L'Anticléricalisme
C'est ce que M. Bepmale a déclaré formellement; c'est ce que presque tous les républicains ont pensé.
Donc, sur ce terrain encore, la bataille continue.
Le parti républicain achèvera les congrégations, si tant est que quelqu'une de ces blessées respire encore.
Il détruira ce qui reste de la liberté d'enseignement et en arrivera à l'établissement pur et simple du monopole universitaire, qui est son idéal.
Il détruira pièce par pièce la loi Briand considérée comme trop libérale et tenue pour seconde loi Falloux, et il réduira l'Église catholique à la situation qui était celle de l'Église protestante au XVIIIe siècle, comme c'est aussi son idéal.
«Le catholique est toujours un factieux; il faut le cantonner légalement dans l'état de factieux», voilà le fond de la pensée républicaine. «Le cléricalisme, c'est l'ennemi; il faut et le traiter en ennemi et le forcer à n'être dans l'État qu'un ennemi», voilà, depuis Gambetta, le principe même de la «société laïque» et de la «société moderne».
Remarquez, du reste, ce qui est le plus important, que si, par leurs principes, idées et passions, les républicains despotistes détestent tout catholique et même tout chrétien croyant, en pratique, quand bien même ils n'auraient ni ces idées ni ces passions, ils seraient à peu près forcés de se conduire comme s'ils les avaient et de faire la guerre au catholicisme comme s'ils l'exécraient en effet.
Car c'est, en vérité, leur seule ressource électorale, et ils ne vivent que d'élections. Il s'agit pour le parti républicain, ou plutôt pour le syndicat des politiciens républicains, d'être populaires. Or, ils n'ont aucun autre moyen de l'être que l'anticléricalisme.
Ils ne peuvent pas l'être par des réformes utiles, salutaires et fécondes. D'abord parce qu'ils sont peu en état de les imaginer et de les accomplir, presque aucun n'étant homme d'État. Ensuite parce que le système parlementaire tel qu'il est organisé en France, extrêmement lent pour l'élaboration d'une réforme quelconque et extrêmement prompt à remettre le député en face de ses électeurs, ne permet pas au député d'être réformateur d'une façon utile pour lui, de façon qu'il recueille en popularité le fruit de la réforme à laquelle il se sera attelé.
Supposez un député qui étudie une bonne réforme à faire, consciencieusement, sérieusement. Avant qu'elle soit discutée, les quatre ans de la législature seront épuisés et notre homme se retrouvera en présence de ses électeurs qui lui diront: «Vous n'avez rien fait.» Cela n'encourage pas; cela dégoûte. Il faudrait être héroïque, en France, pour s'occuper d'une réforme utile quand on est député. Tous ceux, à peu d'exceptions près, en France, qui s'occupent de réformes, sont étrangers au Parlement. C'est quand on n'a pas affaire aux électeurs qu'on peut être, non un politicien, mais un homme politique studieux.
Cette popularité, qui est le pain dont ils vivent, les politiciens se l'assureront-ils tout simplement, tout humblement, par une bonne administration du pays? Ceci regarde surtout le gouvernement et aussi les parlementaires en tant que contrôlant, surveillant et inspirant le travail administratif du gouvernement.
Or, non, la popularité ne s'acquiert pas, en France, par une bonne administration, parce que le pays ne fait presque aucune attention à la façon dont il est administré. Nul peuple au monde n'est plus indifférent à cet égard. Ce n'est pas un peuple pratique; ce n'est pas un peuple réaliste, c'est un peuple uniquement préoccupé d'idées générales, d'idées générales très simples et très grossières, comme l'égalité, l'abolition des supériorités, le nivellement des fortunes, la destruction des religions; mais enfin d'idées générales et uniquement d'idées générales.
Il semble qu'il vive de cela. Toutes les conversations que vous écoutez roulent sur des théories. Jamais ou presque jamais vous n'entendez, au café, en chemin de fer, sur le pont d'un bateau, parler d'une question administrative, d'une amélioration pratique, d'un meilleur aménagement de la maison commune. Les Français sont un peuple qui ne parle que de politique générale ou de femmes.
Ce n'est pas absolument toujours ainsi. On a remarqué et j'ai beaucoup, non sans complaisance, insisté sur ce fait, qu'en 1789 les Français par leurs «cahiers» n'ont presque absolument demandé qu'une chose: être bien administrés, être administrés d'une façon régulière; et que le grand succès du 18 Brumaire est venu de ce qu'il apportait en 1799 justement ce que les Français avaient réclamé et presque uniquement réclamé dix ans auparavant.
Mais, précisément, remarquez aussi qu'une révolution qui avait été faite pour obtenir des réformes administratives, a roulé tout entière sur des idées générales, n'a poursuivi clairement, à travers ses convulsions sanglantes, que deux desseins: l'égalité et la souveraineté du peuple; et a été aussi «abstraite» et aussi «idéaliste» que possible en son esprit.
Et, précisément, remarquez aussi que le 18 Brumaire, agréable à la nation française parce qu'il satisfaisait ses désirs de 1789 et répondait à son état d'âme de 1789, a inauguré un régime tout inspiré encore d'idées générales: grandeur et gloire de la France, diffusion par les armes, à travers le monde, des principes révolutionnaires, égalité, souveraineté du peuple, antiaristocratisme, anticléricalisme, etc.
Et, précisément, remarquez encore que le second Empire, accueilli favorablement en France tout simplement parce qu'il muselait l'anarchie et par conséquent dans un esprit tout réaliste et tout pratique, a presque immédiatement eu besoin d'une idée générale, parfaitement contraire du reste aux intérêts matériels de la France, c'est à savoir du «principe des nationalités», pour maintenir sa popularité, ou plutôt pour se faire une popularité d'un genre nouveau, la première s'étant épuisée parce qu'avaient disparu les circonstances qui l'avaient produite.
D'abondant remarquez encore que le seul gouvernement français, au XIXe siècle, qui n'ait pas été du tout populaire est le gouvernement de 1830-1848, parce que, sans aucun idéal, il ne s'est occupé absolument que de bien administrer et d'assurer la prospérité matérielle du pays.
En France, bien gouverner la maison est une duperie, et ce que le Français demande le moins à un gouvernement, c'est d'être une bonne ménagère.
Les hommes politiques français feraient donc une pure folie et montreraient une colossale naïveté s'ils cherchaient la popularité par la pratique d'une bonne administration intérieure, soit, ministres, en administrant bien, soit, parlementaires, en exigeant des ministres qu'ils administrent sagement et en contrôlant sévèrement leur gestion.
Comment donc les hommes politiques s'assureront-ils la popularité dont ils ont besoin comme d'air et de nourriture? Uniquement en exploitant une idée générale et, selon les temps, celle-ci ou celle-là, celle qui, à un moment donné, a les faveurs de la foule ou d'une partie au moins très considérable du pays. Or, en ce moment, j'entends depuis 1871 jusqu'à nos jours et jusqu'aux jours qui vont venir, quelle est l'idée générale à exploiter?
Est-ce l'idée de souveraineté du peuple? Non; elle n'est plus à exploiter, parce qu'elle est acquise. Le peuple se sent souverain très suffisamment. On pourrait, sans doute, lui faire remarquer qu'il ne l'est pas, qu'il ne le serait que sans députés et sans juges nommés par le gouvernement; qu'il ne le serait que par le gouvernement direct et la magistrature élue. Le moment viendra peut-être où l'on exploitera cette idée générale très spécieuse et très exploitable; mais il n'est pas venu; cette idée, quand on y touche, ne «rend pas»; il est de fait que le peuple français se sent très suffisamment souverain, en quoi on peut reconnaître qu'il n'a pas absolument tort.
Les hommes politiques, pour se faire une popularité ou pour entretenir celle qu'ils ont, exploiteront-ils l'idée d'égalité? Il en est qui font ainsi. Ce sont les socialistes. Ils s'attachent à démontrer, et ils n'ont aucune peine à démontrer, que l'égalité n'existe point du tout, puisqu'il y a des inégalités de fortune, et énormes, et puisqu'aucune égalité légale et juridique n'est que leurre et ombre pour proie, tant qu'il y a inégalité de fortunes. Ils ont raison, admis le principe d'où ils partent, et ils sont très écoutés. Seulement il y a trop de possédants en France pour que la France soit socialiste en majorité, et l'on ne se fait, avec le socialisme, qu'une popularité locale, qu'une popularité de minorité, en définitive, ce qui n'est jamais tout à fait du goût d'un homme politique. L'idée générale de l'égalité, de l'égalité «réelle», n'est pas d'un très bon rapport.
Les hommes politiques exploiteront-ils les idées de grandeur et gloire de la France, de diffusion des principes révolutionnaires à travers le monde, ou la théorie des nationalités? Depuis 1871, tout cela est cruellement démodé et hors d'usage. La France se sent nation de second rang, ne rêve plus d'aucune conquête, ne se sent plus appelée par les peuples asservis, ou ne peut pas raisonnablement s'imaginer qu'elle soit appelée par eux; et quant au principe des nationalités, quelque idéaliste qu'elle soit, il lui a été trop terriblement funeste pour qu'elle ne l'ait pas quelque peu écarté de son cœur.
En d'autres termes, il n'y a plus ici de popularité à se faire avec la politique étrangère. La conséquence principale des événements de 1870 a été que la France ne s'est plus occupée du tout de politique étrangère. C'est à partir de 1871 qu'elle aurait dû s'en occuper plus que jamais; mais ne s'intéressant qu'à ce qui est glorieux et non à ce qui est utile, elle ne s'est plus appliquée à la politique étrangère du moment que la politique étrangère n'était plus matière de gloire et entretien de vastes desseins.
Il y a eu à cet égard comme une dépression intellectuelle et morale en France. Après avoir été la nation mégalomane, la France est devenue la nation, non seulement prudente, en quoi elle aurait bien raison, mais timorée et parlant bas. On se faisait une popularité vers 1840 en agitant les souvenirs de l'Empire et en jetant toujours, par métaphore, l'épée de la France au delà des frontières. M. Mauguin, bien oublié, s'était fait une spécialité de ce jeu-là et y avait récolté presque de la gloire.
On se faisait une popularité, vers 1859 et un peu plus tard, en appelant l'Italie à l'indépendance et à l'unité et en réclamant le guerre contre la Russie pour délivrer la Pologne (Havin et Guéroult).
Tout cela est absolument passé. Il n'y a aucune popularité à se faire avec la politique étrangère. Un ministre des affaires extérieures, en France, est un ministre souterrain.
On voit donc bien qu'un homme politique qui veut être populaire, et aucun ne peut ne pas le vouloir, est comme forcé de se rabattre sur l'anticléricalisme comme sur son unique ressource. Le député ne peut même mettre en coupe réglée que cela d'une façon sérieuse et lucrative. Les services rendus aux électeurs, les faveurs gouvernementales obtenues pour l'arrondissement ne font presque que blanchir, tant, si multipliés qu'ils soient, ils sont toujours infiniment disproportionnés à la demande, et tant, à chaque bienfait qu'il dispense, il peut dire comme Louis XIV: «Je me fais cent ennemis et un ingrat.»
C'est même précisément pour se faire pardonner le peu de services généraux ou particuliers qu'il a pu rendre, puisqu'on trouve toujours qu'il en a rendu trop peu, que le député se montre, d'autant, anticlérical résolu et opiniâtre, pour pouvoir dire: «Il est vrai, je n'ai pas rendu tous les services que j'aurais voulu rendre; je n'ai pas donné autant que j'aurais désiré; je n'ai pas fait à ma circonscription tout le bien que je souhaitais lui faire; mais j'ai été si anticlérical!»
L'anticléricalisme est la tarte à la crème que l'on prodigue quand on ne peut pas en donner une autre.
Quant au gouvernement, il n'a, pour se soutenir contre ses ennemis et pour étayer ou réparer sa popularité, rien autre chose que l'anticléricalisme. Hors de la guerre à l'Église, pas de salut. Ne pouvant donner au peuple ni la gloire, ni la prospérité, ni, jusqu'à nouvel ordre, les propriétés de la bourgeoisie, ni une reconstitution sociale où le peuple se trouverait plus à l'aise, cette œuvre, peut-être impossible, souffrant au moins de très grandes difficultés; il ne peut lui donner que des satisfactions de haine assouvie, et il faut bien qu'il les lui donne: il bat le clergé devant lui. Ce sont les circenses de notre temps. C'est le recours des Césars modernes.
Voyez-les tous, successivement, quand ils sentent le terrain chancelant, se diriger vers ce fort et, quand ils se sentent démunis, ramasser cette arme. M. Jules Ferry, très en faveur avant 1870, mais impopulaire depuis le siège de Paris, sentant du reste que son caractère difficile augmentait de jour en jour dans le Parlement le nombre de ses ennemis, brusquement, sans antécédent, sans entente, du reste, avec ses collègues du ministère, invente le fameux article VII et fait la campagne des décrets pour reconquérir d'un coup toute la popularité qu'il avait perdue, pour parcourir la France entière «à la Gambetta», et pour faire crier sur son passage: «Vive l'article VII», même «par les petits enfants» (c'est un mot de lui).
M. Waldeck-Rousseau, très mal accueilli à la Chambre lors de la constitution de son ministère, par suite de la double bizarrerie qu'il avait eue de mettre dans son ministère un socialiste pour irriter le centre et le général de Galliffet pour exaspérer la gauche, entreprend tout aussitôt sa campagne anticongréganiste pour se faire une popularité et s'en fait une, en effet, en moins d'un instant; et un ministère qui avait l'air de devoir durer deux semaines dure trois ans, uniquement sur la question anticléricale.
M. Combes, enfin, considéré unanimement comme borné, choisi, on ne sait dans quel dessein secret, par M. Waldeck-Rousseau, peut-être pour que le président du conseil ne fût pas, le cas échéant, un concurrent sérieux à la présidence de la République; M. Combes, subi, on ne sait par quelle faiblesse, par M. Loubet, qui n'avait pour lui que le contraire de la sympathie; M. Combes, ministre incapable, de l'avis et de l'aveu de tous, se maintient au pouvoir aussi longtemps, plus longtemps que M. Waldeck-Rousseau, malgré faute sur faute, malgré des collaborateurs aussi incapables que lui, malgré la délation employée systématiquement comme instrument de règne, uniquement parce qu'il est anticlérical résolu, entêté et brutal, que rien ne l'arrête dans la poursuite furieuse de ce dessein et précisément parce que, comme il l'a dit lui-même, «il n'a pris le pouvoir que pour cela» et qu'il est absolument incapable de voir autre chose dans le gouvernement de la France et dans toute l'histoire moderne.
Et, non seulement il dure trois ans, mais il n'est jamais renversé, non plus que M. Waldeck-Rousseau, et c'est spontanément qu'il se retire, et personne ne peut assurer qu'en s'en allant il n'ait fait que prendre les devants et anticiper sur une disgrâce. «Ah! qu'un anticlérical est dur à abattre!»
Les gouvernements savent cela et que faire une campagne anticléricale, c'est prendre une assurance sur la vie et une assurance contre les accidents de voyage.
—Mais cela n'est pas une ressource indéfinie.
—Si, précisément, c'est une ressource éternelle. M. Henry Maret a dit spirituellement: «Radicaux, mes frères, ne solutionnez jamais la question cléricale; vous vous ôteriez le pain de la bouche.» Le mot est piquant; mais il est faux; parce qu'on n'épuise jamais la question cléricale, attendu qu'elle est inépuisable.
J'ai montré qu'elle durera, et avec une vivacité et une intensité toujours croissantes, tant qu'il y aura un catholique en France, comme la lutte contre les Maures en Espagne a duré tant qu'il y a eu un Maure dans la Péninsule.
Il y aura un péril clérical en France tant qu'il y aura un clergé, puis tant qu'il y aura des croyants, tant que la «mentalité romaine» ne sera pas éteinte. Et tant qu'il y aura ou qu'on affectera de croire qu'il y a un péril clérical, les campagnes anticléricales continueront et se succéderont les unes aux autres.
Il y aura des accalmies, comme il y en a eu, par cette seule raison qu'en France surtout on ne peut pas dire toujours la même chose, ni faire toujours la même chose, et que même l'anticléricalisme a son point de saturation; mais le moment reviendra toujours où un gouvernement dans l'embarras, et j'ai montré qu'ils sont destinés à y être tous, viendra dire: «Le péril clérical renaît; la réaction cléricale relève la tête»; et ce sera toujours vrai ou toujours tenu pour exact.
Après les congréganistes on poursuivra les prêtres séculiers; après les prêtres séculiers, les laïques croyants, tenus pour «jésuites de robe courte»; après les jésuites de robe courte, tout père de famille qui aura trouvé ou cherché le moyen de faire donner à son fils une éducation autre qu'antireligieuse et athée; après ceux-ci, les pères de famille qui auront donné eux-mêmes à leurs enfants une éducation de couleur désagréable au gouvernement.
J'ai dit en ne plaisantant qu'à moitié: la seule solution efficace de la question cléricale, c'est d'interdire aux hommes qui ne pensent pas comme le ministre de l'instruction publique d'avoir des enfants. Et, en effet, la question cléricale n'étant pour les anticléricaux qu'une question électorale, ce que les anticléricaux poursuivront toujours, infatigablement, ce sont ceux, quels qu'ils puissent être et quels qu'ils doivent être, qui leur prépareront des électeurs adverses.
Dans ces conditions, la guerre anticléricale est éternelle ou, du moins, de nature à se prolonger au delà de toutes les prévisions possibles. Un anticlérical me disait: «Je ne crois pas, tout de même, que nous en ayons pour plus d'un siècle.»
Il a été dit, au cours de la discussion sur la loi de la séparation, que si les socialistes donnaient dans cette loi et avec ardeur, ce n'était pas seulement par conviction; mais parce que, la question cléricale étant résolue, les radicaux, leurs ennemis non avoués, mais réels, ne pourraient plus amuser le peuple avec la bataille anticléricale et seraient acculés aux réformes sociales et obligés enfin de se prononcer sur elles, obligés enfin à devenir socialistes pratiques ou à devenir impopulaires.
Si les socialistes ont raisonné ainsi, ils ont raisonné très mal, ou ils n'ont raisonné qu'à moitié bien. Ils n'ont raisonné juste que pour un temps très court, infiniment court, ce qui est une manière encore de prendre l'ombre pour la proie. Oui, sans doute, pour quelque temps, et encore je ne sais, et encore je ne crois pas, la séparation de l'Église et de l'État paraîtra une solution et permettra aux socialistes de dire aux radicaux: «Et maintenant, voyons si, l'anticléricalisme ôté, vous avez quelque chose dans votre sac.» Mais, d'une part, les essais de socialisation tentés par les socialistes avec concours timide, gauche et de mauvaise grâce des radicaux, étant probablement destinés à mal aboutir, et, d'autre part, le cléricalisme «renaissant», puisqu'il renaît toujours d'une façon ou d'une autre; les radicaux, enchantés de s'évader, crieront tout du haut de leur tête: «le péril clérical est toujours là, il y est plus que jamais depuis que la séparation a donné à l'Église une vie nouvelle, et nous nous occupons d'autre chose! Courons au péril clérical!»
Et il n'y a aucun doute, étant donnée la mentalité française, que les radicaux ne soient écoutés et que cette diversion ne réussisse presque immédiatement.
Sans doute, les socialistes, qui comprendront très bien le secret du jeu et qui le comprennent déjà parfaitement, ne manqueront pas de dire, pour sauver leur influence: «Mais, faisons, certes, les deux choses à la fois; et d'un côté matons l'Église et de l'autre opérons de profondes réformes sociales; il n'y a aucune incompatibilité entre ces deux œuvres». Seulement, un peu partout, et surtout en France, il n'y a jamais mouvement général pour faire deux choses à la fois. Un gouvernement peut faire plusieurs choses à la fois; un peuple ne poursuit pas à la fois plusieurs objets; et longtemps, peut-être toujours, la diversion sur le cléricalisme fera son effet et amusera les masses.
Voilà les raisons pourquoi et partis politiques et gouvernements seront longtemps encore comme forcés de revenir périodiquement à l'anticléricalisme comme à une ressource précieuse et comme à une condition d'existence. Ce dada est le cheval de Troie; on s'y cache pour vaincre et même on s'y cache parce qu'on ne peut pas faire autre chose.
Et remarquez que ce ne sont pas seulement les gouvernements et les politiciens qui ont le plus grand intérêt du monde à tenir toujours pendante, toujours actuelle, la question du cléricalisme, à la tenir, pour ainsi dire, toujours sur le feu. C'est la bourgeoisie française elle-même, non politicienne, non politiquante et qui aimerait à ne s'occuper aucunement de politique.
Je ne comprends pas du tout comment un certain nombre de publicistes, dont le dernier en date est M. Paul Seippel (Les Deux Frances et leurs origines historiques) s'obstinent à répéter cette vieille vérité que la bourgeoisie française s'est jetée entre les bras de l'Église pour y trouver une défense contre la Révolution, pour appuyer aussi et soutenir ceux qui peuvent museler la Révolution et l'endormir.
C'est une vieille vérité et c'est une erreur d'aujourd'hui. Ç'a pu être vrai, mais c'est faux actuellement plus qu'à moitié, plus qu'aux trois quarts. La bourgeoisie française tout entière, depuis ses plus hautes régions jusqu'à celles de la toute petite bourgeoisie possédante, n'a qu'une peur et n'a qu'une antipathie. Et le seul objet de cette antipathie et de cette peur, c'est le socialisme. Par conséquent, elle n'a ou ne croit avoir qu'un intérêt: détourner le peuple des préoccupations socialistes, dériver les passions populaires aussi loin que possible du socialisme, amuser le peuple avec quelque chose qui ne soit pas le socialisme.
Or, avec quoi l'amuser? Avec une de ses passions. Il n'en a que deux, l'abolition de la propriété individuelle et la haine du curé. C'est donc exclusivement, et l'on n'a pas le choix, avec la haine du curé qu'il faut détourner son attention et le divertir. La bourgeoisie secoue la robe noire devant le peuple comme le toréador secoue la cape rouge devant le taureau.
C'est le procédé du Sénat romain. Dès que le peuple demandait un peu impatiemment une réforme sociale, le Sénat lui montrait un peuple à conquérir ou un roi étranger menaçant. De même, M. Waldeck-Rousseau montrait au peuple le milliard des congréganistes à partager, milliard qui s'est réduit en définitive à rien, si l'on en juge par ce fait que les impôts n'ont pas diminué, mais se sont accrus; et de même M. Clémenceau dénonce tous les matins Rome—«Rome l'unique objet de son ressentiment»—comme la dangereuse puissance étrangère qui est toujours sur le point de conquérir la France, de l'opprimer et de la réduire en servitude.
«Plaise à Dieu, dit soir et matin la bourgeoisie française, que Rome soit longtemps, soit toujours l'unique objet du ressentiment du peuple français. C'est elle qui est entre le peuple et nous. C'est elle qui nous couvre. Tant que le peuple regardera avec colère du côté du monastère et du côté de l'église, il ne regardera pas trop du côté de nos propriétés ou du côté du grand livre. Enivrons-le d'anticléricalisme. C'est un stupéfiant qui ne nous coûte rien et qui nous donne la sécurité. Anticléricalisme, amusement du peuple et tranquillité des bourgeois.»
Cela ne peut pas durer indéfiniment, dira-t-on. Non, sans doute; mais c'est bien précisément parce que cela ne peut pas durer toujours que la bourgeoisie tient à ce que cela dure le plus possible; et c'est bien précisément pour cela qu'elle «fera de l'anticléricalisme» jusqu'à épuisement absolu de la question cléricale et pour ainsi dire par delà; c'est bien précisément pour cela qu'elle la fera renaître de ses cendres et qu'elle affirmera toujours qu'elle existe toujours, et plus grave et plus redoutable que jamais; c'est bien précisément pour cela qu'après avoir dénoncé comme péril clérical les congrégations, qu'après avoir dénoncé comme péril clérical le Concordat, qu'après avoir dénoncé comme péril clérical le clergé séculier ultramontain, elle dénoncera comme péril clérical le clergé séculier le plus particulariste et le plus gallican du monde; elle dénoncera comme péril clérical les laïques les plus laïques, pourvu qu'ils aient des sentiments religieux, et les libres penseurs, oui, les libres penseurs les plus libres, pourvu qu'ils émettent la prétention de faire élever leurs enfants comme ils voudront, et les libres penseurs sans enfants, les plus libres—croyez que j'en sais quelque chose—pourvu qu'ils soient libres penseurs de telle manière—manière assurément très rare—qu'ils revendiquent la liberté pour tout le monde.
L'anticléricalisme, mais voyez donc que c'est les dernières cartouches de la bourgeoisie. Elle en usera tant que la cartouchière ne sera pas vide, et ensuite elle fabriquera des cartouches tant qu'il y aura quelque chose à sa portée qui ressemblera à de la poudre.
Comprenez donc la suite des choses: La bourgeoisie lance le peuple contre un ennemi autre qu'elle tant que cet autre ennemi existe ou qu'elle peut faire croire qu'il est. Très longtemps, pendant trois quarts de siècle, elle a excité, soulevé et lancé le peuple contre l'aristocratie, contre «les nobles». L'aristocratie n'existait plus; les nobles existaient, mais n'avaient absolument aucun privilège et ne constituaient aucun danger. N'importe: en vertu de cette loi qui fait qu'une génération poursuit de sa haine les descendants de ceux dont a souffert la génération d'il y a cent ans, la bourgeoisie obtenait du peuple qu'il détestât les descendants ou les pseudo-descendants des Lauzun ou des Montmorency. C'étaient «les morts qui parlaient» par la bouche de leurs arrière-neveux. Tel un protestant de 1905 ne peut pas voir un catholique sans avoir la fièvre de la Saint-Barthélemy et sans croire obscurément que ce catholique qu'il rencontre a pris part à ce massacre.
Cependant l'aristocratie et les nobles et les ci-devant, cela a fini par s'user. Par habitude, les bourgeois daubent encore sur le théâtre la noblesse française; mais cela a peu de retentissement. Il fallait chercher ou retenir autre chose.
Le clergé catholique et le catholicisme en général étaient la dernière ressource; ils sont encore la dernière ressource. Exploiter contre eux le ressentiment séculaire du peuple contre les abbés trop gras et les évêques trop riches du XVIIIe siècle, c'est le dernier jeu que peut jouer la bourgeoisie pour détourner les regards du peuple loin des gras d'aujourd'hui et loin des riches de maintenant. Littéralement, pour la bourgeoisie française actuelle, hors de la haine de l'Église point de salut.
On peut donc croire qu'elle ne cessera de suivre cette tactique qu'à la dernière extrémité.
Quand? Comme pour l'aristocratie et la noblesse: lorsqu'il n'y aura plus d'Église et plus de catholiques, comme il n'y a plus maintenant, bien visiblement, à n'en pas douter, d'aristocratie ni de nobles. La limite aura été la même dans les deux cas.
Or il y aura une Église, et peut-être plus forte, plus inquiétante comme probabilité de survie, tant qu'on n'aura pas tout simplement interdit le culte catholique en France; et il y aura des catholiques toujours «menaçants», c'est-à-dire toujours désireux de s'entendre entre eux, c'est-à-dire de créer une Église et toujours sur le point de la fonder, tant qu'il y aura des catholiques et tant qu'on ne les aura pas chassés du territoire français, comme le voulait Rousseau; tout au moins tant qu'on ne leur aura pas ôté toute liberté, non seulement d'enseignement, mais d'association, de parole, de presse et d'écriture.
On voit comme se prolonge devant nous, sans qu'on exagère rien et tout simplement en calculant ce que devra forcément vouloir la bourgeoisie et ce qu'elle fera si le peuple la suit, la période de lutte, de bataille et de persécution sans merci contre le catholicisme de France.
A mon sens, les choses se passeront à peu près de la manière suivante: abolition de l'Église catholique considérée comme un «État dans l'État», précisément parce qu'elle ne sera plus liée à l'État, comme une association trop cohérente et trop forte, c'est-à-dire comme une «aristocratie», analogue à la franc-maçonnerie, mais moins agréable.
Puis longue persécution contre les églises locales, fragmentaires, isolées, les églises «au désert», qui auront réussi tant bien que mal à se former et qui seront considérées comme des sociétés secrètes, ce que, du reste, elles seront parfaitement, par impossibilité d'être autre chose.
Puis longue persécution contre les catholiques isolés qui auront survécu à toutes les vexations et rigueurs et qui seront la dernière proie ou le dernier ennemi signalé au peuple par la bourgeoisie cramponnée à sa dernière ressource.
Et ce sera, réalisé, le rêve du doux Edgar Quinet, qui n'a jamais rien vu autre chose en politique et dans toute l'histoire moderne que le catholicisme à exterminer par tous les mêmes moyens que le christianisme vainqueur avait employés pour exterminer la religion païenne; et cette politique est d'une grande simplicité, encore qu'elle ne soit pas évangélique.
Peut-être avant cette troisième période, peut-être avant la seconde, la bourgeoisie aura été balayée par le peuple. Mais, pour se placer dans cette hypothèse, il faut supposer le peuple français devenu collectiviste, ce qu'il devient, sans doute; mais avec une extrême lenteur, pour toutes sortes de raisons, et ce qu'il ne sera peut-être jamais.
Il est à croire que le stade anticlérical qui reste devant nous et qu'on peut présumer qui sera parcouru tout entier, est extrêmement long encore.
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A le parcourir, la France continuera à s'affaiblir de plus en plus. L'anticléricalisme lui a fait un mal énorme; il continuera à lui en faire un qui est difficilement calculable.
A parler en général, d'abord, l'anticléricalisme a sur une nation, et sur une nation particulièrement nerveuse, tous les effets d'une passion exclusive sur un homme nerveux. Elle le détourne tout simplement de tout. L'homme passionné pour les femmes ou pour le jeu ou pour l'alcool, ne songe à rien qu'à l'alcool, au jeu ou aux femmes. Il ne néglige pas ses affaires: il ne les connaît plus; elles n'existent plus pour lui. Il est hypnotisé.
Chose très remarquable et très vraie, que j'ai parfaitement observée, l'homme passionné, non seulement est en proie matériellement à sa passion et n'y peut point résister; mais il s'en fait une espèce de religion: il la spiritualise et il la mystifie, si l'on me permet d'employer le mot dans son acception étymologique, ou, si vous voulez, il la mysticise. Propos de Don Juan au premier acte de la pièce de Molière, propos du Joueur dans Regnard, propos de Thausettes dans la Denise de Dumas fils: «Oh! la sensation!...»—J'ai connu des alcooliques qui parlaient des ivrognes avec vénération, de leurs souvenirs d'orgies avec tendresse, des libations avec une sorte d'extase, et qui disaient: «Cet homme n'aime rien: il n'aime même pas boire!»
L'anticléricalisme n'est pas une passion d'une autre nature; il est une passion; il est d'ordre pathologique. J'ai entendu un homme du peuple, qui n'était pas méchant, peut-être, mais qui avait sa conception de la liberté, dire: «La liberté! Elle est jolie, la liberté! On n'a pas seulement le droit de tuer un curé.» La passion parle là toute pure.
Eh bien, la passion anticléricale rend la France insensible à tout, excepté à l'anticléricalisme. Elle lui ferme les yeux sur ses intérêts, sur ses affaires, sur ses droits (je n'ai pas besoin de dire sur ses devoirs) et sur ses moindres commodités. Elle l'aveugle et la paralyse. A l'étranger on dit: «Qu'est-ce que c'est que la France?—C'est un pays où l'on ne s'occupe que du Vatican.»
Un mot de M. Ribot est admirable, ou du moins excellent. Il parlait sur une question très importante. On lui cria: «Et l'affaire Dreyfus?» L'affaire Dreyfus était précisément une affaire très mêlée d'anticléricalisme. M. Ribot, personnellement, était plutôt du côté des «Dreyfusistes». Il répondit: «J'ai mon opinion sur l'affaire dont vous me parlez; mais je n'admets pas que toute la politique de la France pivote sur l'affaire Dreyfus.» C'est précisément la sottise de la France que pour elle toute la politique roule sur le cléricalisme et qu'elle n'admette pas qu'il y ait autre chose dont on ait à s'occuper.
J'ai entendu souhaiter que le catholicisme disparût, pour que la France, n'ayant plus à se passionner pour ou contre lui, s'avisât de s'occuper de ses affaires.
Le malheur, c'est que pendant que nous cédons à ce travers très français et à cette habitude très française de mener notre barque comme si nous étions seuls au monde, les étrangers profitent de nos fautes et de notre aveuglement et de notre hypnotisation pour faire leurs affaires à notre détriment. Il est excellent pour eux qu'il y ait un peuple en Europe qui se conduise comme celui qui a les yeux bandés au jeu de colin-maillard, pendant que tous les autres ont les yeux ouverts. En 1905 nous fûmes tout près d'avoir la guerre avec l'Allemagne. Qu'il fût expédient de la faire ou très inopportun de l'entreprendre ou de l'accepter, c'est ce qui peut être matière à discussion.
Un parti, en France, la désirait, considérant que l'Allemagne était très isolée et qu'elle pouvait ne l'être pas toujours, et c'était la politique personnelle du ministre des affaires étrangères, peut-être du président de la République.
Un parti la repoussait de toutes ses forces, considérant, non sans raison, que peut-être, malgré nos bons rapports avec l'Italie et l'Autriche, l'Allemagne était moins isolée qu'on ne croyait et qu'à coup sûr notre principal allié, la Russie, nous manquait absolument, et qu'enfin l'Angleterre ne nous servirait pas à grand'chose et qu'en résumé c'était plutôt le bon moment pour l'Allemagne que pour la France.
Mais là n'était pas vraiment la question. La question essentielle était de savoir si nous étions prêts. Or, on peut le dire maintenant, de tous les propos qui s'échangèrent au conseil supérieur de la guerre, de tous les rapports qui parvinrent des commandements au gouvernement, de toutes les confidences qui furent faites, et j'en ai reçu, il résulta que nous n'étions pas prêts le moins du monde.
A la vérité, nous ne le sommes jamais, c'est une chose à dire pour essayer de secouer l'incroyable force d'apathie et l'incroyable incurie dont nous sommes affligés depuis un demi-siècle. Mais, si nous ne sommes jamais prêts, en 1905 nous l'étions moins que jamais; nous étions le contraire comme jamais nous ne l'avions été; nous l'étions à souhait.
Pourquoi? Parce que nous avions eu pendant trois ou quatre ans un ministre de la guerre et un ministre de la marine qui en fait de marine et de guerre n'avaient songé qu'à «combattre la réaction et le cléricalisme» dans les armées de terre et de mer et qui n'avaient été choisis que pour cela.
Que l'anticléricalisme désorganise une armée, désorganise une marine, tarisse les approvisionnements, démunisse les magasins de munitions, laisse en déplorable état les forts de l'Est, découvre et ouvre la frontière, au premier abord cela paraît singulier. C'est un fait pourtant, parfaitement indiscutable, et c'est tout naturel.
Si Louis XIV, à l'époque de la révocation de l'édit de Nantes, avait disgracié Louvois comme insuffisamment partisan des Dragonnades et l'avait remplacé par un homme n'ayant pour tout mérite que d'être un jésuite, peut-être l'administration de l'armée aurait-elle souffert de cette mesure.
Comme toute passion, l'anticléricalisme est terriblement exclusif, et toute passion, quelle qu'elle soit, fait d'un homme ou d'un peuple un être qui perd jusqu'à l'instinct de sa conservation, de sa défense et de sa persévérance dans l'être. Le fanatisme antireligieux produit les mêmes effets que le fanatisme religieux pourrait produire et certainement produirait. Tant que nous serons dévorés d'anticléricalisme, nous ne pourrons pas faire la guerre, même attaqués.
En attendant, même en paix, nous nous diminuons de jour en jour. Nous perdons notre influence et notre prépondérance, au moins morale, en Orient, comme protecteurs reconnus des chrétiens d'Orient, et c'est merveille et il est très significatif comme M. Combes est indifférent à la perte de notre influence en Orient: «D'abord les deux questions [séparation de l'Église et de l'État et Protectorat des chrétiens d'Orient] ne sont pas nécessairement liées ensemble, l'une concernant nos rapports avec la Papauté, l'autre nos relations diplomatiques avec d'autres puissances. Mais je veux, sans m'arrêter à cette considération, envisager directement l'éventualité dont on cherche à nous effrayer. Si la croyance des siècles passés a attaché au protectorat une idée de pieux dévouement à la grandeur chrétienne; si elle a servi notre influence à une époque de foi; il s'est trouvé alors aussi, qu'on ne l'oublie pas, d'autres motifs, très positifs et très humains, qui ont contribué largement à faire attribuer à l'ancienne France un privilège, glorieux, j'en conviens, dans l'esprit de ce temps, mais toutefois encore plus embarrassant que glorieux. Il fallait, pour l'exercer, une puissance militaire et navale de premier ordre. La France réunissait cette double condition. Notre pays a rempli honorablement les obligations découlant des capitulations et des traités, et il peut s'étonner à bon droit de la menace dont il est l'objet. Mais la Papauté s'abuse si elle s'imagine nous amener, par ce procédé comminatoire, à quelque acte de résipiscence. Nous n'avons plus la même prétention au titre de fille aînée de l'église, dont la monarchie se faisait un sujet d'orgueil pour la France, et nous avons la conviction absolue que notre considération et notre ascendant dépendent exclusivement aujourd'hui de notre puissance matérielle, ainsi que des principes d'honneur, de justice et de solidarité humaine qui ont valu à la France moderne, héritière des grandes maximes sociales de la Révolution, une place à part dans le monde.»
Impossible de mieux dire, ou peut-être de plus mal dire, mais de dire plus formellement: «Le protectorat de la France sur les chrétiens d'Orient, au fond je suis ravi d'en être débarrassé. Cela était bon, et encore c'était «embarrassant» d'une part quand nous étions chrétiens, d'autre part quand nous étions forts. Mais vous ne tenez ni à être chrétiens ni à être forts. Donc advienne que pourra du protectorat! Qu'il passe à une nation qui ait cette force militaire et cette force navale à laquelle nous ne tenons pas. Nous restons, nous, en contemplation devant les immortels Principes de 89.»
Il est difficile de perdre plus gaiement un protectorat.
Pendant ce temps-là, l'Allemagne, que nous nous obstinons sottement à considérer comme une puissance protestante, et qui est une puissance moitié catholique, moitié protestante, se tient en bons termes avec Rome, comme c'est son devoir et son intérêt, et s'achemine, et le chemin est à moitié fait, vers la conquête du protectorat des chrétiens d'Orient, qui est une affaire d'extension commerciale, autant qu'une affaire d'extension d'influence morale. Mais que ne sacrifierait-on pas à l'impérieux devoir de faire la guerre au Vatican?
L'Orient, pour des Français, est bien loin; mais à nos portes, il y a l'Alsace. Or, le résultat le plus clair de notre généreux anticléricalisme a été de nous faire perdre l'Alsace une seconde fois. Nous ne l'avions perdue que matériellement en 1870. Cela ne nous suffisait pas. Nous nous sommes attachés de tout notre cœur à la perdre moralement, à nous l'aliéner. L'Alsace est profondément catholique, et de plus, ce qui n'est pas tout à fait la même chose et ce qui, dans l'espèce, est plus important, le clergé catholique a sur elle un très grand empire. Le curé alsacien est un petit roi dans son village. Et enfin le clergé catholique alsacien était profondément patriote et antiallemand.
En conséquence, considérant que l'Alsace est catholique, que son clergé catholique a de l'empire sur elle et que son clergé était antiallemand, nous avons mis tous nos soins à montrer à l'Alsace que nous étions les ennemis forcenés de la religion catholique et les ennemis enragés du clergé catholique. Nous avons mis tous nos soins à montrer à l'Alsace que nous étions, sinon ses ennemis, du moins, ce qui n'est pas si loin d'être la même chose, les ennemis de tout ce qu'elle aime.
Ce n'est peut-être pas très adroit. Cela rentre dans notre habitude, qui est de ne jamais nous occuper de ce qui se passe de l'autre côté de notre frontière. Cette habitude est française; elle est particulièrement parlementaire et politicienne, les politiciens ne songeant qu'à être élus et réélus et les étrangers n'étant pas électeurs en France: «Que nous font les gens d'Allemagne ou d'Angleterre? Ils ne votent pas.»
Un député ou un aspirant député ne regarde jamais que dans sa circonscription. Aussitôt que l'Alsace a été matériellement allemande, il a été absolument impossible à un politicien français de s'en occuper.
Toujours est-il que de l'indisposer ou de la ménager nous n'avons pas eu la moindre cure, si ce n'est qu'on pourrait dire que plutôt nous avons apporté grande diligence à l'indisposer. Nous aurions voulu—et cela est peut-être la vérité et ce n'est pas ici le lieu de démontrer pourquoi, mais c'est peut-être la vérité et je pourrai le démontrer une autre fois—nous aurions voulu, de ferme propos, de dessein prémédité et de forte persévérance, nous aliéner l'Alsace et la pousser doucement du côté de l'Allemagne que nous n'aurions pas parlé, agi et légiféré autrement.
Et, bien entendu, pendant ce temps-là, car nous sommes peut-être les seuls en Europe qui depuis un demi-siècle agissions continuellement droit à contre-fil de nos intérêts, l'Allemagne qui, je le répète, n'est pas une puissance protestante, mais une puissance mi-partie protestante, mi-partie catholique, et qui n'est pas une puissance qui ait pris l'habitude d'agir contre ses intérêts, et qui n'est pas une puissance dénuée d'intelligence élémentaire, l'Allemagne comprenait très bien qu'il fallait montrer la plus grande bienveillance à l'égard des catholiques alsaciens. L'empereur allemand multipliait—ces dernières années surtout, c'est-à-dire à mesure que l'anticléricalisme sévissait plus furieusement en France—les avances, les amabilités et les grâces à l'endroit des catholiques alsaciens.
L'Allemagne, il est vrai, parce qu'elle considérait cela comme une mesure nécessaire de rattachement et de centralisation, supprimait le séminaire de Strasbourg, pour que les jeunes clercs catholiques reçussent l'instruction de professeurs allemands de l'Université, ce qui, après tout, peut se défendre; mais dès 1872 elle élevait très fortement les traitements des ecclésiastiques catholiques; elle les élevait une seconde fois en 1884. Les chanoines, qui en 1871 recevaient 1280 marks, en reçurent 1920 en 1872 et 2000 en 1884. Les curés reçurent une augmentation, suivant leur âge et leur ancienneté, de 500 marks ou de 700 marks. L'Allemagne a voulu qu'on dit: «Il n'y a qu'un pays français où le clergé catholique soit bien traité; ce pays est en Allemagne.»
Les catholiques alsaciens ont été ménagés et caressés par l'Allemagne en proportion juste des mauvais traitements que la France faisait subir aux catholiques français, et c'est de la politique élémentaire.
Les résultats favorables à l'Allemagne, je ne dirai point «ne se sont pas fait attendre», selon la formule, car, Dieu merci, l'Alsacien est entêté; mais ils arrivent, et c'est maintenant l'affaire d'une génération et peut-être de beaucoup moins.
Le temps n'est plus où, confondant «Rome et la France», selon l'esprit bismarckien, un inspecteur prussien disait aux instituteurs: «On fêtera l'anniversaire de Sedan en souvenir de ceux qui sont tombés pour l'unité allemande; on le fêtera pour rappeler que l'empire a devant lui dans la Papauté un second ennemi héréditaire» (1882). Non, beaucoup plus intelligemment, les catholiques allemands, en 1905, choisissent Strasbourg pour siège de leur Congrès annuel et entretiennent leurs coreligionnaires alsaciens, de quoi? De la France considérée, avec quelque raison, comme l'ennemi du catholicisme, de tout clergé catholique et de toute croyance religieuse et de tout sentiment religieux.
Et les Alsaciens, que répondent ils? Quelque chose qui déjà est très grave. Jusqu'à présent, au Reichstag, les catholiques alsaciens formaient groupe intransigeant et intangible. Ils représentaient la protestation. Ils se rencontraient quelquefois dans leurs votes avec le centre catholique allemand; mais ils restaient absolument indépendants de lui. Maintenant ils manifestent l'intention de s'unir au centre catholique allemand, de faire cause commune avec lui et presque de se confondre avec lui.
C'est plus qu'une nuance. C'est une démarche d'une portée considérable, d'une suite immense. L'Alsace devient allemande. Elle devient allemande catholique, mais elle devient allemande. Elle y voit surtout un intérêt local; c'est évident; elle veut avoir sa part efficace et réelle dans les délibérations de la grande assemblée allemande; mais elle n'est plus aussi arrêtée qu'elle l'était par les scrupules de sa conscience traditionnelle et, pour ainsi parler, de sa conscience historique. Elle se fond peu à peu dans la partie catholique de l'empire allemand, mais enfin et tout compte fait dans l'empire allemand lui-même.
Voilà le fruit de la politique relativement habile et intelligente de l'Allemagne en Alsace, ou du moins voilà à quoi a contribué cette politique; voilà le fruit de la politique intérieure—et extérieure malgré elle et sans qu'elle y songeât—de la France; ou du moins voilà à quoi n'a pas mal contribué cette politique, la plus étroite et la plus aveugle que j'aie jamais rencontrée.
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C'est cette politique qu'il ne faut pas continuer. C'est de cette politique qu'il faut prendre exactement le contrepied. Il en faut prendre le contrepied pour toutes les raisons que j'ai dites et pour celle-ci, par laquelle je terminerai.
En régime despotique ou en état d'esprit despotique, ce qui revient à très peu près au même, tout ce qui semble le défaut d'une mesure quelconque en est le principe. Tout ce qui paraît vicieux, mauvais, dangereux, absurde dans une démarche du gouvernement despotique ou du parti despotique, en est le principe intime, la raison secrète, l'inspiration même, profonde, quelque fois inconsciente, consciente souvent, mais enfin en est la source.
Lorsque Louis XIV persécutait les protestants, si l'on avait dit, non pas peut-être à lui, mais à ses ministres, que cette persécution pouvait avoir pour effet de jeter un million de protestants à l'étranger, ils auraient sans doute répondu: «C'est précisément pour cela que nous les persécutons. Que la plèbe protestante émigre à l'étranger, nous n'y tenons pas du tout et nous nous efforcerons, même par la force, de la retenir (c'est ce qu'ils ont fait). Mais l'émigration des chefs protestants et des sommités intellectuelles du parti, c'est la décapitation de la faction protestante, et c'est ce que nous souhaitons; car ce que nous voulons, c'est qu'il n'y ait pas de partis en France. Nous savons, par l'exemple de l'Angleterre, qu'un parti religieux est toujours un parti politique et que les partis politiques décapitent les rois quand ils le peuvent, et nous aimons mieux décapiter les partis quand nous le pouvons. Nous disons comme Bossuet, qui est conseiller d'État: «... la loi ne permettait pas aux hérétiques de s'assembler en public, et le clergé, qui veillait sur eux, les empêchait de le faire en particulier, de sorte que la plus grande partie se réunissait [à l'église orthodoxe] et que les opiniâtres mouraient sans laisser de postérité, parce qu'ils ne pouvaient ni communiquer entre eux ni enseigner librement leurs dogmes.» Nous disons comme Bossuet: «Nous avons vu... leurs faux pasteurs les abandonner sans même en attendre l'ordre et heureux d'avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse.» Nous disons comme Bossuet: «Quelque chose de plus violent se remue dans le fond des cœurs [des hérétiques], c'est un dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité et une démangeaison d'innover sans fin, après qu'on en a vu le premier exemple.» Nous disons comme Bossuet: «Il ne faut pas s'étonner s'ils perdirent le respect de la majesté et des lois ni s'ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres... On ne laisse plus rien à ménager aux peuples quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion, et c'est de là que nous est né ce prétendu règne du Christ qui devait anéantir toute royauté et égaler tous les hommes.» Nous nous disons tout cela et qu'il n'y a donc aucune différence sensible entre un protestant et un factieux, entre un protestant et un républicain, entre un protestant et un anarchiste, et si l'on nous reproche de rejeter au delà des frontières les maîtres d'anarchie, nous répondons que c'est précisément là ce que nous voulons.»
Lorsque Louis XV, après Louis XIV, persécutait les jansénistes, si on lui avait dit que, tout compte fait, les jansénistes étaient ce qu'il y avait de plus pur, de plus élevé, de plus noble et de plus croyant dans la religion catholique et que le jansénisme, plus ou moins bien compris, était la façon de croire de la haute bourgeoisie française et du monde parlementaire, partie singulièrement recommandable de la nation, il aurait répondu, s'il avait pu prendre sur sa nonchalance de répondre: «C'est précisément pour cela que je réprime et combats les jansénistes et que je n'en veux plus. Ils sont comme l'âme d'une partie de la nation qui est trop indépendante pour moi et trop puissante et trop vivante, qui n'est pas une simple poussière d'hommes, qui s'entend, qui se comprend, qui se sent vivre en commun, dont les différents éléments et les différents groupes ont des intelligences entre eux, qui par conséquent forme presque une association, et l'on sait bien qu'une association est un État dans l'État, ce qui est insupportable. Et c'est précisément parce que le jansénisme est la religion de la haute bourgeoisie indépendante et du monde parlementaire, toujours sur le point d'être rebelle, que je ne veux point de jansénisme et que je ne veux qu'un peuple docile, ayant simplement la religion du confesseur du roi et ne s'avisant pas de vouloir «être maître de sa religion». Que les jansénistes aient pour eux la haute bourgeoisie et le monde parlementaire, c'est ce qui les condamne.»
Si l'on avait dit à Napoléon Ier: «Point de liberté religieuse; les prêtres asservis aux évêques et les évêques asservis à vous; voilà quelle est votre idée et voilà quel est votre système. C'est fort bien peut-être, à un certain point de vue; seulement ce n'est pas une religion; ce n'est pas du tout une religion. C'est une administration générale de la morale publique et ce n'est rien que cela...» Il aurait répondu: «Eh bien! si vous croyez que je veux une religion! C'est précisément ce dont je ne veux pas du tout. Un pouvoir spirituel, n'est-ce pas? L'empire partagé, le gouvernement partagé! Quelqu'un commandant aux âmes et quelqu'un commandant aux corps, c'est-à-dire chacun de mes sujets coupé en deux! Non pas, s'il vous plaît! Moi seul gouvernant, je ne sors pas de là et je n'entends pas à autre chose. Alors détruire la religion chrétienne? Point du tout, s'il vous plaît encore. Ceux qui ont rêvé cela étaient des sots. Ils ne savaient pas qu'on ne détruit pas les religions tout d'un coup, ni même vite. Elles ne meurent que de vieillesse, d'épuisement de leur principe vital. Tant qu'elles n'ont pas complètement perdu ce principe, en essayant de les détruire on le leur rend. Tant qu'elles ne sont pas mortes, en les tuant on les ressuscite. Il faut savoir cela. C'est du reste élémentaire. Il faut être un avocat pour l'ignorer ou le méconnaître. Non! non! Je ne veux pas détruire la religion. Seulement je veux qu'elle n'existe pas. Elle n'existera pas, sans que rien soit fait pour la détruire, si l'Église est organisée de telle sorte qu'elle ne puisse pas et qu'elle ne veuille pas enseigner la religion. J'y mettrai ordre. L'Église sera tellement attachée à moi, rivée à moi, qu'elle enseignera la religion dans les limites où la religion ne me gênera pas et ne me contredira pas. Dès lors, ce qui sera enseigné sous couleur de religion, ce sera bons propos de morale courante et bonnes vieilles histoires attendrissantes relativement à Jésus et aux martyrs. Vous me dites que ce n'est guère une religion et que même ce n'en est pas une. Je l'espère bien, et c'est justement ainsi que je l'entends. Ce que vous me signalez comme le défaut de mon système en est le principe.»
Si l'on avait dit à Napoléon: «Ni liberté de parole, ni liberté de presse ni liberté d'enseignement, ni liberté d'association: c'est bien votre pensée. Elle peut être soutenue. Il y a pourtant à tout cela cet inconvénient qu'une nation vit de liberté, qu'elle ne tient à elle-même qu'en raison des libertés dont elle jouit et dans l'exercice desquelles elle se sent vivre, qu'elle prend conscience d'elle-même dans cet exercice et qu'à n'en plus avoir l'usage elle s'abandonne, s'endort, languit, n'est plus une nation, à moins que, tout entière à l'action extérieure, elle ne bataille et conquière sans cesse, ce qui ne peut point, sans doute, être régime éternel»; il aurait répondu probablement: «Précisément ce que je ne veux pas, c'est que la France soit une «nation», une nation comme vous l'entendez, vous, avec vos propos d'idéologue. «Une nation!» J'entends bien: une nation comme l'Angleterre ou la Hollande, une nation distincte de son gouvernement et ayant réellement une vie propre en dehors de ceux qui la régissent. C'est cela que vous appelez une nation. C'est ce que je ne veux pas que soit la France. Je veux qu'elle vive en moi, de ma pensée qu'elle épousera et de ma volonté à laquelle elle s'associera. D'elle-même, de ses pensées à elle, multiples et diverses, jamais! De ses volontés multiples et divergentes, jamais! Vous me dites: «Dans ces conditions, elle s'affaissera sur elle-même, à moins qu'elle ne combatte et conquière toujours.» Tout juste! Comme Rome. Un peuple de commerce, de science, de lettres et de beaux-arts peut avoir besoin de libertés; un peuple se destinant à la conquête du monde et à l'administration du monde, non seulement n'en a pas besoin, mais en serait gêné dans son œuvre. Si jamais j'accepte les libertés, c'est que j'aurai renoncé à mon rôle de conquérant et de César travaillant par la guerre à la pacification future du monde, à la pax romana per orbem. Il est possible que ce moment de renoncement arrive. Alors ce ne seront point mes idées qui auront changé, ce sera mon dessein. Mais tant que mon dessein sera celui que vous me voyez, ne me parlez pas d'une «nation». Parbleu! ce que je veux autour de moi, ce n'est pas une nation; c'est une armée. Ce que vous me signalez comme le défaut de mon système en est le principe.»
Tout de même, de nos jours, où l'instinct despotique reparaît sous une nouvelle forme et sévit de toutes ses forces, ce qui paraît le défaut de chaque mesure, générale ou particulière, dont on se plaint, en est le principe inspirateur, que ceux, du reste, qui prennent cette mesure s'en aperçoivent ou qu'ils ne s'en aperçoivent point.
A quoi songerons-nous pour prendre des exemples? Au système parlementaire? Soit. Qu'est-ce qu'on lui reproche? D'être, de la manière dont il est organisé, le contraire même du système représentatif; d'arriver, par toute suppression de la représentation des minorités, à ce résultat que le pays est gouverné par une majorité toute factice et, au vrai, par une minorité. C'est ce qu'on a appelé, très justement, le mensonge du gouvernement parlementaire.
Car enfin s'il est prouvé, et il l'a été, qu'en tenant compte de toutes les voix exprimées par le pays, les groupes de gauche qui gouvernent depuis huit ans représentent la minorité du pays, il est démontré que la façon de compter est mauvaise et que la France est gouvernée depuis huit ans par ceux qui devraient obéir, ou tout au moins ne pas commander. C'est le mot d'un étranger aristocrate: «En choses de science, et la politique est une science, il faut peser les suffrages et non les compter. Vous, vous comptez au lieu de peser;—mais encore vous comptez mal.»
Sans doute; mais remarquez que cette façon de compter est éminemment démocratique et radicale. Si vous tenez compte des voix des minorités, qu'est-ce que vous faites? Vous tenez compte, dans chaque circonscription, des voix de ceux qui n'obéissent pas «aux grands courants», qui ne suivent pas la foule, qui ne sont pas, comme dit Nietzsche, «bêtes de troupeau». Eh! mais! justement, ces voix, il faut les supprimer! Ce sont des suffrages fortement suspects d'être aristocrates. Ils se désignent eux-mêmes, en quelque sorte, comme étant tels. Supprimons-les; tenons-les comme n'existant pas.
Autre aspect de la même question: Si (par exemple) décidant que sera déclaré député tout homme qui, dans tout le pays, aura réuni tel nombre de suffrages suffisant pour être élu dans une circonscription moyenne, vous amenez ainsi à la Chambre des hommes qui n'auraient été élus dans aucune circonscription, mais qui sont connus, aimés et admirés un peu partout dans le pays tout entier, que faites-vous? Vous tenez compte du suffrage des minorités, évidemment; mais vous amenez à la Chambre des hommes beaucoup trop connus, beaucoup trop admirés et beaucoup trop aimés, des espèces d'hommes supérieurs, des illustrations politiques, scientifiques, littéraires. Or, l'homme supérieur n'est pas chose démocratique. Il représente cette sélection intellectuelle dont la démocratie a horreur et terreur, non sans raison; il est l'homme, qu'au contraire de l'élire ou de le considérer comme élu, la démocratie devrait éliminer par ostracisme.
Il ne faut donc point de représentation des minorités. De quelque façon qu'on la mette en pratique, elle servira, au moins un peu, les intérêts aristocratiques. Il ne s'agit pas de dire, sottement, que toutes les voix des minorités se portent sur des gens qui appartiennent à une élite; non; mais les gens qui appartiennent à une élite trouvent le plus grand nombre des suffrages qui vont à eux dans les bulletins des minorités. En rayant de compte tous les bulletins des minorités, on éliminera donc toujours un certain nombre de gens d'élite. Le suffrage universel n'est vraiment démocratique qu'à la condition d'être brutal. Conservons-lui, sous des apparences très légales et très légitimes, son caractère de brutalité.
Ainsi raisonnent les démocrates[4], avec un très grand sens, si l'on se place à leur point de vue. Ils sentent vaguement, peut-être avec précision, que le prétendu défaut du système en est le principe ou du moins est très conforme à l'esprit même du système.
Qu'est-ce qu'on reproche encore au système parlementaire français? De réduire à rien la fameuse «division des pouvoirs» et de concentrer, au contraire, tous les pouvoirs dans le Parlement, de légiférer, de gouverner et d'administrer, le tout ensemble. Eh bien mais, ce n'est pas pour autre chose que les politiciens se font nommer députés. Ils ne se font pas nommer députés pour faire des lois—si ce n'est des lois de circonstance, qui sont précisément des actes de gouvernement et de gouvernement despotique—ils se font nommer pour gouverner, par l'intermédiaire de leurs ministres, d'une manière conforme à leurs intérêts; et, d'autre part, pour peser, chacun chez eux, sur l'administration de leur département et pour y être de petits rois. Sans cela, ils ne tiendraient pas le moins du monde à être élus députés. Le défaut ou l'abus du système parlementaire que vous leur signalez est pour eux l'essence même du système parlementaire et sa principale, sinon sa seule raison d'être.
Le système parlementaire, direz-vous encore, tel qu'il est pratiqué en France, a de singuliers résultats de temps en temps et même toujours: il met un avocat à la marine, un homme de lettres à la guerre, un financier à la justice, un commerçant à l'instruction publique et ainsi de suite. Quoi de plus naturel, puisqu'il s'agit, pour un ministère, non pas de bien administrer, mais de ne pas être renversé, et que dès lors ce qu'il doit chercher c'est à distribuer les portefeuilles, non de manière qu'ils soient bien tenus, mais de manière que les différents groupes de la chambre aient, chacun, à peu près satisfaction? Montesquieu disait: «En tel cas... la République est une dépouille.» En style moins noble on peut dire: «En France le ministère est un gâteau.» Quand il s'agit de partager, il ne s'agit pas d'attribuer. On partage comme on peut. De là ces attributions singulières, amusantes et parfaitement désastreuses pour les intérêts du pays.
Mais quoi? le principe pour les politiciens, c'est de partager le pouvoir et l'influence. Les politiciens français sont toujours les fils de ces conventionnels qui n'admettaient pas que la France cessât jamais d'être leur propriété et qui se prorogeaient eux-mêmes dans les assemblées qui devaient succéder à la leur et qui écartaient par la proscription ceux qui y pénétraient à leur tour; pour qui enfin la République n'était qu'un syndicat de propriétaires de la République. De là un système parlementaire qui, dans la pratique, est le contraire même de la définition du système parlementaire.
Voyez encore quelques mesures récentes ou quelques projets en voie de réalisation. La caisse de retraite pour l'invalidité et la vieillesse est un projet, certes, excellent en soi. Quelques-uns lui adressent pourtant cette critique: «Qui profitera de ces secours ou de ces retraites?
—Les invalides et les vieillards.
—Sans doute; mais lesquels?
—Ceux que nous estimerons en avoir le plus besoin. A ceux-là nous épargnerons tout délai dans la liquidation de leur retraite. Pour les autres on saura voir...
—C'est-à-dire que vous faites la loi pour vos protégés et vos clients ou ceux dont vous voudrez faire vos clients et vos protégés. C'est donc un simple instrumentum regni, une sportule à distribuer à titre, soit de récompense, soit d'encouragement, un moyen de vous conquérir des électeurs. N'est-ce pas cela?»—A certaines dispositions des projets en discussion, cela en a l'air. Pour que tout soupçon de ce genre fût écarté, il faudrait que les caisses de retraite pour l'invalidité ou la vieillesse ne fussent pas «d'État», fussent aux mains de mutualités parfaitement indépendantes de l'État, auxquelles l'État, cette fois incontestablement par humanité pure et sans pouvoir être soupçonné d'intérêt politique, accorderait toutes les subventions qu'il voudrait. Mais faites adopter ce système à nos hommes politiques. Je doute que vous y réussissiez. C'est très vraisemblablement pour se créer un instrument de règne de plus qu'ils organisent cette administration de secours. Ce qui est pour vous, ce qui est en soi le défaut de la mesure en est pour eux la raison d'être.
L'impôt sur le revenu n'a rien, assurément, que de très acceptable; mais on fait remarquer qu'à moins de se contenter d'une déclaration, qui, hélas, étant donnée la nature humaine, serait toujours fausse, l'impôt sur le revenu ne pourrait s'exercer qu'avec une inquisition continuelle sur les sources de revenus de chacun, ou par une fixation tout arbitraire et faite pour ainsi dire au hasard.
Ou se contenter de cette affirmation du contribuable: «Mon revenu? Il est de tant.»
Ou fouiller, et sans cesse, dans tous les papiers d'affaires et même dans la correspondance du contribuable.
Ou s'en rapporter aux signes visibles et extérieurs de la fortune.
Ou taxer au hasard le contribuable.
Je ne crois pas qu'on puisse sortir de ces quatre partis.
Or le premier est purement vain; il ne rendrait rien du tout ou quasi rien.—Le second, sans compter qu'il est épouvantablement vexatoire, est impraticable. Il exigerait une armée de commis, douaniers à l'intérieur et douaniers domestiques, plus nombreux que celle des contributions indirectes.—Le troisième est trompeur: les signes extérieurs de la fortune ne signifient rien, l'avare ne manifestant sa fortune par aucun signe extérieur et l'homme placé dans une certaine situation qui exige de la représentation, du prestige et de la poudre aux yeux, montrant des signes extérieurs de fortune, alors qu'il n'a pas de fortune du tout.
Reste donc la fixation arbitraire: «Nous supposons que Monsieur un tel est millionnaire. Nous le croyons.—Sur quoi le croyez-vous?—Nous le croyons sur ce que nous le croyons.»
Or, ceci est du pur despotisme. Eh bien, il est à croire que c'est précisément parce qu'il n'y a, en impôt sur le revenu, que la taxation arbitraire qui soit pratique, que certain parti tient tellement à l'impôt sur le revenu. L'impôt sur le revenu sera un moyen de frapper qui déplaît et d'épargner qui plaît. C'est justement ce qui en fait le mérite aux yeux d'un certain parti. Cela pourra avoir d'admirables conséquences électorales. Ici encore, ce qui est le défaut de la mesure en est le principe pour ceux qui la proposent.
Les idées du parti radical sur l'armée et l'organisation de l'armée sont exactement les mêmes en leur fond et dérivent exactement de la même pensée secrète. Réduire successivement le service militaire de sept ans à cinq ans, de cinq ans à trois ans, de trois ans à deux ans, tout le monde le sait, aussi bien ceux qui sont favorables à ce mouvement que ceux qui lui sont opposés, c'est abolir l'esprit militaire, c'est-à-dire la cohésion, l'entente cordiale, la communion d'esprit entre l'officier, élément permanent de l'armée, et le soldat, qui ne fait plus qu'y passer. Il est évident que le soldat qui ne passe que deux ans dans l'armée n'a que deux sentiments successifs: la première année, le regret d'avoir quitté sa famille et son village; la seconde année, l'impatience d'y rentrer. En deux années, qui, dans la pratique, seront réduites à vingt mois, un troisième sentiment n'a pas le temps de se former. Dans un pays ardemment patriote, comme l'Allemagne ou l'Angleterre, l'inconvénient est ou serait moindre. Il est clair que si le sentiment patriotique et l'esprit militaire sont développés dès l'école primaire et dès le gymnase, il n'est pas besoin d'un long temps passé sous les armes pour le former. Il existe à l'avance, il persiste pendant le temps du service militaire, il reste ensuite. Mais dans un pays où l'école primaire et le lycée sont hostiles au sentiment patriotique ou tout au moins ne s'appliquent aucunement à l'entretenir, où l'école primaire et le lycée sont hostiles à l'esprit militaire ou tout au moins songent à tout autre chose qu'à le faire naître, il n'est que très vraisemblable que le service militaire court, non seulement ne créera pas l'esprit militaire, mais l'empêchera d'éclore là où il aurait pu se produire, ne retenant le jeune homme sous les drapeaux que juste le temps de lui faire d'abord regretter, puis désirer la vie civile. Une armée sans esprit militaire, c'est ce que va créer notre nouvelle loi sur l'armée.
Mais c'est que précisément l'esprit militaire est ce que déteste et redoute le plus le parti démocratique.
Il est très embarrassé: il n'est pas précisément antipatriote; car, après tout, la disparition de la France comme nation ne lui profiterait guère, puisque ce serait la France exploitée par d'autres et non plus par lui; et l'on n'envisage jamais une pareille perspective de gaîté de cœur; mais, d'autre part, il est antimilitariste fatalement et comme forcément; car il redoute toujours le despotisme militaire, le tyran militaire, celui qui détruit ou annihile le régime parlementaire et exploite le pays pour lui-même, pour ses favoris, pour ses généraux, pour ses officiers et non plus au profit des orateurs de village et des politiciens de sous-préfecture.
Ainsi partagé, le parti démocratique est donc dans un certain embarras; mais envisageant la disparition de la France comme une chose lointaine, par suite de cette tendance qu'on a toujours à considérer un grand changement européen comme une chose lointaine, tendance instinctive et du reste absurde; et envisageant le despotisme militaire comme une chose qui peut se produire demain, même en pleine paix (et l'aventure du général Boulanger l'a confirmé dans cette idée), il a pour l'esprit militaire une aversion sans aucun mélange et ne tient à rien tant qu'à le détruire partout où il est et à l'empêcher de naître partout où il pourrait germer.
C'est le plus pressé; et pour le reste, selon la formule de tous les esprits bornés, pour le reste, on verra plus tard.
N'exprimez donc pas cette crainte qu'avec les nouvelles lois militaires l'esprit militaire ne s'affaiblisse et ne tende à disparaître: c'est précisément pour diminuer l'esprit militaire que les nouvelles lois militaires ont été faites, que les nouvelles lois militaires se font et que se feront de nouvelles lois militaires, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus en France que des milices ou une garde nationale. Il est vrai que, selon toute apparence, la France aura disparu auparavant; mais je ne voulais démontrer que ceci qu'en cette question encore, ce qui paraît le défaut de la mesure prise en est justement l'esprit directeur et la cause efficiente et aussi la cause finale.
Or, pour y revenir, dans cette grande affaire du cléricalisme et de l'anticléricalisme il en va tout de même. Ce qui rend l'anticléricalisme incurable, c'est que toutes les sottises dont il est composé sont les raisons mêmes pour quoi il est chéri et caressé par ses partisans; c'est que tous les périls qu'il renferme sont considérés par ses partisans comme des chances qu'il ne serait pas mauvais de courir; c'est que toutes ses désastreuses conséquences sont, plus ou moins consciemment, considérées par ses partisans comme des progrès, ou tout au moins comme des choses qui ne seraient pas si mauvaises qu'on affecte de le croire.
Qu'ai-je dit, que disons-nous pour persuader à la France de ne pas s'hypnotiser dans la passion antireligieuse? Nous lui disons que d'opprimer, de molester, de persécuter une partie, et importante, de la population française pour ses opinions religieuses et pour sa manière de faire élever ses enfants, cela supprime des Français, cela diminue le nombre des Français, cela aliène des Français qui ne demanderaient qu'à aimer la France, cela fait des étrangers à l'intérieur.
—C'est précisément ce qu'il faut, nous répondent nos adversaires, ou nous répondraient-ils s'ils allaient net jusqu'au bout de leur pensée ou s'ils se rendaient nettement compte du principe même de leur pensée. C'est précisément ce qu'il faut. L'unité morale le veut. Nous ne considérons comme Français que ceux qui pensent comme nous, que ceux qui datent de 1793, que ceux qui ne croient qu'à la démocratie et à la libre pensée, que ceux qui ont rejeté toute superstition et qui sont délivrés de cette maladie mentale qu'on appelle le sentiment religieux. Voilà ceux qui constituent l'unité morale, c'est-à-dire la France. Les autres sont des antiunitaires, c'est-à-dire des antifrançais.
Il ne faut donc pas nous dire que nous supprimons des Français; nous frappons des gens qui ne sont pas des Français, qui déjà ne sont pas des Français. Nous n'aliénons pas des compatriotes, nous défendons la France contre des gens qui ne sont pas des compatriotes. Nous ne créons pas des étrangers à l'intérieur; nous trouvons des étrangers à l'intérieur, et nous leur défendons de l'être, et nous les prions ou de cesser de l'être ou de déguerpir. On ne peut pas être plus patriotes que nous le sommes. Le véritable patriotisme consiste à ne compter pour Français que ceux qui le sont. Ceux qui prétendent à la fois être français et romains, leur prétention à l'égard du titre de citoyen français est monstrueuse. Qu'ils choisissent. Ils n'aimeront pas la France si nous leur défendons de faire élever leurs enfants par des prêtres? Oh! Tant mieux! Qu'ils ne l'aiment point et qu'ils la quittent. Il n'y a que profit pour elle, ou à ce qu'ils y restent en ne l'aimant point, car ils ne demanderont point ses faveurs, ses places, ses postes et ne les obtiendront pas et laisseront les vrais Français se partager tout cela; ou à ce qu'ils la quittent, car ils supprimeront ainsi le scandale de l'étranger campé et organisé en France contre la France, contre son esprit, contre ses principes et contre son unité. Nous préférons une France une et serrée en faisceau à une France de population plus nombreuse, mais divisée, déchirée et incohérente.
Voilà en son fond le véritable esprit du Français «unitaire». Ce que nous signalons comme le point faible de sa mentalité en est le fond même.
Comprendre que l'unité morale, aux temps modernes, ne peut être que dans la liberté, dans le sentiment, répandu chez tous les citoyens, que, quoi qu'ils pensent, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils fassent, excepté contre la patrie, ils trouveront dans la patrie une égale bienveillance à leur endroit; comprendre que c'est là, désormais, le vrai lien, le vrai faisceau et la vraie unité; comprendre que si l'unité américaine existe, c'est que les citoyens américains sentent et éprouvent que, quelles que soient leurs idées et leurs tendances particulières, la République s'en désintéresse absolument et ne leur demande que d'être des Américains; comprendre que si l'unité anglaise existe, c'est que le citoyen anglais sent dans sa patrie une protectrice de tous ses droits et de toutes ses façons de penser, si différentes qu'elles soient de celles du voisin; comprendre que si l'unité allemande existe, c'est que catholiques allemands sont aussi libres d'être catholiques que les protestants sont libres d'être protestants et protestants allemands aussi libres d'être protestants que les catholiques sont libres d'être catholiques et que, par conséquent, les uns et les autres sont avant tout allemands: «l'Allemagne au-dessus de tout!»;—comprendre tout cela, voilà ce qui est absolument impossible à «l'unitaire» français, avec son âme du XVIe siècle.
Il est remarquable comme le goût de l'unité ne donne que la passion de la guerre civile. Pourtant il en est ainsi.
On voit que ce qui est le défaut essentiel du raisonnement de nos unitaires en est la majeure.
Que disons-nous encore? Que l'anticléricalisme mène peu à peu à une conception et à une organisation de l'enseignement qui rendraient les Français idiots. Oui, nous disons cela, à peu près, et je crois bien que nous le pensons tout à fait. L'unité effrénée d'enseignement, si l'on me permet de parler ainsi, ne peut avoir en effet pour résultat qu'une profonde débilitation de l'intelligence nationale. Un peuple à qui l'on n'enseigne qu'une manière de voir finit bientôt par n'avoir aucune manière de voir. Assez plaisamment, quoique avec un esprit un peu gros, Victor Hugo disait en 1850 aux «Jésuites»: «Vous demandez la liberté d'enseignement? Ce que vous voulez, c'est la liberté de ne pas instruire.» Tous les arguments à l'adresse de la «France noire» se retournant mathématiquement contre la «France rouge», je dirai, un peu lourdement aussi, aux partisans du monopole de l'enseignement: «Vous prétendez instruire seuls; c'est vouloir ne pas enseigner; c'est vouloir, à force de n'enseigner qu'une chose et fermer les esprits à toutes les autres, les fermer à toutes. Car on n'a une idée, on ne la possède vraiment, on ne la voit avec clarté, que quand on a fait le tour de toutes les idées et quand on en a choisi une. Intelligence, c'est comparaison, puis préférence.»
Les partisans intelligents du monopole sentent si bien la force de cette objection et ce qu'elle contient de vérité, qu'ils ne manquent pas d'assurer de tout leur courage que c'est dans l'enseignement monopolisé que l'on trouvera l'exposition de toutes les idées, les plus différentes, et pour l'élève la liberté la plus large de comparaison, de choix et de préférence. J'ai discuté plus haut, avec le plus grand sérieux, cette plaisanterie, et je n'y reviens que pour rappeler que personne n'en peut être dupe, non pas même ceux qui en sont les auteurs, s'il n'y a pas à dire plutôt que surtout ceux qui en sont les auteurs n'en peuvent croire un mot.
Donc, cette objection écartée, nous prétendons que les partisans du monopole de l'enseignement veulent surtout ne pas instruire, j'entends ne pas mettre les jeunes esprits à même de choisir entre les idées. Notez que cela se démontre déjà par une foule de signes. Dans les programmes universitaires il y a tendance très visible à n'enseigner l'histoire que depuis 1789 et à laisser le jeune homme dans l'ignorance la plus profonde sur tout ce qui s'est passé auparavant. Voilà ce que j'appelle ne pas enseigner. L'homme qui ne connaît l'histoire que depuis 1789 est un homme si limité qu'il en est bouché. Il ne comprend rien du tout et non pas même 1789. Il est absolument inintelligent en humanité. Il a une complète inintelligence de l'histoire et une ignorance encyclopédique du genre humain, y compris celui où il vit. Cet homme-là, c'est l'homme que veulent les partisans du monopole de l'enseignement; c'est pour eux l'homme de l'avenir.
De même au congrès de Liége, en septembre 1905, M. Salomon Reinach insistait pour que l'on éliminât décidément de l'enseignement littéraire les auteurs du XVIIe siècle, si profondément arriérés et qui ne peuvent rien apprendre, du moins de bon, aux générations du XXe siècle. Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre. Mais si l'on croit que le jeune «studieux» comprendra un mot à l'Essai sur les mœurs s'il n'a pas lu le Discours sur l'histoire universelle, et à Montesquieu s'il n'a pas lu la Politique tirée de l'Ecriture sainte, et, pour sortir un instant de la politique, à Marivaux s'il n'a pas lu Racine, et à Jean-Jacques Rousseau s'il n'a pas lu Fénelon, etc., etc., il faut être un peu inexpérimenté soi-même en matière d'enseignement et en matière intellectuelle.
Ce n'est donc pas conjecture de notre part, ni induction, du reste légitime, ni procès de tendances, du reste fondé, quand nous disons aux partisans du monopole de l'enseignement: «Vous ne voulez pas plus de liberté dans l'enseignement que de la liberté de l'enseignement. Vous ne voulez de liberté de choix, et c'est-à-dire de liberté d'intelligence, nulle part. Un peu partout, et particulièrement dans un pays comme le nôtre, la liberté dans l'enseignement ne peut être obtenue que par la liberté de l'enseignement. Si les clercs seuls enseignaient, ils enseigneraient l'histoire jusqu'en 1789 et jetteraient un voile sur tout ce qui s'est passé depuis; ils enseigneraient la littérature avec Bossuet, Nicole, Bourdaloue et peut-être Corneille; ne feraient lire aucun auteur du XVIIIe siècle, et du XIXe siècle ne mettraient sous les yeux de leurs élèves que de Maistre et Veuillot (je n'invente rien: lisez le livre de M. l'abbé Delfour, Catholicisme et Romantisme), et ils feraient des élèves stupides.
Inversement, si vous, antireligieux, vous enseigniez seuls, vous n'enseigneriez que 1789, 1793, 1848 et 1870, vous laisseriez ignorer le XVIIe siècle, et vous enseigneriez la littérature avec Voltaire, Diderot, Helvétius, d'Holbach, Stendhal et Victor Hugo dernière manière; et vous feriez des élèves stupides. Et, donc, nous avons le droit de dire: «En réclamant le monopole de l'enseignement, vous réclamez, non le privilège d'instruire seuls, mais le droit de ne pas instruire du tout.»
Voilà ce que nous disons, et ce qui ne sera jamais tout à fait vrai, mais ce qui se rapprochera de plus en plus de la vérité: c'est asymptotique. Oui, que le monopole de l'enseignement ait pour effet de mener un peuple à un état très voisin de l'ignorance et très proche de l'incompréhension universelle, cela me paraît incontestable; mais c'est précisément pour cela, sans peut-être s'en rendre bien compte, que les républicains despotistes n'ont aucune répugnance pour le monopole de l'enseignement. Aucun despotisme n'aime le savoir, aucun despotisme n'aime l'intelligence. Montesquieu l'a répété à satiété pour le despotisme ancien style, c'est-à-dire pour le despotisme d'un seul. Il n'y a aucune raison pour que ce ne soit pas tout aussi vrai du despotisme collectif. «La République n'a pas besoin de savants» est peut-être un mot légendaire et, pour mon compte, j'incline à croire qu'il a été inventé par un réactionnaire spirituel, par quelque Rivarol; mais il exprime bien la pensée de la démocratie, de la plus basse, à la vérité; mais le malheur est que la basse démocratie force la haute à tomber sans cesse un peu au-dessous du niveau de la basse.
Tant y a que le démocrate moyen, si vous voulez, ne pense point précisément du mal du savoir et de l'intelligence, mais se dit: «Après tout, ce n'est pas de grand savoir et de fine intelligence que nous avons le plus besoin; avant tout, ce qu'il nous faut, ce sont des hommes dévoués à la démocratie et le plus antireligieux possible, parce que, quand on n'est antireligieux qu'à demi, si l'on n'est pas précisément avec les prêtres, du moins on les ménage. Or il est constaté que le vaste savoir et l'intelligence très exercée mènent souvent à cet état d'esprit sinon favorable, du moins indulgent, aux hommes de religion. C'est très fréquent. Il y a donc lieu de ne pas tenir essentiellement à ce qu'il y ait dans ce pays beaucoup d'hommes de haute culture.»
En somme, vous ne voulez que des ignorants, parce que vous ne voulez que des fanatiques. C'est l'arrière-pensée de tous les sectaires.
—Vous exagérez!
—Eh! non! Je précise.
Il y a bien, sans qu'on en convienne et, je le reconnais, sans qu'on s'en rende compte, quelque chose comme cela. Ici encore, la plus grande erreur que l'on puisse trouver dans le système n'est pas autre chose que le principe secret du système.
Et enfin, pour abréger, car on pourrait poursuivre cette analyse en beaucoup de sens, nous assurons que l'anticléricalisme poussé à fond, comme les radicaux veulent l'y pousser en effet, mène tout droit au despotisme. Il y mène de toutes les façons. Il habitue les esprits à considérer qu'un homme n'a pas les droits de l'homme quand il pense d'autre manière que le gouvernement. Il habitue les esprits à considérer qu'un homme peut être proscrit parce qu'il vit d'une manière honorable, mais différente de la façon commune. Il habitue les esprits à mépriser la liberté et aussi l'égalité.
La liberté, puisque je n'ai pas celle de faire des vœux de morale sévère et de m'associer à ceux qui font les mêmes vœux; la liberté, puisque je n'ai pas le droit d'enseigner ce que je crois vrai et qui, du reste, n'est pas contraire à la constitution de ce pays; la liberté, puisque je n'ai pas le droit de faire instruire mon fils par qui me plaît, du reste honnête homme.
Mais l'anticléricalisme habitue aussi les esprits à mépriser l'égalité; parce qu'il crée des classes. Il en crée au moins deux: première classe, qui a toutes sortes de droits, à l'exclusion de l'autre, c'est-à-dire qui a toutes sortes de privilèges, droit d'enseigner, droit de prêcher, droit de faire des processions et de haranguer les foules dans la rue autour de la statue d'un martyr et d'entraver la circulation;—seconde classe, qui est privée du droit d'enseigner, du droit de s'associer, du droit de vivre en commun, du droit de faire des processions dans la rue et des meetings sur la place publique, dernier droit du reste que je n'accorderais à personne, mais qu'enfin il est constant que vous attribuez aux uns et que vous refusez aux autres.—L'anticléricalisme crée donc des classes: les unes privilégiées, les autres dénuées; les unes avantagées, les autres frustrées; les unes accaparantes, les autres spoliées; les unes oppressives, les autres opprimées. Il fait des parias. C'est le signe même du despotisme ou plutôt c'en est bien le fait; c'en est la réalisation nette, pure et simple.
—Mais le genre de despotisme que l'anticléricalisme institue s'arrête là!
—Ce serait déjà suffisant, à mon avis, et «il y a oppression du corps social, dit la très réactionnaire Déclaration des droits de l'homme, dès qu'un seul de ses membres est opprimé»; mais le genre de despotisme que l'anticléricalisme institue va plus loin encore dans ses conséquences et dans ses conséquences prochaines. Le mot de M. Jaurès est très profond: «Le collectivisme intellectuel mène tout droit au collectivisme économique.» Ce qui veut dire: «L'État omniscient, cela mène à l'État omnipossesseur; le monopole de l'enseignement, c'est le collectivisme intellectuel, c'est la collectivité se substituant, pour instruire, aux individus ou aux associations;—du même principe sortira ceci: la collectivité se substituant, pour posséder, aux individus ou aux associations; il n'y a pas plus de raison pour que vous possédiez individuellement ou par sociétés particulières que pour que vous enseigniez individuellement ou par sociétés particulières; l'État aujourd'hui enseigne seul; l'État demain, du même droit, possédera seul; il n'y a aujourd'hui d'autre professeur que l'État; il n'y aura pas demain d'autre propriétaire que l'État; collectivité partout; le collectivisme intellectuel n'est qu'un essai, heureux du reste, du collectivisme des biens; tout compte fait, collectivisme de l'enseignement et collectivisme des biens, c'est la même chose, c'est le collectivisme des droits.»
C'est-à-dire la suppression des droits, c'est-à-dire le despotisme pur et simple. Il est très vrai que supprimer le droit du citoyen comme père de famille mène directement à supprimer son droit comme propriétaire. Il dit aujourd'hui: «Je suis père de famille»; on lui répond: «Ça ne compte pas.» Il dira demain: «Je suis propriétaire»; on lui répondra: «Ça ne signifie rien.» Le «droit éminent» d'enseignement appartenant à l'État et le «droit éminent» de propriété appartenant à l'État, c'est absolument la même théorie, la même doctrine et le même dogme.
Par toutes sortes de chemins, l'anticléricalisme mène donc au despotisme et de toutes sortes de façons il le renferme en lui.
Ai-je besoin de faire remarquer encore une fois que ce n'est son défaut que parce que c'est la source même d'où il dérive? L'anticlérical est despotiste. Ce n'est pas où il arrive, c'est de quoi il part; ce n'est pas la conséquence inattendue de ses démarches, c'est le premier pas de sa course; ou plutôt c'est à la fois d'où il part et où il arrive; car c'est de quoi il ne sort jamais. Il n'est autre chose, comme il a été dit mille fois, qu'un clérical retourné, et son Syllabus est exactement aussi contraire à la Déclaration des droits de l'homme que le Syllabus romain. Un plaisant dirait: «Il n'y a qu'une Déclaration des droits de l'homme, mais il y a deux déclarations des droits de Rome. Que voulez-vous que celle-là fasse contre les deux autres.»
L'anticlérical n'est qu'un clérical retourné, comme cela se voit, même historiquement, par ce fait que les contrées de France qui contiennent le plus d'anticléricaux effrénés sont celles qui contenaient, il n'y a pas un siècle, le plus de cléricaux enfiévrés; mais c'est un clérical d'autant plus violent et d'autant plus dangereux, ce me semble, qu'il ne compte pas, ou qu'il compte assez peu sur l'association privée, et qu'il ne compte que sur l'État, et que, par conséquent, il a tout intérêt à ce que l'État soit passionnément despotique pour qu'il le soit au service des passions antireligieuses.
Il est possible qu'un catholique soit libéral. Il place ou peut placer sa volonté de puissance ailleurs que dans l'État: «Je serai fort par corporation, par mon association, par mon Église.» Il est possible à un homme qui n'est ni clérical ni anticlérical d'être libéral: on peut être autoritaire tout en n'étant ni clérical ni anticlérical, mais au moins on a une raison de moins pour l'être.
Il est impossible à un anticlérical d'être libéral et il verse toujours dans le despotisme, si tant est qu'il n'y soit pas toujours.
Entre catholiques et anticatholiques la lutte continuera donc très longtemps, puisque toutes les erreurs que l'on peut signaler aux anticatholiques dans leurs doctrines sont les principes mêmes de leurs doctrines et les sources profondes et secrètes qui les alimentent. Entre les catholiques—soutenus par les libéraux tant que les catholiques seront mis hors du droit—et les anticatholiques soutenus par tout ce qui, en ce pays, a des tendances vers le despotisme démocratique sous une forme ou sous une autre, la bataille, commencée depuis si longtemps, n'est pas près ni de finir, ni de se relâcher, ni de s'interrompre.
CONCLUSIONS
Pour la faire finir, cette bataille séculaire qui nous épuise, il faudrait qu'il se constituât un parti de modérés très énergiques, chose du reste qui ne s'est jamais vue.
Ce parti ne serait ni clérical ni anticlérical et ne permettrait pas que l'on fût ni l'un ni l'autre.
Il serait patriote et libéral, et libéral par patriotisme. Il serait convaincu de cette vérité que tout peuple a intérêt, non seulement à n'éliminer hors de la cité, à ne détruire, en l'éliminant ainsi, aucune des forces nationales, mais encore qu'il a intérêt à convertir en forces nationales tous les éléments d'énergie intellectuelle et morale qui se trouvent en lui.
Or, étant donnée l'infinie diversité de tempéraments, de caractères, de tendances, de croyances, d'opinions et d'idées qui existe dans le monde moderne, la patrie ne peut être aimée par tous, que si elle admet cette diversité, c'est-à-dire que si elle respecte la liberté et la favorise; et la patrie ne peut être aimée que de quelques-uns, ce qui est un danger épouvantable, si, dans cette diversité d'opinions, elle en prend une pour la faire sienne et pour l'imposer.
Il en résulte d'abord qu'il n'y a rien de plus rétrograde et de plus réactionnaire que de rebrousser, au XXe siècle, vers l'État antique, vers l'État romain et vers l'État grec, qui a une doctrine religieuse à lui, qui l'impose, qui l'assène et qui fait boire la ciguë ou prendre le chemin de l'exil à ceux qui en ont une autre, démarche d'autant plus réactionnaire et rétrograde que jamais, même à Athènes et à Rome, on n'a proscrit la liberté d'enseigner, d'une façon permanente et continue, aussi rigoureusement qu'on le fait en France au temps où nous sommes.
Il en résulte ensuite que le patriotisme s'éteindrait bientôt si la patrie n'était plus, dans l'esprit des citoyens, qu'un être tracassier, impérieux et tyrannique, d'esprit étroit du reste et qui veut, comme un grand-père autoritaire et têtu, qu'on ne pense dans sa maison que comme il pense et qu'on ne parle qu'en répétant ce qu'il dit. C'est ainsi que les familles s'aigrissent et du reste se désunissent et se dissolvent.
Et l'on peut remarquer ceci, qui peut-être est fâcheux: c'est au moment où les hommes d'opinions dites «avancées» renoncent au patriotisme ou l'attiédissent singulièrement dans leurs cœurs, qu'on s'arrange d'autre part de manière à refroidir le patriotisme chez les hommes d'opinions dites arriérées, de sorte qu'on peut se demander où, bientôt, le patriotisme se réfugiera.
Le parti libéral, et libéral par patriotisme, que je suppose, dirait donc, autant par patriotisme que par dévotion à la Déclaration des droits de l'homme, d'une part à la «France noire»:
«Il vous est permis d'être noirs, à la condition que vous soyez patriotes.
«Il vous est permis de croire en Dieu et de dire que vous y croyez et pourquoi vous y croyez.
«Il vous est permis de vous associer en une communion de croyances, de pensées, d'espoirs et d'efforts, dite l'Église catholique, et de prêcher et d'enseigner ce que vous croyez; parce que ce sont des droits de l'homme et qu'il ne suffit pas d'être catholique pour cesser d'être tenu pour un être humain.
«Il vous est permis de ne pas croire que la Révolution française est la vérité absolue et définitive et la seule religion que l'humanité doive embrasser; et il vous est permis de donner toutes les raisons pourquoi vous ne croyez point cela.
«Il vous est permis de discuter toutes les lois que font les représentants de la majorité du peuple français; car ces lois n'ont rien de divin, de sacré, ni même d'irrévocable; il vous est permis de les discuter, à la condition que, de fait, vous y obéissiez et que vous disiez que, de fait, il y faut obéir.
«Il vous est permis de discuter la Constitution, comme font les professeurs de droit constitutionnel dans leurs cours et les philosophes sociologues dans leurs leçons; il vous est permis de la discuter tout entière, à la condition que, de fait, vous y obéissiez et que vous disiez que, de fait, il y faut obéir.
«Il vous est permis de faire à vos doctrines, idées et opinions, autant d'adhérents que vous en pourrez faire et d'intervenir dans les élections, sauf par corruption, tout autant que vous le voudrez; et nous considérons que, non seulement c'est votre droit, mais que c'est même votre devoir, comme il est le nôtre et parce qu'il est le nôtre, car mon droit c'est le tien et ton droit c'est le mien, et user de son droit est un devoir.
«Il ne vous est défendu que de détacher les citoyens de la patrie. Vous pouvez aller jusqu'à dire du mal de la patrie, entendons par là jusqu'à lui dire des vérités dures, mais de telle façon qu'il soit visible que vous n'en dites du mal que pour la rendre meilleure, et par conséquent par profonde affection pour elle, et à la condition que votre conclusion soit toujours qu'il faut aimer sa patrie, même, quand elle se trompe, plus diligemment, même, quand elle se trompe et ne jamais la renoncer, même dans le secret du cœur.
«Voilà tout ce qui vous est permis. Voilà la seule chose qui vous soit défendue. Allez, Messieurs.»
Il dirait d'autre part à la «France rouge»:
«Il vous est permis d'être rouges, à la condition d'être patriotes.
«Il vous est permis d'être athées et de faire profession et propagande d'athéisme.
«Il vous est permis de considérer le sentiment religieux comme une maladie mentale que les gens bien portants doivent mettre tous leurs efforts à guérir chez ceux qui en sont atteints.
«Il vous est permis de dire à la nation la plus intelligente de l'univers que l'évêque de Rome l'opprime et qu'elle gémit encore sous le joug accablant du pontife romain.
«Il vous est permis de vous associer en corporations puissantes pour combattre les menées infâmes et dangereuses de la «congrégation» et pour répandre vos doctrines.
«Cela vous est même recommandé; car si vous réussissiez, peut-être, combattant par vous-mêmes et par les corporations dont vous seriez membres et que vous soutiendriez, perdriez-vous l'habitude de vous adresser toujours à l'État et de le persécuter pour qu'il se charge de vos querelles, de vos vengeances et de l'exercice de vos haines et pour qu'il consacre toutes ses forces à combattre une partie considérable de la nation française, ce qui donne à celle-ci le désir et presque le droit d'en faire autant quand elle a la majorité.
«Il vous est permis d'user de la parole, du livre, de la brochure, de la revue et du journal, de tout enfin, excepté de la rue (exception qui frappera aussi vos adversaires), pour faire connaître, faire juger et faire accepter les vérités politiques, religieuses, économiques et sociologiques dont vous êtes détenteurs.
«Il ne vous est défendu que de détacher les citoyens de la patrie. Et, comme à vos adversaires, il vous est même permis d'en dire du mal, à la condition que vous n'en concluiez jamais, quelque faute qu'elle puisse commettre, qu'il faut la quitter, la renoncer, déserter son drapeau et tirer des coups de fusil sur ceux qui le tiennent.
«Voilà tout ce qui vous est permis; voilà la seule chose qui vous soit défendue. Allez, Messieurs.»
Le parti libéral dirait enfin au gouvernement, quel qu'il fût: «Vous n'êtes où l'on vous a mis que pour défendre la patrie et l'administrer, c'est-à-dire pour pourvoir à l'armée, à la marine, aux finances, à la police et à la justice. Là se bornent votre rôle et votre fonction et, du reste, votre capacité. Quand vous vous mêlez d'autre chose, vous sortez de vos droits et, du reste, vous le faites mal.
«Vous devriez n'avoir qu'un budget de la guerre et de la marine, qu'un budget de l'administration intérieure, qu'un budget de la justice et de la police et qu'un budget des affaires étrangères.
«Dès que vous vous mêlez de religion, d'enseignement et même d'industrie et de beaux-arts, vous devenez un parti, et c'est au profit d'un parti, blanc, rouge ou noir, selon les saisons, que vous vous mêlez de tout cela; de sorte que, créé pour assurer la concorde entre les citoyens, vous êtes toujours, plus ou moins vivement, un gouvernement de guerre civile; et que, créé pour défendre, maintenir et agrandir la patrie, vous mettez au moins une partie de vos efforts à la diminuer.
«Restreignez-vous donc à votre rôle et à votre emploi, pour n'être du reste que plus fort dans votre emploi et dans votre rôle.
«Assurez à l'extérieur la défense, à l'intérieur l'ordre et les bonnes finances. C'est tout. Vous n'avez pas autre chose à faire.
«Ne vous considérez pas comme le premier théologien de France, le premier moraliste de France, le premier professeur de France et le premier amateur d'art de France. Où avez-vous pris que vous fussiez tout cela? Il n'en est rien, je vous assure, et à la fois vous avez trop de prétention et vous vous donnez trop de mal.
«Ne vous réduisez pas, nous le concédons par crainte des changements trop brusques, ne vous réduisez pas, du jour au lendemain, à ce simple rôle de soldat sur la frontière et de gendarme à l'intérieur que nous disons qui est le vôtre; mais, en attendant une simplification plus complète, au moins sur les domaines qui ne sont pas les vôtres, où vous avez empiété et où vous vous trouvez installé, soyez neutre, véritablement neutre; n'ayez pas d'opinion; ne servez aucun parti.
«N'imposez aucune doctrine à vos professeurs, ne leur en interdisez aucune, sauf l'antipatriotisme; car cela rentre précisément dans votre rôle d'interdire celle-là.
«N'exigez de vos fonctionnaires, quels qu'ils soient, aucune qualité confessionnelle, aucune doctrine et aucune pratique soit religieuse, soit antireligieuse.
«N'exigez de vos fonctionnaires, quels qu'ils soient, aucune opinion politique, et soyez absolument indifférent à celles qu'ils peuvent avoir, pourvu qu'ils s'acquittent bien de leurs fonctions et qu'ils soient dévoués au pays.
«Laissez à la magistrature, quoique nommée par vous, une indépendance absolue et ne la mettez jamais, par promesses, encouragements, intimidation et autres influences, au service d'un parti, quelque bon que puisse être à vos yeux ce parti.
«Pour ce qui est de la masse des citoyens, qu'ils sentent bien, tous, que vous ne voulez pas même savoir à quel parti ils appartiennent et que ce serait en vain que, pour obtenir des faveurs et bénéficier d'injustices, ils se mettraient dans celui-ci, dans celui-là ou dans un troisième.
«Vous aimez à répandre des idées. N'en répandez qu'une, c'est que vous êtes la justice et l'impartialité absolues. A cause de l'expérience acquise, on ne vous croira pas tout de suite, mais on finira par s'apercevoir que vous dites vrai.»
A ce discours, il est infiniment probable que le gouvernement répondrait: «Je dépends des électeurs. Avec votre système, j'en aurais pour moi trois mille sur huit millions. Souffrez que je sois le gouvernement d'un parti, comme tous les gouvernements depuis 1789; et du parti le plus fort.
—Mais être le gouvernement d'un parti, c'est être gouverné par un parti. Omnia serviliter pro dominatione.
—A qui le dites-vous? C'est pourtant le seul moyen d'exister.»
Il faudrait voir. Ce n'est pas si certain qu'on s'obstine à le croire. Un gouvernement de parti est vite dévoré par son parti même, dont il ne réussit jamais à satisfaire tous les appétits. Un gouvernement de justice impose beaucoup. Il a, dans une République, quelque chose de la majesté du gouvernement royal, lequel est par définition et quelquefois en réalité, au-dessus de tous les partis; et, naturellement, c'est dans une République qu'on est le plus sensible à ce qui est le bon aspect du gouvernement royal.
Mon scepticisme ne va peut-être pas assez loin, et c'est toujours ce que je suis tenté de lui reprocher; mais j'ai tendance à croire qu'un gouvernement de justice se créerait assez vite un très grand parti et pourrait ainsi être, lui aussi, un gouvernement de parti, mais d'un parti juste.
En tout cas, pour continuer un instant le dialogue, le parti libéral dit au gouvernement: «Soyez libéral.» Le gouvernement répond aux libéraux: «Soyez les plus nombreux, et je vous jure bien que je serai libéral. Je ne pourrai même pas faire autrement.»
C'est donc aux libéraux à être les plus nombreux. C'est pour en augmenter le nombre que j'ai écrit ces quelques pages, après d'autres, au cas que je pourrais avoir quelque force de persuasion.—Mais c'est sur ce point que mon scepticisme est radical.
Août-Novembre 1905.
NOTES:
[1] Sur ce qui suit voir plus de détail et voir les textes dans ma Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire.
[2] Il est défendu à toute église ou paroisse de France et à tout citoyen français de reconnaître en aucun cas et sous quelque prétexte que ce soit l'autorité d'un évêque dont le siège serait établi sous la domination d'une puissance étrangère... le tout sans préjudice de l'unité de foi et de communion qui sera entretenue avec le chef visible de l'Église universelle. (Constitution civile du clergé, I, 4.)—Le nouvel évêque ne pourra s'adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation; mais il lui écrira comme au chef visible de l'Église universelle en témoignage de l'unité de foi et de la communion qu'il doit entretenir avec lui (II, 19).
[3] Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France de 1789 à 1870.
[4] Il y a des exceptions: M. Jaurès entre autres (peut-être parce qu'il est une supériorité intellectuelle) est partisan de la représentation des minorités.
Table des Matières
| Chapitre Ier.—L'irréligion nationale | 1 |
| Chapitre II.—L'anticléricalisme au XVIIe siècle | 53 |
| Chapitre III.—L'anticléricalisme au XVIIIe siècle | 89 |
| Chapitre IV.—L'anticléricalisme pendant la période révolutionnaire | 126 |
| Chapitre V.—L'anticléricalisme sous le Consulat et l'Empire | 138 |
| Chapitre VI.—L'anticléricalisme sous la Restauration | 149 |
| Chapitre VII.—L'anticléricalisme sous Louis-Philippe | 156 |
| Chapitre VIII.—L'anticléricalisme sous la seconde République et le second Empire | 160 |
| Chapitre IX.—L'anticléricalisme sous la troisième République jusqu'en 1904 | 191 |
| Chapitre X.—La situation actuelle | 247 |
| Conclusions | 371 |
Paris.—Société française d'Imprimerie et de Librairie.
Note sur la transcription:
Les erreurs clairement introduites
par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
La page de couverture, créée expressément pour cette version électronique, a été placée dans le domaine public.