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L'Argent

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A cette fin d'année, le jour de la liquidation de décembre, la grande salle de la Bourse se trouva pleine dès midi et demi, dans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semaines, d'ailleurs, l'effervescence montait, et elle aboutissait à cette dernière journée de lutte, une cohue fiévreuse où grondait déjà la décisive bataille qui allait s'engager. Dehors, il gelait terriblement; mais un clair soleil d'hiver pénétrait, d'un rayon oblique, par le haut vitrage, égayant tout un côté de la salle nue, aux sévères piliers, à la voûte triste, que glaçaient encore des grisailles allégoriques; tandis que des bouches de calorifères, tout le long des arcades, soufflaient une haleine tiède, au milieu du courant froid des portes grillagées, continuellement battantes.

Le baissier Moser, plus inquiet et plus jaune que de coutume, se heurta contre le haussier Pillerault, arrogamment planté sur ses hautes jambes de héron.

«Vous savez ce qu'on dit?...»

Mais il dut élever la voix, pour se faire entendre, dans le bruit croissant des conversations, un roulement régulier, monotone, pareil à une clameur d'eaux débordées, coulant sans fin.

«On dit que nous aurons la guerre en avril.... Ça ne peut pas finir autrement, avec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre.... Et, d'ailleurs, Bismarck...»

Pillerault éclata de rire.

«Fichez-moi donc la paix, vous et votre Bismarck!... Moi qui vous parle, j'ai causé cinq minutes avec lui, cet été, quand il est venu. Il a l'air très bon garçon.... Si vous n'êtes pas content, après l'écrasant succès de l'Exposition, que vous faut-il? Eh! mon cher, l'Europe entière est à nous.»

Moser hocha désespérément la tête. Et, en phrases que coupaient à chaque seconde les bousculades de la foule, il continua à dire ses craintes. L'état du marché était trop prospère, d'une prospérité pléthorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. Grâce à l'Exposition, il avait poussé trop d'affaires, on s'était engoué, on en arrivait à la pure démence du jeu. Est-ce que ce n'était pas fou, par exemple, l'Universelle à trois mille trente?

«Ah! nous y voilà!» cria Pillerault.

Et, de tout près, en accentuant chaque syllabe:

«Mon cher, on finira ce soir à trois mille soixante.... Vous serez tous culbutés, c'est moi qui vous le dis.»

Le baissier, facilement impressionnable pourtant, eut un petit sifflement de défi. Et il regarda en l'air, pour marquer sa fausse tranquillité d'âme, il resta un moment à examiner les quelques têtes de femme, qui se penchaient, là-haut, à la galerie du télégraphe, étonnées du spectacle de cette salle, où elles ne pouvaient entrer. Des écussons portaient des noms de villes, les chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blême, que des infiltrations avaient tachée de jaune.

«Tiens! c'est vous!» reprit Moser en baissant la tête et en reconnaissant Salmon, qui souriait devant lui, de son éternel et profond sourire.

Puis, troublé, voyant dans ce sourire une approbation donnée aux renseignements de Pillerault:

«Enfin, si vous savez quelque chose, dites-le.... Moi, mon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermann, parce que Gundermann, n'est-ce pas? c'est Gundermann.... Ça finit toujours bien, avec lui.

—Mais, dit Pillerault ricanant, qui vous dit que Gundermann est à la baisse?»

Du coup, Moser arrondit des yeux effarés. Depuis longtemps, le gros commérage de la Bourse était que Gundermann guettait Saccard, qu'il nourrissait la baisse contre l'Universelle, en attendant d'étrangler celle-ci, à quelque fin de mois, d'un effort brusque, lorsque l'heure serait venue d'écraser le marché sous ses millions; et, si cette journée s'annonçait si chaude, c'était que tous croyaient, répétaient que la bataille allait enfin être pour ce jour-là, une de ces batailles sans merci où l'une des deux armées reste par terre, détruite. Mais est-ce qu'on était jamais certain, dans ce monde de mensonge et de ruse? Les choses les plus sûres, les plus annoncées à l'avance, devenaient, au moindre souffle, des sujets de doute pleins d'angoisse.

«Vous niez l'évidence, murmura Moser. Sans doute, je n'ai pas vu les ordres, et on ne peut rien affirmer.... Hein? Salmon, qu'est-ce que vous en dites? Gundermann ne peut pas lâcher, que diable!»

Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincir, d'une finesse extrême.

«Ah! reprit-il, en désignant du menton un gros homme qui passait, si celui-là voulait parler, je ne serais pas en peine. Il voit clair.»

C'était le célèbre Amadieu, qui vivait toujours sur sa réussite, dans l'affaire des mines de Selsis, les actions achetées à quinze francs, en un coup d'entêtement imbécile, revendues plus tard avec un bénéfice d'une quinzaine de millions, sans qu'il eût rien prévu ni calculé, au hasard. On le vénérait pour ses grandes capacités financières, une véritable cour le suivait, en tâchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer.

«Bah! s'écria Pillerault, tout à sa théorie favorite du casse-cou, le mieux est encore de suivre son idée, au petit bonheur.... Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alors, quoi? il ne faut pas réfléchir. Moi, chaque fois que j'ai réfléchi, j'ai failli y rester.... Tenez! tant que je verrai ce monsieur-là solide à son poste, avec son air de gaillard qui veut tout manger, j'achèterai.»

D'un geste, il avait montré Saccard, qui venait d'arriver et qui s'installait à sa place habituelle, contre le pilier de la première arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importante, il avait ainsi une place connue, où les employés et les clients étaient certains de le trouver, les jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle; il n'y envoyait même pas un représentant officiel; mais on y sentait une armée à lui, il y régnait en maître absent et souverain, par la légion innombrable des remisiers, des agents qui apportaient ses ordres, sans compter ses créatures, si nombreuses, que tout homme présent était peut-être le mystérieux soldat de Gundermann. Et c'était contre cette armée insaisissable et partout agissante que luttait Saccard, en personne, à front découvert. Derrière lui, dans l'angle du pilier, il y avait un banc, mais il ne s'y asseyait jamais, debout pendant les deux heures du marché, comme dédaigneux de la fatigue. Parfois, aux minutes d'abandon, il s'appuyait simplement du coude à la pierre, que la salissure de tous les contacts, à hauteur d'homme, avait noircie et polie; et dans la nudité blafarde du monument il y avait même là un détail caractéristique, cette bande de crasse luisante, contre les portes, contre les murs, dans les escaliers, dans la salle, un soubassement immonde, la sueur accumulée des générations de joueurs et de voleurs. Très élégant, très correct, ainsi que tous les boursiers, avec son drap fin et son linge éblouissant, Saccard avait la mine aimable et reposée d'un homme sans préoccupations, au milieu de ces murs bordés de noir.

«Vous savez, dit Moser en étouffant sa voix, qu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considérables. Si l'Universelle joue sur ses propres actions, elle est fichue.»

Mais Pillerault protestait.

«Encore un cancan!... Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achète.... Il est là pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer.»

Moser, d'ailleurs, n'insista pas. Personne encore, à la Bourse, n'aurait osé affirmer la terrible campagne menée par Saccard, ces achats qu'il faisait pour le compte de la société, sous le couvert d'hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d'autres encore, surtout des employés de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotée à l'oreille, démentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D'abord, il n'avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dès qu'il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il était maintenant entraîné par la lutte, et il avait prévu, ce jour-là, la nécessité d'achats exagérés, s'il voulait rester maître du champ de bataille. Ses ordres étaient donnés, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgré son incertitude sur le résultat final et le trouble qu'il éprouvait, à s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse.

Brusquement, Moser, qui était allé rôder derrière le dos du célèbre Amadieu, en grande conférence avec un petit homme chafouin, revint très exalté, bégayant:

«Je l'ai entendu, entendu de mes oreilles.... Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dépassaient dix millions.... Oh! je vends, je vends, je vendrais jusqu'à ma chemise!

—Dix millions, fichtre! murmura Pillerault, la voix un peu altérée. C'est une vraie guerre au couteau.»

Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particulières, il n'y avait plus que ce duel féroce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en était fait, c'était cela seul qui grondait si haut, l'entêtement calme et logique de l'un à vendre, l'enfièvrement de passion à toujours acheter, qu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaient, murmurées d'abord, finissaient par des éclats de trompette. Dès qu'ils ouvraient la bouche, les uns criaient, pour se faire entendre au milieu du vacarme; tandis que d'autres, pleins de mystère, se penchaient à l'oreille de leurs interlocuteurs, parlaient très bas même quand ils n'avaient rien à dire.

«Eh! je garde mes positions à la hausse! reprit Pillerault, déjà raffermi. Il fait un soleil trop beau, tout va monter encore.

—Tout va crouler, répliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loin, j'ai eu une crise cette nuit.»

Mais le sourire de Salmon, qui les écoutait à tour de rôle, devint si aigu, que tous deux restèrent mécontents, sans certitude possible. Est-ce que ce diable d'homme, si extraordinairement fort, si profond et si discret, avait trouvé une troisième façon de jouer, en ne se mettant ni à la hausse ni à la baisse?

Saccard, à son pilier, voyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellement, des mains se tendaient, et il les serrait toutes, avec la même facilité heureuse, mettant dans chaque étreinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraient, échangeaient un mot, repartaient ravis. Beaucoup s'entêtaient, ne le lâchaient plus, glorieux d'être de son groupe. Souvent il se montrait aimable, sans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsi, il fallut que le capitaine Chave lui nommât Maugendre, pour qu'il reconnût celui-ci. Le capitaine, remis avec son beau-frère, le poussait à vendre; mais la poignée de main du directeur suffit à enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuite, ce fut Sédille, l'administrateur, le grand marchand de soie, qui voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce périclitait, toute sa fortune était liée à celle de l'Universelle, à ce point que la baisse possible devait être pour lui un écroulement; et, anxieux, dévoré de sa passion, ayant d'autres ennuis du côté de son fils Gustave qui ne réussissait guère chez Mazaud, il éprouvait le besoin d'être rassuré, encouragé. D'une tape sur l'épaule, Saccard le renvoya, plein de foi et d'ardeur. Puis, il y eut tout un défilé Kolb, le banquier, qui avait réalisé depuis longtemps, mais qui ménageait le hasard; le marquis de Bohain, qui, avec sa condescendance hautaine de grand seigneur, affectait de fréquenter la Bourse, par curiosité et désœuvrement; Huret lui-même, incapable de rester fâché, trop souple pour n'être pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement final, venant voir s'il n'y avait plus rien à ramasser. Mais Daigremont parut, tous s'écartèrent. Il était très puissant, on remarqua son amabilité, la façon dont il plaisanta, d'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaient, car il avait la réputation d'un homme adroit, qui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaient, qui échangeaient simplement un coup d'œil avec Saccard, les hommes à lui, les employés chargés de donner les ordres, achetant aussi pour leur propre compte, dans la rage de jeu dont l'épidémie décimait le personnel de la rue de Londres, toujours aux aguets, l'oreille aux serrures, en chasse des renseignements. Ce fut ainsi que, deux fois, Sabatani passa, avec sa grâce molle d'Italien mâtiné d'Oriental, en affectant de ne pas même voir le patron; tandis que Jantrou, immobile à quelques pas, tournant le dos, semblait tout à la lecture des dépêches des Bourses étrangères, affichées dans des cadres grillagés. Le remisier Massias, qui, toujours courant, bouscula le groupe, eut un petit signe de tête, pour rendre sans doute une réponse, quelque commission vivement faite. Et, à mesure que l'heure de l'ouverture approchait, le piétinement sans fin, le double courant de foule, sillonnant la salle, l'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marée haute.

On attendait le premier cours.

A la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d'entrer, côte à côte, d'un air de correcte confraternité. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, était d'une vivacité gaie, où se retrouvait sa chance si heureuse jusque-là, cette chance qui l'avait fait hériter, à trente-deux ans, de la charge d'un de ses oncles; tandis que Jacoby, ancien fondé de pouvoir, devenu agent à l'ancienneté, grâce à des clients qui le commanditaient, avait le ventre épaissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, étalant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets à la main, causaient du beau temps, comme s'ils n'avaient pas tenu là, sur ces quelques feuilles, les millions qu'ils allaient échanger, ainsi que des coups de feu, dans la meurtrière mêlée de l'offre et de la demande.

«Hein? une jolie gelée!

—Oh! imaginez-vous, je suis venu à pied, tant c'était charmant!»

Arrivés devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu'on y jette, ils s'arrêtèrent un instant, appuyés à la rampe de velours rouge qui l'entoure, continuant à se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l'œil les alentours.

Les quatre travées, en forme de croix, fermées par des grilles, sorte d'étoile à quatre branches ayant pour centre la corbeille, était le lieu sacré interdit au public; et, entre les branches, en avant, il y avait d'un côté un autre compartiment, où se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres; tandis que, de l'autre côté, un compartiment plus petit, ouvert celui-là, nommé «la guitare», à cause de sa forme sans doute, permettait aux employés et aux spéculateurs de se mettre en contact direct avec les agents. Derrière, dans l'angle formé par deux autres branches, se tenait, en pleine foule, le marché des rentes françaises, où chaque agent était représenté, ainsi qu'au marché du comptant, par un commis spécial, ayant son carnet distinct; car les agents de change, autour de la corbeille, ne s'occupent exclusivement que des marchés à terme, tout entiers à la grande besogne effrénée du jeu.

Mais, apercevant, dans la travée de gauche, son fondé de pouvoir Berthier qui lui faisait un signe, Mazaud alla échanger avec lui quelques mots à demi-voix, les fondés de pouvoir n'ayant que le droit d'être dans les travées, à distance respectueuse de la rampe de velours rouge, qu'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jour, Mazaud venait ainsi à la Bourse avec Berthier et ses deux commis, celui du comptant et celui de la rente, auxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge; sans compter l'employé aux dépêches qui était toujours le petit Flory, la face de plus en plus enfouie dans son épaisse barbe, d'où ne sortait que l'éclat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francs, au lendemain de Sadowa, Flory, affolé par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dévorante, jouait éperdument à son compte, sans calcul aucun d'ailleurs, tout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissait, les télégrammes qui lui passaient par les mains, suffisaient à le guider. Et, justement, comme il descendait en courant du télégraphe, installé au premier étage, les deux mains pleines de dépêches il dut faire appeler par un garde Mazaud, qui lâcha Berthier, pour venir contre la guitare.

«Monsieur, faut-il aujourd'hui les dépouiller et les classer?

—Sans doute, si elles arrivent ainsi en masse.... Qu'est-ce que c'est que tout ça?

—Oh! de l'Universelle, des ordres d'achat, presque toutes.»

L'agent, d'une main exercée, feuilletait les dépêches, visiblement satisfait. Très engagé avec Saccard, qu'il reportait depuis longtemps pour des sommes considérables, ayant encore reçu de lui, le matin même, des ordres d'achat énormes, il avait fini par être l'agent en titre de l'Universelle. Et, quoique sans grosse inquiétude jusque-là, cet engouement persistant du public, ces achats entêtés, malgré l'exagération des cours, le rassuraient, un nom le frappa, parmi les signataires des dépêches, celui de Fayeux, ce receveur de rentes de Vendôme, qui devait s'être fait une clientèle extrêmement nombreuse de petits acheteurs, parmi les fermiers, les dévotes et les prêtres de sa province, car il ne se passait pas de semaine, sans qu'il envoyât ainsi télégrammes sur télégrammes.

«Donnez ça au comptant, dit Mazaud à Flory. Et n'attendez pas qu'on vous descende les dépêches, n'est-ce pas? Restez là-haut, prenez-les vous-même.»

Flory alla s'accouder à la balustrade du comptant, criant à toute voix:

«Mazaud! Mazaud!»

Et ce fut Gustave Sédille qui s'approcha; car, à la Bourse, les employés perdent leur nom, n'ont plus que le nom de l'agent qu'ils représentent. Flory, lui aussi, s'appelait Mazaud. Après avoir quitté la charge pendant près de deux ans, Gustave venait d'y rentrer, afin de décider son père à payer ses dettes; et, ce jour-là, en l'absence du commis principal, il se trouvait chargé du comptant, ce qui l'amusait. Flory s'étant penché à son oreille, tous deux convinrent de n'acheter pour Fayeux qu'au dernier cours, après avoir joué pour eux sur ses ordres, n'achetant et en revendant d'abord au nom de leur homme de paille habituel, de façon à toucher la différence, puisque la hausse leur semblait certaine.

Cependant, Mazaud revint vers la corbeille. Mais, à chaque pas, un garde lui remettait, de la part de quelque client qui n'avait pu s'approcher, une fiche, où un ordre était griffonné au crayon. Chaque agent avait sa fiche particulière, d'une couleur spéciale, rouge, jaune, bleue, verte, afin qu'on pût la reconnaître aisément. Celle de Mazaud était verte couleur de l'espérance; et les petits papiers verts continuaient à s'amasser entre ses doigts, dans le continuel va-et-vient des gardes, qui les prenaient au bout des travées, de la main des employés et des spéculateurs, tous pourvus d'une provision de ces fiches, de façon à gagner du temps. Comme il s'arrêtait de nouveau devant la rampe de velours, il y retrouva Jacoby, qui, lui également, tenait une poignée de fiches, sans cesse grossie, des fiches rouges, d'un rouge frais de sang répandu: sans doute des ordres de Gundermann et de ses fidèles, car personne n'ignorait que Jacoby, dans le massacre qui se préparait, était l'agent des baissiers, le principal exécuteur des hautes œuvres de la banque juive. Et il causait maintenant avec un autre agent, Delarocque, son beau-frère, un chrétien qui avait épousé une juive, un gros homme roux et trapu, très chauve, lancé dans le monde des cercles, connu pour recevoir les ordres de Daigremont, lequel s'était fâché depuis peu avec Jacoby, comme autrefois avec Mazaud. L'histoire que Delarocque racontait, une histoire grasse de femme rentrée chez son mari sans chemise, allumait ses petits yeux clignotants, tandis qu'il agitait, dans une mimique passionnée, son carnet, d'où débordait le paquet de ses fiches, bleues celles-ci, d'un bleu tendre de ciel d'avril.

«M. Massias vous demande», vint dire un garde à Mazaud.

Vivement, ce dernier retourna au bout de la travée.

Le remisier, complètement à la solde de l'Universelle, lui apportait des nouvelles de la coulisse, qui fonction ait déjà sous le péristyle, malgré la terrible gelée. Quelques spéculateurs se risquaient quand même, rentraient par moments se chauffer dans la salle; pendant que les coulissiers, au fond d'épais paletots, les collets de fourrure relevés, tenaient bon, en cercle comme d'habitude, au-dessous de l'horloge, s'animant, criant, gesticulant si fort qu'ils ne sentaient pas le froid. Et le petit Nathansohn se montrait parmi les plus actifs, en train de devenir un gros monsieur, favorisé par la chance, depuis le jour, où, simple petit employé démissionnaire du Crédit Mobilier, il avait eu l'idée de louer une chambre et d'ouvrir un guichet.

D'une voix rapide, Massias expliqua que, les cours ayant l'air de fléchir, sous le paquet de valeurs dont les baissiers accablaient le marché, Cassard venait d'avoir l'idée d'opérer à la coulisse, pour influer sur le premier cours officiel de la corbeille. L'Universelle avait clôturé la veille, à 3 030 francs; et il avait fait donner l'ordre à Nathansohn d'acheter cent titres, qu'un autre coulissier devait offrir à 3 035 francs. C'était cinq francs de majoration.

«Bon! le cours nous arrivera», dit Mazaud.

Et il revint parmi le groupe des agents, qui se trouvaient au complet. Les soixante étaient là, faisant déjà entre eux, malgré le règlement, les affaires au cours moyen, en attendant le coup de cloche réglementaire. Les ordres donnés à un cours fixé d'avance n'influaient pas sur le marché, puisqu'il fallait attendre ce cours; tandis que les ordres au mieux, ceux dont on laissait la libre exécution au flair de l'agent, déterminaient la continuelle oscillation des cotes différentes. Un bon agent était fait de finesse et de prescience, de cervelle prompte et de muscles agiles, car la rapidité assurait souvent le succès; sans compter la nécessité des belles relations dans la haute banque, des renseignements ramassés un peu partout, des dépêches reçues des Bourses françaises et étrangères, avant tout autre. Et il fallait encore une voix solide, pour crier fort.

Mais une heure sonna, la volée de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des têtes; et la dernière vibration n'était pas éteinte, que Jacoby, les deux mains appuyées sur le velours, jetait d'une voix mugissante, la plus forte de la compagnie:

«J'ai de l'Universelle.... J'ai de l'Universelle...»

Il ne fixait pas de prix, attendant la demande. Les soixante s'étaient rapprochés et formaient le cercle autour de la corbeille, où déjà quelques fiches jetées faisaient des taches de couleurs vives. Face à face, ils se dévisageaient tous, se tâtaient comme les duellistes au début d'une affaire, très pressés de voir s'établir le premier cours.

«J'ai de l'Universelle, répétait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle.

—A quel cours, l'Universelle?» demanda Mazaud d'une voix mince, mais si aiguë, qu'elle dominait celle de son collègue, comme un chant de flûte s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle.

Et Delarocque proposa le cours de la veille.

«A 3 030, je prends l'Universelle.»

Mais, tout de suite, un autre agent renchérit.

«A 3 035, envoyez l'Universelle.»

C'était le cours de la coulisse qui arrivait, empêchant l'arbitrage que Delarocque devait préparer: un achat à la corbeille et une vente prompte à la coulisse, pour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se décida-t-il, certain d'être approuvé par Saccard.

«A 3040, je prends.... Envoyez l'Universelle à 3040.

—Combien? dut demander Jacoby.

—Trois cents.»

Tous deux écrivirent un bout de ligne sur leur carnet, et le marché était conclu, le premier cours se trouvait fixé, avec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se détacha, alla donner le chiffre à celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alors, pendant vingt minutes, ce fut une véritable écluse lâchée les cours des autres valeurs s'étaient également établis, tout le paquet des affaires apportées par les agents, se concluait, sans grandes variations. Et, cependant, les coteurs, haut perchés, pris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptant, qui fonctionnait fiévreusement lui aussi, avaient grand-peine à inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arrière, la rente également faisait rage. Depuis que le marché était ouvert, la foule ne ronflait plus seule, avec le bruit continu des grandes eaux; et, sur ce grondement formidable, s'élevaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demande, un glapissement caractéristique, qui montait, descendait, s'arrêtait pour reprendre en notes inégales et déchirées, ainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempête.

Saccard souriait, debout près de son pilier. Sa cour avait augmenté encore, la hausse de dix francs sur l'Universelle venait d'émotionner la Bourse, car on y pronostiquait depuis longtemps une débâcle pour le jour de la liquidation. Huret s'était rapproché avec Sédille et Kolb, en affectant de regretter tout haut sa prudence, qui lui avait fait vendre ses actions, dès le cours de 2 500; tandis que Daigremont, l'air désintéressé, promenant à son bras le marquis de Bohain, lui expliquait gaiement la défaite de son écurie, aux courses d'automne. Mais, surtout, Maugendre triomphait, accablait le capitaine Chave, obstiné quand même dans son pessimisme, disant qu'il fallait attendre la fin. Et la même scène se reproduisait entre Pillerault vantard et Moser mélancolique, l'un radieux de cette folie de la hausse, l'autre serrant les poings, parlant de cette hausse te tue, imbécile, comme d'une bête enragée qu'on finirait pourtant bien par abattre.

Une heure se passa, les cours restaient à peu près les mêmes, les affaires continuaient à la corbeille, moins drues, au fur et à mesure que les ordres nouveaux et les dépêches les apportaient. Il y avait ainsi, vers le milieu de chaque Bourse, une sorte de ralentissement, l'accalmie des transactions courantes, en attendant la lutte décisive du dernier cours. Pourtant, on entendait toujours le mugissement de Jacoby, que coupaient les notes aiguës de Mazaud, engagés l'un et l'autre, dans des opérations à prime. «J'ai de l'Universelle à 3040, dont 15... Je prends de l'Universelle à 3040, dont 10... Combien?... Vingt-cinq... Envoyez!» Ce devaient être des ordres de Fayeux que Mazaud exécutait, car beaucoup de joueurs de province, pour limiter leur perte, avant d'oser se lancer dans le ferme, achetaient et vendaient à prime. Puis, brusquement, une rumeur courut, des voix saccadées s'élevèrent: l'Universelle venait de baisser de cinq francs; et, coup sur coup, elle baissa de dix francs, de quinze francs, elle tomba à 3 025.

Justement, à ce moment-là, Jantrou, qui avait reparu, après une courte absence, disait à l'oreille de Saccard que la baronne Sandorff était là, rue Brongniart, dans son coupé et qu'elle lui faisait demander s'il fallait vendre.

A cette question, tombant au moment où les cours fléchissaient, l'exaspéra. Il revoyait le cocher immobile, haut perché sur le siège, la baronne consultant son carnet, comme chez elle, glaces closes. Et il répondit:

«Qu'elle me fiche la paix! et si elle vend, je l'étrangle!»

Massias accourait, à l'annonce des quinze francs de baisse, ainsi qu'à un appel d'alarme, sentant bien qu'il allait être nécessaire. En effet, Saccard, qui avait préparé un coup pour enlever le dernier cours, une dépêche qu'on devait envoyer de la Bourse de Lyon, où la hausse était certaine, commençait à s'inquiéter, en ne voyant pas arriver la dépêche; et cette dégringolade de quinze francs, imprévue, pouvait amener un désastre.

Habilement, Massias ne s'arrêta pas devant lui, le heurta du coude, puis reçut son ordre, l'oreille tendue.

«Vite, à Nathansohn, quatre cents, cinq cents, ce qu'il faudra.»

Cela s'était fait si rapidement, que Pillerault et Moser seuls s'en aperçurent. Ils se lancèrent sur les pas de Massias, pour savoir. Massias, depuis qu'il était à la solde de l'Universelle, avait pris une importance énorme. On tachait de le confesser, de lire par-dessus son épaule les ordres qu'il recevait. Et lui-même, maintenant, réalisait des gains superbes. Avec sa bonhomie souriante de malchanceux, que la fortune avait rudement traité jusque-là, il s'étonnait, il déclarait supportable cette vie de chien de la Bourse, où il ne disait plus qu'il fallait être juif pour réussir.

A la coulisse, dans le courant d'air glacé du péristyle, que le pâle soleil de trois heures ne chauffait guère, l'Universelle avait baissé moins rapidement qu'à la corbeille. Et Nathansohn, averti par ses courtiers, venait de réaliser l'arbitrage que n'avait pu réussir Delarocque, au début: acheteur dans la salle à 3 025, il avait revendu sous la colonnade 3035. Cela n'avait pas demandé trois minutes, et il gagnait soixante mille francs. Déjà l'achat faisait, à la corbeille, remonter la valeur à 3030, par cet effet d'équilibre que les deux marchés, le légal et le toléré, exercent l'un sur l'autre. Un galop de commis ne cessait pas, de la salle au péristyle, jouant des coudes à travers la cohue. Pourtant, le cours de la coulisse allait fléchir, lorsque l'ordre que Massias apportait à Nathansohn le soutint à 3035, le haussa à 3040; tandis que, par contrecoup, la valeur retrouvait aussi, au parquet, son premier cours. Mais il était difficile de l'y maintenir, car la tactique de Jacoby et des autres agents opérant au nom des baissiers, était, évidemment, de réserver les grosses ventes pour la fin de la Bourse, afin d'en écraser le marché et d'amener un effondrement, dans le désarroi de la dernière demi-heure. Saccard comprit si bien le péril, que, d'un signe convenu, il avertit Sabatani, en train de fumer une cigarette, à quelques pas, de son air détaché et alangui d'homme à femmes; et, tout de suite, se faufilant avec une souplesse de couleuvre, ce dernier se rendit dans la guitare, où, l'oreille aux aguets, suivant les cours, il ne s'arrêta plus d'envoyer à Mazaud des ordres, sur des fiches vertes, dont il avait une provision. Malgré tout, l'attaque était si rude, que l'Universelle, de nouveau, baissa de cinq francs.

Les trois quarts sonnèrent, il n'y avait plus qu'un quart d'heure, avant le coup de cloche de la fermeture. A ce moment, la foule tournoyait et criait, comme flagellée par quelque tourment d'enfer; la corbeille aboyait, hurlait, avec des retentissements fêlés de chaudronnerie qu'on brise; et ce fut alors que se produisit l'incident si anxieusement attendu par Saccard.

Le petit Flory, qui, depuis le commencement, n'avait cessé de descendre du télégraphe, toutes les dix minutes, les mains pleines de dépêches, reparut encore, fendant la foule, lisant cette fois un télégramme, dont il semblait enchanté.

«Mazaud! Mazaud!» appela une voix.

Et Flory, naturellement, tourna la tête, comme s'il eût répondu à l'appel de son propre nom. C'était Jantrou qui voulait savoir. Mais le commis le bouscula, trop pressé, tout à la joie de se dire que l'Universelle finirait en hausse; car la dépêche annonçait que la valeur montait à la Bourse de Lyon, où des achats s'étaient produits, si importants que le contrecoup allait se ressentir à la Bourse de Paris. En effet, d'autres télégrammes arrivaient déjà, un grand nombre d'agents recevaient des ordres. Le résultat fut immédiat et considérable.

«A 3040, je prends l'Universelle», répétait Mazaud, de sa voix exaspérée de chanterelle.

Et Delarocque, débordé par la demande, renchérissait de cinq francs.

«A 3045, je prends...

—J'ai, à 3045, mugissait Jacoby. Deux cents, à 3 045.

—Envoyez!»

Alors, Mazaud monta lui-même.

«Je prends à 3050.

—Combien?

—Cinq cents.... Envoyez!»

Mais l'effroyable vacarme devenait tel, au milieu d'une gesticulation épileptique, que les agents eux-mêmes ne s'entendaient plus. Et, tout à la fureur professionnelle qui les agitait, ils continuèrent par gestes, puisque les basses caverneuses des uns avortaient, tandis que les flûtes des autres s'amincissaient jusqu'au néant. On voyait s'ouvrir les bouches énormes, sans qu'un bruit distinct parût en sortir, et les mains seules parlaient: un geste du dedans en dehors, qui offrait, un autre geste du dehors en dedans, qui acceptait; les doigts levés indiquaient les quantités, les têtes disaient oui ou non, d'un signe. C'était intelligible aux seuls initiés, comme un de ces coups de démence qui frappent les foules. En haut, à la galerie du télégraphe, des têtes de femme se penchaient, stupéfiées, épouvantées, devant l'extraordinaire spectacle. A la rente, on aurait dît une rixe, un paquet central, acharné et faisant le coup de poing, tandis que le double courant de public dont ce côté de la salle était traversé, déplaçait les groupes, déformés et reformés sans cesse, en de continuels remous. Entre le comptant et la corbeille, au-dessus de la tempête déchaînée des têtes, il n'y avait plus que les trois coteurs, assis sur leurs hautes chaises, qui surnageaient ainsi que des épaves, avec la grande tache blanche de leur registre, tiraillés à gauche, tiraillés à droite, par la fluctuation rapide des cours qu'on leur jetait. Dans le compartiment du comptant surtout, la bousculade était à son comble, une masse compacte de chevelures, pas même de visages, un grouillement sombre qu'éclairaient seulement les petites notes claires des carnets, agités en l'air. Et, à la corbeille, autour du bassin que les fiches froissées emplissaient maintenant d'une floraison de toutes les couleurs, des cheveux grisonnaient, des crânes luisaient, on distinguait la pâleur des faces secouées, des mains tendues fébrilement, toute la mimique dansante des corps, plus au large, comme près de se dévorer, si la rampe ne les eût retenus. Cet enragement des dernières minutes avait d'ailleurs gagné le public, on s'écrasait dans la salle, un piétinement énorme, une débandade de grand troupeau lâché dans un couloir trop étroit; et seuls, au milieu de l'effacement des redingotes, les chapeaux de soie miroitaient, sous la lumière diffuse, qui tombait du vitrage.

Mais, brusquement, une volée de cloche perça le tumulte. Tout se calma, les gestes s'arrêtèrent, les voix se turent, au comptant, à la rente, à la corbeille. Il ne restait que le grondement sourd du public, pareil à la voix continue d'un torrent rentré dans son lit, qui achève de s'écouler. Et, dans l'agitation persistante, les derniers cours circulaient, l'Universelle était montée à 3 060, en hausse encore de trente francs sur le cours de la veille. La déroute des baissiers était complète, la liquidation allait une fois de plus être désastreuse pour eux, car les différences de la quinzaine se solderaient par des sommes considérables.

Un instant, Saccard, avant de quitter la salle, se haussa, comme pour mieux embrasser la foule autour de lui, d'un coup d'œil. Il était réellement grandi, soulevé d'un tel triomphe, que toute sa petite personne se gonflait, s'allongeait, devenait énorme. Celui qu'il semblait ainsi chercher, par-dessus les têtes, c'était Gundermann absent, Gundermann qu'il aurait voulu voir abattu, grimaçant, demandant grâce; et il tenait au moins à ce que toutes les créatures inconnues du juif, toute la sale juiverie qui se trouvait là, hargneuse, le vît lui-même, transfiguré, dans la gloire de son succès. Ce fut sa grande journée, celle dont on parle encore, comme on parle d'Austerlitz et de Marengo. Ses clients, ses amis s'étaient précipités. Le marquis de Bohain, Sédille, Kolb, Huret, lui serraient les deux mains, tandis que Daigremont, avec le sourire faux de son amabilité mondaine, le complimentait, sachant bien qu'on meurt, à la Bourse, de pareilles victoires. Maugendre l'aurait embrassé sur les deux joues, exalté, exaspéré en voyant le capitaine Chave hausser quand même les épaules. Mais l'adoration complète, religieuse, était, celle de Dejoie, qui, venu du journal en courant, pour connaître tout de suite le dernier cours, restait à quelques pas, immobile, cloué par la tendresse et l'admiration, les yeux luisants de larmes. Jantrou avait disparu, portant sans doute la nouvelle à la baronne Sandorff. Massias et Sabatani soufflaient, rayonnants, comme au soir triomphal d'une grande bataille.

«Eh bien, qu'est-ce que je disais?» criait Pillerault ravi.

Moser, le nez allongé, grognait de sourdes menaces.

«Oui, oui, au bout du fossé la culbute.... La carte du Mexique à payer, les affaires de Rome qui s'embrouillent encore depuis Mentana, l'Allemagne qui va tomber sur nous un de ces quatre matins.... Oui, oui, et ces imbéciles qui montent encore, pour culbuter de plus haut. Ah! tout est bien fichu, vous verrez!»

Puis, comme Salmon, cette fois, demeurait grave, en le regardant:

«C'est votre avis, n'est-ce pas? Quand tout marche trop bien, c'est que tout va craquer.»

Cependant, la salle se vidait, il n'allait y rester, en l'air, que la fumée des cigares, une nuée bleuâtre, épaissie et jaunie de toutes les poussières envolées, Mazaud et Jacoby, redevenus corrects, étaient rentrés ensemble dans le cabinet des agents de change, le second plus ému par de secrètes pertes personnelles que par la défaite de ses clients; tandis que le premier, qui ne jouait pas, était tout à la joie du dernier cours, si vaillamment enlevé. Ils causèrent quelques minutes avec Delarocque, pour des échanges d'engagements, tenant à la main leurs carnets pleins de notes, que leurs liquidateurs devaient dépouiller dès le soir, afin d'appliquer les affaires faites. Pendant ce temps, dans la salle des commis, une salle basse, coupée de gros piliers, pareille à une classe mal tenue, avec des rangées de pupitres et un vestiaire tout au fond, Flory et Gustave Sédille, qui étaient allés chercher leurs chapeaux, s'égayaient bruyamment, en attendant de connaître le cours moyen, que les employés du syndicat, à un des pupitres, établissaient d'après le cours le plus haut et le cours le plus bas. Vers trois heures et demie, lorsque l'affiche eut été collée sur un pilier, tous deux hennirent, gloussèrent, imitèrent le chant du coq, dans le contentement de la belle opération qu'ils avaient réalisée, en trafiquant sur les ordres d'achat de Fayeux. C'était une paire de solitaires pour Chuchu qui tyrannisait maintenant Flory de ses exigences, et un semestre d'avance pour Germaine Cœur que Gustave avait fait la bêtise d'enlever définitivement à Jacoby, lequel venait de prendre au mois une écuyère de l'Hippodrome. D'ailleurs, le vacarme continuait dans la salle des commis, des farces ineptes, un massacre des chapeaux, au milieu d'une bousculade d'écoliers en récréation. Et, d'autre part, sous le péristyle, la coulisse finissait de bâcler des affaires, Nathansohn se décidait à descendre les marches, enchanté de son arbitrage, parmi le flot des derniers spéculateurs, qui s'attardaient, malgré le froid devenu terrible. Dès six heures, tout ce monde de joueurs, d'agents de change, de coulissiers et de remisiers, après avoir, les uns établi leur gain ou leur perte, les autres arrêté leurs notes de courtage, allaient se mettre en habit, pour finir d'étourdir leur journée, avec leur notion pervertie de l'argent, dans les restaurants et les théâtres, les soirées mondaines et les alcôves galantes.

Ce soir-là, Paris qui veille et qui s'amuse ne parla que du duel formidable engagé entre Gundermann et Saccard. Les femmes, tout entières au jeu par passion et par mode, affectaient de se servir des mots techniques de liquidation, prime, report, déport, sans toujours les comprendre. On causait surtout de la position critique des baissiers qui, depuis tant de mois, payaient, à chaque liquidation nouvelle, des différences de plus en plus fortes, à mesure que l'Universelle montait, dépassant toute limite raisonnable. Certainement, beaucoup jouaient à découvert et se faisaient reporter, ne pouvant livrer les titres; ils s'acharnaient, continuaient leurs opérations à la baisse, avec l'espoir d'une débâcle prochaine des actions; mais, malgré les reports qui tendaient à s'élever d'autant plus que l'argent se faisait plus rare, les baissiers, épuisés, écrasés, allaient être anéantis, si la hausse continuait. A la vérité, la situation de Gundermann, du chef tout-puissant qu'on leur donnait, était différente, car lui avait dans ses caves son milliard, d'inépuisables troupes qu'il envoyait au massacre, si longue et meurtrière que fût la campagne. C'était l'invincible force, pouvoir rester vendeur à découvert, avec la certitude de toujours payer ses différences, jusqu'au jour où la baisse fatale lui donnerait la victoire.

Et l'on causait, on calculait les sommes considérables qu'il devait déjà avoir englouties, à faire avancer ainsi, le 15 et le 30 de chaque mois, pareils à des rangées de soldats que les boulets emportent, des sacs d'écus qui fondaient au feu de la spéculation. Jamais encore, il n'avait subi, en Bourse, une si rude attaque à sa puissance, qu'il y voulait souveraine, indiscutable; car; s'il était, comme il aimait à le répéter, un simple marchand d'argent, et non un joueur, il avait la nette conscience que, pour rester ce marchand, le premier du monde, disposant de la fortune publique, il lui fallait être le maître absolu du marché; et il se battait, non pour le gain immédiat, mais pour sa royauté elle-même, pour sa vie. De là, l'obstination froide, la farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevards, le long de la rue Vivienne, avec sa face blême et impassible, son pas de vieillard épuisé, sans que rien en lui décelât la moindre inquiétude. Il ne croyait qu'à la logique. Au dessus du cours de deux mille francs, la folie commençait pour les actions de l'Universelle; à trois mille, c'était la démence pure, elles devaient retomber, comme la pierre lancée en l'air retombe forcément; et il attendait. Irait-il jusqu'au bout de son milliard? On frémissait d'admiration autour de Gundermann, du désir aussi de le voir enfin dévorer; tandis que Saccard, qui soulevait un enthousiasme plus tumultueux, avait pour lui les femmes, les salons, tout le beau monde des joueurs, lesquels empochaient de si belles différences, depuis qu'ils battaient monnaie avec leur foi, en trafiquant sur le mont Carmel et sur Jérusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive était décrétée, le catholicisme allait avoir l'empire de l'argent, comme il avait eu celui des âmes. Seulement, si ses troupes gagnaient gros, Saccard se trouvait à bout d'argent, vidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponibles, près des deux tiers venaient d'être ainsi immobilisés: c'était la prospérité trop grande, le triomphe asphyxiant, dont on étouffe. Toute société qui veut être maîtresse à la Bourse, pour maintenir le cours de ses actions, est une société condamnée. Aussi, dans les commencements, n'était-il intervenu qu'avec prudence. Mais il avait toujours été l'homme d'imagination, voyant trop grand, transformant en poèmes ses trafics louches d'aventurier; et, cette fois, avec cette affaire réellement colossale et prospère, il en arrivait à des rêves extravagants de conquête, à une idée si folle, si énorme, qu'il ne se la formulait même pas nettement à lui-même. Ah! s'il avait eu des millions, des millions toujours, comme ces sales juifs! Le pis était qu'il voyait la fin de ses troupes, encore quelques millions bons pour le massacre. Puis, si la baisse venait, ce serait son tour de payer des différences; et lui, ne pouvant lever les titres, serait bien forcé de se faire reporter. Dans sa victoire, le moindre gravier devait culbuter sa vaste machine. On en avait la sourde conscience, même parmi les fidèles, ceux qui croyaient à la hausse comme au bon Dieu. C'était ce qui achevait de passionner Paris, la confusion et le doute où l'on s'agitait, ce duel de Saccard et de Gundermann dans lequel le vainqueur perdait tout son sang, dans ce corps à corps des deux monstres légendaires, écrasant entre eux les pauvres diables qui se risquaient à jouer leur jeu, menaçant de s'étrangler l'un l'autre, sur le monceau des ruines qu'ils entassaient.

Brusquement, le 3 janvier, le lendemain même du jour où venaient d'être réglés les comptes de la dernière liquidation, l'Universelle baissa de cinquante francs. Ce fut une forte émotion. A la vérité, tout avait baissé; le marché, surmené depuis longtemps, gonflé outre mesure, craquait de toutes parts; deux ou trois affaires véreuses s'effondraient avec bruit; et, d'ailleurs, on aurait dû être habitué à ces sautes violentes des cours, qui parfois variaient de plusieurs centaines de francs dans une même Bourse, affolés, pareils à l'aiguille de la boussole au milieu d'un orage. Mais, au grand frisson qui passa, tous sentirent le commencement de la débâcle. L'Universelle baissait, le cri en courut, se propagea, dans une clameur de foule, faite d'étonnement, d'espoir et de crainte.

Dès le lendemain, Saccard, solide et souriant à son poste, relevait le cours d'une hausse de trente francs, grâce à des achats considérables. Seulement, le 5 malgré ses efforts, la baisse fut de quarante francs. L'Universelle n'était plus qu'à trois mille. Et, dès lors, chaque jour amena sa bataille. Le 6, l'Universelle remontait. Le 7, le 8, elle baissait de nouveau. C'était un mouvement irrésistible, qui l'entraînait peu à peu, dans une chute lente. On allait la prendre pour le bouc émissaire, lui faire expier la folie de tous, les crimes des autres affaires moins en vue, de ce pullulement d'entreprises louches, surchauffées de réclames, grandies comme des champignons monstrueux dans le terreau décomposé du règne. Mais Saccard, qui ne dormait plus, qui chaque après-midi reprenait sa place de combat, près de son pilier vivait dans l'hallucination de la victoire toujours possible. En chef d'armée convaincu de l'excellence de son plan, il ne cédait le terrain que pas à pas, sacrifiant ses derniers soldats, vidant les caisses de la société de leurs derniers sacs d'écus, pour barrer la route aux assaillants. Le 9, il remporta encore un avantage signalé: les baissiers tremblèrent, reculèrent, est-ce que la liquidation du 15 s'engraisserait une fois de plus de leurs dépouilles? Et lui, déjà sans ressources, réduit à lancer du papier de circulation, osait maintenant, comme ces affamés qui voient des festins immenses dans le délire de leur faim, s'avouer à lui-même le but prodigieux et impossible où il tendait, l'idée géante de racheter toutes ces actions, pour tenir les vendeurs à découvert, pieds et poings liés, à sa merci. Cela venait d'être fait pour une petite compagnie de chemins de fer, la maison d'émission avait tout ramassé sur le marché; et les vendeurs, ne pouvant livrer, s'étaient rendus en esclaves, forcés d'offrir leur fortune et leur personne. Ah! s'il avait traqué, effaré Gundermann jusqu'à le tenir, impuissant, à découvert! S'il l'avait ainsi vu, un matin, apportant son milliard, en le suppliant de ne pas le prendre tout entier, de lui laisser les dix sous de lait dont il vivait par jour! Seulement, pour ce coup-là, il fallait sept à huit cents millions. Il en avait déjà jeté deux cents au gouffre, c'était cinq ou six cents encore qu'il s'agissait de mettre en ligne. Avec six cents millions, il balayait les juifs, il devenait le roi de l'or, le maître du monde. Quel rêve! et c'était très simple, l'idée de la valeur de l'argent se trouvait abolie à ce degré de fièvre, il n'y avait plus que des pions que l'on poussait sur l'échiquier. Dans ses nuits d'insomnie, il levait l'armée des six cents millions et les faisait tuer pour sa gloire, victorieux enfin au milieu des désastres, sur les ruines de tout.

Saccard, le 10, eut malheureusement une terrible journée. A la Bourse, il était toujours superbe de gaieté et de calme. Et jamais guerre pourtant n'avait eu cette férocité muette, un égorgement de chaque heure, le guet-apens embusqué partout. Dans ces batailles de l'argent, sourdes et lâches, où l'on éventre les faibles, sans bruit, il n'y a plus de liens, plus de parenté, plus d'amitié c'est l'atroce loi des forts, ceux qui mangent pour ne pas être mangés. Aussi se sentait-il absolument seul, n'ayant d'autre soutien que son insatiable appétit, qui le tenait debout, sans cesse dévorant. Il redoutait surtout la journée du 14, où devait avoir lieu la réponse des primes. Mais il trouva encore de l'argent pour les trois jours qui précédèrent, et le 14, au lieu d'amener une débâcle, raffermit l'Universelle, qui, le 15, finit en liquidation à 2 860, en baisse seulement de cent francs sur le dernier cours de décembre. Il avait craint un désastre, il affecta de croire à une victoire. En réalité, pour la première fois, les baissiers l'emportaient, touchaient enfin des différences, eux qui en payaient depuis des mois, et, la situation se retournant, lui dut se faire reporter chez Mazaud, lequel se trouva dès lors fortement engagé. La seconde quinzaine de janvier allait être décisive.

Depuis qu'il luttait de la sorte, dans ces secousses quotidiennes qui le jetaient et le reprenaient à l'abîme, Saccard avait, chaque soir, un besoin effréné d'étourdissement. Il ne pouvait rester seul, dînait en ville, achevait ses nuits au cou d'une femme. Jamais il n'avait ainsi brûlé sa vie, se montrant partout, courant les théâtres et les cabarets où l'on soupe, affectant une dépense exagérée d'homme trop riche. Il évitait Mme Caroline, dont les remontrances le gênaient, toujours à lui parler des lettres inquiètes qu'elle recevait de son frère, désespérée elle-même de sa campagne à la hausse, d'un effrayant danger. Et il revoyait davantage la baronne Sandorff, comme si cette froide perversion, dans le petit rez-de-chaussée inconnu de la rue Caumartin, l'eût dépaysé, en lui donnant l'heure d'oubli, nécessaire à la détente de son cerveau surmené de fatigue. Parfois, il s'y réfugiait pour examiner certains dossiers, réfléchir à certaines affaires, heureux de se dire que personne au monde ne l'y dérangerait. Le sommeil l'y terrassait, il y dormait une heure ou deux, les seules heures délicieuses d'anéantissement; et la baronne, alors, ne se faisait aucun scrupule de fouiller ses poches, de lire les lettres de son portefeuille; car il était devenu complètement muet, elle n'en tirait plus un seul renseignement utile, convaincue même qu'il mentait, quand elle lui arrachait un mot, au point qu'elle n'osait plus jouer sur ses indications. C'était en lui volant ainsi ses secrets, qu'elle avait acquis la certitude des embarras d'argent où commençait à se débattre l'Universelle, tout un vaste système de papier de circulation, des billets de complaisance que la maison escomptait à l'étranger, prudemment. Saccard, un soir, s'étant réveillé trop tôt et l'ayant trouvée en train de visiter son portefeuille, l'avait giflée comme une fille qui pêche des sous dans le gilet des messieurs; et, depuis lors, il la battait, ce qui les enrageait, puis les brisait et les calmait tous les deux.

Cependant, après la liquidation du 5, qui lui avait emporté une dizaine de mille francs, la baronne se mit à nourrir un projet. Elle en était obsédée, elle finit par consulter Jantrou.

«Ma foi, lui répondit celui-ci, je crois que vous avez raison, il est temps de passer à Gundermann.... Allez donc le voir, et contez-lui l'affaire, puisqu'il vous a promis, le jour où vous lui apporteriez un bon conseil, de vous en donner un autre en échange.»

Gundermann, le matin où la baronne se présenta, était d'une humeur de dogue. La veille encore, l'Universelle avait remonté. On n'en finirait donc pas, avec cette bête vorace, qui lui avait mangé tant d'or et qui s'entêtait à ne pas mourir! Elle était bien capable de se relever, de finir de nouveau en hausse, le 31 du mois; et il grondait de s'être engagé dans cette rivalité désastreuse, lorsque peut-être il aurait mieux valu faire sa part à la maison nouvelle. Ébranlé dans sa tactique ordinaire, perdant sa foi dans la logique fatalement triomphante, il se serait, cette minute, résigné à battre en retraite, s'il avait pu reculer sans tout perdre. Ils étaient rares chez lui, ces moments de découragement que les plus grands capitaines ont connus, à la veille même de la victoire, lorsque les hommes et les choses veulent leur succès. Et ce trouble d'une vue puissante, si nette d'habitude, venait du brouillard qui se produit à la longue, de ce mystère des opérations de Bourse, sous lesquelles il n'est jamais possible de mettre un nom à coup sûr. Certes, Saccard achetait, jouait. Mais était-ce pour des clients sérieux, était-ce pour la société elle-même? Il finissait par ne plus le savoir, au milieu des commérages qu'on lui rapportait de toutes parts. Les portes de son cabinet immense claquaient, tout son personnel tremblait de sa colère, il accueillit les remisiers si brutalement, que leur défilé accoutumé se tournait en un galop de déroute.

«Ah! c'est vous, dit Gundermann à la baronne, sans politesse aucune. Je n'ai pas de temps à perdre avec les femmes, aujourd'hui.»

Elle en fut déconcertée, au point qu'elle supprima toutes les préparations et lâcha d'un coup la nouvelle qu'elle apportait.

«Si l'on vous prouvait que l'Universelle est à bout d'argent, après les achats considérables qu'elle a faits, et qu'elle en est réduite à escompter, à l'étranger, du papier de complaisance, pour continuer la campagne?»

Le juif avait réprimé un tressaillement de joie. Son œil restait mort, il répondit de la même voix grondeuse.

«Ce n'est pas vrai.

—Comment! pas vrai? Mais j'ai entendu de mes oreilles, j'ai vu de mes yeux.»

Et elle voulut le convaincre, en lui expliquant qu'elle avait eu entre les mains les billets signés par des hommes de paille. Elle nommait ces derniers, elle disait aussi les noms des banquiers, qui, à Vienne, à Francfort, à Berlin, avaient escompté les billets. Ses correspondants pourraient le renseigner, il verrait bien qu'elle ne lui apportait pas un cancan en l'air. De même, elle affirmait que la société avait acheté pour elle, dans l'unique but de maintenir la hausse, et que deux cents millions déjà étaient engloutis.

Gundermann, qui l'écoutait de son air morne, réglait déjà sa campagne du lendemain, d'un travail d'intelligence si prompt, qu'il avait en quelques secondes réparti ses ordres, arrêté les chiffres. Maintenant, il était certain de la victoire, sachant bien de quelle ordure lui venaient les renseignements, plein de mépris pour ce Saccard jouisseur, stupide au point de s'abandonner à une femme et de se laisser vendre.

Quand elle eut fini, il leva la tête, et, la regardant de ses gros yeux éteints:

«Eh bien, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, tout ce que vous me racontez là?»

Elle en resta saisie, tellement il paraissait désintéressé et calme.

«Mais il me semble que votre situation à la baisse...

—Moi! qui vous a dit que j'étais à la baisse? Je ne vais jamais à la Bourse, je ne spécule pas.... Tout ça m'est bien égal!»

Et sa voix était si innocente, que la baronne, ébranlée, effarée, aurait fini par le croire, sans certaines inflexions d'une naïveté trop goguenarde. Évidemment, il se moquait d'elle, dans son absolu dédain, en homme fini, sans désir aucun.

«Alors, ma bonne amie, comme je suis très pressé, si vous n'avez rien de plus intéressant à me dire...»

Il la mettait à la porte. Alors, furieuse, elle se révolta.

«J'ai eu confiance en vous, j'ai parlé la première.... C'est un guet-apens véritable.... Vous m'aviez promis, si je vous étais utile, de m'être utile à votre tour, de me donner un conseil...»

Se levant, il l'interrompit. Lui qui ne riait jamais, il eut un petit ricanement, tellement cette duperie brutale à l'égard d'une femme jeune et jolie, l'amusait.

«Un conseil, mais je ne vous le refuse pas, ma bonne amie.... Écoutez-moi bien. Ne jouez pas, ne jouez jamais. Ça vous rendra laide, c'est très vilain, une femme qui joue.»

Et, quand elle s'en fut allée, hors d'elle, il s'enferma avec ses deux fils et son gendre, distribua les rôles, envoya tout de suite chez Jacoby et chez d'autres agents de change, pour préparer le grand coup du lendemain. Son plan était simple: faire ce que la prudence l'avait empêché de risquer jusque-là, dans son ignorance de la véritable situation de l'Universelle; écraser le marché sous des ventes énormes, maintenant qu'il savait cette dernière bout de ressources, incapable de soutenir les cours. Il allait faire avancer la réserve formidable de son milliard, en général qui veut en finir et que ses espions ont renseigné sur le point faible de l'ennemi. La logique triompherait, toute action est condamnée, qui monte au-delà de la valeur vraie qu'elle représente.

Justement, ce jour-là, vers cinq heures, Saccard, averti du danger par son flair, se rendit chez Daigremont. Il était fiévreux, il sentait que l'heure devenait pressante de porter un coup aux baissiers, si l'on ne voulait se laisser battre définitivement par eux. Et son idée géante le travaillait, la colossale armée de six cents millions à lever encore pour la conquête du monde. Daigremont le reçut avec son amabilité ordinaire, dans son hôtel princier, au milieu de ses tableaux de prix, de tout ce luxe éclatant, que payaient, chaque quinzaine, les différences de Bourse, sans qu'on sût au juste ce qu'il y avait de solide derrière ce décor, toujours sous la menace d'être emporté par un caprice de la chance. Jusque-là, il n'avait pas trahi l'Universelle, refusant de vendre, affectant de montrer une confiance absolue, heureux de cette attitude de beau joueur à la hausse, dont il tirait du reste de gros profits; et même il s'était plu à ne pas broncher, après la liquidation mauvaise du 15, convaincu, disait-il partout, que la hausse allait reprendre, l'œil aux aguets pourtant, prêt à passer à l'ennemi, dès le premier symptôme grave. La visite de Saccard, l'extraordinaire énergie dont il faisait preuve, l'idée énorme qu'il lui développa de tout ramasser sur le marché le frappèrent d'une véritable admiration. C'était fou, mais les grands hommes de guerre et de finance ne sont-ils pas souvent que des fous qui réussissent? Et il promit formellement de se porter à son secours, dès la Bourse du lendemain: il avait déjà de fortes positions, il passerait chez Delarocque, son agent, pour en prendre de nouvelles; sans compter ses amis qu'il irait voir, toute une sorte de syndicat dont il amènerait le renfort. On pouvait, selon lui, chiffrer à une centaine de millions ce nouveau corps d'armée, d'un emploi immédiat. Cela suffirait. Saccard, radieux, certain de vaincre, s'arrêta sur-le-champ le plan de la bataille, tout un mouvement tournant d'une rare hardiesse, emprunté aux plus illustres capitaines d'abord, au début de la Bourse, une simple escarmouche pour attirer les baissiers et leur donner confiance; puis, quand ils auraient obtenu un premier succès, quand les cours baisseraient, l'arrivée de Daigremont et de ses amis avec leur grosse artillerie, tous ces millions inattendus, débouchant d'un pli de terrain, prenant les baissiers en queue et les culbutant. Ce serait un écrasement, un massacre. Les deux hommes se séparèrent avec des poignées de main et des rires de triomphe.

Une heure plus tard, comme Daigremont, qui dînait en ville, allait s'habiller, il reçut une autre visite, celle de la baronne Sandorff. Dans son désarroi, elle venait d'avoir l'inspiration de le consulter. On l'avait un instant dite sa maîtresse; mais, réellement, il n'y avait eu entre eux qu'une camaraderie très libre d'homme à femme. Tous deux étaient trop félins, se devinaient trop, pour en arriver à la duperie d'une liaison. Elle conta ses craintes, la démarche chez Gundermann, la réponse de celui-ci, en mentant d'ailleurs sur la fièvre de trahison qui l'avait poussée. Et Daigremont s'égaya, s'amusa à l'effarer davantage, l'air ébranlé, près de croire que Gundermann disait vrai, quand il jurait qu'il n'était pas à la baisse; car est-ce qu'on sait jamais? c'est un vrai bois que la Bourse, un bois par une nuit obscure, où chacun marche à tâtons. Dans ces ténèbres, si l'on a le malheur d'écouter tout ce qu'on invente d'inepte et de contradictoire, on est certain de se casser la figure.

«Alors, demanda-t-elle anxieusement, je ne dois pas vendre?

—Vendre, pourquoi? En voilà une folie! Demain, nous serons les maîtres, l'Universelle remontera à trois mille cent: Et tenez bon, quoi qu'il arrive: vous serez contente du dernier cours.... Je ne puis pas vous en dire davantage.»

La baronne était partie, Daigremont s'habillait enfin, lorsqu'un coup de timbre annonça une troisième visite. Ah! celui-là, non! il ne le recevrait pas. Mais, lorsqu'on lui eut remis la carte de Delarocque, il cria tout de suite de faire entrer; et, comme l'agent, l'air très ému, attendait pour parler, il renvoya son valet de chambre, achevant lui-même de mettre sa cravate blanche, devant une haute glace.

«Mon cher, voilà! dit Delarocque, avec sa familiarité d'homme du même cercle. Je m'en remets à votre amitié, n'est-ce pas? parce que c'est assez délicat.... Imaginez-vous que Jacoby, mon beau-frère, vient d'avoir la gentillesse de me prévenir d'un coup qui se prépare. A la Bourse de demain, Gundermann et les autres sont décidés à faire sauter l'Universelle. Ils vont jeter tout le paquet sur le marché... Jacoby a déjà les ordres, il est accouru...

—Fichtre! lâcha simplement Daigremont devenu pâle.

—Vous comprenez, j'ai de très fortes positions à la hausse engagées chez moi, oui! pour une quinzaine de millions, de quoi y laisser bras et jambes.... Alors, n'est-ce pas? j'ai pris une voiture et je fais le tour de mes clients sérieux. Ce n'est pas correct, mais l'intention est bonne...

—Fichtre! répéta l'autre.

—Enfin, mon bon ami, comme vous jouez à découvert, je viens vous prier de me couvrir ou de défaire votre position.»

Daigremont eut un cri:

«Défaites, défaites, mon cher.... Ah! non, par exemple! je ne reste pas dans les maisons qui croulent, c'est de l'héroïsme inutile.... N'achetez pas, vendez! J'en ai pour près de trois millions chez vous, vendez, vendez tout.»

Et, comme Delarocque se sauvait, en disant qu'il avait d'autres clients à voir, il lui prit les mains, les serra énergiquement.

«Merci, je n'oublierai jamais. Vendez, vendez tout!»

Resté seul, il rappela son valet de chambre, pour se faire arranger la chevelure et la barbe. Ah! quelle école! il avait failli, cette fois, se laisser jouer comme un enfant. Voilà ce que c'était que de se mettre avec un fou!

Le soir, à la petite Bourse de huit heures, la panique commença. Cette Bourse se tenait alors sur le trottoir du boulevard des Italiens, à l'entrée du passage de l'Opéra; et il n'y avait là que la coulisse, opérant au milieu d'une cohue louche de courtiers, de remisiers, de spéculateurs véreux. Des camelots circulaient, des ramasseurs de bouts de cigare se jetaient à quatre pattes, au milieu du piétinement des groupes. C'était, barrant le boulevard, un entassement obstiné de troupeau, que le flot des promeneurs emportait, séparait, et qui se reformait toujours. Ce soir-là, près de deux mille personnes stationnaient ainsi, grâce à la douceur du ciel couvert et fumeux, qui annonçait de la pluie, après des froids terribles. Le marché était très actif, on offrait l'Universelle, de tous côtés, les cours tombaient rapidement. Aussi, bientôt, des rumeurs coururent, toute une anxiété naissante. Que se passait-il donc? A demi-voix, on se nommait les vendeurs probables, selon le remisier qui donnait l'ordre, ou le coulissier qui l'exécutait. Puisque les gros vendaient de la sorte, il se préparait quelque chose de grave, sûrement. Et, de huit heures à dix heures, ce fut une bousculade, tous les joueurs de flair défirent leurs positions, il y en eut même qui, d'acheteurs, eurent le temps de se mettre vendeurs. On alla se coucher dans un malaise de fièvre, comme à la veille des grands désastres.

Le lendemain, le temps fut exécrable. Il avait plu toute la nuit, une petite pluie glaciale noyait la ville, changée par le dégel en un cloaque de boue, jaune et liquide. La Bourse, dès midi et demi, damait dans ce ruissellement. Réfugiée sous le péristyle et dans la salle, la foule était énorme; et la salle, bientôt, avec les parapluies mouillés qui s'égouttaient, se trouva changée en une immense flaque d'eau bourbeuse. La crasse noire des murs suintait, il ne tombait du toit vitré qu'un jour bas et roussâtre, d'une désespérée mélancolie.

Au milieu des mauvais bruits qui couraient, des histoires extraordinaires détraquant les têtes, tous les regards, dès l'entrée, cherchaient Saccard, le dévisageaient. Il était à son poste, debout, près du pilier accoutumé; et il avait l'air des autres jours, des jours triomphants, son air de gaieté brave et d'absolue confiance. Il n'ignorait pas que l'Universelle avait baissé de trois cents francs la veille, à la petite Bourse du soir; il flairait un danger immense, il s'attendait à un furieux assaut des baissiers; mais son plan de bataille lui semblait inattaquable, le mouvement tournant de Daigremont, l'arrivée imprévue d'une armée fraîche de millions devait tout emporter et lui assurer une fois de plus la victoire. Lui, désormais, se trouvait sans ressources; les caisses de l'Universelle étaient vides, il en avait gratté jusqu'aux centimes; et il ne désespérait pourtant pas, il s'était fait reporter par Mazaud, il l'avait conquis à un tel point, en lui confiant l'appui du syndicat de Daigremont, que l'agent, sans couverture, venait encore d'accepter des ordres d'achat pour plusieurs millions. La tactique arrêtée entre eux était de ne pas trop laisser tomber les cours, au début de la Bourse, de les soutenir, de guerroyer, en attendant l'armée de renfort. L'émotion était si vive, que Massias et Sabatani, renonçant à des ruses inutiles, maintenant que la vraie situation faisait l'objet de tous les commérages, vinrent causer ouvertement avec Saccard, puis coururent porter ses recommandations dernières, l'un à Nathansohn, sous le péristyle, l'autre à Mazaud, encore dans le cabinet des agents de change.

Il était une heure moins dix, et Moser qui arrivait, blême d'une crise de foie, dont la morsure l'avait empêché de fermer l'œil, la nuit précédente, fit remarquer à Pillerault que tout le monde, ce jour-là était jaune et avait l'air malade. Pillerault, que l'approche des désastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errant, partit d'un éclat de rire.

«Mais c'est vous, mon cher, qui avez la colique. Tout le monde est très gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotées dont on se souvient longtemps.»

La vérité était que, dans l'anxiété générale, la salle restait morue, sous le jour roussâtre, et cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n'était plus l'éclat tumultueux des grands jours de hausse, l'agitation, le vacarme d'une marée, débordant de toutes parts en conquérante. On ne courait plus, on ne criait plus, on se glissait, on parlait bas, comme dans la maison d'un malade. Bien que la foule fût considérable, et que l'on s'étouffât pour circuler, un murmure seulement s'élevait, navré, le chuchotement des craintes qui couraient, des nouvelles déplorables qu'on échangeait à l'oreille. Beaucoup se taisaient, livides, la face contractée, avec des yeux élargis, qui interrogeaient désespérément les autres visages.

«Salmon, vous ne dites rien? demanda Pillerault, plein d'une ironie agressive.

—Parbleu! murmura Moser, il est comme les autres, il n'a rien à dire, il a peur.»

En effet, ce jour-là, les silences de Salmon n'inquiétaient plus personne, dans l'attente profonde et muette de tous.

Mais c'était autour de Saccard que se pressait surtout un flot de clients, frémissants d'incertitude, avides d'une bonne parole. On remarqua plus tard que Daigremont ne s'était pas montré, pas plus que le député Huret, averti sans doute, redevenu le chien fidèle de Rougon. Kolb, au milieu d'un groupe de banquiers, affectait d'être pris par une grosse affaire d'arbitrage. Le marquis de Bohain, au-dessus des vicissitudes du sort, promenait tranquillement sa petite tête pâle et aristocratique, certain de gagner quand même, ayant donné à Jacoby l'ordre d'acheter autant d'Universelle qu'il avait chargé Mazaud d'en vendre. Et Saccard, assiégé par la foule des autres, les croyants, les naïfs, se montra particulièrement aimable et rassurant pour Sédille et pour Maugendre, qui, les lèvres tremblantes, les yeux humides de supplications, quêtaient l'espoir du triomphe. Il leur serra vigoureusement la main, en mettant dans son étreinte l'absolue promesse de vaincre. Puis, en homme constamment heureux, à l'abri de tout péril, il se lamenta d'une misère.

«Vous me voyez consterné. Par ces grands froids, on a oublié un camélia dans ma cour, et il est perdu.»

Le mot courut, on s'attendrit sur le camélia. Quel homme, ce Saccard! d'une assurance impassible, le visage toujours souriant, sans qu'on pût savoir si ce n'était là qu'un masque, posé sur les effroyables préoccupations qui auraient torturé tout autre!

«L'animal! est-il beau!» murmura Jantrou à l'oreille de Massias qui revenait.

Justement, Saccard appelait Jantrou, envahi d'un souvenir à cette minute suprême, se rappelant l'après-midi, où, avec ce dernier, il avait vu le coupé de la baronne Sandorff, arrêté rue Brongniart. Est-ce qu'il était là, encore, dans cette journée de crise? est-ce que le cocher, haut perché, gardait sous la pluie battante son immobilité de pierre, pendant que la baronne, derrière les glaces closes, attendait les cours.

«Certainement, elle est là, répondit Jantrou, à demi-voix, et de tout cœur avec vous, bien décidée à ne pas reculer d'une semelle.... Nous sommes tous là, solides à notre poste.»

Saccard fut heureux de cette fidélité, bien qu'il doutât du désintéressement de la dame et des autres. D'ailleurs, dans l'aveuglement de sa fièvre, il croyait encore marcher à la conquête, avec tout son peuple d'actionnaires derrière lui, ce peuple des humbles et du beau monde, engoué, fanatisé, les jolies femmes mêlées aux servante, en un même élan de foi.

Enfin, le coup de cloche retentit, passa avec une lamentation de tocsin, sur la houle effarée des têtes. Et Mazaud, qui donnait des ordres à Flory, revint vivement vers la corbeille, pendant que le jeune employé se précipitait au télégraphe, très ému pour lui-même; car, en perte depuis quelque temps, s'entêtant à suivre la fortune de l'Universelle, il risquait ce jour-là, un coup décisif, sur l'histoire de l'intervention de Daigremont, surprise à la charge, derrière une porte. La corbeille était tout aussi anxieuse que la salle, les agents sentaient bien, depuis la dernière liquidation, le sol trembler sous eux, au milieu de symptômes si graves, que leur expérience s'en alarmait. Déjà, des écroulements partiels s'étaient produits, le marché exténué, trop chargé, se lézardait de toutes parts. Allait-ce donc être un de ses grands cataclysmes, comme il en survient un tous les dix à quinze ans, une de ces crises du jeu à l'état de fièvre aiguë, qui décime la Bourse, la balaie d'un vent de mort? A la rente, au comptant, les cris semblaient s'étrangler, la bousculade se faisait plus rude, dominée par les hautes silhouettes noires des coteurs, qui attendaient, la plume aux doigts. Et, tout de suite, Mazaud, les mains serrant la rampe de velours rouge, aperçut Jacoby, de l'autre côté du bassin circulaire, criant de sa voix profonde:

«J'ai de l'Universelle.... A 2 800, j'ai de l'Universelle...»

C'était le dernier cours de la petite Bourse de la veille; et, pour enrayer immédiatement la baisse, il crut prudent de prendre à ce prix. Sa voix aiguë s'éleva, domina toutes les autres.

«A 2 800, je prends.... Trois cents Universelle, envoyez!» Le premier cours se trouva ainsi fixé. Mais il lui fut impossible de le maintenir. De toutes parts, les offres affluaient. Il lutta désespérément pendant une demi-heure, sans autre résultat que de ralentir la chute rapide. Sa surprise était de ne pas être plus soutenu par la coulisse. Que faisait donc Nathansohn, dont il attendait des ordres d'achat? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernier, qui, tout en achetant pour Saccard, vendait pour son propre compte, averti de la vraie situation par son flair de juif. Massias, très engagé lui-même comme acheteur, accourut, essoufflé, dire la déroute de la coulisse à Mazaud, qui perdit la tête et brûla ses dernières cartouches, en lâchant d'un coup les ordres qu'il se réservait d'échelonner, jusqu'à l'arrivée des renforts. Cela fit remonter un peu les cours: de 2 500, ils revinrent à 2 650, affolés, avec les sauts brusques des jours de tempête; et, un instant encore, l'espoir fut sans bornes chez Mazaud, chez Saccard, chez tous ceux qui étaient dans la confidence du plan de bataille. Puisque cela remontait dès maintenant, la journée était gagnée, la victoire allait être foudroyante, lorsque la réserve déboucherait sur le flanc des baissiers et changerait leur défaite en une effroyable déroute. Il y eut un mouvement de joie profonde, Sédille et Maugendre auraient baisé les mains de Saccard, Kolb se rapprocha, tandis que Jantrou disparut, courant porter à la baronne Sandorff la bonne nouvelle. Et l'on vit à ce moment le petit Flory, radieux, chercher partout Sabatani, qui lui servait maintenant d'intermédiaire, pour lui donner un nouvel ordre d'achat.

Mais deux heures venaient de sonner, et Mazaud, sur qui portait l'effort de l'attaque, faiblissait de nouveau. Sa surprise augmentait du retard que les renforts mettaient à entrer en ligne. Il était grand temps, qu'attendaient-ils donc pour le dégager de la position intenable où il s'épuisait? Bien que, par fierté professionnelle, il montrât un visage impassible, il sentait un grand froid monter à ses joues, il craignait de pâlir. Jacoby, tonitruant, continuait de lui jeter, par paquets méthodiques, ses offres, qu'il cessait de relever. Et ce n'était plus lui qu'il regardait, ses yeux s'étaient tournés vers Delarocque, l'agent de Daigremont, dont il ne comprenait pas le silence. Gros et trapu, avec sa barbe rousse, l'air béat et souriant d'une noce de la veille, celui-ci restait paisible, dans son attente inexplicable. Est-ce qu'il n'allait pas ramasser toutes ces offres, tout sauver, par les ordres d'achat dont devaient déborder les fiches qu'il avait en main?

Tout d'un coup, de sa voix gutturale, légèrement enrouée, Delarocque se jeta dans la lutte.

«J'ai de l'Universelle.... J'ai de l'Universelle...»

Et, en quelques minutes, il en offrit pour plusieurs millions. Des voix lui répondaient. Les cours s'effondraient.

«J'ai à 2400... J'ai à 2 300... Combien? Cinq cents, six cents... Envoyez!»

Que disait-il donc? que se passait-il? Au lieu des secours attendus, était-ce une nouvelle armée ennemie qui débouchait des bois voisins? Comme à Waterloo, Grouchy n'arrivait pas, et c'était la trahison qui achevait la déroute. Sous ces masses profondes et fraîches de vendeurs, accourant au pas de charge, une effroyable panique se déclarait.

A cette seconde, Mazaud sentit passer la mort sur sa face. Il avait reporté Saccard pour des sommes trop considérables, il eut la sensation nette que l'Universelle lui cassait les reins en s'écroulant. Mais sa jolie figure brune, aux minces moustaches, resta impénétrable et brave. Il acheta encore, épuisa les ordres qu'il avait reçus, de sa voix chantante de jeune coq, aiguë comme dans le succès. Et, en face de lui, ses contreparties, Jacoby mugissant, Delarocque apoplectique, malgré leur effort d'indifférence, laissaient percer plus d'inquiétude; car ils le voyaient désormais en grand danger, et les paierait-il, s'il sautait? Leurs mains étreignaient le velours de la rampe, leurs voix continuaient à glapir, comme mécaniquement, par habitude de métier, pendant que, dans leurs regards fixes, s'échangeaient toute l'affreuse angoisse du drame de l'argent.

Alors, pendant la dernière demi-heure, ce fut la débâcle, la déroute s'aggravant et emportant la foule en un galop désordonné. Après l'extrême confiance, l'engouement aveugle, arrivait la réaction de la peur, tous se ruant pour vendre, s'il en était temps encore. Une grêle d'ordres de vente s'abattit sur la corbeille, on ne voyait plus que des fiches pleuvoir; et ces paquets énormes de titres, jetés ainsi sans prudence, accéléraient la baisse, un véritable effondrement. Les cours, de chute en chute, tombèrent à 1 500, à 1 200, à 900. Il n'y avait plus d'acheteurs, la plaine restait rase, jonchée de cadavres. Au-dessus du sombre grouillement des redingotes, les trois coteurs semblaient être des greffiers mortuaires, enregistrant des décès. Par un singulier effet du vent de désastre qui traversait la salle, l'agitation s'y était figée, le vacarme s'y mourait, comme dans la stupeur d'une grande catastrophe. Un silence effrayant régna, lorsque, après le coup de cloche de la clôture, le dernier cours de 800 francs fut connu. Et la pluie entêtée ruisselait toujours sur le vitrage, qui ne laissait plus filtrer qu'un crépuscule louche; la salle était devenue un cloaque, sous l'égouttement des parapluies et le piétinement de la foule, un sol fangeux d'écurie mal tenue, où traînaient toutes sortes de papiers déchirés; tandis que, dans la corbeille, éclatait le bariolage des fiches, les vertes, les rouges, les bleues, jetées à pleines mains, si abondantes ce jour-là, que le vaste bassin débordait.

Mazaud était rentré dans le cabinet des agents de change, en même temps que Jacoby et Delarocque. Il s'approcha du buffet, but un verre de bière, dévoré d'une soif ardente, et il regardait l'immense pièce, avec son vestiaire, sa longue table centrale autour de laquelle étaient rangés les fauteuils des soixante agents, ses tentures de velours rouge, tout son luxe banal et défraîchi qui la faisait ressembler à une salle d'attente de première classe, dans une grande gare; il la regardait de l'air étonné d'un homme qui ne l'aurait jamais bien vue. Puis, comme il partait, sans une parole, il serra les mains de Jacoby et de Delarocque, de l'étreinte accoutumée, tous les trois pâlissant, sous leur attitude correcte de chaque jour. Il avait dit à Flory de l'attendre à la porte; et il l'y trouva, en compagnie de Gustave, qui avait définitivement quitté la charge depuis une semaine, et qui était venu en simple curieux, toujours souriant, menant la vie de fête, sans se demander si son père, le lendemain, pourrait encore payer ses dettes; tandis que Flory, blême, avec de petits ricanements imbéciles, s'efforçait de causer, sous l'effroyable perte d'une centaine de mille francs, qu'il venait de faire, en ne sachant pas où en prendre le premier sou. Mazaud et son employé disparurent au milieu de l'averse.

Mais, dans la salle, la panique venait surtout de souffler autour de Saccard, et c'était là que la guerre avait fait ses ravages. Sans comprendre au premier moment, il avait assisté à cette déroute, faisant face au danger. Pourquoi donc cette rumeur? n'étaient-ce pas les troupes de Daigremont qui arrivaient? Puis, lorsqu'il avait entendu les cours s'effondrer, tout en ne s'expliquant pas la cause du désastre, il s'était raidi pour mourir debout. Un froid de glace montait du sol à son crâne, il avait la sensation de l'irréparable, c'était sa défaite, à jamais; et le regret bas de l'argent, la colère des jouissances perdues n'entraient pour rien dans sa douleur: il ne saignait que de son humiliation de vaincu, que de la victoire de Gundermann, éclatante, définitive, qui consolidait une fois de plus la toute-puissance de ce roi de l'or. A cette minute, il fut vraiment superbe, toute sa mince personne bravait la destinée, les yeux sans un battement, le visage têtu, seul contre le flot de désespoir et de rancune qu'il sentait déjà monter contre lui. La salle entière bouillonnait, débordait vers son pilier; des poings se serraient, des bouches bégayaient des paroles mauvaises; et il avait gardé aux lèvres un inconscient sourire, qu'on pouvait prendre pour une provocation.

D'abord, au milieu d'une sorte de brouillard, il distingua Maugendre, d'une pâleur mortelle, que le capitaine Chave emmenait à son bras, en lui répétant qu'il l'avait bien prédit, avec une cruauté de joueur infime, ravi de voir les gros spéculateurs se casser les reins. Puis, ce fut Sédille, la face contractée, avec l'air fou du commerçant dont la maison croule, qui vint lui donner une poignée de main vacillante, en bon homme, comme pour lui dire qu'il ne lui en voulait point. Dès le premier craquement, le marquis de Bohain s'était écarté, passant à l'armée triomphante des baissiers, racontant à Kolb, qui se mettait prudemment à part, lui aussi, quels doutes fâcheux ce Saccard lui inspirait, depuis la dernière assemblée générale. Jantrou, éperdu, avait disparu de nouveau, à toutes jambes, pour porter le dernier cours à la baronne Sandorff, qui allait sûrement avoir une attaque de nerfs dans son coupé, comme la chose lui arrivait les jours de grosse perte.

Et c'était encore, en face de Salmon toujours muet et énigmatique, le baissier Moser et le haussier Pillerault, celui-ci provocant, la mine fière, malgré sa ruine, l'autre, qui gagnait une fortune, se gâtant la victoire par de lointaines inquiétudes.

«Vous verrez qu'au printemps nous aurons la guerre avec l'Allemagne. Tout ça ne sent pas bon, et Bismarck nous guette.

—Eh! fichez-nous la paix! J'ai encore eu tort, cette fois, de trop réfléchir.... Tant pis! c'est à refaire, tout ira bien.»

Jusque-là, Saccard n'avait pas faibli. Le nom de Fayeux, prononcé derrière son dos, ce receveur de rentes de Vendôme, avec lequel il se trouvait en rapport, pour toute une clientèle d'infimes actionnaires, venait seulement de lui causer un malaise, en le faisant songer à la masse énorme des petits, des capitalistes misérables qui allaient être broyés sous les décombres de l'Universelle. Mais, brusquement, la vue de Dejoie, livide, décomposé, porta ce malaise à l'aigu, en personnifiant toutes les humbles et lamentables ruines dans ce pauvre homme qu'il connaissait. En même temps, par une sorte d'hallucination, s'évoquèrent les pâles, les désolés visages de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, qui le regardaient éperdument de leurs grands yeux noirs pleins de larmes. Et, à cette minute, Saccard, ce corsaire au cœur tanné par vingt ans de brigandage, Saccard dont l'orgueil était de n'avoir jamais senti trembler ses jambes, de ne s'être jamais assis sur le banc, qui était là, contre le pilier, Saccard eut une défaillance et dut s'y laisser tomber un instant. La cohue refluait toujours, menaçait de l'étouffer. Il leva la tête, dans un besoin d'air, et il fut tout de suite debout, en reconnaissant, en haut, à la galerie du télégraphe, penchée au-dessus de la salle, la Méchain qui dominait de son énorme personne grasse le champ de bataille. Son vieux sac de cuir noir était posé près d'elle, sur la rampe de pierre. En attendant d'y entasser les actions dépréciées, elle guettait les morts, telle que le corbeau vorace qui suit les armées, jusqu'au jour du massacre.

Saccard, alors, d'un pas raffermi, s'en alla. Tout son être lui semblait vidé; mais, par un effort de volonté extraordinaire, il s'avançait, solide et droit. Ses sens seulement s'étaient comme émoussés, il n'avait plus la sensation du sol, il croyait marcher sur un tapis de haute laine. De même, une brume noyait ses yeux, une clameur faisait bourdonner ses oreilles. Tandis qu'il sortait de la Bourse et qu'il descendait le perron, il ne reconnaissait plus les gens, c'étaient des fantômes flottants qui l'entouraient, des formes vagues, des sons perdus. N'avait-il pas vu passer la large face grimaçante de Busch? Ne s'était-il pas arrêté un instant pour causer avec Nathansohn, très à l'aise, et dont la voix affaiblie lui paraissait venir de loin? Sabatani et Massias ne l'accompagnaient-ils pas, au milieu de la consternation générale? il se revoyait, entouré d'un groupe nombreux, peut-être Sédille et Maugendre encore, toutes sortes de figures qui s'effaçaient, se transformaient. Et, comme il allait s'éloigner, se perdre dans la pluie, dans la boue liquide dont Paris était submergé, il répéta d'une voix aiguë à tout ce monde fantomatique, mettant sa gloire dernière à montrer sa liberté d'esprit:

«Ah! que je suis donc contrarié de ce camélia qu'on a oublié dans ma cour, et qui est mort de froid!»


XI

Mme Caroline, épouvantée, envoya le soir même une dépêche à son frère, qui était à Rome pour une semaine encore; et, trois jours après, Hamelin débarquait à Paris, accourant au danger.

L'explication fut rude, entre Saccard et l'ingénieur, rue Saint-Lazare, dans cette salle des épures, où l'affaire, autrefois, avait été discutée et résolue avec tant d'enthousiasme. Pendant les trois jours, la débâcle à la Bourse venait de s'aggraver terriblement, les actions de l'Universelle étaient tombées, coup sur coup, au-dessous du pair, à 430 francs; et la baisse continuait, l'édifice craquait et s'écroulait, d'heure en heure.

Silencieuse, Mme Caroline écouta, évitant d'intervenir. Elle était pleine de remords, car elle s'accusait de complicité, puisque c'était elle qui, après s'être promis de veiller, avait laissé tout faire. Au lieu de se contenter de vendre ses titres, simplement, afin d'entraver la hausse, n'aurait-elle pas dû trouver autre chose, prévenir les gens, agir enfin? Dans son adoration pour son frère, son cœur saignait, à le voir ainsi compromis, au milieu de ses grands travaux ébranlés, de toute l'œuvre de sa vie remise en question; et elle souffrait d'autant plus, qu'elle ne se sentait pas libre de juger Saccard: ne l'avait-elle pas aimé, n'était-elle pas à lui, de ce lien secret, dont elle sentait davantage la honte? C'était, placée ainsi entre ces deux hommes, tout un combat qui la déchirait. Le soir de la catastrophe, elle avait accablé Saccard, dans un bel emportement de franchise, vidant un cœur de ce qu'elle y amassait depuis longtemps de reproches et de craintes. Puis, en le voyant sourire, tenace, invaincu quand même, en songeant à la force dont il avait besoin pour rester debout, elle s'était dit qu'elle n'avait pas le droit, après s'était montrée faible avec lui, de l'achever, de le frapper ainsi à terre. Et, réfugiée dans le silence, apportant seulement le blâme de son attitude, elle ne voulait être qu'un témoin.

Mais Hamelin, cette fois, s'emportait, lui si conciliant d'ordinaire, désintéressé de tout ce qui n'était pas ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrême, l'Universelle succombait à la folie du jeu, une crise d'absolue démence. Sans doute, il n'était pas de ceux qui prétendaient qu'une banque peut laisser fléchir ses titres, comme une compagnie de chemins de fer par exemple la compagnie de chemins de fer a son immense matériel, qui fait ses recettes; tandis que le vrai matériel d'une banque est son crédit, elle agonise dès que son crédit chancelle. Seulement, il y avait là une question de mesure. S'il était nécessaire et même sage de maintenir le cours de 2 000 francs, il devenait insensé et complètement criminel de le pousser, de vouloir l'imposer à 3000 et davantage. Dès son arrivée, il avait exigé la vérité, toute la vérité. On ne pouvait plus lui mentir maintenant, lui dire, comme il avait toléré qu'on le déclarât en sa présence, devant la dernière assemblée, que la société ne possédait pas une de ses actions. Les livres étaient là, il en pénétrait aisément les mensonges. Ainsi, le compte Sabatani, il savait que ce prête-nom cachait les opérations faites par la société; et il pouvait y suivre, mois par mois, depuis deux ans, la fièvre croissante de Saccard, d'abord timide, n'achetant qu'avec prudence, poussé ensuite à des achats de plus en plus considérables, pour arriver à l'énorme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coûté près de quarante-huit millions. N'était-ce pas fou, d'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gens, un pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani! Et ce Sabatani n'était pas le seul, il y avait d'autres hommes de paille, des employés de la banque, des administrateurs même, dont les achats, portés au compte des reports, dépassaient vingt mille actions, représentant elles aussi près de quarante-huit millions de francs. Enfin, tout cela n'était encore que les achats fermes, auxquels il fallait ajouter les achats à terme, opérés dans le courant de la dernière liquidation de janvier; plus de vingt mille actions pour une somme de soixante-sept millions et demi, dont l'Universelle avait à prendre livraison; sans compter, à la Bourse de Lyon, dix mille autres titres, vingt-quatre millions encore. Ce qui, en additionnant tout, démontrait que la société avait en main près du quart des actions émises par elle, et qu'elle avait payé ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. Là était le gouffre, où elle s'engloutissait.

Des larmes de douleur et de colère étaient montées aux yeux d'Hamelin. Lui qui venait de jeter si heureusement, à Rome, les bases de sa grande banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, pour permettre, aux jours prochains de la persécution, d'installer royalement le pape à Jérusalem, dans la gloire légendaire des lieux saints: une banque destinée à mettre le nouveau royaume de Palestine à l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur toute une série d'émissions dont les chrétiens du monde entier allaient se disputer les titres! Et tout cela croulait d'un coup, dans cette imbécile démence du jeu! Il était parti laissant un bilan admirable, des millions à la pelle, une société dans une prospérité si prompte et si haute, qu'elle faisait l'étonnement du monde; et, moins d'un mois après, lorsqu'il revenait, les millions étaient fondus; la société était par terre, en poudre, il n'y avait plus rien qu'un trou noir, où le feu semblait avoir passé. Sa stupeur croissait, il exigeait violemment des explications, voulait comprendre quelle puissance mystérieuse venait de pousser Saccard à s'acharner ainsi contre l'édifice colossal qu'il avait élevé, à le détruire pierre par pierre d'un côté, tandis qu'il prétendait l'achever de l'autre.

Saccard, très nettement, sans se fâcher, répondit. Après les premières heures d'émotion et d'anéantissement, il s'était retrouvé, debout, solide, avec son indomptable espoir. Des trahisons avaient rendu la catastrophe terrible, mais rien n'était perdu, il allait tout relever. Et, d'ailleurs, si l'Universelle avait eu une prospérité si rapide et si grande, ne la devait-elle pas aux moyens qu'on lui reprochait? la création du syndicat, les augmentations successives du capital, le bilan hâtif du dernier exercice, les actions gardées par la société et plus tard les actions achetées en masse, follement. Tout cela faisait corps. Si l'on acceptait le succès, il fallait bien accepter les risques. Quand on chauffe trop une machine, il arrive qu'elle éclate. Du reste, il n'avouait aucune faute, il avait fait, simplement avec plus de carrure intelligente, ce que tout directeur de banque fait; et il ne lâchait pas son idée géniale, son idée géante de racheter la totalité des titres, d'abattre Gundermann. L'argent lui avait manqué, voilà tout. Maintenant, c'était à recommencer. Une assemblée générale extraordinaire venait d'être convoquée pour le lundi suivant, il se disait absolument certain de ses actionnaires, il obtiendrait d'eux les sacrifices indispensables, convaincu que, sur un mot de lui, tous apporteraient leur fortune. En attendant, on vivrait, grâce aux petites sommes que les autres maisons de crédit, les grandes banques, avançaient chaque matin pour les besoins pressants de la journée, dans la crainte d'un trop brusque effondrement, qui les aurait ébranlées elles-mêmes. La crise passée, tout allait reprendre et resplendir de nouveau.

«Mais, objecta Hamelin, que calmait déjà cette tranquillité souriante, ne voyez-vous pas, dans ces secours fournis par nos rivaux, une tactique, une idée de se garer d'abord et de rendre ensuite notre chute plus profonde, en la retardant?... Ce qui m'inquiète, c'est de voir Gundermann là-dedans.»

En effet, Gundermann, un des premiers, s'était offert, pour éviter l'immédiate déclaration de faillite, avec l'extraordinaire sens pratique d'un monsieur, qui, forcé de mettre le feu chez un voisin, se hâterait ensuite d'apporter des seaux d'eau, afin que le quartier entier ne fût pas détruit. Il était au-dessus de la rancune, il n'avait d'autre gloire que d'être le premier marchand d'argent du monde, le plus riche et le plus avisé, ayant réussi à sacrifier toutes ses passions à l'accroissement continu de sa fortune.

Saccard eut un geste d'impatience, exaspéré par cette preuve que le vainqueur donnait de sa sagesse et de son intelligence.

«Oh! Gundermann, il fait la grande âme, il croit qu'il me poignarde, avec sa générosité.»

Un silence régna, et ce fut Mme Caroline, restée jusque-là muette, qui reprit enfin:

«Mon ami, j'ai laissé mon frère vous parler comme il devait le faire, dans la légitime douleur qu'il a éprouvée, en apprenant toutes ces déplorables choses.... Mais notre situation, à nous autres, me semble claire, et, n'est-ce pas? il me paraît impossible qu'il se trouve compromis, si l'affaire tournait décidément mal. Vous savez à quel cours j'ai vendu, on ne pourra pas dire qu'il a poussé à la hausse, pour tirer un plus gros profit de ses titres. Et, d'ailleurs, si la catastrophe arrive, nous savons ce que nous avons à faire.... Je n'ai point, je l'avoue, votre espoir entêté. Seulement, vous avez raison, il faut lutter jusqu'à la dernière minute, et ce n'est pas mon frère qui vous découragera, soyez-en sûr.»

Elle était émue, reprise par sa tolérance pour cet homme si obstinément vivace, ne voulant pas cependant montrer cette faiblesse, car elle ne pouvait plus s'aveugler sur l'exécrable besogne qu'il avait faite, qu'il aurait sûrement faite encore, avec sa passion voleuse de corsaire sans scrupules.

«Certainement, déclara à son tour Hamelin, las et à bout de résistance, je ne vais pas vous paralyser, lorsque vous vous battez pour nous sauver tous. Comptez sur moi, si je puis vous être utile.»

Et, une fois de plus, à cette heure dernière, sous les plus effroyables menaces, Saccard les rassura, les reconquit, en les quittant sur ces paroles, pleines de promesses et de mystère:

«Dormez tranquilles.... Je ne puis encore parler, mais j'ai l'absolue certitude de tout remettre à flot avant la fin de l'autre semaine.»

Cette phrase, qu'il n'expliquait pas, il la répéta à tous les amis de la maison, à tous les clients qui vinrent, effarés, terrifiés, lui demander conseil. Depuis trois jours, le galop ne cessait pas, rue de Londres, au travers de son cabinet. Les Beauvilliers, les Maugendre, Sédille, Dejoie, accoururent à la file. Il les recevait, très calme d'un air militaire, avec des mots vibrants qui leur remettaient du courage au cœur; et, quand ils parlaient de vendre, de réaliser à perte, il se fâchait, leur criait de ne faire une pareille bêtise, s'engageant sur l'honneur les cours de 2 000 et même de 3 000 francs.

Malgré les fautes commises, tous gardaient en lui une foi aveugle qu'on le leur laissât, qu'il fût libre de les voler encore, et il débrouillerait tout, il finirait par tous les enrichir, ainsi qu'il l'avait juré. Si aucun accident ne se produisait avant le lundi, si on lui donnait le temps de réunir l'assemblée générale extraordinaire, personne ne doutait qu'il ne tirât l'Universelle saine et sauve des décombres.

Saccard avait songé à son frère Rougon, et c'était là ce secours tout-puissant dont il parlait, sans vouloir s'expliquer davantage. S'étant trouvé face à face avec Daigremont, le traître, et lui ayant fait d'amers reproches, il n'avait obtenu que cette réponse: «Mais, mon cher, n'est pas moi qui vous ai lâché, c'est votre frère!» Évidemment, cet homme était dans son droit: il n'avait fait l'affaire qu'à condition que Rougon en serait, on lui avait promis Rougon formellement, rien d'étonnant à ce qu'il se fût retiré, du moment où le ministre, loin d'en être, vivait en guerre avec l'Universelle et son directeur. C'était au moins une excuse sans réplique. Très frappé, Saccard venait de sentir sa faute immense, cette brouille ce frère qui seul pouvait le défendre, le rendre à ce point sacré, que personne n'oserait achever sa ruine, lorsqu'on saurait le grand homme derrière lui. Et ce fut, pour son orgueil, une des heures les plus dures, celle où il se décida à prier le député Huret d'intervenir en sa faveur. Du reste, il gardait une attitude de menace, refusait toujours de disparaître, exigeait comme une chose due l'aide de Rougon, qui avait plus d'intérêt que lui à éviter le scandale. Le lendemain, comme il attendait la visite promise d'Huret, il reçut simplement un billet, dans lequel, en termes vagues, on lui faisait dire de ne pas s'impatienter et de compter sur une bonne issue, si les circonstances ne s'y opposaient pas, plus tard. Il se contenta de ces quelques lignes, qu'il regarda comme une promesse de neutralité.

Mais la vérité était que Rougon venait de prendre l'énergique parti d'en finir, avec ce membre gangrené de sa famille, qui, depuis des années, le gênait, dans d'éternelles terreurs d'accidents malpropres, et qu'il préférait enfin trancher violemment. Si la catastrophe arrivait, il était résolu à laisser aller les choses. Puisqu'il n'obtiendrait jamais de Saccard son exil, le plus simple n'était-il pas de le forcer à s'expatrier lui-même, en lui facilitant la fuite, après quelque bonne condamnation? Un brusque scandale, un coup de balai, ce serait fini. D'ailleurs, la situation du ministre devenait difficile, depuis qu'il avait déclaré au Corps législatif, dans un mouvement d'éloquence mémorable, que jamais la France ne laisserait l'Italie s'emparer de Rome. Très applaudi par les catholiques, très attaqué par le tiers état de plus en plus puissant, il voyait arriver l'heure où ce dernier, aidé des bonapartistes libéraux, allait le faire sauter du pouvoir, à moins qu'il ne leur donnât aussi un gage. Et le gage, si les circonstances le voulaient, allait être l'abandon de cette Universelle, patronnée par Rome, devenue une force inquiétante. Enfin, ce qui avait achevé de le décider, c'était une communication secrète de son collègue des Finances, qui, sur le point de lancer un emprunt, avait trouvé Gundermann et tous les banquiers juifs très réservés, donnant à entendre qu'ils refuseraient leurs capitaux, tant que le marché resterait incertain pour eux, livré aux aventures. Gundermann triomphait. Plutôt les juifs, avec leur royauté acceptée de l'or, que les catholiques ultramontains maîtres du monde, s'ils devenaient les rois de la Bourse!

On raconta plus tard que le garde des sceaux Delcambre, acharné dans sa rancune contre Saccard, ayant fait pressentir Rougon sur la conduite à suivre vis-à-vis de son frère, au cas où la justice aurait à intervenir, en avait simplement reçu ce cri du cœur: «Ah! qu'il m'en débarrasse donc, je lui devrai un fameux cierge!» Dès lors, du moment où Rougon l'abandonnait, Saccard était perdu. Delcambre, qui le guettait depuis son arrivée au pouvoir, le tenait enfin sur la marge du Code, au bord même du vaste filet judiciaire, n'ayant plus qu'à trouver le prétexte pour lancer ses gendarmes et ses juges.

Un matin, Busch, furieux de n'avoir pas agi encore, se rendit au palais de justice. S'il ne se hâtait pas, jamais maintenant il ne tirerait de Saccard les quatre mille francs qui restaient dus à la Méchain, sur le fameux compte de frais, pour le petit Victor. Son plan était simplement de soulever un abominable scandale, en l'accusant de séquestration d'enfant, ce qui permettrait d'étaler les détails immondes du viol de la mère et de l'abandon du gamin. Un pareil procès fait au directeur de l'Universelle, dans l'émotion soulevée par la crise que traversait cette banque, cela remuerait tout Paris; et Busch espérait encore que Saccard, à la première menace, paierait. Mais le substitut qui se trouva chargé de le recevoir, un propre neveu de Delcambre, écouta son histoire d'un air d'impatience et d'ennui: non! non! rien à faire de sérieux avec de pareils commérages, ça ne tombait sous le coup d'aucun article du Code. Déconcerté, Busch s'emportait, parlait de sa longue patience, lorsque le magistrat l'interrompit brusquement, en lui entendant dire qu'il avait poussé la bonhomie, vis-à-vis de Saccard, jusqu'à placer des fonds en report, à l'Universelle. Comment! il avait des fonds compromis dans la déconfiture certaine de cette maison, et il n'agissait pas! Rien n'était plus simple, il n'avait qu'à déposer une plainte en escroquerie, car la justice, dès maintenant, se trouvait avertie de manœuvres frauduleuses, qui allaient entraîner la banqueroute. C'était là le coup terrible à porter, et non l'autre histoire, le mélodrame d'une fille morte d'ivrognerie et d'un enfant grandi dans le ruisseau. Busch écoutait, la face attentive et grave, lancé sur cette nouvelle voie, entraîné à un acte qu'il n'était pas venu faire, dont il devinait les décisives conséquences: Saccard arrêté, l'Universelle frappée à mort. La seule peur de perdre son argent l'aurait décidé tout de suite, il ne demandait d'ailleurs que désastres, pour pêcher en eau trouble. Cependant, il hésita, il disait qu'il réfléchirait, qu'il reviendrait, et il fallut que le substitut lui mît la plume aux doigts, lui fît écrire, dans son cabinet même, sur son bureau, la plainte en escroquerie, qu'immédiatement, l'homme congédié, il porta, tout bouillant de zèle, à son oncle le garde des sceaux. L'affaire était bâclée.

Le lendemain, rue de Londres, au siège de la société, Saccard eut une longue entrevue avec les commissaires-censeurs et avec l'administrateur judiciaire, pour arrêter le bilan qu'il désirait présenter à l'assemblée générale. Malgré les sommes prêtées par les autres établissements financiers, on avait dû fermer les guichets, suspendre les paiements, devant les demandes croissantes. Cette banque, qui, un mois plus tôt, possédait près de deux cents millions dans ses caisses, n'avait pu rembourser, à sa clientèle affolée, que les quelques premières centaines de mille francs. Un jugement du tribunal de commerce avait déclaré d'office la faillite, à la suite d'un rapport sommaire, remis la veille par un expert, chargé d'examiner les livres. Malgré tout, Saccard, inconscient, promettait encore de sauver la situation, avec un aveuglement d'espoir, un entêtement de bravoure extraordinaires. Et précisément, ce jour-là, il attendait la réponse du parquet des agents de change, pour la fixation d'un cours de compensation, lorsque l'huissier entra lui dire que trois messieurs le demandaient, dans un salon voisin. C'était le salut peut-être, il se précipita, très gai, et il trouva un commissaire de police, aidé de deux agents, qui procéda à son arrestation immédiate. Le mandat d'amener venait d'être lancé, sur la lecture du rapport de l'expert, dénonçant des irrégularités d'écritures, et particulièrement sur la plainte en abus de confiance de Busch, qui prétendait que des fonds, confiés par lui pour être placés en report, avaient reçu une destination autre. A la même heure, on arrêtait également Hamelin, à son domicile, rue Saint-Lazare. Cette fois, c'était bien la fin, comme si toutes les haines, toutes les malchances aussi se fussent acharnées. L'assemblée générale extraordinaire ne pouvait plus se réunir, la Banque universelle avait vécu.

Mme Caroline n'était pas chez elle, au moment de l'arrestation de son frère, qui ne put que lui laisser quelques lignes écrites à la hâte. Lorsqu'elle rentra ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on songeât même une minute à le poursuivre, tellement il lui apparaissait pur de tout trafic louche, innocenté par ses longues absences. Dès le lendemain de la faillite, le frère et la sœur s'étaient dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, en faveur de l'actif, voulant rester nuis, au sortir de cette aventure, comme ils y étaient rentrés nus; et la somme était forte, près de huit millions, dans lesquels se trouvaient engloutis les trois cent mille francs qu'ils avaient hérités d'une tante. Tout de suite, elle se lança en démarche, en sollicitations, elle ne vécut plus que pour améliorer le sort, préparer la défense de son pauvre Georges, reprise de crises de larmes, malgré sa vaillance, chaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les verrous, éclaboussé de cet affreux scandale, la vie dévastée, salie à jamais. Lui si doux, si faible, d'une dévotion d'enfant, d'une ignorance de «grosse bête» comme elle disait, en dehors de ses travaux techniques! Et, d'abord, elle s'était emportée contre Saccard, l'unique cause du désastre, l'ouvrier de leur malheur, dont elle reconstruisait et jugeait nettement l'œuvre exécrable, depuis les jours du début, lorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Code, jusqu'à ces jours de la fin, où, dans les sévérités de l'insuccès, devaient se payer toutes les irrégularités, qu'elle avait prévues et laissé commettre. Puis, torturée par ce remords de complicité qui la hantait, elle s'était tue, elle évitait de s'occuper ouvertement de lui, avec la volonté d'agir comme sil n'était pas. Quand elle devait prononcer son nom, elle semblait parler d'un étranger, d'une partie adverse dont les intérêts étaient différents des siens. Elle, qui visitait presque quotidiennement son frère à la Conciergerie, n'avait pas même demandé une autorisation, pour aller voir Saccard. Et elle était très brave, elle campait toujours dans leur appartement de la rue Saint-Lazare, recevant tous ceux qui se présentaient, même ceux qui venaient l'injure à la bouche, transformée ainsi en une femme d'affaires résolue à sauver ce qu'elle pourrait de leur honnêteté et de leur bonheur.

Durant les longues journées qu'elle passait de la sorte, en haut, dans ce cabinet des épures, où elle avait vécu de si belles heures de travail et d'espoir, un spectacle surtout la navrait. Lorsqu'elle s'approchait d'une fenêtre et qu'elle jetait un regard sur l'hôtel voisin, elle ne pouvait y voir sans un serrement de cœur, derrière les vitres de l'étroite pièce où les deux pauvres femmes se tenaient, les profils pâles de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille Alice. Ces journées de février étaient très douces, elle les apercevait souvent aussi marchant à pas ralentis, la tête basse, le long des allées du jardin moussu, ravagé par l'hiver. L'écroulement venait d'être effroyable dans ces deux existences. Les malheureuses qui, quinze jours plus tôt, possédaient dix-huit cent mille francs avec leurs six cents actions, n'en auraient tiré que dix-huit mille, aujourd'hui que le titre était tombé de trois mille francs à trente francs. Et leur fortune entière se trouvait fondue, emportée du coup les vingt mille francs de la dot, mis si péniblement de côté par la comtesse, les soixante-dix mille francs empruntés d'abord sur la ferme des Aublets, les Aublets eux-mêmes vendus ensuite deux cent quarante mille francs, lorsqu'ils en valaient quatre cent mille. Que devenir, quand les hypothèques dont l'hôtel était écrasé, mangeaient déjà huit mille francs par an, et qu'elles n'avaient jamais pu réduire le train de la maison à moins de sept mille, malgré leur ladrerie, les miracles d'économie sordide qu'elles accomplissaient, pour sauver les apparences et garder leur rang? Même en vendant leurs actions, comment vivre désormais, comment faire face à tous les besoins, avec ces dix-huit mille francs, l'épave dernière du naufrage? Une nécessité s'imposait, que la comtesse n'avait pas voulu encore envisager résolument quitter l'hôtel, l'abandonner aux créanciers hypothécaires, puisqu'il devenait impossible de payer les intérêts, ne pas attendre que ceux-ci le fissent mettre en vente, se retirer tout de suite au fond de quelque petit logement pour y vivre une vie étroite et effacée, jusqu'au dernier morceau de pain. Mais, si la comtesse résistait, c'était qu'il y avait là un arrachement de toute sa personne, la mort même de ce qu'elle avait cru être, l'effondrement de l'édifice de sa race que, depuis des années, elle soutenait de ses mains tremblantes, avec une obstination héroïque. Les Beauvilliers en location, n'ayant plus le toit des ancêtres, vivant chez les autres, dans la misère avouée des vaincus: est-ce que, vraiment, ce ne serait pas à mourir de honte? Et elle luttait toujours.

Un matin, Mme Caroline vit ces dames, sous le petit hangar du jardin, qui lavaient leur linge. La vieille cuisinière, presque impotente, ne leur était plus d'un grand secours; pendant les derniers froids, elles avaient dû la soigner; et il en était de même du mari, à la fois concierge, cocher et valet de chambre, qui avait grand-peine à balayer la maison et à tenir debout l'antique cheval, trébuchant et ravagé comme lui. Aussi ces dames s'étaient-elles mises résolument au ménage, la fille lâchant parfois ses aquarelles pour faire les maigres soupes dont vivaient chichement les quatre personnes, la mère époussetant les meubles, raccommodant les vêtements et les chaussures, avec cette idée d'économie infime qu'on usait moins les plumeaux, les aiguilles et le fil, depuis que c'était elle qui s'en servait. Seulement, dès que survenait une visite, il fallait les voir toutes deux fuir, jeter le tablier, se débarbouiller violemment, reparaître en maîtresses de maison, aux mains blanches et paresseuses. Sur la rue, le train n'avait pas changé, l'honneur était sauf le coupé sortait toujours correctement attelé, menant la comtesse et sa fille à leurs courses, les dîners de quinzaine réunissaient toujours les convives de chaque hiver, sans qu'il y eût un plat de moins sur la table, ni une bougie dans les candélabres. Et il fallait, comme Mme Caroline, dominer le jardin, pour savoir de quels terribles lendemains de jeûne était payé tout ce décor, cette façade mensongère d'une fortune disparue. Lorsqu'elle les voyait, au fond de ce puits humide, étranglé entre les maisons voisines, promenant leur mortelle mélancolie, sous les squelettes verdâtres des arbres centenaires, elle était prise d'une pitié immense, elle s'écartait de la fenêtre, le cœur déchiré de dans cette misère, comme si elle s'était sentie la complice de Saccard.

Puis, un autre matin, Mme Caroline eut une tristesse plus directe, plus douloureuse encore. On lui annonça la visite de Dejoie, et elle tint bravement à le recevoir.

«Et bien, mon pauvre Dejoie...»

Mais elle s'arrêta, effrayée, en remarquant la pâleur de l'ancien garçon de bureau. Les yeux semblaient morts, dans sa face décomposée; et lui, très grand, avait rapetissé comme plié en deux.

«Voyons, il ne faut pas vous laisser abattre, à l'idée que tout cet argent est perdu.»

Alors, il parla d'une voix lente.

«Oh! madame, ce n'est pas ça.... Sans doute, dans le premier moment, j'ai reçu un rude coup, parce que je m'étais habitué à croire que nous étions riches. Ça vous monte à la tête, on est comme si l'on avait bu, quand on gagne.... Mon Dieu! j'étais déjà résigné à me remettre au travail, j'aurais tant travaillé, que je serais parvenu à refaire la somme... Seulement, vous ne savez pas...»

De grosses larmes roulèrent sur ses joues.

«Vous ne savez pas.... Elle est partie.

—Partie, qui donc? demanda Mme Caroline, surprise.

—Nathalie, ma fille. Son mariage était manqué, elle a été furieuse, quand le père de Théodore est venu nous dire que son fils avait trop attendu et qu'il allait épouser la demoiselle d'une mercière, qui apportait près de huit mille francs. Ça, je comprends qu'elle se soit mise en colère à l'idée de ne plus avoir le sou et de rester fille. Mais moi qui l'aimais tant! L'hiver dernier encore, je me relevais la nuit, pour border ses couvertures. Et je me passais de tabac afin qu'elle eût de plus jolis chapeaux, et j'étais sa vraie mère, je l'avais élevée, je ne vivais que du plaisir de la voir, dans notre petit logement.»

Ses larmes l'étranglèrent, il sanglota.

«Aussi, c'est la faute de mon ambition.... Si j'avais vendu, dès que mes huit actions me donnaient les six mille francs de la dot, elle serait mariée à cette heure. Seulement, n'est-ce pas? ça montait toujours, et j'ai songé à moi, j'ai voulu d'abord six cents, puis huit cents, puis mille francs de rente; d'autant plus que la petite aurait hérité de cet argent-là, plus tard.... Dire qu'un moment, au cours de trois mille, j'ai eu dans la main vingt-quatre mille francs, de quoi lui constituer sa dot de six mille francs et de me retirer moi-même avec neuf cents francs de rente. Non! j'en voulais mille, est-ce assez bête! Et, maintenant, ça ne représente seulement pas deux cents francs.... Ah! c'est ma faute, j'aurais mieux fait de me flanquer à l'eau!»

Mme Caroline, très émue de sa douleur, le laissait se soulager. Elle aurait pourtant voulu savoir.

«Partie, mon pauvre Dejoie, comment partie?»

Alors, il eut un embarras, tandis qu'une faible rougeur montait à sa face blême.

«Oui, partie, disparue, depuis trois jours. Elle avait fait la connaissance d'un monsieur, en face de chez nous, oh! un monsieur très bien, un homme de quarante ans.... Enfin, elle s'est sauvée.»

Et, tandis qu'il donnait des détails, cherchant les mots, la langue embarrassée, Mme Caroline revoyait Nathalie, mince et blonde, avec sa grâce frêle de jolie fille du pavé parisien. Elle revoyait surtout les larges yeux, au regard si tranquille et si froid, d'une extraordinaire limpidité d'égoïsme. L'enfant s'était laissé adorer par son père, en idole heureuse, sage aussi longtemps qu'elle avait eu intérêt à l'être, incapable d'une chute sotte, tant qu'elle espérait une dot, un mariage, un comptoir dans une petite boutique où elle aurait trôné. Mais continuer une vie de sans-le-sou, vivre en torchon avec son bonhomme de père, obligé de se remettre au travail, ah! non, elle en avait assez de cette existence pas drôle, désormais sans espoir! Et elle avait filé, elle avait mis froidement ses bottines et son chapeau, pour aller ailleurs.

«Mon Dieu! continuait à bégayer Dejoie, elle ne s'amusait guère chez nous, c'est bien vrai; et, quand on est gentille, c'est agaçant de perdre sa jeunesse à s'ennuyer.... Mais, tout de même, elle a été bien dure. Songez donc! sans me dire seulement adieu, pas un mot de lettre, pas la plus petite promesse de venir me revoir de temps à autre.... Elle a fermé la porte, et ça été fini. Vous voyez, mes mains tremblent, j'en suis resté comme une bête. C'est plus fort que moi, je la cherche toujours, chez nous. Après tant d'années, mon Dieu! est-ce possible que je ne l'aie plus, que je ne l'aurai plus jamais, ma pauvre petite enfant!»

Il avait cessé de pleurer, et sa douleur ahurie était si navrante, que Mme Caroline lui saisit les deux mains, ne trouvant d'autre consolation que de lui répéter:

«Mon pauvre Dejoie, mon pauvre Dejoie...»

Puis, pour le distraire, elle revint à la déconfiture de l'Universelle. Elle s'excusait de lui avoir laissé prendre des actions, elle jugeait sévèrement Saccard, sans le nommer. Mais, tout de suite, l'ancien garçon de bureau se ranima. Mordu par le jeu, il se passionnait encore.

«M. Saccard, eh! il a eu bien raison de m'empêcher de vendre. L'affaire était superbe, nous les aurions mangés tous, sans les traîtres qui nous ont lâchés.... Ah! madame, si M. Saccard était là, ça marcherait autrement. Ç'a été notre mort, qu'on le mette en prison. Et il n'y a encore que lui qui pourrait nous sauver.... Je l'ai dit au juge: "Monsieur, rendez-le-nous, et je lui confie de nouveau ma fortune, et je lui confie ma vie, parce que cet homme-là, c'est le bon Dieu, voyez-vous! Il fait tout ce qu'il veut."»

Stupéfaite, Mme Caroline le regardait. Comment! pas une parole de colère, pas un reproche? C'était la foi ardente d'un croyant. Quelle puissante action Saccard avait-il donc eue sur le troupeau, pour le discipliner sous un tel joug de crédulité?

«Enfin, madame, j'étais venu seulement vous dire ça, et il faut m'excuser, si je vous ai parlé de mon chagrin, à moi, parce que je n'ai plus la tête très solide.... Quand vous verrez M. Saccard, répétez-lui bien que nous sommes toujours avec lui.»

Il s'en alla de son pas vacillant, et, restée seule, elle eut un instant horreur de l'existence. Ce malheureux lui avait fendu le cœur. Elle avait contre l'autre, contre celui qu'elle ne nommait pas, un redoublement de colère, dont elle renfonçait l'éclat en elle. D'ailleurs, des visites lui arrivaient, elle était débordée, ce matin-là.

Dans le flot, les Jordan surtout l'émurent encore. Ils venaient, Paul et Marcelle, en bon ménage qui risquait toujours à deux les démarches graves, lui demander si leurs parents, les Maugendre, n'avaient réellement plus rien à tirer de leurs actions de l'Universelle. De ce côté, c'était aussi un désastre irréparable. Avant les grandes batailles des deux dernières liquidations, l'ancien fabricant de bâches possédait déjà soixante-quinze titres, qui lui avaient coûté environ quatre-vingt mille francs: affaire superbe, puisque, à un moment, au cours de trois mille francs, ces titres en représentaient deux cent vingt-cinq mille. Mais le terrible était que, dans la passion de la lutte, il avait joué à découvert, croyant au génie de Saccard, achetant toujours; de sorte que d'effroyables différences a payer, plus de deux cent mille francs, venaient d'emporter le reste de sa fortune, ces quinze mille francs de rente gagnés si rudement par trente années de travail, il n'avait plus rien, c'était à peine s'il en sortirait complètement acquitté, lorsqu'il aurait vendu son petit hôtel de la rue Legendre, dont il se montrait si fier. Et, dans ce désastre, Mme Maugendre était certainement plus coupable que lui.

«Ah! madame, expliqua Marcelle avec son aimable figure, qui, même au milieu des catastrophes, restait fraîche et riante, vous ne vous imaginez pas ce qu'était devenue maman! Elle, si prudente, si économe, la terreur de ses bonnes, toujours sur leurs talons, à éplucher leurs comptes, elle ne parlait plus que par centaines de mille francs, elle poussait papa, oh! lui, beaucoup moins brave, au fond, tout prêt à écouter l'oncle Chave, si elle ne l'avait pas rendu fou, avec son rêve de décroche le gros lot, le million.... D'abord, ça les avait pris en lisant les journaux financiers; et papa s'était passionné le premier, si bien qu'il se cachait, dans les commencements; puis, lorsque maman s'y est mise, après avoir longtemps professé contre le jeu une haine de bonne ménagère, tout a flambé, ça n'a pas été long. Est-il possible que la rage du gain change à ce point de braves gens!»

Jordan intervint, égayé lui aussi par la figure de l'oncle Chave, qu'un mot de sa femme venait d'évoquer.

«Et si vous aviez vu le calme de l'oncle, au milieu de ces catastrophes! il l'avait bien prédit, il triomphait, serré dans son col de crin.... Pas un jour il n'a manqué la Bourse, pas un jour il n'a cessé de jouer son jeu infime, sur le comptant, satisfait d'emporter sa pièce de quinze à vingt francs, chaque soir, ainsi qu'un bon employé qui a bravement rempli sa journée. Autour de lui, les millions croulaient de toutes parts, des fortunes géantes se faisaient et se défaisaient en deux heures, l'or pleuvait à pleins seaux parmi les coups de foudre, et il continuait, sans fièvre, à gagner sa petite vie, son petit gain pour ses petits vices.... Il est le malin des malins, les jolies filles de la rue Nollet ont eu leurs gâteaux et leurs bonbons.»

Cette allusion, faite de belle humeur, aux farces du capitaine, acheva d'amuser les deux femmes. Mais, tout de suite, la tristesse de la situation les reprit.

«Hélas! non, déclara Mme Caroline, je ne crois pas que vos parents aient rien à tirer de leurs actions. Tout me paraît bien fini. Elles sont à trente francs, elles vont tomber à vingt francs, à cent sous.... Mon Dieu! Les pauvres gens, à leur âge, avec leurs habitudes d'aisance, que vont-ils devenir?

—Dame! répondit simplement Jordan, il va falloir s'occuper d'eux... Nous ne sommes pas bien riches encore, mais enfin ça commence à marcher, et nous ne les lasserons pas dans la rue.»

Il venait d'avoir une chance. Après tant d'années de travail ingrat, son premier roman, publié d'abord dans un journal, lancé ensuite par un éditeur, avait pris brusquement l'allure d'un gros succès; et il se trouvait riche de quelques milliers de francs, toutes les portes ouvertes devant lui désormais, brûlant de se remettre au travail, certain de la fortune et de la gloire.

«Si nous ne pouvons les prendre, nous leur louerons un petit logement. On s'arrangera toujours, parbleu!»

Marcelle, qui le regardait avec une tendresse éperdue, fut agitée d'un léger tremblement:

«Oh! Paul, Paul, que tu es bon!»

Et elle se mit à sangloter.

«Mon enfant, calmez-vous, je vous en prie, répéta à plusieurs reprises Mme Caroline, qui s'empressait, étonnée. Il ne faut pas vous faire de la peine.

—Non, laissez-moi, ce n'est pas de la peine.... Mais, en vérité, c'est tellement bête, tout ça! Je vous demande un peu, lorsque j'ai épousé Paul, si maman et papa n'auraient pas dû me donner la dot dont ils avaient toujours parlé! Sous prétexte que Paul ne possédait plus un sou et que je faisais une sottise en tenant quand même ma promesse, ils n'ont pas lâché un centime.... Ah! les voilà bien avancés, aujourd'hui! ils la retrouveraient, ma dot, ce serait toujours ça que la Bourse n'aurait pas mangé!»

Mme Caroline et Jordan ne purent s'empêcher de rire. Mais cela ne consolait pas Marcelle, elle pleurait plus fort.

«Et puis, ce n'est pas encore ça.... Moi, quand Paul a été pauvre, j'ai fait un rêve. Oui! comme dans les contes de fées, j'ai rêvé que j'étais une princesse et qu'un jour j'apporterais à mon prince ruiné beaucoup, beaucoup d'argent, pour l'aider à être un grand poète.... Et voilà qu'il n'a pas besoin de moi, voilà que je ne suis plus rien qu'un embarras, avec ma famille! C'est lui qui aura toute la peine, c'est lui qui fera tous les cadeaux.... Ah! ce que mon cœur étouffe!»

Vivement, il l'avait prise dans ses bras.

«Qu'est-ce que tu nous racontes, grosse bête. Est-ce que la femme a besoin d'apporter quelque chose! Mais c'est toi que tu apportes, ta jeunesse, ta tendresse, ta belle humeur, et il n'y a pas une princesse au monde qui puisse donner davantage!»

Tout de suite, elle s'apaisa, heureuse d'être aimée ainsi, trouvant en effet qu'elle était bien sotte de pleurer. Lui, continuait:

«Si ton père et ta mère veulent, nous les installerons à Clichy, où j'ai vu des rez-de-chaussée avec des jardins pour pas cher.... Chez nous, dans notre trou empli de nos quatre meubles, c'est très gentil, mais c'est trop étroit; d'autant plus qu'il va nous falloir de la place...»

Et, souriant de nouveau, se tournant vers Mme Caroline, qui assistait, très touchée, à cette scène de ménage:

«Eh! oui, nous allons être trois, on peut bien l'avouer, maintenant que je suis un monsieur qui gagne sa vie!... N'est-ce pas? madame, encore un cadeau qu'elle va me faire, elle qui pleure de ne m'avoir rien apporté!»

Mme Caroline, dans l'incurable désespoir de sa stérilité, regarda Marcelle un peu rougissante et dont elle n'avait pas remarqué la taille déjà épaissie. A son tour, elle eut des larmes pleins les yeux.

«Ah! mes chers enfants, aimez-vous bien, vous êtes les seuls raisonnables et les seuls heureux!»

Puis, avant de prendre congé, Jordan donna des détails sur le journal L'Espérance. Gaiement, avec son horreur instinctive des affaires, il en parlait comme de la plus extraordinaire caverne, toute retentissante des marteaux de la spéculation. Le personnel entier, depuis le directeur jusqu'au garçon de bureau, spéculait, et lui seul, disait-il en riant, n'y avait pas joué, très mal vu, accablé sous le mépris de tous. D'ailleurs, l'écroulement de l'Universelle, surtout l'arrestation de Saccard, venaient de tuer net le journal. Il y avait eu une débandade des rédacteurs, tandis que Jantrou s'entêtait, aux abois, se cramponnant à cette épave, pour vivre encore des débris du naufrage. C'était fini, ces trois années de prospérité l'avaient dévasté, dans un monstrueux abus de tout ce qui s'achète, pareil à ces meurt-de-faim qui crèvent d'indigestion, le jour où ils s'attablent. Et la chose curieuse, logique du reste, c'était la déchéance finale de la baronne Sandorff, tombée à cet homme, au milieu du désarroi de la catastrophe, enragée et voulant rattraper son argent.

Au nom de la baronne, Mme Caroline avait légèrement pâli, pendant que Jordan, qui ignorait la rivalité des deux femmes, complétait son récit.

«Je ne sais pourquoi elle s'est donnée. Peut-être a-t-elle cru qu'il la renseignerait, grâce à ses relations d'agent de publicité. Peut-être n'a-t-elle roulé jusqu'à lui que par les lois mêmes de la chute, toujours de plus en plus bas. Il y a, dans la passion du jeu, un ferment désorganisateur que j'ai observé souvent, qui ronge et pourrit tout, qui fait de la créature de race la mieux élevée et la plus fière une loque humaine, le déchet balayé au ruisseau.... En tout cas, si cette fripouille de Jantrou avait gardé sur le cœur les coups de pied au derrière que lui allongeait, dit-on, le père de la baronne, quand il allait jadis quémander ses ordres, il est bien vengé aujourd'hui; car, moi qui vous parle, comme j'étais retourné au journal pour tacher d'être payé, je suis tombé sur une explication en poussant trop vivement une porte, j'ai vu, de mes yeux vu, Jantrou giflant la Sandorff, à la volée.... Oh! cet homme ivre, perdu d'alcool et de vices, tapant avec une brutalité de cocher sur cette dame du monde!»

D'un geste de souffrance, Mme Caroline le fit taire. Il lui semblait que cet excès d'abaissement l'éclaboussait elle-même.

Très caressante, Marcelle lui avait pris la main, sur le point de partir.

«Ne croyez pas au moins, chère madame, que nous soyons venus pour vous ennuyer. Paul, au contraire, défend beaucoup M. Saccard.

—Mais certainement! s'écria le jeune homme. Il a toujours été gentil avec moi. Je n'oublierai jamais la façon dont il nous a débarrassés du terrible Busch. Et puis, c'est tout de même un monsieur très fort... Quand vous le verrez, madame, dites-lui bien que le petit ménage lui garde une vive reconnaissance.»

Lorsque les Jordan furent partis Mme Caroline eut un geste de muette colère. De la reconnaissance, pourquoi? pour la ruine des Maugendre! Ces Jordan étaient comme Dejoie, s'en allaient avec les mêmes paroles d'excuse et de bons souhaits. Et pourtant ils savaient, ceux-là! ce n'était pas un ignorant, cet écrivain qui avait traversé le monde de la finance, plein d'un si beau mépris de l'argent. En elle, la révolte continuait, grandissait. Non! il n'y avait point de pardon possible, la boue était trop profonde. Cela ne la vengeait pas, la gifle de Jantrou à la baronne. C'était Saccard qui avait tout pourri.

Ce jour-là, Mme Caroline devait aller chez Mazaud, au sujet de certaines pièces qu'elle voulait joindre au dossier de son frère. Elle désirait également savoir quelle serait son attitude, dans le cas où la défense le citerait comme témoin. Le rendez-vous pris n'était que pour quatre heures, après la Bourse; et, seule enfin, elle passa plus d'une heure et demie à classer les renseignements qu'elle avait obtenus déjà. Elle commençait à voir clair, dans le monceau des ruines. De même, au lendemain d'un incendie, quand la fumée s'est dissipée et que le brasier s'est éteint, on déblaie les matériaux, avec le vivace espoir de trouver l'or des bijoux fondus.

D'abord, elle s'était demandé où avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents millions, il fallait bien, si des poches s'étaient vidées, que d'autres se fussent emplies. Cependant, il paraissait certain que le râteau des baissiers n'avait pas ramassé toute la somme, un effroyable coulage en avait emporté un bon tiers. A la Bourse, les jours de catastrophe, on dirait que le sol boit l'argent, il s'en égare, il en reste, un peu à tous les doigts. Gundermann devait, à lui seul, avoir empoché une cinquantaine de millions. Puis, venait Daigremont, avec douze ou quinze. On citait encore le marquis de Bohain, dont le coup classique avait réussi une fois de plus: à la hausse chez Mazaud, il refusait de payer, tandis qu'il avait touché près de deux millions chez Jacoby, où il était à la baisse; seulement, cette fois, tout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femme, en simple filou, Mazaud, affolé par ses pertes, parlait de lui envoyer du papier timbré. Presque tous les administrateurs de l'Universelle s'étaient, d'ailleurs, taillé royalement leur part, les uns, comme Huret et Kolb, en réalisant au plus haut cours, avant l'effondrement, les autres, comme le marquis et Daigremont, en passant aux baissiers, par une tactique de traîtres; sans compter que, dans une de ses dernières réunions, lorsque la société était déjà aux abois le conseil d'administration avait fait créditer chacun de ses membres de cent et quelques mille francs. Enfin, à la corbeille, Delarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagné personnellement de grosses sommes, déjà englouties du reste dans les deux gouffres toujours béants, impossibles à combler, que creusaient chez le premier l'appétit de la femme et chez l'autre la passion du jeu. De même, le bruit courait que Nathansohn devenait un des rois de la coulisse, grâce à un gain de trois millions, qu'il avait réalisé en jouant pour son compte à la baisse, tandis qu'il jouait à la hausse pour Saccard; et la chance extraordinaire était qu'il aurait sauté certainement, engagé pour des achats considérables au nom de l'Universelle qui ne payait plus, si l'on n'avait pas été forcé de passer l'éponge, de faire cadeau de ce qu'elle devait, plus de cent millions, à la coulisse tout entière, reconnue insolvable. Un homme décidément heureux et adroit, ce petit Nathansohn! et quelle jolie aventure, dont on souriait, garder ce qu'on a gagné, ne pas payer ce qu'on a perdu!

Mais les chiffres restaient vagues, Mme Caroline ne pouvait arriver à une appréciation exacte des gains, car les opérations de Bourse se font en plein mystère, et le secret professionnel est strictement gardé par les agents de change. Même on n'aurait rien su en dépouillant les carnets, où les noms ne sont pas inscrits. Ainsi elle tenta en vain de connaître la somme qu'avait dû emporter Sabatani, disparu à la suite de la dernière liquidation. Encore une ruine, de ce côté, qui atteignait durement, Mazaud. C'était la commune histoire: le client louche accueilli d'abord avec défiance, déposant une petite couverture de deux ou trois mille francs, jouant sagement pendant les premiers mois, jusqu'au jour où, la médiocrité de la garantie oubliée, devenu l'ami de l'agent de change, il prenait la fuite, au lendemain de quelque tour de brigand. Mazaud parlait d'exécuter Sabatani, ainsi qu'il avait jadis exécuté Schlosser, un filou de la même bande, de l'éternelle bande qui exploite le marché, comme les voleurs d'autrefois exploitaient une forêt. Et le Levantin, cet Italien mâtiné d'Oriental, aux yeux de velours, qu'une légende douait d'un phénomène dont chuchotaient les femmes curieuses, était aller écumer la Bourse de quelque capitale étrangère, Berlin, disait-on, en attendant qu'on l'oubliât à Paris, et qu'il y revînt, de nouveau salué, prêt à recommencer son coup, au milieu de la tolérance générale.

Puis, Mme Caroline avait dressé une liste des désastres. La catastrophe de l'Universelle venait d'être une de ces terribles secousses qui ébranlent toute une ville. Rien n'était resté d'aplomb et solide, les crevasses gagnaient les maisons voisines, il y avait chaque jour de nouveaux écroulements. Les unes sur les autres, les banques s'effondraient, avec le fracas brusque des pans de murs demeurés debout après un incendie. Dans une muette consternation, on écoutait ces bruits de chute, on se demandait où s'arrêteraient les ruines. Elle, ce qui la frappait au cœur, c'était moins les banquiers, les sociétés, les hommes et les choses de la finance détruits, emportés dans la tourmente, que tous les pauvres gens, actionnaires, spéculateurs même, qu'elle avait connus et aimés, et qui étaient parmi les victimes. Après la défaite, elle comptait ses morts. Et il n'y avait pas seulement son pauvre Dejoie, les Maugendre imbéciles et lamentables, les tristes dames de Beauvilliers, si touchantes. Un autre drame l'avait bouleversée, la faillite du fabricant de soie Sédille, déclarée la veille. Celui-là, l'ayant vu à l'œuvre comme administrateur, le seul du conseil, disait-elle, à qui elle aurait confié dix sous, elle le déclarait le plus honnête homme du monde. L'effrayante chose, que cette passion du jeu! Un homme qui avait mis trente ans à fonder par son travail et sa probité une des plus solides maisons de Paris, et qui, en moins de trois années, venait de l'entamer, de la ronger, au point que, d'un coup, elle était tombée en poudre!

Quels regrets amers des jours laborieux d'autrefois, lorsqu'il croyait encore à la fortune gagnée d'un lent effort, avant qu'un premier gain de hasard la lui eût fait prendre mépris, dévoré par le rêve de conquérir à la Bourse, en une heure, le million qui demande toute la vie d'un commerçant honnête! Et la Bourse avait tout emporté, le malheureux restait foudroyé, déchu, incapable et indigne de reprendre les affaires, avec un fils dont la misère allait peut-être faire un escroc, ce Gustave, cette âme de joie et de fête, vivant sur un pied de quarante à cinquante mille francs de dette, déjà compromis dans une vilaine histoire de billets signés à Germaine Cœur. Puis, c'était encore un autre pauvre diable qui navrait Mme Caroline, le remisier Massias, et Dieu savait si elle se montrait tendre d'ordinaire à l'égard de ces entremetteurs du mensonge et du vol! Seulement, elle l'avait connu aussi, celui-là, avec ses gros yeux rieurs, son air de bon chien battu, quand il courait Paris, pour arracher quelques maigres ordres. Si, un instant, il s'était cru, à son tour enfin, un des maîtres du marché, ayant violé la chance, sur les talons de Saccard, quelle chute affreuse l'avait éveillé de son rêve, par terre, les reins cassés! il devait soixante-dix mille francs, et il avait payé, lorsqu'il pouvait alléguer l'exception de jeu, comme tant d'autres; il avait fait, en empruntant à des amis, en engageant sa vie entière, cette bêtise sublime et inutile de payer, car personne ne lui en savait gré, on haussait même un peu les épaules derrière lui. Sa rancune ne s'exhalait que contre la Bourse, retombé dans son dégoût du sale métier qu'il y faisait, criant qu'il fallait être juif pour y réussir, se résignant pourtant à y rester, puisqu'il y était, avec l'espoir entêté d'y gagner le gros lot quand même, tant qu'il aurait l'œil vif et de bonnes jambes. Mais les morts inconnus, les victimes sans nom, sans histoire, emplissaient surtout d'une pitié infinie le cœur de Mme Caroline. Ceux-là étaient légion, jonchaient les buissons écartés, les fossés pleins d'herbe, et il y avait ainsi des cadavres perdus, des blessés râlant d'angoisse, derrière chaque tronc d'arbre. Que d'effroyables drames muets, la cohue des petits rentiers pauvres, des petits actionnaires ayant mis toutes leurs économies dans une même valeur, les concierges retirés, les pâles demoiselles vivant avec un chat, les retraités de province à l'existence réglée de maniaques, les prêtres de campagne dénudés par l'aumône, tous ces êtres infimes dont le budget est de quelques sous, tant pour le lait, tant pour le pain, un budget si exact et si réduit, que deux sous de moins amènent des cataclysmes! Et, brusquement, plus rien, la vie coupée, emportée, de vieilles mains tremblantes, éperdues, tâtonnantes dans les ténèbres, incapables de travail, toutes ces existences humbles et tranquilles jetées d'un coup à l'épouvante du besoin! Cent lettres désespérées étaient arrivées de Vendôme, où le sieur Fayeux, receveur de rentes, avait aggravé le désastre en levant le pied. Dépositaire de l'argent et des titres des clients pour qui il opérait à la Bourse, il s'était mis à jouer lui-même un jeu terrible; et, ayant perdu, ne voulant pas payer, il avait filé avec les quelques centaines de mille francs qui se trouvaient entre ses mains. Autour de Vendôme, dans les fermes les plus reculées, il laissait la misère et les larmes. Partout, l'ébranlement avait ainsi gagné les chaumières. Comme après les grandes épidémies, les pitoyables victimes n'étaient-elles pas cette population moyenne, la petite épargne, que les fils seuls allaient pouvoir reconstruire après des années de dur labeur?

Enfin, Mme Caroline sortit pour se rendre chez Mazaud; et, tandis qu'elle descendait à pied vers la rue de la Banque, elle pensait aux coups répétés qui atteignaient l'agent de change, depuis une quinzaine de jours. C'était Fayeux qui lui volait trois cent mille francs, Sabatani qui lui laissait un compte impayé de près du double, le marquis de Bohain et la baronne Sandorff qui refusaient d'acquitter à eux deux plus d'un million de différences, Sédille dont la faillite lui emportait environ la même somme, sans compter les huit millions que lui devait l'Universelle, ces huit millions pour lesquels il avait reporté Saccard, la perte effroyable, le gouffre où, d'heure en heure, la Bourse anxieuse s'attendait à le voir sombrer. A deux reprises déjà, le bruit avait couru de la catastrophe. Et, dans cet acharnement du sort, un dernier malheur venait de se produire, qui allait être la goutte d'eau faisant déborder le vase: on avait arrêté l'avant-veille l'employé Flory, convaincu d'avoir détourné cent quatre-vingt mille francs. Peu à peu, les exigences de Mlle Chuchu, l'ancienne petite figurante, la maigre sauterelle du trottoir parisien, s'étaient accrues: d'abord de joyeuses parties pas chères, puis l'appartement de la rue Condorcet, puis des bijoux, des dentelles; et ce qui avait perdu le malheureux et tendre garçon, c'était son premier gain de dix mille francs, après Sadowa, et argent de plaisir si vite gagné, si vite dépensé, qui en avait nécessité d'autre, d'autre encore, toute une fièvre de passion pour la femme si chèrement achetée. Mais l'histoire devenait extraordinaire, dans ce fait que Flory avait volé son patron, simplement pour payer sa dette de jeu, chez un autre agent singulière honnêteté, effarement devant la peur de l'exécution immédiate, espoir sans doute de cacher le vol, de combler le trou par quelque opération miraculeuse. En prison, il avait beaucoup pleuré, dans un affreux réveil de honte et de désespoir; et l'on racontait que sa mère, arrivée le matin même de Saintes pour le voir, avait dû s'aliter chez les amis où elle était descendue.

Quelle étrange chose que la chance! songeait Mme Caroline en traversant la place de la Bourse. L'extraordinaire succès de l'Universelle, cette montée rapide dans le triomphe, dans la conquête et la domination, en moins de quatre années, puis cet écroulement brusque, ce colossal édifice qu'un mois avait suffi pour réduire en poudre, la stupéfiaient toujours. Et n'était-ce pas là aussi l'histoire de Mazaud. Certes, jamais homme n'avait vu la destinée lui sourire à ce point. Agent de change à trente-deux ans, très riche déjà par la mort de son oncle, heureux mari d'une femme charmante qui l'adorait, qui lui avait donné deux beaux enfants, il était en outre joli homme, il prenait chaque jour à la corbeille une place plus considérable, par ses relations, son activité, son flair vraiment surprenant, sa voix aiguë même, cette voix de fifre qui devenait aussi célèbre que le tonnerre de Jacoby. Et, soudainement, voilà que la situation craquait, il se trouvait au bord de l'abîme, où il suffisait d'un souffle maintenant pour le jeter. Lui, n'avait pas joué, pourtant, protégé encore par sa flamme au travail, sa jeunesse inquiète. Il était frappé en pleine lutte loyale, par inexpérience et passion, pour avoir trop cru aux autres. D'ailleurs, les sympathies restaient vives, on prétendait qu'il pourrait s'en tirer, avec beaucoup d'aplomb.

Lorsque Mme Caroline fut montée à la charge, elle sentit bien l'odeur de ruine, le frisson d'angoisse secrète, dans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisse, elle aperçut une vingtaine de personnes, toute une foule qui attendait, pendant que le caissier d'argent et le caissier des titres faisaient encore honneur aux engagements de la maison, mais d'une main ralentie, en hommes qui vident les derniers tiroirs. Par une porte entrouverte, le bureau de la liquidation lui apparut endormi, avec ses sept employés lisant leur journal, n'ayant plus à appliquer que de rares affaires, depuis que la Bourse chômait. Seul, le bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthier, le fondé de pouvoir, qui la reçut, très agité lui-même, le visage pâle, dans le malheur de la maison.

«Je ne sais pas, madame, si M. Mazaud pourra vous recevoir.... Il est un peu souffrant, il a eu froid en s'obstinant à travailler sans feu toute la nuit dernière, et il vient de descendre chez lui, au premier étage, pour prendre quelque repos.»

Alors, Mme Caroline insista.

«Je vous en prie, monsieur, faites que je lui dise quelques mots.... Il y va peut-être du salut de mon frère. M. Mazaud sait bien que jamais mon frère ne s'est occupé des opérations de Bourse, et son témoignage serait d'une grande importance.... D'autre part, j'ai des chiffres à lui demander, lui seul peut me renseigner sur certains documents.»

Berthier, plein d'hésitation, finit par la prier d'entrer dans le cabinet de l'agent de change.

«Attendez là un instant, madame, je vais voir.»

Et, dans cette pièce, en effet, Mme Caroline eut une grande sensation de froid. Le feu devait être mort depuis la veille, personne n'avait songé à le rallumer. Mais ce qui la frappait plus encore, c'était l'ordre parfait, comme si toute la nuit et toute la matinée entière venaient d'être employées à vider les meubles, à détruire les papiers inutiles, à classer ceux qu'il fallait conserver. Rien ne traînait, pas un dossier, pas même une lettre. Sur le bureau, il n'y avait, méthodiquement rangés, que l'encrier, le plumier, un grand buvard, au milieu duquel était seulement resté un paquet de fiches de la maison, des fiches vertes, couleur de l'espérance. Dans cette nudité, une tristesse infinie tombait avec le lourd silence.

Au bout de quelques minutes, Berthier reparut.

«Ma foi! madame, j'ai sonné deux fois, et je n'ose insister.... En descendant, voyez si vous devez sonner vous-même. Mais je vous conseille de revenir.»

Mme Caroline dut se résigner. Cependant, sur le palier du premier étage, elle hésita encore, elle avança même la main vers le bouton de la sonnette. Et elle finissait par s'en aller, lorsque des cris, des sanglots, toute une rumeur sourde, au fond de l'appartement, l'arrêta. Brusquement, la porte fut ouverte, et un domestique s'en élança, effaré, disparut dans l'escalier, en bégayant:

«Mon Dieu! mon Dieu! monsieur...»

Elle était demeurée immobile, devant cette porte béante, dont sortait, distincte maintenant, une plainte d'affreuse douleur. Et elle devenait toute froide, devinant, envahie par la vision nette de ce qui se passait là. D'abord elle voulut fuir, puis elle ne le put, éperdue de pitié, attirée, ayant le besoin de voir et d'apporter ses larmes, elle aussi. Elle entra, trouva toutes les portes grandes ouvertes, arriva jusqu'au salon.

Deux servantes, la cuisinière et la femme de chambre sans doute, y allongeaient le cou, avec des faces de terreur, balbutiantes.

«Oh! monsieur, oh! mon Dieu! mon Dieu!»

Le jour mourant de la grise journée d'hiver entrait faiblement, par l'écartement des épais rideaux de soie. Mais il faisait très chaud, de grosses bûches achevaient de se consumer en braise dans la cheminée, éclairant les murs d'un grand reflet rouge. Sur une table, une gerbe de roses, un royal bouquet pour la saison, que, la veille encore, l'agent de change avait apporté à sa femme, s'épanouissait dans cette tiédeur de serre, embaumait toute la pièce. C'était comme le parfum même du luxe raffiné de l'ameublement, la bonne odeur de chance, de richesse, de félicité d'amour, qui, pendant quatre années, avaient fleuri là. Et, sous le reflet rouge du feu, Mazaud était renversé au bord du canapé, la tête fracassée d'une balle, la main crispée sur la crosse du revolver; tandis que, debout devant lui, sa jeune femme, accourue, poussait cette plainte, ce cri continu et sauvage qui s'entendait de l'escalier. Au moment de la détonation, elle avait au bras son petit garçon de quatre ans et demi, dont les petites mains s'étaient cramponnées à son cou, dans l'épouvante; et sa fillette, âgée de six ans déjà, l'avait suivie, pendue à sa jupe, se serrant contre elle; et les deux enfants criaient aussi, d'entendre crier leur mère éperdument.

Tout de suite, Mme Caroline voulut les emmener.

«Madame, je vous en supplie.... Madame, ne restez pas là...»

Elle-même tremblait, se sentait défaillir. De la tête trouée de Mazaud, elle voyait le sang couler encore, tomber goutte à goutte sur le velours du canapé, d'où il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large tache qui s'élargissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnait, lui éclaboussait les pieds et les mains.

«Madame, je vous en supplie, suivez-moi...»

Mais, avec son fils pendu à son cou, avec sa fille serrée à sa taille, la malheureuse n'entendait pas, ne bougeait pas, raidie, plantée là, à ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait déracinée. Tous les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Et, dans la stupeur de leur félicité morte, dans ce brusque anéantissement du bonheur qui devait durer toujours, ils continuaient de jeter leur grand cri, le hurlement où passait toute l'effroyable souffrance de l'espèce.

Alors, Mme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotait, elle balbutiait.

«Oh! madame, vous me déchirez le cœur.... De grâce, madame, arrachez-vous à ce spectacle, venez avec moi dans la pièce voisine, laissez-moi tâcher de vous épargner un peu du mal qu'on vous a fait...»

Et toujours le groupe farouche et lamentable, la mère avec les deux petits, comme entrés en elle, immobiles dans leurs longs cheveux pâles dénoués. Et toujours ce hurlement affreux, cette lamentation du sang, qui monte de la forêt, quand les chasseurs ont tué le père.

Mme Caroline s'était relevée, la tête perdue, il y eut des pas, des voix, sans doute l'arrivée d'un médecin, la constatation de la mort. Et elle ne put rester, davantage elle se sauva, poursuivie par la plainte abominable et sans fin, que, même sur le trottoir, dans le roulement des fiacres, elle croyait entendre toujours.

Le ciel pâlissait, il faisait froid, et elle marcha, lentement, de peur qu'on ne l'arrêtât, en la prenant pour une meurtrière, à son air égaré. Tout remontait en elle, toute l'histoire du monstrueux écroulement de deux cent millions, qui amoncelait tant de ruines et écrasait tant de victimes. Quelle force mystérieuse, après avoir édifié si rapidement cette tour d'or, venait donc ainsi de la détruire? Les mêmes mains qui l'avaient construite, semblaient s'être acharnées, prises de folie, à ne pas en laisser une pierre debout. Partout, des cris de douleur s'élevaient, des fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de démolitions, qu'on vide à la décharge publique. C'étaient les derniers biens domaniaux des Beauvilliers, les sous grattés un à un des économies de Dejoie, les gains réalisés dans la grande industrie par Sédille, les rentes des Maugendre retirés du commerce, pêle-mêle, étaient jetés avec fracas au fond du cloaque, que rien ne comblait. C'étaient encore Jantrou, noyé dans l'alcool, la Sandorff noyée dans la boue, Massias retombé à sa misérable condition de chien rabatteur, cloué pour la vie à la Bourse par la dette; et c'était Flory voleur, en prison, expiant ses faiblesses d'homme tendre, Sabatani et Fayeux en fuite, galopant avec la peur des gendarmes; et c'étaient, plus navrantes et pitoyables, les victimes inconnues, le grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faits, grelottant d'abandon, criant de faim. Puis, c'était la mort, des coups de pistolet partaient aux quatre coins de Paris, c'était la tête fracassée de Mazaud, le sang de Mazaud qui, goutte à goutte, dans le luxe et dans le parfum des roses, éclaboussait sa femme et ses petits, hurlant de douleur.

Et, alors, tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu, depuis quelques semaines, s'exhala du cœur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exécration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se taire, le mettre à part comme s'il n'existait pas pour s'éviter de le juger et de le condamner. Lui seul était coupable, cela sortait de chacun de ses désastres accumulés, dont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le maudissait, sa colère et son indignation, contenues depuis si longtemps, débordaient en une haine vengeresse, la haine même du mal. N'aimait-elle donc plus son frère, qu'elle avait attendu jusque-là, pour haïr l'homme effrayant, qui était l'unique cause de leur malheur? Son pauvre frère, ce grand innocent, ce grand travailleur, si juste et si droit, sali maintenant de la tare ineffaçable de la prison, la victime qu'elle oubliait, chère et plus douloureuse que toutes les autres! Ah! que Saccard ne trouvât pas de pardon, que personne n'osât plaider encore sa cause, même ceux qui continuaient à croire en lui, qui ne connaissaient de lui que sa bonté, et qu'il mourût seul, un jour, dans le mépris!

Mme Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. Mais, cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d'un monde.


XII

L'instruction du procès marcha avec une telle lenteur, que sept mois déjà s'étaient écoulés, depuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pût être mise au rôle. On était au milieu de septembre, et, ce lundi-là, Mme Caroline qui allait voir son frère deux fois par semaine, devait se rendre vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois répondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elle, raidie dans sa volonté de justice, il n'était plus. Et elle espérait toujours sauver son frère, elle était toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses dernières démarches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait.

Le matin, ce lundi-là, elle préparait donc une boite d'œillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne de la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame désirait lui parler tout de suite. Étonnée, vaguement inquiète, elle se hâta de monter. Depuis plusieurs mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant donné sa démission de secrétaire, à l'Œuvre du Travail, dès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor, que la sévère discipline semblait dompter maintenant, l'œil en dessous, avec sa joue gauche plus forte que la droite, tirant la bouche dans une moue de férocité goguenarde. Tout de suite, elle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause de Victor.

La princesse d'Orviedo, enfin, était ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi peur rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes œuvres folles les cent premiers millions, elle était arrivée, en quatre et demi, à engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Œuvre du Travail, à la Crèche Sainte-Marie, à l'Orphelinat Saint-Joseph, à l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une ferme modèle, près d'Évreux, deux maisons de convalescence peur les enfants, sur les bords de la Manche, une autre maison de retraite peur les vieillards, à Nice, des hospices, des cités ouvrières, des bibliothèques et des écoles, aux quatre coins de la France; sans compter des donations considérables à des œuvres de charité déjà existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté de royale restitution, non pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volés de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie des millions n'avait pas cessé, les réfectoires de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardins fleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes, dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes; et elle était bien heureuse, soulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francs, sans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement final de la colossale fortune, jetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emportait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.

En haut, la vieille Sophie attendait Mme Caroline pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la journée. Ah! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille! Est-ce que madame n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur, puisqu'elle n'aimait que ça au fond? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et à s'inquiéter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du côté d'Angoulême. Mais une colère l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'était pas même réservé les quelques sous nécessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espérance, en répondant qu'elle n'aurait plus besoin, à la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait entrée dans le couvent où elle avait depuis longtemps marqué sa place, un couvent de carmélites muré au monde entier. Le repos, l'éternel repos!

Telle qu'elle la voyait depuis quatre années, Mme Caroline retrouva la princesse, vêtue de son éternelle robe noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, jolie encore à trente-neuf ans, avec son visage rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme après dix ans de cloître. Et l'étroite pièce, pareille à un bureau d'huissier de province, s'était emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricables encore, des plans, des mémoires, des dossiers, tout le papier gâché d'un gaspillage de trois cents millions.

«Madame, dit la princesse de sa voix douce et lente, qu'aucune émotion ne faisait plus trembler, j'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée ce matin.... Il s'agit de Victor, ce garçon que vous avez placé à l'Œuvre du Travail...»

Le cœur de Mme Caroline se mit à battre douloureusement. Ah! le misérable enfant, que son père n'était pas même allé voir, malgré ses formelles promesses, pendant les quelques mois qu'il avait connu son existence, avant d'être emprisonné à la Conciergerie. Que deviendrait-il désormais? Et elle qui se défendait de penser à Saccard, était continuellement ramenée à lui, bouleversée dans sa maternité d'adoption.

«Il s'est passé hier des choses terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait réparer.»

Et elle conta, de son air glacé, une épouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'était fait mettre à l'infirmerie, en alléguant des douleurs de tête insupportables. Le médecin avait bien flairé une simulation de paresseux; mais l'enfant était réellement ravagé par des névralgies fréquentes. Or, cet après-midi, Alice de Beauvilliers se trouvait à l'Œuvre sans sa mère, venue pour aider la sœur de service à l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire était dans la pièce qui séparait les deux dortoirs, celui des filles de celui des garçons, où il n'y avait en ce moment que Victor couché, occupant un des lits; et la sœur, s'étant absentée quelques minutes, avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice, si bien qu'après avoir attendu un instant, elle s'était mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être fermée en dedans. Que se passait-il donc? Il lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle restait béante, terrifiée, par le spectacle qui s'offrait à elle: la jeune fille à demi étranglée, une serviette nouée sur son visage pour étouffer ses cris, ses jupes en désordre relevées, étalant sa nudité pauvre de vierge chlorotique, violentée, souillée avec une brutalité immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scène se reconstruisait: Alice, appelée peut-être, entrant pour donner un bol de lait à ce garçon de quinze ans, velu comme un homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frêle, ce cou trop long, le saut du mâle en chemise, la fille étouffée, jetée sur le lit ainsi qu'une loque, violée, volée, et les vêtements passés à la hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupéfiantes et insolubles! Comment n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte? Comment de si effroyables choses s'étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s'évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace? car, après les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement. Il devait s'être enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une série de toits étagés, allant jusqu'au boulevard; et encore un tel chemin offrait de si grands périls, que beaucoup se refusaient à croire qu'un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère, Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante, secouée d'une intense fièvre.

Mme Caroline écouta ce récit dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son cœur se glaçait. Un souvenir s'était éveillé, l'épouvantait d'un affreux rapprochement Saccard, autrefois, prenant la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l'épaule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée; et, aujourd'hui, Victor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté! cette jeune fille si douce, la fin désolée d'une race, qui était sur le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbécile et abominable? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela?

«Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulement, vous aviez vraiment là un protégé bien terrible.»

Et, comme si une liaison d'idées avait lieu en elle, inexprimée, elle ajouta:

«On ne vit pas impunément dans certains milieux.... Moi-même, j'ai eu les plus grands troubles de conscience, je me suis sentie complice lorsque, dernièrement, cette banque a croulé, en amoncelant tant de ruines et tant d'iniquités. Oui, je n'aurais pas dû consentir à ce que ma maison devint le berceau d'une abomination pareille.... Enfin, le mal est fait, la maison sera purifiée, et moi, oh! moi, je ne suis plus, Dieu me pardonnera.»

Son pâle sourire d'espoir enfin réalisé avait reparu, elle disait d'un geste sa sortie du monde, sa disparition à jamais de bonne déesse invisible.

Mme Caroline lui avait saisi les mains, les serrait, les baisait, tellement bouleversée de remords et de pitié, qu'elle bégayait des paroles sans suite.

«Vous avez tort de m'excuser, je suis coupable.... Cette malheureuse enfant, je veux la voir, je cours tout de suite la voir...»

Et elle s'en alla, laissant la princesse et sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquets, pour le grand départ qui devait les séparer après quarante ans de vie commune.

L'avant-veille, le samedi, la comtesse de Beauvilliers s'était résignée à abandonner son hôtel à ses créanciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intérêts des hypothèques, la situation était devenue intolérable, au milieu des frais de toutes sortes, dans la continuelle menace d'une vente judiciaire; et son avoué lui avait donné le conseil de lâcher tout, de se retirer au fond d'un petit logement, où elle vivrait sans dépense, tandis qu'il tâcherait de liquider les dettes. Elle n'aurait pas cédé, elle se serait obstinée peut-être à garder son rang, son mensonge de fortune intacte, jusqu'à l'anéantissement de sa race, sous l'écroulement des plafonds, sans un nouveau malheur qui l'avait terrassée. Son fils Ferdinand, le dernier des Beauvilliers, l'inutile jeune homme, écarté de tout emploi, devenu zouave pontifical pour échapper à sa nullité et à son oisiveté, était mort à Rome, sans gloire, si pauvre de sang, si éprouvé par le soleil trop lourd, qu'il n'avait pu se battre à Mentana, déjà fiévreux, la poitrine prise. Alors, en elle, il y avait eu un brusque vide, un effondrement de toutes ses idées, de toutes ses volontés, de l'échafaudage laborieux qui, depuis tant d'années, soutenait si fièrement l'honneur du nom. Vingt-quatre heures suffirent, la maison s'était lézardée, la misère apparut, navrante, parmi les décombres. On vendit le vieux cheval, la cuisinière seule resta, fit son marché en tablier sale, deux sous de beurre et un litre de haricots secs, la comtesse fut aperçue sur le trottoir en robe crottée, avant aux pieds des bottines qui prenaient l'eau.

C'était l'indigence du soir au lendemain, le désastre emportait jusqu'à l'orgueil de cette croyante des jours d'autrefois, en lutte contre son siècle. Et elle s'était réfugiée sa fille, rue de la Tour-des-Dames, chez une ancienne marchande à la toilette, devenue dévote, qui sous-louait des chambres meublées à des prêtres. Là, elles habitaient toutes deux dans une grande chambre nue, d'une misère digne et triste, dont une alcôve fermée occupait le fond. Deux petits lits emplissaient l'alcôve, et lorsque les châssis, tendus du même papier que les murs, étaient clos, la chambre se transformait en salon. Cette disposition heureuse les avait un peu consolées.

Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse de Beauvilliers était installée, le samedi, lorsqu'une visite inattendue, extraordinaire, l'avait rejetée dans une nouvelle angoisse. Alice, heureusement, venait de descendre, pour une course. C'était Busch, avec sa face plate et sale, sa redingote graisseuse, sa cravate blanche roulée en corde, qui, averti sans doute par son flair de la minute favorable, se décidait enfin à réaliser sa vieille affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron. D'un coup d'œil sur le logis, il avait jugé la situation de la veuve: aurait-il tardé trop longtemps? Et, en homme capable, à l'occasion, d'urbanité et de patience, il avait longuement expliqué le cas à la comtesse effarée. C'était bien, n'est-ce pas? l'écriture de son mari, ce qui établissait nettement l'histoire: une passion du comte pour la jeune personne, une façon de l'avoir d'abord, puis de se débarrasser d'elle. Même il ne lui avait pas caché que, légalement, et après quinze années bientôt, il ne la croyait pas forcée de payer. Seulement, il n'était, lui, que le représentant de sa cliente, il la savait résolue à saisir les tribunaux, à soulever le plus effroyable des scandales, si l'on ne transigeait pas.

La comtesse, toute blanche, frappée au cœur par ce passé affreux qui ressuscitait, s'étant étonnée qu'on eût attendu si longtemps, avant de s'adresser à elle, il avait inventé une histoire, la reconnaissance perdue, retrouvée au fond d'une malle; et, comme elle refusait définitivement d'examiner l'affaire, il s'en était allé, toujours très poli, en disant qu'il reviendrait avec sa cliente, pas le lendemain, parce que celle-ci ne pouvait guère quitter le dimanche la maison où elle travaillait, mais certainement le lundi ou le mardi.

Le lundi, au milieu de l'épouvantable aventure arrivée à sa fille, depuis qu'on la lui avait ramenée délirante, et qu'elle la veillait, les yeux aveuglés de larmes, la comtesse de Beauvilliers ne songeait plus à cet homme mal mis et à sa cruelle histoire. Enfin, Alice venait de s'endormir, la mère s'était assise, épuisée, écrasée par cet acharnement du sort, quand Busch de nouveau se présenta, accompagné cette fois de Léonide.

«Madame, voici ma cliente, et il va falloir en finir.»

Devant l'apparition de la fille, la comtesse avait frémi. Elle la regardait, habillée de couleurs crues, avec ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, sa face large et molle, la bassesse immonde de toute sa personne, usée par dix années de prostitution. Et elle était torturée, elle saignait dans son orgueil de femme, après tant d'années de pardon et d'oubli. C'était, mon Dieu! pour des créatures destinées à de telles chutes, que le comte la trahissait!

«Il faut en finir, insista Busch, parce que ma cliente est très tenue, rue Feydeau.

—Rue Feydeau, répéta la comtesse sans comprendre.

—Oui, elle est là... Enfin, elle est là en maison.»

Éperdue, les mains tremblantes, la comtesse alla fermé complètement l'alcôve, dont un seul des vantaux était poussé. Alice, dans sa fièvre, venait de s'agiter sous la couverture. Pourvu qu'elle se rendormît, qu'elle ne vît pas, qu'elle n'entendît pas!

Busch, déjà, reprenait:

«Voilà! madame, comprenez bien.... Mademoiselle m'a chargé de son affaire, et je la représente, simplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vînt en personne expliquer sa réclamation.... Allons. Léonide, expliquez-vous.»

Inquiète, mal à l'aise dans ce rôle qu'il lui faisait jouer, celle-ci levait sur lui ses gros yeux troubles de chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promis, la décida. Et, de sa voix rauque, éraillée par l'alcool, tandis que lui, de nouveau, dépliait, étalait la reconnaissance du comte:

«C'est bien ça, c'est le papier que M. Charles m'a signe.. J'étais la fille du charretier, à Cron le cocu, comme on disait, vous savez bien, madame!... Et alors, M. Charles était toujours pendu à mes jupes, à me demander des saletés. Moi, ça m'ennuyait. Quand on est jeune, n'est-ce pas? on ne sait rien, on n'est pas gentille pour les vieux.... Et alors, M. Charles m'a signé le papier, un soir qu'il m'avait emmenée dans l'écurie...»

Debout, crucifiée, la comtesse la laissait dire, lorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcôve. Elle eut un geste d'angoisse.

«Taisez-vous!»

Mais Léonide était lancée, voulait finir.

«Ce n'est guère honnête tout de même, lorsqu'on ne veut pas payer, d'aller débaucher une petite fille sage.... Oui, madame, votre monsieur Charles était un voleur. C'est ce qu'en pensent toutes les femmes à qui je raconte ça.... Et je vous réponds que ça valait bien l'argent.

—Taisez-vous! taisez-vous!» cria furieusement la comtesse, les deux bras en l'air, comme pour l'écraser, si elle continuait.

Léonide eut peur, leva le coude, afin de se protéger la figure, dans le mouvement instinctif des filles habituées aux gifles. Et un effrayant silence régna, durant lequel il sembla qu'une nouvelle plainte, un petit bruit étouffé de larmes venait de l'alcôve.

«Enfin, que voulez-vous?» reprit la comtesse, tremblante, baissant la voix.

Ici, Busch intervint.

«Mais, madame, cette fille veut qu'on la paie. Et elle a raison, la malheureuse, de dire que M. le comte de Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroquerie, simplement.

—Jamais je ne paierai une pareille dette.

—Alors, nous allons prendre une voiture, en sortant d'ici, et nous rendre au Palais, où je déposerai la plainte que j'ai rédigée d'avance, et que voici.... Tous les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont relatés.

—Monsieur, c'est un abominable chantage, vous ne ferez pas cela.

—Je vous demande pardon, madame, je vais le faire à l'instant. Les affaires sont les affaires.»

Une fatigue immense, un suprême découragement envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait debout, venait de se briser; et toute sa violence, toute sa force tomba. Elle joignit les mains, elle bégayait.

«Mais vous voyez où nous en sommes. Regardez donc cette chambre.... Nous n'avons plus rien, demain peut-être il ne nous restera pas de quoi manger.... Où voulez-vous que je prenne de l'argent, dix mille francs, mon Dieu!»

Busch eut un sourire d'homme accoutumé à pécher dans ces ruines.

«Oh! les dames comme vous ont toujours des ressources. En cherchant bien, on trouve.»

Depuis un moment, il guettait sur la cheminée un vieux coffret à bijoux, que la comtesse avait laissé là, le matin, en achevant de vider une malle; et il flairait des pierreries, avec la certitude de l'instinct. Son regard brilla d'une telle flamme, qu'elle en suivit la direction et comprit.

«Non, non! cria-t-elle, les bijoux, jamais!»

Et elle saisit le coffret, comme pour le défendre. Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la famille, ces quelques bijoux qu'elle avait gardés au travers des plus grandes gênes, comme l'unique dot de sa fille, et qui restaient à cette heure sa suprême ressource!

«Jamais, j'aimerais mieux donner de ma chair!»

Mais, à cette minute, il y eut une diversion, Mme Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleversée, elle demeura saisie de la scène au milieu de laquelle elle tombait. D'un mot, elle avait prié la comtesse de ne point se déranger; et elle serait partie, sans un geste suppliant de celle-ci, qu'elle crut comprendre. Immobile au fond de la pièce, elle s'effaça.

Busch venait de remettre son chapeau, tandis que, de plus en plus mal à l'aise, Léonide gagnait la porte.

«Alors, madame, il ne nous reste donc qu'à nous retirer...»

Pourtant, il ne se retirait pas. Il reprit toute l'histoire, en termes plus honteux, comme s'il avait voulu humilier encore la comtesse devant la nouvelle venue, cette dame qu'il affectait de ne pas reconnaître, selon son habitude, quand il était en affaire.

«Adieu, madame, nous allons de ce pas au parquet. Le récit détaillé sera dans les journaux, avant trois jours. C'est vous qui l'aurez voulu.»

Dans les journaux! Cet horrible scandale sur les rai mêmes de sa maison! Ce n'était donc pas assez de voir tomber en poudre l'antique fortune, il fallait que tout croulât dans la boue! Ah! que l'honneur du nom au moins fût sauvé! Et, d'un mouvement machinal, elle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreilles, le bracelet, trois bagues apparurent, des brillants et des rubis, avec leurs montures anciennes.

Busch, vivement, s'était approché. Ses yeux s'attendrissaient, d'une douceur de caresse.

«Oh! il n'y en a pas pour dix mille francs.... Permettez que je voie.»

Déjà, un à un, il prenait les bijoux, les retournait, les élevait en l'air, de ses gros doigts tremblants d'amoureux, avec sa passion sensuelle des pierreries. La pureté des rubis surtout semblait le jeter dans une extase. Et ces brillants anciens, si la taille en est parfois maladroite, quelle eau merveilleuse!

«Six mille francs! dit-il d'une voix de commissaire priseur, cachant son émotion sous ce chiffre d'estimation totale. Je ne compte que les pierres, les montures sont bonnes à fondre. Enfin, nous nous contenterons de six mille francs.»

Mais le sacrifice était trop rude pour la comtesse. Elle eut un réveil de violence, elle lui reprit les bijoux, les serra dans ses mains convulsées. Non, non! c'était trop, d'exiger d'elle qu'elle jetât encore au gouffre ces quelques pierres que sa mère avait portées, que sa fille devait porter le jour de son mariage. Et des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, dans une telle douleur tragique, que Léonide, le cœur touché, éperdue d'apitoiement, se mit à tirer Busch par sa redingote pour le forcer de partir. Elle voulait s'en aller, ça la bousculait à la fin, de faire tant de peine à cette pauvre vieille dame, qui avait l'air si bon. Busch, très froid, suivait la scène, certain maintenant de tout emporter, sachant par sa longue expérience que les crises de larmes, chez les femmes, annoncent la débâcle de la volonté; et il attendait.

Peut-être l'affreuse scène se serait-elle prolongée, si, à ce moment, une voix lointaine, étouffée, n'avait éclaté en sanglots. C'était Alice qui criait du fond de l'alcôve:

«Oh! maman, ils me tuent!... Donne-leur tout, qu'ils emportent tout!... Oh! maman, qu'ils s'en aillent! ils me tuent, ils me tuent!»

Alors, la comtesse eut un geste d'abandon désespéré, un geste dans lequel elle aurait donné sa vie. Sa fille avait entendu. Sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux à Busch, et elle lui laissa à peine le temps de poser sur la table, en échange, la reconnaissance du comte, le poussant dehors, derrière Léonide déjà disparue. Puis, elle rouvrit l'alcôve, elle alla s'abattre sur l'oreiller d'Alice, toutes les deux achevées, anéanties, mêlant leurs larmes.

Mme Caroline, révoltée, avait été un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle donc le misérable dépouiller ainsi ces deux pauvres femmes? Mais elle venait d'entendre l'ignoble histoire, et que faire pour éviter le scandale? car elle le savait homme à aller jusqu'au bout ses menaces. Elle-même restait honteuse devant lui, dans la complicité des secrets qu'il y avait entre eux. Ah! que de souffrances, que d'ordures! Une gêne l'envahissait, qu'était-elle accourue faire là, puisqu'elle ne trouvait ni une parole à dire ni un secours à donner?

Toutes les phrases qui lui montaient aux lèvres, les questions, les simples allusions, au sujet du drame de la veille, lui semblaient blessantes, salissantes, impossibles à risquer devant la victime, égarée encore, agonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-elle laissé, qui n'aurait paru une aumône dérisoire, elle ruinée également, embarrassée déjà pour attendre l'issue du procès? Enfin, elle s'avança, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, dans une infinie pitié, un attendrissement éperdu dont elle tremblait toute.

Au fond de la banale alcôve d'hôtel meublé, ces deux misérables créatures effondrées, finies, c'était tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante, souveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu, des châteaux, des prairies, des labours, des forets. Puis cette immense fortune domaniale peu à peu s'en était allée avec les siècles en marche, et la comtesse venait d'engloutir la dernière épave dans une de ces tempêtes de la spéculation moderne, où elle n'entendait rien: d'abord ses vingt mille francs d'économies, épargnées sou par sou pour sa fille, puis les soixante mille francs empruntés sur les Aublets, puis cette ferme tout entière. L'hôtel de la rue Saint-Lazare ne paierait pas les créanciers. Son fils était mort, loin d'elle et sans gloire. On lui avait ramené sa fille blessée, salie par un bandit, comme on remonte, saignant et couvert de boue, un enfant qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtesse, si noble naguère, mince, haute, toute blanche, avec son grand air suranné, n'était plus qu'une pauvre vieille femme détruite, cassée par cette dévastation; tandis que, sans beauté, sans jeunesse, montrant la disgrâce de son cou trop long, dans le désordre de sa chemise, Alice avait des yeux de folle, où se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueil, sa virginité violentée. Et toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient sans fin.

Alors, Mme Caroline ne prononça pas un mot, les prit simplement toutes deux, les serra étroitement sur son cœur. Elle ne trouvait rien autre chose, elle pleurait avec elles. Et les deux malheureuses comprirent, leurs larmes redoublèrent, plus douces. S'il n'y avait pas de consolation possible, ne faudrait-il pas vivre encore, vivre quand même?

Lorsque Mme Caroline fut de nouveau dans la rue, elle aperçut Busch en grande conférence avec la Méchain. Il avait arrêté une voiture, il y poussa Léonide, et disparut. Mais, comme Mme Caroline se hâtait, la Méchain marcha droit à elle. Sans doute, elle la guettait, car tout de suite elle lui parla de Victor, en personne renseignée déjà sur ce qui s'était passé la veille, à l'Œuvre du Travail. Depuis que Saccard avait refusé de payer les quatre mille francs, elle ne décolorait pas, elle s'ingéniait à chercher de quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire; et elle venait ainsi d'apprendre l'histoire, au boulevard Bineau, où elle se rendait fréquemment, dans l'espoir de quelque incident profitable. Son plan devait être fait, elle déclara à Mme Caroline qu'elle allait immédiatement se mettre en quête de Victor. Ce malheureux enfant, c'était trop terrible de l'abandonner de la sorte à ses mauvais instincts, il fallait le reprendre, si l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises. Et, tandis qu'elle parlait, ses petits yeux, perdus dans la graisse de son visage, fouillaient la bonne dame, heureuse de la sentir bouleversée, se disant que le jour où elle aurait retrouvé le gamin, elle continuerait à tirer d'elle des pièces de cent sous.

«Alors, madame, c'est entendu, je vais m'en occuper.... Dans le cas où vous désireriez avoir des nouvelles, ne prenez pas la peine de courir là-bas, rue Marcadet, montez simplement chez M. Busch, rue Feydeau, où vous êtes certaine de me rencontrer tous les jours, vers quatre heures.»

Mme Caroline rentra rue Saint-Lazare, tourmentée d'une anxiété nouvelle. C'était vrai, ce monstre, lâché par le monde, errant et traqué, quelle hérédité du mal allait-il assouvir au travers des foules, comme un loup dévorateur? Elle déjeuna rapidement, elle prit une voiture, ayant le temps de passer boulevard Bineau, avant d'aller à la Conciergerie, brûlée du désir d'avoir des renseignements tout de suite. Puis, en chemin, dans le trouble de sa fièvre, une idée s'empara d'elle, la domina: se rendre d'abord chez Maxime, l'emmener à l'Œuvre, le forcer à s'occuper de Victor, dont il était le frère après tout. Lui seul restait riche, lui seul pouvait intervenir, s'occuper de l'affaire d'une façon très efficace.

Mais, avenue de l'Impératrice, dès le vestibule du petit hôtel luxueux, Mme Caroline se sentit glacée. Des tapissiers enlevaient les tentures et les tapis, des domestiques mettaient des housses aux sièges et aux lustres, tandis que, de toutes les jolies choses remuées, sur les meubles, sur les étagères, s'exhalait un parfum mourant, ainsi que d'un bouquet jeté au lendemain d'un bal. Et, au fond de la chambre à coucher, elle trouva Maxime, entre deux énormes malles que le valet de chambre achevait d'emplir de tout un trousseau merveilleux, riche et délicat comme pour une mariée.

En l'apercevant, ce fut lui qui parla le premier, très froid, la voix sèche.

«Ah! c'est vous! vous tombez bien, ça m'évitera de vous écrire.... J'en ai assez et je pars.

—Comment, vous partez?

—Oui, je pars ce soir, je vais m'installer à Naples, où je passerai l'hiver.»

Puis, lorsqu'il eut, d'un geste, renvoyé le valet de chambre:

«Si vous croyez que ça m'amuse d'avoir, depuis six mois, un père à la Conciergerie! Je ne vais certainement pas rester pour le voir en correctionnelle. Moi qui déteste les voyages! Enfin, il fait beau là-bas, j'emporte à peu près l'indispensable, je ne m'ennuierai peut-être pas trop.»

Elle le regardait, si correct, si joli; elle regardait les malles débordantes, où pas un chiffon d'épouse ni de maîtresse ne traînait, où il n'y avait que le culte de lui-même; et elle osa pourtant se risquer.

«Moi qui venais encore vous demander un service...»

Puis, elle conta l'histoire, Victor bandit, violant et volant, Victor en fuite, capable de tous les crimes.

«Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moi, unissons nos efforts...»

Il ne la laissa pas finir, livide, pris d'un petit tremblent de peur, comme s'il avait senti quelque main meurtrière et sale se poser sur son épaule.

«Ah! bien, il ne manquait plus que ça!... Un père voleur, un frère assassin.... J'ai trop tardé, je voulais partir la semaine dernière. Mais c'est abominable, abominable, de mettre un homme tel que moi dans une situation pareille!»

Alors, comme elle insistait, il devint insolent.

«Laissez-moi tranquille, vous! Puisque ça vous amuse, cette vie de chagrins, restez-y. Je vous avais prévenue, c'est bien fait, si vous pleurez.... Mais moi voyez-vous, plutôt que de donner un de mes cheveux, je balaierais au ruisseau tout ce vilain monde.»

Elle s'était levée.

«Adieu donc!

—Adieu!»

Et, en se retirant, elle le vit qui rappelait le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballage de son nécessaire de toilette, un nécessaire dont toutes les pièces en vermeil étaient du plus galant travail, la cuvette surtout, gravée d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci s'en allait vivre d'oubli et de paresse, sous le clair soleil de Naples, elle eut brusquement la vision de l'autre, rôdant un soir de noir dégel, affamé, un couteau au poing, dans quelque ruelle écartée de la Villette ou de Charonne. N'était-ce pas la réponse à cette question de savoir si l'argent n'est point l'éducation, la santé, l'intelligence? Puisque la même boue humaine reste dessous, toute la civilisation se réduit-elle à cette supériorité de sentir bon et de bien vivre?

Lorsqu'elle arriva à l'Œuvre du Travail, Mme Caroline éprouva une singulière sensation de révolte contre le luxe énorme de l'établissement. A quoi bon ces deux ailes majestueuses, le logis des garçons et le logis des filles, reliés par le pavillon monumental de l'administration? à quoi bon les préaux grands comme des parcs, les faïences des cuisines, les marbres des réfectoires, les escaliers, les couloirs, vastes à desservir un palais? à quoi bon toute cette charité grandiose, si l'on ne pouvait, dans ce milieu large et salubre, redresser un être mal venu, faire d'un enfant perverti un homme bien portant, ayant la droite raison de la santé? Tout de suite, elle se rendit chez le directeur, le pressa de questions, voulut connaître les moindres détails. Mais le drame restait obscur, il ne put que lui répéter ce qu'elle savait déjà par la princesse. Depuis la veille, les recherches avaient continué, dans la maison et aux alentours, sans amener le moindre résultat. Victor, déjà, était loin, galopait là-bas, par la ville, au fond de l'effrayant inconnu. Il ne devait pas avoir d'argent, car le porte-monnaie d'Alice, qu'il avait vidé, ne contenait que trois francs quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs évité de mettre la police dans l'affaire, pour épargner à ces pauvres dames de Beauvilliers le scandale public; et Mme Caroline l'en remercia, promit qu'elle-même ne ferait aucune démarche à la préfecture, malgré son ardent désir de savoir. Puis, désespérée de s'en aller aussi ignorante qu'elle était venue, elle eut l'idée de monter à l'infirmerie, pour interroger les sœurs. Mais elle n'en tira non plus aucun renseignement précis, et elle ne goûta en haut, dans la petite pièce calme qui séparait le dortoir des filles de celui des garçons, que quelques minutes de profond apaisement. Un joyeux vacarme montait, c'était l'heure de la récréation, elle se sentit injuste pour les guérisons heureuses, obtenues par le grand air, le bien-être et le travail. Il y avait certainement là des hommes sains et forts qui poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnêtetés moyennes, que cela serait beau encore, dans les hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares héréditaires!

Et Mme Caroline, laissée seule un instant par la sœur de service, s'approchait de la fenêtre, pour voir les enfants jouer, en bas, lorsque des voix cristallines de petites filles, dans l'infirmerie voisine, l'attirèrent. La porte se trouvait à demi ouverte, elle put assister à la scène sans être remarquée. C'était une pièce très gaie, cette infirmerie blanche, aux murs blancs, avec les quatre lits drapés de rideaux blancs. Une large nappe de soleil dorait cette blancheur, toute une floraison de lis au milieu de l'air tiède. Dans le premier lit, à gauche, elle reconnut très bien Madeleine, la fillette qui était déjà là, convalescente, mangeant des tartines de confiture, le jour où elle avait amené Victor. Toujours elle retombait malade, dévastée par l'alcoolisme de sa race, si pauvre de sang, qu'avec ses grands yeux de femme faite, elle était mince et blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ans, seule au monde désormais, sa mère étant morte, un soir de soûlerie, d'un coup de pied dans le ventre, qu'un homme lui avait allongé pour ne pas lui donner les six sous dont ils étaient convenus. Et c'était elle, dans sa longue chemise blanche, agenouillée au milieu de son lit, avec ses cheveux blonds dénoués sur les épaules, qui enseignait une prière à trois petites filles occupant les trois autres lits.

«Joignez vos mains comme ça, ouvrez votre cœur tout grand...»

Les trois petites filles étaient, elles aussi, agenouillées au milieu de leurs draps. Deux avaient de huit à dix ans, la troisième n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises blanches, avec leurs frêles mains jointes, leurs visages sérieux et extasiés, on aurait dit de petits anges.

«Et vous allez répéter après moi ce que je vais dire. Écoutez bien... Mon Dieu! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.»

Alors, avec des voix de chérubin, un zézaiement d'une maladresse adorable d'enfance, les quatre fillettes répétèrent ensemble, dans un élan de foi où tout leur petit être pur se donnait:

«Mon Dieu! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.»

D'un mouvement emporté, Mme Caroline allait entrer dans la pièce faire taire ces enfants, leur défendre ce qu'elle regardait comme un jeu blasphématoire et cruel. Non, non! Saccard n'avait pas le droit d'être aimé, c'était salir l'enfance que de la laisser prier pour son bonheur! Puis, un grand frisson l'arrêta, des larmes lui montaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait épouser sa querelle, la colère de son expérience, à ces êtres innocents, ne sachant rien encore de la vie? Est-ce que Saccard n'avait pas été bon pour eux, lui qui était un peu le créateur de cette maison, qui leur envoyait tous les mois des jouets? Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien. Et elle partit, pendant que les fillettes reprenaient leur prière, elle emporta dans son oreille ces voix angéliques appelant les bénédictions du Ciel sur l'homme d'inconscience et de catastrophe, dont les mains folles venaient de ruiner un monde.

Comme elle quittait enfin son fiacre, boulevard du Palais, devant la Conciergerie, elle s'aperçut que, dans son émotion, elle avait oublié, chez elle, la botte d'œillets qu'elle avait préparée le matin pour son frère. Une marchande était là, vendant des petits bouquets de roses de deux sous, et elle en prit un, et elle fit sourire Hamelin, qui adorait les fleurs, lorsqu'elle lui conta son étourderie. Ce jour-là pourtant, elle le trouva triste. D'abord, pendant les premières semaines de son emprisonnement, il n'avait pu croire à des charges sérieuses contre lui. Sa défense lui semblait si simple: on ne l'avait nommé président que contre son gré, il était resté en dehors de toutes les opérations financières, presque toujours absent de Paris, ne pouvant exercer aucun contrôle. Mais les conversations avec son avocat, les démarches que faisait Mme Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatigue, lui avaient ensuite fait entrevoir les effrayantes responsabilités qui l'accablaient. Il allait être solidaire des moindres illégalités commises, jamais on n'admettrait qu'il en ignorât une seule, Saccard l'entraînait dans une déshonorante complicité. Et ce fut alors qu'il dut à sa foi un peu simple de catholique pratiquant une résignation, une tranquillité d'âme, qui étonnaient sa sœur. Quand elle arrivait du dehors, de ses courses anxieuses, de cette humanité en liberté si trouble et si dure, elle restait saisie de le voir paisible, souriant, dans sa cellule nue, où il avait, en grand enfant pieux, doué quatre images de sainteté, coloriées violemment, autour d'un petit crucifix de bois noir. Dès qu'on se met dans la main de Dieu, il n'y a plus de révolte, toute souffrance imméritée est un gage de salut. Son unique tristesse, parfois, venait de l'arrêt désastreux de ses grands travaux. Qui reprendrait son œuvre? qui continuerait la résurrection de l'Orient, si heureusement commencée par la Compagnie générale des Paquebots réunis et par la Société des mines d'argent du Carmel? qui construirait le réseau de lignes ferrées, de Brousse à Beyrouth et à Damas, de Smyrne à Trébizonde, toute cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde? Là d'ailleurs encore, il croyait, il disait que l'œuvre entreprise ne pouvait mourir, il n'éprouvait que la douleur de n'être plus celui que le Ciel avait élu pour l'exécuter. Surtout, sa voix se brisait, lorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne lui avait pas permis de réaliser la grande banque catholique destinée à transformer la société moderne, ce Trésor du Saint-Sépulcre qui rendrait un royaume au pape et qui finirait par faire une seule nation de tous les peuples, en enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent. Il la prédisait aussi, cette banque, inévitable, invincible; il annonçait le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et si, cet après-midi-là, il semblait soucieux, ce devait être simplement que, dans sa sérénité de prévenu dont on allait faire un coupable, il avait songé que, jamais, au sortir de prison, il n'aurait les mains assez nettes pour reprendre la grande besogne.

D'une oreille distraite, il écouta sa sœur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant de ses yeux de dormeur éveillé:

«Pourquoi refuses-tu de le voir?»

Elle frémit, elle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de tête, elle dit non, encore non. Alors, il se décida, confus, à voix très basse.

«Après ce qu'il a été pour toi, tu ne peux refuser, va le voir!»

Mon Dieu! il savait, elle fut envahie d'une ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son visage; et elle bégayait, demandait qui avait pu lui dire, comment il savait cette chose qu'elle croyait ignorée, ignorée de lui surtout.

«Ma pauvre Caroline, il y a longtemps.... Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient.... Jamais je ne t'en ai parlé, tu es libre, nous ne pensons plus de même.... Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir.»

Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé derrière le crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant:

«Tiens! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus.»

Mme Caroline, bouleversée de cette tendresse si pitoyable de son frère, dans la honte affreuse et le délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la fois, ne résista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle. Pouvait-elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante? Dès le premier jour, il l'avait fait inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir; et elle n'eut qu'à dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite à la cellule du prisonnier.

Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos à la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres une feuille de papier.

Il se leva vivement, il eut un cri de joie.

«Vous!... Oh! que vous êtes bonne, et que je suis heureux!»

Il lui avait pris une main entre les deux siennes, elle souriait d'un air embarrassé, très émue, ne trouvant pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restée libre, elle posa son petit bouquet de deux sous parmi les feuilles, sabrées de chiffres, qui encombraient la table.

«Vous êtes un ange!» murmura-t-il, ravi, en lui baisant les doigts.

Enfin, elle parla.

«C'est vrai, c'était fini, je vous avais condamné dans mon cœur. Mais mon frère veut que je vienne...

—Non, non, ne dites pas cela! Dites que vous êtes trop intelligente, que vous êtes trop bonne, et que vous avez compris, et que vous me pardonnez...»

D'un geste, elle l'interrompit.

«Je vous en conjure, ne me demandez pas tant. Je ne sais pas moi-même... Cela ne vous suffit-il pas que je sois venue?... Et puis, j'ai une chose bien triste à vous apprendre.»

Alors, d'un trait, à demi-voix, elle lui conta le sauvage réveil de Victor, son attentat sur Mlle de Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilité jusque-là de toutes les recherches, le peu d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'écoutait, saisi, sans une question, sans un geste; et, quand elle se tut, deux grosses larmes gonflèrent ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, pendant qu'il bégayait:

«Le malheureux... le malheureux...»

Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en resta profondément émue et stupéfaite, tellement ces larmes de Saccard étaient singulières, grises et lourdes, venues de loin, d'un cœur durci, encrassé par des années de brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se désespéra bruyamment.

«Mais c'est épouvantable, je ne l'ai seulement pas embrassé, moi, ce gamin.... Car vous savez que je ne l'ai pas vu. Mon Dieu! oui, je m'étais bien juré d'aller le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure libre, avec ces sacrées affaires qui me mangent.... Ah! c'est bien toujours comme ça lorsqu'on ne fait pas une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire.... Et, alors, maintenant, vous êtes sûre que je ne puis pas le voir? On me l'amènerait ici.»

Elle hocha la tête.

«Qui sait où il est, à cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris!»

Un instant encore, il se promena violemment, en lâchant des lambeaux de phrase.

«On me retrouve cet enfant, et, voilà! je le perds.... Jamais je ne le verrai.... Tenez! c'est que je n'ai pas de chance, non! pas de chance du tout!... Oh! mon Dieu! l'histoire est la même que pour l'Universelle.»

Il venait de se rasseoir devant la table, et Mme Caroline prit une chaise, en face de lui. Déjà, les mains errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il préparait depuis des mois, il entamait l'histoire du procès et l'exposé de ses moyens de défense, comme s'il eut éprouvé le besoin de s'innocenter auprès d'elle. L'accusation lui reprochait: Le capital sans cesse augmenté pour enfiévrer les cours et pour faire croire que la société possédait l'intégralité de ses fonds; la simulation de souscriptions et de versements non effectués, grâce aux comptes ouverts à Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels payaient seulement par des jeux d'écriture; la distribution de dividendes fictifs, sous forme de libération des anciens titres; enfin, l'achat par la société de ses propres actions, toute une spéculation effrénée qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle était morte, épuisée d'or. A cela, il répondait par de explications abondantes, passionnées il avait fait ce que fait tout directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc émissaire des illégalités de tous. D'autre part, quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités! Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille francs de jetons de présence, touchaient le dix pour cent sur les bénéfices, et qui avaient trempé dans tous les tripotages? Pourquoi encore l'impunité complète dont jouissaient les commissaires-censeurs, Lavignière entre autres, qui en étaient quittes pour alléguer leur incapacité et leur bonne foi? Évidemment, ce procès allait être la plus monstrueuse des iniquités, car on avait dû écarter la plainte en escroquerie de Busch, comme alléguant des faits non prouvés, et le rapport remis par l'expert, après un premier examen des livres, venait d'être reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, déclarée d'office à la suite de ces deux pièces, lorsque pas un sou des dépôts n'avait été détourné et que tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds? Était-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s'aggravait, s'élargissait sans limite. Et ce n'était pas lui qu'il en accusait, c'était la magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le supprimer, pour tuer l'Universelle.

«Ah! les gredins, s'ils m'avaient laissé libre, vous auriez vu, vous auriez vu!»

Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d'autrefois, la nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès humain, l'engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N'était-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle? Ce cours de trois mille francs, d'une exagération insensée, imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu? Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents millions cela pouvait-il se justifier; n'y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent?

Mais il s'était levé, il allait et venait, dans l'étroite pièce, d'un pas saccadé de grand conquérant mis en cage.

«Ah! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en, m'enchaînant ici.... J'allais triompher, les écraser tous...

—Comment, triompher? mais vous n'aviez plus un sou, vous étiez vaincu!

Évidemment, reprit-il avec amertume, j'étais vaincu, je suis une canaille.... L'honnêteté, la gloire, ce n'est que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un imbécile et un filou.... Oh! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin de me le répéter. N'est-ce pas? on me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes poches, on m'égorgerait; si l'on me tenait; et, ce qui est pis on hausse les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre intelligence.... Mais, si j'avais réussi, imaginez-vous cela? Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté de l'or, hein? quel triomphe! Je serais un héros, j'aurais Paris à mes pieds.»

Nettement, elle lui tint tête.

«Vous n'aviez avec vous ni la justice ni la logique, vous ne pouviez pas réussir.»

Il s'était arrêté devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.

«Pas réussir, allons donc! L'argent m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon, le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore à faire tuer, il l'emportait, la face du monde était changée. Moi, si j'avais eu à jeter au gouffre les quelques centaines de millions nécessaires, je serais le maître du monde.

—Mais c'est affreux! cria-t-elle, révoltée. Quoi? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang! Il vous faudrait d'autres désastres encore, d'autres familles dépouillées, d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues!»

Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indifférence supérieure, en jetant ce cri:

«Est-ce que la vie s'inquiète de ça! Chaque pas que l'on fait écrase des milliers d'existences.»

Et un silence régna, elle le suivit dans sa marche, le cœur envahi de froid. Était-ce un coquin, était-ce un héros? Elle frémissait, en se demandant quelles pensées de grand capitaine vaincu, réduit à l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était enfermé dans cette cellule; et elle jeta seulement alors un regard autour d'elle: les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vécu, au milieu d'un luxe prodigué, éclatant!

Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix dans une sorte de confession involontaire.

«Gundermann avait raison, décidément: ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse.... Ah! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été comme ça, ses veines charrient de la glace.... Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son œuvre. Jouir n'est peut-être que se dévorer.... Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé.... Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu.»

Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.

«Ah! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans désirs!... C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre. Je m'entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n'a l'air de m'écouter, on croit que c'est un simple dépit d'homme de Bourse, lorsque c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai dans la peau, oh! de très loin, aux racines mêmes de mon être!

—Quelle singulière chose! murmura tranquillement Mme Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S'ils sont à part, c'est qu'on les y a mis.»

Saccard, qui n'avait pas même entendu, continuait avec plus de violence:

«Et ce qui m'exaspère, c'est que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empereur est-il assez vendu à Gundermann! comme s'il était impossible de régner sans l'argent de Gundermann! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est conduit d'une façon bien dégoûtante à mon égard; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai été assez lâche pour chercher à me réconcilier, avant la catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe, puisque je le gêne, qu'il se débarrasse donc de moi! je ne lui en voudrai quand même que de son alliance avec ces sales juifs.... Avez-vous songé à cela? l'Universelle étranglée pour que Gundermann continue son commerce! toute banque catholique trop puissante écrasée, comme un danger social, pour assurer le définitif triomphe de la juiverie, qui nous mangera, et bientôt!... Ah! que Rougon prenne garde! il sera mangé, lui d'abord, balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie tout. C'est très malin, son jeu de bascule, les gages donnés un jour aux libéraux, l'autre jour aux autoritaires; mais, à ce jeu-là, on finit fatalement par se rompre le cou.... Et, puisque tout craque, que le désir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prédit que la France serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne! Nous sommes prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à prendre nos provinces.»

D'un geste terrifié et suppliant, elle le fit taire, comme s'il allait attirer la foudre.

«Non, non! ne dites pas ces choses. Vous n'avez pas le droit de les dire.... Du reste, votre frère n'est pour rien dans votre arrestation. Je sais de source certaine que c'est le garde des Sceaux Delcambre qui a tout fait.»

La colère de Saccard tomba brusquement, il eut un sourire.

«Oh! celui-là se venge.»

Elle le regardait d'un air d'interrogation, et il ajouta:

«Oui, une vieille histoire entre nous.... Je sais d'avance que je serai condamné.»

Sans doute, elle se méfia de l'histoire, car elle n'insista pas. Un court silence régna, pendant lequel il reprit les papiers sur la table, tout entier de nouveau à son idée fixe.

«Vous êtes bien charmante, chère amie, d'être venue, et il faut me promettre de revenir, parce que vous êtes de bon conseil et que je veux vous soumettre des projets. Ah! si j'avais de l'argent!»

Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion pour s'éclairer sur un point qui la hantait et la tourmentait depuis des mois. Qu'avait-il fait des millions qu'il devait posséder pour sa part? les avait-il envoyés à l'étranger, enterrés au pied de quelque arbre connu de lui seul?

«Mais vous en avez, de l'argent! Les deux millions de Sadowa, les neuf millions de vos trois mille actions, si les avez vendues au cours de trois mille!

—Moi, ma chère, cria-t-il, je n'ai pas un sou!»

Et cela était parti d'une voix si nette et si désespéré, il la regardait d'un tel air de surprise, qu'elle fut convaincue.

«Jamais je n'ai eu un sou dans les affaires qui ont mal tourné... Comprenez donc que je me ruine avec les autres.... Certes, oui, j'ai vendu; mais j'ai racheté aussi; de deux autres millions encore, je serais fort embarrassé et où ils s'en sont allés, mes neuf millions, augmentés pour vous l'expliquer clairement.... Je crois bien que mon compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dette de trente à quarante mille francs.... Plus un sou, le grand coup de balai, comme toujours!»

Elle en fut si soulagée, si égayée, qu'elle plaisanta sur leur propre ruine, à elle et à son frère.

«Nous aussi, quand tout va être terminé, je ne sais pas si nous aurons de quoi manger un mors.... Ah! cet argent, ces neuf millions que vous nous aviez promis, vous vous rappelez comme ils me faisaient peur! Jamais je n'ai vécu dans un tel malaise, et quel soulagement, le soir du jour où j'ai tout rendu en faveur de l'actif!... Même, les trois cent mille francs de l'héritage de notre tante y ont passé. Ça, ce n'est pas très juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvé, de l'argent qu'on n'a pas gagné, on n'y tient guère.... Et vous voyez bien que je suis gaie et que je ris maintenant!»

Il l'arrêta d'un geste fiévreux, il avait pris les papiers, sur la table, et les brandissait.

«Laissez donc! nous serons très riches...

—Comment?

—Est-ce que vous croyez que je lâche mes idées?... Depuis six mois, je travaille ici, je veille les nuits entières, pour tout reconstruire. Les imbéciles qui me font surtout un crime de ce bilan anticipé, en prétendant que des trois grandes affaires, les Paquebots réunis, le Carmel et la Banque nationale turque, la première seulement a donné les bénéfices prévus! Parbleu! si les deux autres ont périclité, c'est que je n'étais plus là. Mais, quand ils m'auront lâché, oui! quand je redeviendrai le mettre, vous verrez, vous verrez...»

Suppliante, elle voulut l'empêcher de poursuivre. Il s'était mis debout, il se grandissait sur ses petites jambes, criant de sa voix aiguë:

«Les calculs sont faits, les chiffres sont là, regardez!... Des amusettes simplement, le Carmel et la Banque nationale turque! Il nous faut le vaste réseau des chemins de fer d'Orient, il nous faut le reste, Jérusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entière conquise, ce que Napoléon n'a pu faire avec son sabre, et ce que nous ferons nous autres, avec nos pioches et notre or.... Comment avez-vous pu croire que j'abandonnais la partie? Napoléon est bien revenu de l'île d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai qu'à me montrer, tout l'argent de Paris se lèvera pour me suivre; et il n'y aura pas, cette fois, de Waterloo, je vous en réponds, parce que mon plan est d'une rigueur mathématique, prévu jusqu'aux derniers centimes.... Enfin, nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur! Je ne demande que quatre cents millions, cinq cents millions peut-être, et le monde est à moi!»

Elle avait réussi à lui prendre les mains, elle se serrait contre lui.

«Non, non! Taisez-vous, vous me faites peur!»

Et, malgré elle, de son effroi, une admiration montait. Brusquement, dans cette cellule misérable et nue, verrouillée, séparée des vivants, elle venait d'avoir la sensation d'une force débordante, d'un resplendissement de l'éternelle illusion de l'espoir, l'entêtement de l'homme qui ne veut pas mourir. Elle cherchait en elle la colère, l'exécration des fautes commises, et elle ne les trouvait déjà plus. Ne l'avait-elle pas condamné, après les irréparables malheurs dont il était la cause? N'avait-elle pas appelé le châtiment, la mort solitaire, dans le mépris? Elle n'en gardait que sa haine du mal et sa pitié pour la douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait de nouveau, comme une des violences de la nature, sans doute nécessaires. Et puis, si c'était là qu'une faiblesse de femme, elle s'y abandonnait délicieusement, toute à la maternité souffrante, toute à l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait aimer sans estime, dans sa haute raison dévastée par l'expérience.

«C'est fini, répéta-t-elle à plusieurs reprises, sans cesser de lui serrer les mains dans les siennes. Ne pouvez-vous donc vous calmer et vous reposer enfin!»

Puis, comme il se haussait, pour effleurer des lèvres ses cheveux blancs, dont les boucles foisonnaient sur ses tempes, avec une abondance vivace de jeunesse, elle le maintint, elle ajouta d'un air d'absolue résolution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute leur signification.

«Non, non! c'est fini à jamais.... Je suis contente de vous avoir vu une dernière fois, pour qu'il ne reste pas de la colère entre nous... Adieu!»

Quand elle partit, elle le vit debout, près de la table, véritablement ému de la séparation, mais reclassant déjà d'une main instinctive les papiers, qu'il avait mêlés dans sa fièvre; et, le petit bouquet de deux sous s'étant effeuillé parmi les pages, il secouait celles-ci une à une, il balayait des doigts les pétales de rose.

Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le milieu de décembre, que l'affaire de la Banque universelle vint enfin devant le tribunal. Elle tint cinq grandes audiences de la police correctionnelle, au milieu d'une curiosité très vive. La presse avait fait un bruit énorme autour de la catastrophe, des histoires extraordinaires circulaient sur les lenteurs de l'instruction. On remarqua beaucoup l'exposé des faits que le parquet avait dressé, un chef-d'œuvre de féroce logique, où les plus petits détails étaient groupés, utilisés, interprétés avec une clarté impitoyable. D'ailleurs, on disait partout que le jugement était rendu à l'avance. Et, en effet, l'évidente bonne foi d'Hamelin, l'héroïque attitude de Saccard qui tint tête à l'accusation pendant les cinq jours, les plaidoiries magnifiques et retentissantes de la défense, n'empêchèrent pas les juges de condamner les deux prévenus à cinq années d'emprisonnement et à trois mille francs d'amende. Seulement, remis en liberté provisoire sous caution, un mois avant, et s'étant ainsi présentés devant le tribunal en prévenus libres, ils purent faire appel et quitter dans les vingt-quatre heures. C'était Rougon qui avait exigé ce dénouement, ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un frère en prison. La police veilla elle même au départ de Saccard, qui fila en Belgique, par un train de nuit le même jour, Hamelin était parti pour Rome.

Et trois nouveaux mois s'écoulèrent, on était dans les premiers jours d'avril, Mme Caroline se trouvait encore à Paris, où l'avait retenue le règlement d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit appartement de l'hôtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient la vente. Du reste, elle venait enfin d'arranger les dernières difficultés, elle pouvait partir, certes, sans un sou en poche, mais sans laisser aucune dette derrière elle; et elle devait quitter Paris le lendemain, pour aller à Rome rejoindre son frère, qui avait eu la chance d'y obtenir une petite situation d'ingénieur. Il lui avait écrit que des leçons l'y attendaient. C'était toute leur existence à recommencer.

En se levant, le matin de cette dernière jours, qu'elle passerait à Paris, un désir lui vint de ne pas s'éloigner tenter d'avoir des nouvelles de Victor. Jusque-là, toutes les recherches étaient restées vaines. Mais elle se rappelait les promesses de la Méchain, elle se disait que peut-être cette femme savait quelque chose; et il était facile de la questionner, en se rendant chez Busch, vers quatre heures. D'abord, elle repoussa cette idée: quoi bon tout cela n'était-il pas mort? Puis, elle en souffrit réellement, le cœur douloureux, comme d'un enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe duquel elle n'aurait pas porté des fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue Feydeau.

Les deux portes du palier étaient ouvertes, de l'eau bouillait violemment dans la cuisine noire, tandis que, de l'autre côté, dans l'étroit cabinet, la Méchain, qui occupait le fauteuil de Busch, semblait submergée au milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par liasses énormes de son vieux sac de cuir.

«Ah! c'est vous, ma bonne madame! Vous tombez dans un bien vilain moment. M. Sigismond est à l'agonie. Et le pauvre M. Busch en perd la tête, positivement, tant il aime son frère. Il ne fait que courir comme un fou, il est encore sorti pour ramener un médecin.... Vous voyez, je suis obligée de m'occuper de ses affaires, car voilà huit jours qu'il n'a seulement pas acheté un titre ni mis le nez dans une créance. Heureusement, j'ai fait tout à l'heure un coup, oh! un vrai coup, qui le consolera un peu de son chagrin, le cher homme, quand il reviendra à la raison.»

Mme Caroline, saisie, oubliait qu'elle était là pour Victor, car elle avait reconnu des titres déclassés de l'Universelle, dans les papiers que la Méchain tirait à poignées de son sac. Le vieux cuir en craquait, et elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie.

«Tenez! j'ai eu tout ça pour deux cent cinquante francs, il y en a bien cinq mille, ce qui les met à un sou.... Hein? un sou, des actions qui ont été cotées trois mille francs! Les voilà presque retombées au prix du papier, oui! du papier à la livre.... Mais elles valent mieux tout de même, nous les revendrons au moins dix sous, parce qu'elles sont recherchées par les gens en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une si bonne réputation, qu'elles meublent encore. Elles font très bien dans un passif, c'est très distingué d'avoir été victime de la catastrophe... Enfin j'ai eu une chance extraordinaire, j'avais flairé la fosse où, depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond d'abattoir qu'un imbécile, mal renseigné, m'a lâché pour rien. Et vous pensez si je suis tombée dessus! Ah! ça n'a pas traîné, je vous ai nettoyé ça vivement!»

Et elle s'égayait en oiseau carnassier des champs de massacre de la finance, son énorme personne suait les immondes nourritures dont elle s'était engraissée, tandis que de ses mains courtes et crochues, elle remuait les morts, ces actions dépréciées, déjà jaunies et exhalant une odeur rance.

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