L'Argent
«Non, non! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir.»
Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'était, pour le négociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme de joie et de fête, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement à croquer les fortunes faites. Son père l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance.
«Depuis la mort de sa pauvre mère, murmura-t-il, il m'a donné bien peu de satisfaction. Enfin, peut-être apprendra-t-il là-bas, à la charge, des choses qui me seront utiles.
—Eh bien, reprit brusquement Saccard, êtes-vous avec nous? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en était.»
Sédille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altérée de désir et de crainte:
«Mais oui! j'en suis! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en être! si je refusais et que votre affaire marchât, j'en serais malade de regret.... Dites à Daigremont que j'en suis.»
Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il éprouvait de marcher un peu, lui firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'était pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un déluge mêlé de grêle, le força de nouveau à se réfugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris à battre! Après avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il héla une voiture vide qui passait. C'était une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempé rue La Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi-heure.
Dans le fumoir où le valet le laissa, en disant que monsieur n'était pas rentré encore, Saccard marcha à petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissance mélancolique et profonde, s'étant élevée dans le silence de l'hôtel, il s'approcha de la fenêtre restée ouverte, pour écouter c'était madame qui répétait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercé par cette musique, il en vint à songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont: l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardé en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers à lui, jusqu'à ce qu'il eût créé un marché, établi un prix; puis, la vente sérieuse, la dégringolade fatale de trois cents francs à quinze francs, les bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. Ah! il était fort, un terrible monsieur! La voix de dame continuait, exhalant une plainte de tendresse, éperdue, d'une ampleur tragique; tandis que Saccard, revenu au milieu de la pièce, s'était arrêté devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs.
Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaître Huret.
«Comment, c'est déjà vous? il n'est pas cinq heures.... La séance est donc finie?
—Ah! oui, finie.... Ils se chamaillent.»
Et il expliqua que, le député de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait répondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'était risqué à relancer le ministre, pendant une courte suspension de séance, entre deux portes.
«Eh bien, demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frère?»
Huret ne répondit pas tout de suite.
«Oh! il était d'une humeur de dogue.... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où je le voyais, espérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener.... Donc, je lui ai lâché votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation.
—Et alors?
—Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secoué, en me criant dans la figure: "Qu'il aille se faire pendre!" Et il m'a planté là.»
Saccard, devenu blême, eut un rire forcé.
«C'est gentil.
—Dame! oui, c'est gentil, reprit le député, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant.... Avec ça, nous pouvons marcher.»
Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas:
«Laissez-moi faire.»
Évidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelle, et d'en être. Sans doute, il s'était déjà rendu compte du rôle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dès qu'il eut serré la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air.
«Victoire! cria-t-il, victoire!
—Ah! vraiment. Contez-moi donc ça.
—Mon Dieu! le grand homme a été ce qu'il devait être. Il m'a répondu "Que mon frère réussisse!"»
Du coup. Daigremont se pâma, trouva le mot charmant. «Qu'il réussisse!» ça contenait tout: qu'il ne fasse pas la bêtise de ne pas réussir, ou je le lâche; mais qu'il réussisse, je l'aiderai. Exquis, en vérité!
«Et, mon cher Saccard, nous réussirons, soyez tranquille.... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça.»
Puis, comme les trois hommes s'étaient assis, afin d'arrêter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenêtre; car la voix de madame, peu à peu enflée, jetait un sanglot d'une désespérance infinie, qui les empêchait de s'entendre. Et, même la fenêtre close, cette lamentation étouffée les accompagna, pendant qu'ils décidaient la création d'une maison de crédit, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il était en outre entendu que Daigremont, Huret, Sédille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquièmes des actions, soit quarante mille; de sorte que le succès de l'émission était assuré, et que, plus tard, détenant les titres, les rendant rares sur le marché, ils pourraient les faire monter à leur gré. Seulement, tout faillit être rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, à répartir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se récria, déclara qu'il n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant même que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situation davantage? Pourtant, il dut céder, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours.
Ils se séparaient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de désespoir.
«Et Kolb que j'oubliais! Oh! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit.... Mon petit Saccard, si vous étiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-même, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous être utile.»
Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journées de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacre, espérant rentrer chez lui, à deux pas; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit à pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavé de Paris, qu'il reconquérait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latérale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allée obscure Gustave Sédille, qui disparut, sans s'être retourné. Lui, s'était arrêté, regardant la maison, un discret hôtel meublé, lorsque, dans une petite femme blonde, voilée, qui sortait à son tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie papetière. C'était donc là, quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures! Ce coin de mystère, au beau milieu du quartier, était fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, très égayé, enviant Gustave: Germaine Cœur le matin, Mme Conin l'après-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme! Et, à deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaître, tenté d'en être, lui aussi.
Rue Vivienne, au moment où il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à la voix des fées légendaires, l'enveloppait; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculation, entendue déjà le matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il s'épanouit, à la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon présage.
Justement, Kolb se trouvait en bas, à l'atelier de fonte; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz éclairaient éternellement, les deux fondeurs vidaient à la pelle les caisses doublées de zinc, pleines, ce jour-là, de pièces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carré. La chaleur était forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voûte basse. Des lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrêtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passé là, assurant au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents francs à peine; car l'arbitrage sur l'or, cette différence réalisée entre deux cours, étant des plus minimes, s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De là, ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de cette cave, où l'or venait en pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or.
Dès que Kolb, un homme petit, très brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, décelait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grêle, il accepta.
«Parfait! cria-t-il. Très heureux d'en être, si Daigremont en est! Et merci de ce que vous vous êtes dérangé!»
Mais ils s'entendaient à peine, ils se turent, restèrent là un instant encore, étourdis, béats dans cette sonnerie si claire et exaspérée, dont leur chair frémissait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme.
Dehors, malgré le beau temps revenu, une limpide soirée de mai, Saccard, brisé de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais bien remplie!
IV
Des difficultés surgirent, l'affaire traîna, cinq mois s'écoulèrent sans que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgré son zèle, de continuels obstacles renaissaient, toute une série de questions secondaires, qu'il fallait résoudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de sérieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicat, hanté et séduit par la brusque idée de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbe, quitte à laisser venir la petite clientèle, lors des futures augmentations du capital, qu'il projetait déjà? Il était d'une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle répandrait en aumônes plus larges encore.
Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublé d'un homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'être et le mécanisme de la banque qu'il rêvait. Il dit tout, étala le portefeuille d'Hamelin, n'omit pas une des entreprises d'Orient. Même, cédant à cette faculté qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver à la foi par son désir brûlant de réussir, il lâcha le rêve fou de la papauté à Jérusalem, il parla du triomphe définitif du catholicisme, le pape trônant aux lieux saints, dominant le monde, assuré d'un budget royal, grâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princesse, d'une ardente dévotion, ne fut guère frappée que de ce projet suprême, ce couronnement de l'édifice, dont la grandeur chimérique flattait en elle l'imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes œuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d'être atterrés et irrités de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, à retirer le corps de troupes français occupant Rome; il était bien certain que c'était Rome livrée à l'Italie, on voyait déjà le pape chassé, réduit à l'aumône, errant par les villes avec le bâton des mendiants; et quel dénouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi à Jérusalem, installé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier tiendraient à honneur d'être les actionnaires! C'était si beau, que la princesse déclara l'idée la plus grande du siècle, digne de passionner toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait assuré, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingénieur Hamelin, qu'elle traitait avec considération, ayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'être de l'affaire, elle entendait rester fidèle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d'eux un centime d'intérêt, voulant que cet argent du jeu se perdît fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait disparaître. L'argument que les pauvres profiteraient de la spéculation ne la touchait pas, l'irritait même. Non, non! la source maudite serait tarie, elle ne s'était pas donné d'autre mission.
Saccard, déconcerté, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisation, vainement sollicitée jusque-là. Il avait eu la pensée, dès que la Banque universelle serait fondée, de l'installer dans l'hôtel même; ou du moins c'était Mme Caroline qui lui avait soufflé cette idée, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central; on aménagerait en bureaux tout le rez-de-chaussée, les écuries, les remises; au premier étage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle à manger et six autres pièces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre à coucher et un cabinet de toilette, quitte à vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirées chez eux; de sorte qu'à peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princesse, comme propriétaire, avait d'abord refusé, dans sa haine de tout trafic d'argent: jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce jour-là, mettant la religion dans l'affaire, émue de la grandeur du but, elle consentit. C'était une concession extrême, elle se sentait prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait à cette machine infernale d'une maison de crédit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort.
Enfin, une semaine après cette tentative avortée, Saccard eut la joie de voir l'affaire, si empêtrée d'obstacles, se bâcler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhésions, qu'on pouvait marcher. Dès lors, on étudia une dernière fois le projet des statuts, on rédigea l'acte de société. Et il était grand temps aussi pour les Hamelin, à qui la vie commençait à redevenir dure. Lui, depuis des années, n'avait qu'un rêve, être l'ingénieur-conseil d'une grande maison de crédit: comme il le disait, il se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu à peu, la fièvre de Saccard l'avait-elle gagné, brûlant du même zèle et de la même impatience. Au contraire, Mme Caroline, après s'être enthousiasmée à l'idée des belles et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondrières de l'exécution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres; et elle tremblait surtout pour son frère, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de «grosse bête», malgré sa science; non qu'elle soupçonnât le moins du monde l'honnêteté parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dévoué à leur fortune; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvant, une inquiétude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas.
Ce matin-là, Saccard, lorsque Daigremont l'eut quitté, monta rayonnant à la salle des épures.
«Enfin, c'est fait!» cria-t-il.
Hamelin, saisi, les yeux humides, vînt lui serrer les mains, à les briser. Et, comme Mme Caroline s'était simplement tournée vers lui, un peu pâle, il ajouta:
«Eh bien, quoi donc; c'est tout ce que vous me dites?... Ça ne vous fait pas plus de plaisir, à vous?...»
Elle eut un bon sourire.
«Mais si, je suis très contente, très contente, je vous assure.»
Puis, quand il eut donné à son frère des détails sur le syndicat, définitivement formé, elle intervint de son air paisible.
«Alors, c'est permis, n'est-ce pas? de se réunir ainsi à plusieurs, pour se distribuer les actions d'une banque, avant même que l'émission soit faite?»
Violemment, il eut un geste d'affirmation.
«Mais, certainement, c'est permis!... Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un échec? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maîtres du marché, si les débuts sont difficiles.... Voilà toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres. On va pouvoir aller signer l'acte de société chez le notaire.»
Elle osa lui tenir tête.
«Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social.»
Cette fois, très surpris, il la regarda en face.
«Vous lisez donc le Code?»
Et elle rougit légèrement, car il avait deviné: la veille, cédant à son malaise, cette peur sourde et sans cause précise, elle avait lu la loi sur les sociétés. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant:
«C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tâtant mon honnêteté et celle des autres, comme on sort des livres de médecine, avec toutes les maladies.»
Mais lui se fâchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui montrait méfiante, prête à le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents.
«Ah! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves, à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, à toutes jambes!... Non, non, je n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit; je préfère, d'ailleurs, nous réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j'ouvrirai un compte, qui sera notre prête-nom enfin.
—C'est défendu, déclara-t-elle simplement de sa belle voix grave.
—Eh! oui, c'est défendu, mais toutes les sociétés le font.
—Elles ont tort, puisque c'est mal.»
Saccard, se calmant par un brusque effort de volonté, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gêné, écoutait, sans intervenir.
«Mon cher ami, j'espère que vous ne doutez pas de moi.... Je suis un vieux routier de quelque expérience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le côté financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idées, et je me charge de tirer d'elles tout le bénéfice désirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux.»
L'ingénieur, avec son fond invincible de timidité et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour éviter de répondre directement.
«Oh! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est née maître d'école.
—Mais je veux bien aller à sa classe», déclara galamment Saccard.
Mme Caroline elle-même s'était remise à rire. Et la conversation continua sur un ton de familière bienveillance.
«C'est que j'aime beaucoup mon frère, c'est que je vous aime vous-même plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, où il n'y a, au bout, que désastre et que tristesse.... Ainsi, tenez! puisque nous en sommes là-dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien! j'en ai une terreur folle. J'étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu, à l'article 8, que la société s'interdisait rigoureusement toute opération à terme. C'était s'interdire le jeu, n'est-ce pas? Et puis, vous m'avez désenchantée, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'était là un simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d'inscrire et que pas une n'observait.... Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi? ce serait qu'à la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'émettiez que des obligations. Oh! vous voyez que je suis très forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêt, sans être intéressé dans les bénéfices, tandis que l'actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes.... Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse!»
Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même ton, avec un emportement comique.
«Des obligations, des obligations! mais jamais!... Que voulez-vous fiche avec des obligations? C'est de la matière morte.... Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le cœur même, dans une vaste affaire comme la nôtre. Oui! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d'argent, qui est la vie même des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles, a-t-on assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La vérité est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde; car pas une fortune n'aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un individu, ni même un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est là, et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination; il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repétrir la terre. Quel mal voyez-vous là? Les risques courus sont volontaires, répartis sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvais, et l'humanité n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, être roi, être dieu!»
Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel.
«Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute une trouée sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a été plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de succès ou d'insuccès n'ont été plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mêmes du problème, et que nous déterminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dès que nous serons connus.... Notre Banque universelle, mon Dieu! elle va être d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crédit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, négociera ou émettra des emprunts. Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est une machine à lancer les grands projets de votre frère: là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondée, en somme, pour prêter son concours à des sociétés financières et industrielles, que nous établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assurerons la souveraineté... Et, devant cet avenir aveuglant de conquêtes, vous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte à la porter au compte de premier établissement; vous vous inquiétez des petites irrégularités fatales, des actions non souscrites, que la société fera bien de garder, sous le couvert d'un prête-nom; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur! qui est l'âme même, le foyer, la flamme de cette géante mécanique que je rêve!... Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machine, pour le premier coup de feu! que j'espère bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, à mesure que nos opérations s'élargiront! qu'il nous faut la grêle des pièces d'or, la danse des millions, si nous voulons, là-bas, accomplir les prodiges annoncés!... Ah! dame! je ne réponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans écraser les pieds de quelques passants.»
Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui était fort et actif, elle finissait par le trouver beau, séduisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d'être vaincue.
«C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient.... Seulement, n'est-ce pas? tâchez d'écraser le moins de monde possible, et surtout n'écrasez personne de ceux que j'aime.»
Saccard, grisé de son accès d'éloquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposé, comme si la besogne était faite, se montra tout à fait bonhomme.
«N'ayez donc pas peur! Je fais l'ogre, c'est pour rire.... Tout le monde sera très riche.»
Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour hâter la mise en œuvre des grandes affaires.
Mais déjà, sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s'était noyé un instant; et les nouvelles, d'abord chuchotées, peu à peu dites à voix plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias, résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà chaque jour, bien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était toute une foule montante.
Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-même. Ce jour-là, comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours.
«Pardon, mon ami», dit-il en arrêtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin.
Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard; qui, très nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition.
«Mon cher, j'ai besoin de vous.... Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'écritures.... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami.»
Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune.
«La loi, cher maître, exige d'une façon formelle le versement en espèces.... Oh! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis très fier.... Tout ce que vous voudrez!»
Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l'estime où le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Cœur, avec laquelle il l'avait rencontré la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux: oui, oui! ces dames étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir.
«Ah! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par exemple.... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer?
—Mais certainement, cher maître. Tout ce que vous voudrez!»
Il ne soulevait même pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puis, avec son sourire:
«J'espère aussi, cher maître, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements.
—C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir.... Ménagez-vous, ne cédez pas trop à la curiosité des dames.»
Et, s'égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente.
Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'œil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une situation. La Bourse continuait d'être une marâtre, et il portait beau pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire.
«Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions.»
Jantrou l'arrêta d'un geste.
«Vous êtes bien aimable, je vous remercie.... Mais j'ai une affaire à vous proposer.»
Il ne s'expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, déclara qu'il était pour la publicité la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'était à dédaigner, même les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi; seulement, ça coûterait trop cher.
«Tiens! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons.
—Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l'hécatombe de vos rivaux.... Est-ce que ça vous tente?
—Dame! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.
—Non, le prix serait raisonnable.»
Et il nomma enfin le journal: L'Espérance, une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès était, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin.
Saccard se récria.
«Oh! il ne tire pas à deux mille!
—Ça, ce sera notre affaire, d'arriver à un plus gros tirage.
—Et puis, c'est impossible: il traîne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début.»
Jantrou haussa doucement les épaules.
«Il ne faut se fâcher avec personne.... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crédit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement: s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l'État et des communes; s'il est opposant, le même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il représente, un désir de le désarmer et de l'acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore.... Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de L'Espérance. Ayez un journal, c'est une force.»
Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idée d'un autre, la fouiller, l'adapter à ses besoins, au point qu'il la rendait complètement sienne, développait tout un plan. Il achetait L'Espérance, en éteignait les polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la religion. Et, si l'on n'était pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour finir.
«Serions-nous libres? demanda-t-il brusquement.
—Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira.»
Une minute encore, Saccard réfléchit.
«Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici... Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine.»
Il s'était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne.
«Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères belles-lettres!
—N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protégé à moi, de Paul Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d'aller vous voir.»
Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa.
«Tiens! c'est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le monde.... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluée tout à l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff...»
Saccard ignorait qu'elle fût là; et d'un haussement d'épaules, il voulut dire son indifférence; mais l'autre ricanait, refusait de croire à ce désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main.
Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, où pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le préoccupaient guère, depuis que les affaires le reprenaient tout entier; et il ne cédait qu'à l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il ne la conquiert pas. Dès qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra très empressé.
«Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir...»
Jamais il ne l'avait vue si étrangement séduisante, avec ses lèvres rouges, ses yeux brûlants, aux paupières meurtries, enfoncés sous les sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir? et il demeura surpris, presque désenchanté, lorsqu'elle lui eut expliqué le motif de sa visite.
«Mon Dieu! monsieur, je vous demande pardon de vous déranger, inutilement pour vous; mais, entre gens du même monde, il faut bien se rendre de ces petits services.... Vous avez eu dernièrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements.»
Alors, il se laissa questionner, répondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard; car il croyait deviner que c'était là un prétexte: elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, évidemment. Et, en effet, elle manœuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlé de la Banque universelle. On avait tant de peine à placer son argent, à trouver des valeurs solides! Enfin, il comprit qu'elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnée aux syndicataires; et il comprit mieux encore que, s'il lui ouvrait un compte, elle ne paierait pas.
«J'ai ma fortune personnelle, mon mari ne s'en mêle jamais. Ça me donne beaucoup de tracas, ça m'amuse aussi un peu, je l'avoue.... N'est-ce pas? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argent, surtout une jeune femme, ça étonne, on est tenté de l'en blâmer.... Il y a des jours où je suis dans le plus mortel embarras, n'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encore, faute d'un renseignement, j'ai perdu une somme considérable.... Ah! maintenant que vous allez être en si bonne position pour savoir, si vous étiez assez gentil, si vous vouliez...»
La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse âpre, enragée, cette fille des Ladricourt dont un ancêtre avait pris Antioche, cette femme d'un diplomate saluée très bas par la colonie étrangère de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lèvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son désir éclatait, soulevait la femme ardente qu'elle semblait être. Et il eut la naïveté de croire qu'elle était venue s'offrir, simplement pour être de sa grande affaire et avoir, à l'occasion, d'utiles renseignements de Bourse.
«Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre à vos pieds mon expérience.»
Il avait rapproché sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dégrisée. Ah! non, elle n'en était pas encore là, il serait toujours temps qu'elle payât d'une nuit la communication d'une dépêche. C'était déjà, pour elle, une corvée abominable que sa liaison avec le procureur général Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l'avait forcée d'accueillir. Et son indifférence sensuelle, le mépris secret où elle tenait l'homme, venait de se montrer en une lassitude blême, sur son visage de fausse passionnée, que l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une révolte de sa race et de son éducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires.
«Alors, monsieur, vous dites que vous étiez content de ce chef de cuisine?»
Étonné, Saccard se mit debout à son tour. Qu'avait-elle donc espéré? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien? Décidément, il fallait se méfier des femmes, elles apportaient dans les marchés la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu'il eût envie de celle-ci, il n'insista pas, il s'inclina avec un sourire qui signifiait: «A votre aise, chère madame, quand il vous plaira», tandis que, tout haut, il disait:
«Très content, je vous le répète. Une question de réforme intérieure m'a seule décidé à me séparer de lui.»
La baronne Sandorff eut une hésitation d'une seconde à peine, non qu'elle regrettât sa révolte, mais sans doute elle sentait combien il était naïf de venir chez un Saccard, avant d'être résignée aux conséquences. Cela l'irritait contre elle-même, car elle avait la prétention d'être une femme sérieuse. Elle finit par répondre d'une simple inclinaison de tête au respectueux salut dont il la congédiait; et il l'accompagnait jusqu'à la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d'une main familière. C'était Maxime, qui déjeunait chez son père, ce matin-là, et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s'effaça, salua également, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un léger rire.
«Ça commence, ton affaire? tu touches tes primes?» Malgré sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expérience, incapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique.
«Non, justement, je n'ai rien touché du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'être d'en avoir soixante.»
Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlé de fille, dont il avait gardé le roucoulement équivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'était faite de garçon rangé, désireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fût menacé.
«Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas.... Moi, tu sais, j'ai déjà des rhumatismes.»
Et, s'installant à l'aise dans un fauteuil, prenant un journal:
«Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gêne pas.... Je suis venu trop tôt, parce que j'avais à passer chez mon médecin et que je ne l'ai pas trouvé.»
A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eût déjà rencontré à l'Œuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immédiatement; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatigué, ayant très faim.
Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut même pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'étonna davantage, en voyant qu'elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche: ces deux femmes si tristes et si pâles, la mère mince, grande, toute blanche, à l'air suranné, la fille vieillie déjà, le cou trop long, jusqu'à la disgrâce. Il avança des sièges, d'une politesse agitée, pour mieux montrer sa déférence.
«Madame, je suis extrêmement honoré... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous être utile...»
D'une grande timidité, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite.
«Monsieur, c'est à la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensée m'est venue de me présenter chez vous.... Je vous avoue que j'ai hésité d'abord, car on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas.... Enfin, j'en ai causé avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens.»
Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque universelle, certes une main de crédit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiés, allait avoir une excuse sans réplique, un but tellement méritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem: c'était là ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait à peine entre fidèles, le mystère qui passionnait; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dégageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque.
Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlé de Jérusalem que dans l'excès lyrique de sa fièvre, il se méfiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposé à l'abandonner et à en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait à entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps à une rêverie pure, élargissait à l'infini son champ d'évolution. C'était donc vrai qu'il y avait là un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence; et sa parole était pénétrée de ferveur, il venait réellement d'être touché de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croire, dès que l'exigeait l'intérêt de ses plans.
«Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis décidée à une chose qui m'a répugné jusqu'ici.... Oui, l'idée de faire travailler de l'argent, de le placer à intérêts, ne m'est jamais entrée dans la tête: des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais; mais, que voulez-vous? on ne va point aisément contre les croyances qu'on a sucées avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriété devait nourrir des gens tels que nous.... Malheureusement, la grande propriété...»
Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin.
«La grande propriété n'existe plus guère.... Nous autres avons été très éprouvés.... Il ne nous reste plus qu'une ferme.»
Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s'enflamma.
«Mais, madame, personne ne vit plus de la terre.... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d'avoir sa raison d'être. Elle était la stagnation même de l'argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n'était possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle.... Oh! la fortune domaniale! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent.»
Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête.
«Je ne vous entends guère, et, je vous l'ai dit, je suis restée d'une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues.... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j'ai réussi à mettre de côté, oh! une petite somme...»
Sa rougeur reparaissait.
«Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs; et, puisque votre œuvre est bonne, ainsi que me l'a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous; de nos vœux les plus ardents, je me risque.... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J'ai tenu à ce que ma fille m'accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle.»
Jusque-là, Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacé, malgré son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre.
«Oh! à moi! maman, est-ce que j'ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous?
—Et ton mariage, mon enfant?
—Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier!»
Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d'un coup d'œil navré; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient à souffrir et à cacher.
Saccard était très ému.
«Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand même pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes.... Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance...»
Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui.
Ces dames s'étaient levées et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas.
«J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là-bas par l'annonce du retrait de nos troupes.
—Patience! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver.»
Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois à travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle.
«Quoi? que voulez-vous?»
La jeune fille s'était levée la première, et l'homme, intimidé par cet accueil brusque, se mit à bégayer une explication confuse.
«J'avais donné l'ordre de renvoyer tout le monde! Pourquoi êtes-vous là?... Dites-moi votre nom; au moins.
—Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie...»
De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatienté, allait le pousser à la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'était Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre.
«Ah! vous êtes recommandé par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite.... Entrez et dépêchez-vous, car j'ai très faim.»
Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-même, pour les expédier plus vite. Maxime qui, à la sortie de la comtesse, avait quitté son fauteuil, n'eut plus la discrétion de s'écarter, dévisageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire.
«Voici, monsieur.... J'ai fait mon congé, puis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il était brasseur. Puis, je suis entré chez M. Lamberthier, le facteur à la halle. Puis, je suis entré chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place.... Il faut vous dire, avant tout, que je m'étais marié. Oui, j'avais épousé ma femme Joséphine, quand j'étais justement chez M. Durieu, et qu'elle était, elle, cuisinière, chez la belle-sœur de monsieur, Mme Lévêque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai été chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placée chez un médecin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allée au magasin des Trois-Frères, rue Rambuteau, où, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi...
—Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas?»
Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinière, sans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu'elle. C'était quasiment comme si l'on n'avait pas été marié, n'ayant jamais une chambre à tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était née, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'à huit ans, jusqu'au jour où le père, ennuyé d'être seul, l'avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petite, l'élevant, la menant à l'école, la surveillant avec des soins infinis, le cœur débordant d'une adoration grandissante.
«Ah! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donné de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnête.... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse.»
En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavé parisien, avec sa grâce chétive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son père, sage encore, n'ayant eu aucun intérêt à ne pas l'être, d'un féroce et tranquille égoïsme, dans cette clarté si limpide de ses yeux.
«Alors donc, monsieur, la voici en âge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se présente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'établir, et il demande six mille francs. Ça n'est pas trop, il pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage.... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissé des économies, ses petits bénéfices de cuisinière, n'est-ce pas?... J'ai quatre mille francs; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressé, Nathalie aussi...»
La jeune fille qui écoutait, souriante, avec son clair regard si froid et si décidé, eut une brusque affirmation du menton.
«Bien sûr.... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une manière ou d'une autre.»
De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugé l'homme, borné, mais très adroit, très bon, rompu à la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se présentât au nom de Mme Caroline.
«C'est parfait, mon ami.... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau.... Laissez-moi votre adresse, et au revoir.»
Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras:
«Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casé Nathalie.... Mais j'étais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra à ses amis et connaissances.... Alors, si monsieur voulait bien s'intéresser à nous, si monsieur consentait à nous donner de ses actions...»
Saccard, une seconde fois, fut ému, plus ému qu'il ne venait de l'être, la première lorsque la comtesse lui avait confié, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux économies grattées sou à sou, n'était-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solides, l'armée fanatisée qui arme une maison de crédit d'une force invincible? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicité, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaire, il voyait là le présage d'un gros succès.
«Entendu, mon ami, vous aurez des actions.»
La face de Dejoie rayonna, comme à l'annonce d'une grâce inespérée.
«Monsieur est trop bon.... N'est-ce pas? en six mois, de façon à compléter la somme.... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux régler ça tout de suite. J'ai apporté l'argent.»
Il se fouilla, tira une enveloppe, qu'il tendit à Saccard, immobile, silencieux, saisi d'une admiration charmée, à ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait déjà écumé tant de fortunes, finit par éclater d'un bon rire, résolu honnêtement à l'enrichir aussi, cet homme de foi.
«Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi.... Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu.»
Cette fois, il les congédia, après que Dejoie l'eut tait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement éclairait les beaux yeux durs et candides.
Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son père, il dit, de son air d'insolence moqueuse:
«Voilà que tu dotes les jeunes filles, maintenant.
—Pourquoi pas? répondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres.»
Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement:
«Et toi, tu n'en veux pas, des actions?»
Maxime, qui marchait à petits pas, se retourna d'un sursaut, se planta devant lui.
«Ah! non, par exemple! Est-ce que tu me prends pour un imbécile?»
Saccard eut un geste de colère, trouvant la réponse d'un irrespect et d'un esprit déplorables, prêt à lui crier que l'affaire était réellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bête, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitié lui vint de son pauvre garçon, épuisé à vingt-cinq ans, rangé, avare même, si vieilli de vices, si inquiet de sa santé, qu'il ne risquait plus une dépense ni une jouissance, sans en avoir réglementé le bénéfice. Et, tout consolé, tout fier de l'imprudence passionnée de ses cinquante ans, il se remit à rire, il lui tapa sur l'épaule.
«Tiens! allons déjeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes.»
Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assisté d'Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maître Lelorrain, notaire, rue Sainte-Anne; et l'acte fut reçu, qui constituait, sous la dénomination de société de la Banque universelle, une société anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul était exigible. Le siège de la société était fixé rue Saint-Lazare, à l'hôtel d'Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressés suivant l'acte, fut déposé en l'étude de maître Lelorrain. Il faisait, ce jour-là, un très clair soleil d'automne, et ces messieurs, lorsqu'ils sortirent de chez le notaire, allumèrent des cigares, remontèrent doucement par le boulevard et la rue de la Chaussée-d'Antin, heureux de vivre, s'égayant comme des collégiens échappés.
L'assemblée générale constitutive n'eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d'un petit bal qui avait fait faillite, et où un industriel tâchait d'organiser des expositions de peinture. Déjà, les syndicataires avaient placé celles des actions souscrites par eux, qu'ils ne gardaient pas; et il vint cent vingt-deux actionnaires, représentant près de quarante mille actions, ce qui aurait dû donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions étant nécessaire pour avoir le droit de siéger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fût le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois.
Saccard tint absolument à ce qu'Hamelin présidât. Lui, s'était volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l'ingénieur, et s'était inscrit lui-même, chacun pour cinq cents actions, qu'il devait payer par un jeu d'écritures. Tous les syndicataires étaient là: Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait également Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employés de la banque, en fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les décisions à prendre avaient été si bien prévues et réglées d'avance, que jamais assemblée constitutive ne fut si belle de calme, de simplicité et de bonne entente. A l'unanimité des voix, on reconnut sincère la déclaration de la souscription intégrale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on déclara la société constituée. Le conseil d'administration fut ensuite nommé il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de présence, chiffrés à un total annuel de cinquante mille francs, auraient à toucher, d'après un article des statuts, le dix pour cent sur les bénéfices. Cela n'étant pas à dédaigner, chaque syndicataire avait exigé de faire partie du conseil; et Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu'Hamelin, que l'on voulait porter à la présidence, passèrent naturellement en tête de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triés parmi les plus obéissants et les plus décoratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, resté dans l'ombre jusque-là, apparut lorsque, le moment de choisir un directeur étant arrivé, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l'unanimité. Et il n'y avait plus qu'à élire les deux commissaires censeurs, chargés de présenter à l'assemblée un rapport sur le bilan et de contrôler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction délicate autant qu'inutile, pour laquelle Saccard avait désigné un sieur Rousseau et un sieur Lavignière, le premier complètement inféodé au second, celui-ci grand, blond, très poli, approuvant toujours, dévoré de l'envie d'entrer plus tard dans le conseil, lorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et Lavignière nommés, on allait lever la séance, lorsque le président crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordée aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l'assemblée, sur sa proposition, passa aux frais de premier établissement. C'était une vétille, il fallait bien faire la part du feu; et, laissant la foule des petits actionnaires s'écouler avec le piétinement d'un troupeau, les gros souscripteurs restèrent les derniers, échangèrent encore sur le trottoir des poignées de main, l'air souriant.
Dès le lendemain, le conseil se réunit à l'hôtel d'Orviedo, dans l'ancien salon de Saccard, transformé en salle des séances. Une vaste table, recouverte d'un tapis de velours vert, entourée de vingt fauteuils tendus de la même étoffe, en occupait le centre; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothèque, aux vitres garnies à l'intérieur de petits rideaux de soie également verte. Les tentures d'un rouge foncé assombrissaient la pièce, dont les trois fenêtres ouvraient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. Il ne venait de là qu'un jour crépusculaire, comme une paix de vieux cloître, endormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela était sévère et noble, on entrait dans une honnêteté antique.
Le conseil se réunissait pour former son bureau; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tête blême et aristocratique, était vraiment très vieille France; tandis que Daigremont, affable, représentait la haute fortune impériale, dans son succès fastueux. Sédille, moins tourmenté que de coutume, causait avec Kolb d'un mouvement imprévu qui venait de se produire sur le marché de Vienne; et, autour d'eux, les deux autres administrateurs, la bande, écoutaient, tâchaient de saisir un renseignement, ou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n'étant là que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflé, échappé à la dernière minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusa, et l'on s'assit sur les fauteuils, entourant la table.
Le doyen d'âge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil présidentiel, un fauteuil plus haut et plus doré que les autres. Saccard, comme directeur, s'était placé en face de lui. Et, immédiatement, lorsque le marquis eut déclaré qu'on allait procéder à la nomination du président, Hamelin se leva, pour décliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songé à lui pour la présidence; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dès le lendemain pour l'Orient, qu'il était en outre d'une inexpérience absolue en matière de comptabilité, de banque et de Bourse, qu'enfin il y avait là une responsabilité dont il ne pouvait accepter le poids. Très surpris, Saccard l'écoutait, car, la veille encore, la chose était entendue; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frère, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d'un autre président qu'Hamelin, quelque indépendant qui le gênerait peut-être, se permit-il d'intervenir, en expliquant que la fonction était surtout honorifique, qu'il suffisait que le président fît acte de présence, au moment des assemblées générales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurs, on allait élire un vice-président qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilité, la Bourse, les mille détails intérieurs d'une grande maison de crédit, est-ce qu'il ne serait pas là, lui, Saccard, le directeur, justement nommé à cet effet? Il devait, d'après les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dépenses, gérer les affaires courantes, assurer les délibérations du conseil, être en un mot le pouvoir exécutif de la société. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en débattit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mêmes de la manière la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se désintéressait. Enfin, l'ingénieur céda, il fut nommé président, et l'on choisit pour vice-président un obscur agronome, ancien conseiller d'État, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine à signatures. Quant au secrétaire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des émissions. Et, comme la nuit venait, dans la grande pièce grave, une ombre verdie d'une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sépara après avoir réglé les séances à deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente.
Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures, où Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l'embarras de son frère, qu'il venait de céder une fois encore, par faiblesse; et, un instant, elle en fut très fâchée.
«Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable! cria Saccard. Songez que le président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé, lorsque nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches pour dédaigner cet avantage.... Et que craignez-vous, dites?
—Mais je crains tout, répondit Mme Caroline. Mon frère ne sera pas là, moi-même je n'entends rien à l'argent.... Tenez! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh bien, n'est-ce pas irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l'opération tournait mal?»
Il s'était mis à rire.
«Une belle histoire! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs! Si, au premier bénéfice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le souci de rien entreprendre.... Non, vous pouvez être tranquille, la spéculation ne dévore que les maladroits.»
Elle restait sévère, dans l'ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays de là-bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient l'horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésors, et que la science alliait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir! Peu à peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labouré à nouveau par le progrès.
«La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah! j'en ai le cœur troublé d'angoisse.»
Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir.
«Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur?... Mais la spéculation, c'est l'appât même de la vie, c'est l'éternel désir qui force à lutter et à vivre.... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais...»
Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse.
Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes.
«Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je? sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le nécessaire, n'est-ce pas?
—Certes, répondit-elle, gênée.
—Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d'affaires, ma chère amie.... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel?... Avec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c'est un désert d'une platitude extrême que l'existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent; tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou; et la course commence, les énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles.... Ah! dame! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles.»
Mme Caroline s'était décidée à rire, elle aussi; car elle n'avait point de pruderie.
«Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y résigner, puisque cela est dans le plan de la nature.... Vous avez raison, la vie n'est pas propre.»
Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessins, et l'avenir s'évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l'on vivait très vieux et très savant.
«Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme toujours.... Tâchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne.»
Son frère, resté silencieux, s'était approché et l'embrassait. Elle le menaça du doigt.
«Oh! toi, tu es un câlin. Je te connais.... Demain, quand tu nous auras quittés, tu ne t'inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici; et, là-bas, dès que tu te seras enfoncé dans tes travaux, tout ira bien, tu rêveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-être.
—Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous laisse près de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis mal!»
Tous trois éclatèrent.
«Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais!... Rappelez-vous ce que vous nous avez promis à nous d'abord, puis à tant d'autres, par exemple à mon brave Dejoie, que je vous recommande bien.... Ah! et à nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisinière, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse.»
Un instant encore, ils causèrent très amicalement tous trois, et le départ d'Hamelin fut réglé d'une façon définitive.
Comme Saccard redescendait à son cabinet, le valet de chambre lui dit qu'une femme s'était obstinée à l'attendre, bien qu'il lui eût répondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abord, fatigué, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer; puis, la pensée qu'il se devait au succès, la crainte de changer la veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse.
Une seule lampe éclairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse.
«C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur...»
La colère le tint debout, et il ne lui dit même pas de s'asseoir. Cette voix grêle, dans ce corps débordant, venait de lui faire reconnaître Mme Méchain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions à la livre!
Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'émission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles? Pouvait-on espérer en obtenir, avec la prime accordée aux syndicataires? Mais ce n'était là, sûrement, qu'un prétexte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il s'y faisait, et de le tâter lui-même; car ses yeux minces percés à la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu'à l'âme. Busch, après avoir patienté longtemps, mûrissant la fameuse affaire de l'enfant abandonné, se décidait à agir et l'envoyait en éclaireur.
«Il n'y a plus rien», répondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-là, sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d'elle-même un pas vers la porte.
«Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous?» reprit-il, voulant être blessant.
De sa voix zézayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle répondit:
«Oh! moi, ce n'est pas mon genre d'opérations.... Moi, j'attends.»
Et, à cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usé, qui ne la quittait point, il fut traversé d'un frisson. Un jour où tout avait marché à souhait, le jour où il était si heureux de voir naître enfin la maison de crédit tant désirée, est-ce que cette vieille coquine allait être la fée mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau? Il le sentait plein de valeurs dépréciées, de titres déclassés, ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nécessaire, pour y enterrer à leur tour ses actions à lui, quand la maison croulerait. C'était le cri du corbeau qui part avec l'armée en marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il y aura des morts à manger.
«Au revoir, monsieur», dit la Méchain en se retirant, essoufflée et très polie.»
V
Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation de la Banque universelle n'était pas terminée. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l'énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour.
Cette lenteur venait de Saccard, qui, mécontent de la mesquinerie de l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rêve de l'énorme, il avait fini par se fâcher et par se décharger sur Mme Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire; la cour, transformée hall central, en était entourée: guichets grillagés, sévères et dignes, surmontés de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l'aménagement, bien que réalisé dans un local un peu étroit, était d'une disposition heureuse: au rez-de-chaussée, les services qui devaient être en relation suivie avec le public, les différentes caisses, les émissions, toutes les opérations courantes de banque; et, en haut, le mécanisme en quelque sorte intérieur, la direction, la correspondance, la comptabilité, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserré, s'agitaient là plus de deux cent employés. Et ce qui frappait déjà, en entrant, même au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'était cet air de sévérité, un air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hôtel humide et noir, silencieux, à l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pénétrer dans une maison dévote.
Un après-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-même eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il témoigna de son contentement à Mme Caroline.
«Eh bien, tout de même, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra.... Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frère est absent.»
Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprévues, il s'ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maison, il exigea de ses employés une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d'une voix mesurée, on reçut et on donna l'argent avec une discrétion toute cléricale.
Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'était dépensé avec autant d'activité. Le matin, dès sept heures, avant tous les employés, et avant même que le garçon de bureau eût allumé le feu, il était dans son cabinet, à dépouiller le courrier, à répondre déjà aux lettres les plus pressées. Puis, c'était, jusqu'à onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considérables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuée de la finance; sans compter le défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-même, dès qu'il avait une minute de répit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, où les employés vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient à des heures sans cesse différentes. A onze heures il montait déjeuner avec Mme Caroline, mangeait largement, buvait de même, avec une aisance d'homme maigre, sans en être incommodé; et l'heure pleine qu'il employait là n'était pas perdue, car c'était le moment où, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c'est-à-dire où il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midi, il sortait, allait à la Bourse, voulant y être un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait là ainsi qu'à un rendez-vous naturel, où il était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s'y indiquait déjà, il y était rentré en victorieux, en homme solide, appuyé désormais sur de vrais millions; et les malins se parlaient à voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demie, il était toujours rentré, il s'attelait à la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraîné à cette course mécanique de la main, qu'il mandait des employés, donnait des réponses, réglait des affaires, la tête libre et parlant à l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'à six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, préparait celui du lendemain. Et, quand il remontait près de Mme Caroline, c'était pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dîner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux emploi de sa journée.
«Dites que je ne suis pas sage! s'écriait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les théâtres, je vis là, en bon bourgeois, près de vous.... Il faut écrire cela à votre frère, pour le rassurer.»
Il n'était pas si sage qu'il le prétendait, ayant eu, à cette époque, la fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes! et il s'était même un jour oublié, à son tour, chez Germaine Cœur, où il n'avait trouvé aucune satisfaction. La vérité était que, le soir, il tombait de fatigue.
Il vivait, d'ailleurs, dans un tel désir, dans une telle anxiété du succès, que ses autres appétits allaient en rester comme diminués et paralysés, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maître indiscuté de la fortune.
«Bah! répondait gaiement Mme Caroline, mon frère a toujours été si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mérite... Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir.»
Ce fut donc par un après-midi très froid des premiers jours de novembre, au moment où Mme Caroline donnait au maître peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimé grossièrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frère, où elle recevait.
Si Busch, depuis bientôt six grands mois, patientait, n'utilisait pas l'extraordinaire découverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccard, c'était d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le médiocre résultat qu'il y aurait à tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits à la mère, la difficulté extrême de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n'effrayait guère, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussé dans la boue, graine de souteneur et d'assassin? Sans doute, la Méchain avait laborieusement dressé un gros compte de frais, environ six mille francs: des pièces de vingt sous prêtées à Rosalie Chavaille, sa cousine, la mère du petit, puis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuse, son enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dépensait pour Victor lui-même depuis qu'il était tombé à sa charge, la nourriture, les vêtements, un tas de choses. Mais, dans le cas où Saccard n'aurait point la paternité tendre, n'était-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener? car rien au monde ne la prouverait, cette paternité, sinon la ressemblance de l'enfant; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription.
D'autre part, si Busch avait tant tardé, c'était qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiétude, près de son frère Sigismond, couché, terrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d'affaires avait tout négligé, tout oublié des mille pistes enchevêtrées qu'il suivait, ne paraissant plus à la Bourse, ne traquant plus un débiteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait, soignait, changeait, comme une mère. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie immonde, il appelait les premiers médecins de Paris, aurait voulu payer les remèdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces; et, comme les médecins avaient défendu tout travail, et que Sigismond s'entêtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'était devenu une guerre de ruses. Dès que, vaincu par la fatigue, son gardien s'endormait, le jeune homme, trempé de sueur, dévoré de fièvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait à des calculs, distribuant la richesse selon son rêve de justice, assurant à chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, à son réveil, s'irritait de le voir plus malade, le cœur crevé de ce qu'il donnait ainsi à sa chimère le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bêtises-là, il le lui permettait, comme on permet des pantins à un enfant, lorsqu'il était en bonne santé; mais s'assassiner avec des idées folles, impraticables, vraiment c'était imbécile! Enfin, ayant consenti à être sage, par affection pour son grand frère, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait à se lever.
Ce fut alors que Busch, se remettant à ses besognes, déclara qu'il fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard était rentré en conquérant à la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilité indiscutable. Le rapport de Mme Méchain, qu'il avait envoyée rue Saint-Lazare, était excellent. Cependant, il hésitait encore à attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole échappée à la Méchain sur Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlé, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame était la vraie maîtresse, celle qui avait la clef des armoires et du cœur? Il obéissait assez souvent à ce qu'il appelait le coup de l'inspiration, cédant à une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite à tirer des faits une certitude et une résolution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir Mme Caroline.
En haut, dans la salle des épures, Mme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasé, à la figure plate et sale, vêtu d'une belle redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu'à l'âme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui éclairaient de gaieté et de douceur son visage resté jeune; et il était surtout frappé par l'expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bonté, que tout de suite il se décida.
«Madame, dit-il, j'aurais désiré parler à M. Saccard, mais on vient de me répondre qu'il était absent...»
Il mentait, il ne l'avait même pas demandé, car il savait fort bien qu'il n'y était point, ayant guetté son départ pour la Bourse.
«Et je me suis alors permis de m'adresser à vous, préférant cela au fond, n'ignorant pas à qui je m'adresse.... Il s'agit d'une communication si grave, si délicate...»
Mme Caroline, qui, jusque-là, ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui indiqua un siège, avec un empressement inquiet.
«Parlez, monsieur, je vous écoute.»
Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait craindre de salir, se posa à lui-même, comme un point acquis, qu'elle couchait avec Saccard.
«C'est que, madame, ce n'est point commode à dire, et je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose.... J'espère que vous verrez, dans ma démarche, l'unique désir de permettre à M. Saccard de réparer d'anciens torts...»
D'un geste, elle le mit à l'aise, ayant compris de son côté à quel personnage elle avait affaire, désirant abréger les protestations inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne histoire, Rosalie séduite rue de la Harpe, l'enfant naissant après la disparition de Saccard, et la mère morte dans la débauche, et Victor laissé à la charge d'une cousine trop occupée pour le surveiller, poussant au milieu de l'abjection. Elle l'écouta, étonnée d'abord par ce roman qu'elle n'attendait point, car elle s'était imaginé qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent; puis, visiblement, elle s'attendrit, émue du triste sort de la mère et de l'abandon du petit, profondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile.
«Mais, dit-elle, êtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d'histoires.»
Il eut un sourire.
«Oh! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l'enfant.... Puis, les dates sont là, tout s'accorde et prouve les faits jusqu'à la dernière évidence.»
Elle demeurait tremblante, et il l'observait. Après un silence, il continua:
«Vous comprenez maintenant, madame, combien j'étais embarrassé pour m'adresser directement à M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intérêt là-dedans, je ne viens qu'au nom de Mme Méchain, la cousine, qu'un hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnés à la malheureuse Rosalie, étaient signés du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas? M. Saccard aurait pu se méprendre sur le caractère de mon intervention.... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la première, madame, pour m'en remettre complètement à vous sur la marche à suivre, sachant quel intérêt vous portez à M. Saccard.... Voilà! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l'attendre et lui tout dire, dès aujourd'hui?»
Mme Caroline montra une émotion croissante.
«Non, non, plus tard.»
Mais elle-même ne savait que faire, dans l'étrangeté de la confidence. Il continuait de l'étudier, satisfait de la sensibilité extrême qui la lui livrait, achevant de bâtir son plan, certain désormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donné.
«C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti.
—Eh bien, j'irai.... Oui, j'irai à cette cité, j'irai voir cette Mme Méchain et l'enfant.... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses.»
Elle pensait tout haut, la résolution lui venait de faire une soigneuse enquête, avant de rien dire au père. Ensuite, si elle était convaincue, il serait temps de l'avertir. N'était-elle pas là pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillité?
«Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu à peu où il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable.»
Elle s'était levée.
«Je mets un chapeau et j'y vais à l'instant.»
A son tour, il dut quitter sa chaise, et négligemment:
«Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura à régler. L'enfant a coûté, naturellement; et il y a aussi de l'argent prêté, du vivant de la mère.... Oh! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont là-bas.
—Bon! je vais voir.»
Alors, il parut s'attendrir lui-même.
«Ah! madame, si vous saviez toutes les drôles de choses que je vois, dans les affaires! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents.... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées voisines, ces dames de Beauvilliers...»
D'un mouvement brusque, il s'était approché d'une des fenêtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu'il était entré, il méditait ce coup d'espionnage, aimant à connaître ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron, il avait deviné juste, les renseignements envoyés de Vendôme disaient l'aventure prévue: la fille séduite, restée sans un sou, à la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dévorée de l'envie dé venir à Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement à l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-être. Seulement, s'il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la Méchain, sans pouvoir mettre la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places; puis, chassée pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillé tous les ruisseaux. Cela l'exaspérait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaire, il était heureux, debout devant la fenêtre, de connaître le jardin de l'hôtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue.
«Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui?» demanda Mme Caroline, avec une inquiète sympathie.
Il fit l'innocent.
«Non, je ne crois pas.... Je voulais parler simplement de la triste situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte.... Oui, j'ai des amis à Vendôme, je sais leur histoire.»
Et, comme il se décidait enfin à quitter la fenêtre, il eut, dans l'émotion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-même.
«Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison!»
Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à son frère, il étouffait. Elle crut qu'il avait récemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrétion. Jusque-là, elle ne s'était pas trompée sur les basses besognes du personnage, à la répugnance qu'il lui inspirait; et ces larmes inattendues la déterminaient davantage que la plus savante des tactiques: son désir s'accrut de courir tout de suite à la cité de Naples.
«Madame, je compte donc sur vous.
—Je pars à l'instant.»
Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille femme la désigna au cocher. C'était, à l'entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'œil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons, celle-là, mais d'une décrépitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrée, ainsi qu'une geôle. Et, en effet, Mme Méchain demeurait là, en propriétaire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés.
Dès que Mme Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaître sur le seuil, énorme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limée aux plis, craquée aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hésitait, prise de malaise, lorsque la voix très douce, d'un charme aigrelet de pipeau champêtre, la rassura.
«Ah! madame, c'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor.... Entrez, entrez donc. Oui, c'est bien ici la cité de Naples. La rue n'est pas classée, nous n'avons pas encore de numéros.... Entrez, il faut causer de tout ça, d'abord. Mon Dieu! c'est si ennuyeux, c'est si triste!»
Et Mme Caroline dut accepter une chaise dépaillée, dans une salle à manger noire de graisse, où un poêle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La Méchain, maintenant, se récriait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d'affaires dans Paris, elle ne remontait guère avant six heures. Il fallut l'interrompre.
«Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant.
—Parfaitement, madame, je vais vous le montrer.... Vous savez que sa mère était ma cousine. Ah! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiers, voici les comptes.»
D'un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classé dans une chemise bleue, comme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout à fait dégoûtante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, après des bordées de huit jours; seulement, n'est-ce pas? Il fallait comprendre, car elle était bonne ouvrière avant que le père lui eût démis l'épaule, le jour où il l'avait prise sur l'escalier; et ce n'était pas, avec son infirmité, en vendant des citrons aux Halles, qu'elle pouvait vivre sage.
«Vous voyez, madame, c'est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prêté tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous; le 27 juin, encore vingt sous; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez! elle a dû être malade à cette époque, parce que voici des quarante sous à n'en plus finir.... Puis, il y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dépenses faites pour le gamin.... Sans compter que, lorsque Rosalie a été morte, oh! bien salement, dans une maladie qui était une vraie pourriture, il est tombé complètement à ma charge. Alors, regardez, j'ai mis cinquante francs par mois. C'est très raisonnable. Le père est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon.... Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs.... Oui, tout pour six mille francs, voilà!»
Malgré la nausée qui la pâlissait, Mme Caroline fit une réflexion.
«Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriété de l'enfant.
—Ah! pardon, reprit la Méchain, aigrement, j'ai avancé de l'argent dessus. Pour rendre service à Rosalie, je les lui ai escomptés. Vous voyez derrière mon endos.... C'est encore gentil de ma part de ne pas réclamer des intérêts.... On réfléchira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou à une pauvre femme comme moi.»
Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flûtée pour dire:
«Maintenant, je vais faire appeler Victor.»
Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rôdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes: il fut acquis que Victor refusait de se déranger. Un des mioches rapporta même, pour toute réponse, un mot ignoble. Alors, elle s'ébranla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant réfléchi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur.
«Si madame veut bien prendre la peine de me suivre.»
Et, en marchant, elle fournit des détails sur la cité de Naples, que son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait être mort, personne ne l'avait connu, et elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriété. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait-elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la préfecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des réparations, des améliorations, sous le prétexte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurs, elle se refusait énergiquement à dépenser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientôt exiger des cheminées ornées de glaces, dans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine! Et ce qu'elle ne disait point, c'était son âpreté à toucher ses loyers, jetant les familles à la rue, dès qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francs, faisant elle-même sa police, si redoutée, que les mendiants sans asile n'auraient osé dormir pour rien contre un de ses murs.
Le cœur serré, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout là, il n'y avait ni fosse ni puisard, c'était un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dégageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait à éviter les débris de légumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d'une étreinte, sans qu'on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetière la moitié de la cité.
«Je vous expliquais donc, Madame, reprit la Méchain, que Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu'il serait temps de songer à son éducation, car le voilà qui achève ses douze ans.... Du vivant de sa mère, n'est-ce pas? il voyait des choses pas très convenables, attendu qu'elle ne se gênait guère, quand elle était soûle. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui.... Ensuite, moi, je n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez près, à cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journée sur les fortifications. Deux fois, j'ai dû aller le réclamer, parce qu'il avait volé, oh! des bêtises seulement. Et puis, dès qu'il a pu, ç'a été avec les petites filles, tant sa pauvre mère lui en avait montré. Avec ça, vous allez le voir, à douze ans, c'est déjà un homme. Enfin, pour qu'il travaille un peu, je l'ai donné à la mère Eulalie, une femme qui vend à Montmartre des légumes au panier. Il l'accompagne à la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcès à la cuisse.... Mais nous y voici, madame, veuillez entrer.»
Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'était, au fond de la cour, derrière une véritable barricade d'immondices, un des trous les plus puants, une masure écrasée dans le sol, pareille à un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenêtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrée, doublée d'une feuille de zinc, restât ouverte, pour qu'on vît clair; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetée simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'était reconnaissable, parmi le pêle-mêle de tonneaux éclatés, de treillages arrachés, de corbeilles à demi pourries, qui devaient servir de sièges et de tables. Les murs suintaient, d'une humidité gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l'odeur, l'odeur surtout était affreuse, l'abjection humaine dans l'absolu dénuement.
«Mère Eulalie, cria la Méchain, c'est une dame qui veut du bien à Victor.... Qu'est-ce qu'il a, ce crapaud, à ne pas venir, quand on l'appelle?»
Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'années, toute nue là-dedans, faute de chemise, semblable à une outre à moitié vide, tant elle était molle et coupée de plis. La tête n'était point laide, fraîche encore, encadrée de petits cheveux blonds frisés.
«Ah! geignit-elle, qu'elle entre, si c'est pour notre bien, car il n'est pas Dieu possible que ça continue!... Quand on pense, madame, que voilà quinze jours que je n'ai pu me lever, à cause de ces saletés de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse!... Alors, il n'y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allé vendre; et je crois bien que, ce soir, nous serions claqués de faim.»
Puis, haussant la voix:
«C'est bête, à la fini sors donc de là, petit.... La dame ne veut pas te faire du mal.»
Et Mme Caroline tressaillit, en voyant se dresser d'un panier un paquet, qu'elle avait pris pour un tas de loques. C'était Victor, vêtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toile, par les trous desquels sa nudité passait. Il se trouvait en plein dans la clarté de la porte, elle restait béante, stupéfiée de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allèrent, la paternité était indéniable.
«Je veux pas, moi, déclara-t-il, qu'on m'embête pour aller à l'école.»
Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il était inquiétant, ce gamin, avec toute une moitié de la face plus grosse que l'autre, le nez tordu à droite, la tête comme écrasée sur la marche où sa mère, violentée, l'avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement développé pour son âge, pas très grand, trapu, entièrement formé à douze ans, déjà poilu, ainsi qu'une bête précoce. Les yeux hardis, dévorants, la bouche sensuelle, étaient d'un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins délicats de fille, cette virilité, si brusquement épanouie gênait et effrayait, ainsi qu'une monstruosité.
«L'école vous fait donc bien peur mon petit ami? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici.... Où couchez-vous?»
D'un geste, il montra la paillasse.
«Là, avec elle.»
Contrariée de cette réponse franche, la mère Eulalie s'agita, cherchant une explication.
«Je lui avais fait un lit avec un petit matelas; et puis, il a fallu le vendre.... On couche comme on peut, n'est-ce pas? quand tout a filé.»
La Méchain crut devoir intervenir, bien qu'elle n'ignorât rien de ce qui se passait.
«Ce n'est tout de même pas convenable, Eulalie.... Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle.»
Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa précocité de mâle.
«Pourquoi donc, c'est ma femme!»
Alors, la mère Eulalie, vautrée dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tâchant de sauver l'abomination, en en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle.
«Oh! ça, bien sûr que je ne lui confierais pas ma fille, si j'en avais une.... C'est un vrai petit homme.»
Mme Caroline frémit. Le cœur lui manquait, dans une nausée affreuse. Eh quoi? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagée et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur! Ah! misère, qui détruit et pourrit tout!
Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se réfugier chez la propriétaire, pour prendre un parti et s'entendre définitivement avec celle-ci. Une idée s'était éveillée en elle, devant un tel abandon, celle de l'Œuvre du Travail: n'avait-elle pas été justement créée, cette œuvre, pour des déchéances pareilles, les misérables enfants du ruisseau qu'on tâchait de régénérer par de l'hygiène et un métier? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre là-bas, lui refaire une existence. Elle en était restée toute tremblante. Et, dans cette décision, il lui venait une délicatesse de femme: ne rien dire encore à Saccard, attendre d'avoir décrassé un peu le monstre, avant de le lui montrer; car elle éprouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action.
La Méchain comprit difficilement.
«Mon Dieu, madame, comme il vous plaira.... Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n'ai pas mes six mille francs.»
Cette exigence désespéra Mme Caroline. Elle n'avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au père, naturellement. En vain, elle discuta, supplia.
«Non, non! si je n'avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça.»
Enfin, voyant que la somme était grosse et qu'elle n'obtiendrait rien, elle fit un rabais.
«Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste.»
Mais l'embarras de Mme Caroline restait le même, et elle se demandait où prendre ces deux mille francs, lorsque la pensée lui vint de s'adresser à Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien à être du secret, il ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argent, que certainement son père lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain.
Il n'était que cinq heures, elle avait une telle fièvre d'en finir, qu'en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l'adresse de Maxime, avenue de l'impératrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur était à sa toilette, mais qu'il allait tout de même l'annoncer.
Un instant, elle étouffa, dans le salon où elle attendait. C'était un petit hôtel installé avec un raffinement exquis de luxe et de bien-être. Les tentures, les tapis s'y trouvaient prodigués; et une odeur fine, ambrée, s'exhalait, dans le tiède silence des pièces. Cela était joli, tendre et discret, bien qu'il n'y eût pas là de femme; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait réglé sa vie pour l'unique culte de lui-même, fermant sa porte, en garçon d'expérience, à tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu'il devait à une femme, il n'entendait pas qu'une autre femme la lui gâtât. Désabusé du vice, il ne continuait à en prendre que comme d'un dessert qui lui était défendu, à cause de son estomac déplorable. Il avait abandonné depuis longtemps son idée d'entrer au Conseil d'État, il ne faisait même plus courir, les chevaux l'ayant rassasié comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et précaution, d'une férocité de beau-fils pervers et entretenu, devenu sérieux.
«Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre.»
Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu'il la voyait installée en intendante fidèle, chaque fois qu'il allait dîner chez son père. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermés, six bougies brûlant sur la cheminée et sur un guéridon, éclairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame à vendre, avec ses sièges profonds, son immense lit, d'une mollesse de plumes. C'était la pièce aimée, où il avait épuisé les délicatesses, les meubles et les bibelots précieux, des merveilles du siècle dernier, fondus, perdus dans le plus délicieux fouillis d'étoffes qui se pût voir.
Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette était grande ouverte, et il parut, disant:
«Quoi donc, qu'est-il arrivé?... Papa n'est pas mort?»
Au sortir du bain, il venait de passer un élégant costume de flanelle blanche, la peau fraîche et embaumée, avec sa jolie tête de fille, déjà fatiguée, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l'égouttement d'un des robinets de la baignoire, tandis qu'un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l'eau tiède.
«Non, non, ce n'est pas si grave, répondit-elle, gênée par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai à vous dire pourtant m'embarrasse un peu.... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous...
—C'est vrai, je dîne en ville, mais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyons, qu'y a-t-il?»
Il attendait, et elle hésitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu'elle sentait autour d'elle. Une lâcheté la prenait, elle ne retrouvait plus son courage à tout dire. Était-ce possible que l'existence, si dure à l'enfant de hasard, là-bas, dans le cloaque de la cité de Naples, se fût montrée si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse? Tant de saletés ignobles, la faim et l'ordure inévitable d'un côté, et de l'autre une telle recherche de l'exquis, l'abondance, la vie belle! L'argent serait-il donc l'éducation, la santé, l'intelligence? Et, si la même boue humaine restait dessous, toute la civilisation n'était-elle pas dans cette supériorité de sentir bon et de bien vivre?
«Mon Dieu! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant.... Du reste, j'y suis forcée, j'ai besoin de vous.»
Maxime l'écouta, d'abord debout; puis, il s'assit devant elle, les jambes cassées par la surprise. Et, lorsqu'elle se tut:
«Comment! comment! je ne suis pas tout seul de fils, voilà un affreux petit frère qui me tombe du ciel, sans crier gare!»
Elle le crut intéressé, fit une allusion à la question d'héritage.
«Oh! l'héritage de papa!»
Et il eut un geste d'insouciance ironique, qu'elle ne comprit pas. Quoi? que voulait-il dire? Ne croyait-il pas aux grandes qualités, à la fortune certaine de son père?
«Non, non, mon affaire est faite, je n'ai besoin de personne... Seulement, en vérité, c'est si drôle, ce qui arrive, que je ne puis m'empêcher d'en rire.»
Il riait, en effet, mais vexé, inquiet sourdement, ne songeant qu'à lui, n'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit à l'écart, il lâcha un mot ou, brutalement, il se mit tout entier.
«Au fond, je m'en fiche, moi!»
S'étant levé, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d'écaille, dont il se frottait doucement les ongles.
«Et qu'est-ce que vous allez en faire, de votre monstre? On ne peut pas le mettre à la Bastille, comme le Masque de fer.»
Elle parla alors des comptes de la Méchain, expliqua son idée de faire entrer Victor à l'Œuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs.
«Je ne veux pas que votre père sache rien encore, je n'ai que vous à qui m'adresser, il faut que vous fassiez cette avance.»
Mais il refusa net.
«A papa, jamais de la vie! pas un sou!... Écoutez, c'est un serment, papa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prêterais pas.... Comprenez donc! il y a des bêtises trop bêtes, je ne veux pas être ridicule!»
De nouveau, elle le regardait, troublée des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passion, elle n'avait ni le désir ni le temps de le faire causer.
«Et à moi, reprit-elle d'une voix brusque, me les prêterez-vous, ces deux mille francs?
—A vous, à vous...»
Il continuait de se polir les ongles, d'un mouvement joli et léger, tout en l'examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu'au sang du cœur.
«A vous, tout de même, je veux bien.. Vous êtes une gobeuse, vous me les ferez rendre.»
Puis, quand il fut allé chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu'il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d'un air de gaieté amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman.
«Vous avez des illusions sur papa, vous!... Oh! ne vous en défendez pas, je ne vous demande pas vos affaires.... Les femmes, c'est si bizarre, ça se distrait parfois à se dévouer; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir où elles le trouvent.... N'importe, si un jour vous en étiez mal récompensée, venez donc me voir, nous causerons.»
Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacre, étouffée encore par la tiédeur molle du petit hôtel, par le parfum d'héliotrope qui avait pénétré ses vêtements, elle était frissonnante comme au sortir d'un lieu suspect, effrayée aussi de ces réticences, de ces plaisanteries du fils sur le père, qui aggravaient son soupçon de l'inavouable passé. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l'argent, elle se calma en combinant sa journée du lendemain, de façon que, dès le soir, l'enfant fût sauvé de son vice.
Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalités à remplir, pour être certaine que son protégé serait accueilli à l'Œuvre du Travail. Sa situation de secrétaire du conseil de surveillance, que la princesse d'Orviedo, la fondatrice, avait composé de dix dames du monde, lui facilita d'ailleurs ces formalités; et, l'après-midi, elle n'eut plus qu'à aller chercher Victor à la cité de Naples. Elle avait emporté des vêtements convenables, elle n'était pas au fond sans inquiétude sur la résistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l'école. Mais la Méchain, à qui elle avait envoyé une dépêche et qui l'attendait, lui apprit dès le seuil une nouvelle, dont elle était bouleversée elle-même dans la nuit, brusquement, la mère Eulalie était morte, sans que le médecin eût pu dire au juste de quoi, une congestion peut-être, quelque ravage du sang gâté; et l'effrayant, c'était que le gamin, couché avec elle, ne s'était aperçu de la mort, dans l'obscurité, qu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriétaire, hébété de ce drame, travaillé d'une sourde peur, si bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut content, à l'idée de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus là, puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou.
Cependant, la Méchain, en écrivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions.
«C'est bien entendu, n'est-ce pas? vous compléterez les six mille en un seul paiement, à six mois.... Autrement, je m'adresserai à M. Saccard.
—Mais, dit Mme Caroline, c'est M. Saccard lui-même qui vous paiera... Aujourd'hui, je le remplace, simplement.»
Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveux, une hâte du petit à monter dans la voiture, tandis qu'elle, grondée par Busch d'avoir consenti à ne recevoir qu'un acompte, continuait à mâcher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui échapper.
«Enfin, madame, soyez honnête avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir.»
De la cité de Naples à l'Œuvre du Travail, boulevard Bineau, Mme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dévoraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas écrire, à peine lire, ayant toujours déserté l'école pour des bordées sur les fortifications; et, de sa face d'enfant mûri trop vite, ne sortaient que les appétits exaspérés de sa race, une hâte, une violence à jouir, aggravées par le terreau de misère et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve étincelèrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bâtiment des garçons et celui des filles bordaient à droite et à gauche. Déjà, il avait fouillé d'un regard les vastes préaux plantés de beaux arbres, les cuisines revêtues de faïence, dont les fenêtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les réfectoires ornés de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s'entêtant à ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivé au fond, dans le corps de logis que l'administration occupait, promené de service en service pour être admis avec les formalités d'usage, il écouta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dégagements inondés d'air et de lumière, d'une décoration de palais. Ses narines frémissaient, tout cela allait être à lui.
Mais, comme Mme Caroline, redescendue au rez-de-chaussée pour la signature d'une pièce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l'amena devant une porte vitrée, et il put voir un atelier où des garçons de son âge, debout devant des établis, apprenaient la sculpture sur bois.
«Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu'il faut travailler, si l'on veut être bien portant et heureux.... Le soir, il y a des classes, et je compte, n'est-ce pas? que vous serez sage, que vous étudierez bien.... C'est vous qui allez décider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l'avez jamais rêvé.»
Un pli sombre avait coupé le front de Victor. Il ne répondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetèrent plus sur ce luxe étalé, prodigué, que des regards obliques de bandit envieux: avoir tout ça, mais sans rien faire; le conquérir, s'en repaître, à la force des ongles et des dents. Dès lors, il ne fut plus là qu'en révolté, qu'en prisonnier qui rêve de vol et d'évasion.
«Maintenant, tout est réglé, reprit Mme Caroline. Nous allons monter à la salle de bains.»
L'usage était que chaque nouveau pensionnaire, à son entrée, prenait un bain; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant à l'infirmerie, qui elle-même, composée de deux petits dortoirs, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles, était voisine de la lingerie. Les six sœurs de la communauté régnaient là, dans cette lingerie superbe, tout en érable verni, à trois étages de profondes armoires, dans cette infirmerie modèle, d'une clarté, d'une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santé. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'après-midi, moins pour contrôler que pour donner à l'œuvre l'appui de leur dévouement.
Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait là, avec sa fille Alice, dans la salle qui séparait les deux infirmeries. Souvent, elle l'amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charité. Ce jour-là, Alice aidait une des sœurs à faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, à qui on avait permis de goûter.
«Ah! dit la comtesse, à la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau.»
D'habitude, elle restait cérémonieuse à l'égard de Mme Caroline, ne la saluant que d'un signe de tête, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-être d'avoir à lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l'air d'active bonté dont elle s'occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa réserve. Et elles causèrent à demi-voix.
«Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer! Je le recommande à votre surveillance, comme je l'ai recommandé à toutes ces dames et à tous ces messieurs.»
«Est-ce qu'il a des parents? Est-ce que vous les connaissez?
—Non, sa mère est morte.... Il n'a plus que moi.
—Pauvre gamin!... Ah! que de misère!»
Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'étaient allumés d'une féroce convoitise; et, de cette confiture que le couteau étalait, il remontait aux fluettes mains blanches d'Alice, à son cou trop, à toute sa personne de vierge chétive, qui s'émaciait l'attente vaine du mariage. S'il s'était trouvé seul avec elle, d'un bon coup de tête dans le ventre, comme il l'aurait envoyée rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons; et, d'un coup d'œil, ayant consulté la religieuse:
«Est-ce que vous avez faim, mon petit ami?
—Oui.
—Et vous ne détestez pas la confiture?
—Non.
—Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain?
—Oui.
—Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n'est-ce pas?
—Oui.»
Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et béant, avec ses yeux dévorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses.
A ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du préau des garçons, où la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes.
«Vous voyez, reprit Mme Caroline, en l'amenant près d'une fenêtre, si l'on travaille, on joue aussi.... Vous aimez travailler?
—Non.
—Mais vous aimez jouer?
—Oui.
—Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler.... Tout cela s'arrangera, vous serez raisonnable, j'en suis sûre.»
Il ne répondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffé la face, à la vue de ses camarades lâchés, sautant et criant; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui! de la liberté, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d'autre. Son bain était prêt, on l'emmena.
«Voilà un petit monsieur qui ne sera guère commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me méfie d'eux, quand ils n'ont pas la figure d'aplomb.
—Il n'est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, à le voir vous regarder.
—C'est vrai, conclut Mme Caroline avec un léger frisson, il est très avancé pour son âge.»
Et, avant de s'en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout était très intéressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants déjà, un air de femme, la chair hâtive et malade des faubourgs parisiens. C'était, d'ailleurs, la commune histoire: un père ivrogne qui amenait ses maîtresses ramassées sur le trottoir, qui venait de disparaître avec une d'elles; une mère qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombée elle-même à la boisson; et la petite, là-dedans, battue par tous ces mâles, quand ils n'essayaient pas de la violer. Un matin, la mère avait dû la retirer des bras d'un maçon, ramené par elle, la veille. On lui permettait pourtant, à cette mère misérable, de venir voir son enfant, car c'était elle qui avait supplié qu'on la lui enlevât, ayant gardé dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait précisément là, une femme maigre et jaune, dévastée, avec des paupières brûlées de larmes, assise près du lit blanc, où sa gamine, très propre, le dos appuyé contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines.
Elle reconnut Mme Caroline, étant allée chez Saccard chercher des secours.
«Ah madame, voilà encore ma pauvre Madeleine sauvée une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sang, voyez-vous, et le médecin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait pas, si elle continuait à être bousculée chez nous.... Tandis qu'ici elle a de la viande, elle a du vin; et puis, elle respire, elle est tranquille.... Je vous en prie, madame, dites bien à ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bénir.»
Un sanglot la suffoqua, son cœur se fondait de reconnaissance. C'était de Saccard qu'elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants à l'Œuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s'était longtemps prodigué, peuplant l'œuvre, ramassant toutes les misères du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui était un peu sa création, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des pièces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misérables.
«N'est-ce pas? madame, dites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui.... Oh! ce n'est pas que j'aie de la religion, je ne veux point mentir, je n'ai jamais été hypocrite. Non, les églises et nous, c'est fini, parce que nous n'y songeons seulement plus, tout ça ne servait à rien, d'aller y perdre son temps.... Mais ça n'empêche qu'il y a tout de même quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu'un a été bon, d'appeler sur lui les bénédictions du Ciel.»
Ses larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues flétries.
«Écoute-moi, Madeleine, écoute...»
La fillette, si pâle dans sa chemise de neige, et qui léchait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tête, devint attentive, sans cesser son régal.
«Chaque soir, avant de t'endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras: "Mon Dieu, faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux." Tu entends, tu me le promets?
—Oui, maman.»
Les semaines qui suivirent, Mme Caroline vécut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idées nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d'escalier, si violemment, qu'elle en était restée infirme, et les billets signés et impayés, et le malheureux enfant sans père grandi dans la boue, tout ce passé lamentable lui donnait une nausée au cœur. Elle écartait les images de ce passé, de même qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrétions de Maxime certainement, il y avait là des tares anciennes, qui l'effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c'était cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme; c'était Saccard adoré comme le Dieu de bonté, et véritablement bon, et ayant réellement sauvé des âmes, dans cette activité passionnée de brasseur d'affaires, qui se haussait à la vertu, lorsque la besogne était belle. Aussi arriva-t-elle à ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop réfléchi, qu'il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur.
Cependant, elle venait d'avoir un réveil sourd de honte à la pensée qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupéfiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c'était fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'écoulèrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, définitivement à lui, laissant s'établir des relations régulières. Que se passait-il donc en elle? Était-elle, comme les autres, curieuse? ces troubles amours de jadis, remués par elle, lui avaient-ils donné le sensuel désir de savoir? Ou plutôt n'était-ce pas l'enfant qui était devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le père, et elle, la mère de rencontre et d'adoption? Oui, il ne devait y avoir eu là qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stérile, cela certainement l'avait attendrie jusqu'à la débâcle de sa volonté, de s'être occupée du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternité était au fond de son abandon. D'ailleurs, elle était femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'épuiser à tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dévidage du cœur et de la cervelle, dans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l'âme les appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge. Elle, d'une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, à brûler de connaître le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophes, en était revenue avec le grand dédain de ces récréations psychologiques, qui tendent à remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu'elles ont débauché plus de femmes qu'elles n'en ont corrigé. Aussi, les jours où des trous se produisaient en elle, où elle sentait une cassure dans son libre arbitre préférait-elle avoir le courage d'accepter les faits, après l'avoir constaté; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour réparer le mal, de même que la sève qui monte toujours ferme d'un chêne, refait du bois et de l'écorce. Si elle était maintenant à Saccard sans l'avoir voulu, sans être certaine qu'elle l'estimait, elle se relevait de cette déchéance en ne le jugeant pas indigne d'elle, séduite par ses qualités d'homme d'action, par son énergie à vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte première s'en était allée, dans ce besoin que l'on a de purifier ses fautes, et rien n'était en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison: un ménage de raison simplement, lui heureux de l'avoir là, le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d'une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'était vraiment, pour ce forban du pavé de Paris, brûlé et tanné dans tous les guets-apens financiers, une chance imméritée, une récompense volée comme le reste, que d'avoir à lui cette adorable femme, si jeune et si saine à trente-six ans, sous la neige de son épaisse chevelure blanche, d'un bon sens si brave et d'une sagesse si humaine, dans sa foi à la vie, telle qu'elle est, malgré la boue que le torrent emporte.
Des mois se passèrent, et il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard très énergique et très prudent, durant tous ces pénibles débuts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu'il ne les compromit elle et son frère, se dissipèrent même entièrement, à le voir sans cesse en lutte avec les difficultés, se dépensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mécanique neuve, dont les rouages grinçaient, près d'éclater; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l'admira. L'Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l'avait espéré, car elle avait contre elle la sourde hostilité de la haute banque de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'était-il fait une vertu de cette lenteur d'allures, à laquelle on le réduisait, n'avançant que pas à pas sur un terrain solide, guettant les fondrières, trop occupé à éviter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatience, piétinant comme une bête de course réduite à un petit trot de promenade; mais jamais commencements d'une maison de crédit ne furent plus honorables ni plus corrects; et la Bourse en causait, étonnée.
Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'époque de la première assemblée générale. Elle avait été fixée au 25 avril. Dès le 20, Hamelin débarqua d'Orient, tout exprès pour la présider, rappelé en hâte par Saccard, qui étouffait dans la maison trop étroite. Il rapportait, d'ailleurs, d'excellentes nouvelles: les traités étaient conclus pour la formation de la Compagnie générale des Paquebots réunis et, d'autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient à une société française l'exploitation des mines d'argent du Carmel; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases à Constantinople, et qui serait une véritable succursale de l'Universelle. Quant à la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineure, elle n'était pas mûre, il fallait la réserver; du reste, il devait retourner là-bas, pour continuer ses études, dès le lendemain de l'assemblée. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, à laquelle assistait Mme Caroline, et il leur persuada aisément qu'une augmentation du capital social était une nécessité absolue, si l'on voulait faire face à ces entreprises. Déjà, les forts actionnaires, Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, consultés avaient approuvé cette augmentation; de sorte qu'en deux jours la proposition put être étudiée et présentée au conseil d'administration, la veille même de la réunion des actionnaires.
Ce conseil d'urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistèrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l'hôtel Beauvilliers. D'ordinaire, il y avait deux conseils par mois: le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d'affaires; et le grand, vers le 30, la réunion d'apparat, où tous venaient, les muets et les décoratifs, approuver les travaux préparés d'avance et donner des signatures. Ce jour-là, le marquis de Bohain, avec sa petite tête aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatigué, l'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n'étaient point au courant, les prenait à part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeur, le vrai maître. Chose entendue, tous promettaient d'obéir, d'un signe de tête.
Enfin, on entra en séance. Hamelin fit connaître au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblée générale. C'était le gros travail que Saccard préparait depuis longtemps, qu'il venait de rédiger en deux jours, augmenté des notes apportées par l'ingénieur, et qu'il écoutait modestement, d'un air de vif intérêt, comme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque universelle, depuis sa fondation elles n'étaient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, réalisées de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crédit. Pourtant, d'assez gros bénéfices s'annonçaient sur l'emprunt mexicain, qui venait d'être lancé le mois d'auparavant, après le départ de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gâchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantage, faute d'argent. Tout cela était ordinaire, mais ou avait vécu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, 31 décembre, l'excédent des bénéfices était seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier établissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de réserve; en outre, les administrateurs avaient prélevé le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d'environ soixante-huit mille francs, qu'on avait portée à l'exercice suivant. Seulement, il n'y avait pas eu de dividende. Rien à la fois de plus médiocre ni de plus honorable. C'était comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourse, ils avaient lentement monté de cinq cents à six cents francs, sans secousse, d'une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n'ayant aucune raison de s'élever davantage, dans le petit train journalier où semblait s'endormir la maison naissante.
Puis, le rapport passait à l'avenir, et ici c'était un brusque élargissement, le vaste horizon ouvert de toute une série de grandes entreprises. Il insistait particulièrement sur la Compagnie générale des Paquebots réunis, dont l'Universelle allait avoir à émettre les actions: une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la Méditerranée, et où se trouveraient syndiquées les deux grandes sociétés rivales, la Phocéenne, pour Constantinople, Smyrne et Trébizonde, par le Pirée et les Dardanelles, et la Société Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l'Algérie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l'Algérie également, par l'Espagne et le Maroc, enfin les Féraud-Giraud frères, pour l'Italie, Naples et les villes de l'Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquérait la Méditerranée entière, en faisant une seule compagnie de ces sociétés et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. Grâce aux capitaux centralisés, on construirait des paquebots types, d'une vitesse et d'un confort inconnus, on multiplierait les départs, on créerait des escales nouvelles, on ferait de l'Orient le faubourg de Marseille; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevé, il lui serait permis de créer des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon! Jamais affaire ne s'était présentée, d'une conception plus large ni plus sûre. Ensuite, viendrait l'appui donné à la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs détails techniques, qui en démontraient l'inébranlable solidité. Et il terminait cet exposé des opérations futures, en annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la Société française des mines d'argent du Carmel, fondée au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les échantillons du minerai, une proportion considérable d'argent. Mais, plus encore que la science, l'antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, éblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d'une phrase dont il était très content.
Enfin, après ces promesses d'un avenir glorieux, le rapport concluait à l'augmentation du capital. On le doublait, on l'élevait de vingt-cinq à cinquante millions. Le système d'émission adopté était le plus simple du monde, pour qu'il entrât aisément dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les réserverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives; de façon qu'il n'y aurait pas même de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d'un million, qu'on porterait au fonds de réserve. Il était juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impôt, puisqu'on les avantageait. D'ailleurs, le quart seul des actions était exigible, plus la prime.
Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d'approbation. C'était parfait, pas une observation à faire. Pendant tout le temps qu'avait duré la lecture, Daigremont, très intéressé par un examen soigneux de ses ongles, avait souri à des pensées vagues; et le député Huret, renversé dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait à demi, se croyant à la Chambre; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s'était livré à un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, Sédille, toujours anxieux et méfiant, voulut poser une question: que deviendraient les actions abandonnées par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit? la société les garderait-elle à son compte, ce qui était illicite, puisque la déclaration légale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital était intégralement souscrit? et, si elle s'en débarrassait, à qui et comment comptait-elle les céder? Mais, dés les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l'impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s'en remettait de ces détails à son président et au directeur, tous les deux si compétents et si dévoués. Et il n'y eut plus que des congratulations, la séance fut levée au milieu du ravissement de tous.
Le lendemain, l'assemblée générale donna lieu à des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, où un entrepreneur de bals publics avait fait faillite; et, avant l'arrivée du président, dans cette salle déjà pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu'on se chuchotait à oreille: violemment attaqué par l'opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frère du directeur, était disposé à favoriser l'Universelle, si le journal de la société, L'Espérance, un ancien organe catholique, défendait le gouvernement. Un député de la gauche venait de lancer le terrible cri «Le 2 décembre est un crime!» qui avait retenti d'un bout de la France à l'autre, comme un réveil de la conscience publique. Il était nécessaire de répondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle décuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l'empire à son apogée. Et, parmi un petit groupe d'actionnaires, qu'endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d'un autre député qui, lors de la discussion sur l'armée, avait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'établir en France le système de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en était amusée: fallait-il que la terreur de la Prusse troublât certaines cervelles, à la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italie, depuis Solferino! Mais le bruit des conversations particulières, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s'effaçait, perdu au milieu de la foule; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait à l'assemblée les comptes du premier exercice, revus et acceptés par les commissaires-censeurs, Lavignière et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule était compétente pour autoriser cette augmentation, qu'elle décida d'ailleurs d'enthousiasme, absolument grisée par les millions de la Compagnie générale des Paquebots réunis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nécessité de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmel, elles furent accueillies par un frémissement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent séparés, en votant des remerciements au président, au directeur et aux administrateurs, tous rêvèrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d'argent, tombant des lieux saints, au milieu d'une gloire.
Deux jours après, Hamelin et Saccard, accompagnés cette fois du vice-président, le vicomte de Robin-Chagot, retournèrent rue Sainte-Anne, chez maître Lelorrain pour déclarer l'augmentation du capital, qu'ils affirmaient avoir été intégralement souscrit. La vérité était que trois mille actions environ, refusées par les premiers actionnaires à qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la société, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d'écritures. C'était l'ancienne irrégularité, aggravée, le système qui consistait à dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantité de ses propres valeurs, une sorte de réserve de combat, qui lui permettait de spéculer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s'il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d'une coalition de baissiers.
D'ailleurs, Hamelin, tout en désapprouvant cette tactique illégale, avait fini par s'en remettre complètement à Saccard, pour les opérations financières; et il y eut une conversation à ce sujet, entre eux et Mme Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcés de prendre, lors de la première émission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler: mille actions en tout, représentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frère et la sœur voulurent absolument payer, un héritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur étant tombé d'une tante, morte dix jours après son fils unique, tous deux emportés par la même fièvre. Saccard les laissa faire, sans s'expliquer lui-même sur la manière dont il comptait libérer ses propres actions.
«Ah! cet héritage, dit en riant Mme Caroline, c'est la première chance qui nous arrive.... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frère avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de déplacement considérables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n'en avons plus besoin sans doute.... Nous voilà riches.»
Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon cœur, vaincue désormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puis, emportée tout de même par sa gaie franchise, elle continua:
«N'importe, si je l'avais gagné, cet argent, je vous réponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires.... Mais une tante que nous avons à peine connue, un argent auquel nous n'avions jamais pensé, enfin de l'argent trouvé par terre, quelque chose qui ne me semble même pas très honnête et dont j'ai un peu honte.... Vous comprenez, il ne me tient pas au cœur, je veux bien le perdre.
—Justement dit Saccard, plaisantant à son tour, il va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volé.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse!»
Et, en effet, Hamelin, ayant dû retarder son départ, assista avec surprise à une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dépassé. Il y avait là l'ordinaire résultat que produit toute augmentation de capital: c'est le coup classique, la façon de cravacher le succès, de donner un temps de galop aux cours, à chaque émission nouvelle. Mais il y avait aussi la réelle importance des entreprises que la maison allait lancer; et de grandes affiches jaunes, collées dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmel, achevaient de troubler les têtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croître et emporter toute raison. Le terrain était préparé, le terreau impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés, extrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant après elles que des ruines et du sang. Déjà, les sociétés véreuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financières, une fièvre intense du jeu se déclarait, au milieu de la prospérité bruyante du règne, tout un éclat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d'être la splendeur finale, la menteuse apothéose de féerie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoir, l'Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu'à l'explosion.
Lorsque son frère fut reparti pour l'Orient, Mme Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur étroite vie d'intimité, presque conjugale. Elle s'entêtait à s'occuper de sa maison, à lui faire réaliser des économies, en intendante fidèle, bien que leur fortune à tous deux eût changé. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours égale, elle n'éprouvait qu'un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l'hésitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au père l'existence de son fils. On était très mécontent de ce dernier, à l'Œuvre du Travail, qu'il ravageait. Les six mois d'expérience étaient écoulés, allait-elle produire le petit monstre, avant de l'avoir décrassé de ses vices? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance.
Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l'installation mesquine de l'Universelle désespérait, venait de décider le conseil à louer le rez-de-chaussée de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu'il osât proposer la construction de l'hôtel luxueux de ses rêves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, désespérée d'une abomination de Victor, qui avait presque mangé l'oreille à un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux.
«Mon ami, j'ai quelque chose à vous dire.»
Mais, en haut, quand elle le vit, une épaule couverte de plâtre, enchanté d'une nouvelle idée d'agrandissement qu'il venait d'avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n'eut pas le courage de le bouleverser, avec le déplorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeât. Elle était sans force devant la peine des autres.
«Eh bien, mon ami, c'était pour cette cour. J'avais eu justement la même idée que vous.»
VI
Les bureaux de L'Espérance, le journal catholique en détresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait acheté, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hôtel noir et humide, dont ils occupaient le premier étage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, où le gaz brûlait éternellement; et il y avait, à gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une pièce que Saccard s'était réservée, tandis que s'alignaient, à droite, la salle commune de la rédaction, le cabinet du secrétaire, des cabinets destinés aux différents services. De l'autre côté du palier, étaient installées l'administration et la caisse, qu'un couloir intérieur, tournant derrière l'escalier, reliait à la rédaction.
Ce jour-là, Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, où il s'était installé de bonne heure pour n'être pas dérangé, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, à la flamme large du gaz, malgré la radieuse journée de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance.
«Dites donc, Dejoie, c'est M. Jantrou qui vient d'arriver?
—Oui, monsieur Jordan.»
Le jeune homme eut une hésitation, un court malaise qui l'arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménage, des dettes anciennes étaient tombées; et, malgré sa chance d'avoir trouvé ce journal où il plaçait des articles, il traversait une atroce gêne, d'autant plus qu'une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu'il avait à payer, ce jour-là, un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjà, deux fois, il avait demandé vainement une avance au directeur, qui s'était retranché derrière la saisie-arrêt faite entre ses mains.
Pourtant, il se décidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit:
«C'est que M. Jantrou n'est pas seul.
—Ah!... Avec qui est-il?
—Il est arrivé avec M. Saccard, et M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huret, qu'il attend.»
Jordan respira, soulagé par ce délai, tant les demandes d'argent lui étaient pénibles.
«C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre.»
Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un éclat de jubilation extrême.
«Vous savez que l'Universelle a fait 750.»
D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rédaction.
Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, après la Bourse, et souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu'il s'était réservée, traitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou du reste, bien qu'officiellement il ne fût que directeur de L'Espérance, où il écrivait des articles politiques d'une littérature universitaire soignée et fleurie, que ses adversaires eux-mêmes reconnaissaient «du plus pur atticisme», était son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes délicates. Et, entre autres choses, c'était lui qui venait d'organiser toute une vaste publicité autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaient, il en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banque, dont la tactique, très simple, consistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne représentait même pas le prix de l'affranchissement; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourse, les numéros sortis des valeurs à lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu à peu des réclames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientôt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnés crédules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'être de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore; qui n'étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu'il méditait, c'était d'acheter une d'elles, La Cote financière, qui avait déjà douze ans de probité absolue; seulement, ça menaçait d'être très cher, une probité pareille; et il attendait que l'Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spéciales, célébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, à tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordres, par L'Espérance, non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion même, une façon lente de s'emparer du public et de l'étrangler, correctement.
Ce jour-là, c'était pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvé, dans le numéro du matin, un article d'Huret d'un éloge si outré sur un discours de Rougon, prononcé la veille à la Chambre, qu'il était entré dans une violente colère, et qu'il attendait le député, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait à la solde de son frère? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'écoutait, très calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Lui, avec son cynisme de lettré désabusé, avait le plus parfait dédain pour la littérature, pour la une et la deux, comme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articles, même les siens; et il ne commençait à s'émouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il était tout flambant neuf, serré dans une élégante redingote, la boutonnière fleurie d'une rosette panachée de couleurs vives, portant l'été, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncé l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irréprochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son élégance, la vague impression d'une malpropreté persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris, la peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu'il y avait essuyées pendant dix ans; de même que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilités, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrière, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait à quoi, car il n'affichait pas de maîtresse, tenaillé sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrète qui l'avait fait chasser de l'Université. L'absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son œuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crâne et sa face, dont sa barbe noire en éventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoqué la ligne du journal, il l'avait arrêté d'un geste, de l'air fatigué d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se décidait à lui parler d'affaires sérieuses, puisque Huret se faisait attendre.
Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intérêt d'un petit roman, dramatisé en un style familier; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements: on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dérisoire, et l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu'à ce que ce dernier les adoptât, les fit siennes, les élargît au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions.
Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnes, il fut dérangé par Dejoie, qui l'appelait.
«Ah! dit-il, M. Jantrou est seul?
—Non, monsieur Jordan, pas encore.... C'est votre dame qui est là et qui vous demande.»
Très inquiet, Jordan se précipita. Depuis quelques mois, depuis que la Méchain avait enfin découvert qu'il écrivait sous son nom dans L'Espérance, il était traqué par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billets, il l'aurait encore payée; mais ce qui l'exaspérait, c'était l'énormité des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel était montée la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'était engagé à donner cent francs par mois; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune ménage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolérables. En ce moment, il en était de nouveau à une crise aiguë.
«Quoi donc?» demanda-t-il à sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre.
Mais elle n'eut pas le temps de répondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant:
«Ah! ça, à la fin! Dejoie, et M. Huret?»
Interloqué, le garçon de bureau bégaya.
«Dame! monsieur, il n'est pas là, je ne peux pas le faire venir plus vite, moi.»
La porte fut refermée avec un juron, et Jordan, qui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger à l'aise.
«Quoi donc? chérie.»
Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, à la bouche saine, exprimait le bonheur, même dans les heures difficiles, semblait complètement bouleversée.
«Oh! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois.... Alors, il m'a dit que c'était fini, que la vente de nos meubles était pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, à la porte...
—Mais c'est impossible! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalités.
—Ah! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas.... Alors, pour qu'il ne collât pas l'affiche, je lui ai donné deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prévenir tout de suite.»
Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payés si difficilement à tant par mois, dont ils étaient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goût bourgeois abominable! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dès la nuit des noces, dans ces deux étroites pièces, si ensoleillées, si ouvertes à l'espace, là-bas, jusqu'au mont Valérien; et lui qui avait planté tant de clous, et elle qui s'était ingéniée à draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste! Était-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, où même la misère leur était délicieuse?
«Écoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir.»
Alors, hésitante, elle lui confia son idée.
«Moi, voici à quoi j'avais songé... Oh! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi.... Oui, j'ai envie de m'adresser à mes parents.»
Vivement, il refusa.
«Non, non, jamais! Tu sais que je ne veux rien leur devoir.»
Certes, les Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le cœur leur attitude refroidie, lorsque, après le suicide de son père, dans l'écroulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur fille, que sur la volonté formelle de cette dernière, et en prenant contre lui des précautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hériterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir.
«Je t'assure, reprit-elle, c'est ridicule, notre réserve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfant, puisque tout doit me revenir un jour!... Mon père répète à qui veut l'entendre qu'il a gagné quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bâches, à la Villette; et, en plus, il y a leur petit hôtel, avec ce beau jardin, où ils se sont retirés.... C'est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais été méchants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir!»
Elle avait une bravoure souriante, l'air décidé, très pratique dans son désir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvé encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d'indifférence et quelques gifles. Ah! l'argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait été bien bête de faire le délicat, puisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'était son conte de fées, sa Cendrillon à elle: les trésors de sa royale famille, qu'elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruiné, pour l'aider dans sa marche vers la gloire, à la conquête du monde.
«Voyons, dit-elle gaiement, en l'embrassant, il faut bien que je te serve à quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine.»
Il céda, il fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, où ses parents demeuraient, et qu'elle reviendrait apporter l'argent, afin qu'il pût encore essayer de payer, le soir même. Et, comme il l'accompagnait jusqu'au palier, aussi ému que si elle était partie pour un grand danger, ils durent s'effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rédaction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou.
Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maître, voulait être obéi, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux.
«Ah! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, à l'avenir, nous donner autre chose.»
Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus.
«Comment, autre chose? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m'avez demandé!... Quand vous avez pris L'Espérance, cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez prié d'écrire une série d'articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n'entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal.
—La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre.... Est-ce que vous croyez que je veux m'inféoder à mon frère? Certes, je n'ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises.... La voilà, la ligne du journal dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l'égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries!»
Et il se livra à un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n'avoir plus son énergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idées libérales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la première heure, croyant du coup d'État, convaincu que le salut de la France était, aujourd'hui comme autrefois, dans le génie et la force d'un seul. Oui, plutôt que d'aider à l'évolution de son frère, plutôt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prévoyait. Et que Rougon prit garde, car L'Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome!
Huret et Jantrou l'écoutaient, stupéfaits de sa colère, n'ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement.
«Dame! mon cher, si l'empire va à la liberté, c'est que toute la France est là qui pousse ferme.... L'empereur est entraîné, Rougon se trouve bien obligé de le suivre.»
Mais Saccard, déjà, sautait à d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques.
«Et, tenez! c'est comme notre situation extérieure, eh bien, elle est déplorable.... Depuis le traité de Villafranca, après Solferino, l'Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie; si bien que la voici alliée avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera à battre l'Autriche.... Lorsque la guerre éclatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nôtre; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchés, dans l'affaire du Danemark, au mépris d'un traité que la France avait signé c'est un soufflet, il n'y a pas à dire, nous n'avons plus qu'à tendre l'autre joue.... Ah! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-être, l'Europe sera en feu.»
De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude.
«Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'Espérance emboîte le pas derrière Le Siècle et les autres.... Il ne vous reste plus qu'à insinuer, à l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissé humilier, dans l'affaire des duchés, et s'il permet à la Prusse de grandir impunément, c'est qu'il a immobilisé tout un corps d'armée, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent.... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blâmer la paix hâtive de Villafranca? La Vénétie à l'Italie, mais c'est les Italiens à Rome avant deux ans, vous le savez comme moi; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire, à la tribune...
—Ah! vous voyez que c'est un fourbe! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre.... Nous lui porterions notre argent, oui! tout l'argent de l'Universelle! J'ai mon projet, notre affaire est là, et vraiment, à force de m'exaspérer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore!»
Jantrou, très intéressé, avait brusquement dressé l'oreille, commençant à comprendre, tâchant de faire son profit d'une parole surprise au passage.
«Enfin, reprit Huret, je désire savoir à quoi m'en tenir, moi, à cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre.... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas? si nous sommes pour le principe des nationalités, de quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck? oui! au nom de nos frontières menacées...»
Mais Saccard, hors de lui, debout, éclata.
«Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage!... Comment! après tout ce que j'ai fait! J'achète un journal, le pire de ses ennemis, j'en fais un organe dévoué à sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d'épaule, j'en suis encore à attendre un service de sa part!»
Timidement, le député fit remarquer que, là-bas, en Orient, l'appui du ministre avait singulièrement aidé l'ingénieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages.
«Laissez-moi donc tranquille! Il n'a pas pu faire autrement.... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placé pour tout savoir? Souvenez-vous! vingt fois je vous ai chargé de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en êtes encore à m'apporter un vrai renseignement utile.... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me répéteriez.
—Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours.
—Allons donc! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann! Il fait de l'honnêteté avec moi, et il renseigne Gundermann.
—Oh! Gundermann, sans doute! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui.»
Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains.
«Nous y voilà donc, vous avouez! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute-puissance.»
Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l'abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah! ce Gundermann! un Prussien à l'intérieur, bien qu'il fût né en France! car il faisait évidemment des vœux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret! N'avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue!
«J'en ai assez, comprenez-vous, Huret! et mettez-vous bien ça dans la tête c'est que, si mon frère ne me sert à rien, j'entends ne lui servir à rien non plus.... Quand vous m'aurez apporté de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair?»
C'était trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le théoricien politique, s'était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculé dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyé, car il avait placé sa fortune sur les deux frères, et il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l'un ni avec l'autre.
«Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir l'événement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la première nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte.»
Déjà, ayant joué son rôle, Saccard plaisantait.
«C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis.... Moi, j'ai toujours été ruiné et j'ai toujours mangé un million par an.»
Et, revenant à la publicité:
«Ah! dites donc, Jantrou, vous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse.... Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit à avaler les choses... N'est-ce pas? des calembours!»
Ce fut le tour du directeur d'être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne, les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du monde.
Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l'antichambre. Et, là, il était resté un peu scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet.
«N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours là... Je croyais qu'on m'avait appelé...»
La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions; et, à genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là, au besoin de connaître le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils épouser la petite. A cette idée, son cœur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice.
Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrétion.
«Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan.
—Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh! elle courait!»
Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait, d'une égoïste obstination, l'air souriant.
Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria:
«Comment, dans la rue Feydeau?»
Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir.
«Eh bien?
—Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine.»
Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le cœur gros; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses; elle ne pouvait avoir de secrets.
Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports: ça, ce n'était pas de la spéculation, c'était un simple placement; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer! et il expliquait l'opération, il manœuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle? Jamais de la vie! Pourtant, une occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse: un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle, partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il limitait sa perte. Puis, que diable! dans le tas, il y avait tout de même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.
Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse; seulement, il était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau, n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir: des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa sœur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt; et, quand ce dernier lui criait: «Mais vous?» il avait un geste énergique: oh! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça! S'il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre: s'il gagne, il a à déduire le courtage et le droit de timbre; s'il perd, il a en plus à payer les mêmes droits; de sorte que, même en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'État, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait à son mari une partie de cette histoire.
«Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui autrefois n'admettait que le travail.... Enfin, ils se disputaient, et il y avait là un journal, La Cote financière, que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement L'Espérance, et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son renseignement.... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne! que maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux.»
Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans son chagrin à mimer la scène.
«Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier: deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille à la Bourse! Est-ce que je me moquais d'eux? est-ce que je voulais les ruiner?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.
—J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan.
—Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi.... Tu vois que je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à l'hôpital.... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait continuer à se faire voler.... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner.
—Cinquante francs! une aumône! et tu les as acceptés?»
Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison.
«Voyons, ne te fâche pas.... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait arrêter les poursuites.... Oh! Ce Busch! Je ne hais personne, mais ce qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là! Ça ne fait rien, j'ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des cinquante francs et voilà! nous en avons pour quinze jours à ne pas être tourmentés.»
Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux.
«Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela!
—Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille!»
Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait de fureur: d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait pas se rembourser, de tout ça? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce que son système de prudence était de transiger toujours.
«Ah! petite femme, que tu es brave et que je t'aime!» dit Jordan, qui se laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de la rédaction passât.
Puis, baissant la voix:
«Combien te reste-t-il à la maison?
—Sept francs.
—Bon! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça me coûte trop.... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro.... Ah! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu!»
Marcelle à son tour l'embrassait.
«Oui, va, ça marchera très bien!... Tu remontes avec moi n'est-ce pas? Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard.»
Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou. Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter.
En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser.
«Eh bien, rien de nouveau?
—Ma foi, non, je ne sais rien.»
Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées pour la liquidation prochaine.
«Votre mari ne vous renseigne donc pas? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placé, à l'ambassade.
—Oh! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je n'en tire plus rien.»
Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses différences, quand elle se résignait à les payer.
«Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais?»
Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux:
«Voyons, vous, soyez aimable.... Vous savez quelque chose.»
Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme que son père recevait à coups de pied, ah! jamais! Elle n'en était pas encore là.
«Aimable, pourquoi le serais-je? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne l'êtes guère avec moi.»
Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il ajouta:
«Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser?»
Elle revint brusquement.
«Que voulez-vous dire?
—Dame! ce qu'il vous plaira de comprendre.... Voyons, ne faites donc pas la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais!»
Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement d'une voix nette et rude:
«Ah! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous? Vous êtes fou.... Non, je ne suis pas la maîtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu.»
Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une révérence.
«Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort.... Croyez-moi, si c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-là... Oh! mon Dieu! oui, le nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts.»
Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable? Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à Biarritz; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre; car, si l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à Custozza; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs.
Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dérangeaient: des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là, le journal se vidait, il ne restait guère que Dejoie, dînant sur le coin de sa table, dans l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même prendre le temps de refermer les portes.
«Mon bon ami, mon bon ami...»
Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine.
«Je sors de chez Rougon.... J'ai couru, parce que je n'avais pas de fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un.... Rougon a reçu une dépêche de là-bas. Je l'ai vue.... Une nouvelle, une nouvelle...»
D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà, l'oreille tendue.
«Enfin, quoi?
—Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice.»
Il y eut un silence.
«C'est la paix, alors?
—Évidemment.»
Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron.
«Tonnerre de Dieu! et toute la Bourse qui est à la baisse!»
Puis, machinalement:
«Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait?
—Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraîtra pas même demain matin au Moniteur. Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures.»
Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par les deux revers de sa redingote.
«Taisez-vous! pas si haut!... Nous sommes les maîtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis.... Entendez-vous! pas un mot, à personne au monde! ni à vos amis, ni à votre femme!... Justement, une chance! Jantrou n'est pas là, nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps d'agir.... Oh! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se commet demain, avant la Bourse.»
Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.
«Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle?
—Sans doute.»
Il avait hésité, il mentait: la dépêche, simplement, traînait sur le bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit, d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses.
«Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette fois.... En route!»
Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air, si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier, pour les voir traverser la cour.
La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue: Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un soupçon; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu'il savait être la maîtresse d'un autre agent, Delarocque, le beau-frère de Jacoby; et, comme elle disait justement qu'elle l'attendait, cette nuit-là, il la chargea de lui remettre deux mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh! pas tout de suite; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs.
Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non! la presse ne savait rien, elle était toute à la guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'après-midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille.
Cette matinée-là, Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air, ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour l'intelligence financière du directeur de l'Universelle; et, comme Mlle Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites opérations, il rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu.
Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard, dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé de four; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui se mirent à causer en le vivement voyant; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient: savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau, en continuelle quête? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de province, après des parties de piquet acharnées: voyons, ce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse? la baisse n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil? Et il appelait Saccard à témoin: n'est-ce pas qu'on baisserait? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bâches; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction: le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff; conseiller à l'ambassade d'Autriche: la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjà, il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment.
«Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore?»
Il crut à un piège.
«Mais oui, madame.»
Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crâne, l'inonda de délices.
«Alors, monsieur Saccard, vous n'avez rien à me dire?
—Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez déjà, sans doute.»
Et il la quitta en pensant: «Toi, tu n'as pas été gentille, ça m'amusera que tu boives un coup. Peut-être, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable.» Jamais elle ne lui avait paru plus désirable, il était certain de l'avoir à son heure.
Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, débouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au cœur. Si rapetissé qu'il fût par l'éloignement, c'était bien lui, avec sa marche lente, sa tête qu'il portait droite et blême, sans regarder personne, comme seul, dans sa royauté, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprétait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l'air déconfit, et il reprit espoir. Il trouvait décidément au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son cœur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles; et c'était là un signe certain, jamais il n'y entrait, les jours de crise.
Une heure sonna, la cloche annonça l'ouverture du marché. Ce fut une Bourse mémorable, une de ces grandes journées de désastre, d'un de ces désastres à la hausse, si rares, dont le souvenir reste légendaire. Dans l'accablante chaleur, au début, les cours baissèrent encore. Puis, des achats brusques, isolés, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engage, étonnèrent. Mais les opérations restaient lourdes quand même, au milieu de la méfiance générale. Les achats se multiplièrent, s'allumèrent de toutes parts, à la coulisse, au parapet; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque à la corbeille, criant qu'ils prenaient toutes les valeurs, à tous les prix; et ce fut alors un frémissement, une houle croissante, sans que personne pourtant osât se risquer, dans le désarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient légèrement monté, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres à Massias, pour Nathansohn. Il pria également le petit Flory qui passait en courant, de remettre à Mazaud une fiche, où il le chargeait d'acheter, d'acheter toujours; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappé d'un accès de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minute, à deux heures moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine Bourse l'Autriche cédait la Vénétie à l'empereur, la guerre était finie. D'où venait cette nouvelle? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu'un l'avait apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d'une marée d'équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôture, ils s'étaient relevés de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimable, une de ces batailles confuses où tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglés, n'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie.
Et, à la liquidation, lorsqu'on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui-même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n'avait-il pas été averti? lui le maître indiscuté du marché, dont les ministres n'étaient que les commis et qui tenait les États dans sa souveraine dépendance! Il y avait là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique.
Cependant, l'histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader à Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d'un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s'était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l'éminent directeur. Et un cœur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Cœur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l'éternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystérieuse et vague, inutilement.
Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l'empire à son apogée. Il entrait dans l'éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l'heure où la Bourse n'était plus qu'un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maître de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposât entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protesté, des prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait toléré, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colère étouffaient ces voix inquiètes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacées, les nuits sans gaz, traversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-là, Saccard, débordant de son succès, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, tous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglés par cette clarté de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fêter: n'était-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'élevait au milieu des désastres? Un seul ennui venait de gâter sa joie, la colère de Rougon, qui terrible, avait chassé Huret, quand il avait compris d'où venait le coup de Bourse. Ce n'était donc pas le grand homme qui s'était montré bon frère, en lui envoyant la nouvelle? Faudrait-il qu'il se passât de ce haut patronage, même qu'il attaquât le tout-puissant ministre? Brusquement, en face du palais de la Légion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la résolution hardie, pour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Et, grisé par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes.