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L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale

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The Project Gutenberg eBook of L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale

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Title: L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale

Author: L. Becq de Fouquières

Release date: June 1, 2004 [eBook #12489]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
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(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART DE LA MISE EN SCÈNE: ESSAI D'ESTHÉTIQUE THÉÂTRALE ***

L. BECQ DE FOUQUIÈRES

L'ART DE LA MISE EN SCÈNE

ESSAI D'ESTHÉTIQUE THÉATRALE



PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
1884



PRÉFACE


Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur la mise en scène; c'est donc sans fausse modestie que j'ai donné le titre d'Essai à cette étude. Ceux qui, après moi, s'intéresseront à ce sujet et voudront le traiter de nouveau auront sans doute à combler quelques lacunes, à compléter ou à rectifier quelques-unes des théories exposées et peut-être à pousser plus loin et en différents sens leurs investigations.

Au premier abord, le sujet paraît simple et très limité; mais plus on y réfléchit, plus il apparaît tel qu'il est en réalité, complexe et d'une étendue infinie. Pour beaucoup de personnes il se résume dans une question toute matérielle; et la mise en scène se réduit au plus ou moins de splendeur apportée à la représentation d'un ouvrage dramatique, au plus ou moins de richesse des costumes et à une plus ou moins nombreuse figuration. Ce ne sont là cependant que les dehors les plus apparents du sujet, car, en y regardant bien, la mise en scène se confond presque avec l'art dramatique, et c'est dans le cerveau même du poète qu'il faudrait en commencer l'étude.

Toutefois, il y a là une ligne de partage assez nettement tracée: d'un côté, l'art dramatique, c'est-à-dire tout ce qui est l'oeuvre propre du poète; de l'autre, la mise en scène, c'est-à-dire ce qui est l'oeuvre commune de tous ceux qui, à un degré quelconque, concourent à la représentation. Sans doute ces deux arts se pénètrent réciproquement. Quand le poète se préoccupe de dispositions scéniques, qui ne se déduisent pas nécessairement des caractères et des passions, il fait de l'art théâtral; quand un comédien met en relief certains sentiments auxquels l'auteur n'avait pas tout d'abord accordé une importance suffisante, il fait de l'art dramatique. Cependant, comme il est nécessaire que tout sujet soit délimité, je maintiendrai la distinction au moins apparente qui sépare l'art dramatique de l'art théâtral. Cette étude commence donc au moment où le poète a terminé son oeuvre.

Ainsi limitée, elle est encore fort complexe; elle comprend la recherche de l'effet général que doit produire la représentation et la détermination des effets particuliers des actes et des tableaux, dans lesquels se décomposent la pièce. Il faut donc arrêter le caractère pittoresque de la décoration, son plus ou moins de relief et de profondeur, etc. L'artiste chargé d'exécuter une décoration en trace d'abord une vue d'ensemble sur un plan vertical, qu'il suppose place dans l'encadrement de la scène à la place du rideau. Ensuite il exécute la maquette, c'est-à-dire une réduction du décor tel qu'il doit être disposé sur le plan géométral. Le public a pu voir dans plusieurs expositions quelques maquettes célèbres, conservées à la bibliothèque de l'Opéra. Pendant que les peintres préparent et brossent les décors, on monte la pièce. L'opération préliminaire, qui est la distribution des rôles, est peut-être la plus importante, car le succès définitif en dépend. Une fois les rôles distribués, chaque acteur apprend le sien. La conception et la composition d'un rôle imposent à l'acteur qui en est chargé un labeur considérable et un grand effort subjectif. Quand tous les rôles sont sus, on les assemble; alors commence le travail long et minutieux des répétitions, car on se propose d'arriver à une harmonie générale et à un ensemble, qui souvent, à défaut d'acteurs de premier ordre, suffisent à assurer le succès. Tel rôle doit être éteint, tel autre doit être au contraire plus accentué. En même temps, on étudie les mouvements scéniques; on détermine les places successives que les personnages doivent occuper les uns par rapport aux autres ou par rapport à la décoration; on règle les entrées et les sorties, ce qui exige parfois des remaniements dans le texte de la pièce. Puis vient la composition de la figuration, et son instruction orchestrique, s'il y a lieu. Pendant le temps des répétitions, on confectionne les costumes, dont les dessins exigent beaucoup de goût et demandent souvent de longues recherches. Bientôt, aux répétitions partielles succèdent les répétitions d'ensemble, où tous les accessoires jouent le rôle qui leur est assigné. La répétition générale a lieu en costume: c'est une première anticipée. Enfin arrive le jour de la première représentation, qui délivre tout le personnel du théâtre de l'anxiété finale et libère auteur, directeur et acteurs d'un labeur où commençaient à s'user les meilleures volontés.

Telle est l'esquisse sommaire du sujet complexe dont j'ai entrepris l'étude. Si celle-ci devait être poussée à fond, elle exigerait plusieurs volumes, car elle comprendrait: l'architecture théâtrale, la peinture décorative, la science très compliquée de la perspective, la mécanique particulière des machines, les applications de l'électricité, la description des dessous, du cintre et des coulisses, le rôle de ces différentes parties, la plantation des décors, la composition et l'examen des magasins d'accessoires, puis les sciences de l'optique et de l'acoustique, et enfin l'art sans limites précises du comédien, etc.

De tout ce vaste ensemble, je ne retiendrai que l'ESTHÉTIQUE THÉATRALE, c'est-à-dire l'étude des principes et des lois générales ou particulières qui régissent la représentation des oeuvres dramatiques et concourent à la production du pathétique et du beau.

Pour la composition de cet ouvrage, la division du sujet et la répartition des matières, j'avais le choix entre l'ordre historique et l'ordre esthétique. Le premier exigeait que je suivisse pas à pas le travail de la mise en scène, à partir du moment où l'auteur dépose son manuscrit jusqu'au moment où le rideau se lève pour la première représentation. J'ai préféré le second, qui va du général au particulier et qui, des principes généraux, déduit les lois particulières. Le premier aurait été préférable si cet ouvrage avait dû être anecdotique.

Quant à la méthode de travail qui a présidé à l'élaboration de cette étude, je crois devoir en dire ici quelques mots. La méthode érudite consiste à suivre chaque jour le mouvement littéraire, à noter les faits à mesure qu'ils éveillent l'attention du public et les discussions critiques auxquelles ils donnent lieu dans les journaux et dans les revues; à extraire des ouvrages spéciaux les remarques utiles à l'éclaircissement du sujet; puis à classer les notes innombrables ainsi accumulées, a les répartir en un certain nombre de chapitres et à relier le tout au moyen des idées générales qui naissent du groupement des faits. Cette méthode implique l'indication de tous les emprunts qu'on a pu faire, et la citation, de tous les auteurs dont on reproduit intégralement les idées.

Il suffira au lecteur de feuilleter cet ouvrage sans notes et sans références pour conclure que je n'ai pas employé cette méthode. Il a été écrit en effet d'un bout à l'autre sans le secours d'aucune note et d'aucun livre, par la simple méthode spéculative. Chacune des deux méthodes que j'oppose l'une à l'autre a ses vertus et ses défauts: ce n'est pas ici le lieu de les comparer entre elles. Si j'ai cru devoir indiquer celle que j'ai suivie, c'est uniquement pour expliquer l'absence absolue de citations et afin qu'on ne l'attribuât pas à un dédain, qui ne serait nullement justifié, pour les travaux de tous ceux qui, avant moi, ont étudié en artistes ou en critiques l'art de la mise en scène. Pour être accessible à un pareil sentiment, il faudrait ne pas être convaincu comme je le suis que l'esprit de l'homme doit la majeure et la meilleure partie de ses créations en apparence les plus originales à une collaboration incessante, quoique souvent insaisissable et secrète. Pour moi, j'éprouve le plus vif plaisir à avouer ici la double dette de reconnaissance que j'ai contractée.

Suivant assidûment les représentations de la Comédie-Française, j'y puise un enseignement dont le prix augmente chaque jour à mes yeux. Depuis que mon attention s'est arrêtée sur la mise en scène, j'ai pu admirer la science et le goût qui président à la composition artistique des décorations, à la recherche des effets pittoresques ou grandioses, au choix étudié des costumes, à la juste somptuosité des ameublements, à l'instruction orchestrique de la figuration et à la merveilleuse précision des jeux de scène. C'est cet art exquis, joint au labeur consciencieux et à l'incomparable talent des comédiens, qui fait de la Comédie-Française la première école dramatique et théâtrale de l'Europe, c'est-à-dire du monde entier. Or, ce goût irréprochable et cette science, qui s'appuie sur une longue expérience, sont les deux qualités maîtresses de son administrateur actuel. Je suis donc heureux de saluer ici M. Émile Perrin comme un des maîtres de la mise en scène moderne. Si cet ouvrage a quelque mérite, il lui en est redevable en grande partie, car c'est devant ses belles conceptions théâtrales que j'ai pu apprécier la portée artistique de la mise en scène et le rôle important qu'elle est appelée à jouer dans l'art dramatique moderne.

Par une rencontre piquante, c'est précisément à un adversaire de M. Perrin que je me sens le devoir de payer ma seconde dette de reconnaissance. On se rappelle la discussion récente qui, dans un tournoi littéraire, a armé l'un contre l'autre M. Sarcey et l'administrateur de la Comédie-Française, tous deux, au fond, amoureux du même objet, Tournoi heureusement sans fin, sans vainqueur ni vaincu, et dont après tout l'art fait son profit, car, à la lumière qui jaillit du choc de tels esprits, la vérité trouve mieux son chemin qu'au milieu du silence et de la nuit.

Mais je ne puis taire que si M. Sarcey rédige depuis plus de quinze ans le feuilleton dramatique du Temps, je le lis assidûment depuis le même nombre d'années. Or, s'il m'eût été impossible de désigner avec précision les idées que j'ai pu directement lui emprunter, j'ai la conscience de beaucoup lui devoir, et d'avoir souvent, en le lisant, senti ma pensée s'agiter à l'agitation intellectuelle de la sienne. J'ai donc contracté vis-à-vis de lui une dette, dont je ne saurais méconnaître la valeur; et il m'est agréable d'avouer hautement l'influence qu'a pu avoir sur mon oeuvre un des maîtres incontestés de la critique contemporaine.

Je n'ai plus à ajouter que quelques mots explicatifs, pour clore cette préface. Ayant senti la nécessité d'appuyer d'un certain nombre d'exemples l'exposition de mes idées, j'ai cru cependant devoir me restreindre à ceux que je pouvais tirer des ouvrages modernes représentés depuis peu, ou des oeuvres classiques jouées le plus récemment. Il était nécessaire, en effet, que le public eût encore présents à la mémoire les faits sur lesquels j'attire son attention.

J'ai souvent employé l'expression de metteur en scène; mais la plupart du temps c'est pour moi une expression complexe qui ne répond pas à une personnalité distincte et à une fonction réelle. En parlant du travail théâtral, des décors, des jeux et des combinaisons scéniques, j'ai d'ailleurs évité de me servir d'expressions techniques peu familières aux lecteurs. Par contre, chaque fois que j'ai dû me servir de mots appartenant à la langue esthétique ou psychologique, je me suis efforcé d'atteindre à la clarté par l'exactitude et la propriété des termes.

Enfin, dirai-je pour terminer, j'ai rencontré comme cela était fatal, la théorie réaliste ou naturaliste. Je ne me suis pas dérobé à l'obligation de la soumettre à l'analyse critique. Je l'ai fait sans idée préconçue et sans aucun parti pris d'hostilité. On pourra trouver, je crois, que le jugement que je porte sur cette école, sans être complaisant, n'est ni rigoureux ni injuste. Je n'ai eu d'ailleurs à examiner ses théories qu'au point de vue particulier du théâtre.



L'ART DE LA MISE EN SCÈNE

CHAPITRE PREMIER

Le succès n'est pas la mesure de la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique.—Les variations de l'art correspondent aux variations de l'esprit.


J'examinerai tout d'abord la question de la mise en scène dans ses termes les plus généraux, ce qui me permettra de formuler des lois générales d'où il sera ensuite plus facile de déduire les règles particulières. Je commencerai par rappeler cette vérité universellement admise et acceptée couramment comme un lieu commun: la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique n'a pas toujours pour mesure la valeur que lui attribuent les contemporains.

Cette proposition ne peut rencontrer beaucoup de contradicteurs. Il suffit de rappeler l'engouement peu justifié du public, à toutes les époques, pour tel poète ou pour telle oeuvre dramatique. Les exemples que l'on pourrait citer sont innombrables. Si l'on dressait la liste de tous les auteurs ayant joui d'une grande réputation de leur vivant et ayant remporté de très vifs succès au théâtre, on pourrait constater qu'il en est quelques-uns dont les noms ont disparu de la mémoire des hommes, et que la plupart ne nous sont aujourd'hui connus que par les titres de pièces qu'on ne lit plus. Comme toute chose ici-bas, les oeuvres d'art se plient aux caprices passagers de la mode et aux perversions momentanées du goût. Une élite peu nombreuse porte seule des jugements certains que ratifie l'avenir, tandis que la foule se complaît dans le plaisir qu'elle éprouve à sentir caresser ses passions et favoriser ses penchants. Elle s'admire dans les oeuvres qui flattent ses goûts, comme le fat devant un miroir qui reflète son air à la mode. Chaque pas du temps fait des hécatombes d'oeuvres dramatiques; et la grande réputation d'une oeuvre passée n'a souvent d'égal que l'étonnement plein de tristesse et de désenchantement que nous cause sa reprise. Qui ne sait même, à un point de vue plus général encore, combien nous sommes exposés à gâter nos plus chers souvenirs, quand dans l'âge mûr nous avons la faiblesse de rouvrir les livres qui nous ont ravi dans notre jeunesse. En pareil cas, on se console naïvement en disant que l'oeuvre a vieilli, tandis que c'est tout le contraire qui est le vrai: l'oeuvre a gardé son âge, et nous seuls nous avons vieilli.

Or, ce qui se passe dans la vie d'un homme se passe dans la vie d'une nation et dans celle de l'humanité. Les jugements des hommes sont soumis à des transformations perpétuelles, car les éléments de leur esprit se combinent de mille manières selon leur nombre et leur nature. Il est à croire que ces combinaisons donnent lieu, comme en chimie, à des composés dont les uns sont très stables et les autres particulièrement instables. Quand les oeuvres littéraires correspondent aux premiers, ils vivent dans la même estime aussi longtemps que la combinaison persiste; quand elles se rapportent aux seconds, elles ne plaisent qu'un jour, et tout ce que l'on peut espérer pour elles c'est que la même combinaison, venant à se reproduire fortuitement, leur ramène momentanément la fortune. Il est, au contraire, quelques oeuvres privilégiées qui correspondent à des combinaisons indissolubles: elles sont immortelles; et l'esprit en savourera sans fin la beauté et la vérité éternelle, de même que le corps humain puisera la vie, jusqu'à la consommation des temps, dans l'air immuable qui l'enveloppe.

CHAPITRE II

La valeur d'une pièce ne dépend pas de son effet représentatif. —Ce n'est pas l'effet représentatif qui a assuré la renommée du théâtre des Grecs, non plus que des théâtres étrangers et de notre théâtre classique.


Nous ferons un pas de plus dans la connaissance du sujet en émettant cette seconde proposition: la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique ne dépend pas de son effet représentatif. Si nous n'avions en vue que l'effet représentatif produit sur des contemporains à une époque donnée, il est clair que cette proposition rentrerait dans la précédente: Mais il s'agit ici de l'effet représentatif absolu, et à ce titre elle mérite de nous arrêter.

Je remarquerai d'abord, au sujet des oeuvres appartenant aux littératures anciennes ou étrangères, que si la représentation d'une oeuvre dramatique a servi à la mettre en lumière, ce qui n'est pas niable, elle n'a pas suffi à lui assurer la renommée durable qui en a perpétué le souvenir dans la postérité. L'effet représentatif est dans ce cas sans influence sur le jugement que nous portons de la valeur d'une oeuvre dramatique. En effet, si nous considérons le théâtre des Grecs, nous pouvons dire que nous n'avons aucune idée, ou tout au moins que des idées excessivement confuses, de ce que pouvait être la représentation des tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ou celle des comédies d'Aristophane. C'est uniquement par leur valeur intrinsèque qu'elles s'imposent à notre admiration, et c'est avec raison que nous les considérons comme des modèles presque inimitables, sans que nous ayons besoin de tenir compte d'un effet représentatif que nous ne pouvons imaginer qu'à grand renfort d'érudition, sans jamais pouvoir être sûr de l'apprécier à sa juste valeur.

Il en est à peu près de même du théâtre des Espagnols, aussi bien que de celui des Anglais et des Allemands. Bien que les sujets en soient pris dans un monde en tout moins éloigné du nôtre et qui est celui où se meuvent souvent encore nos personnages de théâtre, ce n'est nullement dans leur effet représentatif que nous cherchons et que nous trouvons les justes motifs de leur renommée. Nous n'en sommes que très rarement les spectateurs, et c'est uniquement comme lecteurs que nous apprenons à les connaître et que nous les jugeons. C'est bien dans ce cas l'esprit seul qui en goûte la poésie, sans que nos yeux soient dupes des séductions de la mise en scène. Le théâtre français lui-même n'échappe pas au même phénomène. La représentation l'amoindrit presque toujours, en atténue les proportions psychologiques et en rapetisse sensiblement les héros. Que serait-ce si nous tenions compte du maigre appareil dont, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, on entourait la représentation de notre théâtre classique! L'effet représentatif des tragédies de Corneille et de Racine n'a donc que peu d'influence sur l'admiration que nous éprouvons pour elles. Bien au contraire, la représentation nous apporte souvent un désenchantement en quelque sorte prévu. Cette remarque ne tend pas à en proscrire la représentation, qu'en rendent, au contraire, nécessaire et désirable d'autres raisons que nous exposerons plus loin.

On a souvent voulu transporter les théâtres étrangers sur la scène française, notamment les drames de Shakspeare. Toujours l'effet a été inférieur à celui qu'on en attendait, ce qui pourtant n'a jamais diminué l'admiration que nous ressentons pour le grand poète anglais. Il serait d'ailleurs puéril d'en rechercher la cause dans le changement de langue que nécessite la translation de ses oeuvres sur notre théâtre, car c'est par la traduction seule qu'un grand nombre de lecteurs français connaissent Shakspeare et apprennent à l'aimer et à l'apprécier. La traduction d'une oeuvre ancienne ou étrangère, loin de lui nuire, la rajeunit souvent en atténuant ou en modifiant des idées ou des images qui seraient de nature à choquer notre goût actuel; elle tient forcément compte, rien que par l'emploi de la langue dont elle se sert, de la différence des temps, des lieux et des transformations de l'esprit. C'est une nouvelle mise au point, qui dégage ce qu'il y a dans toute oeuvre d'essentiellement humain et d'éternellement beau.

D'ailleurs, à un autre point de vue, il suffit d'un moment de réflexion pour s'apercevoir que l'effet représentatif n'est pas la mesure de la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique. Si nous comparons entre eux le Guillaume Tell et les Brigands de Schiller, l'Iphigénie et l'Egmont de Goethe, le Polyeucte et le Cid de Corneille, le Misanthrope et le Tartufe de Molière, il est certain que de toutes ces pièces les premières ont une valeur intrinsèque au moins aussi grande, si ce n'est plus grande, que les secondes, tandis que celles-ci ont un effet représentatif beaucoup plus grand. C'est que la valeur représentative et la valeur poétique d'une oeuvre dramatique ne se composent pas des mêmes éléments, et par conséquent n'ont pas de commune mesure. Si les contemporains se trompent souvent sur la valeur d'une pièce, c'est que dans leurs jugements ils tiennent compte de l'effet représentatif qui précisément s'adapte à leur goût actuel. La postérité, au contraire, fait abstraction de cet effet et souvent n'en a pas même l'idée; c'est pourquoi son jugement, portant uniquement sur la valeur poétique de l'oeuvre, est plus durable. Négligeant ce qui est variable et passager, elle ne fonde son jugement que sur ce qui est invariable et constant.

Ce n'est pas, en résumé, dans l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique qu'il faut chercher la raison supérieure de l'appréciation qu'en a portée la postérité. Ce n'est donc pas en augmentant, par la mise en scène, l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique que l'on ajoute à sa valeur intrinsèque.

CHAPITRE III

De l'effet représentatif idéal dans un esprit cultivé.—Imperfections de la mise en scène réelle.—Sa nécessité pour les esprits peu cultivés.—La mise en scène idéale est le modèle et le point de départ de la mise en scène réelle.


L'effet représentatif, on le conçoit, n'est pas créé de toutes pièces par la mise en scène. Toute oeuvre dramatique possède par elle-même une valeur poétique et une valeur représentative. Seulement, dans l'imagination du poète, elles sont souvent dans une relation inverse de ce qu'elles nous paraissent sur un théâtre, où la mise en scène modifie et parfois renverse la proportion: on peut dire que la mise en scène est l'épanouissement, rendu visible, d'un germe idéal. C'est ce dont il est facile de se rendre compte.

Nous ne sommes à l'aurore ni de l'humanité, ni de l'histoire, ni de la littérature. Nous sommes, bien qu'à différents degrés, les produits d'une éducation poursuivie pendant des siècles à travers un grand nombre de générations. Modifiés par l'hérédité, par une somme sans cesse croissante de connaissances transmises ou acquises, nous avons passé par des états de conscience inconnus aux hommes que n'a pas visités la civilisation. Il est certain qu'un sauvage ne comprendrait rien à la lecture d'une tragédie de Racine ou d'un drame de Shakspeare, si même par impossible il pouvait saisir le sens des mots; il ne serait nullement dans les conditions nécessaires d'instruction et d'éducation intellectuelles et morales.

Que se passe-t-il donc en nous quand nous lisons une oeuvre dramatique? Il est clair qu'elle ne pénètre pas dans un esprit vierge de toute impression similaire. Nous avons tous vu des théâtres de formes les plus diverses, les uns ouverts, les autres fermés, souvent chez différents peuples; nous avons assisté à de nombreuses représentations dramatiques; nous possédons dans notre imagination une ample collection, un peu confuse, mais très riche, de costumes de tous les âges; nous connaissons plus ou moins les moeurs des nations anciennes et modernes ayant joué un rôle important dans l'histoire; enfin, nous sommes familiers avec les légendes héroïques, les mythologies, souvent même avec les langues des pays étrangers. Une foule innombrable d'objets se sont présentés à notre esprit et se trouvent enregistrés dans notre mémoire, où ils restent d'ordinaire à l'état latent. Mais aussitôt qu'une lecture en ravive le souvenir, il se fait dans notre esprit une représentation subjective de tous les objets dont nous avons conservé les images. Et cette représentation illustre immédiatement notre lecture et lui sert de mise en scène idéale: mise en scène toujours discrète, qui paraît, s'efface, disparaît et reparaît sans s'imposer à notre esprit, sans le distraire; décor mobile où tout reste à son plan et qui se rapproche ou s'éloigne au gré de notre imagination. Dans cette mise en scène idéale, tout se réduit souvent à des signes purement idéographiques; c'est un fond toujours un peu effacé, semé d'images confuses, qui s'évanouissent dès qu'on veut les considérer avec fixité, mais sur lequel l'oeuvre poétique s'enlève en pleine lumière, comme une belle pièce d'orfèvrerie se détache sur une tapisserie usée par le temps. Ce fond s'harmonise merveilleusement avec le texte poétique. Des images, diffuses ou instables, semblent venir du lointain le plus reculé et forment cette mise en scène idéale que nous projetons objectivement dans l'espace incertain. C'est sur ce fond propice que se détachent les héros du drame: ils ont la stature, le regard, le geste, la voix qu'ils doivent avoir. Dans cette jouissance un peu extatique rien ne vient contrarier le pathétique des situations, rien ne distrait de la beauté des vers, de la logique de l'action, de la justesse des pensées, de l'effet émotionnel des passions; et c'est alors que nous ressentons l'émotion esthétique, non la plus forte, ni la plus profonde, ni la plus complète, mais la plus pure de tout alliage, qu'il nous soit donné d'éprouver.

Combien l'effet représentatif réel est violent par rapport à cet effet représentatif idéal! La main souvent brutale du décorateur ou du metteur en scène immobilise tout ce qui précisément avait une grâce mobile et fugitive; elle fait une sorte de trompe-l'oeil de ce qui n'était qu'un jeu de notre imagination. Au milieu d'une nature de carton peint, sous une lumière invraisemblable, s'accumulent alors des imperfections de toutes sortes, imperfections de décors, de costumes, de mouvements, de gestes, de diction, qui sont autant d'outrages à la beauté poétique. Ce sont là, en effet, les conditions désastreuses dans lesquelles une oeuvre dramatique paraît sur le théâtre. Mais, hâtons-nous de le dire, il faut s'y résigner. Pour un homme qui a assez de loisir, de goût, de délicatesse et d'imagination pour s'abandonner sans réserve à ce jeu de l'esprit qu'on appelle l'art, qui se laisse tout entier attendrir et subjuguer par les accents pathétiques d'Iphigénie ou par la mélancolique chanson d'Ophélie, combien y a-t-il d'hommes dont le cerveau n'est peuplé que des images cruelles de la réalité vivante, qui n'ont ni l'heur ni le loisir de s'essayer ainsi sur la flûte des dieux, et qui le soir, las et meurtris d'un labeur avilissant, ont besoin qu'un coup de baguette magique les transporte dans un monde nouveau, réveille leur imagination engourdie et les ravisse à eux-mêmes et à la bassesse de leurs travaux journaliers! Pour ces hommes, le plaisir de l'esprit n'est jamais pur; il s'y mêle toujours un plaisir des sens. C'est donc précisément par ses défauts mêmes que la mise en scène agit plus puissamment sur leur organisme.

Quoi qu'il en soit, l'effet représentatif idéal sera toujours le modèle que le metteur en scène devra se proposer de réaliser, en tenant compte des nécessités psychologiques, intellectuelles et morales que lui impose la composition particulière de la foule des spectateurs à laquelle il s'adresse. Nous ajouterons, ce qui résulte des idées déjà exposées et sur lesquelles nous reviendrons, qu'on doit dans la mise en scène se rapprocher de la sobriété et de la discrétion de la mise en scène idéale, dans la proportion où l'oeuvre représentée s'approche de la perfection.

CHAPITRE IV

Rapports de la mise en scène avec la valeur d'une oeuvre dramatique. —Le peu d'appareil des théâtres de province favorisait l'art dramatique.—L'excès de mise en scène lui est nuisible.


Puisqu'il n'y a pas équation entre l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique et sa valeur intrinsèque, nous pouvons en conclure qu'en augmentant son effet représentatif on n'ajoute rien à sa valeur intrinsèque, et que les valeurs relatives de deux oeuvres dramatiques ne sont pas entre elles comme leurs effets représentatifs. Mais, dans la généralité des cas, le plaisir que l'on cherche à procurer au spectateur est un plaisir général et total qui se compose de la somme de toutes ses sensations et de toutes ses émotions, de quelque nature qu'elles soient. Il suit de là, premièrement, que la mise en scène pourra être souvent considérée comme un correctif à la faiblesse d'une oeuvre dramatique; deuxièmement, que la mise en scène peut par son excès être un dérivatif à l'attention que mériterait la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique. C'est à peine si la première proposition mérite que nous nous y arrêtions. Tout le monde sait qu'un certain nombre des théâtres de Paris ne vivent que par la mise en scène. Les ouvrages médiocres qu'ils montent ne réussissent la plupart du temps à captiver le public que par le pittoresque des décors, la richesse des costumes, l'ampleur de la figuration, ou même par les exhibitions les plus excentriques. L'art dramatique ramené ainsi à n'être que de l'art théâtral devient un art tout à fait inférieur.

Toutefois, si la première proposition ne demande que quelques mots d'explication, elle est cependant importante par une des conclusions qu'on en peut tirer et qui nous offre la résolution d'un problème intéressant. Jadis, quand il y avait des théâtres en province et des troupes qui s'y établissaient à demeure pour la saison d'hiver, les directeurs, n'ayant en général à leur disposition qu'un très maigre appareil représentatif, avaient à se préoccuper dans une certaine mesure de la valeur des pièces qu'ils montaient. Ces théâtres étaient ainsi favorables au progrès de l'art dramatique. Aujourd'hui, un autre système a prévalu. Une troupe part de Paris, avec armes et bagages, et s'en va de ville en ville, montant partout l'unique pièce qui compose son répertoire et pour laquelle elle a pu faire les dépenses d'un appareil représentatif, très supérieur à celui qu'aurait eu à sa disposition un directeur de province. Or, à la faveur de cet appareil et grâce au prestige de quelques acteurs en renom, on parvient à imposer aux applaudissements de la province des pièces d'une valeur intrinsèque inférieure. C'est ainsi que les nouvelles moeurs théâtrales et que ces troupes de voyage sont contraires au progrès de l'art dramatique. Ici, je n'ai pas d'ailleurs à examiner cette question dans les détails infinis qu'elle comporterait: je l'ai ramenée à sa plus simple expression. Je ne puis cependant résister au désir de signaler, comme la conséquence, la plus grave peut-être, du système actuel, l'anéantissement du répertoire classique.

L'examen de la seconde proposition nous conduira à une conclusion identique. L'abus ou l'excès de la mise en scène détourne le jugement du spectateur de l'objet qui devrait faire sa préoccupation principale, par suite abaisse son goût, et en même temps pousse les auteurs, qui peuvent compter sur l'effet d'un puissant appareil représentatif, à se contenter d'un succès plus facile à obtenir et à négliger la conception de leur oeuvre et la conduite de l'action. L'abus ou l'excès de la mise en scène est donc ainsi contraire aux progrès de l'art dramatique.

CHAPITRE V

Recherche d'un principe physiologique auquel puissent se rattacher les lois de la mise eu scène.—Les impressions intellectuelles et les sensations organiques s'annihilent réciproquement.


On a pu m'accorder les propositions émises précédemment et en reconnaître la justesse. En effet, elles résultent de la constatation de faits que chacun a pu observer. Mais il me paraît nécessaire de les rattacher à un point fixe et de chercher, en dehors du théâtre, une méthode de démonstration.

Or, en physiologie, ou en psychologie, comme on voudra, on admet, en se basant sur des séries d'expériences pour ainsi dire quotidiennes, et que chacun peut contrôler par ses propres observations, que notre attention, ordinairement diffuse et mobile, peut, en se concentrant sur des impressions reçues par notre esprit ou sur des sensations éprouvées par un de nos organes, nous rendre insensibles à tout ce qui ne se rapporte pas exclusivement soit à ces impressions intellectuelles, soit à ces sensations organiques. En d'autres termes, sous l'influence de préoccupations spéciales, un groupe de sensations, d'images ou d'idées, s'impose à nous à l'exclusion de tous les autres qui restent alors inaperçus. On pourrait dire, en quelque sorte, que la sensibilité énergiquement surexcitée d'un de nos organes anesthésie momentanément nos autres organes.

Les exemples sont nombreux et bien connus. Une personne absorbée par une pensée regarde fixement sans les voir les autres personnes qui sont devant elle; ou bien, captivée par un spectacle, elle n'entendra pas qu'on lui parle. Un soldat, au milieu de la mêlée, n'a pas immédiatement conscience d'une blessure qu'il vient de recevoir; il ne s'en aperçoit que lorsque le sang qui coule attire son attention. Pascal domptait la douleur par le travail, et Archimède, occupé de la résolution d'un problème, ne percevait pas le bruit du combat qui se livrait dans les rues de Syracuse. La vue des images divines, qui hantaient l'esprit des martyrs, les absorbait souvent à tel point qu'ils ne sentaient ni le fer ni le feu qui torturaient leurs chairs. Mais, pour prendre un exemple moins tragique et d'observation plus aisée, tout le monde sait que, lorsque nous voulons concentrer notre esprit sur une idée, nous fermons instinctivement les yeux, ou bien que nous fixons nos regards sur quelque angle banal et obscur de la chambre; que l'enfant, pour apprendre ses leçons, se bouche les oreilles de ses deux mains, et que le collégien qui regarde les mouches voler ne profite pas beaucoup des démonstrations du professeur. C'est à l'infini qu'on pourrait recueillir des faits semblables. Tantôt, c'est la préoccupation de l'esprit qui empêche nos regards de percevoir les formes et les couleurs ou nos oreilles de percevoir les sons, tantôt ce sont des images optiques ou des sons qui s'opposent à toute autre association d'idées.

A cette observation d'ordre physiologique on objectera, qu'en réalité il nous est possible dans le même moment d'écouter, de regarder et de penser. En effet, c'est là le cours perpétuel de la vie; mais, dans ce cas, les impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent être assez faibles pour pouvoir être perçues toutes à la fois, car, si l'équilibre entre ces impressions également faibles vient à se rompre, la loi physiologique s'impose. Nous pouvons donc dire que, pour être perçues à la fois, des impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent, premièrement, être très faibles ou avoir un rapport commun, et, deuxièmement, conserver entre elles la proportion d'intensité qui leur a permis de se manifester dans le même moment.

CHAPITRE VI

De la fin que se proposent les beaux-arts.—L'excès de la mise en scène nuit à l'intégrité du plaisir de l'esprit.—La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.—La mise en scène est tantôt une question de goût, tantôt une question d'habileté.


Les arts (et pour plus de simplicité, je ne considérerai ici que la poésie, la peinture et la musique), les arts, dis-je, n'ont d'autre but que de nous fournir des impressions auditives, optiques et intellectuelles. Ils se proposent, pour fin unique: la poésie, le plaisir de l'esprit; la peinture, celui des yeux et la musique celui de l'oreille. Tant qu'un de ces trois arts borne son ambition à nous procurer, dans toute son intégrité, le plaisir particulier pour lequel il a été créé, il se maintient dans la sphère élevée qui lui est propre; il déchoit dès qu'il empiète sur le domaine des deux autres. Telles sont la musique descriptive et pittoresque, et la peinture spirituelle ou philosophique, genres bâtards, auxquels ne se laissent jamais entraîner les véritables artistes.

Le cas de la poésie est plus complexe, parce que rien ne parvient à notre esprit que par l'intermédiaire obligé de nos organes; mais la poésie elle-même déchoit si, au lieu de considérer le plaisir des yeux et de l'oreille comme subordonné à celui de l'esprit, elle emploie, pour captiver l'esprit, le prestige de la peinture ou la séduction de la musique.

La poésie dramatique, que sa nature même placerait dans une sphère inférieure à la poésie épique et à la poésie lyrique, reprend cependant sa place élevée lorsque, dans la lecture, par exemple, rien ne vient distraire notre esprit du plaisir idéal qu'elle nous procure, et que notre imagination seule fait tous les frais de la mise en scène. L'art dramatique est donc sur une pente toujours dangereuse, sur laquelle il lui est malheureusement trop facile de se laisser glisser.

Dans la représentation d'une oeuvre dramatique, tout ce qu'au delà d'une certaine limite un directeur ajoute, pour le plaisir des yeux ou pour celui de l'oreille, détruit l'intégrité d'un plaisir qui n'aurait dû être destiné qu'à l'esprit. Le spectateur, dont les magnificences de la mise en scène captivent les yeux, n'est plus dans un état de conscience susceptible de goûter, soit la beauté littéraire de l'oeuvre représentée, soit la profondeur et la vérité psychologique des passions qu'elle met en jeu. L'attention est détournée de son objet principal, et, dans ce cas, le plaisir que nous goûtons, véritable plaisir des sens, est inférieur à celui que nous aurions dû ressentir. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l'abus et l'excès de la mise en scène tendent à la décadence de l'art dramatique.

A un autre point de vue, il est juste de dire que la nécessité de la mise en scène s'impose d'autant plus que l'oeuvre est plus faible. Sans le secours des décors, des costumes, d'une nombreuse figuration, combien de pièces, privées de ces moyens artificiels de détourner notre attention, n'oseraient ou ne pourraient affronter le jugement intégral de notre esprit. Sans doute c'est un mérite, et même un grand mérite, d'amuser les spectateurs, et nous nous plaisons souvent à nous laisser duper par de brillantes images; cela nous évite un effort intellectuel, et quand nous arrivons fatigués au théâtre, nous sommes reconnaissants envers un auteur de son habileté à nous procurer une délectation facile et à ménager la paresse de notre esprit. Mais combien souvent le lendemain nous nous vengeons cruellement de cette duperie, dont cependant nous nous sommes faits les complices; car, tout en avouant le plaisir que nous avons goûté, nous condamnons la pièce en déclarant qu'elle ne supporte pas la lecture. Aucun jugement critique ne dépasse celui-là, en rigueur et en vérité tout à la fois, car il est porté par l'esprit, dégagé des séductions de la mise en scène et soustrait aux complaisances faciles de nos organes.

La lecture infirme ou confirme donc le jugement porté par le spectateur après la représentation. La plupart des pièces dont le comique touche à l'extravagance nous paraissent en effet, dès qu'elles sont imprimées, d'une telle platitude que nous avons peine à comprendre le plaisir que nous avons pu y prendre. Au contraire, la lecture des comédies de M. Labiche, même des plus folles, ajoute encore à leur valeur en mettant en relief la finesse et la justesse d'observation de l'auteur. La lecture est donc la véritable pierre de touche des oeuvres dramatiques.

Ainsi, nous revenons, par un autre chemin et en nous appuyant de l'expérience physiologique et psychologique, aux propositions que nous avons émises précédemment. L'art dramatique ne peut se soustraire aux lois qui dominent notre être tout entier. Quand nous sommes sollicités à la fois par un plaisir de l'esprit et par un plaisir des sens, nous ne pouvons nous dédoubler et jouir intégralement et également de l'un et de l'autre; nous nous abandonnons, à celui qui s'impose avec le plus de force, de même que de deux douleurs, la plus forte éteint la plus faible. Il y a donc dans l'art théâtral une juste balance à tenir, un état d'équilibre à observer. Pour monter telle pièce, c'est faire acte de goût que de tempérer l'éclat de la mise en scène; pour monter telle autre pièce, c'est faire acte d'habileté que de détourner l'attention du spectateur en agitant un lambeau de pourpre à ses yeux.

CHAPITRE VII

Compétence littéraire nécessaire à un directeur de théâtre.—Établissement théorique des frais généraux de mise eu scène.—L'art dramatique exigerait des vues à longue portée.


Nous avons jusqu'à présent insisté sur ce fait que l'effet représentatif, obtenu par la mise en scène, devait être inversement proportionnel à la valeur intrinsèque de l'oeuvre dramatique. En un mot, il faut contre-balancer, par l'emploi des arts accessoires, ce que l'effet direct de la poésie sur l'esprit du spectateur serait impuissant à obtenir. Ainsi il arrive assez souvent que dans une pièce ayant une valeur intrinsèque incontestable, mais dont les différents actes ont une puissance dramatique inégale, on est obligé de masquer la langueur momentanée de l'action par un habile déploiement de mise en scène. Ce qui domine donc tout d'abord la mise en scène d'une oeuvre dramatique, c'est le jugement littéraire qu'en porte le directeur chargé des soins et de la responsabilité de la représentation. Un directeur incapable de formuler un jugement sur une pièce n'est qu'un entrepreneur de spectacles. En dehors de ce cas, il est clair que l'intérêt même de l'exploitation est lié à la sûreté de jugement du directeur; car, s'il parvient à tirer quelque profit d'une oeuvre faible au moyen de quelques dépenses de mise en scène, d'un autre côté, ce serait une dépense perdue et par là inintelligente que de se résoudre aux mêmes frais pour une pièce qui ne l'exigerait pas.

Chaque fois qu'on met un train de chemin de fer en marche, le nombre des wagons que la machine doit tirer est calculé sur le nombre présumé des voyageurs; et le poids du train détermine la force que doit produire la machine et par suite la dépense qu'occasionnera la traction. Que dirait-on du chef d'exploitation qui ferait une grande dépense de combustible pour mettre en marche un train toujours composé d'un même nombre de wagons, quel que soit le nombre des voyageurs? Que dirait-on d'un mécanicien qui ne saurait pas profiter de la déclivité du sol et de la vitesse déterminée par le seul poids du train pour diminuer la force de traction et par suite la dépense de combustible? On pourrait ainsi rassembler un grand nombre d'exemples ayant tous un rapport plus ou moins prochain avec les devoirs et les préoccupations d'un directeur de théâtre. Tous conduiraient à la même conclusion: à savoir que les frais de mise en scène doivent être en raison inverse de la valeur propre de l'oeuvre représentée. L'idéal pour un directeur, serait de n'avoir à monter que des pièces qu'on pût représenter dans un décor banal.

Ainsi donc, la direction d'un théâtre exige deux conditions de celui qui assume la responsabilité d'une pareille entreprise. La première est qu'il soit en état de porter un jugement sur la valeur intrinsèque des oeuvres dramatiques; la seconde, qu'il ait la sagesse de faire dépendre les frais de mise en scène du jugement qu'il a porté. Je ne sais si beaucoup de directeurs remplissent ces deux conditions. En tout cas, ce qu'on voit fréquemment, ce sont des pièces, que la critique qualifie d'ineptes, rapporter de grosses sommes d'argent à la faveur d'une éblouissante mise en scène. On peut donc croire que les directeurs remplissent la seconde condition, au moins chaque fois qu'il ne s'agit que d'exagérer la mise en scène. La première condition paraît beaucoup plus rare; elle exige non seulement une compétence spéciale, mais encore un labeur quotidien et persévérant, sans lequel la direction d'un théâtre n'est pas très différente d'une simple partie de baccarat. Les directeurs se plaignent de ne pas rencontrer de chefs-d'oeuvre; mais ont-ils la conscience de faire tout ce qu'il faut pour trouver, non des chefs-d'oeuvre qui sont toujours choses rares, mais seulement des pièces véritablement estimables? Malheureusement, la direction d'un théâtre n'est trop souvent qu'une entreprise financière dont les gains doivent être immédiats, ce qui ne se concilie pas avec des vues à longue portée. Un directeur avisé et prévoyant serait celui qui monterait une pièce, même médiocre, s'il devinait dans son auteur un sens dramatique capable de produire un chef-d'oeuvre dans dix ans. Faute de cette prévision d'avenir, que leur interdit la nécessité d'un gain immédiat, les directeurs forcent les auteurs à rester de jeunes auteurs jusqu'à soixante ans. C'est ainsi que les directeurs, qui se plaignent, contribuent plus que tout autre à la décadence de l'art dramatique et à la ruine de ceux qui leur succéderont.

CHAPITRE VIII

La mise en scène est conditionnée par le nombre probable de spectateurs.—Grossissement par les acteurs des effets représentatifs.—Les actrices moins portées à exagérer les effets.—Le Monde où l'on s'ennuie.—Nécessité actuelle de plaire à la foule.—Abaissement de l'idéal.—Compensation.—Utilité et devoir des théâtres subventionnés.


Les deux conditions que nous venons d'énumérer ne sont pas les seules que doit remplir un directeur de théâtre. Une troisième condition indispensable est la connaissance des milieux: la même oeuvre qui réussit rue Richelieu ne réussira pas boulevard du Temple. Cette question du milieu est connexe à celle du nombre. Étant donnée une oeuvre dramatique d'une certaine valeur intrinsèque, si une mise en scène judicieuse et modérée lui fait produire un effet représentatif suffisant pour trente mille personnes, ce même effet représentatif sera insuffisant pour deux cent mille. La prévision du nombre possible de spectateurs entre donc dans les calculs préalables d'un directeur.

Une fois la pièce lancée, l'ensemble de la mise en scène n'est plus modifiable, mais il arrive presque toujours que, lorsqu'une pièce reste longtemps sur l'affiche, les acteurs cèdent à la tentation d'exagérer l'effet représentatif de leurs rôles; et ils y sont encouragés par les applaudissements du public, qui devient moins délicat, à mesure qu'augmente le nombre des représentations. Mais tous les rôles ne possédant pas un effet représentatif susceptible d'un égal grossissement, et les acteurs cédant inégalement à la tentation des applaudissements, il en résulte ce fait remarquable que la pièce, à mesure que s'accroît le nombre des représentations, perd sa physionomie première en même temps que l'équilibre primitif résultant de l'accord entre sa valeur intrinsèque et son effet représentatif. C'est, en un mot, l'oeuvre représentée qui perd à cette transformation insensible; et si la direction du théâtre y gagne quelque profit actuel, c'est, il faut l'avouer, au détriment de la direction future et de l'art dramatique lui-même.

En général, les hommes se laissent aller beaucoup plus facilement que les femmes à grossir l'effet représentatif de leur rôle; cela tient sans doute à ce que les femmes possèdent à un plus haut degré la faculté d'imitation et d'assimilation, tandis que les hommes sont poussés par une puissance d'agir, difficile à contenir, à forcer leurs premiers effets et à en essayer de nouveaux. Je citerai comme un exemple remarquable le Monde où l'on s'ennuie, qui a tenu l'affiche pendant deux cent cinquante représentations. Les hommes se sont visiblement fatigués; les premiers acteurs ont été remplacés par d'autres, qui se sont eux-mêmes lassés, ce dont je suis bien loin de leur faire un crime; mais les actrices qui avaient créé les rôles les ont conservés sans interruption jusqu'à la fin, et non seulement elles ont résisté à la tentation de grossir des effets faciles à exagérer, mais encore elles ont eu le mérite peu commun de nous conserver jusque dans les dernières représentations la perfection de jeu et de diction qu'elles avaient atteinte dès les premières.

Un directeur attentif s'aperçoit sans doute de la tendance qu'ont les acteurs d'une pièce à grossir l'effet représentatif de leur rôle; mais, outre qu'il est assez difficile d'enrayer un mouvement qui ne s'accélère qu'insensiblement, il faut reconnaître que la résolution à prendre dans ces cas-là, de la part du directeur, est souvent aussi délicate que difficile et complexe. D'un côté, c'est manquer à ce que l'on doit au génie d'un poète que de laisser altérer si peu que ce soit la physionomie de son oeuvre; d'un autre, sacrifier à l'effet représentatif, c'est augmenter l'attrait et la séduction que peut exercer une pièce et attirer à la connaissance et à l'estime des belles oeuvres un public de plus en plus nombreux.

Il semble qu'il y ait là une sorte de compensation, bien difficile à ne pas accepter dans l'état actuel de la société française. La Révolution a brisé les barrières qui séparaient les classes les unes des autres. La France est aujourd'hui une démocratie. Les plus humbles veulent jouir des mêmes plaisirs que les plus fortunés; aussi, depuis la fin du siècle dernier, on peut dire que le public qui suit les représentations dramatiques a presque centuplé. Il faut non seulement un plus grand nombre de théâtres pour satisfaire à tous ses goûts; mais encore une pièce qui, jadis, eût été arrêtée de la vingt-cinquième à la cinquantième représentation atteint facilement aujourd'hui la centième, la deux-centième même et souvent après un nombre pareil de représentations n'a épuisé que momentanément son succès.

La nécessité de plaire à la foule s'impose donc, mais impose du même coup à l'art un sacrifice pénible; car l'idéal s'abaisse sensiblement à mesure qu'augmente en nombre le public dont on sollicite les applaudissements. Il n'y a relativement qu'un petit nombre d'esprits délicats et cultivés qui soient capables de sentir la beauté sévère d'une oeuvre d'art. En revanche, en attirant la foule, fût-ce au prix de quelques concessions, en la sollicitant, par l'attrait d'un plaisir facile, à goûter à son tour le charme des belles oeuvres, on rehausse et on purifie si peu que ce soit son idéal. Si donc la cime de l'art s'abaisse, la culture générale de l'esprit s'étend, s'élève même, et là encore il y a compensation. Or, dans une société démocratique, c'est une compensation qu'il n'est pas permis de négliger et qu'on serait même coupable de ne pas rechercher. Mais, si nous pouvons nous consoler de l'abaissement fatal de l'art par la compensation que nous trouvons dans la culture du plus grand nombre, c'est à la condition que nous ne perdions pas de vue le sommet auquel il s'est élevé et vers lequel il doit tendre à remonter, par un autre chemin peut-être, afin que nous ayons toujours conscience de l'effort qu'il nous faudrait faire pour l'atteindre.

C'est pourquoi, s'il est pardonnable à la plupart des directeurs de sacrifier à la moindre culture du plus grand nombre, il est du devoir de quelques directeurs privilégiés de maintenir, autant que possible, l'art dans toute son intégrité et de résister au désir de trop flatter les instincts moins délicats d'un public plus nombreux. Or, s'ils remplissent ce devoir, c'est à la condition de se résigner à une perte de gain possible, sacrifice qui trouve sa compensation dans les subventions de l'État. Un directeur privilégié et garanti par l'État contre des pertes trop sensibles a pour devoir de ne pas sacrifier l'art à un désir de gain immodéré. Il doit s'appliquer à mettre en lumière la valeur intrinsèque des ouvrages qu'il met en scène; à amener à son point de perfection leur effet représentatif, sans permettre qu'il puisse détourner l'esprit des spectateurs de ce qui doit être l'objet principal de son attention. Il doit, en outre, interdire aux comédiens de troubler l'harmonie générale de l'oeuvre en grossissant trop sensiblement l'effet représentatif de leur rôle. Il doit, en un mot, s'efforcer de mériter les applaudissements du public, mais se montrer sévère sur les moyens de les lui arracher. C'est son honneur et sa gloire de monter parfois des oeuvres qui ne soient susceptibles de plaire qu'à un public restreint, mais délicat et lettré. Car cette élite plus éclairée, que toute nation possède en elle-même, est destinée à voir peu à peu grossir ses rangs par l'adjonction de ceux qu'élèvent jusqu'à elle l'instruction et l'éducation de jour en jour plus répandues. Travailler pour cette élite, c'est donc travailler pour tous, c'est conspirer contre l'ignorance et le mauvais goût, en éveillant les meilleurs instincts de la foule, en la conviant à la jouissance d'un idéal supérieur.

Malheureusement, le devoir qui incombe à un théâtre subventionné est rarement bien compris de la foule. Un grand nombre de spectateurs s'imaginent qu'une subvention impose au théâtre qui la reçoit la préoccupation constante d'une mise en scène luxueuse. Or, c'est précisément tout le contraire, comme nous l'avons fait voir dans ce chapitre. Ce qui rend donc difficile la position d'un directeur subventionné, c'est la nécessité de réagir contre ce préjugé de la foule, sans être assuré que ses intentions seront bien comprises, et qu'on ne blâmera pas tout ce qui, dans sa conduite, mériterait précisément l'éloge.

CHAPITRE IX

La mise en scène ne doit par pécher par défaut.—De la contention d'esprit du spectateur.—La mise en scène ne doit pas proposer à l'esprit de coordinations contradictoires.


Nous avons insisté sur l'accord qui devait régner entre l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique et sa valeur intrinsèque, et nous avons surtout montré que tout ce qui s'ajoutait inutilement à cet effet représentatif était nuisible à l'oeuvre elle-même, en distrayant l'esprit de ce qui devait être sa principale et quelquefois son unique préoccupation. Mais il est évident que, pour réaliser cet accord, s'il convient de ne rien ajouter à la juste mise en scène, il ne faut pas non plus en rien retrancher. De même que la mise en scène peut pécher par excès, elle peut aussi pécher par défaut. L'esprit est toujours frappé fortement par un contraste. Le décor, les costumes, les jeux de scène, la figuration, doivent donc convenir au texte poétique; c'est ce que jadis on aurait exprimé en disant que la mise en scène doit être décente. Elle ne le serait pas si, par exemple, on jouait le Misanthrope dans le même décor que les Femmes savantes; elle ne l'est pas quand l'aspect de la figuration répugne à l'idée avantageuse qu'en fait naître le texte de la pièce.

Pour suivre avec profit une oeuvre dramatique, forte et bien liée dans toutes ses parties, il faut une grande contention d'esprit, dont en général on n'apprécie pas assez la puissance. On en aura une idée approximative quand on se sera rendu compte que l'esprit est occupé à la coordination d'un nombre considérable d'impressions auditives, visuelles et intellectuelles, dont les éléments changent constamment, se compliquent, se croisent, s'ajoutent ou se retranchent dans un mouvement incessant. Il faudrait une longue analyse pour décomposer ce travail, dont on aura une mesure bien affaiblie si nous disons que l'esprit coordonne d'abord, non seulement son état de conscience présent, mais encore ses états de conscience antérieurs, avec les lieux, les costumes et le langage des personnages; ensuite qu'il coordonne entre eux les mouvements, les attitudes, les gestes, la physionomie, les regards, les mots, les phrases, la hauteur des sons, leurs relations, leur intensité, le rythme, et enfin les idées, qui se dérobent sous une foule d'images, faibles ou vives, souvent lointaines, et qu'il calcule encore leurs rapports avec toute la succession des faits écoulés et des faits possibles, etc.

Il faut à l'esprit, pour suffire à cette coordination presque incommensurable, un influx constant de force nerveuse dont rien ne doit venir troubler ou détourner le cours. On doit donc se garder de soumettre à l'esprit des coordinations contradictoires. C'est bien assez qu'il ait à résoudre les contradictions qui résultent du jeu ou de la diction imparfaite des acteurs, ou de tant d'autres causes qui proviennent souvent, du poète lui-même. Il faut éviter les contradictions qui pourraient naître de la mise en scène, telles que les détails du décor qui ne répondraient à aucune des circonstances du poème; les costumes qui ne conviendraient pas à la condition des personnages ou à leur situation actuelle, le désaccord entre la figuration et les exigences du drame. Il suffit souvent d'une négligence de détail, telle par exemple que le mouvement intempestif d'un figurant au milieu d'une scène pathétique, pour détourner le cours de l'influx nerveux, que l'esprit emploie immédiatement à des coordinations tout à fait étrangères à l'oeuvre représentée sous nos yeux, ou pour que cette force nerveuse se dissipe brusquement en se jetant sur les muscles du rire. Les contrastes qui ne résultent ni de l'action ni des péripéties du drame sont au nombre des causes les plus puissantes qui détournent fatalement l'attention du spectateur.

Nous nous en tiendrons à ces considérations générales, en évitant d'entrer dans les détails d'une analyse qui nous entraînerait trop loin, sans beaucoup de profit. Ce que nous avons dit suffit pour démontrer que la mise en scène ne doit jamais contredire le texte poétique ou l'idée qu'on peut se faire des lieux, de l'époque, des costumes, de l'attitude et du langage des personnages.

CHAPITRE X

De la perspective théâtrale.—Contradiction du personnage humain avec la perspective des décors.—Précautions à prendre par le décorateur et par le metteur en scène.


Il peut être utile de comparer l'art de la peinture à l'art de la décoration théâtrale, en se tenant à un point de vue général et en laissant de côté toute explication mathématique. La perspective d'un tableau se rapporte à un unique plan vertical. Il n'en est pas de même sur un théâtre, où les acteurs se meuvent sur un plan supposé horizontal, terminé par un plan vertical qui forme le décor du fond. En réalité, le plan sur lequel marchent les acteurs est incliné et forme approximativement un angle de trois degrés avec le plan horizontal. Le but de cette inclinaison est de faire fuir la perspective plus vite que dans la nature et de faire paraître ainsi la scène plus profonde qu'elle ne l'est véritablement. On rapproche ainsi les acteurs de l'avant-scène et on évite que la voix aille se perdre dans le cintre et dans les dessous, ce qui arriverait inévitablement si on jouait sur des scènes profondes. La perspective d'un décor doit être considérée comme rationnelle, par rapport du moins à une rangée de spectateurs. Quand l'acteur est sur l'avant-scène il est à son plan; mais à mesure qu'il s'avance vers le fond de la scène, il monte, et, par conséquent, loin de diminuer dans la proportion exigée par la perspective du décor, il semble au contraire grandir et n'est plus en rapport avec les objets dont les dimensions sont calculées d'après le plan qu'ils occupent dans la perspective fuyante de la scène.

C'est un contraste qu'on ne peut entièrement éviter, mais qu'il ne faut pas rechercher de parti pris. Aussi la mise en scène, qui se rapproche un peu par là de l'art du bas-relief, doit autant que possible maintenir les acteurs sur les premiers plans et ne pas laisser les jeux de scène, surtout ceux auxquels participent les personnages principaux, se prolonger inutilement le long et près de la toile du fond. En résumé, il y a contradiction entre la perspective trompeuse du décor et la perspective véritable à laquelle se soumet naturellement l'acteur. Celui-ci, en parcourant la scène dans le sens de la profondeur, détruit donc toujours plus ou moins l'illusion habilement produite par le décor. Dans un tableau, cette contradiction serait absolument choquante et constituerait une faute grossière. Au théâtre, des considérations de premier ordre font passer par-dessus cette anomalie. Le spectateur l'accepte, et quand le personnage en scène captive son attention, il aperçoit vaguement l'incohérence mathématique qu'il y a entre la décoration et les personnages, mais il concentre ses regards sur ceux-ci et n'accorde qu'une importance secondaire au milieu fictif qui les entoure. Toutefois, on conçoit que, dans la mesure du possible, il soit nécessaire d'atténuer la disproportion qui existe entre les acteurs et les objets figurés.

Il ressort de là que le décorateur doit éviter dans les derniers plans la représentation d'objets à dimensions déterminées, attirant, d'une manière trop spéciale l'oeil du spectateur; car il peut arriver un moment où cet objet se trouve en réalité sur le même plan qu'un des acteurs, bien qu'il soit censé appartenir à un plan beaucoup plus éloigné, effet de contraste qui soumettrait à l'esprit une coordination contradictoire. C'est là d'ailleurs, empressons-nous de l'ajouter, un de ces détails techniques qui ne sont de la compétence ni de la direction, ni du metteur en scène; ils rentrent dans l'art spécial du décorateur, exercé en général par des perspecteurs très habiles, qui usent de différents procédés pour masquer les contacts entre les personnages et les décors trop lointains.

Toutefois, comme cet art présente des difficultés quelquefois insurmontables, il est nécessaire que le metteur en scène aide le décorateur à éviter à l'oeil du spectateur la nécessité d'une coordination impossible. Dans les cas où cette conjonction de perspectives se produit, on remarquera combien l'acteur, tout en se trouvant démesurément grandi, perd en importance dramatique. L'illusion qui nous faisait voir en lui un personnage du drame, faisant corps avec le milieu figuré, créé par le poète et le décorateur, s'évanouit en un instant, et nous n'avons plus devant les yeux qu'une marionnette trop grande, se promenant dans un théâtre d'enfant.

Tous les spectateurs ont souvent remarqué combien est maigre l'effet représentatif d'objets qui, appartenant censément à l'un des plans représentés en peinture sur la toile de fond, semblent s'en détacher et viennent jouer un rôle sur le plan horizontal de la scène. Je citerai surtout les navires dont les proportions sont toujours ridicules par rapport aux personnages qui s'approchent d'eux. Ce sont là de ces contradictions scéniques qu'on doit considérer comme absolument mauvaises: c'est de l'art incohérent. De même sont les chevaux qui entrent sur la scène en longeant la toile de fond; ils font l'effet grotesque d'animaux démesurés. D'ailleurs, pour d'autres raisons qui tiennent à l'essence même de l'art dramatique, l'exhibition d'animaux quelconques sur la scène est absolument antiartistique.

Les conditions scientifiques de la mise en scène et de la décoration n'admettent donc pas toutes les possibilités réelles; comme tous les arts, c'est un art qui a ses limites. Souvent un théâtre se met en grands frais pour retomber dans un art absolument enfantin, où se coudoient le réel et l'imaginaire. En se plaçant à un point de vue littéraire, on peut dire que, dès que le poète, par ses inventions déréglées, impose une mise en scène inconciliable avec les lois pourtant complaisantes de la perspective théâtrale, il fait oeuvre de poète épique, pour lequel la distance n'existe pas, et non de poète dramatique, qui doit se renfermer dans le lieu immédiat de l'action.

CHAPITRE XI

La décoration doit avoir une valeur générale et non particulière à un moment déterminé.—Modération dans l'emploi des moyens accessoires.


La comparaison entre la peinture et la décoration théâtrale peut encore nous suggérer quelques réflexions importantes. Un tableau ne représente jamais qu'un moment d'une action, tandis que la mise en scène doit s'adapter à des moments successifs. Mais, pour un même moment, le peintre et le décorateur ne peuvent de la même manière associer la nature à des actes humains. Le premier peut saisir la nature dans un mouvement qui ne s'achève pas, tandis que le décorateur sera obligé d'achever le mouvement, ce qui est incompatible avec l'immobilité décorative. Ainsi le Titien, dans un de ses plus beaux tableaux, aujourd'hui détruit par un incendie, a représenté un arbre tordu par le vent et aux pieds duquel un dominicain succombe sous le poignard d'un assassin. Le peintre a ainsi associé une tourmente de la nature à un acte criminel. La représentation n'en serait pas possible au théâtre par les mêmes moyens; car la nature y est immobile et le vent n'y courbe pas les arbres. C'est par le sifflement du vent et le bruit du tonnerre que le metteur en scène arriverait à produire un effet analogue. L'effet obtenu, qu'augmenterait encore l'assombrissement du jour et le mouvement des nuages sur le disque lunaire, obtenu par l'électricité, dépasserait peut-être en intensité d'impression l'effet obtenu par le peintre; mais, qu'on le remarque, il serait produit par un appareil étranger à la scène. Les arbres de la décoration, quelque fort que soit le sifflement du vent, ne resteront pas moins immobiles, et que ce soit avant, pendant ou après la tempête, ils seront toujours identiques, à eux-mêmes.

Aussi, comme la décoration ne peut varier ses effets selon les moments successifs d'une action, elle doit être, soit dans le mouvement, soit dans le ton des choses inanimées, en relation générale avec l'action et non en relation spéciale avec un des moments particuliers de cette action. Un décorateur qui voudrait associer sa toile avec un instant unique exercerait une impression préventive et détruirait par avance l'effet qu'il aurait voulu obtenir; et si l'effet persistait après l'achèvement de l'acte associé, il redeviendrait contradictoire comme il l'était antérieurement au moment choisi. C'est donc une impression générale que doit s'attacher à produire le décorateur; et cette loi n'est pas sans créer des obligations semblables au metteur en scène.

Celui-ci sans doute peut à son gré déchaîner le vent et le tonnerre; il a sous la main, dans son magasin d'accessoires, l'outre d'Éole et le foudre de Jupiter; mais, pour peu qu'il ait conscience des conditions particulières de son art, il se gardera bien d'abuser de pareils effets. Outre qu'il serait absurde de couvrir la voix de l'acteur, il sait qu'il ne produira d'illusion que pendant un temps relativement court, à la condition qu'il ne fera que déterminer chez le spectateur une sensation rapide, destinée à s'associer à l'action, et qu'il ne détournera pas l'attention de celui-ci sur ses imitations approximatives des phénomènes de la nature. Quand bien même d'ailleurs celles-ci seraient parfaites, leur persistance forcerait l'esprit du spectateur à une coordination tout à fait contradictoire, l'immobilité de l'air et de la nature peinte s'associant fort mal au grondement perpétuel de la foudre et au bruit ininterrompu du vent. Il est toujours maladroit de rappeler au spectateur, quand le pathétique du drame le lui fait oublier, la contradiction et l'impuissance de la mise en scène. Tout est faux dans la nature peinte qui enveloppe les acteurs; il est donc inutile de faire ressortir ce défaut inhérent aux représentations théâtrales, tandis que tout est vrai, absolument vrai, ou doit le paraître, dans les passions qui animent les personnages du drame.

La mise en scène doit donc respecter la vérité dramatique, la laisser se produire dans toute son intégrité et ne pas maladroitement détruire le courant sympathique qui va de l'âme du spectateur à ceux des personnages du drame. L'art du metteur en scène demande beaucoup plus de précaution que d'audace. Il doit mettre tous ses soins à ne diriger sur les yeux attentifs des spectateurs que des faisceaux d'impressions visuelles nécessaires, et surtout à éteindre ou à atténuer les rayons trop brillants. Par cette harmonie, dans laquelle il maintient tout l'appareil objectif de la scène, il se rapproche du peintre qui n'obtient un effet réellement puissant qu'en sachant se décider à une foule de sacrifices nécessaires.

CHAPITRE XII

La mise en scène est conditionnée par la logique de l'esprit.—De la décoration peinte et du matériel figuratif.—Leurs relations avec le drame.—Leur action différente sur l'esprit du spectateur.


En peinture, l'art de la composition est en grande partie fondé sur l'association des idées et sur la logique de l'esprit. Socrate, assis sur un lit, s'entretient avec ses disciples; tout en parlant, il tend la main vers une coupe que lui présente le serviteur des Onze: ce tableau représente la mort de Socrate. L'esprit du spectateur achève le mouvement commencé de Socrate; et le sujet ainsi présenté est beaucoup plus dramatique parce que la mort, au lieu d'être un fait accompli, est instante, et que l'attente tragique agit éternellement sur l'âme du spectateur. Il en est de même de la mort de Jane Grey. L'esprit achève le mouvement de la victime, qui, les yeux bandés tend la main vers le billot, tandis que le bourreau se tient à côté, appuyé sur sa hache. Le spectateur souffre de l'angoisse des derniers instants, plus terribles que la mort elle-même. La composition de ces tableaux est donc fondée sur la fatalité de l'événement; et tous deux, par suite de la logique rigoureuse de l'esprit, représentent la mort de Socrate et celle de Jane Grey aussi sûrement que si les cadavres des deux victimes étaient étalés à nos yeux.

Cette loi, qui ouvre un champ fécond à l'imagination du peintre, domine l'art de la mise en scène. Sous aucun prétexte il n'est permis de s'y soustraire. En peinture, quand-il ne s'agit pas d'un événement historique, et que la nécessité d'une fin ne s'impose pas, le peintre choisit souvent les attitudes et les gestes de ses personnages pour le charme et le pittoresque de leur mouvement, et non pour déterminer l'esprit à envisager un événement subséquent, dont la possibilité n'est pas en cause. La peinture se renferme alors dans une pure actualité; et l'oeil est ici le seul juge compétent, car c'est à lui procurer un plaisir spécial et sans mélange que le génie du peintre conspire.

Dans la mise en scène, il n'en est pas de même: là, rien n'est suspendu, tout se précipite irrévocablement à sa fin; les moments se succèdent nécessairement, et l'esprit, par le double moyen de la déduction et de l'induction, devance l'action même dans la voie où elle s'avance vers un dénouement fatal. Tandis que l'oeil du spectateur enveloppe la scène, interroge tous les objets témoins de l'action qui va se dérouler, scrute jusqu'au moindre détail de la décoration, suit les personnages dans leurs mouvements, dans leurs attitudes, dans leurs gestes, son oreille est suspendue aux lèvres des acteurs, analyse toutes les impressions sonores qu'elle reçoit; et ces deux organes fournissent incessamment à l'esprit les éléments qu'il va successivement coordonner avec les faits ainsi qu'avec les caractères et les passions des personnages. L'auteur et le metteur en scène ne doivent jamais oublier que, depuis le moment où le rideau se lève, jusqu'à celui où il retombe, ils vont se trouver aux prises avec la logique inexorable de l'esprit.

Cette nécessité inéluctable de ne pas blesser la raison du spectateur, de ne pas l'induire à de faux jugements, de ne pas l'égarer sur de fausses pistes, a fait imaginer de classer tout ce qui, en dehors des acteurs, se rapporte à la mise en scène du drame en deux catégories distinctes, la première feinte et immobile, la seconde réelle et mobile. Tout ce qui doit faire partie de la première catégorie est peint et fait corps avec les panneaux décoratifs et avec la toile du fond; tout ce qui doit être compris dans la seconde, prend place en réalité sur la scène et compose le matériel figuratif. Les objets de mise en scène de la première catégorie n'ont qu'un rapport général avec l'action, tandis que ceux de la seconde ont avec elle un rapport particulier, plus ou moins étroit. C'est cette différence qui tout d'abord frappe l'esprit du spectateur dès que la toile se lève et avant même que l'action commence. Tout ce que son oeil juge peint et sans réalité n'a qu'une influence générale et faible sur son esprit; il ne lui accorde, avec raison, qu'une attention de surface. Il n'y a là rien de plus que la constatation du milieu où va se dérouler la suite des événements. Tous les objets qui font corps avec la décoration ne sont que des caractéristiques de ce milieu, et le spectateur n'est pas entraîné à chercher une relation, qu'il sait devoir être impossible, entre ces objets sans réalité et un moment quelconque de l'action. Si, par exemple, une porte est peinte sur un des panneaux, le spectateur sait bien que personne ne la poussera.

Mais, au contraire, tout ce que son oeil juge réel et voit détaché de la décoration éveille son attention, et il devine un rapport particulier entre tel ou tel objet et l'action du drame. Ce sera un secrétaire, une bibliothèque, une table chargée de papiers ou un trophée d'armes, dont la vue détermine dans l'esprit soit une possibilité, soit une probabilité. Le spectateur se trouve ainsi préparé à telle évolution du drame, à tel acte tragique d'un personnage, à tel dénouement. Le drame commence donc par une entente tacite entre le spectateur et le poète; celui-ci est certain qu'au moment voulu l'esprit du public prendra telle direction, appellera et par suite acceptera telle péripétie qui, sans cette sorte de complicité préalable, aurait peut-être paru inutile ou contraire à la logique, et qui, en tout cas, à un moment inopportun, aurait compliqué l'action d'un élément nouveau et distrait l'attention du public en exigeant de lui une coordination immédiate et inattendue.

Au surplus, je ferai remarquer que dans tout ce qui précède il ne s'agit nullement de conventions esthétiques plus ou moins fondées. La mise en scène est conditionnée par la logique de l'esprit, qui est exactement la même au théâtre que dans la vie réelle. Supposez, par exemple, qu'une violente querelle, s'élève entre deux hommes irascibles et que vous eu soyez les témoins, ne frémirez-vous pas si vous apercevez un couteau placé sur une table à portée de ces deux hommes? Eh bien, le spectateur est un témoin qui calcule les conséquences fatales d'un fait; et que ce soit au théâtre ou dans la vie réelle, la vue du couteau déterminera la même émotion, qui dans les deux cas sera identique, en qualité sinon en quantité.

Concluons donc que les conditions de la mise en scène ne sont pas soumises aux vues plus ou moins arbitraires d'une école, mais dépendent uniquement des lois mêmes de l'esprit humain.

CHAPITRE XIII

De la fin nécessaire des objets composant le matériel figuratif.—Le Misanthrope et les Femmes savantes.—Le hasard n'est pas un ressort dramatique.


Nous pouvons tirer quelques conclusions des idées exposées dans le chapitre précédent. Puisque le décor ne doit avoir qu'une influence générale sur l'esprit du spectateur, il est nécessaire qu'il soit traité avec une grande modération de tons et une grande simplicité de détails; il ne doit pas trop attirer les yeux, et, si ceux-ci s'y reposent, il ne doit leur présenter aucun trait susceptible de produire sur l'esprit une excitation spéciale. Quant aux objets représentés, qui par leur nature auraient pu faire partie du matériel figuratif, il est important qu'ils soient peints largement, sans aucune recherche du trompe-l'oeil. Agir autrement serait une grande faute; car, puisqu'on a jugé que tel objet, inutile à l'action, ne devait pas figurer en réalité sur la scène, il ne faut pas donner à cet objet peint la valeur de l'objet réel. Il est à peine besoin de signaler le cas où un objet figurant réellement doit avoir un pendant similaire: il est clair que ce pendant doit être réel et non peint. Dans un cabinet de travail, à gauche et à droite de la porte du milieu, sont placées deux bibliothèques; il faut de toute évidence qu'elles soient peintes toutes deux, ou que, si l'une est utile à l'action, elles soient toutes deux réelles. Il est inutile d'insister sur d'aussi simples détails.

Si les détails du décor ne doivent pas affecter outre mesure l'esprit du spectateur, on conçoit combien, par contraste, le matériel figuratif prendra d'importance aux yeux du public et s'imposera à son attention. Ainsi, par le seul effet de cette double loi, le poète agit d'une façon certaine sur la direction de nos pensées. En faisant apparaître certains objets à nos yeux, il nous prépare tacitement à une évolution du drame. Puisque nous avons dit que le matériel figuratif, avait un rapport particulier avec l'action, il suit de là qu'aucun des objets réels qui le composent ne peut être indifférent. C'est donc une loi absolue de la mise en scène qu'aucun objet réel, prédestiné par sa nature ou par sa place à attirer l'attention du spectateur, ne peut être mis sous nos yeux à moins qu'il n'ait un rapport certain avec la marche du drame. Chacun d'eux joue donc un rôle, plus ou moins important, et à un moment donné aide au développement du drame et souvent concourt à une de ses évolutions. Dans Tartufe, la table couverte d'un tapis et sous laquelle se cache Orgon remplit un rôle de premier ordre. La vue d'une table sur la scène est donc loin d'être indifférente, et on peut en dire autant de tout le matériel figuratif. Naturellement, il y a toujours un certain nombre d'objets réels qui peuvent figurer dans la décoration sans attirer notre attention. Par exemple, si la mise en scène comporte une cheminée, on y joindra une garniture, pendule, vases, flambeaux, etc., sans que cela tire à conséquence, puisque cela forme pour l'oeil un ensemble auquel il est habitué. D'ailleurs, il est clair que certains objets sont plus caractéristiques que d'autres. Il est inutile d'insister: il y a dans tous les arts des règles de détail qui ne relèvent que du bon sens. En outre, l'apparition d'objets, même caractéristiques, perd de son importance si elle se rattache à une méthode générale de mise en scène, et si l'amplification porte sur tout l'ensemble du matériel figuratif.

Dans la vie, les objets n'ont qu'une importance contingente; dans une oeuvre dramatique, ils sont liés d'une façon nécessaire à l'action qui va se développer sous nos yeux. Dans un salon, par exemple, où une femme reçoit à certain jour des visites, le nombre de sièges formant cercle autour de la cheminée est invariable et en général supérieur au nombre de personnes présentes. Un peintre, choisissant une scène de visites pour sujet d'un tableau de genre, sera naturellement vrai en reproduisant la réalité, et il ne viendra à l'esprit d'aucun spectateur du tableau de comparer le nombre des visiteurs à celui des sièges. C'est qu'en effet la suite de cette scène a la contingence de la vie: il pourra venir d'autres visiteurs, comme il pourra n'en pas venir. Dans cette oeuvre d'art, la représentation est à elle-même sa propre fin. L'esprit n'est sollicité en rien à chercher un rapport entre cette scène et une scène subséquente qui ne viendra jamais.

Transportons-nous dans le salon de Célimène au deuxième acte du Misanthrope. Lorsque Basque avance des sièges sur l'ordre de sa maîtresse, il pourrait lui arriver, sur le théâtre comme dans la vie réelle, d'approcher un nombre de sièges supérieur à celui des personnages. Supposez que cela se produisît sur la scène, et imaginez qu'au milieu d'Éliante, de Philinte, d'Acaste, de Clitandre, d'Alceste et de Célimène, tous assis, il restât un siège vide: quelle importance ce détail ne prendrait-il pas aux yeux des spectateurs! Ce siège vide intriguerait le public et distrairait l'esprit d'une des plus belles scènes de l'ouvrage, car il serait là comme un siège d'attente et semblerait annoncer un nouveau personnage, et par suite une péripétie que notre esprit serait déçu de ne point voir se produire.

Cette observation pourra paraître subtile. Pour comprendre toute son importance, il nous suffira de nous reporter à la mise en scène des Femmes savantes. A la seconde scène de l'acte III, lorsque le valet approche les sièges sur lesquels prennent place Henriette, Philaminte, Trissotin, Bélise et Armande, il dispose, sur le premier plan, six sièges, dont cinq seulement sont occupés par les personnages en scène, tandis que le sixième reste vide. Voilà bien ce siège d'attente dont nous parlions; or, ici, il annonce une scène subséquente dont le public est ainsi averti, qu'il attend, et qui se produira en effet. Pendant tout le temps que dure la scène où Trissotin lit ses vers, ce siège vide est un témoin muet; sa présence est déjà une protestation contre les méchants vers de Trissotin, et le public se dit qu'il annonce nécessairement un autre personnage qui vengera le bon sens outragé. Et ce vengeur, en effet, c'est un autre pédant, Vadius, qui, tout pédant qu'il est lui-même, fera entendre à Trissotin de dures, mais justes vérités. On voit par cet exemple comment la mise en scène conspire à l'évolution de l'action dramatique, en fondant ses dispositions quelquefois les plus simples sur la logique rigoureuse qui régit l'esprit du spectateur.

Il n'est pas jusqu'aux objets non visibles qu'il soit permis de produire sans préparation et sans précaution. Tous les jours, nous croisons dans la rue des personnes qui portent un revolver sur elles et auxquelles il pourrait arriver d'être en situation de le tirer de leur poche. Sur la scène, un personnage ne peut impunément tirer à l'improviste un revolver de sa poche; il faut, ou que le public soit averti de la présence d'une arme dans la poche de tel personnage, ou que tout au moins il soit prédisposé à voir cette arme apparaître. Il ne serait pas non plus permis à un personnage de parler d'un pistolet qu'il porte sur lui, l'occasion même serait-elle naturelle, si cette arme ne devait point jouer un rôle subséquent. Mais ces deux derniers exemples ont trait aux fautes de mise en scène qui peuvent être commises, non par la direction du théâtre, mais par l'auteur lui-même.

Le hasard, en résumé, ne peut jamais être un ressort dramatique, et la raison en est simple: le mot hasard et le mot art s'excluent mutuellement, le premier impliquant une rencontre fortuite, le second un arrangement préalable. Si donc, par impossible, le hasard montait sur la scène, l'art en descendrait. Il n'y a pas là une question d'appréciation que des écoles opposées puissent résoudre différemment. La signification exacte du mot art entraîne nécessairement l'idée que nous devons nous faire d'une oeuvre artistique, dont toutes les parties doivent être articulées, et dont le moindre objet doit être un article nécessaire. Si des personnes pensaient différemment, il faudrait, au préalable, qu'elles cherchassent d'autres mots qui correspondissent à leurs manières de voir. Au théâtre, toute péripétie doit avoir été antérieurement à l'état de possibilité, et dans les dénouements, par exemple, le grand art consiste à surprendre le spectateur par un trait ou un acte final, qu'il a la satisfaction de déduire immédiatement ou du caractère du personnage tel qu'il a été exposé, ou d'une situation antérieure, opération mentale rapide comme l'éclair et qui est l'épanouissement du plaisir esthétique.

CHAPITRE XIV

De la sensualité et de l'individualité dans le goût actuel.—Dérogations aux principes.—Rapports de la mise en scène avec le milieu théâtral.—Caractère d'un théâtre, de son répertoire et du public qui le fréquente.


Les principes que nous venons d'exposer dominent l'art de la mise en scène et ne sont pas impunément violés en ce qu'ils ont d'essentiel. Cependant, on ne peut nier que notre époque n'ait une tendance à en atténuer la rigueur. Nous inclinons, à ce qu'il semble, à goûter les arts par leurs côtés sensualistes, et nous apportons au théâtre cette tendance qui nous prédispose à tenir un grand compte du plaisir de nos yeux dans le charme qu'exercent sur nous les ouvrages dramatiques.

En outre, dans la vie moderne, l'individualité des goûts suppose un rapport plus étroit entre le sujet et les objets qui l'entourent, et crée en quelque sorte pour chaque homme un milieu individuel dont nous ne pouvons l'abstraire absolument. En peinture, on se préoccupe à juste titre de la coloration et de l'intensité des reflets; il en sera de même au théâtre, et puisque notre tournure d'esprit elle-même se reflète sur les objets dont nous meublons notre vie, l'auteur et le metteur en scène devront s'attacher à satisfaire la prédisposition qu'ont les spectateurs modernes à chercher dans les objets le reflet des qualités morales ou intellectuelles du sujet.

Les théâtres sont donc amenés presque fatalement, pour ces diverses raisons, à apporter à la mise en scène des soins de plus en plus minutieux, et à descendre du général au particulier dans la représentation de la réalité. En outre, ils ont dû obéir à la nécessité d'augmenter l'effet représentatif des pièces qu'ils remontent ou qu'ils exposent pour la première fois devant les yeux du public. Il est donc intéressant d'examiner dans quelle mesure les principes peuvent s'infléchir et s'accommoder à notre goût actuel.

Après avoir étudié les principes de la mise en scène en ce qu'ils ont d'absolu, il nous faut donc les étudier dans ce qu'ils ont de relatif. Nous allons passer en revue le plus rapidement possible les modifications dont est susceptible la mise en scène, selon qu'on l'étudié dans ses rapports soit avec le milieu théâtral, soit avec le milieu dramatique, soit avec le milieu social.

Occupons-nous d'abord du milieu théâtral. Il est certain que nous n'allons pas à la Comédie-Française, à l'Ambigu ou au Châtelet dans les mêmes dispositions d'esprit, et que selon le milieu théâtral nous inclinons à rechercher tantôt un plaisir où l'esprit aura la plus grande part, tantôt un plaisir plus ou moins fortement imprégné de sensualisme. Dans le premier cas, nous serons moins exposés à subir l'influence de nos yeux, et l'attention de notre esprit sera une force subjective très résistante à toutes les causes objectives de distraction, tandis que dans le second notre esprit, mobile et flottant, ouvert aux impressions du dehors, sera disposé à se laisser séduire par le charme des images optiques. En outre, le choix même du théâtre a été ordinairement déterminé par le caractère particulier de son répertoire habituel. Nous savons qu'en général ici la crise dramatique éclatera par suite du conflit probable de passions plus ou moins fortes ou par suite du choc inévitable de caractères dissemblables; tandis que là l'intérêt pourra naître du concours des événements et de l'influence qu'exercera sur eux, comme dans la vie réelle, la contingence inévitable des choses. Dans le premier cas, le monde intérieur de l'âme nous enveloppe en quelque sorte tout entier et nous protège contre toute influence étrangère; dans le second, le monde extérieur nous sollicite avec l'extrême diversité des sensations qui nous attendent de tous les côtés. Donc, ici, à la Comédie-Française, par exemple, un peu d'excès dans la mise en scène ne modifiera pas sensiblement le caractère général qu'elle doit conserver, et nous ne serons pas tentés de scruter les rapports spéciaux que le matériel figuratif, un peu trop amplifié, pourrait avoir avec la marche du drame, tandis que là, au Châtelet par exemple, chacun des détails du matériel figuratif nous attirera par le rapport probable que nous le soupçonnerons d'avoir avec la suite du drame. Ainsi, à la Comédie-Française, tel meuble, inutile à l'action, ne sera à priori qu'un témoignage de confortable ou de somptuosité, tandis qu'au Châtelet, nous serons tentés, à priori, de regarder ce même meuble comme indispensable à l'action ou même comme une boîte à surprise possible.

Donc, suivant le milieu théâtral, des effets de mise en scène, d'intensité égale, n'auront pas une portée identique. Plus le répertoire habituel d'un théâtre est intellectuellement relevé, moins l'accroissement de l'effet représentatif aura d'influence fâcheuse, à la condition cependant que tout le matériel figuratif soit soumis à la même proportion d'intensité, et qu'aucun détail n'éveille en nous une attention particulière. C'est pourquoi, à la Comédie-Française, on pourra apporter des soins presque excessifs à la composition des ameublements sans crainte de jeter l'esprit du spectateur sur de fausses pistes. Le goût plus délicat du public habituel en sera satisfait, et la mise en scène s'associera ainsi aux habitudes sociales du monde auquel appartiennent les spectateurs et les personnages de la plupart des pièces qu'on représente à ce théâtre. Au Châtelet, comme à la Gaîté ou à l'Ambigu, c'est au contraire au décor peint qu'il faudra uniquement demander un accroissement de mise en scène; car on ne peut modifier le matériel figuratif sans changer l'effet spécial qu'en attend le spectateur. En résumé, lorsque pour des raisons supérieures on croira nécessaire d'augmenter l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique, la dérogation aux principes essentiels de la mise en scène trouvera dans le milieu théâtral soit des circonstances atténuantes, soit des circonstances aggravantes.

CHAPITRE XV

Rapports de la mise en scène avec le milieu dramatique.—Pièces où domine l'imagination.—Le théâtre de Scribe.—Le théâtre de Victor Hugo.—Effet curieux observé dans Quatre-vingt-treize.


Le milieu dramatique est très différent du milieu théâtral, puisque le milieu dramatique peut varier dans un même milieu théâtral. Nous écartons tout d'abord les oeuvres classiques qui méritent une étude spéciale. Mais il est encore nécessaire de restreindre notre sujet; car il ne tendrait à rien moins qu'à passer en revue tous les genres de la littérature dramatique, tels que le drame héroïque, historique, romantique ou bourgeois, et la comédie d'intrigue, de caractère ou de sentiment. Nous croyons plus profitable de considérer le milieu dramatique dans ses rapports avec l'imagination, le sentiment et la fantaisie.

La nature de l'imagination dépend de la nature de l'esprit; elle varie suivant l'attrait que l'esprit éprouve pour telle qualité, tel caractère, telle forme ou telle coloration des images remémorées et associées. En se plaçant à un point de vue très général, on peut dire qu'il y a deux sortes d'imaginations; premièrement, celle qui est surtout séduite par les contours et les formes, les rapports des formes entre elles, leur agencement, les qualités extérieures et superficielles des objets; deuxièmement, celle qui se laisse charmer par la couleur, les effets d'ombre et de lumière, les rapports de nature entre les objets, leurs qualités substantielles et leur agencement pittoresque dans les profondeurs de l'espace. Quand il s'agit d'oeuvres théâtrales, la mise en scène devra naturellement varier selon la nature particulière de l'imagination du poète.

Scribe, on ne peut le nier, avait une imagination féconde, mais celle-ci avait un caractère superficiel et était uniquement théâtrale. Pour lui, le monde extérieur n'était qu'un décor et les hommes n'étaient que des comédiens. Il n'y avait en quelque sorte aucun lien sympathique entre son âme et l'âme des êtres et des choses. Son regard ne pénètre pas plus profondément que sa pensée; l'un et l'autre s'arrêtent aux surfaces et son génie se complaît dans les apparences. Aussi serait-ce une faute, quand il s'agit des oeuvres de Scribe, de détacher l'action sur un décor trop étudié, trop nature en quelque sorte; il leur faut une décoration un peu banale, qui ne fasse pas trop illusion, qui soit bien du carton et du papier peints, et derrière laquelle notre esprit devine la coulisse. De même, les acteurs devront craindre de paraître trop humains et de trop se rapprocher de la nature, car ils se mettraient en contradiction avec le génie particulier de l'auteur; ils doivent s'attacher à rester comédiens. Aux yeux de Scribe, l'art est destiné à nous procurer une délectation facile, sans secousse violente; et dans la représentation de ses pièces tout doit conserver ce caractère tempéré. La décoration ne doit exercer sur nos yeux qu'une illusion facile à s'évaporer, comme ces brillantes bulles de savon qu'un souffle fait évanouir; de même, l'action et la diction des acteurs, les péripéties tristes ou gaies par lesquelles passent les personnages doivent garder le caractère aimable d'un jeu d'esprit, comme il sied à une société d'où la belle humeur a proscrit les passions troublantes. En un mot, rien ne doit avoir la prétention d'affecter trop profondément notre âme. C'est pourquoi il ne faut rien de trop riche dans la décoration, rien d'inutile dans le matériel figuratif, rien de trop vrai surtout: des apparences de tableaux, des apparences de pendules, des apparences de meubles; des costumes sentant le théâtre et des accessoires sortant ostensiblement du magasin. C'est là que les fourchettes piquent des morceaux chimériques dans des pâtés de carton et que les verres ne s'emplissent que du vide des bouteilles.

Transportons maintenant ces procédés de mise en scène dans un autre milieu dramatique, dans le théâtre de Victor Hugo, par exemple, nous n'obtiendrons souvent par ces mêmes moyens que des effets disparates. C'est que toute autre est l'imagination substantielle et pittoresque du poète; elle est une représentation embellie, agrandie et en quelque sorte outrée de la nature, et l'être humain s'y montre toujours à l'état héroïque, ou grandiose ou grotesque, sous une lumière intense qui rend les ombres plus profondes.

Ce grand effet de clair-obscur, que le poète projette sur les êtres et sur les choses, leur donne un relief saisissant. Lui-même, dans les indications de mise en scène qu'il joint à son oeuvre, fouille les détails, décrit les ameublements et les costumes, sculpte les bahuts et cisèle les armes. Dans ses vers, pas plus que dans ses indications scéniques, il ne se contente de l'à peu près théâtral: il touche et façonne les objets du pouce de Michel-Ange et les revêt de la couleur du Titien. Il faut à ses personnages des pourpoints de velours et de soie, des épées brillantes et souples; il faut à ses heureux interprètes un visage majestueux ou farouche, une parole caressante ou hautaine, un jeu de proportion héroïque, de façon que, laissant bien loin d'eux le comédien, ils dépassent un peu le personnage lui-même. A ses drames conviennent les décorations splendides, les ameublements somptueux, les foules innombrables de la figuration; car partout et toujours, derrière la décoration, derrière les personnages, comme un dieu impalpable derrière un héros de l'Iliade, on devine la grande ombre du poète dont la volonté puissante assemble les choses ou pousse et fait mouvoir ses personnages à nos yeux. Génie essentiellement lyrique, bien plutôt que dramatique, qui jamais n'abstrait son oeuvre de lui-même, et qui se sent à l'étroit sur les planches et entre les coulisses d'un théâtre. La véritable scène où se meuvent les personnages du drame, c'est le cerveau même du poète: c'est là qu'il faut chercher les mobiles secrets de ses héros, qui obéissent bien plus à la volonté expresse de leur créateur qu'à la logique de leurs propres passions; et c'est là seulement que peuvent entièrement se réaliser ses conceptions scéniques et décoratives souvent à peu près irréalisables, comme dans le Roi s'amuse.

Dans tous les drames de Victor Hugo, l'imagination est tellement instante et puissante, à tous les moments de l'action, qu'un jour, fait inouï dans les annales dramatiques, dans un tableau qui ouvre un des actes de Quatre-Vingt-Treize, le poète a soudain supprimé décors et acteurs, et, sans autre intermédiaire que l'orchestre et des comparses derrière la toile baissée, a fait assister toute une salle de théâtre à un drame sanglant, faisant ainsi passer directement de son imagination dans celle du spectateur une série d'images émouvantes, sans l'interposition nécessaire d'images sensibles et réelles. Quand je dis toute la salle, je me trompe, car tandis qu'une partie de l'orchestre s'associait à l'émotion esthétique du poète, des hauteurs du théâtre on réclamait à grands cris le lever du rideau. Là haut, ils voulaient voir ce qui n'existait pas, et ils réclamaient la vue directe d'un drame dont leur imagination était incapable de leur fournir une image subjective! Il leur aurait tout au moins fallu le récit classique que justifie donc, dans certains cas, le procédé du maître moderne.

La mise en scène d'un tel poète sera toujours difficile à réaliser. Elle devra souvent être d'ordre composite, associant le faux et le vrai, poursuivant souvent l'impossible, découpant ou étageant la scène, tantôt étalant au premier plan les pauvretés maladroites de ses décors peints, tantôt se lançant dans le luxe exagéré des décorations d'opéra.

CHAPITRE XVI

Des pièces où domine le sentiment.—Cas où les causes de l'émotion sont subjectives.—Le Mariage de Victorine.—Cas où les causes de l'émotion sont objectives.—L'Ami Fritz.


Dans les pièces fondées sur le sentiment, les ressorts principaux de l'action sont les émotions morales, tendres ou tristes, dont sont agités les personnages. Ce sont des mouvements de l'âme qui déterminent le mouvement scénique. L'auteur cherche à nous intéresser à ces émotions en éveillant sympathiquement notre sensibilité, c'est-à-dire notre susceptibilité à l'impression des choses morales. Ce que nous devons considérer, c'est la source d'où jaillit l'émotion, c'est-à-dire la cause d'où naît le sentiment qui agite les personnages et qui de leur âme passe sympathiquement dans la nôtre. Il est donc nécessaire, dans l'étude des oeuvres dramatiques fondées sur le développement psychologique des sentiments, de distinguer celles où les émotions découlent de causes subjectives de celles où elles proviennent de causes objectives. C'est la distinction qui importe et d'où se déduisent les conditions de la mise en scène. Pour éclaircir cette question, il convient d'examiner à ce point de vue deux oeuvres dramatiques dans lesquelles les émotions de tristesse ou de joie sont précisément fondées, dans l'une, sur des causes subjectives, dans l'autre, sur des causes objectives.

Dans le Mariage de Victorine, de George Sand, nous assistons à un drame émouvant qui se joue dans le coeur d'un père et dans celui de sa fille. Celle-ci, sans oser se l'avouer, aime le fils du maître et du bienfaiteur de son père. Celui-ci, qui voit naître cette aveugle passion, veut la combattre en mariant sa fille à un des commis de son maître. La grandeur d'âme du père et de la fille, la pureté de leur conscience morale, leur respect pour les hiérarchies sociales, le soin de leur propre dignité, l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, la fierté qui relève jusqu'à l'héroïsme le sentiment de leur devoir, font un spectacle poignant et douloureux de la lutte généreuse qui se livre dans le coeur du père entre son amour paternel et le respect qu'il a pour son bienfaiteur, dans le coeur de la fille entre son amour et son affection filiale. Le drame auquel nous assistons se joue réellement dans ces deux âmes, et la nôtre en suit les péripéties avec une sympathie douloureuse. Nous sentons combien sont intimes et subjectives toutes les causes de leur détermination, et combien dans ce drame psychologique sont de peu de prix tous les attraits du monde extérieur. Rien aux yeux de ce père et de cette jeune fille, comme à ceux du spectateur, n'est digne d'exercer une influence quelconque sur leur résolution morale, ni le luxe des appartements, ni les richesses qui s'entassent dans les coffres de banquier, ni la beauté des costumes, rien enfin de ce qui est la marque de la position plus haute à laquelle leur position plus humble leur défend d'aspirer. Aussi tout ce qui, dans la décoration et dans la mise en scène, attirerait les regards à ce point de vue rendrait presque impossible le dénouement que le public attend et désire, et en tous cas en dénaturerait la grandeur morale. La mise en scène doit être humble, modeste, presque effacée, pauvre de détails, car rien n'y a d'intérêt pour nous; les costumes simples et un peu austères, le jeu des acteurs contenu, leurs gestes et leur diction sans emphase. Il faut, en un mot, resserrer l'action, la maintenir et la dénouer dans, un milieu purement moral, sans qu'aucun détail de la mise en scène vienne de sa pointe trop brillante déchirer le voile de larmes que le drame a fait descendre sur les regards des spectateurs.

Combien seront différents les effets que l'on devra se proposer d'obtenir dans la représentation de l'Ami Fritz, de MM. Erckmann-Chatrian. Dans ce drame; les causes immédiates sont toutes objectives. Fritz est un homme jeune, bien portant, égoïste et heureux. Tout lui sourit dans la vie, et il possède ce qui à ses yeux compose le véritable bonheur ici-bas, une maison bien ensoleillée, des buffets bien garnis d'argenterie et de beau linge, une gouvernante qui prévient ses moindres désirs, et un estomac capable de tenir tête aux amis qu'il rassemble à sa table et avec lesquels il sable les vins de la Moselle et du Rhin ou savoure, en fumant, la bonne bière d'Alsace. Tout ce qui a sur le caractère de Fritz une influence si heureuse compose précisément tous les éléments de la mise en scène. Ici, il faut que les regards du spectateur se reposent avec plaisir, comme ceux de Fritz, sur les moindres détails de l'ameublement, sur le service de table et sur le linge que la gouvernante étale avec orgueil et complaisance. Le repas lui-même auquel il convie ses amis ne peut avoir la simplicité sommaire des repas de théâtres, car c'est là un des facteurs principaux du seul bonheur qu'il a connu jusqu'ici. Quand l'amour s'insinue dans son coeur, c'est encore par les côtés sensuels de sa nature qu'il se laisse séduire: c'est la bonne odeur de la fenaison, la voix pure de Sûzel, qui s'unit à celles des faucheurs, les cerises, toutes glacées de la rosée du matin, que du haut de l'arbre lui jette en riant la jeune fille, les beignets succulents qu'elle a confectionnés de ses blanches mains, les oeufs frais dont elle lui donne le désir, et les belles truites qu'elle lui permet d'espérer.

Avec quel soin un directeur ne composera-t-il pas celte mise en scène, dont chaque détail est destiné à produire un effet psychologique! Ici, il ne faut plus que tous les accessoires sentent trop le théâtre; il y faut un certain naturel qui puisse faire quelque illusion à l'oeil complaisant du spectateur, et le séduire lui-même à cette bonne vie matérielle de Fritz. Plus tard, quand tout ce bonheur se sera abîmé dans la détresse de son coeur, toute cette mise en scène servira encore, par contraste, à accuser plus fortement la désespérance de Fritz.

Mais j'en ai dit assez, il me semble; pour faire saisir la différence essentielle qu'il y a entre la mise en scène d'une pièce fondée sur un sentiment subjectif et celle d'une oeuvre où domine, dans les sentiments, la puissance objective des choses. J'ajouterai, afin qu'on ne se méprenne pas sur ma pensée, que cette différence peut être considérée comme le fondement du jugement littéraire. De deux oeuvres, dissemblables par la nature des sentiments, un goût éclairé préférera toujours celle qui aura nécessité un moins grand appareil de mise en scène. Un mouvement généreux de l'âme vaut par lui-même, et c'est en diminuer le mérite que de le faire dépendre de causes matérielles et accidentelles. Nous en revenons à ce que nous avons exposé dans les premières pages de cet ouvrage, sur le rapport inverse qu'il y a entre la richesse de la mise en scène et la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique.

CHAPITRE XVII

Des pièces où domine la fantaisie.—Caractère de la fantaisie.—Le théâtre de M. Labiche et de M. Meilhac.—Limites de la fantaisie.—De la convenance dans la fantaisie.—Lili.—Pièces d'ordre composite.—Ma Camarade.—Les féeries.


Nous examinerons, dans ce chapitre, les rapports de la mise en scène avec ce que nous avons appelé la fantaisie. Une première difficulté se présente, c'est de définir la fantaisie et de la distinguer de l'imagination. A ne considérer que le sens premier des mots, il n'y a guère de différence entre elles; cependant on ne peut contester qu'il n'y en ait une notable si nous considérons l'emploi que nous faisons de ces deux mots, quand nous les appliquons à des ouvrages dramatiques. L'imagination est la faculté que nous avons d'évoquer des images et des séries associées d'images, auxquelles correspondent des idées et des séries associées d'idées, et qui toutes sont reliées par un lien de contiguïté sérielle, sinon immédiate, au moins saisissable et certaine. La fantaisie, au contraire, associe entre elles des images qui n'appartiennent pas à une même série et n'ont par conséquent pas entre elles de rapport nécessaire et prochain. Le contraste apparent des images associées est donc la première loi de la fantaisie; mais la seconde loi est que ces images associées doivent présenter immédiatement à l'esprit un rapport inattendu, qui, bien que lointain et inaccoutumé, mette en relation des idées qu'on aurait pu croire absolument disparates. C'est en même temps l'étrangeté et la vérité relative de ce rapprochement qui en constitue le piquant et l'originalité. En un mot, on pourrait dire que la fantaisie, c'est de l'esprit dans l'imagination. Il y a quelque chose de cela dans ce que les Anglais appellent l'humour.

Par exemple, on peut, je crois, trouver que dans les oeuvres de M. Alexandre Dumas fils il y a plus d'esprit que de fantaisie, tandis que dans certaines oeuvres d'Alfred de Musset il y a plus de fantaisie que d'esprit. Dans les pièces de M. Meilhac et de M. Labiche, il y a tantôt de l'esprit, et du plus fin, tantôt de la fantaisie, et de la plus originale. Cette association de l'esprit et de la fantaisie est, en effet, le propre des oeuvres comiques, car les lois de l'esprit et de la fantaisie semblent être identiques à celles de la gaieté et du rire, et consister dans le rapport soudain que l'auteur nous fait apercevoir entre deux objets les plus disparates d'apparence. A mesure que décroît le nombre des parties justement associées dans les images mises en présence, la fantaisie perd de son prix, n'est bientôt qu'une sorte d'imagination vagabonde et déréglée, devient enfin grossière et tombe dans ce qu'on appelle familièrement la bêtise, qui n'est autre chose qu'une contradiction irrémédiable entre deux images conjuguées. La bêtise est donc encore susceptible d'exciter le rire par l'inattendu burlesque de la contradiction qu'elle propose à l'esprit.

Si nous avons réussi à présenter une idée juste de ce que nous entendons par fantaisie, on doit comprendre combien les oeuvres dramatiques qui sont des créations de la fantaisie, telles que la Cagnotte, le Chapeau de paille d'Italie, la Grande-Duchesse, la Cigale, etc., s'éloignent à chaque instant de la réalité des actes et des contingences possibles de la vie. Les comédiens qui traduisent sur la scène ces combinaisons originales et fantaisistes doivent s'y sentir dégagés du monde réel, sans quoi ils se trouveraient aussi mal à l'aise sur la scène que nous pourrions nous trouver gênés de nous voir en habit d'Arlequin dans la compagnie de gens graves et sérieux. La mise en scène ne doit avoir qu'un but, c'est de fournir un fond suffisant sur lequel se détachent en pleine lumière ces créations de la fantaisie. Elle doit donc être sommaire et pourvoir uniquement aux nécessités scéniques. Les costumes surtout demandent une appropriation heureuse, aussi éloignée de la correction que de l'excentricité banale. Il y faut conserver un certain rapport avec la vérité. Aussi ce sont les artistes les mieux doués sous le rapport de l'observation qui trouvent les costumes les plus comiques; car, en déformant la réalité, ils ne la perdent cependant pas de vue et font saillir aux yeux des spectateurs des rapprochements aussi piquants qu'inattendus. La diction et les gestes doivent, eux aussi, concourir au même effet général, s'écarter de la logique dans les limites du compréhensible, et présenter toujours un rapport, amusant pour l'esprit, entre la fiction et la réalité.

Il est encore une limite que ne doit pas dépasser la fantaisie, c'est celle des convenances. Je ne parle pas seulement des convenances banales qui consistent à ne pas outrager les bonnes moeurs. Mais un exemple fera mieux comprendre la portée de cette observation. Quand un auteur veut traduire sur la scène, pour en tirer des effets comiques, des personnages de la vie réelle, auxquels nous attachons des idées, factices peut-être, mais très puissantes, de dignité, de fierté morale, et qui dans notre esprit sont associés à des sentiments extrêmement délicats, il ne peut le faire, sans nous blesser, qu'en exagérant ce qui est précisément chez eux une qualité essentielle. C'est pourquoi dans Lili, le rôle du Commandant était si amusant, tandis que ceux des autres officiers mêlés à la même action étaient si choquants. C'est qu'en effet c'est une qualité chez un militaire d'être bref, énergique, et d'avoir en même temps le coeur bon et sensible, et que par conséquent on peut rire des exagérations burlesques de ces mêmes qualités. La fantaisie conserve un rapport certain entre les images associées, et quand nous redescendons de la fantaisie au réel, nous ne trouvons rien que de respectable dans l'idée éveillée en nous par l'auteur. Notre rire ne se trouve pas en désaccord formel avec ce qui compose notre sentiment. Au contraire, une sentimentalité de goguette, la fréquentation d'un monde interlope, la trivialité du goût et des habitudes nous choqueront chez un militaire, auquel nous attachons des idées d'honorabilité, de rigidité même, de droiture et de dignité; et c'est pourquoi nous n'acceptons pas sur la scène, quand il s'agit de militaires, la représentation de ces défauts bien qu'ils soient humains. La fantaisie ne fera qu'exagérer notre répugnance, car il y aura une contradiction choquante entre l'image qu'on nous présente et l'image réelle que nous évoquons en nous: et nous nous sentirons d'autant plus blessés que l'image qui nous est chère repose sur une idée acquise, laborieusement fondée par nécessité sociale et soigneusement entretenue par amour-propre national.

Pour en revenir à la mise en scène, si l'on faisait une étude comparative des pièces d'observation pure et des pièces qui sont fondées sur la fantaisie, on remarquerait que les premières demandent plus de vérité que les secondes dans l'effet représentatif, et surtout plus de soin dans la composition du matériel figuratif. Dans une pièce où un acte d'observation se mêlerait à plusieurs actes de fantaisie, on verrait de même la nécessité de modifier les conditions de la mise en scène, et tandis que dans celui-là elle serait d'une grande exactitude jusque dans les moindres détails, dans ceux-ci au contraire elle devrait rester sommaire et restreinte aux nécessités scéniques. On en a un exemple frappant dans Ma Camarade, où un acte d'observation et de fine comédie s'intercale entre deux actes de pure fantaisie. Tandis que dans ceux-ci la mise en scène reste sommaire et tout à fait approximative, elle est traitée dans celui-là avec les plus grands soins, tant dans l'ensemble de la décoration que dans tous les détails du matériel figuratif.

Est-il besoin qu'en terminant ce chapitre j'aborde la mise en scène des féeries? Je ne le crois pas: il n'y a pas de conditions dans le domaine de l'impossible. Cependant il est même une limite à l'éblouissement des yeux et à l'effet produit sur nous par le nombre et par un mouvement même vertigineux. Ce n'est donc ni dans l'intensité croissante de la lumière ni dans l'exagération du nombre et du mouvement qu'on trouvera des effets nouveaux et amusants, mais en cherchant dans des séries d'images de plus en plus éloignées quelque rapport apparent entre le possible et l'impossible. La féerie est de la fantaisie hyperbolique; mais, comme telle, elle ne doit pas violer trop ouvertement les lois de la fantaisie.

CHAPITRE XVIII

Rapports de la mise en scène avec le milieu social.—La mise en scène se modifie comme la société.—Types généraux de l'ancienne comédie.—Le Tartufe.—Complexité et hétérogénéité de la société actuelle.—Plasticité nécessaire de la mise en scène.—Vieillissement rapide du théâtre moderne.


Les rapports de la mise en scène avec le milieu social sont très importants, eu égard à nos idées actuelles. Mais, pour plus de clarté et ne pouvant tout dire à la fois, nous nous réservons d'examiner plus loin tout ce que le temps et la distance amènent de modifications dans ces rapports.

Nous poserons ce principe, qui n'a pas, il semble, besoin de démonstration: l'a mise en scène doit correspondre exactement au milieu social, c'est-à-dire doit convenir à l'état social des personnages mis en scène et s'adapter à leurs moeurs et à leurs usages. Toutefois, et c'est ici le point intéressant, ce n'est qu'à une époque relativement récente que la mise en scène a conquis un rôle de plus en plus prépondérant. Autrefois, on aurait pu concevoir uniquement trois décorations, autrement dit trois milieux, un milieu grand seigneur, un milieu bourgeois et un milieu populaire. Et encore c'est théoriquement que je compte ce dernier qui en fait n'existait pas et dont par conséquent la décoration correspondante serait restée d'une parfaite inutilité. Ce qui en tenait lieu, c'était le milieu villageois ou autrement dit le milieu pastoral. Jadis les classes étaient nettement séparées les unes des autres et ne se confondaient jamais. Le Bourgeois gentilhomme est là pour nous montrer combien était ridicule un bourgeois voulant trancher du grand seigneur. En fait, un grand seigneur, riche ou pauvre, était toujours un grand seigneur, tandis qu'un bourgeois, riche ou pauvre, n'était jamais qu'un bourgeois. C'était la naissance seule qui importait; on s'inquiétait fort peu de la fonction et du mérite social.

Aujourd'hui, malgré tout ce qui peut subsister de notre ancienne division sociale, nous ne sommes plus répartis selon les règles étroites d'une hiérarchie immuable. Les rangs sont confondus. C'est en général le talent et l'argent qui, bien plus que la naissance, assurent une haute position sociale. C'est pourquoi, au théâtre, l'ancienne unité décorative ne correspondrait plus en rien à nos idées actuelles. Tandis qu'il n'y avait jadis qu'un petit nombre de divisions générales, il y en a aujourd'hui une infinité, et nous assimilons à nos fonctions, à nos goûts, à nos moeurs, tout ce qui nous entoure et participe à notre existence. En un mot, ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut, notre personnalité morale se reflète autour de nous jusque sur les moindres objets. De là le rôle de la mise en scène dans les pièces modernes, ou du moins dans celles qui s'ingénient à traduire sur le théâtre la société française actuelle, et la nécessité d'en accorder tous les éléments avec la personnalité morale des personnages représentés.

C'est donc par une conséquence logique que le décorateur et le metteur en scène se sont faits tapissiers et en quelque sorte bibelotiers, et qu'ils ont dû chercher à donner au matériel figuratif cette physionomie personnelle qui est la caractéristique de la mise en scène moderne. L'intérieur d'un jeune homme riche variera selon le monde au milieu duquel il vit, monde de cheval ou de galanterie. Le cabinet d'un financier ne sera pas celui d'un diplomate. Le salon d'une femme du monde n'aura pas le même aspect que celui d'une demi-mondaine, et celui-ci ne ressemblera pas à celui d'une femme galante. Dans l'effet général, qui est celui que doivent produire la décoration et la mise en scène, l'esthétique moderne a introduit une foule de spécialisations nécessaires. Nos pièces actuelles exigent une adaptation perpétuellement nouvelle de la mise en scène; c'est peut-être ce qui les fera vieillir assez vite, et, au bout d'un certain nombre d'années, rendra leur reprise très difficile.

Mais la mise en scène est bien obligée de suivre en cela l'esthétique, qui ne se contente plus des types généraux de l'humanité. Dans les comédies de Molière, les personnages sont le moins possible de leur temps, ou du moins ils ne le sont que dans la mesure nécessaire; c'est l'homme que peint Molière plutôt que tel ou tel homme. Dans les pièces modernes, au contraire, dans les pièces de M. Emile Augier ou de M. Alexandre Dumas fils, par exemple, les personnages sont le plus possible de leur temps; et ce n'est plus l'homme en général qu'ils s'ingénient à nous peindre, mais l'homme plastiquement et moralement conformé ou déformé, selon le milieu social particulier où s'exerce son caractère et où s'agitent ses passions.

Dans Tartufe, par exemple, il nous serait tout à fait impossible de deviner quelle est la fonction sociale de chaque personnage, et, à ce point de vue, Tartufe lui-même est un grand embarras pour notre manière de voir toute moderne. C'est un dévot, mais ce n'est là que sa fonction psychologique. Qu'est-il, socialement parlant? Appartient-il ou non à un ordre, à une confrérie? A-t-il une fonction religieuse? Quelle est sa position dans la société? Quels sont ses antécédents? Ces questions ne recevront jamais de réponse; de telle sorte qu'aujourd'hui le costume de Tartufe est un problème insoluble. Dans une pièce moderne, au contraire, ce qu'on établit tout d'abord, c'est la fonction sociale des personnages, leur position dans le monde: l'un est député, l'autre banquier, celui-ci est militaire, celui-là est avocat, procureur général, magistrat, etc. Nos auteurs modernes partent d'une idée, qui n'est assurément pas fausse, et qui est en tout cas féconde: c'est que l'expression de nos passions varie suivant le milieu où nous vivons et suivant les idées transmises ou acquises, dont chacun de nous est en quelque sorte un recueil différent. Ils s'intéressent à l'humanité en détail et tiennent compte d'une foule de différenciations, dont autrefois on ne s'inquiétait nullement, parce qu'en somme elles étaient moins visibles.

Cette révolution esthétique s'accorde d'ailleurs avec nos idées métaphysiques, psychologiques et physiologiques actuelles. Comme le monde, comme les sociétés, comme toutes les sciences, l'esthétique a crû en complexité et en hétérogénéité, et nous ne sommes pas sans doute encore au bout des transformations que l'avenir lui imposera. La mise en scène ne peut pas s'isoler et se séparer de l'esthétique, dont elle n'est qu'une partie subordonnée; elle ne doit pas obéir à des principes différents. C'est pourquoi l'évolution de la mise en scène n'est pas le résultat d'un parti pris, mais au contraire résulte d'une transformation insensible de l'esthétique dramatique et de la société moderne. La mise en scène a ainsi acquis une plasticité qu'elle n'avait pas autrefois, et sur ce point semble se soumettre ou tout au moins se prêter aux théories de l'école réaliste ou naturaliste, dont le plus grand tort est de vouloir précipiter une évolution, qui, ainsi que nous le verrons plus loin, amènerait fatalement une déchéance de l'art, si elle n'était modifiée et retardée par une lente diffusion de la culture générale de l'esprit et par un relèvement graduel de l'idéal artistique.

Toutefois, cette physionomie particulière de la mise en scène pourrait être un obstacle à la reprise future de nos pièces modernes; car ce qui nous parait aujourd'hui un trait de jeunesse sera un jour une ride d'autant plus marquée que le trait aura été plus précis. Toutefois, une réflexion s'impose, qui nous permet de ne pas tenir grand compte de ce vieillissement certain: c'est que, dans une oeuvre dramatique, la mise en scène est la partie essentiellement destructible. Au bout d'un petit nombre d'années, les décorations d'une pièce et son matériel figuratif n'existent plus. Par conséquent, une reprise nécessite une mise en oeuvre nouvelle, qui devra être sensiblement différente de la mise en oeuvre primitive, ainsi que nous le ferons voir plus loin. Ici, il nous suffira de dire que l'appareil décoratif et figuratif, mis de nouveau en concordance, d'une part avec la pièce, et d'autre part avec le goût actuel, n'aura nécessairement que les rides que lui infligera l'oeuvre dramatique elle-même. Malheureusement, elles seront nombreuses si l'art continue, comme la société, à croître en complexité et en hétérogénéité.

CHAPITRE XIX

Lois restrictives de la mise en scène.—De la loi de proportion—Plans d'importance scénique.—L'Ami Fritz.—Des repas de théâtre.—Application de la loi au matériel figuratif.


Après avoir établi les lois générales de la mise en scène, nous avons, dans les chapitres précédents, examiné les causes diverses qui peuvent les infléchir. Nous avons vu que toutes ces déviations, quelle qu'en fût l'importance, dérivaient de principes esthétiques, et qu'elles étaient en réalité comme les résultantes de plusieurs forces composées. Pour les légitimer, on ne peut jamais invoquer le caprice et le goût de l'art pour l'art. La mise en scène n'a pas sa fin en elle-même; la cause finale du drame est la cause formelle de la mise en scène. En partant du texte d'une oeuvre dramatique, on arrive aisément à établir le minimum de mise en scène nécessaire. Mais, quand on veut tenir compte de toutes les conditions de nature, de genre, d'époque et de milieu, qui peuvent entraîner à de larges accroissements de mise en scène, tant sous le rapport du personnel que sous celui du matériel figuratif, on peut légitimement se demander s'il n'y a pas des lois qui imposent une limite à cette extension; si, en d'autres termes, il n'y a pas, dans chaque cas, un maximum de mise en scène qu'il n'est pas permis artistiquement de dépasser. On sent combien serait salutaire l'application de telles lois somptuaires, à une époque où le luxe de la mise en scène atteint des proportions véritablement ruineuses. Or, ces lois semblent en effet exister. Il en est deux surtout qu'il paraît facile d'établir théoriquement et qu'observent d'ailleurs, par une intuition très sûre, les théâtres encore soucieux de la question artistique. Ces deux lois essentielles sont: la première, la loi de proportion, que nous étudierons dans le présent chapitre; la seconde, la loi d'apparence, dont nous réservons l'examen au chapitre suivant.

Si nous regardons d'abord avec attention un paysage, nous nous apercevrons que la distance a pour effet, dans la nature, de rendre de moins en moins visibles les nombreux détails de chaque objet et d'éteindre de plus eu plus l'éclat de leurs couleurs par l'épaississement progressif de la couche d'atmosphère; si ensuite nous examinons un tableau, nous verrons que les peintres produisent l'illusion de l'éloignement, d'une part, par l'effacement des traits particuliers, et, d'autre part, par la dégradation des tons. Mais, si nous transportions cette loi telle quelle dans la mise en scène, elle ne s'appliquerait qu'aux décorations, où elle est en effet très habilement observée par les peintres qui cultivent cette branche de l'art. Pour en faire utilement l'application à la mise en scène, il est nécessaire de la transformer. Nous ne considérerons plus, comme dans la peinture, des plans de distance, mais des plans d'importance scénique. Et nous dirons que, dans la mise en scène, le fini et la perfection d'imitation des objets qui composent le matériel figuratif doivent être proportionnels à leur importance hiérarchique.

Je prendrai un exemple dans l'Ami Fritz. Le repas que l'on sert au premier acte nécessite un grand nombre d'accessoires, qui ont chacun une certaine importance, les uns parce qu'ils ont un rapport avec le texte, les autres parce qu'ils servent à des combinaisons scéniques. Il faut donc observer la loi de proportion. La nappe, sur laquelle l'attention des spectateurs est formellement appelée, doit être d'une imitation beaucoup plus parfaite que les autres parties du service. Les détails du repas ne doivent pas être traités tous avec le même soin, ni atteindre le même degré de fini, car ils ne sont pas tous destinés à faire également illusion. La fumée qui s'échappe de la soupière répond par la perfection d'imitation au jeu de scène qui ouvre le repas et sur lequel l'attention du spectateur est appelée et maintenue pendant un certain temps. Mais, après la soupe, toute la suite du repas est composée d'accessoires de théâtre, qui sont bientôt relégués au deuxième et troisième plan d'importance par la marche de l'action théâtrale. Si nous nous transportons dans un autre théâtre, à la Gaîté, par exemple, nous verrons qu'au premier tableau de la Charbonnière, pièce dans laquelle la mise en scène occupait le premier rang, la loi de proportion était cependant observée et exactement de la même façon, dans la disposition du banquet des fiançailles. La règle est générale et on en trouvera l'application dans toute mise en scène bien conçue. C'est ainsi que sont réglés le repas de don César au quatrième acte de Ruy Blas, celui d'Annibal et de Fabrice dans l'Aventurière, et celui de l'oncle et du neveu dans Il ne faut jurer de rien. Si j'ai choisi comme exemple un repas de théâtre, c'est que la mise en scène en est toujours périlleuse. Il ne faut insister que sur les détails qui ont un lien étroit avec l'action; dès que l'attention du public se détourne vers quelque autre objet, il faut que le repas s'efface et prenne fin. D'ailleurs l'observation du temps exact n'est jamais nécessaire au théâtre. Comme dans la vie réelle, le spectateur perd la notion du temps dès que son attention est détournée; il perd alors de vue ce concept abstrait pour lequel il ne possède pas d'unité de mesure absolue.

C'est cette loi de proportion qui permet de simplifier le matériel figuratif, en ne se préoccupant que des principaux objets qui le composent et en traitant les autres beaucoup plus sommairement et même en les reléguant parmi la partie décorative. Ainsi, si quelques livres d'une bibliothèque sont destinés à jouer un rôle spécial, à être déplacés et replacés, ils devront réellement figurer sur un rayon, mais il ne sera pas nécessaire que les autres parties de la bibliothèque soient composées de livres véritables. Des dos de volumes peints sur des rayons également peints constitueront une imitation suffisante. C'est ce que beaucoup de spectateurs ont pu observer au second acte du Marquis de Villemer. Dans un trophée d'armes, toutes n'auront pas besoin d'être réelles, si toutes ne doivent pas éveiller une égale attention dans l'esprit du public.

Cette loi de proportion est souvent difficile à appliquer avec sagacité et montre avec quel soin préalable il faut faire le départ de tout ce que doit comprendre la partie décorative et de tous les objets qui doivent composer le matériel figuratif. Cette loi empêche la mise en scène de dégénérer en une exhibition inutile ou encombrante et maintient les yeux du spectateur sur les objets qui ont une réelle importance. Un habile directeur de théâtre arrive ainsi à produire une illusion parfaite en ne cherchant la perfection d'imitation que pour les objets qui doivent fixer l'attention du spectateur. Quand, par exemple, on examine à ce point de vue la décoration du premier acte des Rantzau, on remarque tout d'abord une grande abondance dans l'ensemble décoratif. L'impression de l'intérieur du vieil instituteur alsacien est très vive; rien n'y manque de ce qui peut nous raconter l'histoire de sa vie de famille et de travail, depuis le berceau jusqu'à la bibliothèque et aux collections de papillons. Mais ce n'est là qu'une impression générale due au premier aspect. Sitôt que l'oeil examine la mise en scène pour en tirer une induction sur le développement de l'action, tout rentre dans la décoration peinte; et le matériel figuratif ne se trouve en réalité composé que d'un très petit nombre d'objets. L'exécution des décorations est donc précédée d'un travail très délicat où le goût et la science de composition ont également leur part.

CHAPITRE XX

De la loi d'apparence.—De l'usage des lorgnettes.—Au théâtre, le sens du toucher ne s'exerce jamais.—Seules les sensations optiques sont directes.—Le théâtre ne nous doit que des apparences.—Des costumes et des toilettes des actrices.


La loi d'apparence est d'un genre différent et a une portée tout autre. Elle est basée sur ce fait important que, dans les beaux-arts, sur les cinq sens que nous possédons, deux ne sont jamais exercés, ce sont le goût et l'odorat, et qu'au théâtre sur les trois sens artistiques, la vue, l'ouïe et le toucher, deux seulement sont appelés à jouer un rôle. Les sensations tactiles ne figurent que comme des sensations ordinairement associées à des sensations optiques, et la sûreté de nos appréciations est au théâtre constamment mise en défaut par la distance. Sans doute la plupart des spectateurs sont armés de lorgnettes qui comblent en partie cette distance, mais il n'y a pas à s'arrêter à cette objection; car, s'il y a un fait certain, c'est que la lorgnette est destructive du plaisir théâtral, puisqu'elle a pour effet de rompre l'illusion que l'on a eu quelquefois tant de peine à produire. La lorgnette est nécessaire pour corriger une infirmité de la vue et même de l'ouïe; pour satisfaire un goût plastique, s'il s'agit de la beauté des actrices, ou, à un point de vue plus spécial, pour étudier les jeux de physionomie d'un acteur. En dehors de ces quelques cas, je considère la lorgnette comme essentiellement contraire au plaisir purement artistique que nous allons chercher au théâtre. Ce point écarté, je reviens à la loi d'apparence.

Si nous étalons devant nos yeux, à une distance assez faible pour que nous puissions saisir les détails des objets, un morceau de marbre, de pierre, d'ivoire, de bois, de carton ou de toile, de soie, de velours, nous remarquerons que la vue de ces différents objets éveille en nous une foule de sensations tactiles qui, même sans que nous les éprouvions directement, nous sont absolument indispensables pour formuler un jugement sur la nature réelle des objets. Il semble que nous les touchions, et si nous les touchions réellement les sensations éprouvées seraient plus fortes, mais nullement différentes de celles que la vue avait suffi à déterminer en nous. Or, au théâtre, le tact ne peut pas s'exercer, et la distance est toujours assez grande pour que les sensations tactiles associées aux sensations optiques soient excessivement faibles, car ce ne sont que des réminiscences. La distance, en effet, ne nous permet pas d'apprécier le poli du marbre, la transparence de l'ivoire, la qualité fibreuse du bois, la trame soyeuse des étoffes, non plus que l'habileté du tissage ou du brochage. Nos sensations optiques se réduisent au coloris des objets, aux relations de tons entre les ombres et les lumières et à la nature plus ou moins brillante ou mate des reflets.

Nous ne jugeons donc, au théâtre, des objets que par leur aspect extérieur. Par conséquent, pour que notre illusion soit suffisante, le théâtre ne nous doit que des apparences. A quoi servirait-il de nous montrer une colonne de marbre, si une colonne de carton peint nous produit l'effet du marbre? A quoi bon recouvrir des meubles d'une étoffe coûteuse, si une étoffe plus grossière produit un effet analogue? Du bois blanc habilement peint ne suffira-t-il pas à représenter à nos yeux le meuble le plus précieux? Qu'on le remarque, ce n'est pas là le résultat d'une convention préalable, conclue entre le décorateur et le public. Le théâtre nous donne absolument tout ce qu'il nous doit, des sensations optiques exactes; et comme nous ne pouvons contrôler ces sensations par le toucher, il n'a pas à se préoccuper d'une éventualité qui ne se produira pas. Un directeur inintelligent pourrait seul avoir la fantaisie de satisfaire un sens qui au théâtre ne s'exerce jamais. On en a vu des exemples, et jamais l'effet n'a répondu à l'attente. Seule, la ruine est au bout de ces essais aussi inutiles qu'extravagants. D'ailleurs, c'est précisément parce que la mise en scène est une fiction qu'elle est un art.

Les costumes, eux aussi, devraient obéir à la loi d'apparence. On en tient compte, sans doute, dans une certaine mesure, les hommes surtout, car les femmes y résistent ou plutôt se révoltent contre elle. Mais est-ce bien aux actrices qu'il faut reprocher leurs excès de toilette? N'y a-t-il pas de la faute du public? Voyez dans une salle de spectacle toutes les lorgnettes se diriger sur l'actrice qui entre en scène, l'environner, la dévisager, la passer en revue dans toutes les parties de sa personne, examiner les mille détails de sa toilette, signer sa robe du nom du plus habile faiseur, faire l'inventaire et l'estimation de ses diamants et de ses dentelles. Du moment que le spectateur modifie les conditions de l'optique théâtral, l'actrice est-elle bien coupable de violer la loi d'apparence? Notez que ces superbes toilettes, si véritablement belles et luxueuses quand on les détaille au grossissement de la lorgnette, sont très souvent d'un très médiocre effet quand on les regarde à l'oeil nu, c'est-à-dire quand on les replace dans les conditions optiques qui conviennent au théâtre. C'est que l'art de la toilette à la ville obéit à de tout autres lois que l'art de la toilette à la scène. La toilette de ville est soumise de très près à la vue et à la possibilité du toucher; la toilette de théâtre n'est faite que pour nous procurer une satisfaction du sens de la vue, affaibli par la distance. En sculpture et en peinture, une oeuvre destinée à être regardée à une distance de trente mètres est d'un travail absolument différent de celle qui doit être vue à une distance de trois ou quatre mètres. Il en est de même de la toilette des actrices: un costume de théâtre doit, pour produire le même effet qu'un costume de ville, être traité différemment et exige des étoffes différentes qui fassent des plis plus larges et plus amples, et qui par conséquent soient d'une autre qualité. En outre, les tons doivent être plus francs et choisis en vue de l'éclairage spécial des théâtres; les ornements doivent être d'un dessin plus simple et d'une plus grande sobriété de détails. C'est souvent par des moyens contraires qu'on obtient des effets analogues. La même toilette ne peut également plaire le jour dans le monde et le soir au théâtre; elle ne peut non plus satisfaire également deux spectateurs dont l'un la détaille à l'aide de la lorgnette et l'isole ainsi de l'ensemble de la mise en scène, et dont l'autre se contente de la regarder dans la perspective théâtrale. Une actrice intelligente ne saurait hésiter. Mais le moyen le plus sûr de soumettre les actrices aux conditions esthétiques de l'art de la mise en scène serait de ne pas leur faire supporter les frais de leur toilette. Elles y gagneraient assurément, ainsi que les convenances artistiques. La différence que l'on a établie entre ce qu'on appelle le costume de théâtre et la toilette de ville est absurde et contraire à la vérité artistique. Au théâtre, il n'y a pas de toilettes de ville, il n'y a que des costumes de théâtre. Si la direction ne consent pas à payer tous les costumes, au même titre qu'elle fait les frais des décors et des accessoires, c'est elle qui est en partie responsable des fantaisies ruineuses que se permettent les actrices. Toutefois, parmi les causes de ce luxe exagéré, une des plus difficiles à détruire est précisément le goût de la société actuelle, je ne dirai pas pour la toilette, ce qui a existé de tout temps, mais pour la diversité de la toilette. Dans chaque mode générale chaque femme se taille une mode particulière; et les femmes de théâtre, dans la position en vue qu'elles occupent, sont excusables de chercher à faire preuve d'un goût personnel dont les spectatrices cherchent à découvrir la caractéristique, souvent dans un but avoué d'imitation.

CHAPITRE XXI

Rapports de la mise en scène avec l'espace et le temps,—Les Danicheff et l'Oncle Sam.—Du vrai et du vraisemblable.—De la couleur locale.—Prédominance des traits généraux.—Les romantiques.—Le Cid et Bajazet.—Le théâtre de Victor Hugo.


L'esprit est relativement au temps dans les mêmes conditions que la vue relativement à la distance. L'espace et le temps sont d'ailleurs deux concepts corrélatifs qui ne peuvent s'expliquer l'un sans l'autre. On peut donc dire qu'une pièce dont l'action se déroule dans un milieu très éloigné de celui où nous vivons, présente les mêmes difficultés de représentation qu'une pièce dont l'action a été placée à une époque de beaucoup antérieure à la nôtre. Néanmoins, il ne serait pas juste de dire simplement que dans ces deux cas la difficulté est multipliée par la distance ou par le temps. Il est, en effet, nécessaire de tenir compte de la connaissance que nous avons de ce milieu ou de cette époque, et des rapports que les idées, les moeurs, les costumes peuvent avoir avec les nôtres. Les États-Unis, par exemple, quoique plus distants de nous que certains pays des bords du Danube, nous offriraient des difficultés de mise en scène beaucoup moins grandes. De même l'histoire, les idées, les moeurs de l'Athènes de Périclès nous sont plus familières que celles des premiers siècles de notre ère, et même que celles de nos ancêtres directs.

Il n'y a donc rien d'absolu dans les difficultés que le temps ou la distance offre à la mise en scène. C'est le plus ou moins d'instruction du spectateur, l'étendue de son savoir et l'ampleur de ses informations qui indiquent le point de vraisemblance auquel nous devons nous efforcer d'atteindre. Depuis un certain nombre d'années, les oeuvres traduites des romanciers russes nous ont fait connaître dans leurs détails les moeurs de la Russie, et nous ont initiés à des idées assez différentes des nôtres; aussi a-t-on pu, dans les Danicheff, intéresser le public français à un drame dont l'action n'aurait pu se dérouler dans le milieu où nous sommes habitués de vivre, et l'on a pu arriver à une représentation suffisamment exacte de moeurs, d'idées et de sentiments dans lesquels nous ne serions pas entrés il y a cinquante ans. Dans l'Oncle Sam, c'est la vie et, disons le mot, l'excentricité américaine qui ont été produites sur le théâtre, et la mise en scène a pu se rapprocher de la vérité relative par la connaissance que possède ou que croit posséder le public français de ce caractère américain qui est celui d'un type nouveau dans l'humanité moderne. Mais qu'il s'agisse de monter un drame dont l'action se déroulerait en Turquie, on éprouvera des difficultés presque insurmontables. Ce qu'on appelle la couleur locale serait dans ce cas-là beaucoup plus nuisible qu'utile, car elle serait sans doute en opposition avec l'idée que le public en général se forme des moeurs turques et du mystère qui entoure la vie privée des femmes. Tout le travail d'approximation que serait tenté de faire l'auteur laisserait le public froid et incrédule.

Ce que nous cherchons dans le théâtre, en dépit de l'école réaliste, qui a absolument tort sur ce point, c'est une image des idées acquises et enregistrées par notre esprit; c'est le spectacle de passions analogues à celles qui pourraient nous agiter. Le théâtre est donc en quelque sorte fondé sur le transport de nos propres états de conscience dans les personnages du drame. Tout ce qui n'est pas concevable pour nous-mêmes n'est ni vrai ni vraisemblable à nos yeux. Tout le monde sait combien il nous est difficile, pour ne pas dire impossible, de concevoir des êtres ayant un sixième, un septième, un huitième sens, ou des corps ayant moins ou plus de trois dimensions. Il en est de même des idées: il nous est impossible de concevoir chez un autre des idées que nous ne concevons pas en nous. On peut en donner un exemple historique frappant. Supposons qu'un poète nous représente Périclès pleurant sur le tombeau du dernier de ses fils. Certes ce sera un spectacle touchant si nous ne voyons en lui qu'un père, en tout semblable à nous, se lamentant sur la perte d'un fils bien-aimé. Mais si l'auteur s'avise de faire de l'archéologie morale et veut nous intéresser au chagrin particulier qu'a ressenti Périclès à la pensée que son tombeau et ceux de tous les Alcméonides seraient désormais privés des honneurs et des rites héréditaires, il est certain que le chagrin de ce grand homme, démesurément grossi d'un trouble superstitieux que nous ne concevons plus, nous paraîtra purement oratoire et ne nous inspirera aucune sympathie, par la raison bien simple que ce sont des sentiments qui se sont éteints en se transformant et qui n'ont aujourd'hui aucune prise sur notre coeur.

Ce que nous venons de dire des sentiments et des idées exprimées par le drame est également vrai de la mise en scène. Oserait-on, par exemple, dans la représentation d'un drame oriental, étaler à nos yeux cet amalgame étrange d'objets européens et d'objets asiatiques qui dépare la vie des plus grands seigneurs, ce mélange bizarre des modes séculaires de Constantinople et des modes les plus vulgaires de Paris? De pareilles disparates, qui sont fréquentes dans la vie orientale telle que l'a faite le cosmopolitisme moderne, nous choqueraient à ce point que nous ne pourrions en supporter la vue. Elles seraient, en effet, en contradiction avec la représentation que notre imagination nous fait de la vie orientale, et c'est cette représentation-là que nous doit le metteur en scène. La couleur locale n'a de prix que lorsque c'est celle-là même que peut imaginer le spectateur. Si on s'ingéniait à monter un drame chinois, se déroulant par exemple à Pékin, il est clair que ce qu'il y aurait de plus simple serait de nous montrer des kiosques, des arbres, des Chinois et des Chinoises de paravent, car ce sont ceux-là seulement que nous connaissons et qui ont à nos yeux le plus pur caractère chinois. Or, tout ce qui nous est étranger est, à un degré quelconque, un peu chinois pour nous.

Si donc on se demande quelle est la règle générale qui doit présider à la mise en scène d'une pièce dont la difficulté de représentation provient de la distance ou du temps, nous dirons que cette règle consiste dans la prédominance des traits généraux sur les traits particuliers, aussi bien dans les idées et dans le langage, ce qui est du domaine du poète, que dans la décoration, dans le matériel figuratif et dans les costumes, ce qui rentre dans le domaine du metteur en scène. Quelle que soit la distance ou quel que soit le temps, d'ailleurs, on descend du général au particulier en proportion de la connaissance que nous possédons du milieu représenté. En tout cas, il faut avoir le courage de répudier toute manifestation inutile et par conséquent inopportune de la couleur locale. Le romantisme en a singulièrement abusé, et c'est précisément cet abus qui est cause que les pièces d'il y a cinquante ans ont si vite vieilli et sont aujourd'hui singulièrement démodées. C'est que précisément ce qu'on appelle la couleur locale est plus qu'on ne pense une question de point de vue. Nous n'avons jamais qu'une notion imparfaite de ce qui est éloigné de nous par le temps ou par la distance, et ce que nous croyons être une vérité absolue n'est jamais qu'une vérité relative, fondée précisément sur nos goûts, sur nos idées, sur nos vues actuelles. On a abusé à un certain moment du moyen âge et de la chevalerie; or, ce qu'en 1830 on croyait être, soit le langage, soit l'esprit du moyen âge, n'est aujourd'hui à nos yeux que le langage et l'esprit de 1830. Nous voyons le passé sous un angle différent. Si donc, à cette époque, on s'était contenté de marquer le moyen âge de traits généraux, ceux-ci auraient conservé le privilège de nous le rendre à peu près tel que nous pouvons encore le concevoir aujourd'hui; mais ce sont les traits particuliers qui ont gâté le portrait et lui donnent maintenant un certain air de caricature.

N'est-ce pas, en effet, ce défaut, joint à l'abus du pittoresque et de l'antithèse, qui déjà, du vivant même de Victor Hugo, nuit à l'oeuvre dramatique du poète, en dépit de l'imagination poétique qu'on admire dans Hernani, cette oeuvre rayonnante de jeunesse et de passion, en dépit de la perfection littéraire à laquelle atteint le style de Ruy Blas. Au contraire, le Cid et Bajazet ont-ils vieilli? Ils n'ont pas aujourd'hui une ride de plus qu'au jour où ils ont paru sur la scène. Le Cid a par lui-même un effet représentatif considérable, mais Corneille ne s'est pas abandonné à la couleur locale; ses héros sont marqués de traits humains plus que particulièrement espagnols, sauf en ce qui concerne l'honneur. Sans doute l'enflure du style cornélien ne correspond plus à notre goût actuel, mais elle est corrigée par la franchise de l'accent et par la beauté morale des situations, sur laquelle la recherche du pittoresque n'empiète jamais. Quant à Bajazet, qui ne devrait jamais quitter pour longtemps le répertoire de la Comédie-Française, et que je ne puis jamais relire sans une profonde émotion esthétique, il devra son éternelle jeunesse à la prédominance des traits généraux sur les traits particuliers, ce qui est remarquable dans un sujet qui aurait comporté facilement un abus d'effets représentatifs, tirés de la vie orientale et des mystères qui planent sur les drames des harems, abus dans lequel ne manquerait peut-être pas de tomber un auteur moderne.

Quelle que soit la prédilection que j'éprouve personnellement pour Racine, je ne crois cependant pas que l'on puisse dire que Corneille et Racine aient été de plus grands poètes que Victor Hugo. Si donc ce n'est pas dans l'inégalité de leur génie poétique que gît la différence de vitalité de leurs oeuvres dramatiques, il faut en faire remonter la cause à un excès de richesse dans l'imagination de Victor Hugo, qui l'a entraîné à un abus perpétuel d'effets uniquement représentatifs et à une recherche purement épique du pittoresque et de la couleur locale. Dans les préfaces ou les notes qui accompagnent ses pièces imprimées, Victor Hugo se fait un mérite d'avoir puisé une foule de traits particuliers, peu connus, dans tel ou tel auteur espagnol ou anglais; ce serait, en effet, un mérite pour un historien, mais ce n'en est pas un pour un poète dramatique. Ce que celui-ci doit au public, ce sont des êtres purement humains, uniquement revêtus, s'ils sont étrangers, de traits généraux suffisants à les faire reconnaître pour tels. Ajoutons d'ailleurs, pour être juste, qu'une aussi vaste imagination, nuisible au poète dramatique, est l'essence même du génie du poète épique; et Victor Hugo en est encore ici un illustre exemple, car le livre de la Légende des siècles est un chef-d'oeuvre, auquel rien ne peut être comparé dans la littérature française non plus que dans les littératures étrangères.

Si donc, pour en revenir à l'objet de ce chapitre, il s'agit de représenter un milieu éloigné du nôtre par la distance ou le temps, il sera toujours sage de se renfermer dans une mise en scène sobre et très simple, de se contenter d'une couleur locale discrète et modérée, d'éviter la recherche des effets trop spéciaux au milieu représenté, enfin de ne marquer l'oeuvre que des traits particuliers nécessités formellement par le texte lui-même. Les costumes doivent produire un effet d'ensemble, avoir ce caractère commun que nous attribuons soit à un pays, soit à une époque, ne pas présenter de recherches inutiles d'originalité; car le public n'entre que très difficilement dans les raisons des modes des anciens ou des étrangers, puisque ses goûts sont aujourd'hui totalement différents. Mais nous touchons là à un autre ordre d'idées qui a besoin de quelques développements.

CHAPITRE XXII

Vanité de toute recherche archéologique.—Des différents styles.—Les costumes du Misanthrope.—Le temps efface les traits particuliers.—Formation des types artistiques.—Destructibilité de la mise en scène.—Nécessité de démonter les oeuvres classiques.—Des reprises.—Antony.—La mise en scène est une création artistique.—Erreur de l'école réaliste.

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