L'Argent
Deux mois après, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, décida qu'il fallait donner un nouvel élan à l'Universelle. Dans l'assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d'avril, le bilan présenté portait, pour l'année 1864, un bénéfice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissé à la réserve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent réglementaire; et, avec le million qui restait, on était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C'était un beau résultat pour une société qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvre, appliquant au terrain financier la méthode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brûler la récolte; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblée générale extraordinaire, qui se réunit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital: on le doublait encore, on l'élevait de cinquante à cent millions, en créant cent mille actions nouvelles, exclusivement réservées aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres étaient émis à 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissants, les affaires heureuses déjà faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, étaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capital, doublé ainsi coup sur coup; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu'elle représentait. D'ailleurs, le résultat fut immédiat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires à la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montèrent à neuf cents, en trois jours.
Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour présider l'assemblée générale extraordinaire, et il écrivit à sa sœur une lettre inquiète, où il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maître Lelorrain, des déclarations mensongères. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas été légalement souscrites, la société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires; et, les versements n'étant point exécutés, un jeu d'écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prête-noms, des employés, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission; de sorte qu'elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'émotion de sympathie où la jetaient l'activité et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient.
En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi; et l'on souriait, car l'étourderie de Gundermann ne s'imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du cœur, l'idée d'avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maître des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu'on ne provoquait pas les événements à la Bourse, qu'on pouvait au plus les prévoir et en profiter, quand ils s'étaient produits. La logique seule régnait, la vérité était, en spéculation comme ailleurs, une force toute-puissante. Dès que les cours s'exagéreraient par trop, ils s'effondreraient: la baisse alors se ferait mathématiquement, il serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Et, déjà, il fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. A quinze cents, il commença donc à vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage à chaque liquidation, d'après un plan arrêté d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lézardât d'elle-même, pour la jeter par terre d'un coup d'épaule.
Plus tard, on raconta que ce fut même Gundermann qui, en secret, facilita à Saccard l'achat d'une antique bâtisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de démolir, pour élever à la place l'hôtel de ses rêves, le palais où logerait fastueusement son œuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dès le milieu d'octobre.
Le jour même où la première pierre fut posée, en grande cérémonie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, à attendre Jantrou, qui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandé le rédacteur en chef, puis était tombée, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu'elle désirerait, en l'emmenant dans la pièce réservée, au fond du corridor. Et là, à la première attaque brutale, elle céda, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance résignée à l'aventure.
Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placé, elle s'arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui témoignait. Ce jour-là, ne l'ayant pas trouvé dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'écouter à la porte. Maintenant, c'était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gêné; et il souriait d'un air vague.
«Il est là, n'est-ce pas?» dit Mme Caroline, en voulant passer outre.
Il l'avait arrêtée, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir.
«Oui, il est là, mais vous ne pouvez pas entrer.
—Comment, je ne peux pas entrer?
—Non, il est avec une dame.»
Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure.
«Quelle est cette dame?» demanda-t-elle d'une voix brève.
Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille.
«La baronne Sandorff.... Oh! il y a longtemps qu'elle tourne autour!»
Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d'éprouver, en plein cœur, une douleur si aiguë, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert; et c'était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là. Qu'allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale?
Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie, elle fut gaiement abordée par Marcelle, qui était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance.
«Tiens! c'est vous, chère madame.... Imaginez-vous que nous allons au théâtre, ce soir! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coûte cher.... Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête...»
Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant.
«Deux plats, un carafon de vin, du pain à discrétion.
—Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer à pied, quand il est très tard!... Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous.... Fête complète, noce à tout casser!»
Elle s'en alla, enchantée, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui était revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvé la force de sourire.
«Amusez-vous bien», murmura-t-elle, la voix tremblante.
Puis, elle partit à son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'étonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer.
VII
Deux mois plus tard, par un après-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta à la salle des épures, tout de suite après le déjeuner, pour se mettre au travail. Son frère, alors à Constantinople, où il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargée de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rédiger une sorte de mémoire, qui serait comme un résumé historique de la question; et, depuis deux grandes semaines, elle tâchait de s'absorber tout entière dans cette besogne. Ce jour-là, il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtre, d'où elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hôtel Beauvilliers, violâtres sur le ciel pâle.
Il y avait près d'une demi-heure qu'elle écrivait, lorsque le besoin d'un document l'égara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de sainteté, une vue enluminée du Saint-Sépulcre, une prière encadrée des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de détresse où l'âme est en danger. Alors, elle se souvint, son frère avait acheté ces images à Jérusalem, en grand enfant pieux. Une émotion soudaine la saisit, des larmes mouillèrent ses joues. Ah! ce frère, si intelligent, si longtemps méconnu, qu'il était heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre naïf pour boîte à bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prière, rimée en vers de confiseur! Elle le revoyait trop confiant, trop facile à se laisser duper peut-être, mais si droit, si tranquille, sans une révolte, sans une lutte même. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brûlée de lectures, dévastée de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'être restée simple et ingénue comme lui, au point de pouvoir endormir son cœur saignant, en répétant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'éponge de la Passion entouraient!
Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'était raidie de toute sa volonté, pour résister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point la femme de cet homme, elle ne voulait point être sa maîtresse passionnée jalouse jusqu'au scandale; et sa misère était qu'elle continuait à ne pas se refuser, dans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considéré leur aventure: une amitié ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle était devenue d'une grande tolérance, après la dure expérience de son mariage. A trente-six ans étant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mère qu'en amante, à l'égard de cet ami auquel elle s'était résignée sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singulièrement dépassé l'âge des héros? Parfois, elle répétait qu'on accordait trop d'importance à ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entière. D'ailleurs, elle souriait la première de l'immoralité de sa remarque, car n'étaient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes à tous les hommes? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et totale! Mais ce n'étaient là que des façons théoriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer à l'abnégation, continuer à être l'intendante dévouée, la servante d'intelligence supérieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donné son cœur et son cerveau: une révolte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, après avoir jeté à la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque-là, elle n'avait eu besoin de plus de force.
Encore un instant, elle regarda les images de sainteté, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrédule, tout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-là même, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct à cet espionnage, dès qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumée, le matin les tracas de sa direction, l'après-midi la Bourse, le soir les invitations à dîner, les premières représentations, une vie de plaisirs, des filles de théâtre dont elle n'était point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intérêt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupées auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se défendait de connaître. Cela la rendait soupçonneuse et méfiante, elle se remettait malgré elle à «faire le gendarme», comme disait son frère en riant, même au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessé de surveiller, tant sa confiance un moment était devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle était toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au cœur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'étouffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une église, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps.
Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmée, s'était remise à rédiger le mémoire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyé la veille, voulait absolument parler à madame. C'était Saccard qui, après l'avoir engagé lui-même, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésita, puis consentit à le recevoir.
Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasés, se dandinant de l'air assuré et fat des hommes que les femmes paient, Charles se présenta insolemment.
«Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille.... Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises.... Oui, je veux quinze francs.»
Sur ces questions de ménage, elle était très sévère. Peut-être aurait-elle donné les quinze francs, pour éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la révolta.
«Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou.... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument défendu de faire quelque chose pour vous.»
Alors, Charles s'avança, menaçant.
«Ah! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire.... Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était la maîtresse...»
Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut:
«Et peut-être que madame sera contente de savoir où va monsieur, de quatre à six, deux et trois fois par semaine, quand il est sûr de trouver la personne seule...»
Elle était redevenue brusquement très pâle, tout son sang refluait à son cœur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait d'apprendre depuis deux mois.
«Je vous défends bien...»
Seulement, il criait plus fort qu'elle.
«C'est Mme la baronne Sandorff.... M. Delcambre l'entretient et a loué, pour l'avoir à son aise, un petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison où il y a une fruitière.... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude...»
Elle avait allongé le bras vers la sonnette, pour qu'on jetât cet homme dehors; mais il aurait certainement continué devant les domestiques.
«Oh! quand je dis chaude!... J'ai une amie là-dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardés ensemble, et qui a vu sa maîtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletés...
—Taisez-vous, malheureux!... Tenez! voici vos quinze francs.»
Et, d'un geste d'indicible dégoût, elle lui remit l'argent, comprenant que c'était la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli.
«Moi, je ne veux que le bien de madame.... La maison où il y a une fruitière. Le perron au fond de la cour.... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre...»
Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lèvres, livide.
«D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo.... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boîte pareille! Et, quand on a eu de bons maîtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas?... Bonsoir, madame.»
Enfin, il était parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scène pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gémissement, elle vint s'abattre sur sa table de travail; et les larmes qui l'étouffaient depuis si longtemps ruisselèrent.
Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maîtresse, en offrant à Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement même qu'il payait. Elle avait d'abord exigé cinq cents francs; mais, comme il était fort avare, elle dut, après marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main à la main, au moment où elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait là, dans une petite pièce, derrière le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une délicatesse, pour ne pas confier le soin du ménage à la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien à faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dès que Delcambre ou Saccard arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps était venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maîtres, encore ravagé par la débauche de la journée; et même c'était elle qui l'avait recommandé à Saccard, comme un très bon sujet, très honnête. Depuis son renvoi, elle épousait sa rancune, d'autant plus que sa maîtresse lui faisait des «crasses» et qu'elle avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait écrire au baron Sandorff; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-là, ayant tout préparé pour le grand coup, elle attendit.
A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff était déjà là, allongée sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premières fois, il avait eu la désillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espérait, chez cette femme si brune, aux paupières bleues, à la provocante allure de bacchante en folie. Elle était de marbre, lasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entière prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dégoût, résignée à la nausée, si elle croyait y découvrir un frisson nouveau, il l'avait dépravée, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fétiche, l'objet ramassé que l'on garde et que l'on baise, même malpropre, pour la chance qu'il vous porte.
Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-là, qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets étaient fermés, les rideaux soigneusement tirés; et deux grosses lampes, aux globes dépolis, sans abat-jour, les éclairaient d'une lumière crue.
A peine Saccard était-il entré, que Delcambre, à son tour descendit de voiture. Le procureur général Delcambre, personnellement lié avec l'empereur, en passe de devenir ministre, était un homme maigre et jaune de cinquante ans, à la haute taille solennelle, à la face rase, coupée de plis profonds d'une austère sévérité. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans défaillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesuré et grave, il avait toute sa dignité, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guère qu'à la nuit tombée.
Clarisse l'attendait dans l'étroite antichambre.
«Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit.»
Il hésitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre? Mais, à voix très basse, elle lui expliqua que le verrou était mis sûrement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non! ce qu'elle voulait, c'était la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un œil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginé quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermée à clef; et, la clef ayant été ensuite jetée au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement à la reprendre là, puis à rouvrir; de sorte que, grâce à cette porte condamnée, oubliée, on pouvait maintenant pénétrer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-même n'était séparé de la chambre que par une portière. Certainement, madame n'attendait personne de ce côté.
«Que monsieur se confie entièrement à moi. J'ai intérêt, n'est-ce pas? à la réussite.»
Elle se glissa par la porte entrebâillée, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son étroite chambre de bonne, au lit en désordre, à la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait déjà déménagé sa malle, le matin, pour filer, dès que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle.
«Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent.»
Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dévisageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitié gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait à son crâne. Le furieux mâle, aux appétits d'ogre, qu'il y avait en lui, caché derrière la glaciale sévérité de son masque professionnel, commençait à gronder sourdement, irrité de cette chair qu'on lui volait.
«Faisons vite, faisons vite», répéta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiévreuses.
Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lèvres, elle le supplia de patienter encore.
«Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau.... Dans un moment, ça y sera en plein.»
Et, Delcambre, les jambes brusquement cassées, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux écoutes, ne perdait aucun des bruits légers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, décuplés par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée en marche.
Enfin, il sentit la main de Clarisse tâtonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une parole, une enveloppe; où il avait glissé les deux cents francs promis. Et elle marcha la première, écarta la portière du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant:
«Tenez! les v'lâ!»
Devant le grand feu, aux braises ardentes, Saccard était sur le dos, couché au bord de la chaise longue, n'ayant gardé que sa chemise, qui, roulée, remontée jusqu'aux aisselles, découvrait, de ses pieds à ses épaules, sa peau brune, envahie avec l'âge d'un poil de bête; tandis que la baronne, entièrement nue, toute rose des flammes qui la cuisaient, était agenouillée; et les deux grosses lampes les éclairaient d'une clarté si vive, que les moindres détails s'accusaient, avec un relief d'ombre excessif.
Béant, suffoqué par ce flagrant délit anormal, Delcambre s'était arrêté, pendant que les deux autres, comme foudroyés, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet, ne bougeaient pas, les yeux élargis et fous.
«Ah! cochons! bégaya enfin le procureur général, cochons! cochons!»
Il ne trouvait que ce mot, il le répéta sans fin, l'accentua du même geste saccadé, pour lui donner plus de force. Cette fois, d'un bond, la femme s'était levée, éperdue de sa nudité, tournant sur elle-même, cherchant ses vêtements, qu'elle avait laissés dans le cabinet de toilette, où elle ne pouvait aller les reprendre; et, ayant mis la main sur un jupon blanc resté là, elle s'en couvrit les épaules, garda les deux bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son cou, contre sa poitrine. L'homme, qui avait quitté aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air très ennuyé.
«Cochons! répéta encore Delcambre, cochons! dans cette chambre que je paie!»
Et, montrant le poing à Saccard, s'affolant de plus en plus, à l'idée que ces ordures se faisaient sur un meuble acheté avec son argent, il délira.
«Vous êtes ici chez moi, cochon que vous êtes! Et cette femme est à moi, vous êtes un cochon et un voleur!»
Saccard, qui ne se fâchait pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassé d'être ainsi en chemise, et tout à fait contrarié de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa.
«Dame! monsieur, répondit-il, quand on veut avoir une femme à soi tout seul, on commence par lui donner ce dont elle a besoin.»
Cette allusion à son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il était méconnaissable, effroyable, comme si le bouc humain, tout le priape caché lui sortait de la peau. Ce visage, si digne et si froid, avait brusquement rougi, et il se gonflait, se tuméfiait, s'avançait en un mufle furieux. L'emportement lâchait la brute charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuée.
«Besoin, besoin, balbutia-t-il, besoin du ruisseau.... Ah! Garce!»
Et il eut vers la baronne un geste si violent, qu'elle prit peur. Elle était restée debout, immobile, ne parvenant à se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant à découvert le ventre et les cuisses. Alors, ayant compris que cette nudité coupable, ainsi étalée, l'exaspérait davantage, elle recula jusqu'à la chaise, s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon à cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis, elle demeura là, sans un geste, sans un mot, la tête un peu basse, les yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour être au vainqueur.
Saccard, courageusement, s'était jeté devant elle.
«Vous n'allez pas la battre, peut-être!»
Les deux hommes se trouvèrent face à face.
«Enfin, monsieur, reprit-il, il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers.... C'est très vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous répète que, si vous avez payé les meubles ici, moi j'ai payé...
—Quoi?
—Beaucoup de choses: par exemple, l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud, que vous aviez absolument refusé de régler.... J'ai autant de droits que vous. Un cochon, c'est possible! mais un voleur, ah! non! Vous allez retirer le mot.»
Hors de lui, Delcambre cria:
«Vous êtes un voleur, et je vais vous casser la tête, si vous ne déguerpissez pas à l'instant.»
Mais Saccard, à son tour, s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta.
«Ah! ça, dites donc, vous m'embêtez, à la fin! Je m'en irai si je veux.... Ce n'est pas encore vous que me ferez peur, mon bonhomme!»
Et, quand il eut enfilé ses bottines, il tapa résolument des pieds sur le tapis, en disant:
«Là, maintenant, je suis d'aplomb, je reste.»
Étouffant de rage, Delcambre s'était rapproché, le mufle en avant.
«Sale cochon, veux-tu filer!
—Pas avant toi, vieille crapule!
—Et si je te flanque ma main sur la figure!
—Moi, je te plante mon pied quelque part!»
Nez à nez, les crocs dehors, ils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmes, dans cette débâcle de leur éducation, dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat et le financier en vinrent à une querelle de charretiers ivres, à des mots abominables, qu'ils se lançaient, avec un besoin croissant de l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'étranglaient dans leur gorge, ils écumaient de la boue.
Sur sa chaise, la baronne attendait toujours que l'un des deux eût jeté l'autre dehors. Et, calmée déjà, arrangeant l'avenir, elle n'était plus gênée que par la présence de la femme de chambre, qu'elle devinait derrière la portière du cabinet de toilette, restée là pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet, ayant allongé la tête, avec un ricanement d'aise, à entendre des messieurs se dirent des choses si dégoûtantes, les deux femmes s'aperçurent, la maîtresse accroupie et nue, la servante droite et correcte, avec son petit col plat; et elles échangèrent un flamboyant regard, la haine séculaire des rivales, dans cette égalité des duchesses et des vachères, quand elles n'ont plus de chemise.
Mais Saccard, lui aussi, avait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et revenait lâcher une injure dans la figure de Delcambre, passait la manche gauche de sa redingote et en criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres, d'autres toujours, à pleins baquets, à la volée. Puis, tout d'un coup, pour en finir:
«Clarisse, venez donc!... Ouvrez les portes, ouvrez les fenêtres, pour que toute la maison et toute la rue entendent!... M. le Procureur général veut qu'on sache qu'il est ici, et je vais le faire connaître, moi!»
Pâlissant, Delcambre recula, en le voyant se diriger vers une des fenêtres, comme s'il voulait en tourner la crémone. Ce terrible homme était très capable d'exécuter sa menace, lui qui se moquait du scandale.
«Ah! canaille, canaille! murmura le magistrat. Ça fait bien la paire, vous et cette catin. Et je vous la laisse...
—C'est ça, décampez! On n'a pas besoin de vous.... Au moins, ses factures seront payées, elle ne pleurera plus misère.... Tenez! voulez-vous six sous, pour prendre l'omnibus?»
Sous l'insulte, Delcambre s'arrêta un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigre, sa face blême, coupée de plis rigides. Il étendit le bras, il fit un serment.
«Je jure que vous me paierez tout ça.... Oh! je vous retrouverai, prenez garde!»
Puis, il disparut. Tout de suite, derrière lui, on entendit la fuite d'une jupe c'était la femme de chambre qui, par crainte d'une explication, se sauvait, très égayée, à l'idée de la bonne farce.
Saccard, secoué encore, piétinant, alla fermer les portes, revint dans la chambre, où la baronne était restée; douée sur sa chaise. Il se promena à grands pas, repoussa dans la cheminée un tison qui s'écroulait; et, la voyant seulement alors, si singulière et si peu couverte, avec ce jupon sur les épaules, il se montra très convenable.
«Habillez-vous donc, ma chère.... Et ne vous émotionnez pas. C'est bête, mais ce n'est rien, rien du tout.... Nous nous reverrons ici, après-demain, pour nous arranger, n'est-ce pas? Moi, il faut que je file, j'ai un rendez-vous avec Huret.»
Et, comme elle remettait enfin sa chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre:
«Surtout, si vous achetez de l'Italien, pas de bêtise! ne le prenez qu'à prime.»
Pendant ce temps, à la même heure, Mme Caroline, la tête abattue sur sa table de travail, sanglotait. Le brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer désormais, remuait en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'était forcée à la tranquillité et à l'espoir, dans les affaires de l'Universelle, complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas à apprendre. Aussi, maintenant, se reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle avait écrite à son frère, lors de la dernière assemblée générale; car elle le savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreilles, les irrégularités continuaient, s'aggravaient sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi, la société jouait de plus en plus, sous le couvert de ce prête-nom, sans parler des réclames énormes et mensongères, des fondations de sable et de boue qu'on donnait à la colossale maison, dont la montée si prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissait, c'était ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille à une machine, bourrée de charbon, lancée sur des rails diaboliques, jusqu'à ce que tout crevât et sautât, sous un dernier choc. Elle n'était point une naïve, une nigaude, que l'on pût tromper; même ignorante de la technique des opérations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfièvrement, destiné à griser la foule, à l'entraîner dans cette épidémique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours à plus de succès, à des guichets monumentaux, des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour rendre des fleuves, des océans d'or. Son pauvre frère, si crédule, séduit, emporté, allait-elle donc le trahir, l'abandonner à ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous? Elle était désespérée de son inaction et de son impuissance.
Cependant, le crépuscule assombrissait la salle des épures, que le foyer éteint n'éclairait même pas d'un reflet; et, dans ces ténèbres accrues, Mme Caroline pleurait plus fort. C'était lâche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude sur les affaires de l'Universelle. Saccard, certainement, menait à lui seul le terrible galop, fouaillait la bête avec une férocité, une inconscience morale extraordinaire, quitte à la tuer. Il était l'unique coupable, elle avait un frisson à tâcher de lire en lui, dans cette âme obscure d'un homme d'argent, ignorée de lui-même, où l'ombre cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les déchéances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la découverte lente de tant de plaies, la crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jeté sur cette table, pleurante et sans force, l'auraient au contraire redressée, dans un besoin de lutte et de guérison. Elle se connaissait, elle était une guerrière. Non! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant débile, c'était qu'elle aimait Saccard et que Saccard, à cette minute même, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle était obligée de se faire, l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'étouffer.
«N'avoir pas plus de fierté, mon Dieu! balbutiait-elle à voix haute. Être à ce point fragile et misérable! Ne pas pouvoir, quand on veut!»
A ce moment, dans la pièce noire, elle eut l'étonnement d'entendre une voix. C'était Maxime qui, en familier de la maison, venait d'entrer.
«Comment! vous êtes sans lumière, et vous pleurez!»
Confuse d'être ainsi surprise, elle s'efforça de maîtriser ses sanglots, pendant qu'il ajoutait:
«Je vous demande pardon, je croyais mon père revenu de la Bourse.... Une dame m'a prié de le lui amener à dîner.»
Mais le valet de chambre apportait une lampe, et il se retira, après l'avoir posée sur la table. Toute la vaste pièce s'était éclairée de la calme lumière qui tombait de l'abat-jour.
«Ce n'est rien, voulut expliquer Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu nerveuse.»
Et, les yeux secs, le buste droit, elle souriait déjà, de son air héroïque de combattante. Un instant, le jeune homme la regarda, si fièrement redressée, avec ses grands yeux clairs, ses fortes lèvres, son visage de bonté virile, l'épaisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pénétré d'un grand charme; et il la trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents également très blanches, une femme adorable, devenue belle. Puis il songea à son père, il eut un haussement d'épaules plein d'une méprisante pitié.
«C'est lui, n'est-ce pas? qui vous met dans un état pareil.»
Elle voulut nier, mais elle étranglait, des larmes remontaient à ses paupières.
«Ah! ma pauvre madame, je vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal récompensée.... C'était fatal, qu'il vous mangeât, vous aussi!»
Alors, elle se souvint du jour où elle était allée lui emprunter les deux mille francs, pour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait-il pas promis de causer avec elle, lorsqu'elle voudrait savoir? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passé? en le questionnant? Et un irrésistible besoin la poussait: maintenant qu'elle avait commencé de descendre, il lui fallait toucher le fond. Cela seul était brave, digne d'elle, utile à tous.
Mais elle répugnait à cette enquête, elle prit un détour, ayant l'air de rompre la conversation.
«Je vous dois toujours deux mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire attendre?»
Il eut un geste, pour lui donner tout le temps désirable. Puis, brusquement:
«A propos, et mon petit frère, ce monstre?
—Il me désole, je n'ai encore rien dit à votre père.... Je voudrais tant décrasser un peu le pauvre être, pour qu'on pût l'aimer!»
Un rire de Maxime l'inquiéta, et comme elle l'interrogeait des yeux:
«Dame! je crois que vous prenez encore là un souci bien inutile. Papa ne comprendra guère toute cette peine.... Il en a tant vu, des ennuis de famille!»
Elle le regardait toujours, si correct dans son égoïste jouissance de la vie, si joliment désabusé des liens humains, même de ceux que crée le plaisir. Il avait souri, goûtant seul la méchanceté cachée de sa dernière phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes.
«Vous avez perdu votre mère de bonne heure?
—Oui, je l'ai à peine connue.... J'étais encore à Plassans, au collège, lorsqu'elle est morte, ici, à Paris.... Notre oncle, le docteur Pascal, a gardé là-bas avec lui ma sœur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois.
—Mais votre père s'est remarié?»
Il eut une hésitation. Ses yeux si clairs, si vides, s'étaient troublés d'une petite fumée rousse.
«Oh! oui, oui, remarié... La fille d'un magistrat, une Béraud du Châtel.... Renée, pas une mère pour moi, une bonne amie...»
Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant près d'elle:
«Voyez-vous, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'après l'argent.... Oh! entendons-nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance.... Que voulez-vous? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh! canaille dans le très grand!»
C'était bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle écoutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tête. Ah! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l'amour des autres! Lui seul était le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. A cette minute, elle le maudissait, l'exécrait dans la révolte indignée de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anéanti tout l'argent du monde, comme on écraserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santé de la terre.
«Et votre père s'est remarié», répéta-t-elle au bout d'un silence, d'une voix lente et embarrassée, dans un éveil confus de souvenirs.
Qui donc, devant elle, avait fait allusion à cette histoire? Elle n'aurait pu le dire: une femme sans doute, quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare, lorsque le nouveau locataire était venu habiter le premier étage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argent, de quelque marché honteux conclu, et, plus tard, le crime n'était-il pas tranquillement entré dans le ménage, toléré et vivant là, un adultère monstrueux, touchant à l'inceste?
«Renée, reprit Maxime très bas, comme malgré lui, n'avait que quelques années de plus que moi...»
Il avait levé la tête, il regardait Mme Caroline; et, dans un abandon subit, dans une confiance irraisonnée en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta le passé, non pas en phrases suivies, mais par lambeaux, par aveux incomplets, comme involontaire, qu'elle devait coudre. Était-ce une ancienne rancune contre son père qu'il soulageait, cette rivalité qui avait existé entre eux, qui les faisait étrangers, aujourd'hui encore, sans intérêts communs? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colère; mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies.
Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire: Saccard vendant son nom, épousant pour de l'argent une fille séduite; Saccard, par son argent, sa vie folle et éclatante, achevant de détraquer cette grande enfant malade; Saccard, dans un besoin d'argent, ayant à obtenir d'elle une signature, tolérant chez lui les amours de sa femme et de son fils, fermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au-dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance! Et, à mesure que l'argent grandissait, que Saccard se révélait à elle avec cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise d'une véritable épouvante, glacée, éperdue, à l'idée qu'elle était au monstre, après tant d'autres.
«Voilà! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prévenue cela ne vous fâche pas avec mon père. J'en serais désolé, parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui.... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prêter un sou?»
Comme elle ne répondait point, la gorge serrée, frappée au cœur, il se leva, donna un coup d'œil à une glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle.
«N'est-ce pas? des exemples pareils vous vieillissent vite.... Moi, je me suis rangé tout de suite, j'ai épousé une jeune fille qui était malade et qui est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bêtises.... Non! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu'il n'a pas de sens moral.»
Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide.
«Je m'en vais, puisqu'il ne rentre pas.... Mais ne vous faites donc pas de chagrin! Je vous croyais si forte! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bête: c'est d'être dupe.»
Enfin il partait, lorsqu'il s'arrêta à la porte, riant, ajoutant encore:
«J'oubliais, dites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir à dîner.... Vous savez, Mme de Jeumont, celle qui a couché avec l'empereur, pour cent mille francs.... Et n'ayez pas peur car, si fou que papa soit resté, j'ose espérer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-là.»
Seule, Mme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anéantie sur sa chaise, dans la vaste pièce tombée à un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux élargis. C'était comme un brusque déchirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-là, ce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait à cette heure dans sa crudité affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d'un homme d'argent, compliquée et trouble dans sa décomposition, il était en effet sans liens ni barrières, allant à ses appétits avec l'instinct déchaîné de l'homme qui ne connaît d'autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient tombés sous la main; il s'était vendu lui-même, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frère, battrait monnaie avec leurs cœurs et leurs cerveaux. Ce n'était plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait à la fonte les choses et les êtres pour en tirer de l'argent. Dans une brève lucidité, elle vit l'Universelle suer l'argent de toutes parts, un lac, un océan d'argent, au milieu duquel, avec un craquement effroyable, tout d'un coup, la maison croulait à pic. Ah! l'argent, l'horrible argent qui salit et dévore!
D'un mouvement emporté, Mme Caroline se leva. Non, non! c'était monstrueux, c'était fini, elle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait pardonnée; mais un écœurement la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'à partir sur-le-champ, si elle ne voulait pas elle-même être éclaboussée de boue, écrasée sous les décombres. Et le besoin lui venait d'aller loin, très loin, de rejoindre son frère au fond de l'Orient, plus encore pour disparaître que pour l'avertir. Partir, partir tout de suite! Il n'était pas six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, à sept heures cinquante-cinq, car cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer, elle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait. En un quart d'heure, elle allait être prête. Puis, la vue de son travail, sur la table, le mémoire commencé, l'arrêta un instant. A quoi bon emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri à la base? Elle se mit pourtant à ranger avec soin les documents, les notes, par une habitude de bonne ménagère qui ne voulait rien laisser en désordre derrière elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la première fièvre de sa décision. Et c'était dans la pleine possession d'elle-même qu'elle donnait un dernier coup d'œil autour de la pièce, avant de la quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres.
D'un coup d'œil machinal, Mme Caroline regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de son frère, qui lui était adressée. Elle arrivait de Damas, où Hamelin se trouvait alors, pour l'embranchement projeté, de cette ville à Beyrouth. D'abord, elle commença à la parcourir, debout, près de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le train. Mais chaque phrase la retenait, elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entière à la lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages.
Hamelin, justement, était dans un de ses jours de gaieté. Il remerciait sa sœur des dernières bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressées de Paris, et il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de là-bas, car tout y marchait à souhait. Le premier bilan de la Compagnie générale des Paquebots réunis s'annonçait superbe, les nouveaux transports à vapeur réalisaient de grosses recettes, grâce à leur installation parfaite et à leur vitesse plus grande. En plaisantant, il disait qu'on y voyageait pour le plaisir, et il montrait les ports de la côte envahis par le monde de l'Occident, il racontait qu'il ne pouvait faire une course à travers les sentiers perdus, sans se trouver nez à nez avec quelque Parisien du boulevard. C'était réellement, comme il l'avait prévu, l'Orient ouvert à la France. Bientôt, des villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture très vive de la gorge écartée du Carmel, où la mine d'argent était en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisait, on avait découvert des sources dans l'écroulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord; et des champs se créaient, le blé remplaçait les lentisques, tandis que tout un village déjà s'était bâti près de la mine, d'abord de simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant de petites maisons de pierre avec des jardins, un commencement de cité qui allait grandir, tant que les filons ne s'épuiseraient pas. Il y avait là près de cinq cents habitants, une route venait d'être achevée, qui reliait le village à Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient, des chariots s'ébranlaient au claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient et criaient, dans ce désert, dans ce silence de mort où seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genêts embaumaient toujours l'air tiède, d'une délicieuse pureté. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la première ligne ferrée qu'il devait ouvrir, de Brousse à Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les formalités étaient terminées à Constantinople; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracé, pour le passage difficile des cols du Taurus, l'enchantaient; et il parlait de ces cols, des plaines qui s'étendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvé de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repère étaient posés, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine solitude une ville ici, une ville plus loin, des villes naîtraient autour de chacune des stations, au croisement des routes naturelles. Déjà la moisson des hommes et des grandes choses futures était semée, tout germait, ce serait avant quelques années un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa sœur adorée, heureux de l'associer à cette résurrection d'un peuple, lui disant qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santé.
Mme Caroline avait achevé sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait, les yeux de nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levèrent, firent le tour des murs, s'arrêtant à chacun des plans, à chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots réunis était à cette heure construit, au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'était ce fond de gorge sauvage, obstrué de broussailles et de pierres, qui se peuplait, pareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils changeaient les horizons, ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles aux lignes géométriques, aux teintes lavées, que quatre pointes simplement clouaient, toute une évocation surgissait du lointain pays parcouru autrefois, tant aimé pour son beau ciel éternellement bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins étagés de Beyrouth, les vallées du Liban aux grands bois d'oliviers et de mûriers, les plaines d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits délicieux. Elle se revoyait avec son frère en continuelles courses par cette merveilleuse contrée, dont les richesses incalculables se perdaient, ignorées ou gâchées, sans routes, sans industrie ni agriculture, sans écoles, dans la paresse et l'ignorance. Mais tout cela, maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussée de sève jeune. L'évocation de cet Orient de demain dressait déjà devant ses yeux des cités prospères, des campagnes cultivées, toute une humanité heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse des chantiers, et elle constatait que cette vieille terre endormie, réveillée enfin, venait d'entrer en enfantement.
Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l'argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des lambeaux de théories sur la spéculation. Elle se rappelait cette idée que, sans la spéculation, il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. Si, là-bas, son frère s'égayait, chantait victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c'était qu'à Paris l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l'exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayée: lui seul n'était-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagés du travail, désormais simples conducteurs de machines? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, ébranlée jusqu'au fond de son être, décidée déjà à ne pas partir, puisque le succès paraissait complet en Orient et que la bataille était à Paris, mais incapable encore de se calmer, le cœur saignant toujours.
Mme Caroline se leva, vint appuyer son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle-même quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouées chez elles, entêtées à ne pas être vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain déjà très gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rêvait de donner quatre dîners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indifférence affectée, lorsque sa mère lui parlait mariage, l'écoutait avec un léger tremblement des mains, en commençant à croire que cela se réaliserait peut-être, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, à regarder brûler la petite lampe qui les éclairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappée de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres créatures. Si Saccard les enrichissait, ne le béniraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon? La bonté était donc partout, même chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exécration d'une foule, d'humbles voix isolées les remerciant et les adorant. A cette réflexion, sa pensée, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres du jardin, s'en était allée vers l'Œuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribué des jouets et des dragées, en réjouissance d'un anniversaire; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on était plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, à cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'étonnait de l'avoir oublié, dans sa crise de désespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menée avec tant de peine? De plus en plus pénétrante, une douceur montait de l'obscurité des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolérance divine qui lui élargissait le cœur; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait à briller là-bas, comme une étoile.
Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un léger frisson. Quoi donc? elle avait froid! Et cela l'égaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle était comme au sortir d'un bain glacé, rajeunie et forte, le pouls très calme. Les matins de belle santé, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idée de remettre une bûche dans la cheminée; et, en voyant que le feu était mort, elle s'amusa à le rallumer elle-même, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint à embraser les bûches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brûlait un à un. A genoux devant l'âtre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta là, heureuse et surprise. Voilà donc qu'une de ses grandes crises était encore passée, elle espérait de nouveau, quoi? elle n'en savait toujours rien, l'éternel inconnu qui était au bout de la vie, au bout de l'humanité. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les débâcles de son existence, son mariage affreux, sa misère à Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eût aimé; et, à chaque écroulement, elle retrouvait la vivace énergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passé, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer à lui appartenir, en le sachant à d'autres, en ne cherchant même pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spéculation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, où son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était quand même debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goûtant à faire face au danger une allégresse de bataille. Pourquoi? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'être! Son frère le lui disait, elle était l'invincible espoir.
Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncée dans son travail, achevant, de sa ferme écriture, une page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tête, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche.
«Vous avez beaucoup couru, mon ami?
—Oh! des affaires à n'en plus finir! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dû retourner chez le ministre, où il n'y avait plus qu'un secrétaire.... Enfin, j'ai la promesse pour là-bas.»
En effet, depuis qu'il avait quitté la baronne Sandorff, il ne s'était plus arrêté, tout aux affaires, dans son emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, désormais, elle le surveillerait de près, afin d'empêcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas à lui être sévère.
«Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont.»
Il se récria.
«Mais elle m'a écrit!... J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir.... Ce que cela m'assomme, fatigué comme je suis!»
Et il partit, après avoir de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie qui se donnait? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle voulait être supérieure à l'angoisse du partage, dégagée de l'égoïsme charnel de l'amour. Être à lui, le savoir à d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son cœur courageux et charitable. C'était l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimé si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, créer un monde, faire de la vie.
VIII
Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fêtes, avec un éclat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprême, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisée, pleine de musiques et de chants, où l'on mangeait, où l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais règne, à son apogée, n'avait convoqué les nations à une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothéose de féerie, le long défilé des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre.
Et ce fut à la même époque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hôtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillé jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'à Paris; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du café-concert, une façade dont le luxe étalé arrêtait le monde sur le trottoir. A l'intérieur, c'était une somptuosité, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait à la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opéra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installés avec une richesse d'ameublement éclatante. Dans le sous-sol, où se trouvait le service des titres, des coffres-forts étaient scellés, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derrière les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangés comme les tonneaux des contes, où dorment les trésors incalculables des fées. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et défiler là: c'était prêt, l'hôtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un à un à cet irrésistible piège de l'or, flambant au grand soleil.
Saccard trônait dans le cabinet le plus somptueusement installé, un meuble Louis XIV, à bois doré, recouvert de velours de Gênes. Le personnel venait d'être augmenté encore, il dépassait quatre cents employés; et c'était maintenant à cette armée que Saccard commandait, avec un faste de tyran adoré et obéi, car il se montrait très large de gratifications. En réalité, malgré son simple titre de directeur, il régnait, au-dessus du président du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-même, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle désormais dans une continuelle alerte, très occupée à connaître chacune de ses décisions, pour tâcher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle désapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blâmer en principe, ayant reconnu la nécessité d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frère qui s'inquiétait. Sa crainte avouée, son argument, pour combattre tout ce luxe, était que la maison y perdait son caractère de probité décente, de haute gravité religieuse. Que penseraient les clients habitués à la discrétion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussée de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands étages égayés de bruits, inondés de lumière? Saccard répondait qu'ils seraient foudroyés d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisés de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalité du clinquant, qui eut raison. Le succès de l'hôtel était prodigieux, dépassait en vacarme efficace les plus extraordinaires réclames de Jantrou. Les petits rentiers dévots des quartiers tranquilles, les pauvres prêtres de campagne débarqués le matin du chemin de fer, bâillaient de béatitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds là-dedans.
A la vérité, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'était de ne plus pouvoir être toujours dans la maison même, à exercer sa surveillance. A peine lui était-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prétexte. Elle vivait seule à présent, dans la salle des épures, elle ne voyait guère Saccard que le soir. Il avait garde là son appartement, mais tout le rez-de-chaussée restait fermé, ainsi que les bureaux du premier étage; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installée chez elle, ne cherchait pas même à louer, avec son insouciance voulue de tout gain, même légitime. La maison vide, résonnante à chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'où, sans relâche, pendant deux années, il lui était venu un léger tintement d'or. Les journées lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupée par son frère, qui, d'Orient, lui envoyait des tâches d'écritures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrêtait, écoutait; prise d'une anxiété instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas; et rien, pas un souffle, l'anéantissement des salles déménagées, vides, noires, fermées à double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiète. Que faisait-on, rue de Londres? n'était-ce point à cette seconde précise, que se produisait la lézarde dont périrait l'édifice?
Le bruit se répandit, vague et léger encore, que Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitation, l'heure fatale où toutes les prospérités du règne, les immenses travaux qui avaient transformé la ville, la circulation enragée de l'argent, les furieuses dépenses du luxe, devaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se décupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées claires, de l'énorme cité en fête, attablée dans les restaurants exotiques, changée en foire colossale où le plaisir se vendait libre ment sous les étoiles, montait le suprême coup de démence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accès, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicité, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'étaient, dans la presse, des volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde: un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, où il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres; un grand article de tête, où, politiquement, le rôle de cette maison était d'Orient; sans compter les notes continuelles des journaux jugé par rapport à la solution prochaine de la question spéciaux, tous embrigadés, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginé, avec les petites feuilles financières, des traités à l'année, qui lui assuraient une colonne dans chaque numéro; et il employait cette colonne, avec une fécondité, une variété d'imagination étonnantes, allant jusqu'à attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait venait d'être lancée par le monde entier, à un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également créée, cette agence qui, sous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maîtresse absolue du marché de toutes les villes importantes. Et L'Espérance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarqué une série d'articles, à la suite du décret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la liberté. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frère, resté ministre d'État quand même, résigné, dans sa passion du pouvoir, à défendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris à la Chambre entre le tiers parti affamé de son héritage, et les cléricaux, ligués avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libéral; et les insinuations commençaient déjà, le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, à chacun des actes du ministre. L'Espérance passée à l'opposition, c'était la popularité, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde.
Alors, sous cette poussée formidable de publicité, dans ce milieu exaspéré, mûr pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les têtes prenaient feu, l'engouement tournait à la foi aveugle, héroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelle, les premiers succès foudroyants, les dividendes inespérés, tels qu'aucune autre société n'en avait distribué à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunis, si prompte en magnifiques résultats, cette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, à laquelle un orateur sacré, lors du dernier carême de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, à Constantinople, d'une solidité inébranlable. Pas un échec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, déjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffées, cet avenir si gros d'entreprises plus considérables encore, qu'il nécessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Là, le champ des bruits de Bourse et de salons était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niée par les uns, exaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dîners de gala, derrière les jardinières en fleur, à l'heure tardive du thé, jusqu'au fond des alcôves, il y avait des créatures charmantes, d'une câlinerie persuasive, qui catéchisaient les hommes: «Comment, vous n'avez pas de l'Universelle? Mais il n'y a que ça! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime!» C'était la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquête de l'Asie, que les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignées, parlaient en termes techniques de la ligne mère qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne à Angora; plus tard, celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-être, oh! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu! qui sait? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrée était poussée jusque-là, ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises à l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trésors retrouvés des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rêve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond délicat et vague de légendes bibliques, qui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte délivrée, la religion triomphante, au berceau même de l'humanité? Et elles s'arrêtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'était le mystère, ce qui n'arriverait peut-être jamais, et qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre: Jérusalem rachetée au sultan, donnée au pape, avec la Syrie pour royaume; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, qui la mettrait à l'abri des perturbations politiques; enfin, le catholicisme rajeuni, dégagé des compromissions, retrouvant une autorité nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne où le Christ a expiré.
Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, était obligé de défendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler; car c'était un assaut, le défilé d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicité effrénées autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donné l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entêtait, malgré l'huissier, attendant, espérant quand même, il s'était enfermé avec deux chefs de service pour achever d'étudier l'émission nouvelle. Après l'examen de plusieurs projets, il venait de se décider en faveur d'une combinaison qui, grâce à cette émission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libérer complètement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient été versés; et, afin d'arriver à ce résultat, l'action réservée aux seuls actionnaires à raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens; serait émise à huit cent cinquante francs, immédiatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libération projetée. Mais des complications se présentaient, il y avait encore tout un trou à boucher, ce qui rendait Saccard très nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris à plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mépris, ce jour-là. Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'étant permis de faire le tour et d'apparaître par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement.
«Quoi? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous!... Tenez! prenez ma canne, plantez-la à ma porte, et qu'il la baisent!»
Dejoie, impassible, se permit d'insister.
«Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a supplié, et comme je sais que monsieur veut lui être agréable...
—Eh! cria Saccard emporté, qu'elle aille au diable avec les autres!»
Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colère émue.
«Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix!... Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle.»
L'accueil que Saccard fit à la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secoué encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mère, de son air muet et profond, ne le calma même pas. Il avait renvoyé les deux chefs de service, il ne songeait qu'à les rappeler pour continuer son travail.
«Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressé.»
La comtesse s'arrêta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine déchue.
«Mais, monsieur, si je vous dérange...»
Il dut leur indiquer des sièges; et la jeune fille, plus brave, s'assît la première, d'un mouvement résolu, tandis que la mère reprenait:
«Monsieur, c'est pour un conseil.... Je suis dans l'hésitation la plus douloureuse, je sens que je ne me déciderai jamais toute seule...»
Et elle lui rappela qu'à la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublées, lors de la première augmentation du capital et doublées encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versé, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'économies, elle avait donc dû, pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets.
«Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquéreur pour les Aublets.... Et, n'est-ce pas? il est question d'une émission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-être placer toute notre fortune dans votre maison.»
Saccard s'apaisait, flatté de voir les deux pauvres femmes, les dernières d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna.
«Une nouvelle émission, parfaitement, je m'en occupe.... L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime.... Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en être attribué deux cents, ce qui vous obligera à un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libérés, vous aurez six cents actions bien à vous, ne devant rien à personne.»
Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libération des titres, à l'aide de la prime; et elles restaient un peu pâles, devant ces gros chiffres, oppressées à l'idée du coup d'audace qu'il fallait risquer.
«Comme argent, murmura enfin la mère, ce serait bien cela.... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille; de sorte que, lorsque nous aurions remboursé la somme empruntée déjà, il nous resterait juste de quoi faire le versement... Mais, mon Dieu! quelle terrible chose, cette fortune déplacée, toute notre existence jouée ainsi!»
Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait à cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses économies, puis les soixante-dix mille francs empruntés, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entière. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prés, en forêts, sa répugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, à cette minute décisive où tout allait être consommé. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs.
Saccard eut un sourire encourageant.
«Dame! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulement, les chiffres sont là. Examinez-les, et toute hésitation me semble dès lors impossible.... Admettons que vous fassiez l'opération, vous avez donc six cents actions, qui, libérées, vous ont coûté la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. Déjà, vous avez plus que triplé votre argent.... Et ça continuera, vous verrez la hausse, après l'émission! Je vous promets le million avant la fin de l'année.
—Oh! maman!» laissa échapper Alice, dans un soupir, comme malgré elle.
Un million! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèques, nettoyé de sa crasse de misère! Le train de maison remis sur un pied convenable, tiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain! La fille mariée avec une dot décente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la dernière pauvresse des rues! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagé là-bas, mis en état de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu! La mère rétablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dîners du mardi, et ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine! Ce million flambait, était le salut, le rêve.
La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer à sa volonté.
«Voyons, qu'en penses-tu?»
Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupières, éteignant l'éclat de ses yeux.
«C'est vrai, reprit la mère, souriante à son tour, j'oublie que tu veux me laisser maîtresse absolue.... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espères...»
Et, s'adressant à Saccard:
«Ah! monsieur, on parle de vous avec tant d'éloges!... Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses très belles, très touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre œuvre. Beaucoup me jalousent d'être de vos premières actionnaires, et si on les écoutait, on vendrait jusqu'à ses matelas, pour prendre de vos actions.»
Elle plaisantait doucement.
«Je les trouve même un peu folles, oui! un peu folles, oui! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune.... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons où je la mène.»
Charmé, Saccard, regarda Alice, et elle était en ce moment si animée, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment très jolie, malgré son teint jaune et son cou trop mince, déjà fané. Aussi se trouvait-il grand et bon, à l'idée d'avoir fait le bonheur de cette triste créature, que l'espoir d'un mari suffisait à embellir.
«Oh! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquête, là-bas.... Oui, une ère nouvelle, la croix rayonnante...»
C'était le mystère, ce que personne ne disait; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical; car il ne tolérait pas qu'on parlât en sa présence de la grande chose, le but suprême et caché. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lèvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiés.
Après un silence attendri, la comtesse se leva enfin.
«Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais écrire à mon notaire que j'accepte l'offre qui se présente pour les Aublets.... Que Dieu me pardonne si je fais mal!»
Saccard, debout, déclara avec une gravité émue:
«C'est Dieu lui-même qui vous inspire, madame, soyez-en certaine.»
Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, évitant l'antichambre, où l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rôdait, l'air gêné.
«Qu'y a-t-il? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine?
—Non, non, monsieur.... Si j'osais demander un avis à monsieur.... C'est pour moi...»
Et il manœuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, très déférent.
«Pour vous?... Ah! c'est vrai, vous êtes actionnaire, vous aussi.... Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous être réservés, vendez plutôt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne à tous nos amis.
—Oh! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition.... Au début, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'économies que ma pauvre femme nous a laissés; et je n'ai toujours que ces huit-là, parce que, n'est-ce pas? aux autres émissions, lorsqu'on a doublé deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient.... Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas être si gourmand!-Je voulais seulement demander à monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende.
—Comment! que vous vendiez?»
Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiètes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions représentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner à Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appétit d'argent lui était venu, l'idée, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir à lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer.
Seulement, un capital de douze mille francs ajouté aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'énorme total de dix-huit mille francs; et il désespérait d'arriver jamais à ce chiffre, car il avait calculé que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs.
«Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas?... Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crève-cœur d'avoir vendu...»
Saccard éclata.
«Ah! çà, mon garçon, vous êtes stupide!... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrêter à treize cents? Est-ce que je vends, moi?... Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en réponds. Et décampez! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est là, en disant que je suis sorti!»
Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix.
Il fut décidé qu'une assemblée générale extraordinaire aurait lieu en août, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la présider, débarqua à Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa sœur, depuis deux mois, à chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succès brutal qui se déclarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnée, dont elle n'osait même parler; et elle préférait que son frère fût là, à se rendre compte des choses par lui-même, car elle en arrivait à douter d'elle, craignant d'être sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frère qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur éveillé? Cette idée lui était extrêmement pénible; et elle se laissait aller aux capitulations lâches, elle discutait avec le devoir, qui, très net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passé, de tout dire, pour qu'on se méfiât. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication décisive, de ne pas abandonner sans contrôle le maniement de sommes d'argent si considérables à des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions déjà avaient craqué, s'étaient effondrés, écrasant le monde. C'était le seul parti à prendre, viril et honnête, digne d'elle. Puis sa lucidité se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrégularités, communes à toutes les maisons de crédit, affirmait-il. Peut-être avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'était le succès, ce succès de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprévu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait même des heures où elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessé de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son cœur si compliqué, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra très heureuse du retour de son frère.
Ce fut, dès le soir du retour d'Hamelin, que Saccard, dans la salle des épures où ils étaient certains de n'être pas dérangés, voulut lui soumettre les résolutions que le conseil d'administration aurait à approuver, avant de les faire voter par l'assemblée générale. Mais le frère et la sœur devancèrent l'heure du rendez-vous, d'un tacite accord, et ils se trouvèrent un instant seuls, ils purent causer. Hamelin revenait très gai, ravi d'avoir mené à bien l'affaire complexe des chemins de fer, dans ce pays d'Orient, si endormi de paresse, si obstrué d'obstacles politiques, administratifs et financiers. Enfin, le succès était complet, les premiers travaux allaient commencer, des chantiers s'ouvriraient, de toutes parts, aussitôt que la société aurait achevé de se constituer à Paris. Et il se montrait si enthousiaste, si confiant en l'avenir, que ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silence, tellement cela lui coûtait de gâter cette belle joie. Cependant, elle exprima des doutes, le mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrêta, la regarda en face: savait-elle quelque chose de louche? pourquoi ne parlait-elle pas? Et elle ne parla pas, elle ne trouvait à articuler rien de net.
Saccard, qui n'avait pas encore revu Hamelin, lui sauta au cou, l'embrassa, avec son exubérance méridionale. Puis, lorsque ce dernier lui eut confirmé ses dernières lettres, en lui donnant des détails sur l'absolue réussite de son long voyage, il s'exalta.
«Ah! mon cher, cette fois, nous allons être les maîtres de Paris, les rois du marché... Moi aussi, j'ai bien travaillé j'ai une idée extraordinaire. Vous allez voir.»
Tout de suite, il lui expliqua sa combinaison, pour porter le capital de cent à cent cinquante millions, en émettant cent mille actions nouvelles, et pour libérer du même coup tous les titres, aussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action à huit cent cinquante francs, se faisait ainsi, avec les trois cent cinquante francs de prime, une réserve qui, augmentée des sommes déjà mises de côté à chaque bilan, atteignait le chiffre de vingt-cinq millions; et il ne lui restait qu'à trouver une pareille somme, pour obtenir les cinquante millions nécessaires à la libération des deux cent mille actions anciennes. Or, c'est ici qu'il avait eu son idée extraordinaire, celle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'année courante, gains qui, selon lui, monteraient à un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsi, à partir du 31 décembre 1867, avoir un capital définitif de cent cinquante millions, divisé en trois cent mille actions entièrement libérées. On unifiait les actions, on les mettait au porteur, de façon à faciliter leur libre circulation sur le marché. C'était le triomphe définitif, l'idée de génie.
«Oui, de génie! cria-t-il, le mot n'est pas trop fort!» Un peu étourdi, Hamelin feuilletait les pages du projet, examinait les chiffres.
«Je n'aime guère ce bilan si actif, dit-il enfin. Ce sont de véritables dividendes que vous allez donner là à vos actionnaires, puisque vous libérez leurs titres; et il faut être certain que toutes les sommes sont bien acquises: autrement, on nous accuserait avec raison d'avoir distribué des dividendes fictifs.»
Saccard s'emporta.
«Comment! mais je suis au-dessous de l'estimation! Voyez donc si je n'ai pas été raisonnable: est-ce que les Paquebots, est-ce que le Carmel, est-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supérieurs à ceux que j'ai inscrits? Vous m'apportez de là-bas des bulletins de victoire, tout marche, tout prospère, et c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succès!»
Souriant, Hamelin le calma d'un geste. Si, si! il avait la foi. Seulement, il était pour le cours régulier des choses.
«En effet, dit doucement Mme Caroline, à quoi bon se presser? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital?... Ou encore, puisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de plus, pourquoi n'émettez-vous pas les actions à mille ou douze cents francs tout de suite, ce qui vous éviterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan?»
Un instant interloqué, Saccard la regardait, en s'étonnant qu'elle eût trouvé cela.
«Sans doute, à onze cents francs, au lieu de huit cent cinquante, les cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions.
—Eh bien, c'est tout trouvé, alors, reprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante.
—Ah! oui, certes! ils donneront tout ce qu'on voudra! et ils se battront encore, à qui donnera davantage!... Les voilà en folie, ils démoliraient l'hôtel pour nous apporter leur argent.»
Mais, brusquement, il revint à lui, il eut un sursaut de violente protestation.
«Qu'est-ce que vous me chantez là? Je ne veux pas leur demander onze cents francs, à aucun prix! Ce serait vraiment trop bête et trop simple.... Comprenez donc que, dans ces questions de crédit, il faut toujours frapper l'imagination. L'idée de génie, c'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coup, ils s'imaginent qu'ils ne le donnent pas, que c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puis, vous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipé paraissant dans tous les journaux, de ces trente-six millions de gain annoncés d'avance, à toute fanfare!... La Bourse va prendre feu, nous dépassons le cours de deux mille, et nous montons, et nous montons, et nous ne nous arrêtons plus!»
Il gesticulait, il était debout, se grandissant sur ses petites jambes; et, en vérité, il devenait grand, le geste dans les étoiles, en poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'était son système instinctif, l'élan même de tout son être, cette façon de fouailler les affaires, de les mener au triple galop de sa fièvre. Il avait forcé le succès, allumé les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois émissions en trois ans, le capital sautant de vingt-cinq à cinquante, à cent, à cent cinquante millions, dans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospérité. Et les dividendes, eux aussi, procédaient par bonds: rien la première année, puis dix francs, puis trente-trois francs, puis les trente-six millions, la libération de tous les titres! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives, des actions gardées par la société pour faire croire au versement intégral, sous la poussée que le jeu déterminait à la Bourse, où chaque augmentation du capital exagérait la hausse!
Hamelin, toujours enfoncé dans l'examen du projet, n'avait pas soutenu sa sœur. Il hocha la tête, il revint aux observations de détail.
«N'importe! c'est incorrect, votre bilan anticipé, du moment que les gains ne sont pas acquis.... Je ne parle même plus de nos entreprises, bien qu'elles soient à la merci des catastrophes, comme toutes les œuvres humaines.... Mais je vois là le compte Sabatani, trois mille et tant d'actions qui représentent plus de deux millions. Or, vous les mettez à notre crédit, et c'est à notre débit qu'il faudrait les mettre, puisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas? nous pouvons nous dire cela, entre nous.... Et, tenez! je reconnais également ici plusieurs de nos employés, même quelques-uns de nos administrateurs, tous des prête-noms, oh! je le devine, vous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait trembler, de voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulement, nous n'encaissons pas, mais nous nous immobilisons, et nous finirons par nous dévorer un jour.»
Du regard, Mme Caroline l'encourageait, car il disait enfin toutes ses craintes, il trouvait la cause de ce sourd malaise, qui grandissait en elle, avec le succès.
«Ah! le jeu! murmura-t-elle.
—Mais nous ne jouons pas! cria Saccard. Seulement, il est bien permis de soutenir ses valeurs, et nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller à ce que Gundermann et les autres ne déprécient pas nos titres en jouant contre nous à la baisse. S'ils n'ont point trop osé encore, cela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions; et, je vous en préviens, si l'on m'y force, je suis même prêt à en acheter, oui! j'en achèterai, plutôt que de les laisser tomber d'un centime!»
Il avait prononcé ces derniers mots avec une force extraordinaire, comme s'il eût prêté le serment de mourir plutôt que d'être battu. Puis, il s'apaisa d'un effort, il se mit à rire, de son air de bonhomie un peu grimaçante.
«Voyons, voilà que ça va recommencer, la méfiance! Je croyais que nous nous étions expliqués une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti à vous remettre entre mes mains, laissez-moi donc agir! Je ne veux que votre fortune, une grande, grande fortune!»
Il s'interrompit, baissa la voix, comme effrayé lui-même de l'énormité de son désir.
«Vous ne savez pas ce que je veux? Je veux le cours de trois mille francs.»
D'un geste, il l'indiquait dans le vide, il le voyait monter comme un astre, incendier l'horizon de la Bourse, ce cours triomphal de trois mille francs.
«C'est fou! dit Mme Caroline.
—Dès que le cours aura dépassé deux mille francs, déclara Hamelin; toute hausse nouvelle deviendra un danger; et, quant à moi, je vous avertis que je vendrai, pour ne pas tremper dans une pareille démence.»
Mais Saccard se mit à chantonner. On dit toujours qu'on vendra, et puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgré eux. De nouveau, il souriait, très caressant, légèrement moqueur.
«Confiez-vous à moi, il me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires.... Sadowa vous a rapporté un million.»
C'était vrai, les Hamelin n'y songeaient plus: ils avaient accepté ce million, pêché dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restèrent un moment silencieux, pâlissants, avec ce trouble au cœur des gens honnêtes encore, qui ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mêmes étaient pris de la lèpre du jeu? est-ce qu'ils se pourrissaient, dans ce milieu enragé de l'argent, où leurs affaires les forçaient à vivre?
«Sans doute, finit par murmurer l'ingénieur, mais si j'avais été là...»
Saccard ne voulut pas le laisser achever.
«Laissez donc, n'ayez aucun remords: c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs!»
Tous les trois s'égayèrent. Et Mme Caroline, qui s'était assise, eut un geste de tolérance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres? C'était la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloître.
«Voyons, voyons! continuait-il gaiement, n'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abord, et ensuite il n'y a que les impuissants qui dédaignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre légitime part. Autrement, couchez-vous et dormez!»
Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot.
«Savez-vous que vous allez bientôt avoir en poche une jolie somme!... Attendez!»
Et, avec une pétulance d'écolier, il s'était précipité à la table de Mme Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres.
«Attendez! Je vais vous faire votre compte. Oh! je le connais.... Vous avez eu, à la fondation, cinq cents actions, doublées une première fois, puis doublées encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, après notre émission prochaine.»
Hamelin tenta de l'interrompre.
«Non! non! je sais que vous avez de quoi les payer, avec les trois cent mille francs de votre héritage d'une part, et avec votre million de Sadowa de l'autre.... Regardez! vos deux mille premières actions vous ont coûté quatre cent trente-cinq mille francs, les mille autres vous coûteront huit cent cinquante mille francs, en tout douze cent quatre-vingt-cinq mille francs.... Donc, il vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune homme, sans compter vos appointements de trente mille francs, que nous allons porter à soixante mille.»
Étourdis, tous deux l'écoutaient, finissaient par s'intéresser violemment à ces chiffres.
«Vous voyez bien que vous êtes honnêtes, que vous payez ce que vous prenez.... Mais tout ça, c'est des bagatelles. J'en voulais venir à ceci...»
Il se releva, brandit la feuille de papier, d'un air de victoire.
«Au cours de trois mille, vos trois mille actions vous donneront neuf millions.
—Comment! au cours de trois mille! s'écrièrent-ils, protestant du geste contre cette obstination dans la folie.
—Eh! sans doute! Je vous défends bien de vendre plus tôt, je saurai vous en empêcher, oui! par la force, par le droit qu'on a d'empêcher ses amis de faire des bêtises.... Le cours de trois mille, il me le faut, je l'aurai!»
Que répondre à ce terrible homme, dont la voix perçante, pareille à une voix de coq, sonnait le triomphe? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les épaules. Et ils déclarèrent qu'ils étaient bien tranquilles, que le fameux cours ne serait jamais atteint. Lui, venait de se remettre à la table, où il faisait d'autres calculs, son compte à lui. Avait-il payé, paierait-il ses trois mille actions? cela restait vague. Il devait même posséder un chiffre d'actions beaucoup plus fort; mais il était difficile de le savoir; car, lui aussi, servait de prête-nom à la société, et comment distinguer, dans le tas, les titres qui lui appartenaient? Le crayon allongeait les lignes de chiffres, à l'infini. Puis, il biffa tout d'un trait fulgurant, froissa le papier. Ça et les deux millions ramassés dans la boue et le sang de Sadowa, c'était sa part.
«J'ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n'est-ce pas? Dans huit jours, le conseil d'administration, et, immédiatement après, l'assemblée générale extraordinaire, pour voter.»
Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvèrent seuls, effarés et las, ils demeurèrent un moment muets, en face l'un de l'autre.
«Que veux-tu? déclara-t-il enfin, répondant aux secrètes réflexions de sa sœur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais à nous de refuser cette fortune.... Moi, je ne me suis jamais considéré que comme un homme de science qui amène de l'eau au moulin; et je l'y ai amenée, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospérité si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m'atteindre, ne nous décourageons pas, travaillons!»
Elle avait quitté sa chaise, chancelante, balbutiante.
«Oh! tout cet argent... tout cet argent...»
Et, étranglée d'une émotion invincible, à l'idée de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit à son cou, elle pleura. C'était de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement récompensé de son intelligence et de ses travaux; mais c'était de la peine aussi, une peine dont elle n'aurait pu dire au juste la cause, où il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectèrent de s'égayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mécontentement d'eux-mêmes, le remords inavoué d'une complicité salissante.
«Oui, il a raison, répéta Mme Caroline, tout le monde en est là. C'est la vie.»
Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hôtel de la rue de Londres. Ce n'était plus le salon humide que verdissait le pâle reflet d'un jardin voisin, mais une vaste pièce, éclairée sur la rue par quatre fenêtres, et dont le haut plafond, les murs majestueux, décorés de grandes peintures, ruisselaient d'or. Le fauteuil du président était un véritable trône, dominant les autres fauteuils, qui s'alignaient, superbes et graves, ainsi que pour une réunion de ministres royaux, autour de l'immense table, recouverte d'un tapis de velours rouge. Et, sur la monumentale cheminée de marbre blanc, où, l'hiver, brûlaient des arbres, était un buste du pape, une figure aimable et fine, qui semblait sourire malicieusement de se trouver là.
Saccard avait achevé de mettre la main sur tous les membres du conseil, en les achetant simplement, pour la plupart. Grâce à lui, le marquis de Bohain, compromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroquerie, pris la main au fond du sac, avait pu étouffer le scandale, en désintéressant la compagnie volée; et il était devenu ainsi son humble créature, sans cesser de porter haut la tête, fleur de noblesse, le plus bel ornement du conseil. Huret, de même, depuis que Rougon l'avait chassé, après le vol de la dépêche annonçant la cession de la Vénétie, s'était donné tout entier à la fortune de l'Universelle, la représentant au Corps législatif, pêchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politique, gardant la plus grosse part de ses effrontés maquignonnages, qui pouvaient, un beau matin, le jeter à Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, touchait cent mille francs de prime secrète pour donner sans examen les signatures, pendant les longues absences d'Hamelin; et le banquier Kolb se faisait également payer sa complaisance passive, en utilisant à l'étranger la puissance de la maison, qu'il allait jusqu'à compromettre, dans ses arbitrages; et Sédille lui-même, le marchand de soie, ébranlé à la suite d'une liquidation terrible, s'était fait prêter une grosse somme, qu'il n'avait pu rendre. Seul, Daigremont gardait son indépendance absolue vis-à-vis de Saccard; ce qui inquiétait ce dernier, parfois, bien que l'aimable homme restât charmant, l'invitant à ses fêtes, signant tout lui aussi sans observation, avec sa bonne grâce de Parisien sceptique qui trouve que tout va bien, tant qu'il gagne.
Ce jour-là, malgré l'importance exceptionnelle de la séance, le conseil fut d'ailleurs mené aussi rondement que les autres jours. C'était devenu une affaire d'habitude: on ne travaillait réellement qu'aux petites réunions du 15, et les grandes réunions de la fin du mois sanctionnaient simplement les résolutions, en grand apparat. L'indifférence était telle chez les administrateurs, que, les procès-verbaux menaçant d'être toujours les mêmes, d'une constante banalité dans l'approbation générale, il avait fallu prêter à des membres des scrupules, des observations, toute une discussion imaginaire, qu'aucun ne s'étonnait d'entendre lire, à la séance suivante, et qu'on signait, sans rire.
Daigremont s'était précipité, avait serré les mains d'Hamelin, sachant les bonnes, les grandes nouvelles qu'il apportait.
«Ah! mon cher président, que je suis heureux de vous féliciter!»
Tous l'entouraient, le fêtaient, Saccard lui-même, comme s'il ne l'eût encore vu; et, lorsque la séance fut ouverte, lorsqu'il eut commencé la lecture du rapport qu'il devait présenter à l'assemblée générale, on écouta, ce qu'on ne faisait jamais. Les beaux résultats acquis, les magnifiques promesses d'avenir, l'ingénieuse augmentation du capital qui libérait en même temps les anciens titres, tout fut accueilli avec des hochements de tête admiratifs. Et pas un n'eut l'idée de provoquer des explications. C'était parfait. Sédille ayant relevé une erreur dans un chiffre, on convint même de ne pas insérer sa remarque au procès-verbal, pour ne pas déranger la belle unanimité des membres, qui signèrent tous rapidement, à la file, sous le coup de l'enthousiasme, sans observation aucune.
Déjà la séance était levée, on était debout, riant, plaisantant, au milieu des dorures éclatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse à Fontainebleau; tandis que le député Huret, qui était allé à Rome, disait comment il en avait rapporté la bénédiction du pape. Kolb venait de disparaître, courant à un rendez-vous. Et les autres administrateurs, les comparses, recevaient de Saccard des ordres à voix basse, sur l'attitude qu'ils devaient prendre à la prochaine assemblée.
Mais Daigremont, que le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses éloges outrés du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeur, pour lui souffler à l'oreille:
«Pas trop d'emballement, hein!»
Saccard s'arrêta net, le regarda. Il se rappelait combien il avait hésité, au début, à le mettre dans l'affaire, le sachant d'un commerce peu sûr.
«Ah! qui m'aime me suive! répondit-il très haut, de façon à être entendu de tout le monde.
Trois jours plus tard, l'assemblée générale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fêtes de l'hôtel du Louvre. Pour une telle solennité, on avait dédaigné la pauvre salle nue de la rue Blanche, on voulait une galerie de gala, encore toute chaude, entre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait être, d'après les statuts, possesseur d'au moins vingt actions, pour être admis, et il vint plus de douze cents actionnaires, représentant quatre mille et quelques voix. Les formalités de l'entrée, la présentation des cartes et la signature sur le registre demandèrent près de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salle, où l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employés de l'Universelle. Sabatani était là, au milieu d'un groupe, parlant de l'Orient, son pays, avec des caresses de voix languissantes, racontant de merveilleuses histoires, comme si l'on n'avait eu qu'à s'y baisser pour ramasser l'argent, l'or et les pierres précieuses; et Maugendre, qui s'était, en juin, décidé à acheter cinquante actions de l'Universelle à douze cents francs, convaincu de la hausse, l'écoutait bouche béante, ravi de son flair; tandis que Jantrou, tombé décidément dans une noce crapuleuse, depuis qu'il était riche, ricanait en dessous, la bouche tordue d'ironie, dans l'accablement d'une débauche de la veille. Après la nomination du bureau, lorsque Hamelin, président de droit, eut ouvert la séance, Lavignière, réélu commissaire-censeur, et qu'on devait hausser après l'exercice au titre d'administrateur, son rêve, fut invité à lire un rapport sur la situation financière de la société, telle qu'elle serait au 31 décembre prochain c'était, pour obéir aux statuts, une façon de contrôler d'avance le bilan anticipé dont il allait être question. Il rappela le bilan du dernier exercice, présenté à l'assemblée ordinaire du mois d'avril, ce bilan magnifique qui accusait un bénéfice net de onze millions et demi, et qui avait permis, après les prélèvements du cinq pour cent des actionnaires, du dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la réserve, de distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puis, il établissait sous un déluge de chiffres, que la somme de trente-six millions, donnée comme total approximatif des bénéfices de l'exercice courant, loin de lui paraître exagérée, se trouvait au-dessous des plus modestes espérances. Sans doute, il était de bonne foi, et il devait avoir examiné consciencieusement les pièces soumises à son contrôle; mais rien n'est plus illusoire, car, pour étudier à fond une comptabilité, il faut en refaire une autre, entièrement. D'ailleurs, les actionnaires n'écoutaient pas. Quelques dévots, Maugendre et d'autres, les petits qui représentaient une voix ou deux, buvaient seuls chaque chiffre, au milieu du murmure persistant des conversations. Le contrôle des commissaires-censeurs, cela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'établit que lorsque Hamelin, enfin, se leva. Des applaudissements éclatèrent même avant qu'il eût ouvert la bouche, en hommage à son zèle, au génie obstiné et brave de cet homme qui était allé si loin chercher des tonneaux d'or pour les éventrer sur Paris. Ce ne fut plus, dès lors, qu'un succès croissant, tournant à l'apothéose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'année précédente, que Lavignière n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitèrent surtout la joie: des millions pour les Paquebots réunis, des millions pour la Mine d'argent du Carmel, des millions pour la Banque nationale turque; et l'addition n'en finissait plus, les trente-six millions se groupaient d'une façon aisée, toute naturelle, tombaient en cascade, avec un bruit retentissant. Puis, l'horizon s'élargit encore, sur les opérations futures. La Compagnie générale des chemins de fer d'Orient apparut, d'abord la grande ligne centrale dont les travaux étaient prochains, ensuite les embranchements, tout le filet de l'industrie moderne jeté sur l'Asie, le retour triomphal de l'humanité à son berceau, la résurrection d'un monde; tandis que, dans le lointain perdu, entre deux phrases, se levait la chose qu'on ne disait pas, le mystère, le couronnement de l'édifice qui étonnerait les peuples. Et l'unanimité fut absolue, lorsque, pour conclure, Hamelin en arriva à expliquer les résolutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblée: le capital porté à cent cinquante millions, l'émission de cent mille actions nouvelles à huit cent cinquante francs, les anciens titres libérés, grâce à la prime de ces actions et aux bénéfices du prochain bilan, dont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idée géniale. On voyait, par-dessus les têtes, les grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancs, les administrateurs, les employés de la maison faisaient rage, dominés par Sabatani qui, s'étant mis debout, lançait des brava! brava! comme au théâtre. Toutes les résolutions furent votées d'enthousiasme.
Cependant, Saccard avait réglé un incident, qui se produisit alors. Il n'ignorait pas qu'on l'accusait de jouer, il voulait effacer jusqu'aux moindres soupçons des actionnaires défiants, s'il s'en trouvait dans la salle.
Jantrou, stylé par lui, se leva. Et, de sa voix pâteuse:
«Monsieur le Président, je crois me faire l'interprète de beaucoup d'actionnaires en demandant qu'il soit bien établi que la société ne possède pas une de ses actions.»
Hamelin, n'étant point prévenu, demeura un instant gêné.
Instinctivement, il se tourna vers Saccard, perdu à sa place jusque-là, et qui se haussa d'un coup, pour grandir sa petite taille, en répondant de sa voix perçante:
«Pas une, monsieur le Président!»
Des bravos, on ne sut pourquoi, éclatèrent de nouveau, à cette réponse. S'il mentait au fond, la vérité était pourtant que la société n'avait pas un seul titre à son nom, puisque Sabatani et d'autres la couvraient. Et ce fut tout, on applaudissait encore, la sortie fut très gaie et très bruyante.
Dès les jours suivants, le compte rendu de cette séance, publié dans les journaux, produisit un effet énorme à la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait réservé pour ce moment-là une poussée dernière de réclames, la plus tonitruante des fanfares qu'on eût soufflée depuis longtemps dans les trompettes de la publicité; et il courut même une plaisanterie, on raconta qu'il avait fait tatouer ces mots: Achetez de l'Universelle, aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en les lançant dans la circulation. D'ailleurs, il venait d'exécuter enfin son grand coup, l'achat de La Cote financière, ce vieux journal solide, qui avait derrière lui une honnêteté impeccable de douze ans. Cela avait coûté cher, mais la sérieuse clientèle, les bourgeois trembleurs, les grosses fortunes prudentes, tout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze jours, à la Bourse, on atteignit le cours de quinze cents; et, dans la dernière semaine d'août, par bonds successifs, il était à deux mille. L'engouement s'était encore exaspéré, l'accès allait en s'aggravant à chaque heure, sous l'épidémique fièvre de l'agio. On achetait, on achetait, même les plus sages, dans la conviction que ça monterait encore, que ça monterait sans fin. C'étaient les cavernes mystérieuses des Mille et une Nuits qui s'ouvrirent, les incalculables trésors des califes qu'on livrait à la convoitise de Paris. Tous les rêves, chuchotés depuis des mois, semblaient se réaliser devant l'enchantement public: le berceau de l'humanité réoccupé, les antiques cités historiques du littoral ressuscitées de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l'Inde et la Chine exploitées, par la troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n'avait pu faire avec son sabre, cette conquête de l'Orient, une Compagnie financière le réalisait, en y lançant une armée de pioches et de brouettes. On conquérait l'Asie à coups de millions, pour en, tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites réunions intimes de cinq heures, aux grandes réceptions mondaines de minuit, à table et dans les alcôves. Elles l'avaient bien prévu Constantinople était prise, on aurait bientôt Brousse, Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, Trébizonde, toutes les villes dont l'Universelle faisait le siège, jusqu'au jour où l'on aurait la dernière, la ville sainte, celle qu'on ne nommait pas, qui était comme la promesse eucharistique de la lointaine expédition. Les pères, les maris, les amants, que violentait cette ardeur passionnée des femmes, n'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri répété de: Dieu le veut! Puis, ce fut enfin l'effrayante cohue des petits, la foule piétinante qui suit les grosses armées, la passion descendue du salon à l'office, du bourgeois à l'ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n'ayant qu'une action, trois, quatre, dix actions, les concierges près de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraités de province dont le budget est de dix sous par jour, des prêtres de campagne dénudés par l'aumône, toute la masse hâve et affamée des rentiers infimes, qu'une catastrophe de Bourse balaie comme une épidémie et couche d'un coup dans la fosse commune.
Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ-de-Mars, des continuelles fêtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journées, il n'y avait pas de soir où la ville en feu n'étincelât sous les étoiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la débauche veillait jusqu'à l'aube. La joie avait gagné de maison en maison, les rues étaient une ivresse, un nuage de vapeurs fauves, la fumée des festins, la sueur des accouplements, s'en allait à l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome, des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois étaient venus en pèlerinage des quatre coins du monde, des cortèges qui ne cessaient point, près d'une centaine de souverains et de souveraines, de princes et de princesses. Paris était repu de Majestés et d'Altesses; il avait acclamé l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche, le sultan et le vice-roi d'Égypte; et il s'était jeté sous les roues des carrosses pour voir de plus près le roi de Prusse, que M. de Bismarck suivait comme un dogue fidèle. Continuellement, des salves de réjouissance tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'écrasait à l'Exposition, faisait un succès populaire aux canons de Krupp, énormes et sombres, que l'Allemagne avait exposés. Presque chaque semaine, l'opéra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'étouffait dans les petits théâtres et dans les restaurants, les trottoirs n'étaient plus assez larges pour le torrent débordé de la prostitution. Et ce fut Napoléon III qui voulut distribuer lui-même les récompenses aux soixante mille exposants, dans une cérémonie qui dépassa en magnificence toutes les autres, une gloire brûlant au front de Paris, le resplendissement du règne, où l'empereur apparut, dans un mensonge de féerie, en maître de l'Europe, parlant avec le calme de la force et promettant la paix. Le jour même, on apprenait aux Tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exécution de Maximilien, le sang et l'or français versés en pure perte; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fêtes. Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, éblouissante de soleil.
Alors, il sembla, au milieu de cette gloire, que l'astre de Saccard, lui aussi, montât encore à son éclat le plus grand. Enfin, comme il s'y efforçait depuis tant d'années, il la possédait donc, la fortune, en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matérielle! Tant de fois le mensonge avait habité ses caisses, tant de millions y avaient coulé, fuyant par toutes sortes de trous inconnus! Non, ce n'était plus la richesse menteuse de façade, c'était la vraie royauté de l'or, solide, trônant sur des sacs pleins; et, cette royauté, il ne l'exerçait pas comme un Gundermann, après l'épargne d'une lignée de banquiers, il se flattait orgueilleusement de l'avoir conquise par lui-même, en capitaine d'aventure qui emporte un royaume d'un coup de main. Souvent, à l'époque de ses trafics sur les terrains du quartier de l'Europe, il était monté très haut; mais jamais il n'avait senti Paris vaincu si humble à ses pieds. Et il se rappelait le jour où, déjeunant chez Champeaux, doutant de son étoile, ruiné une fois de plus, il jetait sur la Bourse des regards affamés, pris de la fièvre de tout recommencer pour tout reconquérir, dans une rage de revanche. Aussi, cette heure qu'il redevenait le maître, quelle fringale de jouissances! D'abord, dès qu'il se crut tout-puissant, il congédia Huret, il chargea Jantrou de lancer contre Rougon un article où le ministre, au nom des catholiques, se trouvait nettement accusé de jouer double jeu dans la question romaine. C'était la déclaration de guerre définitive entre les deux frères. Depuis la convention du 15 septembre 1864, surtout depuis Sadowa, les cléricaux affectaient de montrer de vives inquiétudes sur la situation du pape; et, dès lors, L'Espérance, reprenant son ancienne politique ultramontaine, attaqua violemment l'empire libéral, tel qu'avaient commencé à le faire les décrets du 19 janvier. Un mot de Saccard circulait à la Chambre: il disait que, malgré sa profonde affection pour l'empereur, il se résignerait à Henri V, plutôt que de laisser l'esprit révolutionnaire mener la France à des catastrophes. Ensuite, son audace croissant avec ses victoires, il ne cacha plus son plan de s'attaquer à la haute banque juive, dans la personne de Gundermann, dont il s'agissait de battre en brèche le milliard, jusqu'à l'assaut et à la capture finale. L'Universelle avait si miraculeusement grandi, pourquoi cette maison, soutenue par toute la chrétienté, ne serait-elle pas, en quelques années encore, la souveraine maîtresse de la Bourse? Et il se posait en rival, en roi voisin, d'une égale puissance, plein d'une forfanterie batailleuse; tandis que Gundermann, très flegmatique, sans même se permettre une moue d'ironie, continuait à guetter et à attendre, l'air simplement très intéressé par la hausse continue des actions, en homme qui a mis toute sa force dans la patience et la logique.
C'était sa passion qui élevait ainsi Saccard, et sa passion qui devait le perdre. Dans l'assouvissement de ses appétits, il aurait voulu se découvrir un sixième sens, pour le satisfaire. Mme Caroline, qui en était arrivée à sourire toujours, même lorsque son cœur saignait, restait une amie, qu'il écoutait avec une sorte de déférence conjugale. La baronne Sandorff, dont les paupières meurtries et les lèvres rouges mentaient décidément, commençait à ne plus l'amuser, d'une froideur de glace, au milieu de ses curiosités perverses. Et, d'ailleurs, lui-même n'avait jamais connu de grandes passions, étant de ce monde de l'argent, trop occupé, dépensant autre part ses nerfs, payant l'amour au mois. Aussi, lorsque l'idée de la femme lui vint, sur le tas de ses nouveaux millions, ne songea-t-il qu'à en acheter une très cher, pour l'avoir devant tout Paris, comme il se serait fait cadeau d'un très gros brillant, simplement vaniteux de le piquer à sa cravate. Puis, n'était-ce pas là une excellente publicité? un homme capable de mettre beaucoup d'argent à une femme, n'a-t-il pas dès lors une fortune cotée? Tout de suite son choix tomba sur Mme de Jeumont, chez qui il avait dîné deux ou fois avec Maxime. Elle était encore fort belle à trente-six ans, d'une beauté régulière et grave de Junon, et a grande réputation venait de ce que l'empereur lui avait payé une nuit cent mille francs, sans compter la décoration pour son mari, un homme correct qui n'avait d'autre situation que ce rôle d'être le mari de sa femme. Tous deux vivaient largement, allaient partout, dans les ministères, à la cour, alimentés par des marchés rares et choisis, se suffisant de trois ou quatre nuits par an. On savait que cela coûtait horriblement cher, c'était tout ce qu'il y avait de plus distingué. Et Saccard, qu'excitait particulièrement l'envie de mordre à ce morceau d'empereur, alla jusqu'à deux cent mille francs, le mari ayant d'abord fait la moue sur cet ancien financier louche, le trouvant trop mince personnage et d'une immoralité compromettante.
Ce fut vers cette même époque que la petite Mme Conin refusa carrément de prendre du plaisir avec Saccard. Il fréquentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeau, ayant toujours des carnets à acheter, très séduit par cette adorable blonde, rose et potelée, aux cheveux de soie pâle, en neige, un petit mouton frisé, et gracieuse, et câline, toujours gaie.
«Non, je ne veux pas, jamais avec vous!»
Quand elle avait dit jamais, c'était chose réglée, rien ne la faisait revenir sur son refus.
«Mais pourquoi? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hôtel, passage des Panoramas...»
Elle rougit, mais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hôtel, tenu par une vieille dame, son amie, lui servait en effet de lieu de rendez-vous, lorsqu'un caprice la faisait céder à un monsieur du monde de la Bourse, aux heures où son brave homme de mari collait ses registres et où elle battait Paris, toujours dehors pour les courses de la maison.
«Vous savez bien, Gustave Sédille, ce jeune homme, votre amant.»
D'un joli geste, elle protesta. Non, non! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il? Une fois, oui! par hasard, par plaisir, sans que ça tirât autrement à conséquence! Et tous restaient ses amis, très reconnaissants, très discrets.
«C'est donc parce que je ne suis plus jeune?»
Mais, d'un nouveau geste, avec son continuel rire, elle sembla dire qu'elle s'en moquait bien, qu'on fût jeune! Elle avait cédé à des moins jeunes, à des moins beaux encore, à de pauvres diables souvent.
«Pourquoi alors, dites pourquoi?
—Mon Dieu! c'est simple.... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vous, jamais!»
Et elle restait tout de même très aimable, l'air désolé de ne pouvoir le satisfaire.
«Voyons, reprit-il brutalement, ce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous mille, voulez-vous deux mille, pour une fois, une seule fois?»
A chaque surenchère qu'il mettait, elle disait non de la tête, gentiment.
«Voulez-vous.... Voyons, voulez-vous dix mille, voulez-vous vingt mille?»
Doucement, elle l'arrêta, en posant sa petite main sur la sienne.
«Pas dix, pas cinquante, pas cent mille! Vous pourriez monter longtemps comme ça, ce serait non, toujours non.... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah! on m'en a offert, des choses, de l'argent, et de tout! Je ne veux rien, est-ce que ça ne suffit pas, quand ça fait plaisir?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son cœur, et que je l'aime aussi beaucoup, moi. C'est un très honnête homme, mon mari. Alors, bien sûr que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin.... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, de votre argent, puisque le ne peux pas le donner à mon mari? Nous ne sommes pas malheureux, nous nous retirerons un jour avec une jolie fortune; et, si ces messieurs me font tous l'amitié de continuer à se fournir chez nous, ça, je l'accepte.... Oh! je ne me pose pas pour plus désintéressée que je ne suis. Si j'étais seule, je verrais. Seulement, encore un coup, vous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francs, après que j'aurais couché avec vous.... Non, non! pas pour un million!»
Et elle s'entêta. Saccard, exaspéré par cette résistance inattendue, s'acharna de son côté pendant près d'un mois. Elle le bouleversait, avec sa figure rieuse, ses grands yeux tendres, pleins de compassion. Comment! l'argent ne donnait donc pas tout? Voilà une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou! Elle disait non, c'était sa volonté.
Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute à sa puissance, d'une désillusion secrète sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine.
Mais, un soir, il eut pourtant la jouissance de vanité la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministère des Affaires étrangères, et il avait choisi cette fête, donnée à propos de l'Exposition, pour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuit, avec Mme de Jeumont; car, dans les marchés que passait cette belle personne, il entrait toujours que l'heureux acquéreur aurait, une fois, le droit de l'afficher, de façon que l'affaire eût pleinement toute la publicité voulue. Donc, vers minuit, dans les salons où les épaules nues s'écrasaient parmi les habits noirs, sous la clarté ardente des lustres, Saccard entra, ayant au bras Mme de Jeumont; et le mari suivait. Quand ils parurent, les groupes s'écartèrent, on ouvrit un large passage à ce caprice de deux cent mille francs qui s'étalait, à ce scandale fait de violents appétits et de prodigalité folle. On souriait, on chuchotait, l'air amusé, sans colère, au milieu de l'odeur grisante des corsages, dans le bercement lointain de l'orchestre. Mais, au fond d'un salon, tout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colosse, vêtu d'un uniforme de cuirassier blanc, éclatant et superbe. C'était le comte de Bismarck, dont la grande taille dominait toutes les têtes, riant d'un rire large, les yeux gros, le nez fort, avec une mâchoire puissante, que barraient des moustaches de conquérant barbare. Après Sadowa, il venait de donner l'Allemagne à la Prusse; les traités d'alliance, longtemps niés, étaient depuis des mois signés contre la France; et la guerre, qui avait failli éclater en mai, à propos de l'affaire du Luxembourg, était désormais fatale. Lorsque Saccard, triomphant, traversa la pièce, ayant à son bras Mme de Jeumont, et suivi du mari, le comte de Bismarck s'interrompit de rire un instant, en bon géant goguenard, pour les regarder curieusement passer.
IX
Mme Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin était resté à Paris jusqu'aux premiers jours de novembre pour les formalités que nécessitait la constitution définitive de la société, au capital de cent cinquante millions; et ce fut encore lui, sur le désir de Saccard, qui alla faire chez maître Lelorrain, rue Sainte-Anne, les déclarations légales, affirmant que toutes les actions étaient inscrites et le capital versé, ce qui n'était pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, où il devait passer deux mois, ayant à y étudier de grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rêve du pape à Jérusalem, ainsi projet, plus pratique et considérable, celui formation de l'Universelle en une banque catholique, s'appuyant sur les intérêts chrétiens du monde entier, toute une vaste machine, destinée à écraser, balayer du globe la banque juive; et, de là, il comptait retourner une fois encore en Orient, où l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse à Beyrouth. Il s'éloignait heureux, de la rapide prospérité de la maison, convaincu de sa solidité inébranlable, n'ayant fond que la sourde inquiétude de ce succès trop grand. Aussi, la veille de son départ, dans la conversation qu'il avait eut avec sa sœur, ne lui fit-il qu'une recommandation pressante, celle de résister à l'engouement général et de vendre leurs titres, si le cours de deux cent francs était dépassé, parce qu'il entendait protester personnellement contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et dangereuse.
Dès qu'elle fut seule, Mme Caroline se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé où elle vivait. Vers la première semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents: et c'était, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimités: Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitent en égale, en amie de dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bénédictions montait de la foule heureuse des petits et de grands, les filles enfin dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d'une retraite, les riches brûlant de l'insatiable joie d'être plus riche encore. Au lendemain de l'Exposition, dans Paris grisé de plaisir et de puissance, l'heure était unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que dessous, sonnait le vide, le réel épuisement d'une règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit énormes, dont les caisses béantes s'éventrait de toutes parts. Au premier craquement, c'était la débâcle. Et Mme Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son cœur se serrer, à chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, à peine un léger frémissement des baissiers, étonnés et domptés. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui déjà minait l'édifice, mais quoi? rien ne se précisait; et elle était forcée d'attendre, devant l'éclat du triomphe grandissant, malgré ces légères secousses d'ébranlement qui annoncent les catastrophes.
D'ailleurs, Mme Caroline eut alors un autre ennui. A l'Œuvre du Travail, on était enfin satisfait de Victor, devenu silencieux et sournois; et, si elle n'avait pas déjà tout conté à Saccard, c'était par un singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son récit, souffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre part, Maxime, à qui, vers ce temps, elle rendit, de sa poche, les deux mille francs, s'égaya au sujet des quatre mille que Busch et la Méchain réclamaient encore ces gens la volaient, son père serait furieux. Aussi, désormais, repoussait-elle les demandes réitérées de Busch, qui exigeait le complément de la somme promise. Après des démarches sans nombre, celui-ci finit par se fâcher, d'autant plus que son ancienne idée de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation nouvelle de ce dernier, cette haute situation où il le croyait à sa merci, devant la peur du scandale. Un jour donc, exaspéré de ne rien tirer d'une affaire si belle, il résolut de s'adresser directement à lui, il lui écrivit de bien vouloir passer à son bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvés dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numéro, il faisait une allusion si claire à la vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiétude, ne pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portée rue Saint-Lazare, tomba entre les mains de Mme Caroline, qui reconnut l'écriture. Elle trembla, elle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Busch, afin de le désintéresser. Puis, elle se dit qu'il écrivait peut-être pour tout autre chose, et qu'en tout cas c'était une façon d'en finir, heureuse même dans son émoi qu'un autre eût l'embarras de la confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle, il ouvrit la lettre, elle le vit simplement devenir grave, elle crut à quelque complication d'argent. Pourtant, il avait éprouvé une profonde surprise, sa gorge s'était serrée, à l'idée de tomber entre de si sales mains, flairant quelque ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il décida qu'il irait au rendez-vous.
Des jours s'écoulèrent, la seconde quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la visite, étourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'être dépassé, il en était ravi, tout en sentant, à la Bourse, une résistance se faire, s'accentuer, à mesure que s'affolait la hausse évidemment, il y avait un groupe de baissiers qui prenaient position, engageant la lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, à deux reprises, il se crut obligé de donner lui-même des ordres d'achat, sous des prête-noms, pour que la marche ascensionnelle des cours ne fût pas arrêtée. Le système de la société achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dévorant, commençait.
Un soir, tout secoué de sa passion, Saccard ne put s'empêcher d'en parler à Mme Caroline.
«Je crois bien que ça va chauffer. Oh! nous voici trop forts, nous les gênons trop.... Je flaire Gundermann, c'est sa tactique: il va procéder à des ventes régulières, tant aujourd'hui, tant demain, en augmentant le chiffre, jusqu'à ce qu'il nous ébranle...»
Elle l'interrompit de sa voix grave.
«S'il a de l'Universelle, il a raison de vendre.
—Comment! il a raison de vendre?
—Sans doute, mon frère vous l'a dit les cours, à partir de deux mille, sont absolument fous.»
Il la regardait, il éclata, hors de lui.
«Vendez donc alors, osez donc vendre vous-même.... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma défaite.»
Elle rougit légèrement, car, la veille, elle avait précisément vendu mille de ses actions, pour obéir aux ordres de son frère, soulagée, elle aussi, par cette vente, comme par un acte tardif d'honnêteté. Mais, puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas l'aveu, d'autant plus gênée, qu'il ajouta:
«Ainsi, hier, il y a eu des défections, j'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs sur le marché, les cours auraient certainement fléchi, si je n'étais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-là. Il a une méthode plus lente, plus écrasante à la longue.... Ah! ma, chère, je suis bien rassuré, mais je tremble tout de même, car ce n'est rien de défendre sa vie, le pis est de défendre son argent et celui des autres.»
En effet, à partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphant, et sans cesse sur le point d'être battu. Il ne trouvait même plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin. A la vérité, elle l'avait lassé par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas à échauffer. Puis, un désagrément lui était arrivé, le même qu'il avait fait subir à Delcambre: un soir, par la bêtise d'une femme de chambre, cette fois, il était entré au moment où la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'était calmé qu'après une confession entière, celle d'une simple curiosité, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, à une question brutale, elle eut répondu que, mon Dieu! après tout, ce n'était pas si étonnant. Il ne la voyait plus guère qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardât rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement.
Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se détacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque à coup sûr, elle gagnait beaucoup, de moitié dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus répondre, elle craignait même qu'il ne lui mentît; et, soit que la chance tournât, soit qu'il se fût en effet amusé à la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut ébranlée. S'il l'égarait ainsi, qui donc allait la guider maintenant? Et le pis était que le frémissement d'hostilité, à la Bourse, d'abord si léger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de précis, aucun fait n'entamait la solidité de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable.
A la suite d'une opération manquée sur l'Italien, la baronne, décidément inquiète, résolut de se rendre aux bureaux de L'Espérance, pour tâcher de faire causer Jantrou.
«Voyons, qu'y a-t-il? vous devez savoir, vous.... L'Universelle, tout à l'heure, a encore monté de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon.»
Mais Jantrou était dans une égale perplexité. Placé à la source des bruits, les fabriquant lui-même au besoin, il se comparait plaisamment à un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicité, s'il était dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se détruisaient.
«Je ne sais rien, rien du tout.
—Oh! vous ne voulez pas me dire.
—Non, je ne sais rien, parole d'honneur! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner! Saccard n'est donc plus gentil?»
Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait deviné: une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle de l'homme bien informé, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le père le recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était pas venue; et il continuait de la regarder, réfléchissant tout haut.
«Oui, c'est embêtant, moi qui comptais sur vous.... Parce que, n'est-ce pas? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait être prévenu, afin de pouvoir se retourner.... Oh! je ne crois pas que ça presse, c'est très solide encore. Seulement, on voit des choses si drôles...» A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tête.
«Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lâche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann.»
Elle resta un moment surprise.
«Gundermann, pourquoi?... Je le connais un peu, je l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller.
—Tant mieux, si vous le connaissez.... Allez le voir sous un prétexte, causez avec lui, tâchez d'être son amie.... Vous imaginez-vous cela: être la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde!»
Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il évoquait du geste, car la froideur du juif était connue, rien ne devait être plus compliqué ni plus difficile que de le séduire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fâcher.
«Mais répéta-t-elle, pourquoi Gundermann?»
Il expliqua alors que, certainement, ce dernier était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient à manœuvrer contre l'Universelle. Ça, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentil, la simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assuré d'être, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille.
«Hein? voulez-vous? soyons ensemble.... Nous nous préviendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris.»
Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif croyant à autre chose.
«Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades.... Plus tard, c'est vous qui me récompenserez.»
En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle était déjà sans mépris, oubliant le laquais qu'il avait été, ne le voyant plus dans la crapuleuse fête où il tombait, le visage ruiné, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillée de taches, son chapeau luisant tout éraflé du plâtre de quelque escalier immonde.
Dès le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne à la baisse, dans la discrétion la plus grande, n'allant jamais à la Bourse, n'y ayant pas même de représentant officiel. Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émission, ensuite l'intérêt qu'elle peut rapporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser; et, dès qu'elle la dépasse, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre à la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance à la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquêtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir à partager la royauté du marché avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient réussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mépris de la passion, exagérait encore son flegme de joueur mathématique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgré la hausse continue, perdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérables, avec la belle sécurité d'un sage qui met simplement son argent à la Caisse d'épargne.
Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu de la bousculade des employés et des remisiers, de la grêle des pièces à signer et des dépêches à lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependant, il était là depuis six heures du matin, toussant et crachant, exténué de fatigue, solide quand même. Ce jour-là, à la veille d'un emprunt étranger, a vaste salle était envahie par un flot de visiteurs plus pressé encore, que recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres; tandis que, par terre, près de l'étroite table qu'il s'était réservée au fond, dans l'embrasure d'une fenêtre, trois de ses petits-enfants, deux fillettes et un garçon, se disputaient avec des cri aigus une poupée dont un bras et une jambe gisaient déjà, arrachés.
Tout de suite, la baronne donna son prétexte.
«Cher monsieur, j'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunité... C'est pour une loterie de bienfaisance...»
Il ne la laissa pas achever, il était fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des dames, rencontrées par lui dans le monde, se donnaient ainsi la peine de les lui apporter.
Mais il dut s'excuser, un employé venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres énormes furent rapidement échangés.
«Cinquante-deux millions, dites-vous? Et le crédit était?
—De soixante millions, monsieur.
—Eh bien, portez-le à soixante-quinze millions.»
Il revenait à la baronne, lorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisier, le fit se précipiter.
«Mais pas du tout! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par action.
—Oh! monsieur, dit le remisier humblement, pour quarante-trois francs que ça ferait en moins!
—Comment, quarante-trois francs! mais c'est énorme! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent? Chacun son compte, je ne connais que ça!»
Enfin, pour causer à l'aise, il se décida à emmener la baronne dans la salle à manger, où le couvert était déjà mis. Il n'était pas dupe du prétexte de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grâce à toute une police obséquieuse qui le renseignait, et il se doutait bien qu'elle venait, poussée par quelque intérêt grave. Aussi ne se gêna-t-il pas.
«Voyons, maintenant, dites-moi ce que vous avez à me dire.»
Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien à lui dire, elle avait à le remercier simplement de sa bonté.
«Alors, on ne vous a pas chargée d'une commission pour moi?»
Et il parut désappointé, comme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrète de Saccard, quelque invention de ce fou.
A présent qu'ils étaient seuls, elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait si inutilement les hommes.
«Non, non, je n'ai rien à vous dire; et puis, puisque vous êtes si bon, j'aurais plutôt quelque chose à vous demander.»
Elle s'était penchée vers lui, elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantées. Et elle se confessait, disait son mariage déplorable avec un étranger qui n'avait rien compris à sa nature, ni à ses besoins, expliquait comment elle avait dû s'adresser au jeu pour ne pas déchoir de sa situation. Enfin, elle parla de sa solitude, de la nécessité d'être conseillée, dirigée, sur cet effrayant terrain de la Bourse, où chaque faux pas coûte si cher.
«Mais, interrompit-il, je croyais que vous aviez quelqu'un.
—Oh! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste de profond dédain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai personne.... C'est vous que je voudrais avoir, le maître, le dieu. Et cela, vraiment, ne vous coûterait guère d'être mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh! de tout mon être!»
Elle s'approchait encore, l'enveloppait de sa tiède haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entière. Mais il restait bien calme, et il ne se recula même pas, la chair morte, sans un aiguillon à réprimer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac était également détruit, et qui vivait de laitage, il prenait un à un, dans un compotier, sur la table, des grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal, l'unique débauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures de sensualité, quitte à la payer par des journées de souffrance.
Il eut un rire narquois, en homme qui se sait invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de sa prière, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice, aux doigts dévorants, souples comme un nœud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'écarta en disant merci d'un signe de tête, ainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage, allant droit au but:
«Voyons, vous êtes bien gentille, je voudrais vous être agréable.... Ma belle amie, le jour où vous m'apporterez un bon conseil, je m'engage à vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je vous dirai ce que je ferai.... Affaire conclue, hein?»
Il s'était levé, et elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marché qu'il proposait, l'espionnage, la trahison. Mais elle ne voulut pas répondre, elle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance; tandis que lui, de son hochement de tête goguenard, semblait ajouter qu'il ne tenait pas à être aidé, que le dénouement logique, fatal, arriverait quand même, un peu plus tard peut-être. Et, lorsqu'elle partit enfin, il était déjà repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitaux, au milieu du défilé des gens de Bourse, de la galopade de ses employés, des jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tête de la poupée, avec des cris de triomphe.
Il s'était assis à son étroite table, il s'absorba dans l'étude d'une idée soudaine, n'entendit plus rien.
Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'Espérance, pour rendre compte de sa démarche à Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit, un jour que sa fille Nathalie causait avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la veille, une pluie diluvienne; et, par ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hôtel, au fond du puisard assombri de la cour, était d'une mélancolie affreuse. Le gaz brûlait dans un demi-jour boueux. Marcelle, qui attendait Jordan en chasse pour donner un nouvel acompte à Busch, écoutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuse, avec sa voix sèche, ses gestes aigus de fille de Paris poussée trop vite.
«Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre...
«Il y a une personne qui le pousse à vendre, en tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rôle, bien sûr, n'est guère d'effrayer le monde.... C'est moi, maintenant, qui empêche papa de vendre.... Plus souvent que je vende, quand ça monte! Faudrait être joliment godiche, n'est-ce pas?
—Certes! répondit simplement Marcelle.
—Vous savez que nous sommes à deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guère écrire.... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne déjà vingt mille francs. Hein? c'est joli!... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit mille, ça faisait son chiffre: six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il aurait bien gagnée, avec toutes ces émotions.... Mais est-ce heureux, dites? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilà encore deux mille francs de plus!... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit...
«Il est si gentil, M. Saccard!»
Marcelle ne put s'empêcher de sourire.
«Vous ne vous mariez donc plus?
—Si, si, lorsque ça aura fini de monter.... Nous étions pressés, le père de Théodore surtout, à cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh! Théodore comprend très bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame! c'est à considérer.... Et voilà, tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier; mais on aime mieux les laisser faire des petits.... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous?»
Et, sans attendre la réponse:
«Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux.... Il les a déjà lus, et il faut que je les lui relise.... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tête pleine, j'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un très bon signe. Avant-hier, nous avons fait le même songe, des pièces de cent sous que nous ramassions à la pelle, dans la rue. C'est très amusant.»
De nouveau, elle s'interrompit pour demander:
«Combien avez-vous d'actions, vous?
—Nous, pas une!» répondit Marcelle.
La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mèches pâles envolées, prit un air de commisération immense. Ah! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions! Et, son père l'ayant appelée, pour la charger de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaître plus tôt le cours de la Bourse.
Restée seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mélancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne! Il avait un tel mépris de l'argent, un tel malaise à la seule idée de s'en occuper, cela lui coûtait un si gros effort d'en demander, même à ceux qui lui en devaient! Et, absorbée, n'entendant rien, elle revivait sa journée depuis son réveil, cette journée mauvaise; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiévreux du journal, le galop des rédacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette.
D'abord, dès neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il devait rendre compte Marcelle, à peine débarbouillée, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs très sales, peut-être des huissiers, peut-être des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominable Busch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait là qu'une femme, déclarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se débattre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalités légales: il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en était restée éperdue, finissant par croire à la possibilité de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeuner, qu'elle ne laisserait toucher à rien, avant qu'il fût là. Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, à moitié dévêtue, les cheveux sur les épaules, avait commencé la plus pénible des scènes, eux inventoriant déjà les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empêcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle était si fière, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouée elle-même! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerrière, il faudrait lui marcher sur le corps; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, à la volée oui! un voleur, qui n'avait pas honte de réclamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une créance de trois cents francs, une créance achetée par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille! Dire qu'ils avaient déjà, par acomptes, donné quatre cents francs, et que ce voleur-là parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore! Et il savait parfaitement qu'ils étaient de bonne foi, qu'ils l'auraient payé tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle était seule, incapable de répondre, ignorante de la procédure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille! voleur! voleur! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine: est-ce qu'il n'était pas un honnête homme? est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon argent? il était en règle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était un peu radouci. Enfin, après une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti à attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragé serment que prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh! quelle honte brûlante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dû laisser la fenêtre grande ouverte, après leur départ!
Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-là. L'idée lui était venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme: de cette manière, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le désespérerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scène du matin. Déjà, elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut féroce donné à leur ménage, la façon héroïque dont elle avait repoussé l'attaque. Le cœur lui battait très fort, en entrant dans le petit hôtel de la rue Legendre, cette maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait ne plus trouver que des étrangers, tellement l'air lui semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient à table, elle avait accepté de déjeuner, pour les disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation était restée sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait monté de vingt francs; et elle s'étonnait de trouver sa mère plus enfiévrée, plus âpre que son père, elle qui, au commencement, tremblait à la seule idée de spéculation maintenant, avec une violence de femme conquise, c'était elle qui le gourmandait de sa timidité, acharnée aux grands coups du hasard. Dès les hors-d'œuvre, elle s'était emportée, saisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions à ce cours inespéré de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre! quand La Cote financière promettait le cours de trois mille francs! est-ce qu'il devenait fou? Car, enfin, La Cote financière était connue pour sa vieille honnêteté, lui-même répétait souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux oreilles! Ah! non, par exemple, elle ne le laisserait pas vendre! elle vendrait plutôt l'hôtel, pour acheter encore! Et Marcelle, silencieuse, le cœur serré à entendre voler passionnément ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prêt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, où elle avait vu monter peu à peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rêve grisant de leur publicité. Enfin, au dessert, elle s'était risquée: il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce désastre. Le père, tout de suite, avait baissé la tête, avec un coup d'œil embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère refusait d'une voix nette. Cinq cents francs! où voulait-on qu'elle les trouvât? Tous leurs capitaux étaient engagés dans des opérations; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient quand on avait épousé un meurt-de-faim, un homme qui écrivait des livres, on acceptait les conséquences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber à la charge des siens. Non! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mépris affecté de l'argent, ne rêvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa fille, et celle-ci s'en était allée désespérée, le cœur saignant de ne plus reconnaître sa mère, elle si raisonnable et si bonne autrefois.
Dans la rue, Marcelle avait marché, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis l'idée brusque lui était venue de s'adresser à l'oncle Chave; et, immédiatement, elle s'était présentée au discret rez-de-chaussée de la rue Nollet, pour ne pas le manquer, avant la Bourse. Il y avait eu des chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle avait aperçu le capitaine seul, fumant sa pipe, et il s'était désolé, l'air furieux contre lui-même, en criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse, comme un sale cochon qu'il était. Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre, il avait tonné contre eux, de vilains bougres encore ceux-là, qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce que, l'autre semaine, sa sœur ne l'avait pas traité de liardeur, comme pour tourner en ridicule son jeu prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre? En voilà une qu'il ne plaindrait pas, lorsqu'elle se casserait le cou!
Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains vides, avait dû se résigner à se rendre au journal, pour avertir son mari de ce qui s'était passé, le matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre n'était encore accepté par aucun éditeur, venait de se lancer à la chasse de l'argent, au travers du Paris boueux de cette journée de pluie, sans savoir où frapper, chez des amis, dans les journaux où il écrivait, au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eût suppliée de rentrer chez eux, elle était tellement anxieuse, qu'elle avait préféré rester là, sur cette banquette, à l'attendre.
Après le départ de sa fille, lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal.
«Si madame veut lire, pour prendre patience.»
Mais elle refusa du geste, et comme Saccard arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle avait envoyé son mari dans le quartier, une course ennuyeuse dont elle s'était débarrassée. Saccard, qui avait de l'amitié pour le petit ménage, comme il les nommait, voulait absolument qu'elle entrât chez lui attendre à l'aise. Elle s'en défendit, elle était bien là. Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il éprouva, à se trouver nez à nez, brusquement, avec la baronne Sandorff, qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui échangent un simple salut, pour ne pas s'afficher.
Jantrou, dans leur conversation, venait de dire à la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexité augmentait, devant la solidité de l'Universelle, sous les efforts croissants des baissiers sans doute Gundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps, et il y avait peut-être gros à gagner encore avec lui. Il l'avait décidée à temporiser, à les ménager tous deux. Le mieux était de tâcher d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de manière à les garder pour elle et à en profiter, ou bien à les vendre à l'autre, selon l'intérêt. Et cela sans complot noir, arrangé par lui d'un air de plaisanterie, tandis qu'elle-même lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire.
«Alors, elle est sans cesse fourrée chez vous, c'est votre tour?» dit Saccard avec sa brutalité, en entrant dans le cabinet de Jantrou.
Celui-ci joua l'étonnement.
«Qui donc?... Ah! la baronne.... Mais, mon cher maître, elle vous adore. Elle me le disait encore tout à l'heure.»
D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le vieux corsaire l'avait arrêté. Et il le regardait, dans sa déchéance de basse débauche, en pensant que, si elle avait cédé à la curiosité de savoir comment Sabatani était fait, elle pouvait bien vouloir goûter au vice de cette ruine.
«Ne vous défendez pas, mon cher. Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin, qui lui porterait un ordre.»
Jantrou fut très blessé, et il se contenta de rire, en s'obstinant à expliquer la présence chez lui de la baronne, qui était venue, disait-il, pour une question de publicité.
D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'épaules, avait déjà jeté de côté cette question de femme, sans intérêt, selon lui. Debout, allant et venant, se plantant devant la fenêtre pour regarder tomber l'éternelle pluie grise, il exhalait sa joie énervée. Oui, l'Universelle avait encore monté de vingt francs, la veille! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient? car la hausse serait allée jusqu'à trente francs, sans un paquet de titres qui était tombé sur le marché, dès la première heure. Ce qu'il ignorait, c'était que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions, luttant elle-même contre la hausse déraisonnable, ainsi que son frère lui en avait laissé l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant le succès grandissant, et cependant il était agité, ce jour-là, d'un tremblement intérieur, fait de sourde crainte et de colère. Il criait que les sales juifs avaient juré sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre à la tête d'un syndicat de baissiers pour l'écraser. On le lui avait affirmé à la Bourse, on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinée par le syndicat à nourrir la baisse. Ah! les brigands! Et ce qu'il ne répétait pas ainsi tout haut, c'étaient les autres bruits qui couraient, plus nets de jour en jour, des rumeurs contestant la solidité de l'Universelle, alléguant déjà des faits, des symptômes de difficultés prochaines, sans avoir encore, il est vrai, ébranlé en rien l'aveugle confiance du public.
Mais la porte fut poussée, et Huret entra, de son air d'homme simple.
«Ah! vous voilà donc, Judas!» dit Saccard.
Huret, en apprenant que Rougon allait décidément abandonner son frère, s'était remis avec le ministre; car il avait la conviction que, le jour où Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inévitable. Pour obtenir son pardon, il était rentré dans la domesticité du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant à son service les gros mots et les coups de pied au derrière.
«Judas, répéta-t-il avec le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis désintéressé au maître qu'il a trahi.»
Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe:
«Hein? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt-cinq aujourd'hui.
—Je sais j'ai vendu tout à l'heure.»
Du coup, la colère qu'il dissimulait sous son air de plaisanterie, éclata.
«Comment, vous avez vendu?... Ah! bien, c'est complet, alors! Vous me lâchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann!»
Le député le regardait, ébahi.
«Avec Gundermann, pourquoi?... Je me mets avec mes intérêts, oh! simplement! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux réaliser tout de suite, dès qu'il y a un joli bénéfice. Et c'est peut-être bien pour cela que je n'ai jamais perdu.»
Il souriait de nouveau, en Normand prudent et avisé, qui, sans fièvre, engrangeait sa moisson.
«Un administrateur de la société! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance? que doit-on penser, à vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse? Parbleu! je ne m'étonne plus, si l'on prétend que notre prospérité est factice et que le jour de la dégringolade approche.... Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique!»
Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s'en moquait, son affaire était faite. Il n'avait à présent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargé, le plus proprement possible, sans avoir trop à en souffrir lui-même.
«Je vous disais donc, mon cher, que j'étais venu pour vous donner un avis désintéressé... Le voici. Soyez sage, votre frère est furieux, il vous abandonnera carrément, si vous vous laissez vaincre.»
Saccard, refrénant sa colère, ne broncha pas.
«C'est lui qui vous envoie me dire ça?»
Après une hésitation, le député jugea préférable d'avouer.
«Eh bien, oui, c'est lui.... Oh! vous ne supposez pas que les attaques de L'Espérance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre.... Non! mais en vérité, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergé à dos, il vient encore d'être forcé de faire condamner un évêque comme d'abus.... Et, pour l'attaquer, vous allez justement choisir le moment où il a grand-peine à ne pas se laisser déborder par l'évolution libérale, née des réformes du 9 janvier, qu'il a consenti à appliquer, comme on dit, dans l'unique désir de les endiguer sagement.... Voyons, vous êtes son frère, croyez-vous qu'il soit content?
—En effet, répondit Saccard railleur, c'est bien vilain de ma part... Voilà ce pauvre frère, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier, et qui s'en prend à moi, parce qu'il ne sait plus comment se tenir en équilibre, entre la droite, tachée d'avoir été trahie, et le tiers état, affamé du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux Jamais! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui, dans sa terreur des libéraux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer à m'égorger pour leur plaire.... L'autre semaine, Émile Olivier l'a secoué vertement à la Chambre...
—Oh! interrompit Huret, il a toujours la confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyé une plaque de diamants.»
Mais, d'un geste énergique, Saccard disait qu'il n'était pas dupe.
«L'Universelle est désormais trop puissante, n'est-ce pas? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquérir par l'argent comme on le conquérait jadis par la loi, est-ce que cela peut se tolérer? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os.... Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs?... Et voilà mon imbécile de frère qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pâture aux sales juifs, aux libéraux, à toute la racaille, dans l'espérance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dévorera.... Eh bien, retournez lui dire que je me fous de lui...»
Il redressait sa petite taille, sa rage crevait enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon.
«Entendez-vous bien, je me fous de lui! C'est ma réponse, je veux qu'il le sache.»
Huret avait plié les épaules. Dès qu'on se fâchait, dans les affaires, ce n'était plus son genre. Après tout, il n'était là-dedans qu'un commissionnaire.
«Bon, bon! on le lui dira.... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde.»
Il y eut un silence. Jantrou, qui était resté absolument muet, en affectant d'être tout entier à la correction d'un paquet d'épreuves, avait levé les yeux, pour admirer Saccard. Était-il beau, le bandit, dans sa passion! Ces canailles de génie parfois triomphent, à ce degré d'inconscience, lorsque l'ivresse du succès les emporte. Et Jantrou, à ce moment, était pour lui, convaincu de sa fortune.
«Ah! J'oubliais, reprit Huret. Il paraît que Delcambre, le procureur général vous exècre.... Et, ce que vous ignorez encore, l'empereur l'a nommé ce matin ministre de la Justice.»
Brusquement, Saccard s'était arrêté. Le visage assombri, il dit enfin:
«Encore de la propre marchandise! Ah! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche?
—Dame! reprit Huret en exagérant son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive à tout le monde, dans les affaires, votre frère veut que vous ne comptiez pas sur lui, pour vous défendre contre Delcambre.
—Mais, tonnerre de Dieu! hurla Saccard, quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon, de Delcambre, et de vous par-dessus le marché!»
Heureusement, à cette minute, Daigremont entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour tous, qui coupa court aux violences. Très correct, il distribua des poignées de main en souriant, d'une amabilité flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soirée, où elle chanterait; et il venait simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais la présence de Saccard parut le ravir.
«Comment va, grand homme?
—Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous?» demanda celui-ci, sans répondre.
Vendre, ah! non, pas encore! Et son éclat de rire fut très sincère, il était réellement de solidité plus grande.
«Mais il ne faut jamais vendre, dans notre situation! s'écria Saccard.
—Jamais! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter sur moi.»
Ses paupières avaient battu, il venait d'avoir un regard oblique, tandis qu'il répondait des autres administrateurs, de Sédille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme de lui-même. L'affaire marchait si bien, c'était vraiment un plaisir d'être tous d'accord, dans le plus extraordinaire succès que la Bourse eût vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en alla en répétant qu'il comptait sur eux trois, pour sa soirée. Mounier, le ténor de l'Opéra, y donnerait la réplique à sa femme. Oh! un effet considérable!
«Alors, demanda Huret partant à son tour, c'est tout ce que vous avez à me répondre?
—Parfaitement!» déclara Saccard, de sa voix sèche.
Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme à son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal.
«C'est la guerre, mon brave! Il n'y a plus rien à ménager, tapez-moi sur toutes ces fripouilles!... Ah! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends!
—Tout de même, c'est raide!» conclut Jantrou, dont les perplexités recommençaient.
Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle attendait toujours. Il était à peine quatre heures, et Dejoie venait déjà d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait vite, sous le ruissellement blafard et entêté de la pluie. Chaque fois qu'il passait près d'elle, il trouvait un petit mot pour la distraire. Du reste, les allées et venues des rédacteurs s'activaient, des éclats de voix sortaient de la salle voisine, toute cette fièvre qui montait, à mesure que se faisait le journal.
Marcelle, brusquement, en levant les yeux, aperçut Jordan devant elle. Il était trempé, l'air anéanti, avec ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derrière quelque espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris.
«Rien, n'est-ce pas? demanda-t-elle, pâlissante.
—Rien, ma chérie, rien du tout.... Nulle part, pas possible...»
Et elle n'eut alors qu'une plainte basse, où tout son cœur saignait.
«Oh! mon Dieu!»
A ce moment, Saccard sortait du bureau de Jantrou, et il s'étonna de la trouver là encore.
«Comment, madame, votre coureur de mari ne fait que de revenir? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet.»
Elle le regardait fixement, une pensée soudaine s'était éveillée dans ses grands yeux désolés. Elle ne réfléchit même pas, elle céda à cette bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion.
«Monsieur Saccard, j'ai quelque chose à vous demander.... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous passions chez vous...
—Mais certainement, madame.»
Jordan, qui craignait d'avoir deviné, voulait la retenir.
Il lui balbutiait à l'oreille des non! non! entrecoupés, dans l'angoisse maladive où le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'était dégagée, il dut la suivre.
«Monsieur Saccard, reprit-elle, dès que la porte fut refermée, mon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander.... Alors, moi, je vous les demande...»
Et, de verve, avec ses airs drôles de petite femme gaie et résolue, elle conta son affaire du matin, l'entrée brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes, comment elle était parvenue à repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour même. Ah! ces plaies d'argent pour le petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance, la vie remise sans cesse en question, à propos de quelques misérables pièces de cent sous!
«Busch, répéta Saccard, c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes...»
Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant vers Jordan, qui restait silencieux, blême d'un insupportable malaise.
«Eh bien, je vais vous les avancer, moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dû me les demander tout de suite.»
Il s'était assis à sa table, pour signer un chèque, lors qu'il s'arrêta, réfléchissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant de l'occasion, ayant un prétexte?
«Écoutez, je le connais à fond, votre gredin.... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets à moitié prix.»
Les yeux de Marcelle, à présent, luisaient de gratitude.
«Oh! monsieur Saccard, que vous êtes bon!»
Et, s'adressant à son mari:
«Tu vois, grosse bête, que M. Saccard ne nous a pas mangés!»
Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrésistible, il l'embrassa, car c'était elle qu'il remerciait d'être plus énergique et adroite que lui, dans ces difficultés de la vie qui le paralysaient.
«Non! non! dit Saccard, lorsque le jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous êtes très gentils tous les deux de vous aimer si fort. Allez-vous-en tranquilles!»
Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueux, dans la bousculade des parapluies et l'éclaboussement des flaques. Mais, en haut, il eut beau sonner à la vieille porte dépeinte, où une plaque de cuivre étalait le mot: Contentieux, en grosses lettres noires: elle ne s'ouvrit pas, rien ne bougeait à l'intérieur. Et il se retirait, lorsque, dans sa contrariété vive, il l'ébranla violemment du poing. Alors, un pas traînard se fit entendre, et Sigismond parut.
«Tiens! c'est vous!... Je croyais que c'était mon frère qui remontait et qui avait oublié sa clef. Moi, jamais je ne réponds aux coups de sonnette.... Oh! il ne tardera pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez à le voir.»
Du même pas pénible et chancelant, il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, à ces hauteurs, au-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La pièce était d'une nudité froide, avec son étroit lit de fer, sa table et ses deux chaises, ses quelques planches encombrées de livres, sans un meuble. Devant la cheminée, un petit poêle, mal entretenu, oublié, venait de s'éteindre.
«Asseyez-vous, monsieur. Mon frère m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter.»
Mais Saccard refusait la chaise en le regardant, frappé des progrès que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pâle, aux yeux d'enfant, des yeux noyés de rêve, singuliers sous l'énergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'était extraordinairement creusé, comme allongé et tiré vers la tombe.
«Vous avez été souffrant?» demanda-t-il, ne sachant que dire.
Sigismond eut un geste de complète indifférence.
«Oh! comme toujours. La dernière semaine n'a pas été bonne, à cause de ce vilain temps. Mais ça va bien tout de même.... Je ne dors plus, je ne puis travailler, et j'ai un peu de fièvre, ça me tient chaud.... Ah! on aurait tant à faire!»
Il s'était remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit:
«Je vous demande pardon de m'asseoir, j'ai veillé toute la nuit, pour lire cette œuvre que j'ai reçue hier.... Une œuvre, oui! dix années de la vie de mon maître, Karl Marx, l'étude qu'il nous promettait depuis long temps sur le capital!... Voici notre Bible, maintenant, la voici!»
Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre; mais la vue des caractères gothiques le rebuta tout de suite.
«J'attendrai qu'il soit traduit», dit-il en riant.
Le jeune homme, d'un hochement de tête, sembla dire que, même traduit, il ne serait guère pénétré que par les seuls initiés. Ce n'était pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre société actuelle, basée sur le système capitaliste! La plaine était rase, on pouvait reconstruire.
«Alors, c'est le coup de balai? demanda Saccard, toujours plaisantant.
—En théorie, parfaitement! répondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jour, toute la marche de révolution est là. Reste à l'exécuter en fait.... Mais vous êtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considérables que l'idée fait à chaque heure. Ainsi, vous qui, avec votre Universelle, avez remué et centralisé en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme.... J'ai suivi votre affaire avec passion, oui! de cette chambre perdue, si tranquille, j'en ai étudié le développement jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez là, car l'État collectiviste n'aura à faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié en détail les petits, réaliser l'ambition de votre rêve démesuré, qui est, n'est-ce pas? d'absorber tous les capitaux du monde, d'être l'unique banque, l'entrepôt général de la fortune publique.... Oh! je vous admire beaucoup, moi! je vous laisserais aller, si j'étais le maître, parce que vous commencez notre besogne, en précurseur de génie.»
Et il souriait de son pâle sourire de malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, très surpris de le trouver si au courant des affaires du jour, très flatté aussi des éloges intelligents.
«Seulement, continua-t-il, le beau matin où nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intérêts privés par l'intérêt de tous, faisant de votre grande machine à sucer l'or des autres, la régulatrice même de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça.»
Il avait trouvé un sou parmi les papiers de sa table, il tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime désignée.
«L'argent! s'écria Saccard, supprimer l'argent! la bonne folie!
—Nous supprimerons l'argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune place, aucune raison d'être, dans l'État collectiviste. A titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers.... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là.... Il faut tuer, tuer l'argent!»
Mais Saccard se fâchait. Plus d'argent, plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient éclairé sa vie! Toujours la richesse s'était matérialisée pour lui dans cet éblouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grêle sur la terre qu'elle couvrait, des tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait à la pelle, pour le plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaieté, cette raison de se battre et de vivre!
«C'est imbécile, oh! ça, c'est imbécile!... Jamais, entendez-vous!
—Pourquoi jamais? pourquoi imbécile?... Est-ce que, dans l'économie de la famille, nous faisons usage de l'argent? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'échange.... Alors, à quoi bon l'argent, lorsque la société ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant elle-même?
—Je vous dis que c'est fou!... Détruire l'argent, mais c'est la vie même, l'argent! Il n'y aurait plus rien, plus rien!»
Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenêtre, il s'assura d'un regard que la Bourse était toujours là, car peut-être ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrée d'un souffle. Elle y était toujours, mais très vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pâle fantôme de Bourse près de s'évanouir en une fumée grise.
«D'ailleurs, je suis bien bête de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande à voir ça.
—Bah! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaît.... Ainsi, nous avons bien vu la forme de la richesse changer déjà une fois, lorsque la valeur de la terre a baissé, que la fortune foncière, domaniale, les champs et les bois, a décliné devant la fortune mobilière, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui à une précoce caducité de cette dernière, à une sorte de dépréciation rapide, car il est certain que le taux s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus atteint.... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaîtrait-il pas, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront.»
Il s'était absorbé dans la contemplation du sou, comme s'il eût rêvé qu'il tenait le dernier sou des vieux âges, un sou égaré, ayant survécu à l'antique société morte. Que de joies et que de larmes avaient usé l'humble métal! Et il était tombé à la tristesse de l'éternel désir humain.
«Oui, reprit-il doucement, vous avez raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des années, des années. Sait-on même si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'égoïsme, dans l'organisation sociale.... Pourtant, j'ai espéré le triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister à cette aube de la justice.»
Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui qui, dans sa négation de la mort, la traitait comme si elle n'était pas, eut un geste, pour l'écarter. Mais, déjà, il se résignait.
«J'ai fait ma tâche, je laisserai mes notes, dans le cas où je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rêvé. Il faut que la société de demain soit le fruit mûr de la civilisation, car, si l'on ne garde la bon côté de l'émulation et du contrôle, tout croule.... Ah! cette société, comme je la vois nettement à cette heure, créée enfin, complète, telle que je suis parvenu, après tant de veilles, à la mettre debout! Tout est prévu, résolu, c'est enfin la souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est là, sur le papier, mathématique, définitive.»
Et il promenait ses longues mains émaciés parmi les notes éparses, et il s'exaltait, dans ce rêve des milliards reconquis, partagé équitablement, entre tous dans cette joie, et cette santé qu'il rendait d'un trait de plume à l'humanité souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nudité de sa chambre.
Mais une voix rude fit tressaillir Saccard.
«Qu'est-ce que vous faite là?»
C'était Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle crainte qu'on ne donnât une crise de toux son frère, en le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la réponse, il grondait maternellement, désespéré.
«Comment! tu as encore laissé mourir ton poêle! Je te demande un peu si c'est raisonnable, par une humidité pareille!»
Déjà, pliant les genoux, malgré la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le ménage, s'inquiéta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut décidé celui-ci à s'allonger sur le lit, pour se reposer.
«Monsieur Saccard, si vous désirez passer dans mon cabinet...»
Mme Méchain s'y trouvait, assise sur l'unique chaise.
Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage, une visite importante, dont la pleine réussite les enchantait. C'était enfin, après une attente désespérée, l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au cœur. Pendant trois ans, la Méchain avait battu le pavé, en quête de Léonie Cron, cette fille séduite, à laquelle le comte de Beauvilliers avait signé une reconnaissance de dix mille francs, payable le jour de sa majorité. Vainement, elle s'était adressée à son cousin Fayeux, le receveur de rentes de Vendôme, qui avait acheté pour Busch la reconnaissance, dans un lot de vieilles créances, provenant de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier à ses heures: Fayeux ne savait rien, écrivait seulement que la fille Léonie Cron devait être en service chez un huissier, à Paris, qu'elle avait quitté depuis plus de dix ans Vendôme, où elle n'était jamais revenue et où il ne pouvait même questionner un seul de ses parents, tous étant morts. La Méchain avait bien découvert l'huissier, et elle était arrivée à suivre de là Léonie chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste; mais, à partir du dentiste, le fil se cassait brusquement, la piste s'interrompait, une aiguille dans une botte de foin, une fille tombée, perdue dans la boue du grand Paris. Sans résultat, elle avait couru les bureaux de placement, visité les garnis borgnes, fouillé la basse débauche, toujours aux aguets, tournant la tête, interrogeant, dès que ce nom de Léonie frappait ses oreilles. Et cette fille, qu'elle était allée chercher bien loin, voilà qu'elle venait, ce jour-là, par un hasard, de mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la maison publique voisine, où elle relançait une ancienne locataire de la cité de Naples, qui lui devait trois francs. Un coup de génie la lui avait fait flairer et reconnaître, sous le nom distingué de Léonie, au moment où madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suite, Busch, averti, était revenu avec elle à la maison, pour traiter; et cette grosse fille, aux durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, à la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris; puis il s'était rendu compte de son charme spécial, surtout avant ses dix années de prostitution, ravi d'ailleurs qu'elle fût tombée si bas, abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle était stupide, elle avait accepté le marché avec une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchée, inespérée même, à ce point de laideur et de honte!
«Je vous attendais, monsieur Saccard. Nous avons à causer.... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas?»
Dans l'étroite pièce, bondée de dossiers, déjà noire, qu'une maigre lampe éclairait d'une lumière fumeuse, la Méchain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'unique chaise. Et resté debout, ne voulant point avoir l'air d'être venu sur une menace, Saccard entama tout de suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et méprisante.
«Pardon, je suis monté pour régler une dette d'un de mes rédacteurs... Le petit Jordan, un très charmant garçon, que vous poursuivez à boulets rouges, avec une férocité vraiment révoltante. Ce matin encore, parait-il, vous vous êtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire...»
Saisi d'être attaqué de la sorte, lorsqu'il s'apprêtait à prendre l'offensive, Busch perdit pied, oublia l'autre histoire, s'irrita sur celle-ci.
«Les Jordan, vous venez pour les Jordan... il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça.... Des bougres qui se fichent de moi depuis des années, dont j'ai eu une peine du diable à tirer quatre cents francs sou à sou!... Ah! tonnerre de Dieu, oui! je les ferai vendre, je les jetterai à la rue demain matin, si je n'ai pas ce soir, là, sur mon bureau, les trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore.»
Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors de lui, ayant dit qu'il était déjà payé quarante fois de cette créance, qui ne lui avait sûrement pas coûté dix francs, il s'étrangla en effet de colère.
«Nous y voilà! vous n'avez tous que ça à dire.... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas? cette dette de trois cents francs qui est montée à plus de sept cents.... Mais est-ce que ça me regarde, moi? On ne me paie pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chère, c'est sa faute!... Alors, quand j'ai acheté une créance de dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait fini. Eh bien, et mes risques, et mes courses, et mon travail de tête, oui! et mon intelligence? Justement, tenez, pour cette affaire Jordan, vous pouvez consulter madame, qui est là. C'est elle qui s'en est occupée. Ah! elle en a fait des pas et des démarches, elle en a usé de la chaussure, à monter les escaliers de tous les journaux, d'où on la flanquait à la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse. Cette affaire, mais nous l'avons nourrie pendant des mois, nous y avons rêvé, nous y avons travaillé comme à un de nos chefs-d'œuvre, elle me coûte une somme folle, à dix sous l'heure seulement!»
Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la pièce.
«J'ai ici pour plus de vingt millions de créances, et de tous les âges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales.... Les voulez-vous pour un million? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des débiteurs que je file depuis un quart de siècle! Pour obtenir d'eux quelques misérables centaines de francs, même moins parfois, je patiente des années, j'attends qu'ils réussissent ou qu'ils héritent.... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment là, regardez! dans ce coin, tout ce tas énorme. C'est le néant ça, ou plutôt c'est la matière brute, d'où il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait après quelle complication de recherches et d'ennuis!... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas? Ah! non, vous me croiriez trop bête, vous ne seriez pas si bête, vous!»
Sans s'attarder à discuter davantage, Saccard tira son portefeuille.
«Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte.»
Busch sursauta d'exaspération.
«Deux cents francs, jamais de la vie!... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes.»
Mais, de sa voix égale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaît la puissance de l'argent, montré, étalé, Saccard répéta à deux, à trois reprises:
«Je vais vous donner deux cents francs...»
Et le juif, convaincu au fond qu'il était raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux.
«Je suis trop faible. Quel sale métier!... Parole d'honneur! on me dépouille, on me vole.... Allez! pendant que vous y êtes, ne vous gênez pas, prenez-en d'autres, oui! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs!»
Puis, lorsque Busch eut signé un reçu et écrit un mot pour l'huissier, car le dossier n'était plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secoué, qu'il aurait laissé partir Saccard, sans la Méchain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole.
«Et l'affaire?» dit-elle.
Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparé, son récit, ses questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emporté d'un coup, dans sa hâte d'arriver au fait.
«L'affaire, c'est vrai.... Je vous ai écrit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte à régler ensemble...»
Il avait allongé la main pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui.
«En 1852, vous êtes descendu dans un hôtel meublé de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavaille, âgée de seize ans, que vous avez violentée, un soir, dans l'escalier.... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payé un seul, car vous êtes parti sans laisser d'adresse, avant l'échéance du premier. Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre première femme...»
Très pâle. Saccard écoutait, regardait. C'était, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passé qui s'évoquait, une sensation d'écroulement, une masse énorme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la première minute, il perdit la tête, il bégaya.
«Comment savez-vous?... Comment avez-vous ça?»
Puis, de ses mains tremblantes, il se hâta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idée de payer, de rentrer en possession de ce dossier fâcheux.
«Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas?... C'est six cents francs.... Oh! il y aurait beaucoup à dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion.»
Et il tendit six billets de banque.
«Tout à l'heure! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madame, que vous voyez là, est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont à elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement.... Cette pauvre Rosalie est restée infirme, à la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misère affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie.... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses...
—Des choses terribles!» accentua de sa petite voix la Méchain, rompant son silence.
Effaré, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliée, tassée là comme une outre dégonflée à demi. Elle l'avait toujours inquiété, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs déclassées; et il la retrouvait, mêlée à cette histoire désagréable.
«Sans doute, la malheureuse, c'est bien fâcheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment.... Voici toujours les six cents francs.»
Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme.
«Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant.... Oui, un enfant qui est dans sa quatorzième année, un enfant qui vous ressemble à un tel point, que vous ne pouvez le renier.»
Abasourdi, Saccard répéta à plusieurs reprises:
«Un enfant, un enfant...»
Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout à coup remis d'aplomb et très gaillard:
«Ah! ça, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou.... Le petit a hérité de sa mère, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché... Un enfant, mais c'est très gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur!... Où est-il, que j'aille le voir? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené tout de suite?»
Stupéfié à son tour, Busch songeait à sa longue hésitation, aux ménagements infinis que Mme Caroline prenait pour révéler l'existence de Victor à son père. Et, démonté, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquées, lâchant tout à la fois, les six mille francs d'argent prêté et de frais d'entretien que la Méchain réclamait, les deux mille francs d'acompte donnés par Mme Caroline, les instincts épouvantables de Victor, son entrée à l'Œuvre du Travail. Et, de son côté, Saccard sursautait, à chaque nouveau détail. Comment, six mille francs! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dépouillé le gamin? Un acompte de deux mille francs! on avait eu l'audace d'extorquer à une dame de ses amies deux mille francs! mais c'était un vol, un abus de confiance! Ce petit, parbleu! on l'avait mal élevé, et l'on voulait qu'il payât ceux qui étaient responsables de cette mauvaise éducation! On le prenait donc pour un imbécile!
«Pas un sou! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche!»
Busch, blême, s'était mis debout devant sa table.
«C'est ce que nous verrons. Je vous traînerai en justice.
—Ne dites donc pas de bêtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là... Et, si vous espérez me faire chanter, c'est encore plus bête, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant! mais je vous dis que ça me flatte!»
Et, comme la Méchain bouchait la porte, il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flûte:
«Canaille! sans cœur!
—Vous aurez de nos nouvelles!» hurla Busch, qui referma la porte à la volée.
Saccard était dans un tel état d'excitation, qu'il donna l'ordre à son cocher de rentrer directement, rue Saint-Lazare. Il avait hâte de voir Mme Caroline, il l'aborda sans une gêne, la gronda tout de suite d'avoir donné les deux mille francs.
«Mais, ma chère amie, jamais on ne lâche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter?»
Elle, saisie qu'il sût enfin l'histoire, demeurait muette. C'était bien l'écriture de Busch qu'elle avait reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien à cacher, puisqu'un autre venait de lui éviter le souci de la confidence. Cependant, elle hésitait toujours, confuse pour cet homme qui l'interrogeait si à l'aise.
«J'ai voulu vous éviter un chagrin.... Ce malheureux enfant était dans une telle dégradation!... Depuis longtemps, je vous aurais tout raconté, sans un sentiment...
—Quel sentiment?... Je vous avoue que je ne comprends pas.»
Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse à vivre; tandis que lui continuait à s'exclamer, enchanté, vraiment rajeuni.
«Ce pauvre gamin! je l'aimerai beaucoup, je vous assure.... Vous avez très bien fait de le mettre à l'Œuvre du Travail, pour le décrasser un peu. Mais nous allons le retirer de là, nous lui donnerons des professeurs.... Demain, j'irai le voir, oui! demain, si je ne suis pas trop pris.»
Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passèrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvât une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant au fleuve débordé qui l'emportait. Dans les premiers jours de décembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'être atteint, au milieu de l'extraordinaire fièvre dont l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis était que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolérable: désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand même, on montait sans cesse, par la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l'évidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagérée de son triomphe, entouré comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol miné, crevassé, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'à chaque liquidation il restât victorieux, ne décolérait-il pas contre les baissiers, dont les pertes déjà devaient être effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner? N'allait-il pas enfin les détruire? Et il s'exaspérait surtout de ce qu'il disait flairer, à côté de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-être, des traîtres qui passaient à l'ennemi, ébranlés dans leur foi, ayant la hâte de réaliser.
Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire.
«Vous savez, mon ami, que j'ai vendu moi.... Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours de deux mille sept cents.»
Il resta anéanti, comme devant la plus noire des trahisons.
«Vous avez vendu, vous! vous, mon Dieu!»
Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinée, lui rappelant qu'elle et son frère l'avaient averti. Ce dernier, qui était toujours à Rome, écrivait des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur cette hausse exagérée, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer à tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu.
«Vous, vous! répétait Saccard. C'était vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre! Ce sont vos actions que j'ai dû racheter!»
Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer.
«Mon ami, écoutez-moi.... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespéré, extravagant? Moi, tout cet argent m'épouvante, je ne puis croire qu'il m'appartienne.... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensée, pourquoi l'exciter encore? On me dit de tous les côtés que la catastrophe est au bout, fatalement.... Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte à ce que les titres reprennent leur valeur réelle, et c'est la maison solide, c'est le salut.»
Mais, violemment, il s'était remis debout.
«Je veux le cours de trois mille.... J'ai acheté et j'achèterai encore, quitte à en crever.... Oui! que je crève, que tout crève avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille!»
Après la liquidation du 15 décembre, les cours montèrent à deux mille huit cents, à deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé à la Bourse, au milieu d'une agitation de foule démente. Il n'y avait plus ni vérité, ni logique, l'idée de la valeur était pervertie, au point de perdre tout sens réel. Le bruit courait que Gundermann, contrairement à ses habitudes de prudence, se trouvait engagé dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi à chaque quinzaine, au fur et à mesure de la hausse, par sauts énormes; et l'on commençait à dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles étaient à l'envers, on s'attendait à des prodiges.
Et, à cette minute suprême, où Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouée de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, étalait un tapis, qui des marches du vestibule se déroulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrée, en souverain à qui l'on épargne le commun pavé des rues.