L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale
Si on examine un certain nombre de rôles avec quelque attention, on s'apercevra que les uns et les autres sont à quelque degré semblables ou dissemblables entre eux, et qu'ils peuvent se répartir en diverses classes plus ou moins séparées les unes des autres. Ainsi, si nous revenons aux exemples que nous avons cités dans le chapitre précédent, nous trouverons que les rôles d'Olivier de Jalin, de Gaston de Presle et du duc de Richelieu forment une certaine classe et que ceux de Raymond de Nanjac, de Montmeyran et du chevalier d'Aubigny en forment une autre. Dans chaque classe, les rôles ont entre eux quelque analogie, quelque rapport plus ou moins proche, quelque affinité secrète, tandis que d'une classe à l'autre ce sont des dissemblances qui s'affirmeront, des oppositions plus ou moins fortes et plus ou moins saillantes. Par conséquent, toutes les images initiales, qui sont les points de départ des rôles d'une même classe ayant quelques caractères communs, dériveront toutes d'une même image plus lointaine, plus générale, hiérarchie d'images absolument semblable à la hiérarchie des idées. Ces images générales constituent en quelque sorte des personnalités complexes.
De même on pourrait diviser une agglomération d'hommes en groupes plus ou moins nombreux, constituant des personnalités complexes, et dont tous les membres auraient entre eux un certain air de parentage. Eu faisant encore un pas, on pourrait dès lors établir une correspondance entre ces groupes d'êtres humains et ces classes dans lesquelles nous avons dit que se répartissaient tous les rôles; et l'on verrait que le comédien, en tant qu'homme, appartenant à quelque groupe, porte en lui l'air de cette personnalité complexe à laquelle se rattache la sienne propre, et que par conséquent son aspect, son image a quelque rapport avec l'image générale de laquelle se déduisent les images initiales d'une série plus ou moins nombreuse de personnages de théâtre.
Un acteur possède donc par lui-même une aptitude particulière à remplir certains rôles. C'est cette aptitude, cette conformité naturelle que consultent surtout les auteurs et les directeurs de théâtre quand il s'agit de distribuer les rôles d'une pièce; et l'importance en est tellement grande pour le résultat final, qu'il arrive à chaque instant aux auteurs, en concevant et en écrivant leurs pièces, de se composer une troupe idéale de comédiens connus, et, bien mieux encore, de conformer l'image du rôle qu'ils dessinent à l'image personnelle de tel ou tel artiste. Bien entendu il ne faudrait pas restreindre cette concordance entre un artiste et un groupe de rôles à de simples similitudes physiques. Sans doute le physique n'est pas sans importance, mais en tout cas il ne peut s'agir que du physique tel qu'il est modifié par les conditions scéniques, et vu à la lumière de la rampe, dans la perspective du décor. Il est des acteurs que la scène grandit, d'autres qu'elle rapetisse; mais c'est surtout la physionomie que l'optique théâtrale modifie profondément, ce qui se conçoit aisément, puisque la lumière du jour et celle de la rampe avivent les mêmes traits en sens inverse. Mais cette concordance tient, en outre, à la prédisposition nerveuse qui est la source de la sensibilité, à l'inclination morale, à la qualité et au timbre de la voix, à l'expression du regard et à la plasticité générale. Dans la mise en scène, la distribution des rôles est donc d'une importance capitale. Une faute dans cette distribution est en tout point semblable à celle que commettrait un musicien qui se tromperait sur le caractère physiologique des instruments et ferait exprimer par les hautbois ce qui ne peut l'être que par les trompettes, ou voudrait forcer les clarinettes à nous faire éprouver les mêmes sentiments que les violoncelles.
C'est cette même concordance entre la personnalité scénique d'un acteur et les rôles du répertoire qu'il est si important de découvrir quand il s'agit d'un début. On se trompe souvent, soit que l'acteur ne donne pas tout ce qu'il promettait, soit que la scène modifie complètement son image théâtrale. Quand il s'agit de discerner le meilleur emploi qu'il sera possible de faire de qualités moyennes et tempérées, il vaut mieux choisir de modestes rôles de début, afin de laisser le tempérament de l'artiste se révéler et s'affirmer peu à peu. Quand on croit avoir affaire à un tempérament personnel d'une certaine valeur, il est préférable de mettre l'artiste aux prises avec un grand rôle, dût ce premier essai ne pas être couronné de succès, car le contraste même, entre le rôle qu'il remplit et sa personnalité scénique, mettra celle-ci en pleine lumière et lui permettra de s'affirmer au grand jour de la rampe. Dans ce cas, même après un début malheureux, un directeur avisé aura la certitude d'avoir mis la main sur un artiste hors ligne et il aura du même coup déterminé vers quels rôles l'incline son tempérament.
Une troupe, quelque nombreuse qu'elle soit, présente toujours des lacunes, ce qu'on comprendra aisément après les explications qui précèdent. C'est pourquoi il se présente dans l'histoire d'un théâtre des périodes pendant lesquelles telle pièce ne produit pas tout l'effet qu'on en devrait attendre et quelquefois ne peut absolument pas être reprise. Souvent il se passe dix ans, vingt ans même, pendant lesquels un groupe de pièces ne peut être remonté avec succès, par suite du manque d'un acteur d'un certain tempérament. Cela se fait surtout sentir dans les pièces modernes, et cela tient à l'hétérogénéité des rôles qui tend et tendra à s'accuser de plus en plus. L'art dramatique suit en cela l'évolution de la vie moderne, et de même que dans le monde chacun prend une personnalité de plus en plus distincte, de même dans le théâtre qui reflète le monde les rôles augmentent en nombre à mesure qu'ils se différencient les uns des autres. Et même, c'est par une sorte de tendance philosophique instinctive que les auteurs se laissent si facilement aller à composer des pièces entières pour tel acteur ou pour telle actrice. Ils profitent habilement d'une personnalité distincte et très particulière que leur offre bénévolement la nature, qu'ils s'ingénient à développer et à pousser dans ses différents sens, et ils composent toutes leurs pièces en vue d'une personnalité théâtrale que le hasard probablement ne leur offrira pas une seconde fois. C'est surtout dans les théâtres de genre que ce système tend à prévaloir, et on arrive réellement à produire sur le public des impressions piquantes et originales; mais le danger est dans la répétition trop souvent renouvelée du même procédé. Pour arriver à satisfaire le public et pour prévenir en lui la satiété, il faudrait un peu plus souvent casser et remplacer le joujou dont on l'amuse.
Cette hétérogénéité de l'art a pour conséquence une différenciation de plus en plus grande entre les images initiales des personnages du théâtre moderne; et, par suite, un acteur devient de moins en moins apte à remplir avec succès un grand nombre de rôles: son image s'associe avec des groupes de rôles de plus en plus restreints. D'où résulterait la nécessité d'accroître indéfiniment le nombre d'acteurs composant une troupe de théâtre. Cette nécessité a pour conséquence immédiate: premièrement, la disparition des troupes de province; deuxièmement, la fusion en une seule de toutes les troupes existant à Paris; troisièmement, l'exploitation des théâtres de province par les troupes de Paris. La première conséquence s'est aujourd'hui entièrement réalisée: les quelques troupes qui résistent encore se ruinent ou se ruineront. Le moment approche où il n'y aura plus un seul théâtre de province vivant de sa vie propre. La seconde conséquence se fait déjà sentir. Les acteurs, pour la plupart, ne contractent plus que des engagements temporaires, qui se restreignent souvent à l'exploitation d'une pièce. Les acteurs passent d'un théâtre à l'autre sans se fixer définitivement. Les directeurs font des emprunts quotidiens aux troupes de leurs confrères: d'où naît une tendance naturelle à mettre en commun leurs ressources, c'est-à-dire leurs théâtres, leurs capitaux, leurs acteurs, leurs décors et leur matériel. La troisième conséquence a porté tous ses fruits: troupes d'hiver, troupes d'été, troupes de villes d'eau ou de villes de jeu, toutes s'organisent à Paris au moyen des disponibilités existantes en personnel et en matériel.
Quelles sont maintenant les conséquences de cette hétérogénéité sur l'art théâtral. Produit de l'analyse, elle pousse les artistes dans la voie de l'analyse. Les images ou idées, de générales qu'elles étaient, se décomposent en images ou idées particulières; celles-ci se différencient les unes des autres par des caractères qui, négligés jadis ou habilement fondus dans l'ensemble, s'accusent et prennent un relief inattendu. De là un travail incessant des comédiens pour mettre en saillie ces traits particuliers et spéciaux; de là, la recherche du détail et par suite l'introduction de plus en plus fréquente du réel. Dans la comédie de Molière, pour prendre un exemple, l'argent ne s'est pas encore incarné dans un personnage spécial; mais au XVIIIe siècle nous voyons se dessiner l'image du financier. Aujourd'hui cette image, beaucoup trop générale pour nous, s'est décomposée et nous fournit les images du banquier, de l'agent de change, du quart d'agent de change, du boursier, du coulissier, etc. Ce qui distingue ces personnalités, issues d'une personnalité plus générale, ce sont, non des différences essentielles, mais des différences de surface, des détails pris sur le vif de la société actuelle, des traits de moeurs particulières. L'esprit d'analyse du comédien est obligé de s'affiner; il creuse ses personnages, se met en observation, à l'affût des types particuliers qui se croisent sous ses yeux; et, quand il monte sur la scène, il ressemble souvent à tel que nous venons de coudoyer une heure avant d'entrer au théâtre. Ce n'est plus le portrait à l'huile, peint largement, qui doit la flamme de la vie au tempérament de l'artiste: c'est l'implacable photographie qui fouille les rides, exagère les défauts et grossit les plus charmants détails.
De là, pour le comédien, naît une certaine tendance à devenir caricaturiste, tendance qui s'affirme surtout dans les théâtres de genre. En outre, comme le nombre de représentations des pièces à succès a décuplé, et que telle qu'on aurait jouée autrefois une cinquantaine de fois arrive souvent aujourd'hui à la trois-centième représentation, il s'ensuit que cette répétition forcée des mêmes rôles tend à déformer le talent de l'artiste et à transformer en traits permanents des traits qui ne devraient être que passagers. Le comédien, malgré lui, sans d'ailleurs qu'il en ait conscience, est la proie d'une personnalité qu'il revêt trop souvent et dont la nature composée se substitue peu à peu par l'habitude à sa propre nature. Il arrive même un moment où l'acteur a perdu toute faculté de création nouvelle, et semble absorbé dans un rôle unique dont il ne pourra désormais se débarrasser, car il en a pris définitivement la ressemblance, la voix, le port, les allures, les manières et jusqu'aux tics particuliers. C'est la vengeance de l'art.
CHAPITRE XXXV
Complexité de la mise en scène moderne.—L'Avocat Patelin; Bertrand et Raton; Pot-Bouille; la Charbonnière.—Invasion du réel.—Du procédé.—Retour nécessaire au répertoire classique.—Son influence sur le talent des acteurs.—Nécessité des théâtres subventionnés.
L'hétérogénéité, il faut en faire l'aveu, conspire en faveur de l'école réaliste. Je ne sais si celle-ci se rend bien compte de l'arme puissante que les révolutions de l'esprit remettent entre ses mains. On peut le croire, car elle pousse furieusement à l'envahissement de la scène par le réel, et elle n'y réussit que trop bien. Cette année, on a remonté à la Comédie-Française Bertrand et Raton, dont un des actes se passe dans le modeste magasin de soieries de Raton Burgenstaf. Une décoration peinte suffit à l'amoncellement modéré des étoffes, un comptoir de chêne s'étale sans orgueil, un escalier de bois conduit au logement du gros marchand de la Cour, et dans la boutique même s'ouvre la porte de la cave: mise en scène très justement appropriée au théâtre de Scribe. Que nous sommes déjà loin cependant des tréteaux sur lesquels, dans l'Avocat Patelin, maître Guillaume vient étaler ses pièces de draps! Or la veille du jour où vous avez vu Bertrand et Raton, vous aviez pu voir Pot-Bouille à l'Ambigu et admirer le magasin des Vabre avec son élégant escalier en spirale, avec ses commis, ses acheteuses qu'un équipage réel attend à la porte; et le lendemain vous avez peut-être vu la Charbonnière à la Gaîté. Là se trouvait transplanté et formant décor l'escalier monumental d'un des plus grands magasins de Paris, spectacle extraordinaire pour les yeux, présentant l'encombrement et l'affolement d'un grand jour de vente, la presse des acheteurs, la foule des commis, un étalage savamment fait dans les règles du genre, les comptoirs, les caisses, et, dans l'angle de la décoration, un ascenseur, inutile à l'action, mais montant et descendant alternativement dans sa lente majesté, et semblant être l'organe respiratoire de ce mastodonte industriel.
On se demande, non sans inquiétude, où s'arrêtera la mise en scène? Sans doute, il y a des limites qu'elle ne pourra franchir, mais elle continuera à empiéter de plus en plus sur le domaine littéraire et déjà l'action qui relie tous les tableaux d'un drame est ténue et bien fugitive. Un obstacle qu'il lui faudra tourner est précisément la grandeur de la scène. En faisant monter les humbles et les déshérités sur le théâtre, en étalant à nos yeux les misères physiques et morales des dernières classes de la société, elle ne pourra rapetisser la scène à la taille d'une mansarde ou d'un bouge. Quoi qu'elle fasse, la chambrette de Jenny ou la hutte du chiffonnier sera toujours plus grande que le salon d'un ministre. Toutefois la complaisance du public est admirable, et son imagination, dont l'école réaliste sera forcée d'accepter le secours, consentira à ramener la grandeur de la scène aux proportions que désirera l'auteur: l'espace et le temps resteront toujours au théâtre forcément conventionnels.
Mais l'hétérogénéité des rôles continuera à s'accentuer, et c'est là qu'est le danger croissant de l'art dramatique; car, si l'on veut appliquer sa pensée à suivre cette progression ininterrompue, on verra peu à peu l'art descendre des hauteurs morales où règnent les idées générales, s'abaisser de plus en plus à mesure que les images se revêtiront de caractères plus particuliers, s'étendre à toutes les réalités, s'émanciper de toutes les conditions de règle, de choix, d'élection, et aller finalement s'absorber et disparaître dans la vie elle-même. C'est qu'en effet la croissance constante de l'hétérogénéité a pour limite extrême l'anéantissement de l'art. D'autres plus complaisants diront que ce sera la vie qui, en absorbant l'art, en recevra une beauté nouvelle. C'est bien loin pour décider. Mais d'ici là, quoi qu'il arrive, l'art dramatique aura ses jours d'épreuve. En ressortira-t-il rajeuni? C'est une grave question que nous examinerons dans les derniers chapitres de cet ouvrage.
Nous entrons à peine dans la voie fatale, et c'est d'hier que l'antique homogénéité se désagrège: elle n'est pas encore réduite à l'état de poussière dramatique. D'ailleurs, si l'art nouveau est plein de dangers, il n'est pas toujours sans charmes, et nous nous laissons volontiers séduire de plus en plus par tous les traits, si exigus qu'ils soient, qui portent l'empreinte de la vérité. Nous-même, nous nous apercevons que notre esprit est moins homogène que celui de nos pères et qu'il est en proie à l'esprit d'analyse. Nous goûtons donc un art que nos pères n'auraient pas apprécié, et, en dépit de son infériorité, nous éprouvons des charmes secrets à pénétrer dans les replis des êtres et des choses. Malheureusement l'apparent et le matériel nous distraient de l'âme humaine: à trop partager son coeur, on abaisse l'idée que l'on se faisait de l'amitié. Au théâtre, l'artiste vise un but moins élevé; il a mis l'idéal à sa portée. Mêlé à la foule, il imite Malherbe qui allait étudier sa langue au port au foin, et, à la poursuite du réel, il saisit la vérité partout où il la rencontre, dans les assommoirs aussi bien que dans les alcôves des femmes perdues. Certes il y fait des trouvailles originales; et il met en saillie les caractéristiques de tous ces personnages nouveaux dans le monde de l'art et jusqu'à celles même des métiers les moins avouables. Je ne méprise nullement l'effort de l'artiste en quelque sens qu'il s'exerce; cet effort n'est ni vain ni puéril, mais c'est l'histoire des chercheurs d'or: après avoir épuisé les mines aux filons éblouissants, ils tamisent la poussière d'or mêlée au limon que charrient les fleuves.
Peu à peu le métier dramatique s'encombre de formules qui vont en se compliquant de plus en plus, et les règles d'autrefois se réduisent à une foule sans cesse grossissante de procédés. C'est là qu'est le danger immédiat; car l'homme est l'esclave des choses plus qu'il ne le croit. Son physique et jusqu'à son moral, jusqu'à son intelligence, sont des matières plastiques qui prennent aisément la forme des moules où il les enferme. Le réel des pièces modernes disloque le talent des comédiens; et quelques-uns gardent à perpétuité une souplesse d'acrobate. Dans l'intérêt de l'art moderne, dans l'intérêt même des plaisirs du spectateur, il est nécessaire de mettre un frein à cette poursuite aveugle du réel, et surtout à son influence sur le théâtre. Or il y a un remède efficace à la dégénérescence théâtrale qui nous menace; et ce remède c'est le retour fréquent au répertoire classique. Nous avons parlé plus haut de son influence sur le goût public, de son importance au point de vue du plaisir le plus pur qu'il nous soit donné d'éprouver au théâtre. Nous n'y reviendrons pas; mais il nous reste à dire un mot de son influence sur le talent des comédiens et de son importance au point de vue du métier dramatique.
Si le lecteur a suivi avec quelque attention ce que nous avons dit sur la manière dont l'acteur procède à la composition d'un rôle, sur l'image initiale qui se dresse dans son esprit et sur toute la série d'images associées, il se rappellera que ces images seront d'autant plus marquées de traits particuliers que le personnage dont il revêt la personnalité est un type moins général. En suivant le développement historique du théâtre, qui se conforme aux révolutions sociales, on voit les types de théâtre se multiplier et se compliquer à mesure qu'on s'approche de l'époque actuelle, et au contraire diminuer et se simplifier à mesure qu'on remonte dans le passé. Plus les types sont généraux, et c'est le cas de la tragédie et de l'ancienne comédie, plus les images initiales sont générales. Pour traduire sur la scène les personnages classiques, le comédien doit donc éviter de marquer son attitude, son jeu, sa diction de trop de détails particuliers et caractéristiques, car il n'a que fort rarement à tenir compte des rapports du physique ou du moral avec une fonction sociale, une profession déterminée, une manière particulière de vivre. Tout le matériel, tout l'accidentel et le circonstanciel de la vie réelle n'entrent que pour fort peu de chose dans la représentation des personnages classiques. Ce sont surtout des passions héroïques ou criminelles et de grandes infortunes dans la tragédie, des vices et des travers généraux dans la comédie, qui demandent à être traitées synthétiquement, tandis que le théâtre moderne exige du comédien un esprit d'analyse toujours en éveil. La tragédie de Corneille et de Racine et la comédie de Molière commandent donc, sans appuyer ici sur l'étude psychologique des rôles, une grande largeur de diction, une élocution très nette dégagée des à peu près de la conversation courante, une science du geste d'autant plus grande qu'il est plus rare et qu'il a un rapport plus étroit avec le texte poétique, une attitude qui n'a jamais le droit d'être vulgaire ou qui, dans l'emportement même des passions, ne doit jamais manquer de dignité. Les acteurs qui abordent ces rôles sont obligés d'exercer sur eux une contrainte sévère, de maîtriser tout mouvement qui pourrait trahir leur personnalité moderne, de tenir enfin leur être tout entier sous la dépendance de la passion dont ils prennent le langage ou du caractère général aux impulsions duquel se plie l'action dramatique.
Largeur, simplicité, sobriété, mais précision dans les effets, telle est la loi de composition de tous les rôles classiques. Il n'y a pas de meilleure école pour les comédiens; et c'est l'influence permanente de l'ancien répertoire qui fait la supériorité incontestable de la Comédie-Française sur tous les autres théâtres. Tour à tour, entre les représentations d'une pièce moderne qui doit garder l'affiche pendant trois ou quatre mois, chaque sociétaire reprend la tunique d'Hippolyte ou les rubans verts d'Alceste, reforme son corps, son attitude, sa démarche, ses gestes à la sévérité sculpturale de l'antique ou à l'aisance aristocratique du grand siècle, et accorde de nouveau son oreille aux harmonies du vers de Racine ou aux larges mouvements aisément cadencés de la prose de Molière. Les comédiens qui passent par ces épreuves se corrigent ainsi incessamment du maniéré, du cherché, des gestes inconscients et des défauts de diction inhérents à la conversation courante. Quand ils abordent les rôles du théâtre moderne, ils en élargissent les effets, les haussent en quelque sorte d'un ton, et ne sont pas sans influence sur les auteurs qui écrivent pour eux et qui par suite élèvent leur idéal et celui même de la foule qui les applaudit.
C'est par le commerce qu'elle entretient avec les grands écrivains du XVIIe siècle que la Comédie-Française maintient dans sa troupe d'élite les belles traditions et les principes les plus élevés de l'art dramatique, qu'elle agit à son tour sur les productions de l'esprit, et qu'elle exerce une influence intellectuelle et morale, non seulement sur la société française, mais encore sur l'Europe entière et sur tout le monde civilisé. C'est presque toujours à son école, au moins indirectement, que se sont formés les comédiens qui vont secouer le rire sur notre triste univers, et prouver par leur présence sur tous les points du globe l'universalité de la langue française et le charme encore triomphant de l'esprit français.
Concluons donc que dans notre société démocratique, où le nombre tuera l'idéal, s'il n'est conquis par lui, le maintien du répertoire classique à l'Odéon et à la Comédie-Française (joint à une réformation urgente de l'enseignement du Conservatoire) est en quelque sorte une mesure de rénovation sociale, de relèvement intellectuel et moral et de salut artistique. Mais ce n'est que par de larges subventions qu'on peut leur imposer le maintien de ce répertoire, qui exige des sacrifices permanents et d'incessants labeurs. Le jour où le Corps législatif, dans un esprit d'ignorance ou d'aveuglement, supprimerait ou diminuerait seulement ces subventions, il porterait du même vote un coup funeste à l'art français; il assurerait à bref délai l'envahissement de tous les théâtres par les adeptes les moins scrupuleux de l'école, réaliste et tarirait à l'avance dans les yeux de nos enfants la source des plus douces larmes qui se puissent verser ici-bas.
Abandonnons cette perspective heureusement lointaine et reprenons pied sur la scène. Rappelons que, parmi les acteurs qui, en dehors de la Comédie-Française, forcent l'admiration du public, les meilleurs sont ceux qui, au Conservatoire ou à l'Odéon, ont eu le bonheur de traverser le répertoire classique. Que ne peuvent-ils aller de temps à autre s'y retremper librement, y refaire leurs forces, s'y perfectionner dans l'art de bien dire; et, après avoir trop longtemps joué un personnage laid et vulgaire, que ne peuvent-ils, comme Mercure, s'en aller au ciel, avec de l'ambroisie, s'en débarbouiller tout à fait!
CHAPITRE XXXVI
Du rôle de la musique au théâtre.—La puissance musicale.—Le mélodrame.—Le vaudeville.—Évolution de l'art dramatique.—La musique devenue un personnage dramatique.
Dans ce chapitre et le suivant je voudrais, au point de vue de l'esthétique et de la mise en scène, dire quelques mots du rôle de la musique dans les représentations théâtrales. La musique est en soi un art complet, absolu, comme la poésie et comme la peinture, et ce n'est pas naturellement de cet art, considéré dans son ensemble, dont je puis avoir à m'occuper ici, non plus que des productions de cet art qui sont fondées sur le plaisir propre de l'oreille. Mais la musique tient dans son empire l'expression des sentiments, et en dehors du charme qu'elle exerce sur l'oreille, ou conjointement avec lui, elle provoque dans tout notre être, toujours par l'intermédiaire de l'oreille, un ébranlement qui se propage dans tout le système nerveux, et qui détermine en nous des états généraux identiques à ceux que nous éprouvons dans la tristesse, dans la joie, dans l'enthousiasme, dans la langueur, dans l'attendrissement, etc. Associée en nous-mêmes avec tous les sentiments que notre âme est capable d'éprouver, elle a le merveilleux pouvoir, en nous replaçant dans les mêmes conditions d'ébranlement nerveux, de les rappeler, de les faire renaître en nous, de troubler et de bouleverser tout notre être par le mouvement qu'elle imprime aux ondes nerveuses qui le parcourent. Bien des conditions contribuent à l'effet que produit sur nous la musique: la qualité des sons, leur hauteur, leur timbre, les rapports mélodiques des sons successifs, les rapports harmoniques des sons simultanés, le mouvement, le rythme, etc. Mais ne considérons ici que la hauteur des sons; le reste s'y ajoute naturellement et multiplie ou affaiblit, en tout cas modifie profondément l'effet produit par la hauteur.
Quand nous parlons, les syllabes successives que nous prononçons sont à des hauteurs diverses; pour y monter ou pour en descendre, notre voix se traîne rapidement de l'une à l'autre, et, ne franchissant pas d'un bond les intervalles qui les séparent, ne se fixant d'ailleurs à aucune des hauteurs qu'elle effleure, ne nous fait éprouver que des sensations sonores, mais non musicales, aucun des sons émis ne pouvant se rapporter exactement à une gamme quelconque. Sans doute certaines voix nous semblent et sont en effet plus musicales que d'autres; sans doute dans le langage d'un acteur, et surtout d'une actrice, il passe instantanément des syllabes qui ont une réelle puissance musicale et nous font tressaillir comme un coup d'archet; mais nous devons voir ici le phénomène dans sa généralité et nous sommes fondés à dire que, dans le langage parlé, les sons, en dehors des idées qu'ils expriment, ne nous causent que des sensations musicales très légères, et par conséquent ne déterminent en nous que des sentiments très fugitifs. Au contraire, dans le chant, l'effort que fait le chanteur pour tenir le son à une hauteur exactement musicale détermine en nous un ébranlement nerveux identique et correspondant et fait vibrer notre être à l'unisson de celui du chanteur. Ainsi quand la voix passe du langage parlé au chant, l'auditeur passe d'états non persistants et très légèrement sentis à des états persistants et profondément sentis.
Cela étant bien compris, voyons quel était jadis le rôle de la musique dans les représentations dramatiques. Deux genres faisaient alors un emploi constant de la musique, c'était le mélodrame et le vaudeville. Le mélodrame est un drame dont les situations pathétiques sont annoncées, soutenues et renforcées par la musique. C'est l'orchestre seul qui fait ici l'office de multiplicateur. Quand la situation est de nature à faire éprouver au spectateur un sentiment quelconque, l'orchestre s'en empare, ajoute à la sensation éprouvée toute la puissance musicale, détermine dans l'être du spectateur un ébranlement nerveux, jette l'âme dans un trouble profond et la tient sous l'empire d'un sentiment assez intense pour qu'elle ne puisse se soulager que par les larmes du poids qui l'oppresse. Telle est l'esthétique du mélodrame. La musique y vient donc en aide au pathétique; mais, point important à noter, elle reste complètement en dehors de l'action. C'est un moyen d'agir sur le système nerveux du spectateur, qui ne fait pas partie intégrante du drame; et si, par impossible, on pouvait concevoir un rapport entre un courant électrique et les ondulations nerveuses corrélatives de nos sentiments, on pourrait parfaitement dans les mélodrames remplacer l'orchestre par une pile électrique.
Dans le vaudeville, l'union de la musique et de l'action est plus intime. Un vaudeville, est une comédie mêlée de couplets. La musique y fait encore, comme dans le mélodrame, office de multiplicateur et d'amplificateur. L'orchestre souligne les situations qui tournent au sentiment, facilite aux acteurs le passage du langage parlé au chant, et en les accompagnant renforce leur puissance d'action sur l'âme du spectateur. Quant aux personnages, lorsque la situation détermine en eux l'apparition d'un sentiment de tristesse ou de joie, le chant qui succède chez eux au langage parlé donne à leur voix une qualité musicale corrélative de nos sentiments, et ajoute à la valeur de l'idée, exprimée par le couplet, l'expression intense qu'un genre aussi léger ne comporterait pas et que la musique ajoute sans transition, sans effort, par l'effet seul de sa puissance propre. Dans le vaudeville, la musique est donc un multiplicateur du sentiment qu'éprouvent ou qu'expriment les personnages. Mais, qu'on le remarque, elle n'a aucun pouvoir sur eux-mêmes; c'est un procédé accessoire d'expression qu'emploie l'auteur, aidé du musicien, pour donner à ses personnages plus d'action sur l'âme des spectateurs. Si la musique n'est plus ici, comme dans le mélodrame, en dehors du spectacle, elle n'en reste pas moins en dehors de l'action dramatique.
L'ancien vaudeville était presque toujours une pièce gaie, aimable, dans laquelle çà et là une pointe de sentiment, née de l'action, était habilement saisie par l'auteur, qui fixait ce sentiment dans un couplet et au moyen de la musique en multipliait l'effet. Puis le dialogue vif, alerte reprenait, et le vaudeville continuait sans grande ambition littéraire, éveillant ainsi de temps à autre la sensibilité du public. Spectacle aimable, sans fatigue, plaisir mêlé d'un attendrissement délicat et modéré, comme il sied à un public qui n'a pas besoin d'être violemment secoué. La vie était alors plus facile et plus unie; le spectacle était une récréation qu'on goûtait innocemment, un jeu dont on connaissait l'artifice et auquel on s'abandonnait sans arrière-pensée, pour le plaisir du jeu lui-même. Tous les hommes qui sont au déclin de leur vie ont connu le vaudeville dans toute sa gloire, surtout s'ils ont commencé de bonne heure à aller au théâtre, et ont conservé un souvenir ineffaçable des douces émotions qu'il leur a fait éprouver. Et cependant sa gloire aussi a passé. Aujourd'hui, le vaudeville est mort à jamais, et ses quelques soubresauts sont ceux d'une agonie qui se prolonge. Les hommes de ma génération le regrettent, mais c'est en vain qu'ils espèrent pour lui un retour de fortune. Ce ne pourrait être que le résultat d'une mode passagère. Le vaudeville a vécu; et il ne ressuscitera pas plus que le génie dramatique de Scribe.
Mais d'où vient la disparition de ce genre particulier de la littérature dramatique? Est-elle due au hasard? Est-elle le fait de la volonté déterminée de quelques auteurs? Est-ce par caprice ou par ennui que le public s'en est détourné? Je crois peu au hasard dans la destinée des choses et très peu à l'influence des hommes sur l'évolution de leurs idées et les modifications de leur goût. Nous nous développons sous l'empire de causes et de lois qui nous échappent, et nous savons aujourd'hui, par exemple, que nos langues, quels que soient les efforts souvent contraires des savants, naissent, se développent, s'épanouissent et meurent suivant des lois inéluctables. C'est dans ce cas l'ignorant qui est l'instrument inconscient de la nature, et tout ce que nous pouvons savoir ou deviner, c'est que les races humaines, leurs idées, leurs langues et leurs arts obéissent comme tous les êtres, comme les plantes elles-mêmes, dans leur lente évolution, aux mêmes causes premières et présentent aussi leur époque de germination, de croissance, de floraison et de mort. Mais nulle part ici-bas la mort n'est un anéantissement dans le sens exact du mot; c'est une dissolution de parties, une désagrégation suivie d'une redistribution des éléments suivant de nouvelles combinaisons, en un mot, une transformation de matière et un transport de forces. Si donc le vaudeville a disparu, il faut y voir non une perte absolue, définitive, mais une transformation dans la matière plastique du drame et un transport ainsi qu'une redistribution nouvelle de la force émotionnelle.
Et en effet, le vaudeville a disparu dans une évolution de l'art dramatique moderne, évolution qui a consisté en ce que la musique, d'extérieure et d'étrangère qu'elle était, est montée à son tour sur la scène et est devenue un personnage du drame. Jadis la musique était une puissance que le poète conservait dans la main, qu'il déchaînait directement sur le spectateur, renforçant ainsi les moyens dramatiques, et qu'il employait comme un résonateur destiné à amplifier et à multiplier le pathétique. C'était toujours par rapport au drame une puissance objective. Aujourd'hui, la musique est devenue une puissance subjective; elle fait partie intégrante de l'action dramatique, et le point où s'applique directement cette force émotionnelle n'est plus dans l'âme du spectateur, mais dans l'âme même des personnages du drame. Art plus profond et plus élevé, puisque l'émotion que provoque en nous la musique n'est plus étrangère à l'action, mais au contraire naît en nous sympathiquement du trouble qu'éprouve l'être même du personnage et de l'état psychologique de son âme.
Il y a sans doute à cette révolution de l'art une cause profonde, qui semble être la nécessité d'une imitation plus transcendante de la vie et de l'être humain, au sein duquel s'opère la fusion de toutes les forces physiques, intellectuelles et morales. L'art dramatique avait jusqu'alors soustrait ses personnages à toutes les forces naturelles qui assiègent l'homme et les avait uniquement soumis à l'empire des idées. La musique les soumet à l'empire des sensations. La révolution qui s'est opérée insensiblement et qui a fait pénétrer la puissance émotionnelle des sons dans le drame littéraire semble de même ordre que celle qui a fait pénétrer la puissance imaginative des idées dans le drame musical. De telles révolutions sont lentes et ne se font pas par de brusques changements à vue. Dans la nature, il en est de même: chaque goutte d'eau qui tombe ne laisse pas de trace visible, mais au bout d'un certain temps on s'aperçoit que le roc le plus dur s'est creusé sous l'effort incessant des gouttes d'eau. Dans l'art, on ne peut suivre pas à pas les progrès d'une évolution, mais on peut périodiquement mesurer le chemin parcouru. Aujourd'hui, on en sera frappé pour peu que l'on porte son attention sur ce point, il est incontestable que la musique joue un rôle considérable dans nos pièces de théâtre, et qu'elle y apparaît avec sa puissance propre. Tantôt elle agit directement sur l'esprit d'un personnage, tantôt elle prête sa voix à son âme émue et muette; quelquefois, acteur elle-même dans le drame, elle évoque et dessine à nos yeux une image avec une puissance et une précision véritablement magiques et que n'atteindrait pas un récit littéraire. En un mot, la musique est devenue une puissance dramatique; et, comme telle, elle s'associe à l'action, y contribue par l'émotion qu'elle développe dans le héros du drame, et transporte; en nous l'émotion à laquelle il est en proie et que sa voix serait lente ou impuissante à exprimer. Mais toujours elle fait partie intégrante du sujet; elle en est en quelque sorte un personnage impalpable et invisible. C'est donc la façon dont les auteurs modernes comprennent la mise en scène de ce nouveau et poétique personnage qu'il nous faut éclaircir autant que possible par des exemples.
CHAPITRE XXXVII
De l'exécution musicale.—Des rapports de la musique avec l'action dramatique.—Le Monde où l'on s'ennuie.—Le théâtre de Victor Hugo.—Lucrèce Borgia.—Ruy Blas.— L'Ami Fritz.—Transport d'effet: les Rantzau.—Les Rois en exil.
Le premier résultat de cette révolution esthétique a été de proscrire l'orchestre des théâtres. Aujourd'hui, il a complètement disparu de la Comédie-Française, de l'Odéon, du Vaudeville et du Gymnase. Il n'a gardé sa place que dans les théâtres voués encore au mélodrame et dans ceux où l'on cultive les genres mixtes qui tiennent de l'opérette et de l'ancien vaudeville. La disparition de l'orchestre entraîne cette conséquence que, lorsque la musique doit jouer un rôle dans une pièce, ce sont les personnages eux-mêmes qui sont les exécutants, soit qu'ils chantent avec ou sans accompagnement, soit qu'ils jouent d'un ou de plusieurs instruments. Quand je dis que les personnages sont les exécutants, il faut ajouter que souvent ils ne sont que les exécutants apparents, ce qui suffit naturellement si l'acteur, qui est censé chanter ou jouer, n'est pas sur la scène, mais ce qui aujourd'hui ne serait guère admis quand l'acteur est en scène. On le tolère encore quand il s'agit d'un instrument à cordes, lorsque, par exemple, dans le Mariage de Figaro, Suzanne accompagne sur la guitare la romance que chante le page; mais une actrice qui ne serait pas musicienne ne saurait en général prendre un rôle comportant l'exécution d'un morceau de piano, tel que celui de Mlle de Saint-Geneix dans le Marquis de Villemer. Dans Barberine, le rôle peut être tenu par une actrice n'ayant pas de voix, puisque Barberine chante hors de la scène et peut être remplacée par une cantatrice. Il en est à peu près de même du rôle de François Ier dans le Roi s'amuse.
Le rôle de la musique dans l'action dramatique est multiple, mais tend toujours à produire un effet d'accord ou de contraste, et à mettre en évidence les sentiments les plus secrets et les plus profonds de l'âme humaine. Nous allons passer en revue quelques exemples qui feront ressortir clairement l'emploi que les auteurs modernes ont fait de la musique, soit dans le drame, soit dans la comédie. Prenons les effets les plus simples, d'abord, ceux qui résultent uniquement du caractère de la musique, et de son rapport avec le sentiment d'un personnage. Au premier acte du Monde où l'on s'ennuie, lorsque le sous-préfet et sa femme sont introduits et se trouvent seuls dans le salon de la duchesse de Réville, la jeune sous-préfète s'approche du piano ouvert et se met à jouer un air d'opérette. Cet air est représentatif, par son caractère, de l'humeur enjouée de la jeune femme et de la gaieté du nouveau ménage. Survient un domestique: au moment d'être surprise, la sous-préfète passe habilement de ce motif léger à un thème de musique classique, qui est, lui, représentatif du sérieux affecté que tous deux croient devoir garder dans le monde où ils font leur entrée. Voilà donc immédiatement les deux personnages connus du public pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils veulent paraître, en même temps qu'est parfaitement déterminé le caractère du monde où va se nouer et se dénouer l'intrigue de la comédie. La musique est donc ici chargée de l'exposition dramatique et élevée au rang de confident. Elle facilite singulièrement à l'auteur la mise en marche de l'action, et évite aux personnages l'ennui de faire et au public celui d'entendre l'exposé de leurs sentiments les plus intimes. C'est d'ailleurs là un des rôles les plus fréquents et des moins complexes de la musique. Dans la même pièce, la jeune fille, jalouse et nerveuse, raye le piano d'un geste sec et fiévreux; et les sentiments qui l'agitent se dévoilent instantanément. Ici l'intervention musicale passe au rôle d'excitateur dramatique, puisque c'est elle qui dévoile aux autres personnages le trouble profond de la jeune fille. Si nous nous transportons au cinquième acte d'Hernani, au moment où doña Sol voudrait entendre s'élever le chant du rossignol au milieu de cette belle nuit nuptiale, c'est le son inattendu du cor qui résonne au milieu de la solitude de la nuit et vient rappeler à Hernani qu'il est l'heure de mourir. Ici le cor a une signification exacte et déterminée: c'est la voix même de Ruy Gomez, dont il évoque l'image menaçante aux yeux des spectateurs. C'est le cor qui déchaîne la mort dans cette nuit promise à l'amour et qui précipite le dénouement tragique. Mais on peut à peine dire que dans ce dernier cas il s'agisse d'une intervention musicale, car celle-ci est réduite à un son. Les cas précédents sont beaucoup plus nombreux au théâtre, et se ramènent tous à une jeune fille ou à une jeune femme révélant au public l'état de son âme par le choix de la musique qu'elle joue ou de la romance qu'elle chante. Les exemples que l'on pourrait citer sont innombrables. Dans tous les cas, la musique n'a pas d'influence directe sur le spectateur; elle puise sa puissance émotionnelle dans l'âme du personnage qu'elle traverse avant d'arriver à celle du spectateur.
Victor Hugo a eu dès longtemps l'intuition du rôle nouveau qu'est appelée à jouer la musique au théâtre et l'a souvent introduite dans ses oeuvres dramatiques. Qui ne se souvient de l'effet saisissant du De profundis qui glace d'effroi Gennaro et ses compagnons, à la fin du festin où Lucrèce Borgia vient de leur faire verser du poison? Au premier et au second acte de Marie Tudor, la même romance chantée par Fabiani, qui s'accompagne sur une guitare, est employée comme une poétique formule d'amour. La musique est ici la caractéristique de la passion qui a jeté Fabiani aux pieds de la reine. Mais dans cet exemple la romance de Fabiani, quoiqu'elle résulte physiologiquement de l'état d'un coeur qui éprouve le besoin, d'épancher son bonheur, ne joue que le rôle d'un aparté musical et n'est en quelque sorte qu'une confidence faite directement au public. Dans Lucrèce Borgia, au contraire, le De profundis ne nous émeut si profondément que parce qu'il terrifie les personnages du drame. Voilà le véritable emploi de la musique au théâtre. Nous éprouvons sympathiquement l'effroi de Gennaro, mais c'est sur lui que tombe directement la sensation musicale: c'est dans son âme que se joue le drame affreux dont nous attendons, haletants, la péripétie suprême; et c'est, les yeux fixés sur lui et participant à toutes les poignantes émotions qui le traversent, que nous suivons d'une oreille attentive les versets du chant lugubre qui se rapproche.
Ruy Blas, au second acte, nous offre encore un bel exemple d'intervention musicale. Au moment où la reine, émue d'un amour inconnu qu'elle sent monter jusqu'à elle, exhale en tristes plaintes l'ennui que lui causent sa solitude et son royal esclavage, des lavandières passent en chantant dans les bruyères et leurs voix qui meurent en s'éloignant jettent dans son âme des paroles enflammées d'amour. Considéré en dehors de l'action dramatique, le chant des lavandières n'aurait pour le public que le charme d'une poésie pleine de délicatesse et de fraîcheur et ne lui apporterait qu'un plaisir purement poétique et musical, mais il devient d'une ineffable tristesse en passant par l'âme de la reine. C'est sa propre émotion, croissant pendant tout le temps que dure la chanson des lavandières, qui se communique à nous sympathiquement. Ce n'est pas la musique qui fait couler nos larmes, ce sont celles qui tombent goutte à goutte des yeux et du coeur de la reine.
Nous pouvons déjà remarquer que la meilleure manière de mettre en scène la musique, c'est d'en masquer l'exécution et de soustraire les exécutants aux yeux du public. Il ne faut pas, en effet, que l'exécution musicale puisse nous distraire de l'émotion que la puissance des sons musicaux n'est que médiatement destinée à faire naître en nous. Et cela se conçoit, puisque l'intérêt n'est pas, en ce cas, dans le personnage qui chante, mais dans le personnage dont les sentiments s'épanouissent au contact de la sensation musicale.
L'Ami Fritz nous offrira encore un exemple remarquable de l'emploi de la musique au théâtre, emploi trois fois renouvelé et chaque fois d'une manière différente. Au commencement du deuxième acte, au moment du départ des moissonneurs pour les champs, se place la chanson de Sûzel, dont le choeur reprend le dernier vers:
Ils ne se verront plus!
Le chant de Sûzel se trouve amené naturellement dans la pièce, et cependant, en dehors de l'effet touchant qu'il prépare pour la fin de l'acte, il n'offre guère que l'intérêt de l'exécution musicale, puisque Sûzel est en scène; et à la Comédie-Française cet intérêt est, il est vrai, très vif parce que l'actrice qui remplit ce rôle a une remarquable diction, aussi large et aussi pure quand elle chante, même sans accompagnement, que lorsqu'elle parle. Néanmoins, cette première scène de l'acte prépare surtout la dernière. En effet, quand Sûzel aperçoit de loin la voiture qui emporte Fritz, Fritz qui fuit éperdu, croyant guérir ainsi son inguérissable blessure, elle tombe anéantie sur un banc, et au même moment le choeur des moissonneurs, qui regagnent lentement la ferme, fait entendre de nouveau le dernier vers de la chanson de Sûzel, qui est ici d'une indicible mélancolie:
Ils ne se verront plus!
Ce choeur entendu dans le lointain semble le gémissement de la nature entière, qui pleure le coeur brisé de la pauvre fille et son bonheur détruit. Que pourrait dire Sûzel et quelles paroles vaudraient l'éloquence de cette phrase musicale, qui arrive au public grossie de tous les sanglots qui gonflent le coeur de l'abandonnée? C'est là une belle fin dramatique, où, il est vrai, le sentiment l'emporte sur l'idée, mais qui est conforme à l'esthétique du drame moderne.
Le premier acte de l'Ami Fritz présente un emploi de la musique plus remarquable encore, parce qu'il est plus rare: il s'agit de l'émotion produite uniquement par un morceau de musique instrumentale. Après une minutieuse exposition, dont tous les détails font ressortir l'épicurisme de Fritz et son égoïsme de vieux garçon, on s'est mis à table, et ce repas de gourmand, digne couronnement de toute cette exposition, un instant interrompu par l'arrivée de Sûzel, se continue, les vins les plus fumeux succédant aux plats les plus succulents, lorsque soudain résonne un coup d'archet: c'est le violon du bohémien Joseph, qui tous les ans, le jour de la fête de Fritz, vient avec quelques-uns de ses compagnons exécuter un morceau sous les fenêtres de son ami. Les trois convives s'arrêtent, lèvent la tête et prêtent l'oreille à la voix vibrante des instruments à cordes. A ce moment, les dix-huit cents spectateurs qui emplissent la salle sentent l'âme de Fritz s'ouvrir aux accents pathétiques des instruments à voix humaine, et tout ce qu'il a fait de bien, de bon, de juste dans sa vie remonter à son coeur, et le réparer de sa beauté morale au milieu de cette scène de vulgaire sensualité. En même temps, l'âme de Fritz, soustraite soudain aux liens matériels de son existence, s'élève et s'unit, dans une commune émotion, avec celle de Sûzel que la belle musique fait toujours pleurer. L'attendrissement qu'éprouve le public ne lui vient pas directement des instruments, mais de la profonde émotion dont ceux-ci troublent l'âme de Fritz et celle de Sûzel. C'est là un très bel exemple du rôle pathétique que peuvent remplir des instruments à cordes dans le drame ou dans la comédie.
Une autre pièce des mêmes auteurs, les Rantzau, présente un curieux exemple de la musique employée comme ressort dramatique; mais cette fois l'exemple est bizarre, plus peut-être qu'il n'est heureux. La musique, en effet, y joue un rôle ingrat et n'a d'autre mérite, aux yeux de Jean Rantzau chez qui se donne un petit concert improvisé, que celui d'être un bruit désagréable et agaçant pour Jacques Rantzau. Jean insiste sur le but qu'il se propose et qu'il atteint, car soudain la colère de Jacques se traduit par le vacarme de sa batteuse qu'il fait mettre en mouvement. Les auteurs se sont trompés sur la mise en oeuvre du ressort musical. Sans me préoccuper de l'action du drame, je dirai que c'est le tableau contraire qu'ils auraient dû présenter. L'intérêt dramatique de la scène aurait dû être dans la colère de Jacques Rantzau, et c'est le concert que lui donne son frère Jean qui aurait dû être placé hors de la scène. Il y a eu transposition d'effets. C'est à l'agacement progressif de Jacques que le public aurait dû participer, et non pas au concert qui n'a par lui-même aucun charme musical et qui n'est qu'un ressort ayant précisément le défaut d'être trop apparent. Ce qui doit toujours être mis au premier rang, sous les regards des spectateurs, c'est le personnage sur qui doit s'exercer l'action musicale.
Je ne puis résister au désir de citer un bel et dernier exemple, tiré d'une pièce toute moderne et essentiellement parisienne, les Rois en exil, que des susceptibilités politiques ont arrêtée trop tôt pour le plaisir de ceux qui sentent l'intérêt artistique qu'offrent tous les ouvrages de M. Daudet. C'est jour de grande soirée chez la reine d'Illyrie; sous l'apparence d'un bal, il s'agit d'une réunion politique où vont se prendre des résolutions viriles. On attend le roi, celui en qui se résume les espérances de tout un parti. Soudain sur l'escalier d'honneur, supposé en dehors de la scène, éclate la marche nationale illyrienne. Au son de cette musique guerrière, tous les courages s'affermissent; les coeurs se haussent et volent au-devant de ce roi qui s'apprête à tirer l'épée pour ressaisir sa couronne. C'est l'entrée triomphale d'un héros, d'un conquérant, du représentant et du sauveur de la monarchie. Tout ce que les accents de cet hymne national remuent chez la reine et chez ses fidèles de beau, de patriotique, de chevaleresque évoque dans l'imagination des spectateurs une figure noble et sans tache, une sorte d'archange royal prêt à couper les sept têtes de la Révolution de son épée flamboyante. C'est après quelques instants remplis d'une ardente espérance, sous tous les regards du public et sous ceux de la reine déjà anxieuse, que paraît enfin le roi. L'effet est foudroyant, implacable. Christian, le regard terne, la démarche légèrement avinée, entre, inconscient de l'écroulement définitif de sa fortune royale, hébété au milieu d'un désastre que rien ne peut plus conjurer. L'effet de contraste est irrésistible, entre ce viveur fatigué, ce protecteur de filles, protégé lui-même par des usuriers, et la figure de roi que la marche nationale illyrienne avait annoncée et parée d'avance d'une héroïque majesté.
Après ce dernier exemple, il ne nous reste plus qu'à ajouter quelques mots de conclusion sur ce sujet. Il ne serait pas impossible que l'introduction de la puissance musicale dans le drame moderne eût pour cause initiale une influence germanique. Mais, à en juger d'après l'Egmont de Goethe, le génie allemand accorde à la musique une puissance idéale et imaginative qu'elle ne peut avoir que dans l'opéra où le poète y ajoute un sens littéraire. Le génie français, fait essentiellement de clarté, n'a pas suivi le génie allemand qui lui avait peut-être suggéré cette tentative, et pour lui la puissance dramatique de la musique ne réside que dans la propriété qu'elle possède d'éveiller, de propager et d'exalter les sentiments.
CHAPITRE XXXVIII
Décadence de l'art dramatique.—Des conventions dans l'art classique.—Grandeur de l'art idéal.—De l'évolution démocratique.—Caractère de la sensibilité du public.—Son jugement artistique.—De l'école réaliste.—De l'esprit moderne.—De l'individuel et de l'exceptionnel.—Causes d'avortement.
J'ai parcouru les différentes phases du sujet que je m'étais proposé. Sans doute j'ai laissé beaucoup à dire et je suis loin d'avoir épuisé une matière qui est de sa nature inépuisable. Cependant j'aurai peut-être atteint le but si j'ai pu faire comprendre le sens assez marqué de l'évolution de l'art dramatique et de l'art théâtral. Tous les arts modernes, ainsi que toutes les sciences, ne cessent de croître en complexité et en hétérogénéité. La mise en scène ne peut que suivre ce mouvement, malgré les vaines réclamations d'une rhétorique, surannée, dit-on, avec laquelle je ne me sens moi-même que trop de liens. Par une habitude d'esprit, née de l'éducation et de l'instruction, nous accordons à la tradition un empire et un prestige que ne lui reconnaissent pas ceux qui ne l'ont pas reçue toute formée des leçons d'un maître, ou ne l'ont pas puisée dans l'étude des chefs-d'oeuvre des siècles passés. Il n'y a pas d'entente artistique possible entre un homme qui éprouve des émotions profondes à la lecture d'Homère ou de Sophocle et un homme qui n'a jamais connu leurs oeuvres que par ouï-dire, ce qui cependant est déjà un progrès sur l'ignorance absolue.
Nous assistons donc à la décadence certaine de l'art, dans la forme du moins que nous avons été habitués à lui reconnaître et sous laquelle nous l'avons aimé, respecté et cultivé. Cet art était le privilège d'une élite peu nombreuse qui, dédaigneuse des spectacles vulgaires et ne recherchant que les sensations exquises, n'en respirait que la fleur et laissait tomber le reste en poussière. Tout drame ou toute comédie était un conflit psychologique et moral et mettait en présence des êtres qui, sous des apparences réelles, n'étaient qu'idéalement vrais. Sous les traits individuels que leur prêtaient les acteurs, les personnages de théâtre étaient des types généraux que la nature ne nous offre jamais et que l'esprit peut seul concevoir et se représenter. Aussi le point de départ essentiel de cet art transcendant était la convention. Ce qui, dans tout drame et dans toute comédie, était idéalement vrai, c'étaient les vertus, les vices, les caractères ou les passions. C'était là que portait tout l'effort de la création artistique, de l'observation philosophique et de l'imagination poétique; et ces êtres, en quelque sorte abstraits, prenaient alors une intensité de vie morale d'une puissance extraordinaire et véritablement surhumaine. Comparés aux personnages de théâtre, les êtres réels n'en paraissaient que des extraits incomplets et inachevés, à peine ébauchés. Jamais, en effet, l'humanité n'aurait pu les réaliser en entier. Seule la poésie pouvait créer de toutes pièces ces êtres dont la nature avait éparpillé tous les traits sur des milliers d'exemplaires humains. Mais quelle était alors la grandeur tragique ou la profondeur comique du spectacle qu'offraient aux esprits, longuement préparés à le comprendre et à le goûter, la rencontre et le conflit de ces personnages plus vrais que la réalité elle-même! L'intérêt de ce jeu poétique était si puissant, que le reste était de peu d'importance: ce n'était qu'une affaire de convention définitivement et préalablement réglée entre le poète et le spectateur.
Qu'importe d'où viennent et où vont Scapin, Lisette, Géronte, Éraste et Isabelle, réunis par le caprice du poète dans un même enchevêtrement d'événements, pourvu que nous riions des fourberies de l'un, de la malice de l'autre, de la sottise de celui-ci, et que nous assistions au triomphe final des amants! Qu'importe qu'ils se rencontrent ici ou là, dans un décor représentant un appartement ou une place publique! C'est par pure bonté d'âme que le poète daigne parfois nous apprendre que la scène se passe à Naples ou à Paris: nous n'avons que faire de le savoir, puisque ce sont les mêmes personnages, qu'il transporte à son gré aux quatre coins du monde. Qui songe à reprocher à ces personnages de s'asseoir et de discourir au beau milieu d'une place publique? Qu'importe, pourvu que ces personnages nous éblouissent des étincelles de leur esprit, que la vérité psychologique et que l'observation morale naissent du choc de leurs caractères et du conflit où les engagent leurs passions! Ce spectacle a le pouvoir magique d'offrir à nos méditations l'être humain, dégagé de toutes les réalités qui l'encombrent et le masquent. Mais, pour s'y plaire, il faut que l'esprit soit dès longtemps formé à l'abstraction et à la synthèse, et qu'il accorde au fait moral une supériorité constante sur le fait matériel. En un mot, il lui faut la foi, une foi en quelque sorte innée, pour croire à la vérité dégagée du réel, pour être convaincu que la peinture de l'idéal est l'unique raison d'être de l'art.
Les foules qui montent des ténèbres à la lumière et qui des bas-fonds de l'humanité s'élèvent à toutes les jouissances d'une vie sociale supérieure ne sont pas prédisposées par l'éducation, par l'instruction, par l'influence héréditaire que les générations exercent les unes sur les autres, à jouir d'un art qui s'est dégagé de la réalité, c'est-à-dire de ce qui leur semble être toute la vérité. Elles ne savent pas voir par les yeux seuls de l'esprit et sont dominées par les sensations directement perçues par les organes de l'ouïe, de la vue et du toucher. Toujours en contact avec la réalité, elles n'apprécient les objets qu'un à un, les estiment pour leur qualité visible ou tangible, et, ne s'élevant pas aux classifications générales, ne s'intéressent aux êtres et aux objets que par leurs traits individuels et particuliers. Comme cependant elles ont une sensibilité très vive, d'autant plus vive qu'elle n'a pas été émoussée ou affinée par de fréquentes émotions esthétiques, elles prennent souvent plaisir aux spectacles tragiques ou comiques de l'art classique, mais dans des conditions intellectuelles et morales toutes particulières. Elles ne séparent pas l'action tragique ou comique de la possibilité réelle, ramènent les héros de la tragédie et les personnages de la comédie dans le cercle étroit de leur vue immédiate, et leur esprit en change singulièrement les proportions, en appliquant à ces créations idéales une sorte de compas de réduction. Elles s'intéressent non au développement poétique et moral des personnages, mais à l'acte qu'ils accomplissent; non à la vérité générale qu'ils représentent, mais aux traits particuliers sous lesquels la vérité se manifeste et au fait qui en est l'occasion. Leur émotion au théâtre n'est jamais ou n'est que très rarement esthétique: c'est pourquoi elles ne pleurent pas exactement aux mêmes endroits ni pour les mêmes causes, et quelquefois, dans la comédie, rient franchement d'un trait qui nous serre le coeur. En un mot, elles sont frappées de l'action tragique et en sont impressionnées comme elles le seraient d'un drame de cour d'assises.
Une telle manière de comprendre et de juger les oeuvres dramatiques et d'en apprécier la moralité n'est sans doute pas très élevée; cependant elle n'est ni fausse ni injuste: on peut même affirmer qu'elle est exacte et rigoureuse. Mais la vérité, ainsi vue sous un angle étroit, n'est plus la vérité idéale: c'est en quelque sorte une vérité tangible et mesurable, née de l'observation directe des faits, de l'examen des objets et de la confrontation des êtres particuliers qu'a réunis un même acte criminel ou une même situation comique. Ce nouveau public, vierge d'émotions esthétiques, auquel s'adressent aujourd'hui les poètes dramatiques, n'est pas formé à juger une passion ou un caractère en soi, indépendamment du circonstanciel des faits; mais il rapporte cette passion et ce caractère à son expérience personnelle et actuelle, et pour apprécier ce que l'une a d'horrible et l'autre de ridicule n'a d'autre étalon que la réalité. Ce n'est donc qu'en multipliant les traits particuliers, d'observation courante et journalière, qu'on lui procure la sensation de la vérité et de la vie. Il est bien heureux que Don Juan, Tartufe et le Misanthrope soient écrits, car un nouveau Molière ne saurait concevoir aujourd'hui sous la même forme ces comédies idéalement humaines et vraies, mais dont les personnages sont des types généraux tout à fait en dehors de notre expérience personnelle et de nos observations quotidiennes. Le public actuel s'intéresse donc moins à l'homme en général qu'aux hommes en particulier, et ne conçoit pas plus ceux-ci soustraits à toutes les conditions de climat, de race, de tempérament et de milieu social, qu'il ne les conçoit dégagés des influences extérieures, des circonstances et des faits.
C'est à satisfaire à ce nouveau besoin intellectuel que s'ingénie l'école réaliste ou naturaliste. Nous sommes encore au fort de la bataille que cette école livre aux classiques et aux romantiques et dont les injures sont des deux côtés les projectiles ordinaires. Nous n'y ajouterons pas les nôtres, bien que l'école réaliste ait souvent mérité les sévérités de la critique en flattant les instincts les moins nobles de l'humanité et en prenant le succès d'une oeuvre d'art pour la mesure de sa moralité. Mais les adeptes d'une école quelconque sont des hommes, c'est-à-dire des êtres essentiellement faillibles, dont la vue est courte et le jugement borné. Bien que la plupart aient fait un emploi déplorable et parfois peu recommandable de leur faculté d'observation, il est intéressant de dégager et de mettre en lumière l'idée qui les meut et à laquelle ils ont obéi inconsciemment, et de déterminer la force génératrice dont ils ne sont que des rouages de transmission.
Or, on peut aisément reconnaître que l'école réaliste, ses excès mis à part, obéit, mais aveuglément et sans conscience du but final de l'art, à l'esprit qui gouverne le monde moderne. La science s'est d'abord lancée à la conquête de l'infiniment grand; aujourd'hui, elle pénètre dans l'infiniment petit. Après la synthèse audacieuse est venue l'analyse patiente; et nous sommes à l'ère des sciences et des arts microscopiques, qui poursuivent la vie jusque dans ses retraites les plus secrètes et les plus ignorées. L'auteur dramatique ne fait donc qu'obéir à la tendance générale quand il fouille les plis les plus cachés de l'âme humaine et soumet à son étude les ferments de sa désorganisation morale. En même temps, les couches humaines les plus profondes, entraînées par le grand mouvement des révolutions s'élèvent comme une écume à la surface des sociétés et viennent d'elles-mêmes se placer dans le champ de ses observations. Son oeil patient décompose ces masses et s'attache aux caractères particuliers qui différencient ces millions d'individualités. Chacune d'elles est un nouveau monde, complexe et complet en soi, qui obéit à ses lois propres et relatives, dérivées des lois générales et absolues. Par suite, le problème dramatique semble être aujourd'hui de mettre en relief, non les caractères communs et collectifs que ces individualités offrent à un observateur attentif, mais les caractères particuliers qui de chacune font un être distinct.
L'art réaliste vise donc l'individuel et partant l'exceptionnel, d'où l'extrême difficulté d'en obtenir une représentation, toute représentation étant toujours le résultat d'un travail idéal et d'une généralisation. C'est pourquoi la nouvelle école voudrait ramener l'art à la présentation du réel, sans se rendre compte de ce que cette ambition a précisément de chimérique. Toute oeuvre d'art ne peut être qu'une représentation du réel et partant est une création idéale: il suffit pour arriver à cette conclusion de ne pas raisonner par à peu près et de prendre les mots avec leur sens exact. Une oeuvre dramatique, conçue selon les visées réalistes, est uniquement une oeuvre dont l'idéal est moins général et moins élevé, et que son infériorité seule rapproche des données de la réalité courante et journalière. Ce but, quoique plus humble, est cependant celui qui seul justifie les prétentions de l'école réaliste. Étant données des passions humaines, qui sont de tous les temps, il s'agit de leur chercher des motifs dans notre monde actuel et de les développer selon des raisons déduites des lois complexes des sociétés modernes. Ramenée ainsi dans ces limites plus étroites, l'école réaliste peut se défendre et se justifier.
Dans ses fouilles au fond de l'homme moderne, et dans son étude directe de toutes les choses de la nature, le réalisme trouvera la vie, une vie intense mêlée à un mouvement vertigineux. Les limites superficielles de l'art se trouveront ainsi reculées; et l'exploration mettra le pied sur quelques-unes des terres encore peu foulées de l'humanité et de la vie. Le nombre des personnages de théâtre s'accroîtra considérablement, et chacun d'eux ne nous apparaîtra plus qu'avec son idéal particulier, c'est-à-dire un idéal ramené à la mesure de son intelligence, de son développement moral et de sa fonction sociale. D'où la diversité extraordinaire du spectacle, ce qui est une séduction pour l'esprit moins généralisateur du public actuel. Aussi l'avenir immédiat semble appartenir à l'art nouveau. Il était d'ailleurs fatal que l'apparition de l'école réaliste ou naturaliste fût synchronique à l'épanouissement de l'esprit démocratique dans les sociétés modernes.
Mais toute la poussée furieuse de cette école n'aboutira qu'à un avortement, si elle s'enfonce de plus en plus dans l'analyse de matières au sein desquelles la vie n'a jamais été et ne sera jamais. Ce sont les manifestations seules de la vie qui doivent faire l'objet de ce que l'école appelle ambitieusement ses expériences. La nature ne doit y entrer que par ses rapports avec la vie, et par le rôle passif qu'elle joue dans le développement de l'activité humaine. L'étude de la nature inerte, de la matière en soi, est donc une première cause d'avortement que devra éviter l'école réaliste. Une autre cause est le manque de contrôle, partant le manque d'intérêt et de sympathie qu'offre toute manifestation individuelle et exceptionnelle de la vie. C'est pourquoi, à mesure que l'analyse descendra dans l'infiniment petit, l'intérêt du spectateur décroîtra dans la même proportion.
Une troisième cause, parmi beaucoup d'autres que nous pourrions encore citer, est le dédain irréfléchi de l'école pour la psychologie et pour la morale. Il est particulièrement un point important sur lequel elle se trompe étrangement. L'intérêt qu'elle paraît porter aux classes populaires part d'un bon naturel, je veux le croire, mais l'entraîne à nous représenter trop souvent comme contradictoires l'élévation morale et l'élévation sociale, tandis que ce sont, en définitive, les exceptions mises à part, les deux colonnes égales et parallèles qui supportent tout l'édifice de la société et de la civilisation. A ce dédain de la psychologie se joint un amour immodéré pour la physiologie. Tout le monde sait que le physique réagit sur le moral; c'est un sujet que Cabanis, au point de vue descriptif, me semble avoir épuisé du premier coup. Malheureusement, le naturalisme tend à remplacer l'étude psychologique par la description du phénomène physiologique qui en est l'antécédent. Or ce qu'on peut reprocher à ce procédé c'est-d'être absolument puéril. Tous ceux qui ont un instant réfléchi sur les conditions de la production artistique savent que la description physiologique est ce qu'il y a au monde de plus facile et de plus banal. La difficulté et l'intérêt ne commencent que lorsque l'artiste entreprend l'étude du moral.
Dans l'état de la question, il est nécessaire que l'école aborde le théâtre: elle y trouvera peut-être le salut, car c'est le théâtre seul qui la forcera d'abandonner ses vaines prétentions physiologiques et qui l'amènera à relever son idéal, en lui imposant des généralisations nécessaires. En effet, l'école réaliste trouvera dans l'observation des réalités vivantes plus d'éléments de drames et de comédies, que de drames tout composés et de comédies toutes faites. Pour construire un drame ou une comédie, il faut rassembler ces éléments épars, les faire concourir à une même action, et par une logique sévère, qui ne réside que rarement dans l'esprit des êtres réels, mener cette action d'un commencement à une fin. Cette nécessité théâtrale sera pour l'école réaliste un retour forcé à l'idéal. Si celle-ci est assez sensée pour joindre à l'observation réaliste la méthode classique, toute psychologique, elle assurera le salut de l'art moderne, en lui infusant une vie nouvelle; mais, si elle rejette tout compromis, par mépris irraisonné de l'idéal, elle usera ses forces à des besognes minuscules, et l'art désagrégé se dispersera en poussière.
Jusqu'à présent, l'école hésite à aborder le théâtre par le pressentiment qu'elle a d'échouer ou d'être obligée d'abandonner ce que ses théories ont d'absolu. Toutefois je crois à des tentatives prochaines, car laisser le théâtre en dehors de sa sphère d'action serait pour l'école un aveu d'impuissance. Après avoir bataillé sur les ouvrages avancés, il lui faut donner l'assaut au corps de place. Si l'expérience échoue, elle sera courte, mais laissera pendant assez longtemps l'art dans une très grande confusion; si elle réussit, elle renouvellera le théâtre, en agrandissant en quelque sorte la superficie dramatique; et l'art, bien qu'abaissé en dignité, puisque son idéal sera moins élevé, entrera cependant dans une période de fécondité extraordinaire, car tous les sujets traités depuis deux mille ans, et quelques-uns à satiété, reprendront une vie nouvelle par suite de cette transfusion de sang moderne.
CHAPITRE XXXIX
Rôle actuel de la mise en scène.—La loi de concentration.—Du naturalisme moderne.—De la puissance psychologique de la nature.—La réalité est une cause formelle et non finale d'une évolution dramatique.—L'Ami Fritz.—Rapports de la mise en scène avec la conception poétique.—Il ne faut jurer de rien.—De l'imitation théâtrale.
Quel rôle particulier est appelée à jouer la mise en scène dans cette évolution de l'art dramatique? C'est un point qu'il me reste à examiner. Jusqu'à présent, il paraît y avoir beaucoup de confusion dans les idées de ceux qui se réclament de l'école réaliste. Les théâtres semblent obéir à une tendance dangereuse qui ne peut aboutir qu'à leur ruine sans profit pour l'art. Cette tendance consiste à transformer la représentation du réel en une sorte de présentation directe, de telle sorte qu'ils cherchent à s'affranchir du procédé artistique de l'imitation et mettent leur ambition à nous intéresser à la vue des objets eux-mêmes. Ainsi compris, l'art de la mise en scène aurait sa fin en lui-même, ce qui serait, pour qui réfléchit, son anéantissement, car il deviendrait, ici, l'art du peintre, là, l'art de l'architecte, là, l'art du sculpteur, là, l'art du tapissier, etc., mais il ne serait plus un art synthétique obéissant à ses lois propres.
D'ailleurs, dans cette direction, les efforts seraient hors de toute proportion avec le peu d'intérêt qu'offrirait l'atteinte du but. La mise en scène, en effet, subit fatalement la loi de concentration, en vertu de laquelle l'attention du spectateur est ramenée et se fixe sur le personnage humain. Dès que l'action dramatique éveille en nous la sympathie que nous ressentons pour toute douleur ou toute joie, le décor échappe rapidement à notre attention, et la mise en scène disparaît à nos yeux. Elle n'est plus dès lors qu'un danger; car la moindre discordance, comme un coup de baguette magique, anéantirait en un clin d'oeil tout le charme dramatique. Aussi arrive-t-il, quand nous avons assisté à la représentation d'une pièce ayant agi avec quelque force sur notre âme, que nous ne gardons qu'un souvenir vague de la mise en scène, ou que du moins elle ne nous laisse qu'une impression d'autant plus générale que la figure du personnage humain prend plus d'importance et de précision dans notre souvenir. C'est en somme le triomphe de l'être humain sur la nature, de l'intelligence sur la matière.
Par conséquent, l'art de la mise en scène ne peut avoir la prétention de prendre le pas sur l'art dramatique. Il ne le pourrait qu'en annihilant celui-ci, ce qui serait contraire à sa propre destination. Il doit donc lui rester subordonné, tout en le suivant forcément et en se préoccupant, à son exemple, du caractère individuel et particulier des objets qu'il évoque à nos yeux. Nous avons d'ailleurs insisté déjà dans le courant de cet ouvrage sur la nécessité pour la mise en scène d'adapter les milieux aux types particuliers que recherche l'art moderne. C'est une des conditions actuelles de la mise en scène. Mais la mise en scène peut-elle aspirer à jouer un rôle personnel et actif dans l'évolution du drame? Et, s'il lui est permis d'envisager une telle perspective, quelles sont les limites infranchissables imposées à son ambition? On est conduit à envisager ce rôle de la mise en scène en reconnaissant la valeur, en quelque sorte psychologique et morale, qu'a prise la nature dans la littérature moderne.
Toute notre littérature dérive en grande partie de celles des peuples grecs et des peuples latins: elle a une origine toute méridionale. Or, dans les pays dévorés par une lumière ardente, la nature n'agit pas sur l'homme avec le charme pénétrant qu'elle a dans les pays du nord. La transparence de l'atmosphère, la netteté des lignes, l'égalité des effets, la coloration puissante des tons, ne semblent pas s'associer à la mélancolie humaine comme les paysages humides et crépusculaires du nord. Aussi tous les artistes, tous les poètes ont négligé ou n'ont que légèrement indiqué cette association de l'homme et de la nature. Au XVIIe siècle, la nature artistique est factice: ce ne sont que des paysages baignés dans la transparente lumière de l'Attique. Ce n'est que vers la fin du XVIIIe siècle que l'homme a laissé son âme s'ouvrir aux impressions profondes de la nature et qu'il a associé celle-ci à ses états psychologiques. Mais aujourd'hui toute notre littérature est fortement empreinte de naturalisme. Il n'est donc pas étonnant que la décoration théâtrale et que la mise en scène aient eu l'ambition de se parer de ce charme pittoresque qui a sur nous tant d'empire.
Toutefois, cette ambition n'avait pas eu jusqu'alors de visée plus haute que celle de plaire directement aux spectateurs, et de renforcer la puissance dramatique en dirigeant sur nos yeux ses effets les plus romantiques. Comme la musique dans le mélodrame et dans le vaudeville, la mise en scène n'avait eu jusqu'alors qu'un rôle, celui d'environner le spectateur d'une sorte d'atmosphère passionnelle, et de créer un milieu adapté à l'émotion née du développement de l'action dramatique. La mise en scène a donc été jusqu'à présent une force émotionnelle destinée à agir directement sur le spectateur, absolument comme dans le mélodrame une longue phrase chantée sur le violoncelle agit sur son système nerveux et le dispose à l'attendrissement. Eh bien! sans renoncer à cette puissance du pittoresque que le décorateur continuera à exercer directement sur les spectateurs et qui est en effet sa destination, la mise en scène peut-elle prétendre jouer sur le théâtre le rôle que la nature joue dans notre vie actuelle? Comme la musique, va-t-elle à son tour venir se mêler au drame, en devenir aussi un des personnages et concourir au développement de l'action elle-même?
Sans doute on ne peut comparer la nature, agissant directement sur nous, à l'imitation de la nature qui nous intéresse à ses procédés artistiques plus qu'aux phénomènes eux-mêmes qu'elle reproduit à nos yeux. On ne peut non plus comparer la mise en scène, où tout est factice, à la musique dont le théâtre ne modifie en rien les conditions et qui, au théâtre comme dans la vie, doit au charme mystérieux des sons réels l'empire qu'elle exerce sur notre sensibilité. Cependant la littérature, même avant qu'elle fût en proie au naturalisme, tenait compte dans une certaine mesure de l'influence des forces de la nature sur la décision humaine et partant sur l'évolution du drame. Et dans ce cas la mise en scène s'élevait au rôle d'une puissance mystérieuse, supérieure à la volonté humaine: elle nouait ou dénouait le drame comme la fatalité antique. Le théâtre en présente de nombreux exemples. Ainsi le voyageur, au moment de quitter l'auberge où il s'est mis à l'abri, est assailli par la tempête: le tonnerre se mêle au bruit de la grêle ou de la pluie; le vent repousse la porte avec violence; le voyageur, fortement impressionné, recule, reste et est assassiné.
Certes, c'est un art inférieur que celui qui met une évolution, qui ne devrait être que passionnelle, sous la dépendance de phénomènes contingents. Cependant l'intervention des forces mystérieuses de la nature est dans ce cas tout à fait remarquable, en ce que l'illusion théâtrale agit directement sur le personnage du drame, à l'émotion duquel s'associe le spectateur. L'impression causée par la mise en scène est donc en même temps ressentie par le personnage et par le spectateur, et celui-ci ne comprendrait pas que celui-là y restât insensible. Cela tient sans doute à ce que la nature nous impose sa puissance en la transformant en mouvement et en bruit, double phénomène dont la représentation ne change pas le mode d'action. Quelle qu'en soit la raison d'ailleurs, nous sommes amenés à constater que, dans ce cas, l'évolution du drame est due à une cause naturelle objective.
Mais l'école moderne a fait un pas de plus, en cherchant à donner à l'évolution dramatique une cause naturelle objective, qui s'adressât à celui de nos sens qui est le plus artistique, à celui de la vue. C'est là, en réalité, que commencent les difficultés. Nous allons citer un exemple où l'intention réaliste de l'auteur est pleinement justifiée, ce qui nous permettra de déduire les conditions esthétiques dans lesquelles le problème peut en général être résolu. Je prendrai cet exemple dans le second acte de l'Ami Fritz, et je rappellerai aux lecteurs, qui tous connaissent la pièce, la fontaine où Sûzel vient puiser de l'eau, eau véritable que le public voit couler. Quelques-uns ont critiqué, à tort, à mon sens, cette recherche d'un effet réel. C'est la vue de l'eau qui éveille chez Sichel le désir de boire, et c'est l'action de boire à la cruche que penche la jeune fille qui ramène à la mémoire du rabbin l'histoire touchante de Rébecca et d'Eliézer. Ici, c'est très justement que l'art théâtral s'associe activement à une situation véritablement dramatique; et si on étudie attentivement l'enchaînement de cette cause toute objective à l'effet dramatique qui en découle, on verra que la présentation réelle de l'eau détermine une représentation idéale, dans l'imagination de Sichel et lui fournit la forme particulière dont va se revêtir sa pensée. Ce n'est pas l'eau qui suggère au rabbin l'idée de sonder le coeur de la jeune fille; elle ne lui offre que le moyen immédiat d'y parvenir. La fontaine, qui procure à nos yeux l'illusion de la réalité, n'est donc pas la cause finale de la scène entre Sichel et Sûzel; elle n'en est que la cause formelle. Sous ce rapport, cet emploi remarquablement habile de l'illusion théâtrale est un modèle puisqu'il nous permet d'en déduire une loi importante de l'esthétique théâtrale et dramatique, que l'on peut formuler ainsi: La réalité contingente ne peut jamais être une des causes finales du drame; elle ne peut en être qu'une des causes formelles.
On ne peut nier que la réalité, en montant sur la scène et en venant y jouer le rôle qui lui est propre et y exercer une influence contingente, ne contribue, absolument comme cela se passe dans la vie, à modifier, à diversifier et, par suite, à enrichir la pensée poétique en lui fournissant des formes nouvelles et imprévues. Deux âmes mises et maintenues en présence, en dehors de toute influence objective, ne peuvent échanger que des idées purement psychologiques. Ces deux âmes rentreront dans les données plus exactes de la vie, si elles puisent dans la réalité ambiante une forme plus variée de raisonnement et les éléments plus prochains de leur éloquence. Toutefois, il est à peine besoin de faire remarquer que l'intervention d'une cause objective ne peut être admise, que lorsqu'elle dérive d'une possibilité antérieure. Elle ne doit être, en effet, qu'une cause seconde; c'est ainsi que l'acte de venir puiser de l'eau à la fontaine, dans l'exemple pris de l'Ami Fritz, n'est qu'une conséquence de la condition de Sûzel et du milieu où se développe l'action; il se rattache donc logiquement aux données mêmes du poème dramatique.
Bien différente et moins justifiable serait l'intervention d'une cause objective, si celle-ci était une cause première, si, par exemple, le caractère de la décoration devait peser sur la résolution du personnage dramatique. Cela ne pourrait se tenter qu'en rentrant habilement dans les lois les plus certaines de la mise en scène, c'est-à-dire en agissant préalablement sur le spectateur, en concevant une décoration capable, par la grandeur, la hauteur et la profondeur de la scène, ainsi que par des effets d'ombre ou de lumière, de faire naître une impression morale, que le spectateur transporterait alors dans le personnage. Un pareil effet est toujours aléatoire, puisqu'il dépend des dispositions du public et de l'imagination des spectateurs. C'est sur la scène de l'Opéra qu'on pourrait et qu'on a pu employer ce procédé avec quelque sécurité, parce que là, la puissance de la musique sur l'inclination morale du spectateur vient en aide à la puissance pittoresque de la décoration. Ce serait donc s'exposer à de graves mécomptes que de vouloir élever le pittoresque de la décoration à l'état de ressort dramatique, ou autrement, de regarder le pittoresque comme une cause finale suffisante de l'évolution dramatique. Il ne peut en être qu'une des causes formelles. Nous aboutissons donc, pour l'ensemble décoratif, à la même loi que pour tout objet considéré dans son influence éventuelle sur la marche du drame.
Il est certain que, dans toute conception poétique, le monde extérieur, réduit au milieu immédiat où s'agitent les personnages, fournit ou peut fournir incessamment à ceux-ci les causes formelles de leur langage. La mise en scène peut-elle nourrir l'ambition réaliste de rendre visible au spectateur tout ce qui, dans le milieu objectif, joue le rôle d'une cause formelle? C'est le dernier refuge de l'école nouvelle. Pour éclaircir cette question, prenons un exemple. Au troisième acte de Il ne faut jurer de rien, le décor, à la Comédie-Française, représente un bois sombre et sauvage. Les arbres qui montent jusqu'aux frises dérobent au spectateur la vue du ciel. C'est une belle solitude nocturne. Voyons maintenant la mise en scène imaginée par le poète. C'est un soir d'été. Après une chaude journée, l'orage à éclaté. Quand Van Buck et son neveu arrivent près du lieu où doit se rendre Cécile, Valentin, en quelques mots, esquisse la mise en scène: «La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles, comme ce vent tiède les fait rouler.» Enfin, dans la clairière où se rencontrent Valentin et Cécile, la mise en scène est conditionnée par le texte: «Venez là, où la lune éclaire...—Non, venez là, où il fait sombre; là, sous l'ombre de ces bouleaux... Y a-t-il longtemps que vous m'attendez?—Depuis que la lune est dans le ciel... Viens sur mon coeur; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte à Dieu... Voyons, savez-vous ce que c'est que cela?—Quoi? cette étoile à droite de cet arbre?—Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille comme une larme...» Toute cette scène, comme on le voit, est fortement empreinte d'un naturalisme plein de mélancolie.
Aujourd'hui, au théâtre, avec l'aide de la lumière électrique, la mise en scène pourrait réaliser le paysage nocturne décrit par le poète. Au commencement de l'acte, de lourds nuages sombres passeraient sur le ciel étoilé et sur la lune qu'ils obscurciraient. Enfin les nuages, en fuyant, laisseraient voir dans toute sa pureté un ciel profond et étoilé, au milieu duquel brillerait le disque lunaire. Les arbres, des bouleaux au feuillage léger, aux troncs clairs, disposés par bouquets, laisseraient le regard du spectateur se perdre dans «l'océan des nuits.» Le public participerait ainsi, comme les personnages du drame, à la vue de ces beaux effets de la nature, qui sont, en plus d'un endroit, pour Valentin et Cécile, les causes formelles de leurs pensées. Cependant, c'est par un motif de premier ordre que la Comédie-Française n'a pas dû chercher à réaliser cette poétique mise en scène, en admettant, pour un moment, qu'elle eût pu avoir la pensée de le faire. C'est qu'en effet, ce dont on peut juger par certains détails du dialogue (je t'aime! voilà ce que je sais, ma chère; voilà ce que cette fleur te dira, etc.), qui sont incompatibles avec un décor nocturne, c'est qu'en effet, dis-je, la nature évoquée par le poète est purement idéale, c'est-à-dire conçue par son esprit, et que la mise en scène décrite par lui n'est pas la peinture réelle d'un effet vu et observé par ses yeux. Dans la conception de cette scène, ce n'est pas la vue d'un phénomène qui a déterminé l'idée, mais, au contraire, l'idée qui a ramené dans l'imagination du poète la représentation d'un phénomène.
La Comédie-Française a donc dû chercher l'idée générale du décor au delà des causes formelles de la pensée du poète; et elle a placé Valentin et Cécile au milieu d'une solitude profonde, qui rendît possible au séducteur toute tentative de profanation et fît resplendir l'angélique pureté de cette jeune fille qui, seule, la nuit, vient, sereine et candide, poser son front sur la poitrine de celui qu'elle aime. Le véritable orage qui s'apaise, c'est celui qui s'était soulevé dans le coeur de Valentin, et la véritable étoile, ce n'est pas celle que pourrait allumer le metteur en scène dans le ciel de son décor, c'est celle de l'amour qui se lève dans l'âme purifiée de Valentin. On voit donc combien l'effet général du décor répond mieux à l'idée poétique que les effets particuliers d'une mise en scène plus naturaliste.
Cet exemple montre qu'il faut lire avec la plus grande attention l'oeuvre que l'on doit mettre en scène et déterminer la nature de l'inspiration de l'auteur. S'il est sensible que le poète a remonté de l'idée au phénomène, comme c'est le cas dans l'exemple précédent, il ne faut pas présenter un ordre inverse au spectateur, et, par conséquent, la mise en scène doit laisser l'idée seule se manifester et éveiller le phénomène dans l'imagination du spectateur, comme cela a eu lieu dans celle du poète. Si, au contraire, il est sensible que l'auteur a voulu subordonner la représentation de l'idée à la présentation du phénomène, il faut s'efforcer de réaliser la mise en scène décrite par lui. Il est clair que dans l'Ami Fritz, sans l'eau qui coule de la fontaine, la légende de Rébecca n'a aucune raison de se représenter à la mémoire de Sichel.
Les cas où une mise en scène réaliste s'imposera ne sont pas aussi fréquents ni aussi nombreux qu'on pourrait le croire au premier abord. Le plus souvent, il sera prudent de s'en tenir à l'ancienne conception décorative qui ne recherche qu'un effet simple et général. Et cela pour deux raisons d'ordre supérieur. La première, c'est que l'impression que nous cause la nature se ramène toujours dans la réalité à quelques sensations très simples, telles que la présence ou l'absence de la lumière, le mouvement ou le repos des objets, le bruit ou le silence, le plus ou le moins de vapeur humide dans l'atmosphère, le plus ou le moins de grandeur ou de profondeur, etc. Tout le surplus de nos impressions, souvent très complexes, naît du rapport que ces sensations simples ont avec l'état moral de notre âme. Il faut, par conséquent, dans la représentation des effets de la nature ne pas tenir compte de ce que, précisément, y mettra le spectateur, pour peu que l'action dramatique ait incliné son âme vers tel ou tel état psychologique. C'est là une raison toute philosophique.
La seconde raison a une portée esthétique à laquelle j'ai déjà fait allusion ci-dessus, et sur laquelle j'appelle l'attention des personnes qui se laissent trop facilement séduire par les promesses de l'école réaliste ou naturaliste. Quand on transporte le monde extérieur, objets ou phénomènes, sur la scène, on n'en donne naturellement qu'une copie, qu'une imitation. Sur la scène, on ne bâtit pas de vraies maisons, on ne plante pas de vrais arbres, on ne déroule pas de véritables flots, on ne pousse pas dans le ciel de vrais nuages, etc.; on ne nous donne de toutes ces choses que des imitations. Or, du moment que l'on ne présente pas au spectateur les objets réels qui, selon le poète, devraient avoir une influence psychologique sur les personnages du drame, on ne peut pas compter que les objets imités auront la même portée, attendu que l'attention du spectateur est, non pas attirée par la contemplation du phénomène naturel, mais préoccupée uniquement du phénomène artistique de l'imitation. Plus l'on compliquera la mise en scène, plus on cherchera à reproduire avec exactitude les impressions de la nature, plus l'on comptera sur la perfection décorative pour agir sur l'inclination morale des spectateurs, et plus l'école réaliste s'éloignera du but qu'elle poursuit; car l'esprit du spectateur, sollicité, par des impressions optiques, et sensible à toute création artistique, s'attachera obstinément à ce qui lui offrira un intérêt immédiat, c'est-à-dire à l'art particulier de la mise en scène, aux procédés scientifiques ou autres de l'imitation, et ne subira par conséquent pas l'influence psychologique qu'on aura eu la prétention d'exercer sur lui. Dans ce cas, c'est tout simplement un art d'ordre inférieur qui prend le pas sur un art d'ordre supérieur.
CHAPITRE XL
L'école naturaliste au théâtre.—La théorie des milieux.—Des milieux générateurs.—Des milieux contingents.—Conjonction de l'idéal et du réel.—La Charbonnière.—Du réel dans la perspective théâtrale.—Le Pavé de Paris.—Le naturalisme imposerait des conditions nouvelles à l'architecture théâtrale.—L'école réaliste devra tendre à redevenir une école idéaliste.
A la vérité, l'école qui s'intitule naturaliste paraît avoir une grande prédilection pour la forme du roman. Cela se conçoit; car c'est là seulement que, lorsque les personnages n'agissent pas ou ne prennent pas la parole, un acteur, et le principal, reparaissant en scène, décrit les beautés sévères ou riantes de la nature, la mélancolie des bois ombreux, l'immobile majesté des monts, la pesante solitude des espaces déserts; la mystérieuse circulation de la vie, ses ardeurs et ses épuisements, et en même temps cherche à montrer le lien sympathique qui rattache les états psychologiques de l'être humain à tous ces aspects de la nature. Cet acteur, c'est le poète lui-même, dont l'âme anime la nature inanimée. Mais, au théâtre, les personnages seuls ont le droit de s'adresser au public, et le poète, c'est-à-dire le démonstrateur psychologique, est réduit au silence. La nature n'agit donc dans la mise en scène que par ses effets simples et généraux, n'engendrant chez les spectateurs que des sensations initiales, simples et générales. Nous arrivons ainsi, par un autre chemin, à la même conclusion que dans le chapitre précédent. Au théâtre, le poète, présent mais silencieux, n'y peut plus animer la nature et lui insuffler, comme dans le roman, une sorte de force passionnelle active. C'est pourquoi, en abordant la scène, l'école naturaliste est contrainte d'abandonner toute sa puissance descriptive, et de sacrifier la nature pour s'attacher aux effets humains et sociaux de la vie.
Quelle est, sous ce rapport et en quelques mots, l'esthétique de l'école? Si je vois juste, la voici, dégagée des théories secondaires qui l'encombrent et présentée sans dénigrement avec toute l'impartialité dont je suis capable. On peut dire, sans exagération, qu'elle est tout entière contenue dans la théorie des milieux. Premièrement, les êtres humains ne peuvent s'abstraire des milieux où ils sont nés, où ils se sont développés et qui déterminent leur mode de sentir, leur mode de penser et leur mode d'agir. Deuxièmement, nulle action dramatique, née du conflit de passions humaines, ne peut s'isoler des milieux où elle se noue, se développe et tend à sa fin.
L'école ne considère plus une passion en soi, mais l'envisage dans ses différents modes et met son ambition à traduire sur la scène, dans toute leur réalité complexe et relative, les états psychologiques et pathologiques des êtres, individuellement déterminés, qui agissent sous l'empire d'une passion. Ce qu'elle cherche, c'est donc une vérité plutôt relative qu'absolue. C'est pour cela que nous avons dit plus haut que l'école agrandissait la superficie de l'art, en abaissant sensiblement l'idéal. On peut, en effet, accorder au réalisme le droit qu'il réclame de différencier, par exemple, le mode d'aimer de l'homme du peuple de celui de l'homme du monde; mais dès que la jalousie armera d'un couteau la main de l'un et de l'autre, elle devrait à son tour reconnaître que toutes les distinctions sociales s'anéantissent devant un fait pathologique purement humain.
L'art, parti du particulier et du relatif, doit donc aboutir au général et à l'absolu; et par suite le poète, après avoir soigneusement pris ses types dans la réalité, doit tendre à l'idéal, c'est-à-dire à dégager l'être humain de toute contrainte sociale et à débarrasser les passions des masques sous lesquels cette contrainte les force à se cacher et à se dérober aux regards. C'est le transport du relatif au théâtre qui fait la richesse de l'art moderne; mais c'est seulement en dégageant l'absolu de ses données relatives que celui-ci assurera à ses productions une valeur générale et une portée psychologique universelle, et leur donnera l'espérance de vivre au delà du temps présent.
En cela, l'esthétique théâtrale devra suivre l'esthétique dramatique. Si le poète a conduit rationnellement son oeuvre du relatif à l'absolu, la mise en scène devra s'efforcer de ne pas contrarier cette évolution ascendante. On peut donc, conclure que, dans une oeuvre dramatique moderne, la mise en scène devra réaliser avec le plus de soin possible tous les tableaux d'exposition, ceux où s'accusent le relatif des idées et des faits ainsi que l'influence des milieux sur les caractères et sur les passions; mais, à mesure que l'action s'approchera du dénouement, elle devra de plus en plus sacrifier, soit dans les décors, soit dans les costumes, soit dans la figuration, les traits particuliers qui faisaient la richesse des premiers tableaux, et peu à peu revêtir un aspect général qui puisse s'harmoniser avec ce qu'a d'absolu et de purement humain l'explosion psychologique et pathologique des passions.
La seconde loi se rapporte, comme nous l'avons dit, à l'influence contingente des milieux. C'est l'aspect multiple et complexe de la vie que l'école cherche à réaliser par l'observation de cette loi. Poussez la porte d'un établissement public quelconque, et dans la foule des êtres humains qui y sont réunis, que de drames et de comédies! Ici un beau drame d'amour va naître, tandis que là une folle comédie se dénoue; dans le groupe prochain un marché honteux se conclut; dans celui-ci un crime horrible se prépare, tandis que dans celui-là s'épanouissent la jeunesse et le bonheur. Une action tragique ou comique ne se développe pas dans le vide, mais elle se meut en traversant des milieux successifs, qui souvent déterminent une modification dans la direction de sa trajectoire. Tous ces tableaux nous représentent la vie dans sa complexité et dans son hétérogénéité actuelles; ils forment le fond pittoresque sur lequel s'enlèvent en vigueur les personnages de premier plan. Si ce sont les personnages qui disparaissent, il n'y a plus d'action dramatique; mais si ce sont les tableaux qu'on soustrait à la vue, on enlève au drame ce qui précisément lui donnait l'aspect saisissant de la vie. En un mot, un drame ne se profile jamais ici-bas sur un fond neutre, semblable à ces fonds gris sur lesquels les peintres enlèvent vigoureusement un portrait, mais sur des tableaux animés eux-mêmes, sur des lambeaux d'histoire humaine et sociale qui sont souvent le commentaire le plus éloquent du drame, soit qu'ils expliquent la fatalité d'un acte par l'influence du milieu traversé, soit que par contraste ils en accusent plus fortement l'horreur.
De là se déduisent la composition et la construction d'une pièce naturaliste. Il s'agit de peindre les différents moments de l'action au milieu des tableaux animés où celle-ci s'est successivement transportée. D'où la nécessité d'une mise en scène toujours changeante et variée. C'est une succession de tableaux de genre, faits d'après nature, à tous les degrés de la vie sociale, depuis ses bas-fonds jusqu'aux couches supérieures. Évidemment, cette suite d'exhibitions, souvent pleines de mouvement et d'expression, où le pittoresque atteint une grande intensité, constitue pour les yeux et même pour l'esprit un amusement parfois très vif. On arrive ainsi à renouveler et à diversifier, jusqu'à les rendre méconnaissables au premier abord, des drames à peu près aussi vieux que l'esprit humain. Prenez l'Andromaque de Racine, vous en pourrez transporter l'action dans tous les mondes, depuis le plus raffiné jusqu'au plus abject, et vous pourrez diversifier à l'infini votre drame en faisant traverser à vos personnages les milieux les plus étranges. Sans doute, c'est précisément cette possibilité qui constitue la critique du système. Mais ici, je ne critique pas, j'analyse et j'expose les théories d'une école, en cherchant au contraire à les montrer dans leur jour le plus favorable. Or, ce que l'école recherche par-dessus tout, c'est l'exactitude des tableaux, destinée à procurer au spectateur, une sensation très intense de la vie. C'est donc ici qu'apparaît la mise en scène, dont les lois imposent une limite aux prétentions de l'école. Ce qui nous reste donc à examiner, c'est jusqu'où la mise en scène peut se prêter à toutes les exigences naturalistes. Je le ferai très brièvement, attendu que le lecteur, arrivé au dernier chapitre de cet ouvrage, a son jugement formé sur les points principaux qu'il nous faut examiner.
Or, en abordant la scène, l'école naturaliste rencontrera, sans pouvoir la résoudre, une double difficulté dramatique et théâtrale, qui ne dérive nullement de lois arbitraires ou de théories plus où moins contestables, comme celle des trois unités, mais qui tient uniquement à la structure de l'esprit et de l'oeil du spectateur. Cette difficulté consiste, au point de vue dramatique, dans la juxtaposition, incohérente pour l'esprit, de l'idéal et du réel, et, au point de vue théâtral, dans la juxtaposition incohérente pour l'oeil, du vrai et du faux. Ainsi, d'une part, toute représentation idéale détruira l'impression très vive que nous aurait causée la présentation du réel, ou réciproquement l'effet de la première sera détruit par celui que produira la seconde; d'autre part, toute opposition entre la réalité et la perspective théâtrale, qui met en présence le vrai et le faux, anéantira immédiatement l'illusion et réduira le réel à l'imaginaire.
On peut aisément fournir des exemples qui mettront en relief cette double contradiction. Dans la Charbonnière, un tableau représentait une salle d'hôpital. L'aspect de cette salle nue, blanchie à la chaux, que garnissaient deux rangées de lits entourés de leurs rideaux blancs, était d'un réalisme vraiment saisissant. Au pied du premier lit, à droite, une soeur, veillait; dans le lit était étendue une moribonde, dont le visage à demi fracassé était recouvert d'un voile de gaze. Le tableau, dans sa simplicité tragique, causait une double impression de pitié et de terreur; et cette impression ne se fût pas effacée si le drame n'eût amené dans ce tableau une représentation de la mort et ensuite une représentation de la folie. Ces deux représentations ne peuvent jamais être qu'idéales, c'est-à-dire conçues et rendues idéalement par la réduction forcée du temps nécessaire à la succession des phénomènes morbides, par la prédominance des effets généraux et par l'effacement des traits particuliers. Or, dès que l'idéal surgissait au milieu du réel, l'impression première se dissipait immédiatement, et l'esprit du spectateur, débarrassé de toute angoisse, s'intéressait à l'imitation artistique de la mort et de la folie. Dans ce tableau, la mort et la folie étaient, contre le voeu de l'auteur moins poignantes que le décor; et par conséquent la réalité tragique de celui-ci avait détruit d'avance l'effet que l'auteur devait attendre de ce double dénouement. En outre, la recherche de l'impression réelle avait d'avance annihilé tout l'effort artistique des comédiens. La juxtaposition de la réalité empêche donc l'illusion de se produire au même degré que si le dénouement se profilait sur un décor de carton. L'idée de juxtaposer l'art et la réalité est contradictoire et constitue pour l'école naturaliste un obstacle insurmontable. Celle-ci doit donc, si elle veut rester fidèle à ses théories, ne jamais introduire de représentation idéale au milieu de tableaux fondés sur la présentation du réel. Par conséquent, l'école est condamnée à n'introduire dans ses tableaux qu'un minimum d'action dramatique, et c'est à cela, en effet, qu'elle tend de plus en plus. Les pièces tournent chaque jour davantage à des exhibitions de tableaux vivants et animés, art inférieur, sensualiste et matérialiste, mais surtout très borné et qui ne peut fournir une longue carrière.
Dans le Pavé de Paris, joué à la Porte-Saint-Martin, un tableau représentait l'intérieur d'un tunnel. A un moment donné, un train de chemin de fer traversait la scène à l'arrière-plan. Je ne me souviens pas bien au juste de la fable dramatique; en tous cas, à l'arrivée du train, en tête duquel s'avançait la locomotive, armée de ses feux rouges comme de deux yeux sinistres, la déception du spectateur était complète, et ce chemin de fer de carton frisait le ridicule. C'est qu'en effet ce n'était qu'un joujou. La locomotive et les voitures du train n'avaient que les dimensions que leur imposait la perspective théâtrale, et par conséquent elles étaient trop petites pour la distance réelle. Dans la Jeunesse du roi Henri, un des décors représentait un carrefour dans une forêt, et la perspective habile donnait à cette forêt de vastes proportions. Soudain, deux ou trois cavaliers débouchent du fond, suivis d'une meute de vrais chiens: immédiatement la forêt devient un joujou. C'est Gulliver s'ébattant maladroitement dans un paysage de l'île de Lilliput. Cette contradiction optique provient, on le sait, de ce que la profondeur de la scène est en grande partie fictive. Voilà encore un obstacle que ne pourra surmonter l'école naturaliste. Il lui est donc interdit de composer des tableaux où doit éclater la contradiction qui résulte de la juxtaposition d'êtres soumis à la perspective réelle de la nature et d'objets soumis à la perspective fictive des théâtres.
Pour aborder certaines représentations, l'école, pour être conséquente avec elle-même et pour réaliser quelques-uns de ses principes les plus chers, devra se résoudre à faire construire des théâtres spéciaux, à scènes rectangulaires très profondes, dans lesquels le plancher de l'orchestre et du parterre sera sensiblement élevé, et le plancher de la scène ramené à l'horizontalité. Alors, c'est, l'oeil seul du spectateur qui inclinera toutes les lignes des décors au point de fuite, et les acteurs, en s'enfonçant dans les profondeurs de la scène, seront partout à leur place et n'auront que les dimensions qu'ils doivent avoir. Mais ce sera en même temps la fin du théâtre parlé et le retour aux drames mimés.
En résumé et pour conclure, l'école naturaliste, en abordant le théâtre, se verra enfermée dans un cercle très étroit, dont il lui sera artistiquement et scientifiquement impossible de franchir les limites. C'est pourquoi nous ne verrons jamais se produire une pièce naturaliste, telle que les adeptes de l'école l'imaginent dans leur naïveté esthétique. Est-ce à dire que les efforts de l'école seront vains et inutiles? Une telle conclusion serait injuste et contraire à la vérité. Par la présentation du réel, chaque fois qu'elle pourra éviter la double contradiction que nous lui signalons dans ce chapitre, l'école réaliste pourra agrandir l'étendue superficielle de l'art théâtral, de même qu'elle pourra agrandir l'étendue superficielle de l'art dramatique en s'attachant à la peinture des traits particuliers et des caractères individuels. Ce sera un résultat qui n'est pas à dédaigner et auquel elle serait sage de borner son ambition. Si elle vise un but plus élevé, elle devra alors modifier ses principes; et, de même que les sciences, dans leur période d'analyse patiente, nourrissent le long espoir d'une synthèse future, de même l'école réaliste ne devra chercher dans ses expériences actuelles, dans l'étude des faits et des phénomènes, que les éléments d'une idéalisation future. Après la période actuelle d'apprentissage artistique, qui n'était pas inutile pour corriger les visibles déviations d'un art depuis trop longtemps traditionnel et conventionnel, elle redeviendra à son tour une école idéaliste, et c'est seulement alors qu'on pourra décider si le nouvel idéal de nos petits-neveux sera d'un degré supérieur ou inférieur à celui de l'école classique, et si la route douteuse, où nous sommes aujourd'hui engagés, aura conduit l'esprit français à un nouveau progrès ou à une décadence définitive.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
CHAPITRE PREMIER
Le succès n'est pas la mesure de la valeur intrinsèque d'une oeuvre dramatique.—Les variations de l'art correspondent aux variations de l'esprit.
CHAPITRE II
La valeur d'une pièce ne dépend pas de son effet représentatif.—Ce n'est pas l'effet représentatif qui a assuré la renommée du théâtre des Grecs, non plus que des théâtres étrangers et de notre théâtre classique.
CHAPITRE III
De l'effet représentatif idéal dans un esprit cultivé.—Imperfections de la mise en scène réelle.—Sa nécessité pour les esprits peu cultivés.—La mise en scène idéale est le modèle et le point de départ de la mise en scène réelle.
CHAPITRE IV
Rapports de la mise en scène avec la valeur d'une oeuvre dramatique.—Le peu d'appareil des théâtres de province favorisait l'art dramatique.—L'excès de mise en scène lui est nuisible.
CHAPITRE V
Recherches d'un principe physiologique auquel puissent se rattacher les lois de la mise en scène.—Les impressions intellectuelles et les sensations organiques s'annihilent réciproquement.
CHAPITRE VI
De la fin que se proposent les beaux-arts.—L'excès de la mise en scène nuit à l'intégrité du plaisir de l'esprit.—La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.—La mise en scène est tantôt une question de goût, tantôt une question d'habileté.
CHAPITRE VII
Compétence littéraire nécessaire à un directeur de théâtre.—Établissement théorique des frais généraux de mise en scène.—L'art dramatique exigerait des vues à longue portée.
CHAPITRE VIII
La mise en scène est conditionnée par le nombre probable de spectateurs.—Grossissement par les acteurs des effets représentatifs.—Les actrices moins portées à exagérer les effets.—Le Monde où l'on s'ennuie.—Nécessité actuelle de plaire à la foule.—Abaissement de l'idéal.—Compensation.—Utilité et devoir des théâtres subventionnés.
CHAPITRE IX
La mise en scène ne doit pas pécher par défaut.—De la contention d'esprit du spectateur.—La mise en scène ne doit pas proposer à l'esprit de coordinations contradictoires.
CHAPITRE X
De la perspective théâtrale.—Contradiction du personnage humain avec la perspective des décors.—Précautions à prendre par le décorateur et par le metteur en scène.
CHAPITRE XI
La décoration doit avoir une valeur générale et non particulière à un moment déterminé.—Modération dans l'emploi des moyens accessoires.
CHAPITRE XII
La mise en scène est conditionnée par la logique de l'esprit.—De la décoration peinte et du matériel figuratif.—Leurs relations avec le drame.—Leur action différente sur l'esprit du spectateur.
CHAPITRE XIII
De la fin nécessaire des objets composant le matériel figuratif.—Le Misanthrope et les Femmes savantes.—Le hasard n'est pas un ressort dramatique.
CHAPITRE XIV
De la sensualité et de l'individualité dans le goût actuel.—Dérogations aux principes.—Rapports de la mise en scène avec le milieu théâtral.—Caractère d'un théâtre, de son répertoire et du public qui le fréquente.
CHAPITRE XV
Rapports de la mise en scène avec le milieu dramatique.—Pièces où domine l'imagination.—Le théâtre de Scribe.—Le théâtre de Victor Hugo.—Effet curieux observé dans Quatre-vingt-treize.
CHAPITRE XVI
Des pièces où domine le sentiment.—Cas où les causes de l'émotion sont subjectives.—Le Mariage de Victorine.—Cas où les causes de l'émotion sont objectives.—L'Ami Fritz.
CHAPITRE XVII
Des pièces où domine la fantaisie.—Caractère de la fantaisie.—Le théâtre de M. Labiche et de M. Meilhac.—Limites de la fantaisie.—De la convenance dans la fantaisie.—Lili.—Pièces d'ordre composite.—Ma Camarade.—Les féeries.
CHAPITRE XVIII
Rapports de la mise en scène avec le milieu social.—La mise en scène se modifie comme la société.—Types généraux de l'ancienne comédie.—Le Tartufe.—Complexité et hétérogénéité de la société actuelle.—Plasticité nécessaire de la mise en scène.—Vieillissement rapide du théâtre moderne.
CHAPITRE XIX
Lois restrictives de la mise en scène.—De la loi de proportion.—Plans d'importance scénique.—L'Ami Fritz.—Des repas de théâtre.—Application de la loi au matériel figuratif.
CHAPITRE XX
De la loi d'apparence.—De l'usage des lorgnettes.—Au théâtre le sens du toucher ne s'exerce jamais.—Seules les sensations optiques sont directes.—Le théâtre ne nous doit que des apparences.—Des costumes et des toilettes des actrices.
CHAPITRE XXI
Rapports de la mise en scène avec l'espace et le temps.—Les Danicheff et l'Oncle Sam.—Du vrai et du vraisemblable.—De la couleur locale.—Prédominance des traits généraux.—Les romantiques.—Le Cid et Bajazet.—Le théâtre de Victor Hugo.
CHAPITRE XXII
Vanité de toute recherche archéologique.—Des différents styles.—Les costumes du Misanthrope.—Le temps efface les traits particuliers.—Formation des types artistiques.—Destruction de la mise en scène.—Nécessité de démonter les oeuvres classiques.—Des reprises.—Antony.—La mise en scène est une création artistique.—Erreur de l'école réaliste.
CHAPITRE XXIII
De la représentation des oeuvres classiques.—Du plaisir théâtral.—De la sensation du beau.—Analyse de cette sensation.
CHAPITRE XXIV
De la mise en scène tragique.—Ce qu'elle était jadis en France. Ce qu'elle était chez les Grecs.—Notre imagination seule crée la mise en scène tragique.—Du caractère général de la décoration et des costumes.—La mise en scène n'est pas immuable.
CHAPITRE XXV
Étude de la mise en scène de Phèdre.—Le décor.—Comparaison avec les théâtres des anciens.—De l'ornementation.—Du matériel figuratif.—Son influence sur la composition du rôle de Thésée.
CHAPITRE XXVI
Du costume tragique.—Accord du costume avec les péripéties du drame.—Du costume de Théramêne.—L'uniformité de costume concorde avec l'unité passionnelle d'un rôle.—Du costume de Thésée.—Les accessoires doivent convenir au texte et à l'action.—Du costume d'Hippolyte.
CHAPITRE XXVII
Rapport du costume avec la personnalité.—Le costume doit s'accorder avec les états psychologiques d'un personnage.—Du costume de Phèdre.—Influence du costume sur le jeu et sur la diction.—Les costumes d'Iphigénie.
CHAPITRE XXVIII
Des salles de spectacle.—De la scène.—Des zones invisibles.—De la ligne opaque.—Du lieu optique.—Éléments de statique théâtrale.—Exemples.—Des mouvements scéniques dans Phédre.
CHAPITRE XXIX
De la figuration.—De son rôle actif.—Athalie.—De son rôle passif.—Oedipe roi.—Des mouvements orchestriques.—Des figurants de tragédie.—Règles à observer.
CHAPITRE XXX
Des actes et des tableaux.—Confusion fréquente.—Unité dramatique des actes.—Du théâtre espagnol, anglais, allemand.—Les changements de tableaux impliquent des changements à vue.
CHAPITRE XXXI
De l'imitation de la nature.—De la présentation et de la représentation d'un phénomène.—De la représentation de la mort.—Toute représentation est conditionnée par l'imagination du spectateur.—Le jugement du public est subordonné à l'idée qu'il se fait de la réalité.
CHAPITRE XXXII
De l'acteur.—De la formation subjective des images.—Rapport de la création de l'acteur avec l'idéal du public.—Toute évolution idéale implique une modification dans l'image représentée.—C'est la généralité d'un phénomène qui justifie sa représentation.—Smilis.—L'acteur doit éviter l'accidentel.
CHAPITRE XXXIII
De la composition d'un rôle.—Des traditions.—De l'intuition et de l'introspection.—Développement des images initiales.—Rapport ou contraste entre les images initiales de différents rôles.—Le Demi-Monde.—Le Gendre de M. Poirier.—Mademoiselle de Belle-Isle.
CHAPITRE XXXIV
Aptitude à jouer certains rôles.—De la personnalité scénique de l'acteur.—Complexité et hétérogénéité des rôles modernes.—Leur influence sur l'art dramatique et sur l'art théâtral.—Déformation du talent de l'acteur.
CHAPITRE XXXV
Complexité de la mise en scène moderne.—L'Avocat Patelin; Bertrand et Raton; Pot-Bouille; la Charbonnière.—Invasion du réel.—Du procédé.—Retour nécessaire au répertoire classique.—Son influence sur le talent des acteurs.—Nécessité des théâtres subventionnés.
CHAPITRE XXXVI
Du rôle de la musique au théâtre.—La puissance musicale.—Le mélodrame.—Le vaudeville.—Évolution de l'art dramatique.—La musique devenue un personnage dramatique.
CHAPITRE XXXVII
De l'exécution musicale.—Des rapports de la musique avec l'action dramatique.—Le Monde où l'on s'ennuie.—Le théâtre de Victor Hugo.—Lucrèce Borgia.—Ruy Blas.— L'Ami Fritz.—Transport d'effet: les Rantzau.—Les rois en exil.
CHAPITRE XXXVIII
Décadence de l'art dramatique.—Des conventions dans l'art classique.—Grandeur de l'art idéal.—De l'évolution démocratique.—Caractère de la sensibilité du public.—Son jugement artistique.—De l'école réaliste.—De l'esprit moderne.—De l'individuel et de l'exceptionnel.—Causes d'avortement.
CHAPITRE XXXIX
Rôle actuel de la mise en scène.—La loi de concentration.—Du naturalisme moderne.—De la puissance psychologique de la nature.—La réalité est une cause formelle et non finale d'une évolution dramatique.—L'Ami Fritz.—Rapports de la mise en scène avec la conception poétique.—Il ne faut jurer de rien.—De l'imitation théâtrale.
CHAPITRE XL
L'école naturaliste au théâtre.—La théorie des milieux.—Des milieux générateurs.—Des milieux contingents.—Conjonction de l'idéal et du réel.—La Charbonnière.—Du réel dans la perspective théâtrale.—Le Pavé de Paris.—Le naturalisme imposerait des conditions nouvelles à l'architecture théâtrale.—L'école réaliste devra tendre à redevenir une école idéaliste.