgon a cependant quelques belles qualités, que ce dévot a été et est resté un bon citoyen et que, sauf son engouement, il est encore sur le pied d'homme sage; si l'on attire notre attention sur cette dualité du caractère et du rôle d'Orgon; nous répondrons, comme il est facile de le prévoir et comme sans doute on s'y attend, que c'est précisément là qu'on saisit le fond de la pensée de Molière et son dessein très net et très précis.

Qu'aurait-il prouvé s'il avait fait d'Orgon un simple imbécile? Que les imbéciles sont facilement et volontiers dévots. C'était quelque chose, et, du reste, Tartuffe ne laisse pas de diriger vers cette conclusion (rôle de Mme Pernelle). Mais il a voulu prouver bien plus. Il a voulu prouver que d'hommes intelligents, sages, droits et généreux la monomanie religieuse fait des imbéciles, des dupes, des niais, des benêts et des figures à nasardes.

Ne voyez-vous pas qu'il s'adresse à ces bourgeois du parterre ou des loges et qu'il leur dit: «Remarquez qu'Orgon, c'est vous, hommes de mérite, hommes de valeur, hommes de grand poids, et observez ce que devient un homme tel par monomanie religieuse. Et nunc intelligite et erudimini.» Voilà ce que dit Molière aux bourgeois de Paris. Voilà sa leçon.

Il est clair qu'il ne leur conseille pas de ne point être des Tartuffes; c'est fort inutile; il leur conseille de n'être pas des Orgons. Et le vrai moyen c'est de commencer par n'avoir aucun commerce avec l'Église. Tartuffe est une pièce contre Orgon et non contre Tartuffe, puisque c'est Orgon qui est ridicule, tandis que Tartuffe n'est qu'odieux.

Nous dira-t-on qu'ils sont ridicules tous les deux et que, par conséquent, la pièce peut passer pour être à la fois contre Orgon et contre Tartuffe? D'abord Tartuffe est surtout odieux; ensuite, si Tartuffe est ridicule, c'est d'abord de par ce souci qu'a toujours eu Molière, et dont il faut le louer, de ne jamais quitter le ton de la comédie, qu'il eût quitté s'il avait fait de Tartuffe un simple coquin habile; c'est ensuite, peut-être bien, pour montrer à quel point la monomanie religieuse, l'imbécillité religieuse a de la puissance sur les hommes et est dangereuse, puisque la contagion en peut venir à un homme comme Orgon par le canal d'un homme comme Tartuffe.

Est-ce que Molière ne semble pas dire encore: «Et non seulement un homme de forte tête peut être assoté par le commerce avec les hommes d'Église; mais il ne faut pas un Bossuet ou un Bourdaloue pour l'abêtir. Fréquentez les hommes d'église. Vous les trouverez sots, grossiers, gourmands, vulgaires, plats, gueux, et ne vous en défierez point. Prenez garde! Ils ont en eux une telle puissance, malgré tout, à cause de ce au nom de quoi ils parlent et par ce qu'ils vous disent, relativement à certaine «méchante affaire», que, si vous avez la foi, ce qui est leur prise sur vous, vous serez bientôt entre leurs mains comme de tout petits garçons qu'on fouette.»

N'est-ce pas là ce que dit le Tartuffe aux bourgeois de Paris qui l'écoutent? Et n'est-ce point une invitation suffisante, par la mise en jeu de l'amour-propre, à l'irréligion et l'incrédulité? Par tous ses aspects, par toutes ses tendances, par tout ce qu'il donne à entendre, sans qu'on sollicite les textes, le Tartuffe est la pièce antireligieuse, tout au moins la pièce anticléricale par excellence.

Le réquisitoire est fort, je ne puis le nier. J'ai cherché moi-même à le réfuter, au moins partiellement. J'ai dit, avec raison, je crois: oui, c'est surtout d'Orgon que Molière se moque dans le Tartuffe; mais cela tient à ce que l'office de l'auteur comique est de se moquer, non des coquins, mais des honnêtes gens.

Sans aucun doute. On ne se moque pas des coquins; on les dénonce et on les flétrit, et si la comédie se mêlait de poursuivre les coquins, elle deviendrait autre chose que ce qu'elle est. Elle deviendrait la satire ou l'éloquence judiciaire. Et c'est bien pour cela, précisément, que telles tirades du Tartuffe, celles qui sont contre Tartuffe, ont le caractère de la satire ou de l'éloquence de ministère public ou de tribun.

Mais la comédie en elle-même, à ne pas sortir de son domaine, de sa définition et de son office, la comédie en elle-même se moque des travers des honnêtes gens pour les corriger. Elle se moque de la parcimonie, de la vanité du bourgeois gentilhomme, de la manie du bel esprit, des chimères et folles terreurs du malade imaginaire. Voilà son domaine véritable.

Remarquez l'axiome antique: Castigat ridendo... vitia? point du tout: mores. Elle corrige non les vices, incorrigibles; mais les mœurs moyennes en ce qu'elles ont de mauvais; c'est-à-dire qu'elle corrige, non les vices, mais les travers.

Et surtout (du reste encore pour corriger ces mêmes travers), elle avertit les honnêtes gens des périls où ces travers les engagent, des ennemis, par exemple, qui se rendront maîtres des honnêtes gens en exploitant habilement leurs défauts. Voilà le point. Elle se moque de Philaminte, surtout pour l'avertir que sa manie du bel esprit peut la mettre aux mains d'un écornifleur qui flattera cette manie; de Jourdain, surtout pour lui montrer que ses prétentions au bel air le livreront pieds et poings liés aux professeurs de belles manières et de beaux-arts et aux chevaliers d'industrie et aux comtesses de contrebande; de Dandin surtout pour lui montrer que d'épouser une fille de famille où le ventre anoblit fait du paysan gentilhomme ce qu'il n'est pas besoin de dire; d'Arnolphe, surtout pour lui montrer que de vouloir à quarante ans épouser une fille de seize met un homme en fâcheuse posture; d'Harpagon, même, pour lui montrer qu'il se trouvera tel intendant flattant sa manie avaricieuse et poursuivant sa pointe et ses secrets desseins dans la maison, sous ce couvert.

Non, ce n'est point les vices que la comédie poursuit, c'est les défauts, et elle met surtout en lumière ceci que par leurs défauts les honnêtes gens ou demi-honnêtes gens sont à la merci et tombent sous la prise des criminels ou des intrigants. Et ce qu'elle fait partout, elle l'a fait dans le Tartuffe et elle n'a pas fait autre chose.

Voilà une défense de Molière que naturellement je n'ai aucune raison de trouver mauvaise; mais encore on pourra toujours dire: «Sans doute; mais pourquoi Molière a-t-il choisi, avec quelque prédilection, on l'avouera, ce genre de travers qui est la monomanie religieuse; beaucoup moins grave (ne l'avouera-t-on point?) que ceux qu'il a attaqués d'ordinaire; plus respectable aussi; et pourquoi a-t-il rendu un homme qui se trompe sur le choix d'un directeur, car il n y a que cela, aussi ridicule et de temps en temps aussi odieux et plus odieux que l'avare, le bourgeois gentilhomme et autres? Et pourquoi l'a-t-il fait tomber dans des malheurs ou l'a-t-il amené au seuil de malheurs plus grands que ceux où tombent ou que ceux dont approchent tous les autres?»

«Il y a bien dans le Tartuffe un Molière plus irrité et plus cruel qu'ailleurs, et n'est-ce point qu'il se sent en face, soit du crime qu'il déteste le plus, voilà pour Tartuffe; soit du défaut, du travers ou de la stupidité qu'il a le plus en horreur, voilà pour Orgon; et peu importe qui soit celui des deux à qui particulièrement il en veut, pour ce qui est de la chose qu'il attaque et qu'il bafoue.»

Et surtout on pourra toujours dire: «Laissons de côté Molière lui-même et ses intentions et desseins et pensées de derrière la tête et les haines que l'on peut supposer qu'il ait eues. L'effet produit n'a pu être qu'un mouvement de pitié pour les hommes qui ont commerce avec les gens d'Église et un mouvement d'horreur contre les hypocrites de religion; et la conclusion de gros bon sens, la conclusion un peu vulgaire, mais très naturelle, la conclusion bourgeoise de ce public bourgeois, n'a pu être que celle-ci: «Tout compte fait, il y a beaucoup d'hypocrites, d'imposteurs et d'écornifleurs dans le monde religieux, et ceux qui s'entêtent de religion sont des bêtes, ou, ce qui est pire, le deviennent. Le plus sûr est donc de n'avoir point commerce avec les gens d'Église et de n'avoir qu'une religion très tempérée, un minimum de religion, la religion de Valère qui «ne hante point les églises».—Voilà très certainement la conclusion que tirera du Tartuffe le public de Molière; car enfin si la conclusion des Femmes savantes est bien clairement: «Fermez votre porte aux gens de lettres», il faut bien que celle du Tartuffe soit: «Ne l'ouvrez pas aux gens d'Église.»

Et certainement, pour ce qui est de l'effet produit, ce qui précède est peu contestable.

On peut donc dire que la vogue prodigieuse de Molière doit être comptée dès le XVIIe siècle comme influence anticléricale.


Donc l'anticléricalisme au XVIIe siècle a existé, surtout dans le premier tiers de ce siècle et dans le troisième. Mais il a été extrêmement faible. La masse de la nation, l'immense majorité de la nation n'en a pas été touchée. Cela se voit à la grande popularité des livres religieux, à la grande popularité des prédicateurs, aussi à la religion très fervente des esprits les plus disposés par leurs inclinations naturelles à l'indépendance, à l'irrévérence et au sarcasme.

La Bruyère est très bon chrétien; il fait un chapitre contre les esprits forts. Voyez-vous La Bruyère naissant trente ans plus tard; est-ce que vous le vous figurez très chrétien? Est-ce que vous le vous figurez autre que libre penseur ou tout au moins très détaché, à la manière des Lettres persanes? Que La Bruyère soit très chrétien, c'est une preuve que tout le monde l'était alors et jusqu'aux esprits naturellement satiriques et impertinents.

Songez encore que toute la bourgeoisie et tout le peuple, sauf les protestants, ont applaudi, tous jusqu'à un innocent païen comme La Fontaine, à l'exécrable révocation de l'Édit de Nantes. Il n'y a pas de signe plus frappant que celui-ci. La France de 1685 est profondément religieuse et profondément catholique. On n'a pas besoin de me prier pour me faire dire qu'elle l'est beaucoup trop.

Que ceci soit donc retenu. L'anticléricalisme existe au XVIIe siècle. Il est très faible. On peut aller jusqu'à dire qu'il est imperceptible, parce qu'il est encore latent.


Seulement aucun siècle plus que le XVIIe siècle n'a préparé merveilleusement et comme couvé l'anticléricalisme. Voici pourquoi et voici comment.

Au XVIIe siècle, tout au moins à partir de Louis XIV, le protestantisme est définitivement vaincu. Il n'est plus un péril; il n'est plus même une opposition gênante; il est absolument inoffensif. C'est le moment, bien entendu, que l'on prend et que l'on saisit pour le combattre avec sauvagerie et férocité. C'est d'ordre commun, particulièrement en France. Avoir vaincu cela ne donne que l'envie d'écraser. Plus on est sûrement maître, plus on veut être tyran. Car, je vous le demande, à quoi servirait-il d'être maître?

De même de nos jours, le catholicisme n'ayant plus ni ongles ni dents, que reste-t-il? A le tuer. Et c'est ce qu'on fait avec allégresse.

Donc, au XVIIe siècle, le protestantisme étant vaincu, on le combattit, et l'on fit le ferme propos de l'exterminer.

On y parvint à très peu près, dans toute la mesure du possible. La France en fut affaiblie; mais pour un parti il ne s'agit jamais de la France; et Louis XIV, en cette affaire, chose honteuse pour un roi, ne fut pas autre chose qu'un chef de parti. Il eut tout juste la largeur d'esprit et la portée d'intelligence d'un Combes. Il est honorable pour M. Combes de ressembler à Louis XIV; il est moins honorable pour Louis XIV de ressembler à M. Combes.

Donc on persécuta avec acharnement le protestantisme désarmé et inoffensif.

On persécuta plus inoffensif et plus désarmé encore, puisqu'on persécuta des gens qui, non seulement n'avaient plus d'armes, mais qui n'en avaient jamais eu. On traqua et l'on chassa à courre le janséniste, on sait avec quelle vigueur et avec quelle persévérance. C'est ici que se voit bien, peut-être, la pensée maîtresse du gouvernement de cette époque. Que l'on combatte à mort un parti qui a été puissant, cela se comprend encore. Ce peut être une illusion. Il se peut qu'on le croie encore vivant. Mais que l'on combatte une opinion qui comme parti n'a jamais existé, cela montre bien que c'est l'opinion que l'on combat, la manière de voir et rien de plus, et que l'on a pour principe que personne dans tout le pays n'a le droit de penser autrement que vous, et que tout homme dans le pays a le devoir strict de penser exactement comme vous pensez.

Je m'étonne que Louis XIV ait pu dire que Boileau s'entendait en vers mieux que lui. Au fond, je n'en crois pas un mot. Ou, s'il est vrai, on voit assez à quel point cela a stupéfié les contemporains, puisqu'ils ont rapporté cela comme un trait de libéralisme absolument extraordinaire.

En tout cas Louis XIV n'admettait pas que quelqu'un s'entendît en théologie mieux que lui, ni que quelqu'un s'y entendît d'une autre façon que la sienne.

Il est possible et même probable qu'il y eût autre chose encore dans la pensée ou dans l'arrière-pensée du gouvernement d'alors. Pour le gouvernement de Louis XIV, les protestants étaient des républicains et les jansénistes étaient des demi-protestants, et la guerre aux protestants et aux jansénistes c'était le royalisme qui se défendait, et les persécutions contre les protestants et contre les jansénistes c'était une expédition de Hollande à l'intérieur.

Tout n'était pas faux dans cette arrière-pensée du gouvernement; mais ceci est caractéristique d'une autre manie, très analogue du reste à la précédente, des gouvernements despotiques. Ils ont la manie de se chercher des ennemis et de tellement les chercher qu'ils en créent pour en trouver. Les gouvernements despotiques sont des femmes jalouses. Celles-ci veulent absolument que leurs maris les trompent; je veux dire qu'elles en ont tant peur qu'elles se figurent toujours que la chose est, et qu'elles semblent vouloir qu'elle soit, et qu'à force de la redouter il semble qu'elles la désirent.

Le gouvernement despotique veut avoir des ennemis; et il les suppose pour en avoir; et il en arrive ainsi, par procès de tendances à très longue trajectoire, à considérer comme républicains des gens qui le sont en puissance, c'est-à-dire qui pourraient l'être; et des gens aussi qui ne le sont point du tout, mais qui ressemblent un peu, à d'autres égards, à ceux qui pourraient le devenir. Le procès de tendances consiste à poursuivre des personnes, pour opinions, d'abord, et ensuite pour des opinions qu'elles n'ont pas, mais qu'il ne serait pas impossible qu'elles eussent si elles en avaient d'autres que celles qu'elles ont.

Tel est l'état d'esprit des gouvernements despotiques. Et c'est-à-dire, comme l'a démontré Platon dans une jolie page, que ce ne sont pas des gouvernements, mais des «factions». Ce sont des partis qui ont besoin d'avoir des ennemis; ce qui est précisément le propre des partis; et qui sentent continuellement ce besoin comme une condition et comme une nécessité de leur existence; et qui ont besoin d'opprimer quelqu'un pour se prouver à eux-mêmes qu'ils existent et qui, par conséquent, inventent des ennemis pour pouvoir se battre et des oppressibles pour pouvoir être oppresseurs.

Ce ne sont donc pas des gouvernements, puisqu'ils ne gouvernent pas à proprement parler, mais mènent les citoyens à la bataille les uns contre les autres; ce sont des factions au pouvoir. Louis XIV, pendant toute une partie de son règne, a été un factieux.

Quoi qu'il en soit, tel a été le XVIIe siècle au point de vue religieux. Il a été persécuteur de gens désarmés et conculcateur de gens à terre. Or un tel siècle prépare mieux à l'irréligion qu'un siècle de guerres civiles proprement dites.

Un homme naissant après le XVIe siècle, en France, peut se dire: «On s'est battu. On s'est battu pour cause de religion et sous prétexte de religion. On s'est battu pour que la messe fût dite en français et pour conquérir le pouvoir. C'est épouvantable. On ne devrait être que Français. Mais encore, on se battait à armes égales ou qui semblaient l'être, rendant coups pour coups et ne frappant que par souvenir d'avoir été frappé ou crainte de l'être. C'était la guerre. Que les religions soient cause de cela ou mêlées très intimement à cela, c'est très regrettable; mais encore ce n'est pas une raison pour détester toute religion ou se tenir éloigné de toute religion. La preuve n'est pas faite que les religions soient éternellement et indéfiniment persécutrices. Pour ce qu'elles ont de bon, on peut les garder, chacun la sienne et, tout compte fait, je garde celle dans laquelle on m'a élevé.»

Oui, un homme naissant après le XVIe siècle, en France, pouvait raisonner à peu près de cette façon.

Mais un homme de la fin du XVIIe siècle était frappé de ceci que les discordes religieuses survivaient à leurs grandes causes, à leurs grandes causes morales, nationales, ethniques et politiques; qu'elles se continuaient et prolongeaient comme par elles-mêmes; qu'elles se multipliaient, du reste, en se subdivisant; qu'il ne suffisait plus que protestants et catholiques se combattissent d'un bout de l'Europe à l'autre; mais qu'il fallait que les catholiques se partageassent en jansénistes et ultramontains et les protestants en orthodoxes et en libéraux, et que c'était d'une part l'Église de France proscrivant les jansénistes et que c'était d'autre part Jurieu poursuivant Bayle d'une haine implacable et le dénonçant furieusement à tous les tribunaux comme athée et comme criminel, si bien que Bayle écrivait à un protestant de France: «Si vous voulez rester fidèle à votre religion, vivez dans le pays où elle est persécutée, et Dieu vous garde de vivre dans celui où, étant maîtresse, elle est persécutrice.»

Devant ce spectacle, l'homme de la fin du XVIIe siècle en venait à se dire que la cause des querelles et des violences entre les hommes était la religion elle-même, quelle qu'elle fût, et qu'il fallait détruire toute religion.

Surtout l'intervention du pouvoir civil dans les querelles religieuses, alors que le pouvoir civil n'était menacé en rien et n'avait nullement affaire, sous la secte religieuse, à un parti politique, surtout cela amenait comme naturellement un homme d'esprit moyen à se dire que les religions étaient les mauvais démons des pouvoirs civils et leur donnaient de détestables inspirations, et c'était droit au mauvais démon qu'il poussait, et le mauvais démon qu'il dénonçait et voulait détruire.

Il ne savait pas dire aux gouvernements: «Ne vous mêlez jamais d'affaires religieuses et laissez les religions se quereller par la parole et se disputer les populations par la parole; et n'intervenez que comme chef de police quand elles déchaînent la guerre civile, et alors avec une parfaite impartialité; et, en d'autres termes, soyez neutres tant qu'on parle; et, quand on agit, n'intervenez que pour qu'on cesse d'agir: et réprimez la guerre civile, ne la faites pas.»

Il ne savait pas dire cela aux gouvernements; mais sachant, non sans raison historique, que les gouvernements intervenaient toujours, soit pour une religion, soit pour une autre, il se disait plutôt: «Ce qu'il faudrait, c'est qu'il n'y eût plus de religion du tout; ce qu'il faudrait, c'est que la cause pour laquelle les gouvernements font des guerres à l'intérieur disparût.»

A se déchirer les unes les autres, les religions ont fait souhaiter que toutes disparussent; à soutenir les sectes religieuses les unes contre les autres, les gouvernements ont fait souhaiter que toutes les religions cessassent d'être.

Quand on proscrit, sans la moindre utilité démontrée, successivement protestants, jansénistes et quiétistes, en définitive, ce sont des athées que l'on fait.

La prodigieuse rapidité avec laquelle, sinon la France, du moins la classe dite éclairée, en France, est devenue irréligieuse, ou indifférente en matière de religion, ou sarcastique à l'égard des religions, dès le commencement du XVIIIe siècle, s'explique, à mon avis, par ce qu'il y avait de prodigieusement inutile, de prodigieusement dénué de raison et même de prétexte et de prodigieusement stupide dans les longues persécutions religieuses du XVIIe siècle.

CHAPITRE III
L'ANTICLÉRICALISME AU XVIIIe SIÈCLE.

L'anticléricalisme au XVIIIe siècle fut plus bruyant qu'il ne fut profond. Comme le prouve tout ce qu'on connaît des cahiers de 1789, il ne pénétra que fort peu dans les couches dites inférieures de la nation. Comme tendent à le prouver quelques procès célèbres du XVIIIe siècle où les choses religieuses sont mêlées, la population aussi bien du midi que du nord était encore très catholique et très cléricale. C'est Voltaire et c'est du reste tout ce qui nous est rapporté par tout le monde sur les affaires Calas, Sirven et La Barre qui nous sont témoins que la population de Toulouse et de la province de Toulouse, que la population d'Abbeville et de la région d'Abbeville étaient «unanimes» contre Calas, contre Sirven et contre La Barre. Les passions catholiques étaient tout aussi fortes dans la bourgeoisie et dans le peuple au XVIIIe siècle qu'au XVIIe.

M. Cruppi l'a dit et, du reste, rien n'est plus évident, si le jury eût existé au XVIIIe siècle, Calas, Sirven, La Barre et d'Etallonde eussent été condamnés; Calas et La Barre eussent été suppliciés tout comme ils l'ont été par l'arrêt des juges. La chose seulement eût été plus certaine dès le premier moment de l'affaire. Il n'y a aucun doute sur ce point.

Quant à la magistrature, elle était en immense majorité catholique; mais elle l'était d'une façon particulière. Elle était toute janséniste. Elle lutta, depuis le commencement du siècle jusqu'en 1771, contre les évêques et les curés ultramontains et dominés par l'influence des Jésuites, qui refusaient les sacrements aux jansénistes. Elle était janséniste, gallicane et antipapiste; elle voyait, non sans raison, dans les jansénistes des hommes indépendants qui ne se croyaient pas obligés de penser exactement en religion et en autres choses comme le roi voulait qu'on pensât; mais elle était profondément catholique et d'autant plus sérieusement, d'autant plus intimement, d'un sentiment d'autant plus réfléchi et d'autant plus passionné que, précisément, elle était janséniste et de la religion de Pascal.

Or la magistrature, c'était la bourgeoisie; c'était la grande bourgeoisie française; c'était la bourgeoisie française assez riche, fort instruite et fort éclairée, très patriote, catholique gallicane et catholique libérale, antiprotestante, à tendances ou à sympathies jansénistes, adversaire, généralement, de la noblesse et du haut clergé, adversaire du despotisme, dévouée au roi, mais indépendante à son égard et voulant qu'il fût respectueux des «lois fondamentales». Il y eut accord presque parfait entre la bourgeoisie française et la magistrature jusqu'aux approches de la Révolution de 1789.

On peut donc dire qu'au XVIIIe siècle l'anticléricalisme ne pénétra pas très profondément. Il n'atteignit ni le peuple, ni la petite bourgeoisie, ni la grande. Il fut encore très nettement en minorité et en minorité très faible.

Mais il fut bruyant et très brillant, parce qu'il fut très répandu parmi les hommes de lettres, qui étaient devenus comme une classe dans la nation.

On peut dire que ce fut le XVIIe siècle qui fut encore cause de cela et que le XVIIe siècle contribua de loin, très indirectement et très involontairement, à la cause de l'anticléricalisme, en ce sens que c'est sa gloire littéraire qui fit des hommes de lettres une classe, et une classe très considérable, et qu'il se trouva que les hommes de lettres, après lui, furent anticléricaux.

Imaginez, après Balzac, Descartes, Corneille, Molière, La Rochefoucauld, Sévigné, Bossuet, Racine, Boileau, La Bruyère et le retentissement de ces grands noms dans toute l'Europe et la diffusion, grâce à eux, de la langue française dans toute l'Europe, et la gloire européenne de la France, gloire qu'elle sent qu'elle doit principalement à ses hommes de lettres, imaginez bien ce que c'est qu'un homme de lettres en 1700.

C'est un homme qui fait partie d'une classe mal déterminée, mais illustre; et cette classe, ceci encore est à noter, contient de petits bourgeois, de grands bourgeois, des hommes nobles, des femmes nobles, des grands seigneurs et des princes de l'Église. Et elle les réunit, par libre choix, à titre d'égaux, dans une sorte de conseil supérieur qui s'appelle l'Académie française. Elle est mal définie; mais elle est constituée; elle est visible et en grande lumière; c'est bien une classe de la nation. On prendra l'habitude, et ceci, sous l'ancien régime, est un signe très caractéristique, quand on emprisonnera les hommes de lettres, de les enfermer, non dans la première prison venue, à Bicêtre ou au For l'Évêque, mais dans la prison aristocratique. L'homme de lettres a droit à la Bastille. C'est reconnaître qu'il fait partie d'une classe.

Or cette classe des hommes de lettres, au XVIIe siècle et dès le commencement du XVIIIe siècle, fut en majorité anticléricale et même anticatholique et même antichrétienne.

Pourquoi cela? Parce qu'elle était une classe, parce qu'elle avait pris conscience qu'elle en était une et parce qu'elle était laïque.

Instruite, douée de talent et d'éloquence, très en vue, très écoutée, presque organisée, elle a eu l'idée très naturelle d'avoir de l'influence sur les hommes et de les diriger. Donc elle a tout de suite vu des rivaux dans ceux qui jusqu'alors avaient de l'influence sur les hommes et les dirigeaient, c'est-à-dire dans les églises.

Toute classe veut devenir un pouvoir. La classe des hommes de lettres a eu, dès 1700 ou 1720, l'idée sourde de devenir le pouvoir spirituel. Or le pouvoir spirituel était occupé: elle a considéré ceux qui l'occupaient comme ses adversaires. Le cléricalisme, c'est la concurrence.

Ajoutez, quoique ceci soit beaucoup moins important, mais Auguste Comte l'a signalé avec quelque raison, que, même depuis le XVIe siècle, l'homme de lettres se considère comme l'héritier direct de l'antiquité. La littérature, c'est l'antiquité qui renaît. La renaissance de ce qui n'a pas connu le christianisme exclut le christianisme; l'histoire recommence en deçà du christianisme et suit son cours sans s'occuper de lui, en faisant abstraction de lui et en s'appuyant sur son passé à elle, sans avoir à tenir compte de ce qu'il a apporté dans le monde. Il y a quelque chose de cela dans la pensée, comme on le verra, de quelques-uns des hommes de lettres du XVIIIe siècle.

En tout cas, la littérature au XVIIIe siècle est un groupe nombreux et vigoureux, une classe devenue adulte, qui est tourmentée sourdement par la pensée plus ou moins précise que le christianisme constitué et directeur d'âme est un concurrent, un rival et un obstacle. La raison est là de l'anticléricalisme des hommes de lettres au XVIIIe siècle.

Cet anticléricalisme ne fut pas le même chez tous les «philosophes» du XVIIIe siècle. Il prit, naturellement, la couleur de l'esprit et de la complexion de chacun d'eux[1].

Montesquieu, pour commencer par lui, a varié sur ce point. Dans les Lettres persanes il est spirituellement et violemment anticatholique à tendances protestantes. Il se montre effrayé pour l'avenir de la nation du célibat ecclésiastique et des biens de mainmorte et il se répand en plaisanteries sur les dogmes de la religion même chrétienne.

Dans l'Esprit des Lois il en est arrivé au moins à comprendre deux très grandes choses: la première que la religion chrétienne est essentiellement antidespotique, parce qu'elle a dit que quelque chose de l'individu n'appartient pas à l'État, à savoir son âme, ce qui est le fondement même des Droits de l'homme; la seconde que la religion chrétienne est pratiquement antidespotique, parce qu'elle forme, contre le pouvoir central ou en face de lui, une de ces barrières qui, pour Montesquieu, sont absolument nécessaires en un État bien constitué.

Mais il reste, on le sent plus qu'on ne le voit, anticatholique. Il n'est religieux qu'en tant qu'il est libéral et, certes, c'est une façon d'être au moins sympathique à la religion; mais n'étant religieux qu'en tant qu'il est libéral, une religion affirmant les droits de la conscience, d'une part, et, d'autre part, une religion organisée en dehors de l'État pour pouvoir servir de limite au pouvoir central, lui suffit. Il serait donc volontiers protestant; il accepterait volontiers un protestantisme n'ayant pas pour chef le chef de l'État. Il admettrait volontiers une religion nationale, sans célibat des prêtres et sans moines, ayant des chefs nommés par elle et indépendante du gouvernement; une religion, si l'on me permet de parler ainsi, nationale, laïque et autonome. On retrouvera quelque chose de cela au temps de la Révolution.

Au fond, Montesquieu, ici comme partout ailleurs, est un magistrat du XVIIIe siècle; c'est un robin qui a du génie. Il n'aime pas le pouvoir absolu et il est janséniste. Il est janséniste sans être chrétien; mais il est janséniste comme tous ses confrères. Il aimerait une religion gallicane, indépendante et du Saint-Siège et du gouvernement de Versailles et qui ne serait pas sans analogies avec le protestantisme. Un janséniste est un demi-protestant. Montesquieu est janséniste en ce sens qu'il est à demi protestant dans la conception de la religion qui aurait ses sympathies, sinon religieuses, du moins politiques.

Voltaire est plus simple. Il est purement et simplement despotiste et, par conséquent, comme il accepte une religion pour le peuple (la formule est de lui), il veut une religion qui soit tout entière dans la main du gouvernement et des prêtres qui soient des officiers de morale commandés, gouvernés et soldés par le gouvernement. Autant Montesquieu veut plusieurs puissances dans l'État et, par conséquent, accepte très volontiers une puissance spirituelle, autant Voltaire n'en veut qu'une et tient ferme pour que tout, dans l'État, soit dans la main du souverain, la religion comme le reste et plus que le reste. C'est le fond et c'est comme le tout de ses idées sur cette question.

Un de ses griefs contre les Parlements, c'est que les Parlements se mêlent de questions religieuses en dehors de l'initiative et contre le gré du pouvoir royal et, «puissance» autonome eux-mêmes, ou voulant l'être, sont auxiliaires, alliés ou collaborateurs d'une «puissance» encore, en tant qu'elle veut être indépendante et autonome.

Il n'y a qu'une solution et qu'un bon ordre, c'est que le souverain gouverne souverainement temporel, spirituel et judiciaire, comme il gouverne le militaire et l'administratif.

Du reste, il est bon, ne fût-ce, sans aller plus loin, que pour arriver à ce résultat, de décréditer le pouvoir spirituel et de montrer qu'il n'a jamais que commis des crimes et fait des infamies. De là cette démonstration mille fois répétée que les guerres religieuses et les persécutions religieuses ne sont connues de l'humanité que depuis le christianisme et ont été inventées par le christianisme, à l'imitation des Juifs; que ni les Grecs ni les Romains n'ont été persécuteurs et que les plus grands malheurs que l'humanité ait commis ont été déchaînés sur elle par les disciples du Christ.

Ce qu'il s'agit de démontrer, c'est que le despotisme temporel est inoffensif et bienfaisant et que la puissance spirituelle une fois englobée, pour ainsi dire, et absorbée par le despotisme temporel, elle aura perdu tout son venin et, gouvernée, inspirée et réprimée par le despotisme temporel, d'abord n'aura que des effets très limités et ensuite n'aura que de bons effets.

Mais encore ce despotisme temporel, par qui sera-t-il inspiré lui-même? Par les sages, les philosophes et les hommes de lettres. Personne, plus que Voltaire, n'a eu, ce me semble, cette conception, que j'indiquais plus haut, d'une «classe» d'hommes de lettres, aristocratie spirituelle rangée autour de la Royauté, la conseillant respectueusement, l'illustrant et la décorant, du reste, et l'aidant dans la partie intellectuelle de sa tâche. Un roi philosophe, antichrétien et ami des philosophes, il a cherché cela toute sa vie et a mis toute sa vie à s'apercevoir qu'il ne l'avait pas trouvé et à déplorer de ne l'avoir trouvé jamais.

Et encore cette idée que c'est l'antiquité qu'il faut faire revivre, le rêve de Julien l'Apostat, cette idée que l'on doit rebrousser en deçà du christianisme et continuer le chemin selon les lumières des philosophes de l'antiquité et que les hommes de lettres modernes sont les héritiers et successeurs des sages antiques et ne doivent être que cela, cette idée est encore celle de Voltaire, subconsciemment au commencement de sa carrière, très clairement à la fin, et je serais assez porté à croire que, sans s'en rendre compte encore, c'est pour cela que tout jeune, il réagissait contre la réaction qui s'attaquait aux hommes de lettres et aux poètes du XVIIe siècle et cherchait, non sans succès, à renouer le fil, à maintenir la tradition, celle-ci du moins.

Il devait, sans y songer très précisément, raisonner ainsi: «Hommes de lettres du XVIIe siècle, religieux, chrétiens, catholiques, il est vrai. «Siècle de grands talents plutôt que de lumières.» Oui. Mais ces hommes n'en sont pas moins les successeurs des hommes de la Renaissance, lesquels relèvent directement de l'antiquité. L'antiquité païenne, qu'il faut appeler l'antiquité philosophique, s'oppose naturellement, historiquement et fatalement à l'antiquité judéo-chrétienne, et c'est cela qui tuera ceci ou aidera à le tuer. Maintenons la tradition, maintenons la suite de notre ascendance. Nous pourrons ensuite (et c'est ce qu'il a fait plus tard) opposer comme un bloc homogène tout l'art hellénique, romain et européen depuis la Renaissance à l'art chrétien, et montrer combien celui-ci est pâle, inélégant et ridicule par comparaison à celui-là, et cette comparaison sera de très grand effet et de très grande influence sur l'esprit des hommes et, par répercussion, sur leur conscience.»

Tel est l'état d'esprit de Voltaire. Il veut le christianisme décrédité et dégradé dans l'esprit des hommes, maintenu cependant, «pour le peuple», mais mis entre les mains du gouvernement central comme l'administration et comme l'armée, asservi pour être inoffensif, rudement tenu en laisse et fouaillé;—et il veut un gouvernement despotique, absolument souverain, mais aidé des lumières des philosophes et des hommes de lettres antichrétiens. Au fond, un Marc-Aurèle, vertueux, nourri de sagesse antique, ami des philosophes et les consultant, chef de son clergé à lui et persécutant les hommes qui adorent Dieu d'une autre façon que lui: c'est la pensée complète de Voltaire en fait de choses religieuses.

Rousseau est beaucoup plus compliqué. Il a le sentiment religieux. Il est anticatholique forcené. Il est despotiste autant que Voltaire et plus durement, plus cruellement si l'on peut ainsi dire. C'est une espèce de Calvin jacobin.

Il a le sentiment religieux. Il l'a tellement qu'il ne saurait comprendre qu'un homme dénué du sentiment religieux, non seulement puisse être un bon citoyen, mais puisse être un citoyen. Le sentiment religieux et la foi religieuse font pour lui partie du civisme. La foi est le premier élément social, l'élément social fondamental. On reconnaît là, chose curieuse, l'esprit genevois de 1550 conservé aussi pur que si l'on était encore en 1550. C'est un phénomène de persistance, c'est un phénomène d'immobilité tout à fait extraordinaire.

Qu'un libre penseur puisse rester dans la cité, et que la cité puisse subsister si elle conserve dans son sein un seul libre penseur, c'est ce que Rousseau n'admet pas et ne peut pas comprendre.

D'autre part, Jean-Jacques Rousseau est anticatholique radical. On peut admettre dans la cité toutes les religions excepté le catholicisme. La raison en est claire. «Il est impossible de vivre en paix avec des gens que l'on croit damnés. Il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente. Donc, quiconque ose dire: Hors de l'Église point de salut, doit être chassé de l'État». Tout État bien constitué doit faire une révocation de l'édit de Nantes contre les catholiques, parce que le catholicisme est antisocial au premier chef, parce que le catholicisme est comme par lui-même la guerre civile en permanence. Il faut chasser le catholique de l'État a priori et sans examen, sur la simple constatation qu'il est catholique.

Et enfin, Jean-Jacques Rousseau est despotiste radical. Il ne l'est pas de la même façon que Voltaire, mais il l'est autant et même plus violemment. Il donne la souveraineté à la majorité de la nation et il n'assigne à cette souveraineté aucune limite. Il appelle même liberté l'oppression de la minorité de la nation par la majorité et il ne voit pas la liberté ailleurs et il ne la conçoit pas autrement. En un mot, il est despotiste démocrate, ou plutôt il est démocrate dans le sens précis du mot.

Or, étant despotiste démocrate d'une part et d'autre part ayant un profond sentiment religieux et croyant que la religion est élément social par excellence, il ne se peut point qu'il n'arrive pas à la conception d'une religion d'État. Il y arrive très vite ou plutôt la religion d'État était en lui en quelque sorte, sans qu'il eût besoin d'y aller; elle était dans la combinaison même de son sentiment religieux et de sa conviction despotiste.

Donc il y aura une religion d'État, une espèce de minimum de croyances, que le citoyen devra avoir, sous peine d'être chassé de l'État, sous peine, aussi, d'être mis à mort si, après avoir déclaré qu'il a ces croyances, il se conduit comme s'il ne les avait pas. Ce minimum de croyances, c'est du reste toute une religion; c'est la croyance en Dieu, la croyance en la Providence, la croyance en l'immortalité de l'âme, la croyance à la punition future des méchants et au bonheur futur des justes, la croyance en la sainteté du contrat social et des lois. Telle est la religion qu'il faut avoir et pratiquer sous peine d'exil et de mort, parce que si on ne l'a pas, on n'est pas un citoyen; on n'est pas pénétré des principes sur lesquels la société s'appuie et dont elle a besoin pour exister; on est par conséquent un élément antisocial dans la société, et donc un ennemi qu'il faut supprimer.

L'État devra donc, s'il veut vivre: 1o exiler a priori tous les catholiques: «Quiconque ose dire: Hors de l'Église point de salut doit être chassé de l'État»; 2o exiler tous ceux qui déclareront ne point croire à Dieu, à l'immortalité de l'âme, à la Providence, aux récompenses et aux peines futures ou à l'un quelconque de ces points; 3o punir de mort ceux qui, ayant adhéré à cette religion, se conduiraient de manière à montrer qu'ils n'y croient pas.

Cela paraît exorbitant au premier abord; mais ce n'est, en somme, que l'exclusion des catholiques, des libres penseurs et des hommes de mauvaises mœurs. C'est le gouvernement de Genève en son temps glorieux. Rousseau est un «citoyen de Genève», comme on le sait et comme il le dit assez souvent pour qu'on le sache. Il est un citoyen de Genève qui a conservé en toute leur pureté les traditions de son pays. Il n'y a pas autre chose.

On pourrait seulement lui faire observer, dans un esprit de modération qu'il n'accepterait pas, mais qui ferait peut-être quelque impression sur lui, qu'il n'est peut-être pas nécessaire d'exiler et de tuer; que le catholique, le libre penseur et l'homme de mauvaises mœurs, étant des membres antisociaux de la société, il suffirait peut-être de les diminuer de la tête seulement, dans le sens latin, de les priver de tout droit politique et de tout droit civil. Dès lors la société, gouvernée uniquement par des protestants, des déistes et des hommes vertueux, sans intervention, dans le gouvernement ni dans la législation, des catholiques, des libres penseurs et des pécheurs, pourrait, ce nous semble, être une société assez bonne. L'essentiel est que les pécheurs, les libres penseurs et surtout les catholiques soient des parias ou des ilotes. C'est le suffisant et le nécessaire. Il n'est pas indispensable de leur couper le cou.

Je crois que, dans la pratique, c'est à cette solution libérale que Jean-Jacques Rousseau se serait ramené ou résigné.

Quoi qu'il en soit, malgré ses sentiments religieux très profonds, très vifs et même exaltés, Jean-Jacques Rousseau doit être compté, je crois, au nombre des ennemis du catholicisme au XVIIIe siècle.

Il me paraît, j'entends comme anticlérical, remarquez bien, n'avoir eu qu'une influence assez restreinte. Il a inspiré ceux des Français qui ont été à la fois anticléricaux et religieux. C'est une espèce rare. Il a inspiré Robespierre, Chaumette et peut-être Edgar Quinet. Il a inspiré vaguement tous ceux qui ont poursuivi la chimère de fonder une religion nationale plus ou moins détachée ou éloignée de toutes les autres, théophilanthropes, etc. Mais il a eu, au point de vue religieux, peu d'influence sur la masse des Français, qui sont volontiers radicaux en cette affaire, qui ne s'arrêtent pas aux moyens termes et qui, quand ils ne sont pas catholiques, ne croient à rien; je parle de la généralité.

Tout compte fait, je dis toujours à ne le considérer qu'au point de vue religieux, il a été cause de la mort de Robespierre, et c'est tout ce qu'il a fait à cet égard.

Mais la grande influence, à mon avis, la plus prolongée surtout, et peut-être plus profonde que celle de Voltaire, au point de vue anticlérical, a été celle de Diderot. Diderot est athée; il est naturiste; il est immoraliste. Cet étourdi, qui ne laissa pas, à ses heures, d'être un homme prudent, n'a pas toujours, tant par étourderie que par prudence, proclamé formellement ni soutenu énergiquement ces trois doctrines. Il en a même soutenu d'autres à l'occasion et assez souvent. Mais son fond, pour qui l'a bien lu, c'est l'athéisme, le naturisme et l'immoralisme.

Il est athée parce que, du reste dénué de la foi, il n'est sensible à aucune preuve de l'existence de Dieu. Le sentiment général de l'humanité jusqu'à lui, le consensus communis ne lui impose pas; car il est très orgueilleux; et se sentant (avec raison) très supérieur comme philosophe à tous les penseurs contemporains, et d'ailleurs croyant au progrès intellectuel et estimant son siècle supérieur aux siècles précédents, que tous les philosophes jusqu'à lui aient cru en Dieu, cela n'est pas pour l'intimider: ils vivaient dans des siècles d'obscurité et de tâtonnements; le siècle de Diderot est un siècle de lumières; dans ce siècle Diderot est supérieur comme penseur à tous les hommes qui se mêlent de raisonner; l'opinion de Diderot, quoique étant contraire à celle de tout le genre humain jusqu'à lui, peut donc, malgré cela, être la vraie.

Il n'est pas sensible aux arguments philosophiques, cause première et causes finales, précisément parce qu'il est philosophe et qu'il est comme blasé sur ces raisonnements et qu'il sait bien, ou se persuade, que les plus forts, les plus graves et les plus convaincants peuvent bien facilement se ployer, se tordre et se retourner contre eux-mêmes. Ce qui paraît irréfutable à Voltaire: l'horloge qui n'aurait pas d'horloger, par exemple, paraît à Diderot, sinon tout à fait un enfantillage, du moins une de ces choses qu'on démolit d'un tournemain en argumentation métaphysique ou qui se volatilisent entre des doigts philosophiques.

C'est le propre de ceux qui causent beaucoup, discutent beaucoup et discutent bien, que ce qui est preuve, ce qui est argument, en vient à se dégrader à leurs yeux, à perdre sa valeur, par la trop grande connaissance qu'ils en ont et l'abus qu'ils en ont fait. Ce sont choses dont on joue; elles n'ont point d'empire sur l'esprit; il les fait trop caracoler pour qu'elles l'envahissent; il les dirige trop pour qu'elles le dirigent. L'argument tombant dans l'esprit du silencieux et du méditatif creuse, s'enracine et se développe. Dans un esprit de cette sorte l'argument devient sentiment (Kant). Dans l'esprit du discuteur l'argument, si souvent envoyé, reçu et renvoyé, devient une chose tout extérieure qui ne tient plus à vous et à qui l'on ne tient plus. Aucune preuve philosophique de l'existence de Dieu ne peut s'imposer à Diderot, même, ce qui lui arrive, quand il l'administre.

Quant aux sentiments qui mènent à Dieu par d'autres routes que celles du raisonnement, Diderot était l'homme du monde qui les éprouvait le moins. Ni le spectacle des beautés et des sublimités de la nature qui, tout raisonnement à part, mettent certaines âmes en état religieux; ni la présence au fond de nous de la conscience morale n'étaient très capables d'avoir influence sur Diderot, et le mot de Kant: «Deux choses donnent l'idée de Dieu, la voûte étoilée au-dessus de nos têtes et la conscience au fond de nos cœurs», s'il eût pu le connaître, l'aurait peu ému. On ne voit pas Diderot contemplant les étoiles et on ne le voit pas non plus écoutant sa conscience, et, à l'écouter, s'en faisant une.

On ne songe pas assez qu'il n'y a que les gens réfléchis qui aient une conscience, puisque la conscience est une réflexion de l'esprit sur l'acte, réflexion qui devient peu à peu préalable et apprend à s'exercer sur l'acte à faire, après s'être longtemps exercée sur l'acte fait; mais réflexion toujours. Or, Diderot est l'être le moins réfléchi qui ait existé et le plus continuellement impulsif qu'on ait connu. C'est un perpétuel improvisateur de pensées et d'actions. Ces gens-là n'ont pas de conscience, ou je veux bien accorder qu'ils en ont une; mais elle reste à l'état rudimentaire ou à l'état latent, et c'est ce qu'on peut appeler une conscience inconsciente.

En définitive, je ne vois pas par où l'idée de Dieu aurait pu entrer dans Diderot, ou comment il aurait pu l'inventer. Or, il aimait assez ne croire qu'à ce qu'il inventait lui-même et à ne pas accepter tout fait ce qu'inventaient les autres. Et s'il n'y avait aucune raison pour qu'il inventât lui-même Dieu, il y en avait d'autres, comme on le verra plus loin, pour qu'il le repoussât.

Diderot est naturiste. J'entends par là qu'il croit la nature bonne et inspiratrice de bonnes choses. J'entends par là qu'il a confiance dans les instincts humains non rectifiés, dans les instincts humains à leur état naturel; et «naturel» ne signifie rien, puisqu'il est sans doute dans notre nature aussi de rectifier nos instincts; mais enfin dans les instincts humains moins la civilisation qui les a modifiés.

Par là il rejoint Rousseau, que très probablement, du reste, il a inspiré.

Ce qui frappe les naturistes, c'est l'immense distance—très faible, à mon avis, mais qui peut paraître immense, et ces choses ne sont pas pour être mesurées sûrement—qui sépare l'homme civilisé de l'homme... peu civilisé; car l'homme naturel n'existe pas; et la distance immense aussi qui sépare en chacun de nous l'homme tel que nous sentons qu'il serait s'il n'avait pas été dressé, de l'homme tel qu'il est dans la réalité de tous les jours après éducation et dressage social; et ils appellent celui-là l'homme naturel et l'autre l'homme altéré.

Aux chrétiens—et déjà un peu aux païens, il faudrait s'en souvenir—cette différence a paru si grande qu'ils ont pensé que l'homme avait été écarté de sa nature, et (pour eux) qu'il avait été élevé au-dessus de sa nature, par la révélation et par la grâce, en d'autres termes éclairé par une lumière supérieure à ses lumières et soutenu par une force supérieure à ses forces. Et ils opposent la nature à la révélation et la nature à la grâce.

Pour ceux qui ne veulent que constater les faits, il existe une manière de révélation et une manière de grâce. Seulement elles ne sont qu'humaines. Pour ceux-ci l'homme avait reçu une nature grossière et la faculté de voir qu'elle était grossière et une sourde et puissante aspiration à la modifier; et il avait reçu une nature grossière et la force de la modifier peu à peu, à tel point qu'il dût finir par ne point la reconnaître. L'homme au cours du temps se révèle lui-même à lui-même et au cours du temps se verse à lui-même une grâce efficace dont il avait comme la source dans sa nature même.

Dans les deux conceptions il y a bien l'homme de la nature et l'homme modifié; l'homme de la nature et l'homme qui lutte victorieusement contre sa nature.

Pour le naturiste ces deux hommes existent aussi; mais le second se trompe ou a été trompé. La nature, c'est-à-dire les instincts, sont bons et l'on a eu tort de tant lutter contre eux pour détruire quelque chose qui était salutaire et pour le remplacer par quelque chose qui est funeste. C'est la nature qui a raison et c'est la prétendue raison qui a tort. Soyons optimistes. Ayons confiance en nous-mêmes.

—Mais il y a deux nous.

—Ayons confiance au nous qui est sans doute le vrai, puisqu'il ressemble à la nature entière et puisque, à ne vouloir connaître que celui-ci, nous évitons ce paradoxe monstrueux qui consiste à croire que dans l'immense nature il n'y a qu'un être qui ait pour vocation, pour mission et pour devoir de ne pas lui ressembler, de ne pas être selon ses lois et d'être le contraire de ce qu'elle est. Ayons confiance en l'homme en tant que semblable au reste de la nature animée.

Et c'est ici que l'athéisme, naturel—il m'a semblé—à Diderot, rencontre comme sa confirmation et se renforce. Ne voit-on pas que Dieu est un expédient et une invention pour expédient? Les hommes qui à la fois ont remarqué que l'homme échappait à sa nature et l'ont approuvé d'y échapper et ont voulu qu'il y échappât, ces hommes ont inventé Dieu, comme étant celui qui a indiqué à l'homme les moyens d'échapper à sa nature et celui qui lui a donné la force de la dépasser; comme un être supérieur à la nature et à l'homme, qui était capable et seul capable de tirer l'homme au-dessus de la nature.

Pourquoi l'ont-ils inventé ainsi? A la fois pour donner une explication du chemin immense qu'avait parcouru l'homme et de son ascension; et pour lui persuader de continuer ce chemin et cette escalade. Ils ont donné à l'erreur de l'homme se détachant de la nature l'autorité d'une volonté et d'une intervention surnaturelles.

Et ce qui était, dans leurs discours, explication, fortifiait ce qui était dans leurs discours exhortation. Ils disaient: «Détachez-vous de la nature. Pourquoi? Parce que Dieu le commande. Et vous voyez bien que Dieu le commande, puisque vous vous en êtes détachés déjà; et comment l'auriez-vous pu faire, comment auriez-vous pu sauter au delà de votre ombre et vous élever au-dessus de vous-mêmes si une puissance supérieure à vous ne vous avait soutenus et soulevés?»—Ce qui était explication préparait et confirmait ce qui était exhortation, et tout se tenait.

Dieu a donc été inventé, très habilement, par ceux qui prétendaient améliorer l'homme et voulaient qu'il s'améliorât. Mais celui qui trouve que les hommes, en se modifiant, ne se sont pas améliorés, d'abord n'a pas besoin de Dieu; et ensuite il le rencontre comme un adversaire, comme le collaborateur très puissant, quoique n'existant pas, de ceux qui veulent dénaturer l'homme; et donc à la fois il n'a aucun besoin d'y croire et il a un très grand intérêt à dire qu'il n'y croit point et qu'il n'existe pas.

C'est ainsi que le naturisme de Diderot rejoint son athéisme et le confirme, ce que, du reste, il n'était pas très nécessaire de démontrer si longuement.

Enfin Diderot est immoraliste, ce qui n'est qu'un nouvel aspect, mais très important, des idées précédentes. Il croit que la morale elle-même, comme la religion, comme le déisme, est une invention de politiques habiles qui ont voulu dénaturer l'homme pour l'améliorer, peut-être, mais surtout pour l'asservir. Il existait, dit-il, «un homme naturel» qui était excellent; on a créé un homme «artificiel» qui est comme garrotté d'obligations et de devoirs et qui ne sait plus qu'obéir. Secouez l'homme artificiel et marchez dans votre liberté primitive. L'homme artificiel, c'est l'homme moral. Diderot dénonce la morale comme il a dénoncé la croyance en Dieu, pour les mêmes raisons et au même titre. C'est ici qu'il se distingue et se sépare plus qu'ailleurs de Voltaire et de Rousseau. Voltaire, du reste déiste, on a vu comment et pourquoi, tient extrêmement à la morale et la fonde, comme il peut, sur l'idée de solidarité, sur cette idée que l'homme ne doit chercher que le bonheur, mais ne peut le trouver que par le dévouement de l'homme à l'homme. Le moyen de bonheur pour l'humanité, c'est l'humanité. Il faut être juste, modéré, tempérant et charitable par seul amour du bonheur; mais bien savoir que le bonheur ne s'atteint pas autrement. Toute la morale de Voltaire est eudémonique; mais encore il y a une morale de Voltaire.

Rousseau, du reste déiste, on a vu comment et pourquoi, est plus près de Diderot, en ce sens que, comme je l'ai dit, il croit très bien que l'humanité s'est trompée de chemin et que c'est l'homme primitif et naturel qui était dans le vrai; mais il sauve la morale en la retrouvant dans l'homme primitif et naturel, en prétendant l'y retrouver et en assurant qu'elle y est. Il croit qu'on a changé l'homme et créé un homme artificiel; mais il ne met pas la morale au nombre des choses qu'on lui a apprises, qu'on a introduites en lui pour le changer; et, tout au contraire, il considère la morale comme la chose qui est la plus naturelle à l'homme et comme une des choses dont la civilisation le dépouille et le vide. L'homme est né moral et il est devenu corrompu. Rousseau, tout en croyant à «l'homme artificiel», est donc moraliste très convaincu et, du reste, comme on sait, très passionné et très éloquent.

Diderot, non; et la morale, «cette Circé des philosophes», comme dit Nietzsche, ne l'a pas enchanté. Il a été jusqu'au bout, devançant d'Holbach, devançant Stirner, devançant Nietzsche, et il a rangé la morale au nombre des préjugés. C'est qu'il a bien vu, comme Nietzsche l'a vu plus tard, qu'il est très probable qu'on ne vient à bout de la religion, des religions, de l'esprit religieux, qu'en venant à bout de la morale, et que si l'on n'a pas fait cela, il n'y a rien de fait, nil actum reputans si quid superesset agendum.

Car enfin, selon les cas, la religion crée la morale, ou la morale crée la religion, et quand ce n'est pas l'une qui crée l'autre, c'est celle-ci qui crée celle-là, et il paraît quelquefois qu'elles se créent réciproquement l'une l'autre, et il semble, à certains moments, qu'elles ne sont pas autre chose que le même aspect de la même idée ou du même sentiment ou du même besoin.

La religion enfante la morale. Les hommes, inquiets, émus et effrayés des grandes forces de la nature qui les entourent, prennent ses forces pour des êtres puissants et redoutables. Ils cherchent à se les concilier. Ils les apaisent par des sacrifices et des dons et des offrandes. Puis ils s'imaginent que ces êtres exigent quelque chose d'eux, leur donnent des ordres qu'il s'agit de comprendre. Et cela est assez naturel, puisqu'eux-mêmes commandent certaines choses à ceux qui sont au-dessous d'eux, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs animaux domestiques. Ils se voient naturellement, relativement aux dieux, comme leurs femmes, leurs enfants, leurs serviteurs, leurs animaux domestiques sont relativement à eux. Ils se persuadent donc qu'ils doivent, non seulement plaire aux dieux, comme tout à l'heure, mais leur obéir, et que leur obéir est sans doute la meilleure façon de leur plaire.

Mais ces dieux, que commandent-ils? Probablement et sûrement ce que les hommes commandent à ceux qui sont sous leur pouvoir. Fidélité, loyauté, ne pas mentir, ne pas dérober, ne pas frapper, ne pas tuer, concourir à l'ordre de la maison, ne pas avoir de passions égoïstes ou les réprimer. Et voilà toute la morale qui est constituée. Elle est née de la terreur des dieux. Elle est née de la croyance aux dieux, de la crainte des dieux, et de cette tendance bien naturelle d'imaginer les dieux semblables à des hommes, et de ce raisonnement élémentaire qu'ils doivent commander aux hommes ce que les hommes commandent à ceux qu'ils dominent et qui les craignent. La religion enfante la morale.

D'autre part, la morale enfante la religion. L'homme veut qu'on lui obéisse autour de lui; il veut maintenir le bon ordre autour de lui. Rien de plus jusqu'à présent. Pour cela il a recours d'abord à la force, puis à la persuasion, puis à l'exemple, et ce sont peut-être trois stades, très longs, de l'humanité primitive.—La force ne suffit pas, elle s'épuise; elle rencontre des résistances dans les faiblesses coalisées qui sont des forces à leur tour; elle ne suffit pas.

La persuasion vient au secours. L'homme s'efforce de démontrer que ce qu'il commande est le bien général et que non seulement lui, mais tous en profitent. Cela ne laisse pas de réussir: mais cela s'épuise aussi, rencontre des résistances dans le sophisme ou l'ironie ou l'indifférence; la persuasion ne suffit pas.

L'homme s'avise que l'exemple est d'une grande force et même est la seule force morale un peu sérieuse. Il plie les autres à l'obéissance en obéissant lui-même, c'est-à-dire, ce qu'il veut qui soit fait il en fait une règle permanente à laquelle il obéit le premier. Cela a une très grande influence; mais ne suffit pas; d abord parce que la force de l'exemple est combattue par l'individualisme, par les passions personnelles; ensuite parce qu'aucun homme ou presque aucun ne peut donner un bon exemple permanent, indéfectible, auquel il soit lui-même absolument et éternellement fidèle. Ni la force, ni la persuasion, ni l'exemple ne suffisent.

Alors l'homme s'avise de chercher une autorité en dehors de lui. Ces règles qu'il a prescrites, il les donne comme venant de plus grand et de plus fort et de plus haut que lui. Il s'appuie d'une autorité supérieure. Il dit: «Ce que je commande, ce sont ces forces qui vous entourent et qui sont si redoutables, qui vous l'ordonnent et qui l'ordonnent à moi-même; car s'il n'en était pas ainsi, pourquoi obéirais-je moi-même à ce que je vous prescris? L'ordre du père de famille, du chef de tribu, c'est l'ordre du ciel.»

Et remarquez qu'en disant cela, il n'est pas fourbe. Ce n'est pas un mensonge diplomatique. Ce serait un mensonge diplomatique s'il n'avait, pour se faire obéir, employé que la force. Mais il a employé la persuasion et le bon exemple, c'est-à-dire qu'il est entré dans l'ordre des forces morales et c'est-à-dire des forces mystiques. Il a été éloquent et il a été consciencieux. Il s'est fait un instrument d'argumentation et il s'est fait une conscience. Dès que l'homme emploie autre chose que la force, il sent un Dieu en lui. Habitat Deus. Il sent en lui quelque chose qui ne se mesure pas, dont il ne connaît pas les limites, qui est spirituel et qu'il ne sent pas absolument à lui comme son poing ou son bras. Il se sent inspiré. Il croît l'être. Et ce Dieu qu'il invoque comme autorité appuyant sa parole et sa pensée, il y croit comme à l'inspirateur secret qui a dicté sa pensée et sa parole.

La religion est née. Elle est née de la morale. Elle est née de la nécessité de l'ordre ici-bas. Cet ordre, pour se faire respecter, a pris toutes les armes: il a pris la force, il a pris la persuasion, il a pris le bon exemple. Dès qu'il a pris le bon exemple pour arme, il est devenu conscience. Dès qu'il est devenu conscience, Dieu est né, car la conscience s'appuie sur Dieu comme sur son autorité et le suppose comme son auteur, et la divinité est pour elle comme une conscience universelle. La morale enfante la religion.

Et rien ne dit que ces choses soient chronologiques, qu'elles se soient succédé dans le temps, que: ou la religion primitive ait peu à peu créé la morale; ou la morale primitive, de par la nécessité de l'ordre, se soit peu à peu formée elle-même et ait enfin créé la religion. Ces choses peuvent avoir coexisté et s'être créées l'une l'autre réciproquement, la morale créant la religion pour ses besoins et la religion en même temps créant la morale par son seul développement; la religion n'ayant pas besoin de la morale mais la suggérant, comme on a vu plus haut, et la morale sentant le besoin de la religion pour s'assurer, mais, du reste, la supposant presque nécessairement, comme je l'ai montré; et toutes les deux s'enfantant l'une l'autre dès le commencement et se complétant l'une l'autre à travers les siècles; et ces deux suites d'événements que je décrivais séparément pour la clarté de l'analyse, on peut les considérer comme jointes et s'entrelaçant, et, de tout temps, non seulement parallèles, mais comme engrenées. C'est même ce que je suis porté à croire comme étant le vrai.

En tout cas, la religion et la morale ont de tels liens, de telles connexions qu'il est très difficile et d'atteindre l'une sans toucher à l'autre et, détruisant l'une, de sauver l'autre, et, maintenant l'une, de ne pas donner à l'autre un involontaire mais puissant secours. Le péril est donc grand, pour qui veut détruire Dieu, de prétendre garder la morale; comme il serait grand pour qui voudrait détruire la morale de prétendre garder Dieu; et les religions qui ont été immorales et qui n'ont pas suivi la morale dans son développement et dans son progrès ont dû périr et ont péri.

Au fond, la religion et la morale n'ont pas toujours été, et il s'en est fallu, les deux aspects de la même idée; mais elles sont devenues les deux aspects de la même idée. La preuve, c'est qu'elles se convertissent l'une en l'autre. La religion devient une morale et la morale devient une religion.—La religion devient une morale. Avez-vous remarqué que le croyant passionné, exalté, n'a point de morale? A proprement parler, il n'en a pas; car il ne se croit obligé qu'envers Dieu, et cela, c'est de la religion et non pas de la morale. Il ne se croit obligé qu'envers Dieu, ne respire que Dieu, ne vit que par Dieu et pour Dieu. Mais ce Dieu, que naturellement il imagine sur le modèle perfectionné de l'homme, il le croit bon, juste, miséricordieux, secourable, aimé des hommes, et il croit qu'il faut l'imiter; et, à cause de cela, il agit comme s'il avait une morale proprement dite.

Chez cet homme la religion est devenue une morale. Dans un cerveau mal fait et qui se figurerait, qui s'imaginerait un Dieu méchant, la religion ne deviendrait pas une morale, il est vrai, et cela n'a pas laissé de se produire quelquefois; mais dans un cerveau normal, ressortissant à la moyenne de l'humanité, la quantité d'humain que nous sommes comme forcés de mettre dans notre conception de Dieu, fait que, par cela seul que nous aimons Dieu, nous sommes moraux sans avoir de morale et en n'ayant que de la religion. C'est la religion qui est devenue une morale ou qui en tient lieu, et c'est la même chose.

A l'inverse, la morale devient une religion chez celui qui sent fortement la morale, sans avoir, du reste, de la religion. L'homme qui se croit obligé, qui est et qui veut être esclave de sa conscience, qui a le scrupuleux respect du devoir, qui s'y sacrifie; c'est un homme qui obéit à un Dieu, à un Dieu intérieur, mais à un Dieu; à un Dieu qu'il n'extériorise pas, mais à un Dieu. Il obéit à quelque chose qui n'exerce pas de contrainte physique; il obéit à quelque chose de spirituel, il obéit, sans autre raison que la vénération dont il est rempli à l'égard de cela, à quelque chose de mystique qui ne dit point ses raisons et qui s'impose.

Ce quelque chose qu'est-ce donc, sinon un Dieu? Cet homme est parfaitement en état religieux. Se sentir obligé, c'est adorer. L'impératif catégorique de Kant, la conscience, le devoir, sont des dieux.

Il ne s'en faut que de rien; à savoir il ne s'en faut que d'une métaphore. Impératif, conscience, devoir, sont des dieux sur lesquels n'a point passé l'opération métaphorique qui d'une idée fait un être. Ce sont des dieux, on pourrait même dire, qui n'ont pas été dégradés par une matérialisation que l'on peut juger grossière ou enfantine. A cela près, et c'est-à-dire à rien près, ce sont des dieux. Il n'y a pas d'homme plus religieux que l'homme qui, sans religion, est passionné de morale.

—Mais il peut y avoir une morale sans obligation, et, dans ce cas, point d'assimilation possible entre moralité et religion, et la morale sans obligation ne peut pas devenir une religion. Le raisonnement est juste; mais c'est précisément qu'il puisse y avoir une morale sans idée d'obligation que je ne crois point. J'espère le démontrer un jour et que la morale sans obligation est un pur rien, parce qu'elle n'a aucune force et que la théorie de la morale sans obligation n'est qu'un détour prudent ou une illusion honnête de ceux qui n'ont pas osé nier tout simplement la morale et l'attaquer de front; mais c'est une démonstration que je n'ai pas à faire pour le moment, ne voulant que montrer que jusqu'à présent l'humanité n'a pas trouvé le moyen d'être religieuse sans être en même temps morale, ni d'être morale sans être en même temps religieuse; ne voulant que montrer que la religion se métamorphose en morale et la morale en religion, l'une et l'autre comme naturellement; ne voulant que montrer qu'il y a eu jusqu'à présent entre elles des liens intimes de création réciproque et de substitution et même d'identité, sinon primitive, du moins acquise; ne voulant que montrer enfin que qui veut détruire l'une doit s'attacher à détruire les deux.

C'est ce que n'avaient fait, ni voulu faire, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Rousseau. C'est ce que, prudemment encore, obliquement le plus souvent, mais non sans adresse et non sans force, s'est attaché à faire Diderot. De tous ceux qui s'attelaient à l'œuvre anticléricale, c'est lui qui avait l'œil le plus juste.

Il a eu beaucoup d'influence, non pas au XVIIIe siècle, ses œuvres les plus athéistiques et immorales n'ayant du reste été connues qu'au XIXe; et d'autre part le XVIIIe siècle, comme la première moitié du XIXe, étant resté assez fermement «déiste»; mais il a eu une assez forte influence sur le XIXe siècle et particulièrement sur la génération qui est venue au jour vers 1850. Il s'est rencontré alors avec les athées et les immoralistes modernes dont il a semblé être le précurseur et dont, au fait, il avait prévu et devancé les idées et les démarches générales. On doit le compter parmi les plus importants facteurs de l'anticléricalisme contemporain.


En résumé, car je néglige les d'Holbach, les Helvétius et autres disciples et hommes à la suite, le XVIIIe siècle, à le considérer dans ses écrivains et dans ses directeurs d'esprit, a été, à divers titres, très antireligieux; mais, comme j'en ai prévenu, on se tromperait à croire que l'esprit irréligieux, que même la répulsion à l'endroit du catholicisme aient été très répandus dans les masses. A la veille même de la Révolution la France était travaillée de passions antireligieuses et particulièrement anticatholiques; mais elle était très religieuse et très catholique encore dans son ensemble.

CHAPITRE IV
L'ANTICLÉRICALISME PENDANT LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE.

En immense majorité, d'après tout ce que l'on en connaît, les cahiers de 1789 furent très favorables à la religion catholique. Ils ne réclamèrent que la tolérance, c'est-à-dire le droit pour les protestants et les juifs d'exercer librement leurs cultes et d'être les égaux des catholiques devant l'État civil. Mais la religion catholique, maintenue comme religion d'État, était encore l'idée dominante et presque universelle. A la vérité, la Constituante n'en eut pas une autre; et même elle eut cette pensée-là à l'état d'idée maîtresse et d'idée fixe. Elle voulut tellement que la religion catholique fût une religion d'État qu'elle voulut que la religion catholique fût une religion nationale.

La Constituante était catholique gallicane. C'était un contresens dans les termes mêmes; mais c'était son principe, dont aucune observation ne put la détacher. Selon elle, il devait y avoir une Église catholique de France, professant les dogmes catholiques, mais autonome, indépendante, séparée entièrement ou presque entièrement de Rome, n'en relevant pas, ne lui obéissant pas et n'en recevant qu'une inspiration générale[2].

Cette Église catholique particulariste devait être organisée démocratiquement. Les évêques et les curés devaient être élus par la population et, chose remarquable, par les mêmes électeurs que ceux qui nommaient les membres de l'assemblée départementale et les membres de l'assemblée du district, c'est-à-dire par des catholiques, des protestants, des juifs et des athées.

Il n'y a rien de plus logique et de plus naturel, quand on y réfléchit, que cette absurdité. Elle montre précisément le fond de la pensée de l'Assemblée constituante. Les Constituants considéraient tellement l'Église qu'ils établissaient comme une Église nationale et comme une Église d'État qu'ils trouvaient tout juste et tout rationnel d'appeler à la constituer tous les citoyens actifs de France sans aucune distinction. C'est la France entière qui choisit, parmi les catholiques, ceux en qui elle a confiance pour diriger religieusement les catholiques. L'Église n'a un caractère véritablement national que précisément à cette condition.

Ce qui présidait à cette constitution civile du clergé, ce n'était ni l'idée de Montesquieu, ni l'idée de Voltaire, ni l'idée de Rousseau. C'était une idée confusément janséniste. D'après les idées de Montesquieu, il me semble qu'on aurait séparé l'Église de l'État et fait de l'Église un de ces corps intermédiaires autonomes destinés à servir de barrières à la souveraineté du gouvernement central. Il me semble ainsi, et il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire dire que j'en suis sûr. Cependant il n'est pas impossible que, magistrat à tendances jansénistes et semi-protestantes, il ne se fût rallié à la constitution civile du clergé en demandant seulement qu'évêques et curés ne fussent nommés que par les catholiques et surtout que les évêques fussent nommés par les curés; car c'est seulement ainsi que se peut constituer un «corps» autonome. Il est possible.

D'après les idées de Voltaire, on aurait tout simplement fait nommer les évêques et les curés par le ministre de l'intérieur, avec, pour le ministre de l'intérieur, droit de révocation ad nutum.

Enfin, d'après Rousseau, on aurait tout simplement exilé tous les catholiques.

L'idée de la Constituante était donc une idée janséniste mêlée d'idée démocratique: l'Église de France est autonome; elle est élue par tous les Français à quelque confession qu'ils appartiennent et quelques idées qu'ils professent, comme les assemblées politiques. C'est bien une constitution civile de l'Église.

Je n'ai pas besoin de dire que cette invention, en son principe même, choquait les catholiques français de telle sorte qu'il leur était impossible de l'accepter. De là sont venus tous les désordres intérieurs et aussi toutes les fureurs qui suivirent. Le monde catholique français, qui avait été en majorité très favorable à la Révolution de 1789, se retourna tout entier contre elle, beaucoup moins à cause de la confiscation des biens du clergé qu'à cause d'une constitution de l'Église qui obligeait celle-ci à renoncer à son chef et à n'entretenir avec lui que des rapports de politesse. Ce n'est pas, comme le croyaient les Constituants, une mesure sans importance à l'égard de catholiques que de prétendre en faire des protestants.

La guerre du catholicisme contre la Révolution était déclarée, à dater du 24 août 1790.

Mon intention n'est point du tout d'en retracer les épisodes tragiques; mais, faisant surtout l'histoire des idées, j'attirerai l'attention sur ce point qu'en dehors de la guerre au couteau faite par les catholiques contre les hommes qui détruisaient leur Église et par les parlementaires contre des hommes qui étaient devenus leurs adversaires électoraux, la pensée philosophique de la Convention à l'égard de l'Église catholique était toujours la même que celle de la Constituante.

La Convention complétait l'invention de la Constituante par une série de mesures, vexatoires aussi; mais—c'est à cela que je m'attache pour le moment—qui montraient encore très bien l'état d'esprit des parlementaires sur ce sujet. Elle voulait si bien, elle encore, que l'Église fût nationale, que l'Église fût «d'État», qu'elle légiférait dans l'Église, qu'elle faisait des lois religieuses et ecclésiastiques que curés et évêques devaient appliquer.

Par exemple, elle prétendait forcer les curés à marier des gens qui n'étaient pas baptisés, qui ne s'étaient pas confessés, qui avaient divorcé, qui étaient prêtres. Elle tenait surtout à ce dernier point et décrétait (juillet 1793) que «les évêques qui apporteraient, soit directement, soit indirectement, quelque obstacle au mariage des prêtres seraient déportés ou remplacés».

On conçoit très bien que de semblables prétentions révoltassent les prêtres assermentés, les prêtres constitutionnels eux-mêmes. Ce n'était cependant que la suite très logique de l'idée qui avait présidé à la Constitution civile elle-même. L'Église est d'État, elle est, comme nous-mêmes, nommée par le corps de la nation. Donc ce ne sont pas ses idées, ses principes et ses dogmes qu'elle doit appliquer, mais ceux de la nation, c'est-à-dire les nôtres. La Constitution civile du clergé était, dans l'esprit des révolutionnaires, en apparence, une libération, en réalité un transfert d'obéissance. L'Église catholique obéissait autrefois au concile et au pape; en la faisant nationale, les révolutionnaires n'entendaient qu'une chose, c'est que désormais elle leur obéît et que, relativement à l'Église, l'assemblée des députés français fût le concile.

C'était la religion catholique elle-même qui était supprimée, sans qu'ils eussent l'air de s'en douter.

Ce malentendu formidable amena peu à peu, assez vite du reste, à l'idée de la séparation de l'Église et de l'État. Cette séparation fut accomplie par le décret du 29 septembre 1795, qui peut être résumé ainsi: l'État n'empêche l'exercice d'aucun culte; il n'en salarie aucun; il empêche que qui que ce soit trouble l'exercice des cultes; il défend qu'on célèbre aucun culte en dehors des locaux déclarés comme affectés à l'exercice d'un culte; il croit devoir punir d'une façon particulièrement sévère les attaques au gouvernement qui seraient faites par les ministres d'un culte dans l'enceinte affectée aux cérémonies religieuses; il exige des ministres de tous les cultes la déclaration qu'ils reconnaissent la souveraineté du peuple et qu'ils se soumettent aux lois de l'État.

C'était la séparation absolue, et c'était, à mon avis, la loi la plus sensée qu'on ait jamais faite sur cet objet. Mais c'était une loi qui, libérant l'Église catholique, la faisait très forte; qui, laissant à l'Église catholique strictement l'autorité qu'elle pourrait tirer d'elle-même, lui en donnait une immense et très redoutable pour le gouvernement d'alors; car l'Église, en 1795, était forte de toute l'autorité qu'elle avait gardée sur les consciences catholiques et, en outre, de tout le prestige que les persécutions récentes lui avaient donné et de toute l'horreur qu'une partie de la France éprouvait pour les terroristes.

Aussi la loi de séparation, ou, en d'autres termes, la loi de neutralité ne fut nullement appliquée, ni en sa lettre ni en son esprit, par le gouvernement du Directoire. La persécution des catholiques et particulièrement des prêtres catholiques, plus ou moins déguisée, plus ou moins violente aussi, il faut le noter, fut continuelle de 1795 à 1800. En 1796, armé des lois très compréhensives sur les rebelles et insurgés, armé d'une loi aussi élastique que possible contre «toute provocation à la dissolution du gouvernement républicain et tout crime attentatoire à la sûreté publique», le Directoire faisait fusiller par ses «colonnes mobiles» de l'Ouest les prêtres estimés complices des «brigands», ou il les faisait juger et guillotiner. Une trentaine, à ce qu'estime M. Debidour[3], périrent ainsi en 1796. C'était bien peu, comme le fait remarquer l'auteur, «si l'on compare ce chiffre à celui des prêtres exécutés pendant la Terreur», et certainement le Directoire était un gouvernement trop modéré; mais enfin il continuait la tradition, un peu gêné par les deux Conseils où l'esprit de 1793 n'était presque plus représenté. Il usait des lois en vigueur contre les prêtres insermentés qui s'obstinaient à célébrer le culte, et il ne cessait pas d'en déporter autant qu'il pouvait.

Cela traîna ainsi jusqu'au 18 fructidor; mais, à partir de cette date, la persécution, qui n'avait jamais cessé, reprit avec une vigueur toute nouvelle. Le gouvernement dictatorial de Fructidor s'était, dès le premier jour (19 fructidor), accordé par loi spéciale le droit de déporter sans jugement et par simples arrêtés individuels les ecclésiastiques «qui troubleraient la tranquillité publique». C'était purement et simplement mettre hors la loi tous les prêtres de France et faire dépendre leur liberté et leur vie (car la déportation était le plus souvent la mort, et on l'appelait «la guillotine sèche») du seul caprice d'un gouvernement qui les détestait.

Le gouvernement ne se priva point d'appliquer cette loi de proscription. Il décréta la déportation en masse de six mille prêtres de Belgique. Il déporta, surtout à partir de prairial (1799), un nombre difficile à calculer de prêtres français. Dans l'Ouest, dans la Normandie, dans le Midi, les catholiques, très approuvés, même par les évêques constitutionnels et républicains, répondirent par la guerre civile. On peut dire sans exagération qu'à la veille du coup d'État de Bonaparte quiconque en France était catholique pratiquant était, non seulement un suspect, mais un proscrit. C'était, à peu près, le rêve de Jean-Jacques Rousseau réalisé.

Il ne faut pas s'y tromper: c'était le résultat naturel et presque forcé, je dis en France, de la loi de séparation de l'Église et de l'État. Il n'y a rien de plus sensé et de plus juste que la séparation de l'Église et de l'État. Dans le monde moderne c'est la solution vraie, c'est la vérité. Ni le gouvernement, dans un pays partagé entre protestants, juifs, catholiques et libres penseurs, ne peut avoir une religion d'État; ni il ne peut, sans de grands inconvénients, partager le gouvernement de l'Église catholique avec un chef spirituel qui est un étranger; ni il ne peut se mêler de légiférer ecclésiastiquement et imposer à l'Église catholique des lois religieuses selon son goût à lui et contre son goût à elle. Il doit considérer l'Église comme une association spirituelle indépendante où il n'a rien à voir et à l'égard de laquelle il n'a que des fonctions de simple police à l'effet de maintenir l'ordre matériel. L'État n'empêche la célébration d'aucun culte, il n'en salarie aucun, il n'en gouverne ni en réglemente aucun: voilà la vérité, laquelle avait été lumineusement définie par la loi de séparation, c'est-à-dire par la loi de liberté de 1795.

Mais précisément la loi de séparation est une loi de liberté. Et d'abord une idée de liberté entre très difficilement dans l'esprit d'un Français; et ensuite une loi de liberté donne à une Église aussi ancienne que l'Église catholique en France et aussi enracinée, une puissance énorme, une puissance qu'il est difficile de mesurer, mais que je ne serais pas étonné qui fût plus grande ou devînt plus grande que celle dont l'Église jouissait sous l'ancien régime, sous le régime des concordats.

A cela un catholique dit: «Tant mieux!» A cela un libéral dit: «Soit! Il n'y a rien à dire. On n'a pas le droit d'empêcher une force toute spirituelle d'être forte; on n'a pas le droit d'empêcher une idée d'avoir de l'influence. Combattez l'idée par l'idée. Faites une association de libres penseurs et d'athées qui recrute autant de partisans que l'Église catholique. Le gouvernement n'a pas à s'occuper de cela.»

Mais le Français raisonne rarement ainsi, et dès qu'il s'est aperçu que par une loi de liberté il a fortifié l'Église ou l'a mise en état de se fortifier, il prend peur. Il voudrait d'une loi de séparation qui fût contre l'Église et qui ne contînt rien qui fût pour elle. Il voudrait les bénéfices pour lui d'une loi de séparation, sans aucun bénéfice, pour l'Église, de cette même séparation.

Dès lors, ou il maintient la séparation, mais en compensant tout ce qu'elle peut avoir d'avantageux pour l'Église par des mesures de persécution et d'oppression contre l'Église, et c'est ce qui est arrivé de 1795 à 1800; ou il se remet à rêver d'un retour en arrière, d'un nouveau concordat, par exemple, disposé de telle sorte qu'il replace l'Église sous la main du pouvoir central, et c'est ce qui est arrivé de 1800 à 1804.

Dans les dispositions d'esprit où étaient les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, la séparation de l'Église et de l'État ne pouvait être qu'une occasion de persécuter plus que jamais les catholiques et qu'un motif de les opprimer plus que jamais. Il est probable que toute séparation de l'Église et de l'État aura toujours en France les mêmes effets. Mais n'anticipons pas et voyons comment le Consulat et l'Empire ont compris le problème.

Chargement de la publicité...