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L'Anticléricalisme

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CHAPITRE V
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.

Les révolutionnaires, relativement au problème religieux, avaient été, un peu tâtonnant et trébuchant, des idées de Montesquieu à celles de Rousseau et à celles des jansénistes. Napoléon Bonaparte, étant un Frédéric II, alla tout droit à celle de Voltaire: les prêtres doivent être des grenadiers à vêtements longs et à idées courtes. Ils doivent être sous la main du gouvernement, soldés par lui, gouvernés et dirigés par lui, enseigner la morale, un peu de dogme, s'ils y tiennent, la fidélité et l'obéissance au gouvernement; et avoir de la tenue. Il n'y a pas autre chose dans la question religieuse.

Et c'est pour cela qu'il fit le Concordat de 1802.

Il est assez probable que presque personne en France ne le désirait. Comme M. Debidour l'a fort lumineusement démontré, qui aurait pu le désirer? Ni le clergé constitutionnel, qui n'avait besoin que d'un gouvernement fort; ni le clergé «réfractaire», qui n'avait besoin que d'un gouvernement libéral qui ne le fusillât point; ni la masse des fidèles, qui n'avait besoin de rien, sinon que les Églises fussent ouvertes et qu'on ne la fouettât point quand elle y allait.

Ce qu'on désirait, c'était la fin des persécutions et la liberté religieuse assurée par une bonne police, et c'est-à-dire que ce que l'on désirait, c'était la loi de 1795 avec un gouvernement qui la fît respecter; ce que l'on voulait, c'était que la loi de séparation fût désormais une vérité.

Mme de Staël semble dans le vrai, elle qui connaît fort bien l'opinion publique de cette époque, en disant: «A l'époque de l'avènement de Bonaparte, les partisans les plus sincères du catholicisme, après avoir été si longtemps victimes de l'inquisition politique, n'aspiraient qu'à une parfaite liberté religieuse. Le vœu général de la nation se bornait à ce que toute persécution cessât désormais contre les prêtres et que l'on n'exigeât plus d'eux aucune espèce de serment, enfin que l'autorité politique ne se mêlât plus en rien des opinions religieuses de personne. Le gouvernement consulaire eût contenté l'opinion en maintenant en France la tolérance telle qu'elle existe en Amérique.»

C'est précisément ce que le Premier Consul donna à la France pendant deux ans, laissant rouvrir celles des églises qui n'avaient pas encore été rouvertes; laissant sonner les cloches, ce qui pour les campagnes fut le signal officiel de la liberté rendue au culte; ne déportant plus, rappelant les déportés, permettant la célébration du dimanche comme jour férié, substituant à l'ancien serment exigé des prêtres celui-ci: «Je promets fidélité à la Constitution»; garantissant aux insurgés de l'Ouest la pleine liberté dans l'exercice de leur culte.

On peut et on doit dire que le régime de la séparation de l'Église et de l'État ne fut appliqué en son esprit et en sa lettre en France que pendant deux ans et demi, c'est à savoir de 1799 à 1802.

Mais l'application du régime de la séparation n'était pas ce que désirait Napoléon Bonaparte; et ce dont se contentait la France n'était pas et ne pouvait pas être ce qu'il estimât lui suffire. Il voulait, comme Louis XIV, comme Frédéric II et comme Voltaire, que le chef de la nation fût le chef de l'Église dans son pays et qu'il s'en servît comme d'une armée à ses ordres. Il voulait, lui chef de la France, être le maître de l'Église française. Louis XIV n'a jamais cessé d'être devant ses yeux et dans son esprit comme modèle et comme idéal.

Comment voudrait-on, du reste, qu'un despote raisonnât autrement qu'un démocrate? Pour le démocrate, tout le monde doit obéir en toutes choses à la volonté de la majorité; et le croyant doit avoir la croyance de la majorité; et le prêtre doit enseigner au croyant la croyance de la majorité; et il ne saurait y avoir rien de plus ni rien autre. Pour le despote, toute la nation doit obéir en toute chose à lui et croire ce qu'il croit et penser ce qu'il pense. Il n'y a aucune raison pour que le despotisme individuel et le despotisme collectif ne raisonnent pas exactement de la même façon.

Donc Bonaparte ne pouvait pas entendre parler d'un clergé indépendant. La conclusion logique devait donc être celle des constituants, ou à peu près: une Église nationale, séparée de Rome, gouvernée par un patriarche sous l'autorité supérieure du chef de l'État.

Évidemment; mais, averti par le mauvais succès de la Constitution civile du clergé, échec qui avait démontré que le premier principe des catholiques français était d'obéir, en matière de religion, au pape et aux conciles; qui avait démontré que le premier principe des catholiques français était d'être catholiques; il dut écarter tout de suite l'idée d'une Église schismatique et se ramener à celle-ci: être le maître de l'Église catholique en France autant qu'on pourra l'être en laissant au pape autorité sur l'Église de France.

Cette idée contenait le Concordat; cette idée, c'était le Concordat lui-même. Bonaparte dut être concordataire dès le 18 brumaire an VIII.

De fait, il commença à négocier avec Pie VII dès 1800. Ces négociations, après bien des discussions et bien des péripéties et même bien des luttes, aboutirent au Concordat de 1802, ou, pour l'appeler par son nom officiel, à la Convention entre le gouvernement français et Sa Sainteté Pie VII du 18 germinal an X.

Cette convention, pour la résumer en ses lignes générales, reconnaissait la religion catholique comme la religion de la grande majorité des Français; portait que la religion catholique serait librement et publiquement exercée en France en se conformant aux règlements de police que le gouvernement jugerait nécessaires pour la tranquillité publique; que, sous le nouveau gouvernement, comme sous l'ancien, les évêques seraient nommés et par le gouvernement français et par le pape, en ce sens qu'ils seraient nommés par le gouvernement et recevraient du pape l'institution canonique et ne pourraient exercer qu'après cette double investiture; que les curés seraient nommés par les évêques, mais à la condition d'être agréés par le gouvernement français; que le clergé français serait payé par l'État français et que les catholiques français auraient le droit de faire des fondations en faveur des Églises; enfin que les évêques et les curés prêteraient au gouvernement un serment de fidélité et d'obéissance, serment allant jusqu'à l'engagement de «dénoncer au gouvernement les conspirations ou les trames pouvant lui porter préjudice.»

C'était l'Église de France, non détachée, sans doute, de Rome; mais attachée au gouvernement français plus étroitement qu'au gouvernement du Saint-Siège.

Cela ne suffisait point, cependant, au Premier Consul qui, de sa grâce et de son chef, compléta le Concordat par des Articles organiques, lesquels, quoique n'ayant jamais été acceptés par le Saint-Siège, eurent toujours force de loi en France. Les articles organiques dans lesquels figurent, non sans intention sans doute, les mots d'Église gallicane, pour les résumer en leurs dispositions essentielles, portaient que: aucune bulle, aucun bref, rescrit, décret, mandat ni autres expéditions de la Cour de Rome, même ne concernant que des particuliers, ne pourraient être reçus, publiés, ni imprimés en France sans la permission du gouvernement; que les décrets des conciles ne pourraient être publiés en France sans l'examen et sans la permission du gouvernement; que la déclaration faite par le clergé français en 1682 (libertés de l'Eglise gallicane) serait souscrite par les professeurs des séminaires, qu'ils s'engageraient à l'enseigner et qu'ils l'enseigneraient en effet; que tous les ecclésiastiques français auraient pour costume de ville l'habit à la française; que les cloches des églises ne devraient sonner que pour l'appel des fidèles au service divin et ne devraient sonner pour autre cause qu'avec permission de la police locale; que tout autre établissement ecclésiastique que les séminaires serait interdit et que par conséquent les ordres monastiques, l'Église «régulière», demeuraient abolis.

C'était la mise en tutelle de l'Église de France aux mains du gouvernement. M. Debidour n'exagère point en écrivant que c'était «l'asservissement» de l'Église de France. L'Église de France, par le Concordat et par les Articles organiques, était soumise au gouvernement nouveau beaucoup plus qu'elle ne l'avait jamais été au gouvernement royal.

Je ne retracerai pas les longs démêlés, si dramatiques, entre le pape et l'empereur jusqu'en 1813. Ils n'entraînèrent aucune modification importante dans le régime de l'Église française, et ce n'est que l'histoire de ce régime que j'écris.

1802 est la date la plus importante de toute l'histoire de l'Église de France. L'Église de France avait été un corps de l'État; elle avait cessé de l'être et le Concordat ne la replaçait pas, et tant s'en faut, dans cette situation.

Elle avait été, quelques années, une Église indépendante, traquée, persécutée, mais, selon la loi, indépendante et qui pouvait rester telle, moins les persécutions et vexations, et devenir une des forces libres de la nation.

Elle devenait une administration, un agrégat de fonctionnaires dirigés par un ministre, très analogue à l'Université; et, d'une part, tout ce qui pouvait la relier à l'Église universelle était soigneusement limité et presque aboli; d'autre part, tout ce qui pouvait constituer, à côté d'elle, une Église autonome, non fonctionnaire, non soldée, non assermentée, non domestiquée (ordres monastiques), était absolument interdit.

De 1790 à 1795 et de 1795 à 1802, l'Église de France avait été de chute en chute et de diminution en diminution.

Ceux qui se sont étonnés du rétablissement, malgré toutes les lois restrictives, des ordres monastiques en France, au cours du XIXe siècle, et de leur multiplication, et de leurs rapides succès, et de leur rapide progrès, et de leur enrichissement, n'ont pas compris que c'était la suite naturelle de 1802 et du déclassement de l'Église «séculière». Une Église n'a une véritable influence sur les âmes que si elle est séparée de l'État ou plutôt du gouvernement, soit par sa puissance, soit par sa liberté.

Corps de l'État, «ordre de l'État», l'Église d'avant 1790 était séparée du gouvernement; elle n'en dépendait pas; elle traitait avec lui de puissance à puissance; elle était un gouvernement spirituel à côté d'un gouvernement d'administration, d'armée et de police. Elle pouvait, elle devait avoir de l'influence sur les âmes et de l'empire sur les consciences.

L'Église de 1795, dont, au reste, on ne peut guère tirer des conclusions bien précises, parce qu'elle a trop peu duré, étant séparée du gouvernement et n'étant pas une puissance, était une association libre, pleine de feu et de zèle, enivrée d'esprit de propagande, ardente de passion désintéressée, analogue aux premières Églises du christianisme primitif. Elle pouvait, elle devait avoir un très grand empire sur les esprits.

Ce que les âmes croyantes et pieuses ne peuvent aimer que d'une affection tiède, c'est une Église confondue avec l'État et soldée et dirigée par le gouvernement, une Église de fonctionnaires timides, craintifs, pliés aux habitudes bureaucratiques et à l'obéissance, et, sinon terrorisés, du moins assagis par la considération des honoraires à garder ou à perdre. Ces prêtres-là peuvent être de très dignes «officiers de morale»; ils peuvent être de très honnêtes et très dignes débitants de sacrements; ils peuvent, ne chicanons point, être de très bons prêtres; ils ne peuvent guère être des apôtres.

Et c'est pourquoi, sans mépriser aucunement l'Église «séculière», la partie ardente, la partie passionnée, la partie vivante de la population catholique, en France, s'est portée vers l'Église «régulière», vers les moines, vers cette Église libre, autonome, sans attache et sans soumission au pouvoir civil, qui, après tout, avait les véritables caractères d'une Église, et a fait à cette Église, en si peu de temps, une si grande fortune. La foi vive ne s'attachera jamais qu'à une Église qui ne sera pas le gouvernement.

1802 a préparé la fortune des nouveaux moines d'Occident.

Il paraît bien qu'il le prévoyait; car il leur interdisait de reparaître, et c'était bien vu. Tout gouvernement qui s'attachera à déchristianiser la France devra: 1o domestiquer énergiquement l'Église officielle; 2o interdire, éliminer, proscrire et exterminer infatigablement toute Église extra-officielle.

—C'est-à-dire faire du despotisme de deux manières.

—Sans doute, et l'Empire ne comprenait pas la politique autrement que par le despotisme de toutes les manières.

Quoi qu'il en soit, pour résumer, Napoléon Bonaparte a fait de l'Église un corps de fonctionnaires soumis; il a empêché que toute autre Église ou quasi Église existât en France; il a préparé ainsi les voies, sous des gouvernements moins autoritaires, à une résurrection ou à un rajeunissement très puissant des corps religieux non assermentés au gouvernement.

CHAPITRE VI
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LA RESTAURATION.

Napoléon avait dit: «Les Bourbons, quand ils reviendront aux Tuileries, seront bien avisés de se coucher dans mon lit. Il est très bien fait.» Les Bourbons n'y manquèrent point, autant qu'ils purent. Après un essai malheureux de remise en vigueur du Concordat de François Ier, la Restauration vécut provisoirement pendant quinze ans sous le régime du Concordat de 1802.

Au fond, elle ne le trouvait pas mauvais. Aucun gouvernement ne trouve mauvais un instrument de despotisme. Seulement ce fut sous la Restauration que ce régime commença de produire les effets que j'ai annoncé plus haut qu'il devait sortir. L'Église officielle commença à baisser et l'Église extra-gouvernementale, l'Église à côté de l'Église, l'Église latérale commença à se développer et à grandir. Cette Église latérale se composait, d'une part des ordres monastiques et compagnies ecclésiastiques (jésuites et autres); d'autre part des associations non seulement «séculières», mais laïques.

Les jésuites rentrèrent sous différents noms; les autres ordres religieux se montrèrent aussi et enfin des «congrégations» s'établirent, civiles et militaires, dans le dessein de répandre la foi et l'esprit religieux.

C'était inévitable. C'était tout simplement l'esprit religieux qui créait son organe, c'était une Église nouvelle qui se formait, au service du reste de la foi ancienne; mais c'était une Église nouvelle qui se formait; parce qu'il est de l'essence d'une Église, là où il y a un esprit religieux, d'être libre et de se sentir gênée dans les cadres et dans l'enrégimentation gouvernementale.

Napoléon avait dit ou au moins pensé: «L'Église sera une caserne, ou elle ne sera pas.» La Restauration pensait, à très peu près, de la même façon. L'esprit religieux répondait: «L'Église sortira de la caserne: si elle y restait, elle ne serait pas une Église.»

Deux partis, très différents du reste entre eux, ne comprirent pas cela ou ne voulurent pas y entendre; c'est à savoir le parti purement gouvernemental et le parti révolutionnaire.

Le parti gouvernemental, quoique s'appuyant sur la population religieuse, ou voulant s'appuyer sur elle, ne voulait pas cependant d'une Église latérale, parce qu'il était gouvernement et gouvernement français et à ce titre pénétré beaucoup plus qu'il ne le croyait d'idées napoléoniennes; et ainsi, tiré et sollicité en divers sens, il était très embarrassé.

Le parti révolutionnaire se serait accommodé à peu près d'une Église officielle, c'est-à-dire sans ressort; mais il était épouvanté de la formation d'une Église latérale, c'est-à-dire vivante. Payez l'Église; mais n'en souffrez pas qui soit gratuite. Ce sont ceux qu'on ne paie pas qui sont les plus dangereux. Le raisonnement, instinctif ou médité, était très juste.

Aussi, c'est sous la Restauration que s'est créé définitivement le parti anticlérical, parce que c'est sous la Restauration qu'une Église vivante, beaucoup plus vivante que celle de l'ancien régime, s'est formée.

—«Autrement dit, font remarquer les anticléricaux, le parti anticlérical s'est fondé sous la Restauration, parce que sous la Restauration s'est fondé le parti clérical.»

Certainement, répondrai-je; et une religion, dans un pays qui n'est pas tout entier religieux, ne peut être qu'un parti. Je serais assez curieux de savoir ce qu'elle pourrait être. Toujours est-il que le parti anticlérical dénonçait avec fureur et à grands cris l'immense péril que le «parti prêtre» faisait courir à la France.

Quel était ce péril? Le «parti prêtre» voulait répandre ses idées par la prédication, par la propagande et par l'enseignement, exactement comme vous ou moi, comme le premier citoyen venu peut le désirer. C'était, ce semble, son droit; et s'il y avait péril, il était facile à conjurer. Ils veulent répandre leurs idées par la prédication: ne les écoutez pas; par la propagande: ne les fréquentez pas; par l'enseignement: ne leur envoyez pas vos enfants.

Mais le Français raisonne rarement ainsi. Il en appelle toujours au gouvernement et il disait au gouvernement d'alors, comme il a continué de dire: «Forcez-moi à ne pas les entendre; forcez-moi à ne pas les fréquenter; forcez-moi à ne pas envoyer mes enfants chez eux.

—Pourquoi ces mesures de contrainte contre vous-mêmes? aurait pu répondre le gouvernement.

—Parce que, auraient pu répliquer les anticléricaux, ces gens-là, étant organisés, sont une force, et on ne peut lutter contre une force que par une force. J'en appelle à la vôtre.

—Eh bien, si ces messieurs ont organisé une force, organisez-en une.

—C'est bien pénible. Nous ne sommes pas très actifs. Nous n'aimons pas nous gouverner nous-mêmes. Nos principes, même, nous le défendent. A nous organiser, nous aurions l'air de faire un État dans l'État, ce qui est infâme. Forcez-nous à ne pas entendre ces messieurs; forcez-nous à ne pas avoir commerce avec eux; forcez-nous à ne pas leur envoyer nos enfants. Nous sommes le parti libéral.»

Le gouvernement, pour les raisons que j'ai dites, accéda partiellement à ce désir. Le grand effort du parti religieux et de l'Église latérale portant du côté de l'enseignement et les récriminations du parti «libéral» portant principalement sur la même question, le gouvernement de Charles X, plus autoritaire que l'ancien régime, s'inquiéta de réprimer l'invasion cléricale dans l'enseignement.—Il faut bien s'entendre: toujours fidèle aux idées napoléoniennes, il voulait bien de l'ingérence de l'Église officielle dans l'enseignement officiel, et cette ingérence il l'avait assurée et continuait de la maintenir par toute une série de mesures très favorables à l'Église officielle; mais que l'Église latérale enseignât elle-même ou qu'elle s'introduisît dans les écoles de l'Église officielle (séminaires), voilà ce qu'il voyait de très mauvais œil et ce sur quoi il était d'accord avec le parti révolutionnaire et ce qu'il voulait enrayer.

De là les célèbres ordonnances de 1828.

Par l'une, dont le titre est très significatif: Ordonnance sur les écoles secondaires ecclésiastiques (petits séminaires) et sur l'immixtion des congrégations dans la direction de ces écoles, il était défendu aux congréganistes de diriger les petits séminaires et d'y enseigner; et il était enjoint à tout professeur, soit de l'Université, soit des écoles secondaires ecclésiastiques, d'affirmer par écrit qu'il n'appartenait à aucune congrégation religieuse.

Par l'autre, qui restreignait les droits mêmes de l'Église officielle, le nombre des élèves des petits séminaires était limité sévèrement; défense était faite à ces établissements de recevoir des élèves externes; ordre leur était donné d'habiller leurs élèves en ecclésiastiques dès l'âge de quatorze ans; le baccalauréat était interdit aux élèves des petits séminaires et remplacé par un diplôme particulier, lequel ne pouvait se transformer en diplôme de bachelier que quand celui qui le détiendrait serait entré dans les ordres.

En un mot, on voulait que l'Église, même officielle, n'enseignât, très limitativement, que de futurs prêtres. La Restauration en venait à défendre énergiquement le monopole de l'Université napoléonienne. Le principe était le même: l'État ne reconnaît que l'Église de l'État, soumise à ses ordres; l'État enseigne et ne veut pas que d'autres que lui puissent enseigner.

CHAPITRE VII
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LOUIS-PHILIPPE.

La Révolution de 1830 fut une victoire pour le parti religieux, quelque paradoxale que puisse paraître tout d'abord cette assertion.

Elle fut une victoire, d'abord parce que, comme le dit très bien M. Debidour, la majorité de la nation, satisfaite d'avoir renversé les Bourbons, ne s'acharna pas sur l'Église, qu'elle détestait beaucoup moins et que même elle ne détestait pas. «Satisfaite d'avoir brisé le trône, elle ne songea pas à briser l'autel.»

Et la Révolution de 1830 fut une victoire pour le parti religieux parce qu'elle inscrivit dans la Charte la liberté de l'enseignement, ce qui autorisait toutes les revendications du parti religieux en ce sens, ce qui liait les mains au gouvernement, ou tout au moins l'embarrassait fort au cas où il voulût revenir à la conception napoléonienne; ce qui enfin faisait du droit d'enseigner une loi constitutionnelle de l'État et du monopole de l'Université un abus contraire à la constitution et condamné par elle.

Au point de vue religieux, toute l'histoire de la monarchie de Juillet, c'est la lutte du parti religieux réclamant le droit d'enseigner en s'appuyant sur la Constitution et du parti révolutionnaire s'insurgeant contre la Constitution en refusant aux non-universitaires le droit d'enseigner.

Au point de vue religieux, l'histoire de la monarchie de Juillet, c'est ceux qui avaient été vaincus en apparence en 1830 criant: «Vive la Charte!» et ceux qui avaient fait la Charte de 1830 criant: «Violons la Charte!»

La solution, c'était la séparation libérale et loyale de l'Église et de l'État. Elle était conforme à la Charte; car il n'y avait rien qui pût mieux assurer la liberté de l'enseignement que l'Église livrée à elle-même et enseignant à sa guise, à ses risques et à ses périls, au gré de la confiance des pères de famille.

Elle eût été, je crois, un principe d'apaisement; car, à cette époque surtout, où les passions antireligieuses n'étaient pas encore ou n'étaient plus à leur dernier degré de violence, avec la séparation de l'Église et de l'État il y aurait eu fusion nécessaire entre l'Église officielle et l'Église «latérale», et cette fusion eût été salutaire, l'Église hier officielle modérant l'Église latérale, et celle-ci vivifiant l'Église hier officielle, et l'Église latérale cessant d'être aussi batailleuse et agressive qu'elle l'était et surtout qu'elle le devint quelques années plus tard.

Mais la séparation ne fut demandée à peu près par personne.

Gouvernement et hommes du juste milieu en étaient toujours à la conception napoléonienne légèrement modifiée: payer l'Église, la tenir en bride, la ménager et caresser.

Les hommes du parti religieux en étaient toujours à leur erreur séculaire: maintenir à l'Église son caractère, sinon d'ordre de l'État, du moins de corps de l'État, pour lui conserver son prestige.

Seuls, d'une part, quelques républicains demandèrent la séparation comme mesure vexatoire contre l'Église; et, d'autre part, Lamennais la demandait passionnément comme principe et comme condition de la régénération de l'Église.

A mon avis, Lamennais seul avait raison.

Le Concordat fut donc maintenu. Concordat maintenu et promesse faite par la Charte de la liberté d'enseignement, c'est sur ce terrain qu'on se battit pendant dix-huit ans.

On se battit fort. L'Église latérale, multipliant ses associations, élargissait sa propagande et créait plus ou moins subrepticement autant de maisons d'instruction et d'éducation qu'elle pouvait; et du reste, forte du texte de la Charte, d'une part réclamait une organisation régulière de la liberté d'enseignement, d'autre part affirmait que d'ores et déjà toutes les créations de maisons religieuses d'instruction étaient en conformité avec l'esprit de la Constitution.

Les partis avancés faisaient, de leur côté, une guerre acharnée à l'esprit clérical, au «parti prêtre», au «jésuite» de robe longue ou de «robe courte» par le pamphlet, par le livre, par le roman, par le cours public; et inventaient cet argument sur lequel ils ont vécu jusqu'à nos jours, qu'il ne doit pas y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté et que, par conséquent, le libéral ne doit accorder la liberté qu'à lui-même.

Quant au gouvernement, il atermoyait. Il atermoya pendant dix-huit ans. Pendant dix-huit ans il reconnut que la liberté d'enseignement était dans la Charte et s'engagea à la faire passer dans la loi au premier jour. Il fut renversé avant d'avoir commencé de mettre ce projet à exécution.

CHAPITRE VIII
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LA SECONDE RÉPUBLIQUE ET LE SECOND EMPIRE.

L'avènement brusque du suffrage universel changea les choses. Il porta aux assemblées législatives des hommes qui en majorité étaient catholiques, ou croyaient que la religion est une chose bonne. Il apparut très vite que si 1830 avait été une victoire pour les catholiques, ce que j'ai dit, mais ce qui peut être contesté, 1848 en était certainement une autre.

M. Debidour fait remarquer avec douleur, mais avec raison, combien la Constitution de 1848 fut cléricale. Elle fut «placée sous l'invocation de Dieu»! Elle «tint à déclarer dans son préambule qu'il existe des droits et des devoirs antérieurs aux lois positives»! Elle «tint à déclarer que le citoyen doit être protégé dans sa religion»! Elle repoussa la séparation de l'Église et de l'État. La Charte de 1830 n'avait que «promis» la liberté d'enseignement, la constitution de 1848 la «proclama»!

Pour ce qui est de «la liberté d'association, de pétitionnement, de la liberté de la presse, elle les assurait largement «à tous», et l'idée «ne lui vint pas de les restreindre au préjudice des catholiques»!—En un mot, elle violait formellement tous les principes des vrais républicains.

Quant au Concordat, après quelques tentatives timides et mal coordonnées dans le dessein d'arriver à le modifier, il fut purement et simplement maintenu pendant toute la durée de la seconde République.

Les faits suivirent, en conformité avec les idées régnantes: expédition de la République française en Italie pour relever le pouvoir temporel du pape et «expédition de Rome à l'intérieur», comme on disait alors, c'est-à-dire organisation de la liberté d'enseignement.

L'expédition de Rome ne se justifiait à mon avis nullement, l'intérêt de la France n'étant pas d'intervenir dans les affaires du peuple italien, si ce n'est pour y contrebalancer l'influence autrichienne; mais on pouvait la contrebalancer tout autrement et sans jouer en Italie précisément le rôle de l'Autriche; et l'expédition de Rome ne fut qu'un acte de l'ambition personnelle du prince-président désirant s'appuyer en France sur le parti conservateur.

Quant à l'organisation de la liberté d'enseignement, elle n'était que l'exécution du programme libéral, que l'exécution des promesses de la Charte de 1830 et de la Constitution de 1848 et une réaction contre le régime autocratique de Napoléon Ier. Elle rétablissait en France une liberté qui avait existé sous l'ancien régime, une liberté qui était indiquée très nettement dans la Déclaration des Droits de l'homme, une liberté qui avait été inscrite dans les deux constitutions de 1830 et de 1848; et elle n'était en opposition qu'avec les idées napoléoniennes.

Cette organisation de la liberté d'enseignement (loi Falloux, 1850) admettait d'une part des écoles «publiques», écoles d'État, écoles dont les chefs et les professeurs seraient nommés par le gouvernement, d'autre part des écoles «libres», dirigées soit par des particuliers, soit par des associations. Ces dernières étaient encore soumises à l'État, en ce sens qu'elles devaient être inspectées par les agents du gouvernement et surveillées par eux, tout particulièrement au point de vue politique; car il était spécifié que l'inspection devait avoir pour objet «la moralité, l'hygiène, la salubrité et ne porter sur l'enseignement que pour vérifier s'il n'était pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois».

C'était donc une liberté très limitée encore; car un gouvernement autoritaire aurait pu faire fermer, conformément à cet article, toute école libre où l'on n'aurait pas enseigné le culte du gouvernement, toute école libre fréquentée par les enfants des familles de l'opposition et où ces enfants auraient fait à M. l'inspecteur des réponses conformes à leurs sentiments, réponses qu'on aurait supposées dictées par les professeurs.

Il l'aurait pu; car il aurait traduit le directeur devant le conseil académique, lequel avait le droit d'interdire l'exercice de la profession à tout délinquant; et les conseils académiques étaient composés de telle sorte que les fonctionnaires ou membres désignés par le gouvernement y étaient en majorité.

Il faut reconnaître du reste que la loi Falloux était favorable au clergé en ce sens qu'elle permettait d'enseigner, sans brevet de capacité, à tout ministre d'un culte reconnu par l'État ou à tout religieux qui aurait fait un stage de trois ans dans un établissement libre. C'était dispenser les religieux, non seulement du brevet de capacité, mais de capacité. Il est vrai; mais encore de quel droit l'État prétendrait-il me défendre de confier mon fils à un ignorant ou prétendu tel? C'est à moi d'en juger. Si l'État a le droit et même le devoir d'interdire la profession de médecin à un non-diplômé parce que ceci est de salubrité publique; il n'a aucunement le droit d'interdire l'enseignement à qui que ce soit. En matière d'enseignement, les diplômes qu'il décerne ne sont que des indications: «Je désigne monsieur un tel comme ayant été jugé par moi apte à enseigner.» Je ferai peut-être bien, moi, particulier, de me fier à cette indication; mais j'ai le droit de n'en avoir cure et de confier mon fils à un homme que j'ai jugé, moi, apte à enseigner mon fils; et c'est un abus énorme que de prétendre m'obliger à ne le confier qu'à celui que vous avez estampillé. Je vous remercie de l'indication que vous me donnez et j'en pourrai tenir compte, mais je vous en remercie à la condition que je conserverai mon droit de n'en point profiter.

On juge bien, du reste, que l'intérêt de l'Église était que ses instituteurs et professeurs fussent aussi bons que les instituteurs et professeurs de l'État, et c'était précisément un bienfait de la liberté qu'elle établît la concurrence.

De fait, pendant le quart de siècle qui suivit, si les professeurs religieux de l'enseignement secondaire, Jésuites et autres, furent (peut-être) inférieurs aux professeurs universitaires de l'enseignement secondaire, les frères des Écoles chrétiennes furent incomparablement plus instruits que les instituteurs de l'État. Et, encore une fois, le citoyen prétendu libre d'un État prétendu libre a le droit de prendre pour l'aider à élever son fils qui il veut, et l'État ne doit avoir sur les professeurs qu'un droit d'inspection strictement relatif à l'hygiène du local et à la moralité de l'enseignement et de l'enseignant.

La loi Falloux était donc certainement favorable au clergé, mais elle était formellement conforme aux principes du libéralisme. C'était une loi à la marque de 1789. Ceux qui la firent pouvaient dire aux républicains: «Nous vous combattons, certainement; mais nous vous servons selon vos principes, selon les principes que vous invoquez toujours quand vous êtes les plus faibles, et que vous oubliez toujours, comme il est naturel, quand vous êtes les plus forts. Mais précisément, en ce moment, vous êtes les plus faibles. De quoi donc vous plaignez-vous?»

Et en effet, les législateurs de 1850 auraient pu «faire du despotisme» réactionnaire, supprimer l'Université et confier l'enseignement à l'Église. Ils «faisaient de la liberté»; et ce qu'on leur demandait, c'était de «faire du despotisme» républicain. En vérité, c'était leur demander trop.

Remarquez bien que, même, ils ne «faisaient pas de la liberté» pure et simple. La liberté pure et simple consiste en ceci: l'enseignement n'est pas une affaire de l'État; enseigne qui veut; l'État n'enseigne pas; l'État surveille les maisons d'enseignement au point de vue de l'hygiène et de la moralité.—Ce qu'instituaient les législateurs de 1850 était très loin de cela. Ils maintenaient l'enseignement d'État; et, à côté de lui, ils permettaient que les particuliers enseignassent librement. Ce n'était qu'une demi-liberté de l'enseignement.

Oui, ce n'était qu'une demi-liberté de l'enseignement; car remarquez bien que permettre une entreprise commerciale,—ceci n'est qu'une comparaison,—la permettre, et puis en faire soi-même une du même genre à laquelle on force tous les contribuables à coopérer de leurs deniers, c'est permettre à l'entreprise libre de vivre, mais lui faire la vie extrêmement dure, et c'est presque la condamner à mort au moment même qu'on lui donne le droit de naître. Je l'ai dit, je crois, quelque part, c'est comme si l'État, qui a une ligne de chemin de fer de Paris à Bordeaux, permettait, sans doute, à la Compagnie d'Orléans d'avoir une ligne de Paris à Bordeaux, mais forçait tous les voyageurs de la Compagnie d'Orléans à payer à l'État une redevance pour entretenir la ligne d'État Paris-Bordeaux. Il y aurait quelque chance pour qu'on ne voyageât plus que sur la ligne de l'État.

D'autant plus que les moyens pour l'État enseignant de faire concurrence à l'enseignement libre sont illimités. A un universitaire qui était partisan—naturellement—du monopole universitaire, je disais, il y a trente-cinq ans: «Il y a un moyen bien simple d'assurer en pratique le monopole universitaire, tout en affirmant qu'on ne monopolise rien et que la liberté d'enseignement est pleine et entière. Donnez tout l'enseignement pour rien, primaire, secondaire, professionnel, supérieur, tout pour rien. Tous les établissements libres seront ruinés.

—Non, ils ne le seraient pas complètement. Il y aura toujours des gens qui aimeront mieux payer deux fois, une fois comme contribuables pour nous entretenir, une fois comme parents à la caisse des professeurs libres, que de venir à nous. Il n'y a que le monopole qui vaille.»

Peut-être; mais enfin ceux qui maintenaient l'enseignement de l'État comme concurrence redoutable et pouvant devenir quasi mortelle à l'enseignement libre; ceux qui n'admettaient qu'un enseignement libre très surveillé par l'État et luttant contre l'enseignement de l'État à armes très inégales; ceux qui faisaient «payer deux fois», comme s'ils leur imposaient une amende, les parents usant de l'enseignement libre; ceux, donc, qui accordaient une liberté très limitée en maintenant sinon le monopole, du moins le privilège de l'enseignement de l'État; ceux-là non seulement ne pouvaient être incriminés de livrer l'enseignement à l'Église; non seulement ne pouvaient être incriminés de faire balance égale à l'Église et à l'État; non seulement ne pouvaient être incriminés d'accorder la pleine liberté d'enseignement; mais ils pouvaient l'être de n'accorder à cet égard qu'une tolérance légale; et ce n'est pas autre chose, en réalité, qu'ils avaient fait.

Les réclamations et accusations de la part des «vrais républicains» n'en furent pas moins bruyantes et furieuses, comme il est naturel, puisque le tempérament du démocrate est d'être purement et simplement absolutiste; et c'est à propos de cette loi que Victor Hugo ne manqua point de dire qu'elle constituait «un monopole au profit de la sacristie et du confessionnal».

Les effets du nouveau régime furent les suivants. La bonne intelligence de l'Église et du gouvernement d'abord présidentiel, puis impérial, dura jusqu'en 1859. Extérieurement au moins, l'Église catholique eut le prestige officiel qu'elle avait eu sous le premier Empire et sous la Restauration. M. Debidour note avec regret «les processions se déroulant dans les villes avec participation des fonctionnaires et de l'armée, le travail suspendu le dimanche dans les chantiers publics et les cabarets fermés pendant les offices»!

Les moines rentrèrent en foule, y compris les Jésuites, qui n'étaient du reste jamais sortis complètement; l'Université fut intimidée et molestée; les professeurs anticléricaux mal notés; une véritable réaction cléricale, encouragée, il faut le dire, et ce que je blâme parfaitement, par le gouvernement, qui doit toujours en ces matières n'être absolument d'aucun côté, mena assez durement le pays.

On ne comprend pas très bien comment un gouvernement qui avait pour lui la quasi unanimité de la nation, qui était sorti d'un plébiscite où il avait obtenu huit millions de voix contre un million, qui dans la Chambre élective avait trois cent cinquante partisans dévoués et trois ou cinq opposants, sentit le besoin de s'appuyer sur le parti clérical et de l'appuyer.

Il était persuadé sans doute que la France, parce qu'elle détestait les révolutionnaires de 1848, ce qui était vrai, était cléricale, ce qui était faux. La France de 1848 à 1859, et même plus tard, ne voulait que l'ordre et la répression, sans rigueurs du reste, des désordonnés.

L'état d'esprit du gouvernement présidentiel et impérial fut cependant celui que je viens de dire jusqu'en 1859, par cette aberration sans doute qui consiste à «grossir l'ennemi» et à ne trouver jamais que l'on a assez de soutiens; et, non satisfait d'avoir ces deux appuis formidables, le peuple et l'armée, ce gouvernement voulait encore s'appuyer sur l'Église.

A partir de 1859, sa politique fut toute différente, mais cette fois encore plus inintelligible. Il fit la guerre d'Italie, qui était avant tout une guerre anticléricale, qui déchaînait la révolution dans la Péninsule et qui fut saluée avec enthousiasme par tout le parti anticlérical français, toujours plus soucieux, naturellement, des intérêts de l'anticléricalisme que des intérêts de la France;—et d'autre part il prétendit soutenir et défendre le pouvoir, tant spirituel que temporel, du souverain pontife.

Je ne sais pas quel était son dessein, à travers cette incohérence, ni s'il en avait un; mais les effets furent ceci: à l'extérieur, l'unité de l'Italie, qui ne «contenait» point du tout, comme on a trop dit, l'unité de l'Allemagne, et les deux «grandes fautes» sont indépendantes l'une de l'autre; mais qui était en elle-même un échec pour la France, celle-ci n'ayant aucun intérêt à créer sur ses flancs une grande puissance susceptible de devenir l'alliée d'un de nos ennemis;—à l'intérieur, le parti bonapartiste coupé en deux et par là sensiblement affaibli et n'offrant plus un appui, une base aussi solide qu'auparavant.

C'est à partir de 1859, en effet, qu'il y eut des bonapartistes cléricaux et des bonapartistes anticléricaux.—Il y eut des bonapartistes cléricaux, gens à la manière et à la mode de 1850, conservateurs et cléricaux comme fond permanent, ralliés à l'Empire comme à un pouvoir fort, dompteur de révolutionnaires.—Il y eut des bonapartistes anticléricaux, gens à la mode de 1810 ou de 1820, nouveaux exemplaires des «libéraux» de la Restauration, autoritaires et despotistes comme fond permanent, mais désirant que l'on fût despotique en dehors de l'Église et un peu contre elle.

C'est ainsi qu'en 1860, une commission composée du «ministre d'État», du président du conseil d'État, du ministre de l'intérieur, du ministre de l'instruction et du garde des sceaux, fit un rapport qui n'eut pas de suite, mais où était signalé le danger de la liberté d'enseignement avec tous les arguments dont en 1903 les républicains, comme il va de soi, se sont servis à leur tour: «La liberté d'enseignement, qui semble consacrer un grand principe d'équité, a cet immense inconvénient de perpétuer dans notre pays, par la diversité de l'éducation donnée à la jeunesse, toutes les divisions sociales et politiques qui s'effaceraient avec le temps dans l'unité de l'enseignement de l'État. Les établissements religieux sont le refuge des enfants appartenant à des familles qui n'adoptent ni les principes de 89 ni le gouvernement impérial. L'instruction qui s'y distribue est conforme à ces regrettables tendances.»—C'était l'argument des «deux Frances».—Quant à l'argument des «deux Églises», il y était aussi, et cette ancienne volonté napoléonienne qu'il n'y eût qu'une Église, officielle, domestiquée et obéissante au gouvernement français, se retrouve dans ce document: «Les congrégations religieuses visent, en multipliant leurs noviciats et leurs couvents, à remplacer notre clergé séculier, c'est-à-dire les curés et les desservants qui sortent de nos séminaires, qui sont originaires de notre pays et qui reconnaissent la direction de leur évêque attaché lui-même au pays et à l'empereur par sa nationalité et par son serment. Or, le clergé régulier est tout simplement une milice romaine, secouant le joug de l'Ordinaire, n'ayant ni patrie ni personnalité, obéissant, perinde ac cadaver, au gouvernement absolu d'un étranger...»

Ce rapport est, suppose-t-on, de M. Baroche. On le dirait rédigé par M. Georges Clémenceau.

C'est ainsi encore qu'à un certain moment, un peu plus tard, en 1862, on vit des préfets ultrabonapartistes protéger énergiquement ou imposer la représentation du Fils de Giboger sur les théâtres de province et y applaudir avec ostentation.

Les bonapartistes anticléricaux étaient les uns très convaincus, il faut toujours faire cette part, les autres très malins. Ces derniers recueillaient le double bénéfice d'être fort bien avec le pouvoir comme bonapartistes et d'être populaires et d'être qualifiés de «libéraux» comme anticléricaux. «J'en ai connu de ces saints-là!» L'attitude était excellente, point très difficile à soutenir et assez rémunératrice.

Cependant le parti bonapartiste était bifurqué et ce lui était une faiblesse. Les bonapartistes anticléricaux voyaient de mauvais œil les bonapartistes cléricaux et déploraient les services rendus encore au Saint-Père, l'occupation de Rome par nos troupes, le maintien des Jésuites en France, etc., et,—je parle des convaincus,—se détachaient un peu de l'Empire pour incliner vers le républicanisme.

Les bonapartistes cléricaux, se prétendant détenteurs de la tradition de 1850 et véritables appuis, soutiens et même fondateurs du second Empire, regardaient avec colère les bonapartistes anticléricaux, déploraient l'expédition d'Italie, rendaient, avec raison du reste, le gouvernement responsable de l'unité de l'Italie et du triomphe de la Révolution en Italie, et se refroidissaient singulièrement à l'égard de l'Empire, et inclinaient vers la légitimité ou l'orléanisme.

A partir de 1859, l'Empire eut «deux armées au lieu d'une», comme on dit pour se consoler quand on a vu son armée coupée en deux par l'ennemi; mais il eut deux armées peu solides, défiantes l'une de l'autre, et défiantes même de lui, et qui ne valaient pas son armée unique d'auparavant.

Je suis de ceux qui sont persuadés que l'Empire était encore infiniment fort en 1870 et que ce n'est que la guerre de 1870 qui l'a tué; mais enfin il était un peu plus faible de 1859 à 1870 que de 1850 à 1859, et il fallait l'indiquer pour être complet.

Quant aux effets de la loi sur l'enseignement, vous pouvez demander à tout anticlérical, de 1860 environ à 1906, quels ils ont été. Vous aurez cette réponse ne varietur et qui n'a pas varié et ne variera point: «La liberté de l'enseignement a fait deux Frances, et tous nos malheurs viennent de là.» Un sénateur français qui, du reste, est très intelligent, mais qui, lorsqu'il s'agit de cléricalisme, paraît l'être moins, disait récemment: «Avant 1850 l'unité morale de la France existait, depuis elle n'existe plus.» Et l'on sait ce qu'était l'unité morale de la France au XVIIIe siècle, sous la Révolution, sous la Restauration et sous Louis-Philippe. Elle était figurée par le mot d'Horace: «Tot capita, tot sensus.»

Je ne vois que deux époques où il y ait eu en France une «unité morale», très relative encore; c'est l'époque de Louis XIV et l'époque de Napoléon Ier. Sous Louis XIV, malgré les jansénistes et les protestants, on peut dire à la rigueur qu'il y a une unité morale, que toute la France, à très peu près, est réunie dans un même sentiment: le culte du roi et le désir d'extension du territoire.—Sous Napoléon, malgré Chateaubriand, Mme de Staël et quelques émigrés à l'extérieur ou à l'intérieur, on peut dire, à la rigueur, que la France est réunie dans un même sentiment: l'idolâtrie de l'empereur et le désir de conquêtes et de gloire. Sauf ces deux époques, où il a existé une unité morale, qui, du reste, n'est pas du tout de mon goût, l'unité morale de la France n'a jamais été.

Et c'est un bien. C'est un bien évidemment dans une certaine limite que j'indiquerai tout à l'heure; mais c'est un bien. La diversité des sentiments et des idées, c'est la vie même, intellectuelle et morale, d'un peuple. Celui qui a dit: «Il faut qu'il y ait des hérésies», a dit une des paroles les plus profondes qui aient été dites dans ce monde. Il faut qu'il y ait des hérésies, c'est-à-dire il est bon qu'on pense, et la seule chose qui indique qu'un peuple pense, c'est ceci qu'il pense de différentes manières. Un peuple qui tout entier penserait exactement la même chose—rêve de nos démocrates autoritaires et unitaires—c'est qu'il ne penserait pas du tout, ce qui peut-être n'est pas très sain. La multiplicité des sectes religieuses prouve la vitalité du sentiment religieux, et la multiplicité des écoles et partis politiques, philosophiques, économiques, prouve simplement qu'un peuple s'occupe de philosophie, de politique et d'économie, et n'est pas absolument abruti.

Il y a une limite, sans doute, et je crois la connaître. Il peut arriver qu'un homme, et ceci ne serait rien, mais il peut arriver qu'un groupe considérable soit tellement entêté de son idée, religieuse, philosophique, économique, qu'il la préfère à la patrie. Un catholique peut être papiste avant d'être français; un protestant peut être genevois plutôt que français; un socialiste peut être prolétaire cosmopolite et n'être point français du tout. Des groupes plus catholiques que français ou plus protestants que français, à ce point que les uns et les autres appelaient l'étranger à leur secours sur le sol français, cela s'est vu au XVIe siècle. Des groupes plus socialistes que français, à ce point qu'ils n'appartiennent qu'au prolétariat universel et non à la France, qu'ils sont d'une classe et qu'ils ne sont point d'un pays, cela se voit de nos jours.

Par parenthèse, on se demande toujours quand le patriotisme a commencé en France. Je le crois très ancien, mais j'estime qu'il a commencé très nettement, très précisément et sans rien qui restât confus, qu'il a commencé définitivement, si l'on me permet de parler ainsi, qu'il a été constitué, le jour où cela a paru un crime de préférer son parti à la France, ou de préférer ses droits de caste à la France; le jour où cela a paru un crime qu'un protestant ou un catholique appelât l'étranger sur le territoire français; le jour où cela a paru un crime qu'un grand seigneur passât à l'étranger et combattît contre les Français pour venger même une injustice commise à son égard; et j'estime donc que le patriotisme français a été constitué au commencement du XVIIe siècle. La catholicisation d'Henri IV me paraît un des actes les plus sérieux, les plus philosophiques, les plus profondément conçus par une grande intelligence, qui aient jamais été. «Paris vaut bien une messe» est une boutade de Béarnais qui doit se traduire ainsi: «Je suis l'État, ou tout au moins je le représente, et il se résume et il s'exprime en moi. Or cet État est en majorité catholique. Je dois donc être officiellement catholique, non pas, et je le prouverai, pour n'admettre que les catholiques comme citoyens français; mais pour prouver qu'aucun de nous ne doit préférer ses façons particulières de penser au bien de l'État. Particulier, je resterais protestant et bon français; chef de l'État, je serais soupçonné de n'être qu'un parti au pouvoir et de préférer ce parti à l'ensemble de la nation, si je restais protestant. Je me fais catholique pour prouver que le particularisme protestant n'est plus mon fait. Je me fais catholique, non pas, au vrai, pour me faire catholique, mais pour déclarer que, politiquement, je ne suis plus huguenot, ce qui est précisément mon devoir». L'acte d'Henri IV fut une déclaration de patriotisme; ce fut la nationalisation d'Henri IV.

Il y a donc, en effet, une limite à la diversité intellectuelle et morale. La diversité intellectuelle et morale est un bien en soi; elle devient un mal lorsqu'elle va jusqu'à préférer une idée particulière, ou de groupe, à la patrie. Peuples mauvais et qui ont un germe de mort: d'une part, ceux qui n'ont qu'une façon de penser et qui, par conséquent, ne pensent point; d'autre part, ceux dans lesquels des groupes considérables préfèrent leur façon de penser à la patrie. Peuples excellents (Angleterre, États-Unis, Allemagne), ceux qui pensent beaucoup et par conséquent de façons diverses, mais dans lesquels aucun groupe ne préfère sa pensée à la patrie.

Et c'est bien précisément pour cela qu'il ne faut pas violenter les façons de penser et que la liberté de penser, de parler, d'écrire, d'enseigner est une mesure patriotique et une mesure de salut public. Comment cela? Mais parce que ces émigrations, ces sécessions, ces renoncements à la patrie, ces déterminations extrêmes de l'intelligence et de la conscience qui consistent à préférer son idée à son pays, vous les créez, en gênant les libertés de pensée et de croyance. Un sentiment peut être fort quand il est libre, mais il est violent quand il est contrarié et opprimé. En accordant la liberté de penser et de répandre sa pensée, vous maintenez donc tel sentiment dans la mesure où il est actif, mais non véhément et où il ne se préfère pas à l'idée de patrie et à l'amour de la patrie. En réprimant, en proscrivant la liberté de pensée, vous poussez tel sentiment à ce degré d'acuité où il se préfère à l'idée de patrie et s'insurge contre une patrie qui l'opprime. En persécutant un catholique, vous en faites naturellement et nécessairement un ultramontain; en persécutant un protestant, vous en faites naturellement un genevois ou un hollandais; en persécutant Mme de Staël, vous en faites une... européenne; en supprimant la liberté de pensée en France, vous faites d'un simple libéral un homme qui aimerait autant être américain ou être belge.

Voilà ce qui me fait appeler la liberté une mesure de salut public. Il est très vrai que la diversité de pensée peut aller jusqu'à rompre le faisceau national; mais il est aussi vrai que «l'unité morale» imposée pousse tout simplement les pensées indépendantes à devenir antipatriotiques et rompt le faisceau national bien plus complètement. La liberté est consolidatrice du patriotisme; le despotisme est destructeur de l'idée de patrie. En un mot, la seule unité morale qu'il faille désirer et à quoi il faille tenir, c'est l'unité patriotique; et cette unité morale, celle-ci, la liberté ne la détruit pas; elle la confirme. Voilà pour moi la vérité absolue.

Or—revenons—les «deux Frances» que la liberté d'enseignement était prétendue avoir créées étaient-elles véritablement deux Frances ennemies l'une de l'autre? L'une des deux était-elle «étrangère» ou amie de l'étranger, ou cosmopolite? La diversité des pensées allait-elle jusqu'à seulement détendre et relâcher le lien national? Pas le moins du monde et d'abord pour la raison que j'ai dite. Les Français catholiques, élevés très librement dans des maisons catholiques, n'avaient aucune raison d'être froids à l'égard d'un pays qui ne violentait ni ne contrariait leurs idées et sentiments et qui ne leur demandait que de rester Français. J'ai connu beaucoup de jeunes gens élevés dans ces maisons. Ils étaient les meilleurs Français du monde; et c'est depuis les violences de la République autoritaire qu'ils le sont moins, ce que, sans l'approuver, je ne puis m'empêcher de comprendre et de trouver assez naturel.

Je n'ai pas besoin de rappeler ce qui a été reconnu par tous et proclamé par tous, à savoir qu'il n'y a eu aucune différence entre le patriotisme des anciens élèves des maisons religieuses et celui des anciens élèves de l'État pendant la guerre de 1870; et je ne sache pas qu'à l'heure où j'écris les antipatriotes soient d'anciens élèves ou d'anciens professeurs des maisons religieuses.

Remarquez de plus que les enfants et jeunes gens qui étaient confiés aux éducateurs religieux appartenaient en majorité à ce qu'on appelle plus ou moins exactement les hautes classes. Or tout le monde, certes, a intérêt à être patriote, mais particulièrement les citoyens appartenant aux classes hautes; par la très bonne raison, qu'il ne leur est pas difficile de comprendre ou de sentir, qu'en cas de conquête de la patrie, ce sont eux qui seraient remplacés comme dirigeants et comme personnages considérables par des citoyens du peuple vainqueur. Ce n'est pas, par exemple, à un futur saint-cyrien ou polytechnicien, ou à son père, qu'il faudrait venir dire que France ou Allemagne c'est indifférent et que l'on doit avoir des objets de préoccupation plus considérables. Les hautes classes d'une nation sont, comme les pays frontières, non pas plus patriotes, mais patriotes avec plus d'inquiétude, comme premières proies de l'invasion. Si tout se réglait par l'intérêt, les hautes classes seraient très patriotes et le peuple le serait peu. Comme tout se règle par l'intérêt et le sentiment mêlés, ce n'est pas ainsi que vont les choses; mais il reste encore que les hautes classes sont patriotes plus sûrement, parce qu'elles le sont forcément.

Ce n'est donc pas aux enfants des classes dites supérieures que des professeurs, religieux ou autres, pourraient, le voulussent-ils, enseigner l'antipatriotisme ou un patriotisme très tempéré. Aussi ne l'ont-ils pas fait et ne le feront-ils jamais. Les deux Frances, au point de vue de «l'unité patriotique», n'ont donc jamais existé.

Qu'elles aient existé au point de vue de la fameuse «unité morale», je ne le nie point. On n'enseignait pas dans les écoles religieuses l'amour de la Révolution et on l'enseignait dans les écoles de l'État. C'est incontestable. Les professeurs des lycées, ou étaient secrètement républicains, ou appartenaient à ce bonapartisme anticlérical dont j'ai parlé plus haut. Par contrepartie, les professeurs des maisons religieuses ou étaient légitimistes, ou appartenaient à ce bonapartisme clérical que j'ai indiqué plus haut également. Je demandais, en Bretagne, vers 1858, à un élève de petit séminaire: «Êtes-vous d'accord en politique?

—Non! Il y a deux camps, les blancs et les bleus.

—Qu'est-ce qu'ils sont, les blancs?

—Ils sont pour Henri V.

—Et les bleus?

—Ils sont pour l'empereur.

—Et des républicains?

—Il n'y en a pas.»

Républicains et bonapartistes anticléricaux, c'était la population des lycées; légitimistes et bonapartistes cléricaux, c'était la population des maisons ecclésiastiques. Voilà, au vrai, les «deux Frances» de 1850 à 1870.

Voilà ce qui exaspérait les partis «avancés». Et il n'y a pas de quoi s'exaspérer. D'abord parce que, comme on l'a bien vu, cela n'empêchait pas tous ces jeunes gens d'être de très bons Français, ce que j'avoue qui me suffit; ensuite parce que le péril est, précisément, comme je l'ai dit, de faire de mauvais Français en tracassant les gens; enfin parce que, non seulement la concurrence matérielle, pour ainsi parler, est une bonne chose, et quand il y a deux enseignements dans un pays ils sont bons tous deux; mais encore et enfin parce que la concurrence morale, si je puis dire ainsi, est excellente.

Ces jeunes gens, tous bons Français, tous patriotes, ayant ainsi un lien commun, nécessaire et suffisant, ayant ainsi une «unité» nécessaire et suffisante, se rencontraient dans la vie, discutaient, remuaient des idées et se faisaient, par la discussion, des idées personnelles, et il n'y a que les idées personnelles qui soient des «idées-forces», et des idées fortes, et des idées fécondes.

Supposez, par impossible du reste, du moins dans le monde vraiment civilisé, un peuple à qui des éducateurs n'ayant qu'une manière de penser inculqueraient indéfiniment cette conception générale; et qui du reste n'aurait pas une force intellectuelle suffisante pour réagir; c'est le peuple que semblent rêver les partisans de l'unité morale, et ce peuple, je n'en pense qu'une chose, c'est qu'il deviendrait promptement idiot.

Tels furent, avec leurs inconvénients peut-être, avec celui surtout d'être désagréables à ceux qui veulent mener la France comme un éternel enfant, tels furent, beaucoup meilleurs à mon avis que mauvais, les effets de la liberté de l'enseignement en France sous le second Empire.


La politique générale de la fin du second empire fut ce que l'on sait trop. Au point de vue des choses religieuses, il y a un point assez important à éclaircir. Les anticléricaux, croyant ou feignant de croire que tous les maux et toutes les catastrophes viennent du catholicisme et ne peuvent venir d'autre source, ont assuré que les désastres de 1870 sont imputables aux catholiques. Ils ne pouvaient y manquer. Quand on lit dans un ouvrage de M. Edme Champion: «La pente qui éloigne de Voltaire aboutit à Sedan», on ne comprend pas très bien, parce que c'est une sorte de résumé de philosophie historique plutôt qu'un réquisitoire précis. Mais les journalistes et les historiens du parti sont entrés dans le détail de cette considération et l'ont exposée minutieusement.

Voici comment ils raisonnent, je puis dire tous; car j'ai retrouvé l'argumentation un peu partout presque dans les mêmes termes.

L'Empire s'est obstiné jusqu'au bout à maintenir et soutenir le pape à Rome, à défendre les restes du pouvoir temporel, à refuser Rome aux Italiens. Aux approches de la guerre de 1870, l'Empire chercha des alliés. Il en trouva un, c'est à savoir l'Autriche; mais l'Autriche ne voulait entrer en campagne contre la Prusse qu'avec le concours de l'Italie, pour n'être pas attaquée par celle-ci, une dixième fois, pendant qu'elle serait occupée ailleurs. Mais l'Italie ne voulait entrer dans cette triple alliance que si on lui laissait Rome. L'alliance franco-autrichienne dépendait donc de l'agrément de l'Italie, et l'agrément de l'Italie dépendait de l'abandon de Rome aux Italiens.

Jusqu'au dernier moment, Napoléon III tergiversa, recula. A la veille de l'entrée en campagne, ne s'agissant plus d'alliance austro-française, mais seulement d'alliance italienne, il hésita encore à abandonner le Saint-Père par un engagement formel: l'alliance n'eut pas lieu. La France fut vaincue. «C'est ainsi, dit éloquemment M. Debidour, que, conduit à Sedan par la justice immanente des choses, Napoléon III paya, au bout de plus de vingt ans, le tort de s'être abandonné à l'Église par ambition et fit, du même coup, payer à la France la faiblesse qu'elle avait eue de s'abandonner à lui. Son alliance avec le pape l'avait élevé au trône; elle contribuait maintenant à l'en faire descendre. Quant à la France, elle lui avait valu dix-huit ans de servitude, elle lui valait maintenant d'être envahie en attendant d'être démembrée.»

Cette argumentation et ces conclusions sont assez douteuses. Laissons de côté la servitude intérieure: la France a été asservie à l'Empire, non pas à cause de l'alliance de l'Empire avec le catholicisme, mais parce qu'elle a voulu l'être, depuis 1849; il n'y a pas d'exemple d'asservissement volontaire plus net et plus éclatant; la France de 1849 à 1870 était bonapartiste, et cela suffit pour qu'on soit asservi à un Bonaparte.

Quant aux alliances in extremis, je crois qu'on n'aurait jamais eu l'alliance ni de l'Autriche ni de l'Italie, même en livrant Rome aux Italiens, et que jamais ces deux puissances n'ont été sérieusement disposées à soutenir la France. L'Autriche l'a montré précisément si elle a dit: «J'en serai si l'Italie en est», ce qui est un atermoiement et même une défaite.

Quant à l'Italie, qui ne voit que son intérêt en tout état de cause était d'attendre, pour se mettre ensuite du côté du vainqueur? Qu'avait-elle à gagner à entrer dans une guerre où elle ne pouvait que très peu secourir la France, où la France avait autant de chances d'être vaincue avec le concours de l'Italie que sans ce concours, et où la France vaincue, l'Italie se fût trouvée compromise du côté du victorieux? L'Italie, possesseur de Rome, qu'a-t-elle à gagner à entrer en guerre contre la Prusse en notre faveur? Je ne le vois pas. Je ne le vois d'aucun côté. Je dirai presque au contraire; car l'Italie étant possesseur de Rome, c'est du côté du Trentin, de Trieste, etc., que son ambition tourne les yeux. Au point de vue de cette ambition, ce qu'il lui faut, c'est une Autriche affaiblie; or la Prusse victorieuse fait une Autriche faible. Une fois détentrice de Rome, c'est plutôt de la Prusse que de la France que l'Italie doit désirer le succès. Cela pourrait se soutenir et n'est point du tout déraisonnable.

Contentons-nous de dire, sans vouloir trop prouver, que, possédant Rome ou ne le possédant pas, l'intérêt de l'Italie était certainement d'attendre et de voir venir les événements. Une guerre engagée par l'Italie en faveur de la France eût été une guerre purement sentimentale, ce dont l'Italie a peu l'habitude.

L'Autriche, elle, avait certainement un intérêt à nous soutenir pour empêcher que la Prusse n'absorbât tous les pays allemands et ne relevât à son profit l'empire d'Allemagne; mais il faut songer que l'Autriche est en partie pays allemand elle-même, et que faire marcher des Allemands contre des Allemands en faveur des Français est chose très difficile, sinon impossible. Les Allemands peuvent se battre les uns contre les autres; c'est ce qu'ils ont fait à Sadowa; mais mener des Allemands contre des Allemands pour des Français, ce serait presque une folie que de le vouloir entreprendre.

Il me paraît donc certain qu'il n'y a eu, de 1868 à 1870, aucune espèce de bonne intention, même conditionnelle, à notre égard, ni de la part de l'Autriche ni de la part de l'Italie, et qu'il n'y en aurait eu ni plus ni moins si nous avions abandonné Rome aux Italiens. Il y a eu des sollicitations de la part des Tuileries auprès des cours de Vienne et de Florence. Ces sollicitations ont été reçues avec politesse; ces politesses, mêlées de considérations diverses et de prétextes allégués, ont pu être prises pour des promesses conditionnelles; mais il me semble bien qu'il n'y a pas eu autre chose et que l'intention ferme de l'Autriche et de l'Italie a été, quoi qu'il arrivât du côté de Rome, de ne pas secourir la France.

Pour les raisons que j'ai dites plus haut, la triplice, la triple alliance prusso-italo-autrichienne est naturelle et, pour ces raisons, on peut dire qu'elle existait en 1869-1870 à l'état latent. Elle ne dépendait pas du tout de la question romaine et ne s'y rattachait point. Si nous avons échoué en 1869-1870 à trouver un allié, c'est que nous nous sommes heurtés déjà contre la triple alliance. Abandonner Rome, ce que du reste je crois qu'on aurait dû faire beaucoup plus tôt, aurait été à cette époque, au moment où nous étions en posture de solliciteurs, un manque de dignité très inutile.

En tout cas, la question romaine n'a pesé d'aucun poids dans les événements de cette époque. Pie IX et le parti clérical responsables de Sedan est quelque chose que l'on doit considérer comme une légende anticléricale sans aucun caractère scientifique. Nous avons été vaincus en 1870 parce que notre organisation militaire était la plus faible, parce que nous n'étions pas prêts, ce que je crois que nous sommes destinés à n'être jamais, et parce que nous ne pouvions pas, quelque sacrifice que nous consentissions, avoir d'alliés: voilà le vrai.

—Mais peut-on concevoir un malheur de la France qui ne vienne pas des Jésuites, le peut-on?

—Je reconnais que pour beaucoup de Français cette conception est absolument impossible.

CHAPITRE IX
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE JUSQU'EN 1904.

Les élections de 1871 furent une troisième victoire pour le cléricalisme. Après les désastres de 1870, une Assemblée, la plus remarquable du reste, comme réunion de talents et de lumières, que nous ayons jamais eue, avait été nommée, uniquement, dans la pensée des électeurs, pour faire la paix et pourvoir aux nécessités urgentes. Elle voulut, de plus, faire une constitution et des lois générales. C'était son droit absolu; car il est évident qu'après une révolution la première Assemblée qui est nommée par la nation a tous les droits politiques et est constituante et législative par le fait même de sa nomination. Il n'y a personne qui ait qualité pour lui contester ces droits et pour limiter sa souveraineté. Mais peut-être l'Assemblée de 1871 eût-elle bien fait de se limiter elle-même et, la paix conclue, d'appeler la nation à de nouvelles élections qui eussent été faites sur une nouvelle plateforme, sur des questions constitutionnelles et sur des questions politiques.

Elle ne le voulut point, à tort ou à raison, et elle fit des lois (et plus tard une constitution), comme si elle avait été nommée pour en faire et comme si, en la nommant, la nation avait eu en son esprit la considération de ces lois. Ce fut une faute, à mon avis, parce que, étant monarchique, quand la nation, comme le prouvèrent tout de suite les élections complémentaires de juillet 1871, tendait à devenir républicaine, toutes les lois de l'Assemblée de 1871 devaient plus tard prendre dans l'opinion un caractère monarchique et comme une mauvaise odeur monarchique et devenir suspectes à la nation.

La réaction anticléricale de la troisième république a pour un de ses fondements le souvenir de l'Assemblée monarchique de 1871 et le souvenir des tentatives monarchiques du 24 mai 1873 et du 16 mai 1877.

Quoi qu'il en soit, l'Assemblée de 1871 élabora une nouvelle loi de liberté de l'enseignement. La seconde République avait établi la liberté de l'enseignement primaire et la liberté de l'enseignement secondaire. Elle n'avait rien fait à l'égard de l'enseignement supérieur. L'Assemblée de 1871 établit et organisa la liberté de l'enseignement supérieur. Le droit fut reconnu aux particuliers ou aux associations de donner l'enseignement supérieur à qui voudrait le recevoir d'eux. La liberté d'enseignement était enfin établie en France à tous les degrés (17 juin 1875).

Les effets, excellents à mon avis, de cette nouveauté, ne se firent pas attendre. L'enseignement supérieur tel qu'il existait à l'état de monopole, depuis le premier Empire jusqu'en 1875, était une des hontes de la France. Il végétait. Il était inactif et presque amorphe. Professeurs fatigués ou nonchalants, public rare et endormi, d'étudiants point. Sous l'aiguillon de la concurrence, l'enseignement supérieur français, qui a rencontré du reste des directeurs intelligents, zélés et hardis dans l'innovation, est devenu le plus actif, le plus laborieux et le plus illustre peut-être de l'Europe entière. Je ne puis pas m'empêcher de croire que la loi de 1875 soit une des causes au moins de cet heureux changement.

Mais l'anticléricalisme veillait, et vigilante aussi restait cette pensée de Louis XIV que l'on trouve dans toutes les pièces relatives à la révocation de l'Édit de Nantes et qui est le Credo même de tout le parti démocratique: «Un seul troupeau sous un seul pasteur.» Le parti démocratique et anticlérical français ne peut pas concevoir la France autrement que comme un troupeau.

Aussi, dès 1880, cinq ans après la loi de liberté de l'enseignement, Jules Ferry lançait, très inopinément du reste, son projet de loi sur l'enseignement supérieur contenant le fameux article VII. L'article VII, c'était l'expulsion des Jésuites et des congrégations enseignantes non autorisées. L'article VII n'ayant pas été adopté par le Sénat, le gouvernement, en vertu d'anciennes lois remontant au XVIIIe siècle, décréta contre les congrégations non autorisées et exécuta violemment les décrets, de juin à novembre 1880.

Rien de plus légal, puisqu'on peut toujours exécuter une loi qui n'a pas été abrogée; mais, d'une part, c'était montrer quelque désinvolture à l'égard du Parlement que de substituer une loi désuète à une loi qu'on lui avait présentée et dont il n'avait pas voulu, pour arriver à un but qu'on tenait à atteindre et qu'il avait suffisamment indiqué qu'il ne voulait pas qu'on poursuivît; et en ce sens c'était un véritable coup d'État;—d'autre part, c'était une première atteinte à la liberté d'enseignement, le principe de la liberté d'enseignement étant que tout Français a le droit d'enseigner, s'il est honnête homme, si son enseignement n'est pas immoral, si son enseignement n'est pas dirigé contre les lois.

La campagne Ferry fit, du reste, beaucoup plus de bruit qu'elle n'eut de grands effets. Jésuites et congréganistes ne furent expulsés ou inquiétés que pour la forme et restèrent, à très peu près, plus ou moins ouvertement, sur leurs positions. Les temps n'étaient pas venus. La France était peu convaincue de l'immensité du péril catholique. M. Jules Ferry lui-même n'avait mené cette campagne que pour se faire une popularité et eut dans la suite à s'occuper de beaucoup d'autres choses qui, du reste, la lui firent perdre.


Jusqu'en 1900, il n'y a rien à relever de très important pour ce qui est de l'histoire de l'anticléricalisme en France.

En 1900 la campagne anticléricale recommença avec vigueur, et ce qui prouve, chose du reste qu'il est naïf de faire remarquer, que cette guerre n'est inspirée que par des intérêts électoraux, ce fut à propos d'ingérence du monde religieux dans les élections que les hostilités reprirent. Les moines assomptionnistes s'étaient mêlés des élections de 1898. Il était difficile de leur pardonner cela. Ils furent poursuivis pour violation de l'article du Code pénal interdisant les réunions de plus de vingt personnes.—Comme sous l'Empire?—Naturellement, comme sous l'Empire.

Mais ce que le procureur impérial leur reprocha, ce ne fut pas d'être plus de vingt, mais d'avoir favorisé des candidats, du reste républicains pour la plupart, mais d'un républicanisme qui n'agréait pas au gouvernement. Le procureur Bulot cita dans son réquisitoire les noms de trente et un députés qu'il affirmait qui avaient dû leur élection à l'influence des Pères de l'Assomption. Les députés crièrent et les Assomptionnistes furent condamnés et leur congrégation dissoute comme illicite.

Ce fut le premier coup de cloche.

L'année suivante, le gouvernement (ministère Waldeck-Rousseau) apporta un projet de loi sur les associations. Ce projet était très confus et n'a jamais été très complètement élucidé. Au fond, M. Waldeck-Rousseau voulait régulariser la situation des congrégations en France. Il voulait que les congrégations d'ores et déjà autorisées restassent dans la situation où elles étaient; que les congrégations non autorisées montrassent leurs statuts, demandassent l'autorisation, fussent autorisées par une loi ou ne le fussent pas; que celles qui seraient autorisées subsistassent et que celles qui ne le seraient pas disparussent. Il voulait, semble-t-il, faire ce qu'on a spirituellement appelé un «concordat congréganiste».

Mais ce qui était à prévoir, c'était que le parti antireligieux profitât précisément de cette occasion pour refuser toute autorisation aux congrégations, surtout aux congrégations enseignantes, et admît la proposition d'un «concordat congréganiste», précisément pour ne pas le faire, pour le rejeter, et du même coup pour supprimer par mesure légale toute liberté de congrégation.

Il le pouvait d'autant plus qu'il lui était loisible, pour ainsi agir, de s'appuyer sur le texte même du projet du gouvernement. Ce projet commençait par déclarer «illicites» toutes les congrégations religieuses possibles, sous prétexte: que les membres de ces associations vivent en commun, qu'ils font vœu de chasteté, de célibat et de pauvreté, et que l'article 1118 du Code civil déclare que «seules les choses qui sont dans le commerce peuvent faire l'objet d'une convention» et que la communauté, la chasteté, la pauvreté et le célibat ne sont pas choses qui sont dans le commerce.

Cette argumentation était comme fourmillante de sophismes. D'abord elle transportait dans le Code pénal une disposition du Code civil et elle faisait un crime de ce qui n'est qu'une incapacité judiciaire: le contractant qui a fait un contrat sur une chose qui n'est pas dans le commerce ne peut exiger judiciairement l'exécution de ce contrat si son co-contractant s'y refuse, et voilà tout ce que signifie l'article 1118, et il n'y a aucune pénalité contre un homme qui a fait un contrat non conforme à l'article 1118 du Code civil.

A raisonner ainsi, le mariage serait illicite; car il est une convention d'obéissance, de protection et de fidélité entre deux personnes, et ni l'obéissance, ni la protection, ni la fidélité ne sont choses qui sont dans le commerce, et donc le mariage est contraire à l'article 1118 du Code civil.

Mais est illicite aussi toute convention qui est contraire aux bonnes mœurs. Sans doute; mais il est difficile de considérer comme contraire aux bonnes mœurs le fait de vivre en commun, le fait de s'engager à la pauvreté, au célibat et à la chasteté.

Et enfin il y avait dans cette position de la question une confusion volontaire entre la convention et le vœu. Un vœu n'est pas un contrat, c'est une résolution que l'on prend et dans laquelle on persiste. D'aucune façon, l'article 1118 du Code civil n'a rien à voir dans la question des associations et congrégations.

Voilà par où commençait le projet de loi; mais il continuait en affirmant que,—nonobstant le caractère illicite de toute association religieuse si énergiquement proclamé plus haut,—les associations religieuses pourraient exister et subsister si elles obtenaient l'autorisation de l'État par une loi. C'était dire: «Les associations religieuses sont par elles-mêmes illégales et criminelles. Mais vous pouvez autoriser à vivre ces associations qui sont criminelles et illégales par le seul fait d'exister. Elles sont, toutes, contraires aux lois; mais vous pouvez permettre à certaines d'entre elles de vivre contrairement aux lois et en insurrection contre les lois.» C'était une nouveauté juridique un peu étrange.

C'était surtout, en même temps qu'on invitait le pouvoir législatif à autoriser certaines congrégations, lui fournir des arguments détestables à la vérité, mais lui fournir des arguments, pour les proscrire toutes; c'était, en même temps qu'on établissait les bases d'un concordat congréganiste, inciter par des considérations générales le pouvoir législatif à repousser tout concordat et toute concorde et à frapper les congréganistes comme des criminels; c'était, en même temps qu'on affichait l'intention de faire entrer régulièrement les congréganistes dans la société, crier du haut de sa tête qu'ils étaient des ennemis sociaux.

Incohérence involontaire, ou incohérence volontaire? Inadvertance ou perfidie? M. Waldeck-Rousseau «le faisait-il exprès» ou le faisait-il par mégarde? On ne sait; car rien jamais ne fut plus lucide que la parole de M. Waldeck-Rousseau et ne fut plus obscur et plus difficile à comprendre que sa conduite.

Mais ce qui est clair, c'est que rien n'était plus facile que de repousser la seconde partie de son projet en s'appuyant sur la première, et de conclure logiquement de la première partie de son projet à une condamnation absolue de la seconde.

On n'y manqua point. Le parti antireligieux ne voulut voir en M. Waldeck-Rousseau que l'homme qui mettait tous les congréganistes hors la loi en les considérant comme y étant et le salua comme l'ennemi acharné de tous les congréganistes, ce qu'il n'était pas et ce que, bon gré mal gré, il se donnait comme étant.

Quant à la partie antireligieuse de la Chambre et du Sénat, elle saisit avec empressement l'occasion de recommencer l'œuvre traditionnelle, l'œuvre de la déchristianisation de la France. Elle limitait encore la portée de ses desseins et de ses espérances. Elle restait, en général, sur le terrain napoléonien. Elle prétendait n'en vouloir qu'à l'Église latérale, qu'à l'Église irrégulière, c'est-à-dire à l'Église «régulière». Elle restait concordataire. Tout le monde en ce temps-là se prétendait concordataire et s'appuyait sur le Concordat et s'enfermait dans le Concordat comme dans un fort pour tirer sur les «réguliers». M. Waldeck-Rousseau, le premier, se réclamait du Concordat, il prenait la défense du clergé paroissial contre le clergé monastique, et de «l'église contre la chapelle»; mais en même temps il montrait les congrégations comme l'armée de la contre-Révolution et conviait à voter son projet tous ceux qui voulaient assurer «la paix et le développement régulier de la Révolution française».

Et c'était toujours la même duplicité volontaire ou inconsciente: n'attaquer que les uns, mais avec des arguments qui peuvent s'appliquer à tous et qui peuvent être invoqués pour proscrire tous. Dire que les congrégations sont l'armée de la contre-Révolution et que l'existence des congrégations est incompatible avec le développement pacifique et régulier de la Révolution, c'est placer la question en dehors de toute considération juridique et de toute considération de justice; c'est dire: «frappez tous ceux qui vous paraîtront contre-révolutionnaires»; en langage pratique, c'est dire: «frappez tous vos adversaires électoraux»; et des paroles de M. Waldeck-Rousseau on pouvait tirer une raison suffisante de proscrire toute l'Église séculière comme toute l'Église régulière, quelque attaché au Concordat que M. Waldeck-Rousseau prétendît être.

De même qu'en prétendant ne toucher qu'aux moines factieux, M. Waldeck-Rousseau instituait une théorie qui frappait tout moine quel qu'il fût comme étant hors la loi et contre la loi; de même, en affectant de ne suspecter que les congréganistes, il donnait un argument aux termes duquel tous les ecclésiastiques et même tous les catholiques étaient déclarés suspects.

En attendant, il s'affirmait concordataire.

Concordataire aussi était M. Camille Pelletan, qui raisonnait ainsi: Nous sommes profondément attachés au Concordat. Or il n'y a rien dans le Concordat qui concerne les moines. Donc c'est être conformes au Concordat que de proscrire les moines, et ce serait violer le Concordat que de les tolérer. «La suppression des ordres religieux est la contre-partie des garanties accordées à l'Eglise.» Si, donc, on rétablissait les ordres religieux, le Concordat n'existerait plus.—D'où il faudrait conclure à l'heure où nous sommes que, le Concordat n'existant plus, on doit rétablir les ordres religieux. J'ignore si cette conclusion, qui s'impose en bonne logique, est acceptée à l'heure où nous sommes par M. Camille Pelletan.

Au milieu de tous ces sophismes, je n'ai pas besoin de dire que le groupe libéral, surtout par l'éloquent organe de M. Ribot, posa les vrais principes: l'association religieuse est une association comme une autre, les hommes ayant le droit de vivre en commun, d'être pauvres, d'être célibataires et d'être chastes; il ne faut que limiter l'accumulation des biens de mainmorte dans les associations religieuses comme dans les autres associations; il faut surveiller les biens et laisser tranquilles les personnes.

La loi fut votée à peu près telle que M. Waldeck-Rousseau l'avait présentée. Toutes les congrégations non autorisées devaient demander l'autorisation d'exister, ou disparaître. Par disposition législative, les congrégations seraient autorisées à exister ou ne le seraient point.

Certaines congrégations (Jésuites, Bénédictins, etc.) ne jugèrent pas expédient de demander l'autorisation et se dispersèrent tout de suite. D'autres prirent leurs dispositions pour demander à être autorisées. On verra plus loin ce qu'il en advint.

Subsidiairement la loi sur les congrégations avait porté une grave atteinte à la liberté de l'enseignement. Dans le projet primitif il n'y avait rien de spécial pour ou contre cette liberté; il n'y avait que ceci, implicitement, à savoir qu'une congrégation enseignante, si elle n'était pas autorisée, n'enseignerait plus, naturellement, puisqu'elle aurait cessé d'être. Mais la gauche avait exigé davantage. Elle avait voulu qu'il fût interdit d'enseigner à toute personne appartenant à une congrégation même dissoute, c'est-à-dire à toute personne ayant appartenu à une congrégation, c'est-à-dire à tout congréganiste, même qui ne le serait plus. Autrement dit, cet article nouveau, très nouveau en effet, proclamait la perpétuité des vœux, alors que la loi ne reconnaît pas de vœux perpétuels. Il disait: «La loi ne reconnaît pas de vœux perpétuels, mais moi, non seulement je les reconnais, mais je les impose. Vous avez été congréganiste; vous prétendez ne plus l'être, vous voulez ne plus l'être; mais moi je veux que vous le soyez. Du reste, j'ai dissous votre congrégation; mais quand il s'agit de vous, je la tiens pour existant encore, afin que vous en soyez, et je vous défends d'être professeur parce que vous en êtes.» Cela devenait absolument fou. Ce fut dénoncé comme tel, en même temps que comme tyrannique, et ce fut cinglé très vigoureusement par plusieurs orateurs du centre, notamment par M. Aynard.

Mais les orateurs de gauche répondirent par l'argument irrésistible des «deux jeunesses», des «deux Frances», par cette affirmation de Danton et probablement de Lycurgue, que les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents, et par cette raison sans réplique que «la tolérance n'est pas due aux intolérants». D'où il suit que la tolérance ne doit exister nulle part sur la terre, les intolérants étant intolérants et les tolérants devant être intolérants pour réprimer ceux qui le sont ou qui le seraient s'ils pouvaient l'être. On a vu du reste plus haut que cette idée est de Jean-Jacques Rousseau lui-même.

L'article était absurde en soi; mais comme il était despotique, il passa très facilement.


De quelle façon cette loi sur les associations fut appliquée, c'est une chose que le cabinet Waldeck-Rousseau aurait pu prévoir et que peut-être il prévoyait; car lorsque l'arbitraire est déjà dans la loi il se déchaîne dans l'application de la loi beaucoup plus violemment encore. Les élections de 1902 ayant renforcé quelque peu la partie antireligieuse de la Chambre des députés, M. Waldeck-Rousseau, fatigué et peut-être voyant qu'après l'avoir mené déjà plus loin qu'il ne lui plaisait d'aller, on le mènerait encore beaucoup plus outre, se retira volontairement du ministère.

Mais ce qui laisse à soupçonner qu'il n'était point fâché que les iniquités qu'il ne voulait pas commettre, fussent commises pourvu qu'elles le fussent par un autre—et on trouvera toujours du «je ne sais quoi» dans la conduite de M. Waldeck-Rousseau, et l'on ne saura jamais s'il fut plus ingénu ou plus perfide,—c'est qu'il désigna pour lui succéder le plus borné et le plus violent des hommes politiques, M. Combes, à qui M. Loubet, qui ne pouvait pas le souffrir, mais qui a passé sa vie à faire ce qu'il désapprouvait et à blâmer dans ses discours la politique qu'il signait au bas de tous ses décrets, s'empressa de confier la présidence du conseil et la direction du gouvernement.


Ce fut un gouvernement de combat. Les établissements congréganistes furent fermés par décrets, précipitamment, comme au hasard, sans respect des délais spécifiés par la loi, contrairement à des jugements de la magistrature, qui, dans les commencements, fit quelque résistance au gouvernement et désira que la loi fût exécutée au moins comme elle était rédigée.—Des exécutions furent faites contre des établissements religieux, même ne comprenant qu'un seul membre d'une congrégation et encore d'une congrégation autorisée. Les tribunaux furent matés par l'intimidation et surtout par ce fait que tout jugement émané d'eux, non conforme au bon plaisir du gouvernement, était annulé par un «arrêté de conflit» qui leur enlevait le droit de s'occuper de l'affaire dont s'agissait.

Le gouvernement, sûr de la Chambre et encore plus, s'il était possible, du Sénat, allait droit de l'avant, ne gardant aucune mesure dans les actes, comme aucune forme, même hypocrite, dans les paroles.

Il y eut une insurrection, oratoire du moins, des républicains libéraux et même des républicains les plus authentiquement radicaux. Non seulement M. Charles Benoist, mais M. Gabriel Monod, M. René Goblet protestèrent. M. Gabriel Monod écrivit: «Ceux qui, comme moi, sont partisans d'une liberté absolue d'association et en même temps de la séparation de l'Église et de l'État, persuadés qu'alors c'est l'Église même qui imposerait des limites au développement indéfini des ordres religieux, sont effrayés et navrés de voir les anticléricaux d'aujourd'hui manifester à l'égard de l'Église catholique des sentiments et des doctrines identiques à ceux que les catholiques ont manifestés naguère à l'égard des protestants et des hérétiques de tout ordre. On lit aujourd'hui dans certains journaux qu'il n'est pas possible de laisser l'Église continuer à élever la jeunesse française dans l'erreur; j'ai même lu «qu'il n'était pas possible d'admettre la liberté de l'erreur». Comme si la liberté de l'erreur n'était pas l'essence même de la liberté! Et dire que ceux qui écrivent ces phrases protestent contre le Syllabus, tout en le copiant! Sommes-nous condamnés à être éternellement ballottés entre deux incohérences? et le cri de «Vive la liberté!» ne sera-t-il jamais que le cri des oppositions persécutées, au lieu d'être la devise des majorités triomphantes?»

De son côté, M. Goblet écrivait: «... Je ne souhaite même pas la suppression complète des congrégations enseignantes, non seulement parce qu'il n'existe pas actuellement assez d'écoles et de maîtres laïques pour recueillir tous les enfants qui reçoivent l'instruction congréganiste; mais parce que je suis un partisan déterminé de la liberté d'enseignement et que, tout en demandant que l'État ouvre aussi largement que possible ses établissements à tous les enfants, je ne lui reconnais pas le droit d'empêcher les parents de faire donner, s'ils le préfèrent, l'instruction à leurs enfants dans des établissements privés, même tenus par des religieux... Comment donc est-ce que j'entends qu'on peut combattre le cléricalisme? D'abord en faisant ce qui a toujours été un des articles essentiels du programme républicain: la séparation des Églises et de l'État; en enlevant aux Églises la force qu'elles tirent de leur union avec l'État et les ressources qu'elles puisent dans le budget, et en laissant aux associations le soin de subvenir aux besoins des différents cultes... En second lieu, je voudrais qu'on laissât les congrégations libres de se former moyennant une simple déclaration; mais en réservant le droit d'inspection de l'État et en limitant strictement leur faculté d'acquérir et de posséder... Et je persiste à penser que le régime de liberté, joint à l'exacte application des lois scolaires, servirait infiniment mieux la cause de la République et de la laïcité que le système de contrainte, je ne veux pas dire de persécution, irritant autant qu'inefficace, dans lequel je vois avec regret le parti républicain s'engager.»

Ces avertissements, comme il arrive quand on a affaire à de certaines gens, ne servirent qu'à pousser plus vivement le parti despotiste dans le «système de contrainte» et dans la «manière forte». Les fermetures de couvents se multiplièrent pendant toute l'année 1902; et M. Combes, dans ses discours-manifestes, étalait avec orgueil les chiffres de 22.000 ou 23.000 couvents mis sous scellés et annonçait le jour prochain où il n'y aurait plus un moine en France, ce qui ferait de la France la première nation du monde.

Cependant restait la question des demandes d'autorisation. D'après la loi de 1901, il fallait une disposition législative pour décider de l'autorisation à accorder ou à refuser à une congrégation qui l'aurait demandée. M. Combes, qui avait déjà montré par ses actes qu'il estimait la loi de 1901 beaucoup trop libérale, trouva que discuter chaque demande d'autorisation, alors qu'on voulait n'autoriser personne, était une grande perte de temps. Il fit donc décider par le Parlement qu'on n'examinerait point du tout les demandes d'autorisation, je veux dire qu'on ne les examinerait point séparément, ce qui était sans doute la seule manière de les examiner, mais qu'on répartirait en trois groupes les congrégations demandant à être autorisées: congrégations enseignantes, congrégations prédicantes, congrégations commerçantes; puis que, sur chacun de ces groupes, pris en bloc, on prendrait une détermination. C'était les trois charrettes, et à la façon dont on les aménageait et attelait, il n'était pas difficile de voir où l'on voulait qu'elles conduisissent.

Cette application de la loi de 1901 parut une violation de la loi de 1901 à l'auteur de la loi de 1901. M. Waldeck-Rousseau protesta contre la manière de sa créature, M. Combes. Il dit au Sénat: «L'application de la loi de 1901 soulève, à l'égard de toutes les congrégations en instance d'autorisation, une même question. Il faut considérer les garanties qu'elles présentent, leur utilité au point de vue matériel et moral. C'est là un examen individuel dont aucune ne doit être dispensée et dont aucune ne peut être exclue. La loi de 1901, étant une loi de procédure en même temps qu'une loi de principe, ce serait la méconnaître que d'opposer à une demande d'autorisation une sorte de question préalable. Ce serait la méconnaître aussi que d'admettre l'autorisation sans examiner, comme on n'a jamais manqué de le faire sous le régime antérieur à 1901, quel est le véritable caractère de la congrégation et si elle est en mesure de réaliser son objet...»

Mais M. Waldeck-Rousseau était depuis longtemps dépassé; il n'avait plus qu'une faible autorité; il avait ouvert les outres; et si M. Combes effrayait M. Waldeck—patrem suus conterruit infans—la majorité du parti républicain ne suivait plus que M. Combes, que méconnaissait l'œil de son père. Successivement le Sénat et la Chambre adoptèrent la «manière forte» de M. Combes.

A la Chambre ce fut surtout M. Ferdinand Buisson qui exposa en toute sa précision la théorie despotiste. Pour lui, au fond, la loi de 1901 n'existait pas. Ce qui était toujours en vigueur c'était la législation de 1792, qui avait supprimé toutes les congrégations, quelles qu'elles fussent. La loi de 1901 avait supposé, sans doute, que des congrégations pouvaient être autorisées; mais elle n'obligeait nullement à en autoriser une seule. Et, de fait, il n'en fallait pas autoriser une seule, parce que toutes étaient «en dehors de la vie familiale et de la vie sociale».

Et c'était un argument à faire frémir les célibataires, lesquels, vivant en dehors de la vie familiale, pouvaient s'attendre à être chassés du territoire français pour cause de conduite antisociale.

Pour ce qui est de la liberté du père de famille, M. Buisson répondait, en bon platonicien, que «l'enfant n'appartient pas aux parents; mais à l'État, que l'État est son tuteur et doit le défendre comme il doit défendre tous les faibles.»

M. Buisson était ainsi, en bon éclectique, familial dans la première partie de son argumentation et antifamilial dans la seconde. Dans la première partie il disait aux religieux: «Vous ne pouvez pas enseigner, parce que vous n'êtes pas pères». Dans la seconde il disait aux pères de famille: «Vous ne pouvez pas choisir l'enseignement à donner à vos enfants, parce que vous êtes pères». Dans la première partie de l'argumentation, n'être pas père ôtait un droit; dans la seconde, être père n'en donnait aucun.

Logique au fond, malgré les contradictions formelles, était cette théorie; puisque, selon les démocrates, personne n'a aucun droit, personne, excepté le gouvernement.

M. Combes reproduisit cette argumentation avec moins d'éclat, mais non moins de force. Il assura, chose peut-être étonnante au premier abord, qu'interdire l'enseignement à un congréganiste ou l'interdire à un homme n'ayant pas de grades universitaires, c'était absolument la même chose: «Du moment qu'on admet la légitimité des garanties, ne fût-ce que celle des grades, et des précautions, ne fût-ce que celle de la surveillance de l'État, il n'y a pas de raison pour que l'État, à certaines époques, ne puisse interdire l'enseignement à certaines catégories de personnes... Les motifs dont l'État peut étayer cette interdiction sont de même nature que ceux en vertu desquels il interdit l'enseignement à ceux qui ne remplissent pas les conditions voulues de grades, de stage, de moralité...»

Il eût été plus simple de dire: «Nous n'admettons à enseigner que ceux qui ont des grades, une moralité reconnue et qui nous plaisent.» Et M. Combes ne disait pas autre chose; seulement il s'efforçait d'établir une identité singulière entre le fait d'être bachelier et le fait de plaire au gouvernement, choses qui semblent bien n'être pas tout à fait «de même nature».

Ces puissantes argumentations convainquirent parfaitement la majorité, qui refusa en bloc toutes les autorisations demandées. Les trois charrettes étaient arrivées à destination.


Parallèlement le gouvernement atteignait encore la liberté d'enseignement en faisant supprimer par le Sénat la loi Falloux, la loi de 1850. A la vérité, de cette loi il ne restait que peu de chose, après un certain nombre de modifications de détail antérieures même à l'année 1900, et après la loi de 1901, et particulièrement après l'article de cette loi qui interdisait l'enseignement à tout membre d'une congrégation même dissoute. Mais il importait, sans doute pour le principe, que la liberté d'enseignement fût attaquée directement et de face; et que la charte de la liberté d'enseignement en France fût déchirée avec une certaine solennité; et que les républicains de 1903 déclarassent très nettement qu'ils n'avaient rien de commun avec ceux de 1850.

Une proposition déposée par M. Béraud traînait au Sénat depuis 1901, sur le sujet de l'abrogation de l'article de la loi Falloux, subsistant encore, qui reconnaissait la liberté de l'enseignement secondaire. Ce projet Béraud exigeait le vote d'une loi spéciale pour autoriser à l'avenir l'ouverture de quelque établissement d'enseignement privé que ce fût. Le gouvernement ne fit pas sien ce projet. Il en apporta un autre, moins liberticide, quoique très restrictif encore de la liberté d'enseignement. Ce projet maintenait comme de droit général la liberté de fonder un établissement d'enseignement privé. Mais il exigeait un certificat d'aptitude qui laissait à qui devait le donner une singulière et inquiétante latitude d'arbitraire et la quasi liberté de le refuser par bon plaisir. Il organisait du reste l'inspection des établissements d'enseignement privé, et la réglementation des petits séminaires, et la surveillance de l'enseignement secondaire, etc.

C'était ce projet, extrêmement défiant à l'égard de l'enseignement libre, qui révoltait la gauche, parce qu'au moins en principe il maintenait ou paraissait maintenir la liberté d'enseignement.

La commission sénatoriale fut pour le projet Béraud, et la droite, faute de mieux, pour le projet du gouvernement, dit projet Chaumié. M. Charles Dupuy fit un discours général, très chaleureux, en faveur de la liberté d'enseignement. Il n'y avait pas selon lui péril du côté de l'enseignement congréganiste, puisque la loi de 1901, avec «application» de 1903, venait de supprimer les congrégations. Donc ce que voulait la commission, c'était le régime antérieur à 1850, c'est-à-dire le monopole de l'État. Pourquoi? Pour établir la fameuse «unité morale» du pays. Mais cette unité morale est une chimère qui inspirait autrefois la révocation de l'Édit de Nantes, qui a inspiré quelques autres sottises nationales et dont on devrait bien abandonner la poursuite.

M. Béraud répondit que Rome était l'unique objet de son ressentiment et qu'il s'agissait d'arracher la jeunesse française à l'étreinte jésuitique.

M. Eugène Lintilhac, avec citation d'Aristote, reproduisit l'argumentation de M. Ferdinand Buisson, affirma que l'État avait tous les droits, que le libéralisme était une utopie dangereuse et que le père de famille n'avait pas le droit monstrueux de mettre son fils en travers de la route que suit l'humanité.

M. Thézard, rapporteur de la commission, mit une fois de plus en avant «l'unité morale», en affirmant qu'avant 1850 l'unité morale existait en France; mais que depuis 1850 elle n'existait plus, ce qui était d'un généralisateur hardi et d'un artiste amoureux de la symétrie, mais d'un historien peut-être insuffisamment informé.

M. Clémenceau osa se moquer de M. Lintilhac, dire que la citation d'Aristote, rapportée du reste sous forme de rébus, lui avait paru être de Loyola. Il osa peut-être plus, c'est à savoir qu'il se permit de dire que les anticléricaux ne faisaient que «transférer la puissance spirituelle du pape à l'État». Et ainsi, «pour éviter la Congrégation, nous faisons de la France une immense congrégation... Nos pères ont cru qu'ils faisaient la Révolution pour s'affranchir; nullement: c'était pour changer de maîtres... Aujourd'hui, quand nous avons détrôné les rois et les papes, on veut que nous fassions l'État roi et pape. Je ne suis ni de cette politique ni de cette philosophie.»—En conséquence, et cette logique particulière n'étonnera aucun de ceux qui sont familiers avec la mentalité anticléricale, M. Clémenceau concluait à interdire l'enseignement à tout congréganiste, tout congréganiste étant un «morceau de la société romaine et non de la société française».

M. Waldeck-Rousseau vint une fois de plus, peut-être avec je ne sais quoi qui ressemblait un peu à du ridicule, gémir sur l'éclosion de l'oiseau qu'il avait couvé. L'intention (que venait de manifester le président du conseil) d'interdire l'enseignement à tout congréganiste était contraire au texte et à l'esprit de la loi de 1901. Celle-ci n'avait pas indiqué ni entendu que certaines congrégations fussent autorisées sauf déduction du droit d'enseigner. On s'appuyait sur la loi de 1901 pour en tirer des conséquences qui allaient contre elle.

Cruellement, M. Clémenceau répliqua que M. Waldeck-Rousseau avait tort de s'en prendre aux autres quand il n'avait à s'en prendre qu'à lui-même: qu'il avait ouvert la voie de telle sorte qu'il était difficile qu'on n'allât point jusqu'au bout du chemin, et au delà des prévisions que M. Waldeck-Rousseau avait eu le tort de ne point avoir; que, si M. Combes avait mal appliqué la loi de M. Waldeck, la faute en était à M. Waldeck qui avait confié à M. Combes le soin d'appliquer la loi de M. Waldeck, alors que rien ni personne n'avait empêché M. Waldeck de l'appliquer lui-même.—A quoi M. Waldeck trouva certainement quelque chose à répondre, mais ne répondit rien.

Finalement le projet Chaumié, très transformé et très aggravé, contenant notamment un paragraphe exigeant que tout Français voulant ouvrir un établissement libre d'instruction doit produire la déclaration qu'il n'appartient pas à une congrégation, fut voté par le Sénat. La question de savoir si le droit d'enseigner serait accordé ou refusé aux membres du clergé séculier était réservée.

Du reste, ce qui restait de liberté dans la loi votée par le Sénat en première lecture en 1903 n'était garanti par rien, puisqu'il avait été stipulé par cette loi même que le gouvernement peut fermer toute école libre, même contre l'avis du conseil supérieur, si l'enseignement de cette école lui paraît contraire à la morale, à la constitution et aux lois. Or aucun homme sensé ne veut qu'une école puisse donner un enseignement contraire à la constitution, à la morale et aux lois; mais tout homme sensé veut que ce soit un tribunal ou un arbitre quelconque, indépendant du gouvernement, et non le gouvernement lui-même, qui soit juge en cette question.

La loi revint en seconde lecture au Sénat en 1904. Le débat fut court. Il porta sur l'interdiction d'enseigner faite à tout congréganiste, et cette interdiction fut maintenue. M. Chaumié, s'appropriant les idées philosophiques de M. Buisson, assura que les congréganistes n'étaient point mis hors la loi à cause de leurs sentiments religieux, ce qui serait contraire à la liberté de conscience, laquelle est sacrée; ni à cause de leur incapacité, car il y en a de bien intelligents; mais parce qu'ils sont dociles et qu'ils obéissent à leurs chefs et qu'ils ne sont pas «des êtres d'évolution». Qu'ils cessent d'être congréganistes et alors ils seront des êtres d'évolution et pourront enseigner.—La capacité d'enseigner se mesurant à l'indocilité, on peut espérer que le gouvernement républicain donnera un avancement rapide à tout professeur de l'Université enseignant des choses désagréables au gouvernement.

Le débat porta encore sur l'article qui permettait au gouvernement de fermer les établissements d'enseignement libre, même contre l'avis du conseil supérieur, en cas d'enseignement contraire à la morale, à la constitution et aux lois. Cet article donnait pleine faculté d'arbitraire et de bon plaisir au gouvernement. Mais M. Thézard ayant déclaré, comme s'il l'avait su, que le gouvernement ne fermerait qu'exceptionnellement un établissement contrairement à l'avis du conseil supérieur, le Sénat fut pleinement rassuré et l'article fut maintenu. Bref, la loi fut votée en seconde lecture telle qu'elle l'avait été en première.


En 1904, nouveau progrès. M. Combes, au cours de la discussion devant le Sénat de la loi abrogatrice de la loi Falloux, s'était engagé à déposer un projet global et définitif supprimant décidément tout enseignement congréganiste de quelque ordre et de quelque nature qu'il fût, et si autorisée qu'eût été et que fût encore la congrégation à laquelle il appartenait. C'était le dernier tour de vis. Cette loi fut immédiatement déposée à la Chambre des députés, et l'ouverture de la discussion eut lieu fin février et la discussion se prolongea jusqu'au 28 mars.

Elle ne pouvait que rééditer toutes les argumentations qui s'étaient produites depuis quatre ans. M. Buisson ne manqua pas de dire qu'il était permis d'être moine isolé, mais non d'être moine associé, parce que, quand une association est religieuse, elle perd tout droit à la liberté d'association.

M. Combes ne manqua point d'affirmer que les moines ne sont pas des citoyens et ne peuvent revendiquer les droits de l'homme, ni celui d'enseigner ni celui de s'associer.

M. Ribot, mieux placé que ne l'avait été M. Waldeck-Rousseau lui-même, pour montrer combien les lois de 1903 et 1904 étaient contraires à la loi de 1901, mesura les pas de géant que l'anticléricalisme avait faits depuis trois ou quatre ans et montra que ce qu'il avait reconstitué de toutes pièces, c'était le pur et simple arbitraire, et que rien de pareil n'avait été rêvé ni par M. Waldeck-Rousseau ni par ceux qui l'avaient suivi.

Élargissant la question, il s'en prit à la formule «sécularisation complète de l'État» et demanda si les États-Unis étaient un État sécularisé, eux qui accordent la liberté la plus complète à tous les citoyens sans leur demander quelle robe ils portent ni quels vœux ils ont faits. Il fit remarquer spirituellement qu'il y a en France, sinon une grande science théologique, du moins un sentiment théologique poussé à une singulière véhémence, à savoir la haine théologique, invidia theologica, et que «beaucoup de libres penseurs n'ont pas d'autre conception de la libre pensée que de prendre l'envers du cléricalisme qu'ils combattent avec tant d'énergie, si bien que, gardant toutes les habitudes d'esprit qu'ils reprochent à leurs adversaires, ils ne sont que des cléricaux à rebours».

Il termina ainsi, en donnant comme le programme, non seulement du libéralisme français, mais de la politique religieuse de tout État moderne et civilisé: «Je m'inquiète et je m'attriste de voir que dans notre pays il y ait cette tendance à revenir toujours vers le passé, à ne pouvoir sortir des ornières où nous nous sommes traînés, à ne pouvoir renouveler nos idées et nos conceptions de la liberté moderne. Nous retardons singulièrement sur beaucoup d'autres peuples, et je ne sais pas s'il y a deux parlements en Europe où des discussions comme celles auxquelles nous avons assisté puissent s'ouvrir. Ce qui m'inquiète et m'attriste aussi, c'est qu'à mesure que ces vieilles idées reparaissent et que se renouvellent ces vieilles pratiques si souvent condamnées par nos chefs, chaque jour déclinent ces grandes idées libérales qui sont l'essence même de cette République française qui n'est rien si elle n'est pas la liberté organisée. On commence à aimer dans ce pays l'usage de la force, même et surtout quand elle est accompagnée d'un peu de brutalité: on aime les coups de majorité. Permettez-moi de vous dire que cela, c'est l'affaiblissement, l'oubli du véritable esprit républicain et que, sous prétexte de défendre la République, on aboutit à abolir ce qui est notre honneur et ce qui est notre force: l'esprit de large tolérance, l'esprit d'équité, le respect de tous les droits... Quant à nous, libéraux, nous n'avons pas à dire ce que nous sommes et ce que nous voulons. Nous avons toujours, et dès la première heure, défendu nos idées à cette tribune. Nous y restons fidèles. Nous savons, parce que nous avons étudié l'histoire, parce que nous avons jeté les yeux en dehors de chez nous, vers les pays qui marchent, qui progressent,—tandis que nous nous attardons dans les luttes, dans les querelles stériles,—nous savons où va le progrès humain et nous avons la conviction que nous sommes dans la bonne voie. Le présent peut nous réserver encore quelques tristesses et quelques déceptions; mais l'avenir nous donnera raison.»

La loi fut votée. Elle décidait, en somme, que toute congrégation enseignante, qu'elle eût été autorisée ou qu'elle n'eût pas été autorisée, devait avoir disparu dans le délai de dix années.

Ce qui résume peut-être le mieux l'œuvre de cette dernière loi et de toutes les lois précédentes, c'est cette déclaration que M. Henri Maret lut avant le vote définitif de la loi: «Je ne voterai pas cette loi pour plusieurs raisons. La première, c'est que la loi est une loi contre la liberté. C'est une loi de combat, et toutes les lois de ce genre finissent toujours par se retourner contre leurs auteurs. Ensuite vous faites une loi un peu jésuitique. Vous faites une loi contre les personnes, puisque vous laissez subsister l'enseignement; vous ne l'interdisez qu'à une certaine catégorie de personnes. En troisième lieu, vous faites une loi inutile; car l'enseignement congréganiste subsistera sans les congrégations. Enfin la loi que vous avez votée porte une telle atteinte à la liberté d'enseignement que cette liberté ne sera plus qu'un leurre, surtout pour les pauvres.»


Mais déjà (commencement de 1904), une autre campagne anticléricale d'un tout autre genre avait commencé. Pendant quelques années, le parti anticlérical s'était tenu très ferme sur le terrain du Concordat, en tirant même des arguments du Concordat contre «l'Église latérale», l'Église régulière, l'Église congréganiste, ainsi que nous avons vu. A partir de 1904, il aiguilla vers la suppression du Concordat, vers la séparation de l'Église et de l'État. Il n'y eut du reste que contradiction apparente entre ces deux démarches, puisqu'au fond le dessein du parti anticlérical était de combattre et de détruire en France la religion chrétienne elle-même, et puisque, l'Église latérale détruite ou muselée, ce qui restait, c'était de foudroyer et pulvériser l'Église séculière elle-même.

C'est ici que les républicains despotistes se séparaient de Napoléon Ier, celui-ci ayant tenu au maintien d'une Église asservie à son gouvernement et les républicains despotistes voulant la suppression de l'Église quelle qu'elle fût et, du reste, de la religion chrétienne elle-même.

C'est ce dessein que n'avait point caché M. Jaurès dans un discours qui à première vue avait pu paraître étrange, mais qui, intentionnellement ou non, livrait le secret, lequel, du reste, n'était un mystère pour personne. Dans la discussion sur la loi interdisant l'enseignement à tout congréganiste, M. Jaurès, pour conclure simplement contre la capacité éducatrice du moine, avait fait son procès au christianisme tout entier depuis ses origines jusqu'à nos jours: «Au moment où le christianisme est apparu à la surface du monde, au moment où l'idée divine a tenu, selon la religion catholique, à se manifester dans une personne humaine, à ce moment la face du monde a changé. Un double et contradictoire effet allait naître de cet événement historique; il allait en résulter, à la fin, une concentration, un assainissement de la pensée humaine et l'exaltation même de cette pensée; et ce contraste montre combien court et misérable doit rester, dans le prolongement des événements, un effort, si puissant soit-il, de la logique abstraite. Un Dieu était venu sauver les hommes; l'infini divin s'était mêlé un instant aux contingences humaines; la loi qu'il avait dictée à quelques disciples allait être et devait rester l'intangible enseignement qu'aucune autre doctrine ne pourrait venir remplacer, qu'aucune autre leçon ne devait même atténuer ou expliquer. Le Syllabus est en germe dans l'Évangile: il fallait que l'homme aveugle recueillît la clarté révélée un jour par le Dieu qui était venu la lui apporter et ne la perdît jamais de vue, dût-on la lui imposer de force, dût-on proscrire tout autre enseignement. Il fallait répandre cette vérité de cerveau à cerveau; et pour cela se réclamer de la liberté, puisque seule elle permettait de la propager. Mais il fallait aussi refuser cette liberté aux autres, puisque le cerveau qui en était un jour tout éclairé [de cette vérité] ne devait plus jamais rechercher d'autre lumière. Voilà comment le christianisme devait asservir la pensée humaine; et en même temps il allait l'exalter en lui donnant de son origine, puisqu'un Dieu était venu pour le sauver, en lui donnant de son but dans une autre existence, la plus haute idée. L'homme avait le droit de s'exalter, et c'est cette double loi, condensée dans le christianisme naissant, qui allait se développer au cours de l'histoire. C'est elle qui explique l'élan passionné du fidèle agenouillé dans la ferveur mystique—et les abominables crimes de l'Inquisition. C'est elle qui fait comprendre toute une longue période de notre histoire qui resterait incompréhensible. C'est elle qui nous montre, dans les nuits éloignées et troubles du moyen âge, la douce lueur de l'étoile du matin vers laquelle on prie et les flammes sinistres des bûchers autour desquels on tue. Mais par l'accomplissement de cette double loi le christianisme a épuisé sa force. Il a ruiné le droit de la personne humaine, et c'est la personne humaine qui, affranchie aujourd'hui, veut d'autres enseignements. C'est ainsi que la communauté laïque a été conduite à intervenir pour inculquer à la jeunesse les principes de la raison. Ces principes, nous avons le devoir d'en faire une réalité, et c'est dans cet esprit que nous voterons la loi.»

Ce discours était d'une clarté douteuse et il semblait dépasser singulièrement son objet, si attaquer tout le christianisme, attaquer l'Évangile—et y trouver le Syllabus—pour aboutir à écarter de l'enseignement les frères des Écoles chrétiennes, est d'une dialectique disproportionnée à son objet. Mais, au fond, le discours était pertinent, et s'il était nébuleux dans l'exposition, il était clair en son dessein. Il était même très loyal. Il voulait dire: «Point de surprise! Soyez prévenus. Ceci n'est qu'un épisode. Nous frappons aujourd'hui les congréganistes parce qu'à chaque jour suffit sa proscription; mais c'est au christianisme tout entier que nous en voulons et même à toute religion, puisque, ce que nous voulons qui disparaisse, c'est l'exaltation religieuse, c'est le sentiment religieux.»

Ce jour-là, et il fut très bien compris, M. Jaurès dirigeait le parti anticlérical vers la séparation de l'Église et de l'État, considérée elle-même comme un épisode de la guerre sans merci à la religion chrétienne.

A la vérité, la séparation de l'Église et de l'État était un très ancien article du programme républicain. La Convention, comme on a vu plus haut, l'avait établie, par lassitude, il est vrai, de la Constitution civile du clergé; elle avait été réclamée en 1830 et en 1848 par une fraction du parti républicain; et, sous l'Empire, surtout par esprit d'opposition à l'occupation de Rome par les troupes françaises, elle était à son rang dans les manifestes du parti démocratique. Sous la troisième République, un grand nombre de républicains et quelques hommes aussi qui ne l'étaient point, tenaient la séparation pour souhaitable. Peu de propositions parlementaires, cependant, à ma connaissance, furent faites en ce sens. La première que je connaisse et, en tout cas, la première qui ait eu quelque retentissement ou plutôt à qui l'on ait fait attention, est celle de M. Holtz, député de la Seine, en janvier 1901. Il déposa un projet de résolution portant qu'aussitôt après la promulgation de la loi sur les associations (loi Waldeck), la Chambre poursuivrait la séparation des Églises et de l'État. Mais le temps n'était pas venu. Le parti anticlérical était alors concordataire ou affectait de l'être, ayant appris quelque peu l'art de «sérier les questions». Le parti radical resta insensible. M. Brisson, M. Trouillot s'abstinrent. M. Léon Bourgeois vota même contre la proposition, qui n'obtint que 146 voix contre 328.

Il est vrai qu'immédiatement après, M. Gauthier (de Clagny), voulant faire comme confirmer et renforcer ce vote et ayant proposé une résolution par laquelle l'Assemblée s'engageait à «maintenir le Concordat», sa proposition fut repoussée par 261 voix contre 246. Il n'y avait pas là précisément incohérence et il ne faudrait pas dire que la Chambre manifesta le même jour son désir de maintenir le Concordat et de le supprimer. La vérité est que l'Assemblée repoussait une manifestation de gauche et une manifestation de droite, ce qui était une manière de rester et d'indiquer qu'elle voulait rester dans le statu quo; et cette attitude était encore concordataire, sans l'être passionnément; et tel était bien l'état d'âme de l'Assemblée de 1898-1902.

Celle de 1902 eut un esprit un peu différent. Non pas que les élections eussent marqué aucunement un esprit anticoncordataire. A peine une centaine de candidats—et qui ne furent pas tous élus—avaient mis la séparation de l'Église et de l'État dans leurs professions de foi. Mais l'assemblée populaire de 1902 était un peu plus radicale que celle de 1898 et, de plus, M. Waldeck-Rousseau, très concordataire et même très conservateur, avait choisi M. Combes pour la diriger.

A la vérité, M. Combes n'était pas anticoncordataire, lui non plus, en 1902, et il n'avait pas soufflé mot dans son discours-programme de la séparation de l'Église et de l'État; mais il est de ces hommes qui vont devant eux beaucoup plus loin qu'ils ne veulent aller, par emportement et colère, comme M. Waldeck était de ceux qui vont beaucoup plus loin qu'ils ne veulent aller, parce qu'ils ne savent pas où ils veulent aller, sachant seulement où ils veulent parvenir.

Tant y a qu'une certaine agitation s'étant produite dans quelques églises de Paris à propos d'anciens congréganistes qui y prêchaient, les anticléricaux ayant d'abord frappé les fidèles, puis ayant été vigoureusement corrigés à leur tour, et le gouvernement ayant supprimé le traitement des curés de ces églises, il y eut à la Chambre interpellation et proposition, faite par M. Massé et M. Hubbard, de séparation de l'Église et de l'État (mai 1903).

Les interpellateurs eux-mêmes, MM. Gayraud, républicain catholique, M. X. Reille, M. de Grandmaison, M. Grousseau (de même nuance) reconnaissaient que la conduite du gouvernement depuis un an menait droit à la séparation et que, sans en être partisans, ils s'y résignaient sans crainte. M. Combes parla. Pour la première fois, il laissa entrevoir la séparation comme pouvant entrer dans les prévisions des hommes politiques. Il se plaignit de la rébellion de l'Église; il exprima cette idée que le Concordat n'avait pas donné à l'État des armes suffisantes contre l'Église et il envisagea la séparation comme possible en s'exprimant ainsi: «Devant le spectacle de cette rébellion, l'opinion publique s'interroge avec inquiétude et, pour peu que ce spectacle se prolonge, elle sera fatalement amenée à rejeter sur le Concordat la responsabilité d'un état de choses où les écarts de conduite sont encouragés par l'insuffisance même des moyens de répression. L'opinion sera ainsi amenée à considérer que le Concordat de 1801 a fait son temps, et à envisager une de ces deux solutions: ou bien la séparation de l'Église et de l'État...»

On l'interrompit, on lui cria: «des Églises!» Il en profita pour bien montrer que ce qu'il désirerait, le cas échéant, c'était bien la séparation d'avec l'État de l'Église catholique seule, de telle sorte que l'Église protestante et l'Église juive devinssent religions d'État et l'Église catholique religion privée; car il reprit ainsi: «... de l'Église catholique et de l'État; ou bien, si elle pense que cette séparation n'a pas été suffisamment préparée, à une révision sérieuse et efficace des règlements sur la police des cultes.»

La Chambre n'accepta point la proposition tendant à la séparation et vota un ordre du jour conciliateur de M. Étienne; mais la question était posée et le gouvernement, pour la première fois, avait eu un sourire favorable pour la séparation.

S'il n'avait pas été plus loin, c'est que le parti républicain, comme tous les autres, du reste, était divisé sur cette question et d'ailleurs, comme tous les autres, l'est encore. Il y a des républicains antiséparatistes; il y a des libéraux antiséparatistes et il y a des réactionnaires séparatistes. Les républicains séparatistes sont des autoritaires qui ne prennent la séparation que pour une mesure de spoliation à l'égard de l'Église (suppression du budget des cultes) et pour une mesure qui permettra de traiter l'Église séculière comme on a traité l'Église régulière, en s'appuyant sur les mêmes arguments. Pour eux, la séparation est une préface de l'extermination.

Les républicains antiséparatistes (M. Thézard par exemple, dans un remarquable discours prononcé devant ses commettants en août 1903 et qu'il a repris en le développant devant le Sénat en novembre 1905) sont des autoritaires aussi, fidèles à la conception napoléonienne et qui se disent que la séparation, c'est, quoi qu'on fasse, la liberté et qu'avec la liberté on ne sait jamais ce qui peut arriver; que la séparation, quelque complétée qu'elle puisse être par toutes les mesures possibles d'extermination, commence toujours par mettre l'Église hors des mains de l'État et que cela seul est déjà dangereux; que mieux vaut garder un esclave enchaîné que l'affranchir en se promettant de l'assommer ensuite. Ces considérations n'ont jamais été sans faire hésiter un peu les plus séparatistes des républicains.

Les libéraux antiséparatistes (M. Ribot) sont des hommes qui, d'une part, n'aiment jamais les résolutions extrêmes et qui, d'autre part, savent très bien qu'une séparation ne pourrait être libérale que faite par eux, et que faite par des radicaux, elle n'est qu'une mesure de guerre ajoutée à d'autres et devant être suivie par d'autres indéfiniment; et que, par conséquent, il n'y a que des raisons théoriques et il n'y a aucune raison pratique à affranchir l'esclave pour qu'il soit assommé le lendemain.

Les libéraux séparatistes, dont je suis, n'ont pas la naïveté de croire qu'une séparation faite par des républicains despotistes puisse être à arrière-pensée libérale et sont parfaitement convaincus qu'elle est toujours à arrière-pensée d'écrasement. Seulement ils croient que, même organisée contre la religion et destinée à être complétée dans le même sens, la séparation vaut mieux que la domestication, parce qu'elle est la liberté, la liberté très menacée, mais encore la liberté. Ils disent: «Malo periculosam libertatem.» Ils croient que dans cette liberté même périlleuse, que dans cette liberté de combat, l'Église puisera des forces nouvelles et qui sont celles mêmes qui font qu'une Église est vivante. En un mot, ils croient qu'une Église est une force autonome, indépendante de l'État, ou qu'elle n'est rien. Ils croient encore que l'Église indépendante de l'État, même tourmentée, même persécutée, suscitera à l'État, sans même le vouloir, mais parce que l'État en France sera toujours autoritaire, de tels embarras, lui donnera de telles impatiences, que lui-même en reviendra, comme en 1801, à désirer passionnément un Concordat, ce qu'ils ne souhaitent pas, mais ce qu'ils prévoient. En somme, ils raisonnent exactement, pour conclure à la séparation, comme les républicains antiséparatistes pour la repousser.

Et enfin les réactionnaires séparatistes raisonnent comme les libéraux séparatistes, pendant que les réactionnaires antiséparatistes, timorés ou prudents, traitent leurs amis séparatistes de «risquons-tout» et de «casse-cou».

Voilà quel est encore, voilà quel était en mai 1903 l'état des partis dans cette question.

Il y avait donc hésitation un peu partout. Que les républicains en sortissent, cela dépendait du gouvernement; car M. Combes inspirait une extraordinaire confiance à un parti peu intelligent, peu réfléchi et que la violence d'attitudes et de paroles séduit presque toujours. Or M. Combes, très peu séparatiste au début de son ministère, très peu séparatiste encore en mai 1903, comme on vient de le voir, inclina très rapidement vers la séparation, comme un homme que mènent les circonstances interprétées par un tempérament colérique. Il eut avec la cour de Rome quelques démêlés qu'un gouvernement conciliant ou simplement maître de soi, non seulement aurait résolus en quelques minutes, mais même aurait considérés comme n'existant pas; car en vérité ils n'étaient que de très légers dissentiments. Deux évêques, M. Geay, évêque de Laval, M. Le Nordez, évêque de Dijon, étaient agréables au gouvernement français et suspects, soit pour leur conduite privée, soit pour leur administration, à la Curie. De Rome on avertit M. Le Nordez de se démettre de ses fonctions. La lettre romaine fut communiquée par l'évêque au gouvernement français, qui protesta auprès du Saint-Siège, alléguant que, d'après le Concordat, les nominations des évêques devant être faites par le gouvernement français, sauf institution canonique réservée au Saint-Siège, il en devait être des révocations comme des nominations et que le Saint-Siège n'avait pas le droit de déposer un évêque français. Exactement la même procédure avait été suivie à l'égard de M. Geay et exactement les mêmes protestations, relativement à l'affaire de M. Geay, étaient faites par le gouvernement français. En même temps, ordre était donné par le gouvernement français et à M. Geay et à M. Le Nordez d'avoir à ne pas quitter leurs postes.

Le sous-secrétaire d'État romain répondit qu'autre chose était une déposition d'évêque et un avertissement donné à un évêque de se démettre pour un temps de ses fonctions et de venir s'expliquer et se justifier devant la Curie romaine; que de pareils avertissements étaient du droit du Saint-Siège, devant qui les évêques, canoniquement institués par lui, étaient toujours responsables. La question était discutable et évidemment, avec un peu de diplomatie et de temporisation, était susceptible d'arrangement.

Le gouvernement français fut cassant, brusqua les choses, rappela l'ambassadeur français et remit ses passeports au nonce. C'était la guerre déclarée.

Les deux évêques, qui avaient eu jusqu'alors à choisir entre l'obéissance à l'égard du gouvernement français et l'obéissance à l'égard du Saint-Siège, se décidèrent pour celle-ci, partirent furtivement pour Rome, se soumirent à la Curie et donnèrent leur démission d'évêques français.

M. Combes vit dans tout cela des motifs suffisants, non seulement pour rompre toutes relations diplomatiques avec le Saint-Siège, mais encore pour dénoncer le Concordat et pour séparer l'Église de l'État, en rejetant formellement—il l'a fait vingt fois—toute la responsabilité de ces graves mesures sur le gouvernement pontifical.

Aussi, dès le 4 septembre, discourant à Auxerre, il fit cette déclaration importante qu'il croyait sincèrement «que le parti républicain, éclairé enfin pleinement par l'expérience des deux dernières années, accepterait sans répugnance la pensée du divorce entre l'Église et l'État». La proposition de séparation de l'Église et de l'État était déposée devant le peuple.

Elle le fut deux mois après (10 novembre) sur le bureau de la Chambre des députés. Quelque opinion que l'on puisse avoir sur le fond de la question, il y a certainement à affirmer que la responsabilité de la séparation ne doit pas être rejetée sur Rome et que cette mesure a été engagée sur les plus futiles motifs, s'il ne faut pas dire sans motifs, et avec une précipitation qui sent la colère infantile.

Ce n'est pas que les avertissements fermes en même temps que respectueux eussent manqué à M. Combes et à M. Delcassé, ministre des affaires étrangères. A propos d'un premier rappel de notre ambassadeur accrédité auprès du pape, M. Ribot avait approuvé cette mesure en tant que provisoire, mais il avait montré les dangers d'une rupture qui fût définitive avec le Saint-Siège et, envisageant cette escarmouche comme le prélude de la séparation de l'Église et de l'État, il avait manifesté ses inquiétudes patriotiques: «Les gouvernements étrangers... peuvent chercher à profiter d'une brouille un peu prolongée entre le Saint-Siège et le gouvernement français pour se faire accorder quelques avantages ou opérer quelque demi-réconciliation à nos dépens. Je ne saurais, quant à moi, leur en vouloir: ils font leur métier de gouvernements. C'est à nous à ne point nous prêter bénévolement à ce que ce malentendu, cette brouille, qui, je l'espère, sera aussi courte que possible, puisse donner à nos concurrents dans le monde des avantages qu'il vaut mieux garder pour nous... J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt le discours de l'honorable M. Briand. Il m'a charmé par certains côtés, je le dis sans ironie. M. Briand fait en moment-ci un travail que je serai le premier à discuter dans un esprit très large, parce que notre collègue est en train de découvrir et de nous montrer les difficultés d'une question qu'on présente depuis trente ans sous une forme trop simplifiée—il l'a dit lui-même—aux électeurs, en risquant ainsi de les tromper. Il est en train de découvrir les difficultés du problème de la séparation de l'Église et de l'État. Nous avons peut-être sur M. Briand cet avantage que nous les avons découvertes avant lui... Quand le moment sera venu, je montrerai à quelles conditions on peut s'acheminer vers une indépendance plus grande de l'Église et de l'État, et nous discuterons à fond sur tous ces points. La seule chose que je retienne et sur laquelle nous sommes d'accord maintenant (?), c'est que ce serait une folie et une folie criminelle de vouloir procéder à une rupture violente avec le Saint-Siège et de décréter la séparation sans avoir préparé les esprits par toutes les mesures nécessaires. Gambetta, quand on lui parlait de la séparation de l'Église et de l'État, avait coutume de dire: «Oh! Ce serait la fin de tout.» Il me semble que vous commencez à comprendre que ce serait au moins la fin d'une foule de choses auxquelles je tiens et auxquelles nous devons tous tenir. Ce serait la fin de ce qui reste de paix religieuse dans ce pays, et c'est pourquoi vous êtes prudents, vous n'êtes que prudents, en demandant des délais, en ne voulant pas tirer des conséquences imprévues, en ne demandant pas la rupture définitive avec le Saint-Siège...» (27 mai 1904.)

Et sur la rupture, qui précisément devait être définitive, M. Ribot parlait ainsi cinq mois après. Il s'attachait surtout à démontrer que c'était un sophisme que de prétendre que le Saint-Siège était responsable de la rupture: «... Vous pouviez prendre un de ces moyens qui, tout en maintenant avec la dernière fermeté les droits de la France, ne compromettent pas tout, ne brisent pas tout en une heure. Mais, vous venez de le dire vous-même à la tribune, vous avez donné vingt quatre heures au pape pour vous répondre. Vous avez voulu la rupture. J'ai le droit de le dire, la précipitation avec laquelle vous l'avez opérée ne laisse aucun doute sur le but que vous poursuiviez. Vous vouliez la séparation de l'Église et de l'État; c'était votre nouvelle politique, qui avait pris naissance il y a quelques jours à peine, et il vous fallait comme préface et comme prétexte à cette séparation dont vous étiez désormais le partisan, il vous fallait une rupture publique, officielle avec Rome, et alors vous avez tout pressé, vous avez tout brisé, vous n'avez pas laissé le temps de vous répondre. Vous porterez devant le pays et devant l'histoire la responsabilité des conséquences de votre conduite. C'est une singulière préface à la séparation que cette rupture totale avec le Saint-Siège! Elle la rend singulièrement dangereuse! Elle contribue à lui donner ce caractère qui suffirait à lui seul à empêcher beaucoup de nos collègues de la voter... La séparation pourra se faire le jour où l'état des esprits le permettra; elle se fera comme une mesure de pacification. Mais si elle est faite en pleine guerre contre l'Église, elle prend un tout autre caractère et elle doit faire reculer les plus hardis dans cette Chambre... Quand même nous serions d'accord sur le papier, quand vous auriez fait le plan de cette cité future où l'État et l'Église seront complètement séparés, vous n'auriez pas résolu la plus grande difficulté, qui est de faire passer ce nouveau régime dans les mœurs d'un pays aussi vieux que le nôtre, de donner la liberté totale à un clergé qui a été tenu en tutelle jusqu'à ce jour et de faire comprendre à vos amis et à tous les citoyens de ce pays, habitués à réclamer contre l'ingérence du clergé dans la politique, que tout est changé et que désormais il faut qu'ils s'y résignent!... Fussions-nous en état, demain, de faire la séparation de l'Église et de l'État, ce serait encore une faute impardonnable d'avoir, à la veille de cette séparation, demandée par vous, rompu violemment toutes relations avec le Saint-Siège.»

Il est très certain que l'opération, très grave, je le reconnais, de la séparation de l'Église et de l'État, a été engagée précisément dans les conditions qui lui donnaient et qui lui laissent le caractère qu'elle ne devrait pas avoir.

La séparation a été une mesure de combat au cours d'une bataille. Elle a été un coup de canon répondant à une attitude de mécontentement, assez justifiée du reste. Elle a été une mesure de représailles et de vengeance.

Dans ces conditions, il est possible qu'il en sorte, mais il est difficile et il est infiniment peu probable qu'il en sorte une exécution, une pratique dominée par des sentiments libéraux, dominée, même, par des sentiments de loyauté. Qui ne voit que, en raison, en bon sens froid, le Concordat est un régime régulier et pacifique et la séparation un autre régime pacifique et régulier; que, par conséquent, la préface à une séparation doit être exactement la même qu'une préface à un concordat; qu'une séparation doit être faite, pour être bien faite et sortir de bons effets, par des négociations longues, prudentes et réciproquement respectueuses et bienveillantes, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; qu'elle doit être faite après un examen bilatéral et une discussion bilatérale de toute la question de principe, de toute la question de forme et de toute la question de conséquences; et que c'est précisément d'une façon toute contraire à celle que nous venons d'indiquer que la séparation a été engagée et qu'elle a été accomplie?

Si le Concordat, régime du reste détestable à mon avis, je l'ai dit assez, a été cependant un régime viable, tout au moins, et sur lequel on a pu vivre régulièrement et se tenir à peu près en équilibre, c'est qu'il avait été débattu entre les deux parties contractantes, sinon avec beaucoup de sagesse, sinon, même, avec une extrême bonne foi, du moins avec une certaine prudence, du moins avec cet avantage, qu'a toujours une tractation contradictoire, que tous les côtés et tous les aspects de la question avaient été envisagés.

Qu'on ne me dise point: «Eh! Il faut délibérer ensemble et finalement s'entendre pour contracter; mais c'est bien inutile pour décider qu'on n'est plus contractants. Il est besoin d'un contrat pour un mariage; il n'en est pas besoin pour un divorce. Il est besoin de convenir pour savoir comment on vivra ensemble; il n'est pas besoin de convenir pour savoir comment on vivra séparés et chacun de son côté, sans jamais se voir.»

Je répondrais: Pardon! Dans un pays où est établie la séparation de l'Église et de l'État, l'Église et l'État sont indépendants l'un de l'autre, mais ils vivent ensemble; ils ne sont séparés que de biens; ils habitent la même maison. Il faut donc qu'il y ait des conventions entre eux. Ces conventions sont fondées sur la séparation, c'est-à-dire sur l'indépendance réciproque, au lieu de l'être sur le concordat, c'est-à-dire sur un partage des pouvoirs; mais il faut encore qu'il y ait conventions. Il faut qu'il y ait conventions passées une fois pour toutes et auxquelles on se conforme, et il faut qu'il y ait tout le temps relations régulières et pacifiques pour régler les points de détail et circonstanciels. C'est donc précisément quand on fait la séparation qu'il faudrait la faire après délibération bilatérale et après conventions prises de commun accord; et c'est, aussi, précisément quand on a fait la séparation qu'il faut entretenir de constantes relations diplomatiques avec le chef de l'Église; et ce sont surtout les pays de séparation de l'Église et de l'État qui ont besoin d'être, d'une façon ou d'une autre, d'ailleurs, en conversation et commerce continuels avec le souverain pontife.

C'est donc et dans les pires conditions du monde que la séparation a été faite en France et dans les pires conditions du monde qu'elle existe, et ce début et cette situation ne peuvent qu'être féconds en embarras inextricables et ne peuvent être féconds qu'en cela; et il y aurait à soupçonner, si l'on inclinait à être méfiant, que c'est justement dans cet esprit, dans ces prévisions et dans ce dessein que la séparation a été faite.

En tout cas, elle est destinée à porter toujours ou très longtemps la marque, le poids et la peine de son origine.

CHAPITRE X
LA SITUATION ACTUELLE.

La séparation est faite maintenant. Elle est faite par la loi de 1905, dite «loi Briand».

Cette loi, imitée en partie de la loi de 1795, est, à mon avis, acceptable pour les libéraux et pour les catholiques. Elle est beaucoup plus libérale qu'on n'aurait pu l'attendre de la majorité qui l'a votée, ce qui fait honneur et à M. Briand lui-même, qui a dû la défendre contre les attaques de ses propres amis, et à M. Ribot, qui l'a discutée pied à pied et point par point avec un incomparable talent.

Elle est plus libérale, tout compte fait, que la loi de la Convention. Elle permet à une Église catholique de se former et de se développer en France en autorisant des «associations cultuelles», à organiser le culte, à recueillir des cotisations et des offrandes, à percevoir des fonds par quêtes et location de bancs et chaises, en un mot, à posséder et à administrer, même en s'aidant les uns les autres, ce qui établit une cohésion et un organisme de l'Église catholique française.

La restriction par laquelle les associations cultuelles ne peuvent consacrer leur argent, exclusivement, qu'aux frais du culte, est une précaution assez juste prise contre les biens de mainmorte, est conforme aux idées traditionnelles de toute l'école libérale et semble directement inspirée du mot heureux de M. Ribot: «Surveiller les biens, laisser libres les personnes.»

D'autres restrictions qui ne me plaisent point du tout peuvent, à la rigueur, être considérées comme des mesures de transition qui seraient destinées à disparaître avec le temps, si la loi était destinée elle-même à être appliquée dans un esprit libéral. Par exemple (art. 35), si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s'exerce le culte «tend à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres», le ministre du culte qui s'en sera rendu coupable sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans. Débarrassé de la phraséologie législative, ce texte veut dire que tout propos politique tenu dans l'église par un prêtre sera puni de l'emprisonnement.

Or on peut, en raison pure et en logique pure, raisonner ainsi: «C'est monstrueux! S'il est naturel et même obligatoire d'interdire au prêtre rémunéré par l'État et, par conséquent, sinon fonctionnaire, du moins subordonné au gouvernement, tout propos politique, comment peut-on interdire toute parole de politique à un homme qui est chez lui, absolument chez lui, avec ses amis et qui n'est rémunéré, s'il l'est, que par ses amis, lesquels, autour de lui, sont également chez eux, absolument chez eux?»

Rien de plus juste; mais on peut répondre: «Pendant un certain temps, le prêtre devenu prêtre libre conservera, même malgré lui, aux yeux des populations, quelque chose du caractère du prêtre officiel; et, pendant ce temps, à ce caractère pseudo-officiel les paroles qu'il peut prononcer devant emprunter une autorité particulière, il faut, pendant ce temps et pour ce temps seulement, interdire au prêtre ce qui est permis à un simple citoyen dans une réunion publique.»

Comme mesure de transition cette entrave peut donc, à la rigueur, être acceptée.

Cette loi est donc relativement libérale. Elle met l'Église catholique à peu près, je ne dis pas à très peu près, dans la situation de l'Église catholique américaine. Je crois qu'il y a dans cette loi pour l'Église catholique non seulement faculté d'exister, mais principe ou occasion d'une véritable rénovation et d'un magnifique rajeunissement. C'est ce que, selon le parti dont on est, il est possible, d'après cette loi, ou d'espérer ou de craindre.

Au fond, il me semble bien que cette loi n'a véritablement inquiété que ceux qui l'ont faite. Les républicains despotistes y ont été amenés au gré de circonstances interprétées tout de travers par des frénétiques, et, maintenant qu'ils l'ont faite, ils ne sont pas tout à fait sûrs qu'elle ne soit pas contre eux.—Et de même ceux qui l'ont repoussée ne sont pas tout à fait sûrs qu'elle ne leur soit pas favorable et se demandent un peu s'ils n'auraient pas dû la proposer. En somme, on ne l'a guère repoussée à droite que parce qu'elle venait de la gauche, et on l'aurait certainement repoussée à gauche si elle était venue du côté droit. La raison des résistances qui se sont produites a été le Timeo Danaos et dona ferentes, et l'on n'a suspecté le don qu'à cause des donateurs.

A ne regarder que le don seulement, comme un homme qui s'obstine à n'appartenir à aucun parti, je ne puis pas dire que je ne sois point relativement satisfait. En somme, c'est bien là une séparation de l'Église et de l'État rationnelle, sinon généreuse, et pacifique, en soi, sinon bienveillante. Or la séparation est pour moi la vérité, et je crois que, comme j'en ai toujours été, je serai toujours de l'avis de Lamartine en 1831 et en 1843. En 1831, il écrivait, en son Mémoire sur la politique rationnelle: «La séparation de l'Église et de l'État est l'heureuse et incontestable nécessité d'une époque où le pouvoir appartient à tous et non à quelques-uns: incontestable, car sous un gouvernement universel et libre, un culte ne peut être exclusif et privilégié; heureuse, car la religion n'a de force et de vertu que dans la conscience. Si l'État s'interpose, la religion devient pour l'homme quelque chose de palpable et de matériel, qu'on lui jette ou qu'on lui retire au caprice de toutes les tyrannies. Elle participe [est-ce assez vrai à considérer l'état de l'opinion de 1815 à 1830?] de l'amour ou de la haine que le pouvoir humain inspire; c'est le feu sacré de l'autel alimenté avec les corruptions des cours et les immondices des places publiques.»

Et il écrivait en 1843, avec cette horreur du régime napoléonien qu'il eut toujours et qui, s'il n'est pas le commencement de toute sagesse politique, est le commencement de tout libéralisme et de toute conception généreuse de la chose politique, il écrivait dans sa brochure l'État, l'Église et l'Enseignement: «Napoléon, ce grand destructeur de toutes les œuvres de la philosophie, s'est hâté de renverser cette liberté, fondement même de toutes les autres. Il a fondé de nouveau l'Église dans l'État, l'État dans l'Église; il a fait subir un sacre au pouvoir civil; il a fait un Concordat: il a déclaré une Église nationale et par là même [ou plutôt parallèlement] un enseignement aussi... Il a vendu à faux poids son peuple à l'Église et l'Église ensuite à son peuple. Cet acte a reculé d'un siècle peut-être le règne de la liberté des âmes qui approchait.»

Il me semble que ces fortes paroles du grand homme, que personne ne peut incriminer ou soupçonner d'hostilité, ni même de malveillance à l'égard de la religion catholique, sont à méditer aujourd'hui et portent à considérer comme un progrès toute mesure qui, même maladroitement, même parcimonieusement, délivre l'Église des chaînes lourdes et peu dorées de l'État.


Quoi qu'il en puisse être, la situation actuelle est celle-ci.

Au point de vue des congrégations religieuses, despotisme absolu, proscription absolue. C'est à peine si quelques ordres hospitaliers sont tolérés encore.

Au point de vue de la liberté de l'enseignement, interdiction absolue à tout congréganiste d'enseigner quoi que ce soit. Les prêtres séculiers peuvent enseigner encore.

Au point de vue du culte, de la prédication et de l'administration des sacrements, Église libre, relativement, assez largement, non payée par l'État, vivant des ressources qu'elle se créera par le mécanisme des associations cultuelles.

Dans cette situation y a-t-il solution trouvée et acquise? En d'autres termes, la question du cléricalisme et de l'anticléricalisme est-elle fermée ou reste-t-elle ouverte?

Elle reste ouverte pleinement. Car ce qui reste à reconquérir pour les catholiques, à les considérer comme libéraux, le voici:

C'est la liberté d'association pour les religieux, lesquels ont parfaitement le droit de vivre en commun et de posséder en commun, sous réserve de précautions à prendre contre l'accroissement des biens de mainmorte.

C'est la liberté d'enseignement pour les religieux, lesquels ont parfaitement le droit d'enseigner, ou plutôt c'est la liberté pour les pères de famille de faire enseigner leurs enfants par qui ils veulent, pourvu que l'enseignement ne soit ni immoral ni dirigé contre la patrie ou contre les lois.

C'est enfin, quoique beaucoup moins important, la liberté pour le prêtre séculier, qui désormais est un prêtre libre, de dire, dans la chaire libre où il parlera désormais, tout ce qu'il voudra, sauf des choses immorales ou des choses contre la patrie; de dire même des choses contre les lois, car il est permis de discuter les lois entre hommes libres dans le dessein de faire amender celles qu'on trouve mauvaises, pourvu qu'on n'insulte pas le législateur.

Et, d'autre part, ce que les républicains à la fois autoritaires et anticléricaux ont à conquérir: c'est la dispersion, proscription et destruction des dernières congrégations religieuses encore épargnées, si rares soient-elles.

C'est l'interdiction d'enseigner à tout prêtre séculier; car exactement les mêmes raisons existent d'empêcher un prêtre, chaste, pauvre et docile, d'enseigner quoi que ce soit, que d'empêcher un moine, chaste, pauvre et docile, d'enseigner quoi que ce puisse être.

C'est enfin la dispersion, destruction et suppression de l'Église libre elle-même, quand on s'apercevra, ce dont on ne pourra pas manquer de s'apercevoir, qu'elle est un élément de liberté; qu'elle ne dit pas exactement et littéralement ce que le gouvernement pense et veut qu'on pense et que, par conséquent, elle rompt «l'unité morale» de la France et est contraire à la formule de Louis XIV, reprise par M. Combes: «Une loi, une foi».

Or pourquoi les catholiques, à les considérer comme libéraux, ce qu'ils sont pour le moment obligés d'être, et à les tenir pour actifs et énergiques, ce qu'ils sont, renonceraient-ils à ce qu'ils ont à reconquérir; et pourquoi les républicains despotistes et anticatholiques renonceraient-ils aux conquêtes si vastes qu'ils ont encore à faire? Il n'y a aucune raison ni pour ceci ni pour cela.

Je laisse de côté cette partie du sujet: les choses que les catholiques ou simplement les libéraux ont à reconquérir; cela n'a pas besoin de démonstration. Je m'attache à cette partie du sujet: ce que les républicains despotistes ont à conquérir encore et les raisons pourquoi ils ne voudront ni ne pourront renoncer à la poursuite de cette conquête.

Qu'ils aient à conquérir encore, on vient de le voir suffisamment; qu'ils veuillent conquérir encore, ils l'ont dit d'une façon générale dans la déclaration de l'extrême gauche avant le vote de la loi de 1905 à la Chambre des députés: «La loi n'est que provisoire: elle marque seulement une étape nécessaire dans la marche de la laïcité intégrale»; et ils l'ont dit en détail mille fois, ainsi qu'on verra plus loin.—Et qu'ils soient désormais comme obligés de conquérir encore, c'est de quoi l'on verra toutes les raisons, ou du moins les plus évidentes, dans les pages qui vont suivre.

Il est très évident et il n'est pas besoin de déduire longuement que les républicains despotistes voudront détruire et voudront ensuite éternellement empêcher de renaître ce qui reste encore des congrégations, puisque pour eux, ils l'ont assez dit, le congréganiste est un être, non seulement antisocial, mais antihumain. L'homme, ou la femme, docile, pauvre et chaste, est pour le républicain despotiste, pour le démocrate, un être qui ne doit plus enseigner. Et pourquoi ne doit-il pas enseigner? Parce qu'il est un être contre nature. C'est leur argument mille fois répété. Il est clair que l'argument va plus loin qu'à interdire l'enseignement au congréganiste; il va jusqu'à interdire au congréganiste d'exister. Si le congrégatisme fait du congréganiste un être contre nature, le congrégatisme est un délit, est un crime. Si permettre à un tel être d'enseigner est monstrueux, lui permettre d'être est au moins illicite, est au moins indigne.

Songez qu'il y a même identité entre le crime d'enseigner quand on est dans certaines conditions et le crime d'exister quand on est dans ces mêmes conditions. Car on enseigne par l'enseignement, mais tout autant (peut-être plus) par l'exemple. Être ou enseigner, au fond, c'est donc la même chose. Celui qui donne, dans la société moderne, l'exemple de la docilité, de la pauvreté et de la chasteté est donc et aussi dangereux et aussi coupable que s'il donnait l'éducation proprement dite. Au fond, le crime, d'après l'argumentation des anticléricaux, ce n'est pas d'enseigner, étant moine; c'est d'être moine.

Et les anticléricaux n'ont pas tort, à se placer à leur point de vue; car le moine, à être docile, à être pauvre et à être chaste, donne l'exemple de vertus—il les appelle ainsi—qui sont contraires au développement et à l'affermissement de la société démocratique. Une société démocratique, telle que l'entendent les démocrates modernes, est une société où toute force individuelle est supprimée. Rien ne donne force individuelle comme le désintéressement, et celui-là est une personnalité très forte qui n'est l'esclave ni du désir de posséder, ni du désir de commander personnellement, ni du désir de jouir. Un tel homme se soustrait en quelque sorte à l'État par le peu de besoin ou par le nul besoin qu'il a de l'État. Homme dangereux par ceci qu'il est indépendant. Vertueux peut-être, mais de vertus qui, étant antisociales, peuvent et doivent être appelées des vices sociaux.

Un tel homme n'a pas de place en régime despotique et, par conséquent, il doit être proscrit de la République telle que la comprennent la plupart des républicains. Ils y mettent moins de dialectique; mais l'instinct a sa logique qui, pour être confuse, n'en est pas moins sûre. Le congréganiste est, de par un instinct qui ne se trompe aucunement, un être monstrueux et redoutable pour le démocrate. Il doit, non seulement ne plus enseigner, mais cesser d'être. Il n'y a aucun doute que les républicains despotistes ne poursuivent et ne consomment la destruction totale de toute espèce de congrégation, quelle qu'elle puisse être et si anodine en apparence qu'elle soit.

Je suis même persuadé que si la démocratie se développe dans le sens où elle se dirige, elle inventera un ostracisme, contre le citoyen, même isolé, qui par son indépendance, son obéissance à une loi personnelle, sa pauvreté, sa sobriété, sa chasteté, sera un homme qui ne présentera plus de prises, pour ainsi dire, à l'État et sera une espèce de protestation contre la servilité générale que l'État sera parvenu à établir.

Croit-on que la démocratie déteste et redoute l'homme riche parce qu'il est riche? Point du tout. Elle le déteste et elle le redoute, parce qu'il est fort; et parce qu'étant fort, il n'a aucun besoin de se soumettre à elle et lui échappe. Or le désintéressement, l'abnégation, c'est une force; c'est même la plus grande force qui soit: la démocratie ne peut donc pas ou ne pourra donc pas souffrir le désintéressement et l'abnégation.

Les républicains despotistes poursuivront de même la destruction complète de la liberté d'enseignement et, progressivement, ils interdiront d'enseigner 1o aux prêtres séculiers, 2o aux laïques non enregimentés dans l'Université, 3o aux universitaires qui montreront quelque indépendance, soit dans leur enseignement, soit en dehors de leur enseignement.

La raison en est simple. C'est qu'à chaque destruction partielle et limitée de la liberté d'enseignement, ils s'apercevront qu'ils n'ont rien fait qui soit adéquat, ni même qui soit accommodé, à leur dessein et qu'il leur reste tout à faire [nil actum reputans si quid superesset agendum], et ainsi ils seront comme acculés au monopole, eussent-ils commencé par n'en pas vouloir, et au monopole exercé strictement selon leurs idées.

On commence par ne pas vouloir du jésuite et on le chasse. Qu'y gagne-t-on? Le jésuite est remplacé par l'oratorien, par le mariste ou par tel autre éducateur qui donne le même enseignement, à peu de chose près, on en conviendra, que le jésuite.

On chasse le mariste et l'oratorien. Il est remplacé par le prêtre séculier qui donne le même enseignement que le mariste ou l'oratorien.

On interdit l'enseignement au prêtre séculier. Il est remplacé par le laïque catholique qui a exactement les mêmes idées que le prêtre séculier.

On chasse le laïque catholique et l'on arrive au monopole, auquel on a été comme adossé.

C'est à la liberté qu'on ne fait pas sa part, surtout en choses intellectuelles. Elle reste entière tant qu'elle n'est pas nulle. Cela est tellement senti par tous les républicains despotistes que tous ou le proclament ou en conviennent, soit par leur silence, soit par leur embarras à en sortir. M. Ferdinand Buisson a toujours été ou a toujours cru être l'adversaire et l'adversaire indigné du monopole. Il a dit un jour: «Le rétablissement du monopole universitaire, c'est un aveu d'impuissance dans la lutte contre les congrégations. C'est le recours à un biais pour éviter la lutte directe. C'est une diversion pour masquer une défaite. C'est l'abandon de la politique anticléricale que l'on remplacerait par la politique antilibérale... Je suis prêt à parler du monopole, à en examiner l'utilité, l'opportunité, l'efficacité; mais après la suppression réelle des congrégations enseignantes, le jour où la République ayant laïcisé pour tout de bon écoles publiques et écoles privées, ayant dissous les congrégations, dispersé leurs membres et fermé leurs noviciats, il sera démontré que nous nous retrouvons en présence, comme on l'assure, du même péril clérical.»

On lui a répondu: mais, sans aucun doute, vous vous retrouverez en présence du même péril clérical. «M. Buisson abolit toutes les congrégations enseignantes. Il les abolit parce que congrégations. Entendu! Abolit-il aussi pour les prêtres le droit d'enseigner? Abolit-il pour les moines le droit de se séculariser et d'endosser la soutane? S'il n'abolit pas tous ces droits, ce sera comme s'il n'avait rien fait. M. Buisson détruirait-il l'enseignement clérical parce qu'il détruirait l'enseignement congréganiste? Il me semble que nous ne serions pas mieux lotis quand le même enseignement serait distribué par des ecclésiastiques en robe séculière ou par d'anciens moines qui auraient fait simplement l'emplette d'un veston. L'enseignement congréganiste n'est qu'une forme de l'enseignement clérical, la forme la plus visible; mais il n'est pas l'enseignement clérical lui même.» (Dépêche de Toulouse.)—Le raisonnement ne me paraît pas très facilement réfutable.

De même, M. Ferdinand Buisson se félicitait de ce que la Chambre avait rejeté un amendement interdisant l'enseignement aussi bien aux prêtres séculiers qu'aux congréganistes; et, pour démontrer qu'il avait raison de se réjouir, il employait des arguments qui précisément, en s'appliquant aux congréganistes, s'appliquaient tout aussi bien aux séculiers. Il disait: «Nous voulons seulement enlever aux maîtres catholiques le privilège de se grouper dans des conditions exceptionnelles qui les transforment en une masse militairement constituée.»

—«Fort bien, lui répondait-on (Sigismond Lacroix, Radical); mais qui ne voit que les prêtres séculiers sont, aussi eux, groupés dans des conditions exceptionnelles, qu'ils forment eux aussi une masse militairement constituée?»

Il disait: «Il faut et il suffit que la société laïque retire à l'enseignement clérical la seule chose qui en fasse une force abusive, à savoir le droit d'enrégimentation, grâce auquel les maîtres catholiques forment une masse homogène pesant de son poids mort sur la société laïque.»

On lui répondait: «Mais le clergé séculier est enrégimenté comme l'autre.»

Il disait... la même chose en d'autres termes.

On lui répondait: «S'il est juste et nécessaire d'interdire l'enseignement aux membres des congrégations, il est non moins juste et nécessaire de prendre la même précaution à l'égard des prêtres séculiers»; car l'Église est une congrégation, ou qu'est-ce qu'elle est donc?

Et l'on concluait en disant très justement que M. Buisson avait donné des arguments «pour l'avenir», c'est-à-dire contre les prêtres séculiers, et des arguments démontrant très exactement le contraire de la thèse soutenue par lui.

M. Buisson disait: Ce n'est pas à cause de leur enseignement que je proscris les moines; car je suis partisan de la liberté d'enseignement et je reconnais à quiconque «le droit d'enseigner ce qu'il voudra comme il voudra». Si je proscris les moines, 1o c'est «parce qu'une société monastique donne à ses membres un idéal trop différent d'une société démocratique»; 2o c'est parce que les moines «exercent sur l'enfant une pression qui est de nature à compromettre le développement normal de son esprit».

On lui répondait: Mais c'est une partie de leur enseignement que leur respect et leur culte pour l'idéal auquel ils sont soumis et qui est trop différent de la société démocratique; et donc, quand même ils ne le voudraient pas, ils enseignent la contre-démocratie. Et c'est bien aussi (ou de quoi parlons-nous?) une partie de leur enseignement que la pression qu'ils exercent sur l'enfant de manière à compromettre le développement normal de son esprit. C'est probablement leur méthode même. C'est donc bien en raison de leur enseignement que vous leur interdisez d'enseigner. «Eh bien! si c'est pour la qualité de leur enseignement que M. Buisson frappe les congrégations enseignantes, pourquoi tolère-t-il le même enseignement de la part de l'ancien congréganiste, de la part du prêtre séculier, de la part du tiers ordre? Ce qui est détestable de la part d'une congrégation est-il moins détestable de la part des individus? En supportant chez les individus ce qui est condamné chez les congrégations, ce sera absolument comme si rien n'était fait contre le danger de ces dernières. Si vous n'excluez de l'enseignement que les communautés religieuses et si vous n'en excluez pas tous les éducateurs qui sont à leur image, qu'aurez-vous fait pour barrer la route à l'enseignement clérical?... L'abolition de l'enseignement congréganiste n'aura servi de rien si cet enseignement doit se survivre sous une forme quelconque, soit séculière, soit laïque.» Pourquoi il faut combattre l'enseignement clérical, c'est parce qu'il est «partial»; c'est parce qu'il est «exclusif». «Cet argument nous donne le moyen de mater l'Église tout entière, de ses moines jusqu'à ses prêtres et de ses prêtres jusqu'à ses dévots.» (Dépêche de Toulouse.)

Enfin M. Ferdinand Buisson, se réfutant lui-même ou plutôt se renonçant et s'abandonnant et se laissant aller jusqu'où sa doctrine conduit tout homme logique et par conséquent devait le conduire lui-même, M. Ferdinand Buisson, dans le même article (Temps du 17 septembre 1902) d'une part, après avoir marqué que seule la congrégation, par sa constitution même, était inapte à enseigner, déniait ensuite ce droit tout autant au prêtre séculier qu'au congréganiste;—d'autre part, quand il en arrivait au prêtre séculier, confessait que c'était parfaitement en raison de la qualité de son enseignement qu'il déniait le droit d'enseigner au simple prêtre.

En effet, il disait d'abord:

«La société a le droit de dire au congréganiste: «Vous réclamez la liberté de vous retirer du monde, de vous enfermer au cloître, après avoir juré par tout ce que vous avez de plus sacré de renoncer au mariage, à la propriété de vos biens, à la liberté de votre personne. Je vous y autorise. Mais, à peine en possession de cette autorisation, vous réapparaissez, réclamant vos droits d'homme et de citoyen et tout d'abord celui d'instruire et d'élever les enfants destinés à vivre au sein de cette société dont vous êtes isolé. Voilà qui est étrange. Vous ne sortez du monde que pour y mieux rentrer; vous ne renoncez aux charges et aux conditions ordinaires de la vie de vos concitoyens que pour prendre aussitôt par l'éducation la direction de la société de demain, sinon de celle d'aujourd'hui. Choisissez. L'une de ces deux libertés suppose que l'on renonce à l'autre. Vivez si bon vous semble cette vie exceptionnelle du couvent, vie extra-familiale et extra-sociale. Mais tant qu'il vous plaira d'y rester, trouvez bon que je ne vous charge pas de préparer nos enfants à la vie familiale et sociale de tout le monde; ... qu'en tout cas je ne vous autorise pas, sans plus ample examen, à vous dédoubler ainsi en deux hommes, dont l'un vit en dehors de ce monde et dont l'autre aspire à le gouverner.»

Voilà ce que M. Buisson disait d'abord, et c'était bien la thèse Buisson no 1, cette thèse qui consiste à soutenir que le congréganiste vivant en congrégation est inapte à enseigner et indigne d'enseigner à cause de sa manière de vivre.

Sans doute, cette thèse est fausse. Elle repose sur ce principe qu'on ne peut préparer les enfants à vivre dans le monde qu'à la condition de lui ressembler trait pour trait; qu'on ne peut préparer les enfants à vivre dans le monde qu'à la condition de n'être pas meilleur que lui: vous êtes docile, vous ne pouvez pas élever mon enfant; vous méprisez l'argent, vous ne pouvez pas élever mon enfant; vous êtes chaste, vous ne pouvez pas élever mon enfant. L'idée est contestable.

Et, d'autre part, cette thèse repose sur cette idée qu'user d'une liberté «suppose que l'on renonce à l'autre»; qu'user de la liberté d'association implique que l'on renonce à la liberté d'enseignement. Si je vis associé, évidemment je ne puis être professeur; si je suis professeur il est évident, il va de soi que je ne puis être associé à d'autres professeurs. Voilà une nouveauté. Cette incompatibilité entre les divers droits de l'homme n'avait pas encore été relevée. Faut-il dire aussi que si j'use du droit de propriété je renonce par cela même à mon droit de liberté individuelle, et que si j'use du droit d'aller et devenir je ne puis plus être propriétaire? Ce serait tout aussi juste. L'incompatibilité du droit d'association et du droit à enseigner est une trouvaille bien remarquable.

La thèse est donc fausse, et quelques-uns pourraient aller jusqu'à la trouver ridicule. Mais encore c'est bien la thèse Buisson no 1: le congréganiste est inhabile à enseigner à cause de son genre de vie; et cette thèse réserve et respecte le droit à enseigner du prêtre séculier, lequel n'a pas du tout le même genre de vie que le congréganiste.

Or, dans le même article, comme j'ai dit, cent cinquante lignes plus loin, M. Buisson en vient à refuser le droit d'enseigner au prêtre séculier, au prêtre qui vit dans le monde, au prêtre mondain, et c'est la thèse no 2, celle des écrivains qui étaient tout à l'heure les adversaires assez mordants de M. Buisson, et celle qui, comme les adversaires de M. Buisson l'avaient parfaitement vu, est bien forcée de dénier le droit d'enseigner, non en raison du genre de vie de ceux qui enseignent, mais en raison de la qualité de l'enseignement de ceux qui prétendent enseigner:

«Envisageons donc de sang-froid le moment, prochain peut-être, où la conscience publique, s'étant ressaisie, acceptera, approuvera, décrétera une dernière et non moins naturelle incompatibilité: celle des fonctions religieuses et des fonctions enseignantes. Le prêtre, et encore plus le moine, est l'homme de la foi; le professeur est l'homme de la raison, par conséquent, du libre examen. S'engager à être professeur c'est s'engager à penser librement et à faire penser librement. C'est promettre d'éveiller et d'exercer le sens critique, l'habitude de la discussion, l'esprit de recherche sans limite et sans réserve; c'est déclarer que, quelle que soit la vérité, on l'acceptera le jour où la science la fera éclater, dût-elle renverser toutes les théories reçues. Peut-on soutenir que cet état d'esprit soit celui d'un prêtre?»

Et voilà la thèse no 2, et voilà les «incompatibilités naturelles» qui se multiplient. Il y avait incompatibilité naturelle entre le droit d'association et le droit d'enseigner. Il y a maintenant incompatibilité naturelle entre, non pas l'état de vie, mais l'état d'âme du prêtre et le droit d'enseigner. Pour parler net, et non pas plus net que M. Buisson, mais plus court, on n'a pas le droit d'enseigner quand on a la foi; on n'a le droit d'enseigner que quand on est libre penseur; les libres penseurs seuls peuvent enseigner et en ont le droit; la liberté d'enseignement existera et nul n'en est plus partisan que M. Buisson; mais, naturellement, elle ne peut exister que pour les libres penseurs.

Donc on la refusera à tout prêtre catholique, bien entendu. Pour ce qui est des prêtres protestants, c'est très délicat. Comme c'est une question d'état d'âme et comme il est très difficile de savoir quel est l'état d'âme d'un prêtre protestant, il faudra voir et il y aura matière à examen. Comme le prêtre protestant, selon qu'il est plus ou moins près de Calvin, est plus homme de foi ou plus homme de libre examen, mais est toujours en partie foi, et en partie libre examen, il faudra lui demander si décidément il a encore la foi, ou s'il ne l'a plus du tout et s'il est sans réserve et sans retour libre penseur comme M. Berthelot. S'il a encore un peu de foi, on lui dira: «Perdez cela, et vous pourrez être professeur.»

Il en serait de même du prêtre israélite et, remarquez-le bien, il ne pourra pas en être différemment du laïque catholique, du laïque protestant et du laïque juif. Du moment que «l'incompatibilité naturelle», c'est-à-dire l'incapacité d'enseigner, est fondée et qu'on avoue qu'on la fonde sur l'état d'âme du prétendant éducateur et sur l'enseignement qu'à cause de cet état d'âme il doit donner, non seulement tout prêtre qui a la foi, mais tout homme qui a la foi ou qui est suspect de l'avoir est proscrit de l'enseignement. Il n'y a absolument aucune raison pour qu'un laïque à sentiments religieux, qu'il soit, du reste, catholique, protestant ou juif, soit plus apte à enseigner qu'un prêtre catholique, protestant ou juif.

L'incompatibilité signalée par M. Buisson avec une netteté qui ne laisse rien à souhaiter, c'est l'incompatibilité du sentiment religieux et du droit d'enseigner. Le premier acte du futur professeur ou du futur instituteur doit donc être une abjuration. La première déclaration que devra faire le futur professeur ou le futur instituteur sera, non seulement: «Je ne serai pas docile, je ne serai pas pauvre, je ne serai pas chaste», ce qui va de soi et est indispensable; mais encore: «Je n'ai aucune foi religieuse; s'il m'en vient une je démissionnerai», ce qui, d'après la doctrine, est indispensable tout autant et ni plus ni moins.

On voit donc bien que si, par la force des choses, les républicains despotistes doivent être obligés d'en venir à la suppression de toute liberté d'enseignement et au pur et simple monopole, s'apercevant qu'à interdire l'enseignement aux congréganistes ils n'ont rien gagné tant que les prêtres séculiers pourront enseigner et enseigneront, et qu'à interdire l'enseignement aux prêtres séculiers ils n'auront rien gagné tant que les laïques croyants pourront enseigner et enseigneront; selon la doctrine, aussi, la liberté d'enseignement s'effondre et doit s'effondrer dès que la doctrine prend conscience d'elle-même et s'aperçoit qu'elle vise non pas telle ou telle façon de vivre de tels hommes, mais leur état d'âme lui-même, leur conception de la vie et du monde, leur mentalité et leur conscience, et dès qu'elle s'aperçoit qu'elle est en son fond la libre pensée pure et simple opposée à toute espèce de foi et à toute espèce de croyance, et la libre pensée qui refuse toute liberté de pensée à tout ce qui n'est pas elle-même.

Entre la liberté d'enseignement et le pur et simple et rude monopole de l'enseignement aux mains de l'État il n'y a rien du tout, rien, si ce n'est des subtilités d'opportunisme ou de polémique et des sophismes un peu ridicules dont ne sont pas dupes ceux-là même qui les alignent et auxquels ils renoncent sitôt, ou qu'ils sont vivement pressés, ou qu'ils prennent plus nettement conscience et maîtrise de leur pensée même.

Et non seulement les républicains despotistes seront acculés par la force des choses et conduits tout droit par leurs principes autant que par leurs passions au monopole de l'enseignement; mais encore il serait étonnant qu'ils ne s'avisassent point un jour et prochainement qu'ils doivent interdire aux prêtres même l'enseignement religieux et qu'il n'est que logique et aussi qu'il est nécessaire, après avoir fermé l'école au prêtre, de lui fermer l'église et de l'empêcher de parler de quelque façon que ce soit et sur quoi que ce puisse être.

C'est ce que le pasteur Farel a très lumineusement démontré, chose qui n'était pas très difficile, dans une lettre à la Dépêche de Toulouse. Il écrivait, sans se fâcher, et très pertinemment, en homme qui sait que le logique et intégral Calvin n'a pas interdit aux catholiques seulement l'enseignement général, mais tout enseignement et surtout l'enseignement de leur religion: «Monsieur, voici ce que je lis dans votre article du 7 novembre 1903: «Ce que nous voulons mater, ce n'est pas l'enseignement en soutane. C'est l'enseignement sectaire de l'Église, sous quelque vêtement qu'il se cache, c'est l'enseignement confessionnel... Nous entendons protéger l'enfant contre toutes les mainmises, plus ou moins dissimulées, plus ou moins hypocrites, de l'Église.» J'aurais pu relever des citations de même nature dans d'autres articles de vous sur la question de l'enseignement. Vous voulez donc pour l'État le monopole complet de l'enseignement et vous le voulez dans l'intérêt de la liberté de l'enfant que vous désirez soustraire à l'influence de l'Église. Non sans doute que vous pensiez que l'Église a une grammaire ou une arithmétique différentes de celles des écoles de l'État, mais parce que vous craignez que, à la faveur de la grammaire et de l'arithmétique, ou concurremment avec elles, l'Église ne glisse son enseignement religieux. Je me demande alors comment vous faites—avec les arguments dont vous appuyez le droit et le devoir de l'État d'accaparer l'enseignement—pour ne pas aboutir à l'interdiction à l'Église de donner son enseignement religieux lui-même à la jeunesse. Vous lui contestez le droit de donner l'enseignement que nous appellerons «profane»; vous le lui contestez par défiance, évidemment, de l'enseignement religieux, que l'Église pourrait donner sous le couvert de l'autre... Cet enseignement vous paraîtra-t-il moins dangereux quand il sera donné tout seul, que lorsqu'il est donné concurremment avec d'autres leçons? Je voudrais bien savoir, en un mot, comment vous faites, avec vos principes, pour respecter la liberté de l'enseignement religieux.»

Et voilà qui est raisonné et à quoi il n'y a rien à répondre, et il serait plus logique de dire aux Églises: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, vous enseignerez tout ce que vous voudrez, excepté votre religion», que de leur dire: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, vous n'enseignerez rien du tout, excepté votre religion.»

Et le plus logique encore est de leur dire: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, et comme nous ne l'aimons ni lui-même ni se glissant sous le couvert de l'enseignement de l'histoire, de la physique ou de la trigonométrie, vous n'enseignerez ni votre religion ni autre chose.»

Et c'est inévitablement, d'après leurs principes et par les nécessités de leur dessein, ce que les anticléricaux en arriveront à dire en effet.

Comme le proclamait sans fard la Lanterne du 17 mars 1903: «Un jour viendra où les sociétés policées poursuivront les marchands de messes comme des malfaiteurs.»

Ajoutez ceci, qui n'a que peu d'importance, tant que les socialistes sont en minorité assez faible; mais ce qui pourra être considérable un jour, et qui dès à présent doit compter: les socialistes sont dans les mêmes idées au point de vue religieux que les radicaux, et cela par conformité et par fidélité à leurs principes les plus profonds et à leurs idées les plus générales.

La grande différence entre le radical et le socialiste, c'est que pour le radical il n'y a qu'une question, la question religieuse, et qu'un dessein à poursuivre, l'écrasement des religions; et que, dès qu'il est question de socialisme, le radical ne comprend plus et, du reste, se méfie et, du reste, a peur.

Mais si le radical n'est pas socialiste (et malgré certains essais d'alliance et certaines étiquettes de caractère tout électoral, personne n'est plus antisocialiste que le radical), si le radical n'est pas socialiste, le socialiste est radical, c'est-à-dire anticlérical et antireligieux.

Pourquoi cela? Très conformément à ses principes, comme je le disais. C'est parce qu'il voit très bien que le monopole de l'enseignement aux mains de l'État et, d'une façon plus générale, le monopole de toute pensée attribué à l'État est du même ordre et du même système que le monopole de toute propriété aux mains de l'État et est un acheminement à l'établissement de ce monopole de propriété. Le socialisme, c'est le retour à Louis XIV. Or, Louis XIV prétendait tout aussi bien être le propriétaire de tous les biens de ses sujets qu'il prétendait que tous ses sujets n'eussent qu'une religion et qu'une manière de penser, à savoir la sienne.

Ce rapport parfaitement juste entre des monopolisations et des socialisations du reste si différentes, est à remarquer et à méditer. M. Jean Izoulet, radical sans doute, a dit ce mot, que je cite souvent en lui demandant la permission de le trouver abominable: «Ce ne sont pas les biens qu'il faut socialiser; ce sont les personnes.» Et voilà ce que disent les radicaux. Socialisons les personnes en faisant de telle sorte qu'elles n'aient qu'une pensée, celle que l'État leur dictera. Le socialiste dit, lui: «Il faut socialiser les biens et les personnes, et qu'on socialise les personnes avant les biens, nous en sommes, parce que, tout au moins, la socialisation des personnes achemine à la socialisation des biens et, en attendant, en rend l'idée familière et habitue à la conception de l'État souverain. L'essentiel, après tout, c'est que la liberté recule. Qu'elle recule ici ou là, c'est toujours gain.»

C'est ce que M. Brousse établissait naguère dans un article qu'il faut lire lentement; car M. Brousse n'est pas lumineux; mais qui n'est ni sans portée, ni sans profondeur, ni sans justesse: «Inouï que des amis aussi proches de nous que les citoyens Aulard et Buisson soient amenés à défendre, sous couleur de liberté d'enseigner, la suprématie des éternels adversaires de la République et de la Démocratie!... Leur liberté d'enseigner ressemble étrangement à la fameuse liberté de travail de Messieurs les économistes... Je le proclame ici sans ambages, le père Combes parviendrait-il à nettoyer le territoire de toutes congrégations, en aurait-il fini avec les comédies de sécularisations, je demeurerais partisan du monopole de l'enseignement de l'État, à tous les degrés, parce que c'est uniquement avec un service public de l'enseignement qu'il sera loisible d'assurer à tous les gens capables le droit d'enseigner. On croira que je tiens une gageure; mais je ne sais pas si, à tout prendre, il ne vaudrait pas mieux pour la Démocratie subir à perpétuité la suprématie de l'enseignement congréganiste... que l'enseignement victorieux de telle grande compagnie mômière ou laïque, telle que les sceptiques à la Jules Lemaître seraient fort capables d'en créer... Ce n'est pas le caractère confessionnel seulement de la Congrégation qui constitue un danger, mais le fait même du monopole [religieux], et je le répète, il pourrait se former tel monopole laïque [à caractère religieux] dont l'enseignement serait pour notre avenir plus dangereux encore que le congréganiste. Le clergé régulier, par la création d'un monopole de l'enseignement, joue le même rôle social que celui qui est dévolu dans le monde capitaliste aux grandes compagnies industrielles. Et de même qu'on n'assurera à tous le droit au travail que par la nationalisation des moyens de production, de même on ne pourra garantir à quiconque le droit d'enseigner que par le monopole de renseignement [aux mains de l'État]. Que demain, dans le monde économique, quelqu'un fasse table rase des fortunes et que partout l'intégrale concurrence s'exerce: avant un quart de siècle, de vastes monopoles privés, de grandes compagnies industrielles se seront créées sur l'écrasement des plus faibles dans la lutte pour la vie... Il en serait de même le jour où la liberté intégrale de l'enseignement serait proclamée. A défaut de la corporation congréganiste, il se formerait un grand nombre de monopoles privés désireux de conduire la jeunesse à leur gré. Et un seul remède serait efficace: l'expropriation et la nationalisation de tout cet enseignement particulier, aux vues égoïstes...»

La question, au point de vue socialiste, est très bien posée dans cet article, quoique lourdement. Plus habile à écrire en français et à trouver la formule nette, M. Jaurès a dit, de son côté, exactement la même chose d'une façon plus forte. Il a dit, et le mot doit rester: «Le monopole universitaire, c'est le collectivisme de l'enseignement.»—Certainement cette étroite parenté entre la socialisation intellectuelle et la socialisation matérielle, cette connexité indiscutable entre la socialisation des personnes et la socialisation des propriétés, sera peu du goût des radicaux quand, l'un des deux termes acquis, on passera à l'autre; certainement ils diront: «ce n'est pas du tout la même chose;» certainement M. Jaurès a raison de dire, en souriant dans sa barbe: «Peut-être les radicaux, qui demandent aujourd'hui avec nous le collectivisme de l'enseignement, seront-ils embarrassés un jour pour combattre le collectivisme de la production. Peut-être, après avoir démontré et proclamé que la nation enseignante ne menace dans une démocratie aucune liberté, devront-ils reconnaître que la même nation possédante ne menacerait dans une démocratie aucune initiative et aucun droit.» Mais j'en suis à mettre en lumière, d'une part que les socialistes, conséquents avec eux-mêmes, seront les alliés des radicaux dans l'œuvre de la destruction de la liberté de l'enseignement tant que de cette liberté il restera un vestige ou une ombre; d'autre part que toutes les socialisations sont solidaires comme toutes les libertés se tiennent, et que par le chemin du monopole de l'enseignement on va tout droit à la «nation possédante», c'est-à-dire à l'abolition de la propriété et à la confiscation des propriétés.

Et qu'est-ce, en effet, que le droit de penser, le droit de parler, le droit d'écrire, le droit d'enseigner, si ce n'est propriétés intellectuelles?

*
* *

Et enfin j'ai dit qu'après avoir interdit aux congréganistes d'enseigner, après avoir interdit aux prêtres séculiers d'enseigner, pour les mêmes raisons qui s'appliquaient aux congréganistes; après avoir interdit aux laïques à sentiments religieux d'enseigner, pour les mêmes raisons qui s'appliquaient aux prêtres séculiers—voir l'argumentation de M. Brousse; voir le mot de la Dépêche: «Aussi bien à leurs dévots qu'à leurs prêtres»—après avoir établi le monopole universitaire absolu, les anticléricaux en viendraient, dans le monopole même, dans l'Université, dans leur Université même, à établir et à faire régner un despotisme absolu et une absolue conformité et servilité à leur manière de voir, au credo qu'ils dicteraient.

C'est ce que l'on conteste beaucoup. Une formule assez bien trouvée, assez spécieuse, a eu beaucoup de succès et a été répétée, avec variantes négligeables, par tous les ennemis secrets ou déclarés de la liberté de l'enseignement, depuis M. Buisson jusqu'à la Dépêche de Toulouse, et depuis la Dépêche jusqu'à M. Brousse: «A la liberté de l'enseignement nous voulons substituer la liberté dans l'enseignement. Nous ne voulons pas de la liberté de l'enseignement; nous voulons la liberté dans l'enseignement; le seul enseignement libre, c'est l'enseignement monopolisé par l'État, mais où la liberté régnera.»

Je ne veux jamais suspecter la sincérité de mes adversaires; mais en laissant à d'autres de déclarer que cette formule est hypocrite, j'affirme qu'il n'en est pas de plus décevante, ni de plus creuse. Soit; vous avez parfaitement, en toute sincérité et même en toute conviction, en y tenant, l'intention, d'abord de n'avoir en France qu'une Université d'État, ensuite de laisser les professeurs de cette Université d'État enseigner «ce qu'ils voudront, comme ils voudront». Soit; c'est bien votre intention et, si cela vous peut plaire que je vous le dise, je reconnaîtrai que je suis moi-même assez persuadé que vous laisserez une certaine latitude de doctrine et d'enseignement dans l'Université qui sera à vous, malgré la tentation bien naturelle d'imposer ses idées aux gens qu'on paie. Soit donc. Mais cette latitude, vous ne la laisserez évidemment que dans certaines limites...

—Non; sans limites!

—Comment! Mais alors pourquoi faites-vous votre Université et lui donnez-vous le monopole? Ce n'est donc pas pour arracher la jeunesse à l'influence cléricale? Ce n est donc pas pour qu'il n'y ait plus «deux jeunesses» et «deux Frances»? Ce n'est donc pas pour établir «l'Unité morale»? Si c'est pour cela, et vous ne pouvez pas dire, après toutes vos déclarations, que ce ne soit pas pour cela; si c'est pour cela, ne voyez-vous pas que tout ce qui détruit l'unité morale, que tout ce qui fait deux jeunesses, que tout ce qui fait deux Frances, que l'influence contre-révolutionnaire, que l'influence religieuse, que l'influence cléricale va rentrer dans votre Université et y sévir et que vous n'aurez fait que transporter chez vous ce que vous aurez voulu détruire ailleurs?

Doutez-vous que vos ennemis, leurs écoles détruites, n'entrent dans les vôtres, précisément parce que détruites auront été les leurs, comme ils ont mis soin et ardeur à entrer à l'École polytechnique et à l'École Saint-Cyr? Vous les connaissez; vous ne doutez pas de cela.

Eh bien alors, qu'aurez-vous fait et quoi de gagné? La liberté de l'enseignement, c'était la France à moitié «infestée»; la liberté dans l'enseignement, ce sera l'Université à moitié «infestée», et la France, par suite, à moitié «infestée» comme auparavant.

On pourrait même dire: «un peu plus»; car la moitié des professeurs de l'Université cléricalisant la jeunesse, les cléricalisera avec plus d'autorité que des professeurs libres, parce qu'ils auront comme l'estampille et l'apostille de l'État et feront comme partie du gouvernement; et l'on aura ce spectacle curieux d'un gouvernement «affranchissant» et «libéralisant» la France par une moitié de ses professeurs et la christianisant et cléricalisant par l'autre moitié.

Avouez que ce spectacle et ce résultat, vous n'en voudrez pas. Vous ne pourrez pas en vouloir, puisque précisément ce que vous aurez voulu éviter en monopolisant l'enseignement, vous vous trouverez le faire vous-même par votre enseignement monopolisé et parce que vous l'aurez monopolisé. On ne réussit pas à ce point contre son dessein et contre toutes les raisons de son dessein, sans regimber contre soi-même et sans dire: «Ah! Cependant! Ah! mais non!»

Et dès lors vous serez amenés à imposer un credo, c'est-à-dire à supprimer la liberté dans l'enseignement, après avoir supprimé la liberté de l'enseignement.

Ce credo, j'admets que vous ne l'imposerez pas par un programme, par une déclaration, par une bulle, par un Syllabus; je l'admets; mais vous l'imposerez par vos inspecteurs, proviseurs, doyens, directeurs et les avertissements qu'ils donneront aux professeurs hérétiques ou dissidents, et ce sera exactement la même chose qu'un credo affiché sur les murailles ou inséré à l'Officiel.

Je reconnais encore que ce credo aura un caractère particulier: il aura un caractère négatif. Vous admettrez très bien une certaine liberté de penser en dehors de la mentalité chrétienne et de la mentalité contre-révolutionnaire. Qu'un professeur enseigne Kant ou enseigne Spencer, cela vous sera à peu près indifférent; qu'un professeur enseigne Danton ou enseigne Robespierre, vous n'y regarderez pas de très près. Mais qu'un professeur enseigne la foi prouvée par la raison; ou la nécessité de la foi, la raison étant infirme; ou, comme veut M. Bourget, la «destruction méthodique de l'œuvre de la Révolution»; il est clair comme le jour que vous ne le laisserez pas se livrer à ces exercices.

Votre credo sera donc négatif. En sera-t-il moins impérieux, moins exclusif, moins tyrannique? Pas le moins du monde. Il sera comme celui de l'Église, qui laisse toute liberté de penser et d'enseigner dans certaines limites, celles au delà desquelles les hérésies commencent. La liberté que vous laisserez sera celle d'être libre penseur comme on voudra et révolutionnaire comme on l'entendra; elle ne sera jamais celle d'être ancien-régime ou d'être croyant.

Cela veut dire que le seul moyen d'avoir la liberté dans l'enseignement, c'est d'avoir la liberté de l'enseignement, et qu'en dehors de la liberté de l'enseignement il n'y a plus de liberté du tout. Et, tout au fond, vous le savez bien. «Je ne veux pas de la liberté des autres; je veux être libéral moi-même.» Naïveté ou hypocrisie, c'est un joli mot de comédie, que personne ne prendra un instant au sérieux.

Pour ce qui est de la liberté d'enseignement, ce qui reste encore à faire aux républicains despotistes et ce qu'ils sont condamnés à faire, c'est supprimer la liberté d'enseignement pour les prêtres, supprimer la liberté d'enseignement pour les laïques croyants, établir le monopole universitaire, exclure toute liberté véritable de l'Université monopolisée. Donc la bataille continue.


Elle continuera également sur la question de l'existence même de l'Église catholique libre, sur la question de l'existence de l'Église catholique, quelque séparée qu'elle ait été de l'État. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. La loi de séparation, la loi de 1905, n'a satisfait personne, sans doute, ni les hommes de droite ni les hommes de gauche; mais ce sont surtout les hommes de gauche qu'elle n'a pas satisfaits.

La question, avant la loi de 1905, se posait ainsi: on séparera l'Église de l'État; mais, une fois séparée, lui appliquera-t-on tout simplement le droit commun, ou lui imposera-t-on un régime exceptionnel? Les républicains libéraux, groupe insignifiant dans l'armée républicaine, répondaient: «On la mettra simplement dans le droit commun». Les républicains despotistes répondaient: «Jamais de la vie! On lui imposera un régime exceptionnel et aussi dur que possible.»

Les républicains libéraux avaient leur représentant le plus net et leur interprète le plus précis en la personne du regretté M. Goblet. M. Goblet disait, dans les Annales de la Jeunesse laïque (1903): «Si je reste fidèle à l'idée de la séparation, dont j'ai toujours été le partisan convaincu, c'est avant tout pour affranchir l'État d'un lien qui lui est plus nuisible qu'à la religion et aux Églises elles-mêmes; mais c'est aussi sous cette réserve que l'État, en reprenant sa liberté, devra respecter celle des croyances religieuses et aussi celle des Églises. Son rôle est, suivant moi, de les ignorer. Le jour où l'État aura cessé de subventionner les Églises et de leur communiquer la force qu'elles tirent de leur union avec lui, il n'aurait plus à les considérer que comme des associations ordinaires soumises à la loi commune. Les sectes diverses qui ne manqueraient pas de se former auraient bientôt réduit l'autorité de l'Église catholique à ce qu'est aujourd'hui celle des Églises protestantes. Les unes et les autres pourraient bien exercer encore, et peut-être même plus qu'aujourd'hui, une influence morale que je ne veux nullement leur enlever; elles auraient perdu l'influence politique que seule il importe de détruire. Je ne vois même pas, sous ce régime, la nécessité d'une loi sur la police des cultes; car les mandements des évêques, comme les prédications des membres du clergé, n'auraient pas plus de valeur alors que les articles de journaux ou les discours de réunions publiques. Les dispositions de la loi pénale suffiraient pour les réprimer.»

Voilà la pure doctrine libérale en cette matière, la doctrine libérale intégrale et absolue. Mais de cette doctrine les républicains despotistes, les républicains autoritaires et même beaucoup de républicains modérés étaient aussi éloignés que possible, comme on peut croire, et tenaient la doctrine de M. Goblet pour une doctrine ultra-cléricale.

Dans le même temps, M. Aulard écrivait: «J'entends bien dire que c'est violer les principes du républicanisme que de refuser à quiconque le bénéfice de la liberté et du droit commun. Mais je réponds que l'Église catholique n'est pas quiconque. Cette Église internationale, dirigée par un monarque étranger, par un monarque tout-puissant et qui se dit infaillible, par un monarque auquel ses sujets font profession de soumettre toute leur conscience, toute leur personne morale; cette Église organisée en une solide et serrée hiérarchie despotique; cette Église qui prétend être elle-même une cité, une société, un État, l'État parfait, l'État dans lequel devraient s'absorber tous les États; cette Église qui affecte un rôle mondial, à la fois politique et social, le rôle de conductrice de peuples, et qui conduit en effet les peuples à un idéal opposé à celui des sociétés modernes, affichant la haine et le mépris de la civilisation actuelle, de la liberté de conscience, de toutes les libertés, de la raison; cette Église, enfin, qui complote ouvertement la destruction de l'édifice politique et social élevé par la Révolution française et l'abolition des Droits de l'homme qu'elle appelle sataniques; comment cette Église pourrait-elle se réclamer du droit commun? Quel droit a-t-elle au droit commun, puisqu'elle n'existe, ne parle et n'agit que pour renverser ce droit commun?»

Cette déclaration, qui, moins l'éloquence, se ramène à cette formule: «Je n'accorde la liberté qu'à ceux qui sont si faibles qu'ils me sont inoffensifs et qu'à ceux qui ont le même idéal que moi», était l'expression même de l'esprit général du parti républicain; je n'ai pas besoin, après tout ce que j'ai rapporté dans ce volume, de le prouver, ni même de le dire.

Elle concluait à un régime exceptionnel et très rigoureux pour cette association tout à fait exceptionnelle qui s'appelle l'Église catholique.

De son côté, le rédacteur ordinaire de la Dépêche de Toulouse, avec les mêmes arguments et avec d'autres, prenant plus précisément à partie M. Goblet, écrivait: «... les associations catholiques ne sont pas et ne seront jamais des associations comme les autres. Elles obéissent, elles sont tenues d'obéir à un mot d'ordre étranger. Cela suffit, et amplement, à leur donner un caractère exceptionnel. Elles ne peuvent donc être soumises qu'à un régime d'exception. M. de Pressensé l'a compris. Avec beaucoup de prévoyance, il limite leur développement d'abord et ensuite leurs richesses. M. de Pressensé n'a pas tort. Ce développement, ces richesses, si on ne leur assignait des limites, pourraient précisément devenir des instruments de règne de l'Église temporelle. Ils pourraient être des facteurs de cette influence politique que, de l'aveu même de M. Goblet, il importe de détruire.»

Et allant, cette fois, droit au point, avec un remarquable esprit de précision, le rédacteur ajoutait: «Le législateur (de 1903) a pris le plus grand soin de surveiller et d'endiguer les associations religieuses constituées par les congrégations. N'aura-t-il pas les mêmes motifs de surveiller et d'endiguer les associations religieuses que le clergé séculier constituera au lendemain de la séparation?»

Voilà précisément le fond des choses. Les associations religieuses, les associations cultuelles qui seront la contexture même de l'Église après la séparation, ces associations, à très peu près, seront la même chose que ce qu'étaient les associations de congréganistes; et il y aura pour les républicains, d'après leurs idées et leurs passions, exactement les mêmes raisons de surveiller, puis d'endiguer, puis de détruire les associations cultuelles, qu'il y a eu pour surveiller, puis endiguer, puis détruire les associations congréganistes.

Pourquoi oui, cela saute aux yeux; et pourquoi non, il m'est impossible de l'entrevoir.

Cherchant, pour conclure, une formule qui exprimât au plus juste la mentalité républicaine en matière ecclésiastique, le rédacteur s'arrêtait à ceci: «Pour ce qui est de la propagande, Église libre dans l'État neutre; mais pour ce qui est de l'association, Église libre dans l'État souverain.» C'est-à-dire que l'Église pourra dire ce qu'elle voudra; mais que, pour exister, l'association étant désormais son seul mode possible d'existence, elle sera libre dans l'État ayant tout droit de la supprimer.

Et tel me semble bien être depuis une dizaine d'années l'esprit général et presque universel du parti républicain.

Or, depuis ces échanges de vue, la loi de 1905 a été faite. Cette loi, comme nous l'avons vu, s'est placée entre les deux doctrines exposées ci-dessus. Elle s'est placée entre le droit commun et le régime exceptionnel dur; et elle est, à mon avis, quoique établissant un régime d'exception, plus près du droit commun que du régime exceptionnel rigoureux. Cela ne peut aucunement satisfaire le parti républicain et, s'il l'a déjà inquiété au cours des discussions de la loi, l'irritera et lui sera insupportable dans la pratique. Il n'y a pas de raison pour que son esprit change et il y a toutes sortes de raisons pour que les faits qui doivent sortir du régime nouveau établi par la loi de 1905, vus l'exaspèrent, puisque, seulement prévus, ils l'ont alarmé.

Oui, sans doute, il se trouvera en face d'associations cultuelles qui lui paraîtront des foyers de réaction et des antres d'obscurantisme. Lui qui n'a pas pu supporter jadis la Société de Saint-Vincent-de-Paul, comment pourrait-il supporter des associations qui, avec un maniement de fonds, limité, sans doute, mais encore considérable, auront clientèle, subordonnés, alliés, hiérarchie, seront ce que les républicains appellent tout de suite des «États dans l'État» et ce que, à ce titre, ils détestent d'une haine sauvage et d'une horreur qui leur ôte tout usage de la raison?

Remarquez encore que ce que le Concordat avait interdit, à savoir les communications, non contrôlées par le gouvernement français, entre le Saint-Siège et l'Église française, n'est plus interdit par la loi nouvelle. La loi de séparation ne connaît pas le Saint-Siège, elle l'ignore, et, parce qu'elle l'ignore, elle le passe sous silence, et il le faut bien, car si elle en parlait, elle serait une manière de Concordat; elle serait un Concordat unilatéral, si l'on peut parler ainsi; mais elle serait une manière de Concordat, en ce qu'elle connaîtrait des relations entre le Saint-Siège et l'Église française et les réglerait. Les communications du Saint-Siège à l'Église de France, sous le régime nouveau, ne tombent plus que sous l'article 34 de la loi de séparation: comme tous les autres «discours prononcés, lectures faites, écrits distribués, affiches apposées», elles ne sont poursuivies que si elles outragent ou diffament un citoyen chargé d'un service public, ou si elles constituent une provocation directe à résister à l'exécution des lois, ou si elles tendent à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres. Mais, sauf ces cas, elles sont permises.

De quel œil les républicains verront-ils des communications du Saint-Siège aux fidèles de France lues en chaire sans avoir passé par la censure du gouvernement français? Ils trouveront évidemment que la loi nouvelle a désarmé la France, la République française, l'Unité morale de la France, devant le Saint-Siège, devant la Rome pontificale. Ils regretteront le Concordat, «la digue» du Concordat.

Remarquez encore le mot, parfait pour moi, inquiétant pour eux, de M. Goblet: «Les sectes diverses [lisez: associations cultuelles, d'esprits différents peut-être] pourraient bien exercer encore et peut-être plus qu'aujourd'hui une influence morale que je ne veux nullement leur enlever; elles auraient perdu l'influence politique.»

Ceci est si juste, probablement, ceci est si vraisemblable qu'un article de la Semaine religieuse de Paris, dû peut-être à la plume et assurément à l'inspiration de l'archevêque de Paris, se rencontre absolument avec ces quelques lignes de M. Goblet: «Ne se pourrait-il pas que l'obligation où nous allons nous trouver de recourir à l'association pour sauvegarder les intérêts de l'Église de France tourne en définitive à l'avantage de nos paroisses et que nous retrouvions par là cette cohésion que l'organisation trop administrative du Concordat nous a fait perdre en nous déchargeant de trop de soucis? Qui peut dire s'il n'y aura pas là un vaste champ ouvert à des initiatives jusque-là comprimées et si ce ne sera pas, pour bien des vocations laïques, en particulier, l'occasion de se révéler? S'il devait en être ainsi et qu'on pût arriver dans chaque paroisse à grouper dans un faisceau unique, sous l'autorité du curé, les œuvres devenues plus nombreuses; si l'on pouvait, ensuite, constituer, sous l'autorité de l'évêque, une union de tous ces organismes bien vivants qui échapperaient ainsi à l'individualisme et centupleraient par là leur action; ne serait-on pas en droit d'espérer qu'après les tristesses de demain des jours meilleurs pourraient se lever pour l'Église de France?»

Je suis persuadé, pour mon compte, encore que je puisse me tromper, qu'en brisant le Concordat et en permettant les associations cultuelles, les républicains français ont rapproché les fidèles de leurs pasteurs, créé entre eux un lien et une communication étroite qui manquait et qui ne pouvait que manquer sous le régime du Concordat et que le Concordat avait été fait pour détruire.

Je suis persuadé que la loi Briand a rétabli l'Église dans ses véritables conditions de vie, c'est-à-dire dans les conditions où il faut qu'elle soit pour qu'elle soit vivante; et si je l'ai dit longtemps avant, ce n'est pas une raison suffisante pour que je ne le pense pas après.

Je suis persuadé que si «l'Église latérale», l'Église congréganiste, a été si puissante et si riche n'ayant pour soutien que les fidèles, l'Église officielle devenue l'Église libre trouvera dans les fidèles le même appui et le même viatique; et je ne vois pas les raisons pourquoi il en serait autrement.

Je suis persuadé que la loi Briand, telle qu'elle est, est encore un bienfait pour l'Église et qu'elle sera regardée comme une faute par les républicains et qu'ils ne tarderont pas beaucoup à l'appeler la loi des dupes.

Mais, précisément à cause de cela, la persécution à l'endroit de l'Église va recommencer et ne peut que recommencer plus vive et plus ardente. Le procédé en quelque sorte automatique des révolutionnaires à l'égard de l'Église catholique est celui-ci: spolier l'Église; puis, en compensation de la mesure spoliatrice, lui accorder certains avantages; puis supprimer ces avantages, sans revenir, bien entendu, au régime précédent.

L'Église était possédante: on lui prend ses biens et en compensation on lui donne le budget des cultes garanti par un Concordat.

Elle a un budget des cultes garanti par le Concordat: on supprime le Concordat et le budget des cultes, et en compensation on donne à l'Église la liberté, en lui disant: «cela vaut mieux»; ce que, du reste, je crois.

Demain, si l'on voit que cela vaut mieux, et d'autant plus que l'on constatera que cela vaut mieux, et même, du reste, si cela valait moins, et sauf le cas où cela ne vaudrait rien du tout, on supprimera la liberté de l'Église.


Autre aspect: il y a deux Églises, l'Église officielle et «l'Église latérale». On supprime l'Église latérale et l'on dit à l'Église officielle: «C'est un cadeau que nous vous faisons, car tout l'argent qui allait à l'Église latérale ira à vous et toute l'influence dont elle jouissait, c'est vous qui l'aurez.» Mais quand l'Église latérale est supprimée on ne permet pas à l'Église officielle de posséder autant que cela était permis à l'Église latérale, et quant à son influence, on surveillera celle qu'elle pourra prendre et on la «matera», c'est le mot constamment employé, dans la mesure précisément de l'influence prise.

D'ailleurs la munificence accordée, toujours révocable, doit se mesurer, pour ce qu'elle doit devenir, aux idées générales et aux principes du bienfaiteur. Les républicains accordent à l'Église la liberté, ou à peu près; mais les républicains, neuf sur dix, sont gens à qui la liberté est odieuse, insupportable et du reste inintelligible. Le seul cadeau que les républicains démocrates ne puissent pas faire de telle manière qu'on y puisse croire, c'est la liberté, et il y a soit ironie, soit distraction, soit hypocrisie, soit, et en tout cas, inconséquence de leur part à l'accorder ou à prétendre qu'ils la donnent. La liberté accordée par des démocrates, c'est un serment de fidélité prêté par Don Juan.

Autre aspect: c'est sous forme d'association, et ce ne pouvait pas être autrement, que les républicains ont accordé la liberté à l'Église. Or l'association est toujours pour les républicains un objet de défiance invincible, depuis Rousseau jusqu'à M. Jaurès. Ce sont eux, je l'ai montré bien souvent, qui ont inventé le contresens qui consiste à appeler «aristocratie» tout ce qui est association. Une vraie aristocratie, c'est une association qui gouverne, qui a des soldats, des juges, des gendarmes et des collecteurs d'impôts. Mais pour les républicains français est «corps aristocratique» toute association, sans soldats, sans juges, sans gendarmes et sans publicains, par cela seul qu'elle est association et se distingue un peu de la vaste association qui est l'État. Le mot «État dans l'État», qui fait frémir tout démocrate français, n'a pas d'autre sens. Il veut dire «association particulière au sein de l'association générale»; et c'est cela qui fait horreur aux républicains.

Ceux-ci, en donnant licence à l'Église de s'organiser en association, en l'organisant eux-mêmes, pour ainsi dire, en association, ont donc fait quelque chose qui est si contraire à leurs passions et à leurs principes qu'en le faisant ils ont comme promis et juré de ne pas le faire, ou qu'en l'établissant ils ont comme juré de n'y point persévérer.

Royer-Collard, je crois, discutant un projet de loi qu'il estimait abominable, déclarait: «Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir.» Les républicains de 1905, en faisant la loi Briand, ont dit, par tout leur passé, par toutes leurs idées mille fois exprimées et par toute leur coutume: «Je fais cette loi avec le ferme propos de la détruire.»

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