L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale
Tout ce qu'il y a de spécial et de circonstanciel dans les milieux différents de celui où nous vivons nous échappe à peu près complètement. Si, pour prendre un exemple frappant, nous revenons un instant à la Chine, qui est par excellence un pays excentrique par rapport à l'Europe, on peut affirmer que nos yeux ne sont pas formés à remarquer les différences d'usages, de moeurs et de costumes qui caractérisent les diverses époques de son histoire. De telle sorte que, sur un million de spectateurs, il n'y en aurait probablement pas un qui fût susceptible de saisir, à mille ans près, des différences dans les modes chinoises. Un tel exemple est de nature, il semble, à nous rendre légèrement sceptiques relativement à la valeur de la couleur locale. Et, en y réfléchissant, on peut se demander si nos connaissances sont beaucoup plus étendues en ce qui concerne toute l'Asie, l'Afrique, l'Égypte, la Grèce elle-même, ainsi que Rome et surtout les premiers siècles de notre propre histoire.
Tout ce qui s'éloigne de notre expérience actuelle perd peu à peu toute précision, et même de sa vraisemblance, tellement que si on faisait passer devant les yeux d'un homme de soixante ans une suite chronologique de gravures représentant les modes qu'ont depuis sa naissance successivement adoptées ses contemporains, il ne les reconnaîtrait pas pour la plupart et en regarderait quelques-unes comme imaginées après coup et tout à fait invraisemblables. C'est pourquoi, dans la mise en scène d'une pièce dont l'action se déroule dans un autre temps, toute recherche trop précise d'archéologie, c'est-à-dire portant sur un trop grand nombre de détails, est non seulement inutile, mais contraire à la vraisemblance, et n'a pas par conséquent un caractère incontestable de vérité. Sans doute, s'il s'agit du passé de notre propre race, nous posséderons un ensemble de connaissances plus certaines que s'il s'agissait d'un peuple étranger, même contemporain. Un grand nombre de spectateurs sont aptes à distinguer entre eux, tant sous le rapport de la décoration et de l'ameublement que sous celui des costumes, les styles Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI; mais combien peu sauraient établir des différences dans les modes diverses qui ont pu régner pendant le cours de ces grandes époques. Le public ne se choque pas de différences qui, pour des contemporains, eussent été monstrueuses. C'est ainsi qu'en 1878, à la Comédie-Française, on a repris le Misanthrope avec les costumes faits en 1837 pour une représentation de gala à Versailles et qui sont à la mode de la minorité de Louis XIV, bien que le Misanthrope, qui date de 1666, eût toujours été joué jusqu'alors en habits carrés de la seconde moitié du siècle. Nous, hommes du XIXe siècle, qui nous piquons d'exactitude, souvent plus que de raison, en sommes-nous choqués? Et d'ailleurs, combien de spectateurs songent à comparer la date des costumes avec celle de la pièce? La plupart ignorent sans doute que les costumes du Misanthrope peuvent faire question.
Mais bien mieux, pendant qu'à la Comédie-Française, on joue le Misanthrope en manteaux courts, on continue à le jouer à l'Odéon en habits carrés. Toutefois, comme l'exemple est contagieux, un des acteurs a eu l'idée de jouer le rôle d'Acaste en manteau, comme rue de Richelieu, tandis que tous les autres personnages conservent l'habit carré. Or, bien peu de spectateurs s'aperçoivent de ce qu'il y a de disparate dans ce mélange de modes qui ne sont point de la même époque. Cependant, nous serions choqués si on introduisait dans une comédie contemporaine en habits noirs un personnage habillé à la mode de 1830. C'est qu'avec le temps, on ne s'attache qu'aux caractères généraux et qu'on néglige les différences, pourtant considérables, qui naissent de la comparaison des traits particuliers.
Il va de soi que l'idée qui se forme en nous des costumes d'une époque est d'autant plus générale qu'elle repose sur un plus grand nombre d'exemplaires pris, soit dans un même temps, soit dans des temps successifs. Cette idée, d'ailleurs, naît en nous, comme toute idée, par la réunion des caractères communs qui nous frappent dans ce grand nombre d'exemplaires. Il suit de là que l'idée que nous avons du style d'une époque, que nous avons traversée, est générale et non particulière, et que, lorsqu'il s'agit de mise en scène, nous devons réaliser dans la décoration, dans l'ameublement et dans les costumes cette idée générale qui est seule intelligible pour notre esprit et qui, seule, est pour nous la vérité. En outre, on peut remarquer que les idées particulières des contemporains, se changeant peu à peu en idées de plus en plus générales à mesure que leur point de départ s'enfonce dans les brumes du passé, il arrive un moment où elles se fixent dans des types généraux désormais invariables, au moins dans les prévisions actuelles, et auxquels nous devons rapporter tout ce que nous créons aujourd'hui dans le but de représenter telle ou telle époque passée. Ce sont donc, dans ce cas, ces types généraux et invariablement fixés dont le théâtre nous doit la représentation fidèle, puisque eux seuls répondent aux formes que le temps a imposées à nos idées. Il y a donc un degré d'exactitude au delà duquel la mise en scène deviendrait non seulement antithéàtrale, mais même antiartistique. Une pièce qu'on exhumerait au bout de cinquante ans, dans les mêmes décorations et avec les mêmes costumes qu'à sa première représentation, nous ferait l'effet d'une véritable caricature; car, en bien des points, elle pourrait se trouver en contradiction avec les types que le temps aurait formés dans notre esprit.
Ce qui précède nous amène donc à deux conséquences importantes. La première est que, lorsqu'une pièce a fourni sa carrière et qu'on n'en peut prévoir une reprise prochaine, il est désirable de détruire la mise en scène. C'est d'ailleurs, lorsqu'une pièce quitte l'affiche après avoir épuisé son succès, l'effet de l'usure naturelle des choses. On ne peut emmagasiner à l'infini des décors dont on ne prévoit pas l'utilité prochaine, et dont quelques-uns peuvent être fatigués et détériorés par l'usage. Il en est de même des costumes. La mise en scène se trouve donc détruite ipso facto. La seconde conséquence est que, lorsqu'on reprend une pièce depuis longtemps disparue de l'affiche, il n'y a pas lieu de reproduire identiquement la mise en scène primitive.
Sur le premier point, on pourrait s'imaginer que la règle ne s'impose point au répertoire classique, tragédies et comédies, que la mise en scène en est immuable et si bien établie qu'on n'y puisse espérer faire aucun changement. Ce serait une erreur de penser ainsi d'autant que, par suite de la révolution qui, vers la fin du siècle dernier, a modifié l'art des décorations et des costumes, la mise en scène de nos chefs-d'oeuvre classiques est toute moderne. Elle a pu varier et, en effet, elle a souvent varié et variera encore. S'il s'agit de pièces grecques ou romaines, il est d'ailleurs évident que le point de vue d'où on a successivement jugé l'antiquité s'est fréquemment déplacé, et que la même représentation ne pourrait satisfaire les spectateurs actuels, après avoir satisfait ceux des deux derniers siècles. Si donc il y a des traditions en ce qui concerne le jeu et la diction des acteurs, il n'en saurait être de même des décorations et des costumes. En outre, les changements d'acteurs finissent par nécessiter une nouvelle mise au point. Le goût du public, variable d'une génération à l'autre, se lasse peu à peu du même spectacle, et il lui semble, à tort ou à raison, qu'en introduisant quelque variété dans l'appareil théâtral, on pourra se rapprocher d'un idéal qu'en fait on n'atteint jamais.
Ces diverses raisons font donc une loi de ne pas laisser les oeuvres classiques s'éterniser dans le même état représentatif. Après les avoir fait figurer un an ou deux au répertoire courant, il est bon de les démonter complètement pour la plupart, et d'attendre quelque temps avant d'en faire une reprise.
D'ailleurs le procédé qui consiste à renouveler, les rôles un à un, soit par le moyen de doublures, soit en utilisant les nouvelles acquisitions du théâtre, est utile s'il ne s'agit que de remédier à un accident imprévu ou de favoriser les débuts d'un acteur; mais en soi il est mauvais, parce qu'il porte le trouble dans un ensemble habilement combiné, et parce qu'il ne permet pas de plus larges corrections qu'autorise seule une nouvelle mise en scène. C'est ainsi qu'à l'heure actuelle il me paraît nécessaire de retirer Phèdre du répertoire de la Comédie-Française (nous en verrons plus loin les raisons), et d'attendre un certain temps avant d'en faire une reprise étudiée.
S'il s'agit, non plus de pièces grecques ou romaines, mais d'une oeuvre dramatique dont le sujet a été pris dans le monde contemporain de l'époque où elle a paru pour la première fois à la scène, il faut distinguer si l'oeuvre est ancienne ou moderne. Les pièces qui datent d'une époque de l'histoire pour laquelle le temps a fait son office, en créant des types généraux qui sont aujourd'hui à peu près fixes, sont plus faciles à monter parce que déjà ces types ont été réalisés sur la scène et que d'autres arts, la peinture, la gravure et la sculpture, en ont en quelque sorte vulgarisé la connaissance. On a vu cependant, par l'exemple que nous avons cité du Misanthrope, qu'il y a place, même dans ces cas-là, pour des écarts considérables.
La difficulté est quelquefois plus grande pour des oeuvres modernes, dans lesquelles il faut précisément réaliser pour la première fois des types qui commencent à se former dans notre esprit, et dans lesquels il y a encore prédominance de traits particuliers, variables dans la mémoire de chacun de nous. Cette question a été justement agitée, récemment à propos de la reprise d'Antony. C'est le cas de remarquer combien il est heureux que toute mise en scène soit de sa nature destructible; car si par impossible on avait conservé celle d'Antony et qu'on nous l'eût remise aujourd'hui sous les yeux, on aurait pu sans doute espérer piquer jusqu'à un certain point la curiosité d'une partie du public, mais très certainement elle aurait produit un effet définitif désastreux et aurait été contre le but qu'on s'était proposé et qui ne pouvait être que celui de nous toucher et de nous émouvoir. Il nous aurait été impossible de prendre au sérieux une gravure de mode surannée; et le ridicule du spectacle aurait été en nous un obstacle insurmontable à l'épanouissement de la sympathie.
Mais en fait la mise en scène d'Antony n'existait plus et il a fallu la recréer de toutes pièces. La difficulté était précisément dans le grand nombre de traits précis et particuliers dont, relativement à cette époque peu éloignée de nous, notre imagination est encore encombrée. Il fallait, pour le costume d'Antony, éviter le ridicule auquel il ne prêtait pas jadis et auquel il ne devait pas non plus prêter aujourd'hui. Il fallait créer, comme cela s'est fait, de soi-même et insensiblement, pour des époques plus anciennes, un type général qui eût le caractère du temps sans être le personnage à la mode de telle ou telle année. On devait donc avoir grand soin de ne pas feuilleter les gravures de modes, les journaux illustrés, mais de s'inspirer de portraits, de bustes, de gravures, c'est-à-dire, en un mot, d'oeuvres d'art. Leur examen collectif devait offrir un certain nombre de caractères communs et fournir les traits généraux du type à réaliser. En tout cas, ce dont il fallait bien se pénétrer, c'est que le costume d'Antony ne devait être ni une copie ni une réminiscence, mais une création au sens artistique du mot.
A l'Odéon, on n'a pas fait une étude suffisamment artistique de la mise en scène. On a tout simplement modernisé le costume d'Antony en modifiant la forme de ses collets, de ses cols et de sa cravate; on a été jusqu'à lui permettre le gant Derby; on a de même modernisé la coiffure des femmes et trop allongé leurs robes. Toutefois, je reconnais qu'on a réussi à éviter le ridicule que n'eût pas manqué d'exciter une résurrection exacte des costumes de 1830. Seulement on n'a pas réussi, ce qui demandait un effort artistique, à constituer le type théâtral d'Antony.
Ajoutons d'ailleurs que pour cette pièce tous les détails de mise en scène n'ont qu'une importance très secondaire, par la raison qu'Antony est un chef-d'oeuvre, qui restera tel au milieu des transformations scéniques que lui imposera le goût des générations successives. La postérité commence seulement pour cette oeuvre extraordinaire, qui est destinée tôt ou tard à faire partie du répertoire courant de la Comédie-Française. Les types et les costumes se fixeront d'eux-mêmes, sans qu'il soit besoin d'un travail critique réfléchi. Ce drame, pathétique et humain, rajeunira de lui-même à mesure que la société française vieillira.
En résumé, la mise en scène est un art qui n'échappe pas aux conditions auxquelles sont soumis les autres arts. C'est une imitation visible et non déguisée de la nature, mais libre et synthétique, et partant créatrice, et qui est, par rapport aux choses et aux êtres pris comme modèles, ce que sont toutes nos idées par rapport aux objets ou aux phénomènes souvent innombrables qui ont contribué à les former en nous. Faire de la mise en scène une copie servile de la réalité serait d'abord une impossibilité matérielle, et ensuite, quand le temps est un des facteurs de la question, un non-sens artistique, puisqu'elle serait en perpétuelle contradiction avec les lentes, mais inéluctables transformations que les lois de l'esprit imposent à toutes nos idées. Enfin il faudrait que chaque objet du monde extérieur eût une représentation identique dans chaque cerveau humain. Quelques auteurs modernes qui se piquent d'une exactitude scrupuleuse se leurrent eux-mêmes, parce qu'ils ne se rendent pas compte que ce qu'ils prennent pour la réalité n'est qu'une image et qu'une interprétation de la nature, modifiable suivant le tempérament, la constitution physique et l'adaptation physiologique de chacun de nous.
Il faut reconnaître que la réalité est en soi quelque chose qui échappe à la certitude humaine, et que pour un même objet il y a autant d'images différentes de cet objet que d'observateurs. Et, en effet, ce que nous appelons réalité n'est en fait qu'une oeuvre d'art qui a pour auteur l'artiste que la nature a caché au fond de chacun de nous. La prétention qu'a l'école réaliste d'être plus vraie que l'école idéaliste n'est, chez beaucoup de ses adeptes, qu'une infirmité intellectuelle qui consiste à croire les images qui se forment dans notre oeil plus ressemblantes que celles qui se forment dans l'oeil de nos semblables. Où la théorie réaliste ou naturaliste reprend de sa valeur et de son importance, c'est lorsqu'elle nous fait une loi de substituer la vue directe et immédiate des objets à leur vue indirecte et médiate, c'est-à-dire de repousser l'interposition, entre la nature et nous, de tempéraments artistiques différents de notre propre tempérament.
Ajoutons que beaucoup de personnes restreignent la vérité à la particularité. Or une idée générale n'est pas moins vraie qu'une idée particulière; l'une s'applique à un plus grand nombre d'objets, l'autre à un plus petit nombre, voilà tout. Un décor représentant un paysage ne sera pas en contradiction avec la vérité parce qu'il laissera de côté un nombre plus ou moins grand de détails particuliers faciles à constater dans tel ou tel paysage réel. Seulement, il est une oeuvre artistique et correspond exactement, par son degré de généralité, à ce qu'est une idée dans l'ordre intellectuel. De même un costume de théâtre doit être une oeuvre d'art et nous donner l'idée du costume d'une époque, ce à quoi il parviendra sans être tel ou tel costume particulier de cette époque. C'est d'ailleurs là un sujet que des pages ajoutées à des pages n'épuiseraient pas. En ces matières, il est inutile de chercher à convaincre ceux qui ne se sont pas rendu compte de la manière synthétique dont se forment les idées dans leur esprit. Nous y reviendrons au surplus dans la suite, quand nous nous occuperons plus particulièrement de la mise en scène des personnages de théâtre.
CHAPITRE XXIII
De la représentation des oeuvres classiques.—Du plaisir théâtral.—De la sensation du beau.—Analyse de cette sensation.
J'aborde un sujet dont l'intérêt ne le cède pas à l'importance: la mise en scène des chefs-d'oeuvre classiques de la littérature française. Sujet vaste, qu'il faut s'empresser de limiter, en écartant autant que possible tout ce qui dans l'étude esthétique de ces oeuvres dramatiques ne se rapporte pas à la mise en scène. Dès les premières pages de ce volume, nous avons dit l'intérêt supérieur qui s'attache à la représentation des oeuvres classiques. Elles marquent le niveau supérieur où s'est élevé le génie français, ou mieux le point culminant qu'a pu atteindre en France l'art dramatique, sous sa forme la plus simple et la plus sévère. Pour les poètes, c'est un exemple toujours présent, qui domine leurs efforts, ne les laisse jamais satisfaits de leurs propres ouvrages et les pousse dans la voie indéfinie du progrès. Corneille, Racine et Molière servent de conscience, soyons-en sûrs, à ceux-là mêmes qu'enivre la popularité, et que semble aveugler le contentement de soi-même.
Ces représentations ne sont pas moins salutaires au public; et n'auraient-elles que le mérite de former et de purifier son goût, d'élever et d'agrandir son esprit, qu'elles contribueraient ainsi à la culture générale des lettres, au maintien des bonnes moeurs et aux insensibles progrès de la civilisation. C'est surtout en se demandant comment les représentations classiques forment et épurent le goût qu'on met en évidence l'attrait qu'elles ont seules le privilège d'exercer et la raison secrète de l'empire qu'elles prennent sur ceux qui ont une fois senti le plaisir particulier qu'elles procurent. Depuis plusieurs années j'ai assisté à un très grand nombre de ces représentations, et c'est un point que je me suis efforcé d'éclaircir, en analysant mes propres impressions et en les comparant avec celles que me semblait éprouver la salle tout entière.
Il est certain que les hommes ne vont chercher au théâtre que des sensations, ce qu'en un mot nous appelons du plaisir. Personne n'entre à la Comédie-Française avec la prétention de se rendre meilleur, de former son goût, d'élever son esprit. A cet égard notre amour-propre, qui souvent se contente de peu, nous fait juger notre esprit assez élevé, notre goût suffisamment délicat et nous entretient dans l'estime de nous-mêmes. Les salles de théâtre seraient vides si elles ne devaient se remplir que de personnes qu'y amèneraient des motifs aussi louables. Non, le mobile qui nous pousse au théâtre n'est pas aussi désintéressé qu'on le pense; nous voulons y goûter du plaisir dans toute la force du terme et y éprouver des sensations réelles, qui mettent en émoi notre organisme tout entier. On se tromperait d'ailleurs si on croyait que nous sommes ici en contradiction avec ce que nous avons dit dans le commencement de cet ouvrage, car il y a un ordre de sensations auxquelles on ne parvient que par un effort constant et une puissante application de l'esprit, et que par conséquent la moindre distraction empêcherait de naître en nous.
Tous les jours il peut nous arriver d'assister à des comédies plus spirituelles ou plus amusantes que les comédies de Molière, à des drames plus intéressants ou plus poignants que les tragédies de Corneille et de Racine. On outrepasserait la vérité en voulant prouver que toutes les pièces le cèdent en gaieté ou en force dramatique aux oeuvres classiques: ce n'est pas vrai. Pour moi, j'avoue très humblement, m'être souvent beaucoup plus amusé à certaines pièces du Palais-Royal, du Vaudeville ou des Variétés qu'à la représentation des Femmes savantes ou du Misanthrope; et en dépit d'une rhétorique froide et gourmée il faut reconnaître que le rire, le fou rire même, est un plaisir que nous recherchons et dont il ne faut pas rabaisser la valeur. De même, à des drames de l'Ambigu ou de la Porte-Saint-Martin, j'ai éprouvé des sensations de pitié, de terreur ou d'anxiété beaucoup plus fortes que celles que m'ont jamais causées les héros ou les héroïnes des plus belles tragédies; et ces impressions ont pour nous des voluptés auxquelles nous goûtons avidement et qui nous arrachent des applaudissements et des cris. Or ce qu'il faut bien comprendre, c'est que les sensations que nous font éprouver les oeuvres classiques sont tout aussi réelles, mais qu'elles sont d'un autre ordre, et d'un ordre supérieur. C'est donc précisément leur réalité qu'il faut mettre en évidence, car c'est par leur réalité que ces jouissances artistiques ont du prix pour les hommes, les attirent et les sollicitent avec une force qu'elles n'auraient pas si elles n'avaient à leur offrir qu'un semblant de plaisir idéal et platonique. Or, à l'égard de cette réalité, il n'y a pas de doute à avoir.
Quand commence une représentation tragique les spectateurs sont d'abord simplement attentifs, les uns parce qu'ils se disposent à un plaisir ineffable qu'ils connaissent, les autres par l'intuition qu'ils ont de ce plaisir, un certain nombre enfin par respect, par convenance ou même seulement par imitation. La plupart n'entrent que très peu dans les raisons longuement déduites de l'exposition et ne s'attachent que médiocrement aux préliminaires de l'action. Mais peu à peu l'intérêt s'accroît, à mesure que la passion se dégage et que sous le personnage historique ou légendaire apparaît le type humain créé et mis en scène par le poète, c'est-à-dire à mesure que l'art se manifeste et que le génie du poète, s'essayant à un jeu divin, infuse dans les fantômes qu'il évoque à nos yeux la vie et toutes les passions qui en font le charme ou l'horreur. Alors, pour peu que la décoration soit décente, que le jeu et la déclamation des acteurs s'accordent avec le texte poétique, il arrive un moment, une scène, une situation où l'art se manifeste sous sa plus parfaite expression, où tous les moyens si patiemment combinés, où tous les efforts si longuement accumulés aboutissent enfin, et où l'idée, arrachée de l'esprit, de l'âme et des entrailles du poète, se dégage de ses langes et se dresse à nos yeux, éclatante de vérité et toute palpitante de vie, belle dans sa nudité sans défauts comme l'Anadyomène antique. A ce moment un trouble profond et délicieux envahit notre être tout entier, une angoisse inquiète, haletante nous étreint, pareille à l'émotion de l'amant qui surprend un signe adoré; un besoin d'air et d'espace infini semble nous soulever, comme ces rêves qui nous donnent des ailes; puis à cette volupté étrange et rapide succède un attendrissement qui se résout en larmes, et bientôt la lassitude qui suit ce moment de plaisir suprême nous permet de mesurer la puissance de la commotion dont tout notre être a été ébranlé. Or cette sensation, ce n'est pas la pitié que nous inspire Iphigénie qui nous la donne, ni la double anxiété de Chimène, ni l'enthousiasme contagieux de Pauline, ni la rage d'Hermione; non, cette sensation, dont le dieu nous secoue après avoir secoué le poète, n'est autre chose que la sensation du beau, c'est-à-dire ce trouble presque superstitieux de stupéfaction et d'admiration qui s'empare de nous, lorsque nous voyons une ébauche faite de main d'homme se revêtir soudain des signes supérieurs de la vie dont la volonté divine a marqué le front de ses créatures.
Cela est si vrai que cette sensation pourtant si forte peut être éprouvée, identique dans tous ses effets, aussi bien à la représentation d'une comédie de Molière qu'à la représentation d'une tragédie de Corneille ou de Racine, ce qui ne se concevrait pas si on devait en chercher la source dans le pathétique des situations, au lieu d'y voir un effet de la puissance de la poésie et du jaillissement de la vie, en un mot une manifestation du beau idéal, c'est-à-dire du beau conçu par l'esprit et enfermé par l'artiste dans un simulacre humain. C'est donc en résumé cette sensation réelle et tout organique qui constitue le plaisir particulier que nous allons demander aux oeuvres classiques. Si elle paraît plus intense à la représentation des oeuvres tragiques, c'est que celles-ci exaltent notre sensibilité, et, comme d'une corde plus tendue, nous arrachent des tressaillements plus aigus.
Cette sensation ne se produit pas toujours, soit par suite de nos dispositions personnelles, soit par suite de celles des comédiens. Mais quand une fois on l'a ressentie, on en conserve un souvenir impérissable; on constate en soi ce goût des grandes oeuvres dont nombre de personnes parlent sans le connaître, et on se sent en possession d'un plaisir ineffable qui surpasse de beaucoup celui que pourraient nous procurer les situations dramatiques les plus émouvantes. Quand on s'efforce d'élever et de purifier le goût des jeunes gens, de leur ouvrir l'esprit, de leur faciliter l'accès des oeuvres immortelles qui sont la gloire de l'esprit humain, on travaille en définitive (que n'en sont-ils persuadés!) à leur procurer des plaisirs réels, des émotions aussi vraies, moralement et physiquement, que toutes celles auxquelles ils aspirent et enfin cette sensation du beau, qui est la jouissance suprême de l'être humain et la raison dernière de l'art.
Mais les hommes, ai-je besoin de l'ajouter, sont de complexion différente. Aux uns, c'est la poésie qui procure seule cette sensation du beau; aux autres, c'est la peinture, à ceux-ci c'est la musique, à ceux-là c'est la nature. Dans le domaine littéraire, on peut la ressentir à l'audition ou à la lecture des oeuvres les plus diverses, et elle est d'ailleurs variable d'intensité. Si je n'ai parlé que des chefs-d'oeuvre classiques, c'est d'abord qu'eux seuls nous font éprouver cette sensation dans toute son intégrité et qu'ensuite je n'ai pas la prétention de juger sommairement les écrivains et les poètes de mon époque. Il me sera permis toutefois d'ajouter que j'ai éprouvé cette sensation du beau à la représentation (pour m'en tenir au théâtre) de la plupart des oeuvres d'Alfred de Musset, dont le génie sait découvrir et ouvrir cette source de vie dont le jaillissement inonde notre âme.
Pour conclure, je dirai que c'est cette sensation du beau qui est la raison des représentations classiques, et la justification des subventions que l'État accorde à l'Odéon et à la Comédie-Française. Est-il un but plus noble que celui de convier à un plaisir aussi parfait et aussi pur un peuple récemment affranchi, mais libre, hélas! pour le mal comme pour le bien, échappé à la discipline avant la fin de son éducation intellectuelle et morale, et porté naturellement à toutes les satisfactions des sens? N'est-il pas à espérer que parmi ce peuple, ceux qui auront une fois goûté et apprécié un plaisir si délicat se sentiront moins entraînés vers des plaisirs grossiers? C'est là qu'est la moralité de l'art et la raison de son influence sur la destinée humaine et sur la marche de la civilisation.
CHAPITRE XXIV
De la mise en scène tragique.—Ce qu'elle était jadis en France.—Ce qu'elle était chez les Grecs.—Notre imagination seule crée la mise en scène tragique.—Du caractère général de la décoration et des costumes.—La mise en scène n'est pas immuable.
Nous savons maintenant à quoi tendent les représentations classiques, le but qu'elles poursuivent et la sensation suprême qu'elles s'efforcent de faire éprouver à tous les spectateurs. Sans doute, tous ne sentent pas le beau avec une force égale, et ne sont pas d'ailleurs disposés ou préparés à subir le joug du poète; mais par l'effet physiologique de la contagion, qui se produit dans toute foule humaine, les plus indécis et les plus tièdes sont ébranlés par le spectacle de l'émotion que leur donnent les plus ardents, et bientôt il s'établit, entre ces spectateurs de tout âge et de toute condition, une sorte de communion émotionnelle, qui fait qu'une salle tout entière fond en larmes au même instant ou éclate en applaudissements.
Il y a dans toute oeuvre dramatique un ou plusieurs moments psychologiques où doit se produire cette commotion, qu'il ne faut pas confondre avec celle qui est due au pathétique des situations. Elle se fait souvent sentir dès le second acte, et il suffit d'une idée, d'un vers, d'un mot, d'un geste, d'un regard, pour déterminer ce jaillissement de vérité et de vie qui nous atteint en pleine âme. Mais, dans les belles oeuvres, ces deux commotions du pathétique et du beau se résolvent enfin en une seule, qui se fait sentir, en général, au quatrième acte, après lequel il ne reste plus au poète qu'à apaiser l'émotion soulevée dans l'âme du spectateur, à ramener l'équilibre dans son esprit, et à lui laisser du spectacle tragique une impression complète en soi, dont le souvenir est destiné à s'associer avec une idée de plaisir organique et de joie morale. Ce double souvenir, qui retentit longtemps au fond de nous-mêmes, nous dispose à venir de nouveau savourer cette sensation exquise; et cette disposition est précisément la marque d'un goût qui s'aiguise au souvenir et à l'espoir d'un plaisir, dans lequel se combinent également l'intelligence et la sensibilité.
Les moments psychologiques déterminés, et ils ne le sont guère d'une façon certaine qu'après une suite de représentations, à moins que des reprises antérieures ne les aient traditionnellement fixés, tout doit concourir à faire produire au drame son plein et entier effet. Il arrive assez souvent que les effets attendus et prévus ne se manifestent pas, soit par suite de la défaillance d'un ou de plusieurs acteurs, soit par suite des dispositions du public ou de la composition de la salle. D'autres fois, il y a déplacement dans les points de plus grande intensité, par suite de la prépondérance inattendue que le jeu d'un acteur donne à l'un des personnages. En dehors du succès personnel que recueille cet acteur, il n'y a pas généralement lieu de s'en féliciter; car, si on admettait de pareilles transpositions, le succès des représentations serait abandonné au hasard. Le théâtre ne peut véritablement s'applaudir que lorsqu'aux moments précis les effets attendus se manifestent dans toute leur intégrité. Dans ce cas, assez fréquent d'ailleurs dans une troupe d'élite comme celle de la Comédie-Française, on sent longtemps d'avance se dessiner le succès; il suffit au commencement de la représentation d'une intonation particulièrement juste, d'un geste d'une saisissante précision, pour établir entre la scène et la salle ce courant sympathique qui électrise en même temps les acteurs et les spectateurs. Le jeu des acteurs s'assure et s'harmonise, leur voix prend des intonations chaudes et puissantes; ils semblent possédés du génie du poète dont les pensées et les vers franchissent incessamment la rampe; les spectateurs, de leur côté, sentent leur esprit se tendre sans fatigue, leurs sens devenir plus subtils, et leur coeur prêt à battre plus rapidement sous l'étreinte du poète. A mesure que la sensibilité des spectateurs s'accentue, les acteurs, tout en sentant leur être vibrer avec plus d'intensité, deviennent plus sûrs et plus maîtres d'eux-mêmes; ils se possèdent d'autant mieux que le public se possède moins; et, dans ces moments décisifs, quand les spectateurs sont en quelque sorte emportés hors d'eux-mêmes, c'est à la puissance sur soi-même que se reconnaissent précisément les grands acteurs.
Mais on conçoit que pour faire produire à la représentation d'une oeuvre classique tout ce qu'elle doit donner, il faut une savante et minutieuse préparation. Or existe-t-il ou a-t-il existé quelque part un modèle que nous devions nous efforcer de reproduire dans la mise en scène tragique? Voilà, il semble, la question dont la réponse déterminera la direction de nos efforts dans la préparation d'une représentation théâtrale. Eh bien, on peut affirmer que ce modèle n'existe et n'a jamais existé que dans notre imagination. Tout d'abord, si nous remontons le cours de notre propre histoire littéraire, nous verrons comment ce modèle imaginé a été long à se former en nous. La mise en scène s'est bien lentement perfectionnée et nos idées sur le costume datent à peu près de la fin du siècle dernier. Le costume tragique était jadis de pure fantaisie, un mélange d'éléments modernes et anciens, un composé de plumes, de velours, de soie, le tout s'agençant en forme de tunique à l'antique, retombant sur des cnémides resplendissantes. Quant à la décoration et à la mise en scène, elles étaient ce qu'elles pouvaient au milieu des spectateurs privilégiés qui encombraient la scène. Ce n'est donc pas sur notre propre théâtre que nous pourrions trouver le modèle que nous cherchons. Pouvons-nous espérer, en remontant le cours du temps, le rencontrer sur la scène tragique elle-même où furent représentés les drames de Sophocle et d'Euripide? Nos recherches ne seraient pas couronnées de ce côté de plus de succès.
Nous n'avons que des idées assez confuses sur l'organisation des théâtres antiques; et le peu que nous en savons suffit pour nous démontrer que dans l'antiquité la décoration et le costume des acteurs étaient en partie fantaisistes et en partie hiératiques. Quant à ce que nous appelons la couleur locale et la vérité historique, les anciens ne s'en préoccupaient nullement. D'ailleurs leurs personnages tragiques appartenaient à un passé purement légendaire et épique, et étaient en réalité des créations de leur imagination. En pouvait-il être autrement? C'est précisément le caractère de l'art d'être un jeu, et c'est par là qu'il mérite de charmer et d'embellir la vie. Comment donc ces mêmes personnages, qui composent encore aujourd'hui notre personnel tragique, prendraient-ils à nos yeux une consistance historique qu'ils n'ont jamais eue? Ce qui nous trompe, et ce qui en cela fait le plus grand honneur à l'art, c'est la vérité et la puissance des passions auxquelles les acteurs prêtent l'apparence matérielle de leurs corps. Il ne faut donc pas s'y méprendre: il n'y a pas et il n'y a jamais eu de milieu historique concordant expressément avec ces figures tragiques. La mise en scène doit se composer non pas avec ce qui a été ou ce qui a pu être, mais avec les images qui, dans notre imagination, forment et composent le monde antique. Quelque parti que nous prenions, quelles que soient les recherches savantes et archéologiques dont nous nous fassions guider, jamais notre scène, avec ses personnages de création toute poétique, ne nous offrira un tableau véritable de la vie antique; pas plus d'ailleurs que les personnages héroïques qu'ont peints Homère et Eschyle n'ont jamais ressemblé aux êtres historiques dont un savant moderne, dans sa foi ardente, exhume les restes à Mycènes et à Troie. Les Grecs contemporains de Sophocle ne reconnaîtraient certainement pas la tragédie du plus grand de leur poète dans l'Oedipe roi qu'on joue actuellement à la Comédie-Française. Elle est pourtant une traduction aussi fidèle que possible, et la mise en scène en a été réglée avec un goût parfait. Ils seraient choqués de voir les héros et les rois descendus de leurs cothurnes et ramenés à la taille des marchands d'Athènes, et de les entendre parler sans masques d'une façon aussi simple et aussi peu mélodique. Quant aux choeurs, ils se demanderaient par quelle aberration du goût on ose leur faire déclamer des strophes sur une musique qui ne s'y adapte pas métriquement. C'est que les Grecs concevaient de leur propre antiquité une image toute différente de celle que nous nous en formons, et avaient sur l'art tragique des idées très différentes des nôtres. Maintenant qu'ils sont devenus eux-mêmes l'antiquité, ce sont eux qui nous intéressent, et, à la distance où nous sommes d'eux, nous les confondons volontiers avec leurs héros et avec leurs dieux mêmes, ce qui prouve bien que ce monde mythologique, héroïque et historique n'existe à l'état décoratif que dans notre propre imagination. Cela n'empêche pas d'ailleurs que la tragédie grecque et la tragédie française n'obéissent au même principe essentiel, qui est la caractéristique du théâtre grec et du théâtre français, à savoir la prédominance constante de l'idée sur le fait et du développement moral sur l'acte matériel.
Dans la mise en scène d'une oeuvre tragique, il est donc sage d'abandonner toute prétention à une restauration antique, inutile et impossible. On se perdrait immanquablement dans des essais aussi vains que puérils. Ce que l'on prend d'ailleurs souvent pour des restaurations ne sont que des caricatures décoratives: c'est ainsi qu'il y a quelques années on avait une tendance générale à jouer dans des décors de style pompéien les tragédies dont l'action nous reporte au delà des temps historiques de la Grèce. Il faut donc s'efforcer d'effacer les traits particuliers et s'en tenir aux grandes lignes générales, se contenter d'une architecture simple et grande tout à la fois, de hauts et sévères portiques, peu surchargés d'ornements. Le vaste espace est de tous les milieux celui qui convient le mieux à la grandeur tragique. Quant aux costumes, il faut non sans doute s'en tenir à ceux dont se contente la statuaire, qui est l'art du nu par excellence, mais ne pas s'en écarter de parti pris, et s'en inspirer, dans le choix des tissus, auxquels on doit demander de beaux plis sculpturals. Tout en évitant la monotonie dans les couleurs et la constante uniformité des vêtements blancs, on ne doit pas rechercher des contrastes trop accentués, ni ce bariolage de tons crus auxquels il faut la brillante lumière de l'implacable soleil. L'éclairage plus que médiocre de nos scènes modernes n'admet pas l'abus du style polychrome.
En un mot, c'est nous, hommes du XIXe siècle, qui créons tout cet appareil théâtral par la puissance de notre imagination; nous projetons au dehors de nous et nous objectivons les images du monde antique qui se sont formées lentement en nous par la contemplation des statues, des vases, des médailles, des oeuvres des peintres de toutes les écoles et de tous les temps, par le souvenir de tout ce qui nous a été fourni par l'enseignement et par la lecture. L'idée du monde antique est en nous le résultat d'une synthèse qui a combiné en types généraux tous les éléments divers qui se sont tour à tour enregistrés en nous. Mais, puisque tout cet appareil théâtral n'est que le produit de notre imagination actuelle, il en résulte que la mise en scène de nos oeuvres classiques n'est pas en soi immuable, et qu'elle est susceptible de changer comme change de génération en génération l'image que les hommes se font du monde antique. Chacune de ces oeuvres doit donc, après un certain temps, être retirée du répertoire, pour y reparaître plus tard dans un nouvel état, plus conforme aux idées nouvelles.
Nous dirons de plus, au sujet des costumes, que, quelle que soit la vérité présumée de ceux que l'on choisit, ils ne peuvent être jugés et considérés à part de la personne même de l'acteur ou de l'actrice. Il est, en effet, à penser qu'une modification du costume sera nécessaire chaque fois que le rôle changera de titulaire; car la première loi du costume de théâtre, c'est d'être en rapport avec l'âge, la stature et l'air de la personne qui doit le porter. Pour produire un effet d'une puissance égale, il est nécessaire que le costume change suivant l'apparence de l'acteur. Le point fixe, immuable, c'est l'effet à produire; ce qui est mobile et changeant, c'est le moyen de produire cet effet. N'est-ce pas d'ailleurs la loi naturelle? Les femmes qui veulent plaire n'ajustent-elles pas leurs toilettes à l'air de leur visage? Les acteurs et les actrices sont soumis à la même loi. La première condition de tel costume est de donner à celui qui le porte un air majestueux, et non d'être à priori de telle forme et de telle couleur. D'ailleurs, au théâtre, un acteur ne se substitue pas à un autre, il lui succède; et il y a toujours au moins dans l'ajustement du costume quelque détail à modifier. Je ne parle bien entendu que des rôles importants, et je ne tiens pas compte des cas fortuits ou de force majeure.
Mais je me hâte d'abandonner les généralités, car je crois plus profitable de prendre un exemple particulier, qui me fournira l'occasion d'agiter plusieurs questions intéressantes et importantes pour l'art de la mise en scène. Je vais donc passer en revue la mise en scène de la Phèdre de Racine, telle qu'elle est réglée actuellement à la Comédie-Française.
CHAPITRE XXV
Étude de la mise en scène de Phèdre.—Le décor.—Comparaison avec les théâtres des anciens.—De l'ornementation.—Du matériel figuratif.—Son influence sur la composition du rôle de Thésée.
Si j'ai choisi Phèdre, ce n'est pas que cette tragédie offre une occasion exceptionnelle d'étude et fournisse une plus riche moisson d'exemples que toute autre; c'est uniquement qu'au moment même où je m'occupais de la mise en scène j'ai pu assister à plusieurs représentations de cette tragédie. Si toute autre, au lieu de Phèdre, eût fait partie du répertoire courant c'est celle-là que j'eusse choisie. J'en profiterai pour agiter quelques questions générales à mesure qu'elles se présenteront. Pour mettre un certain ordre dans l'ensemble des faits que nous devons passer en revue, j'examinerai successivement le décor, le matériel figuratif, les costumes et les dispositions scéniques; et ce que je chercherai surtout à mettre en lumière, c'est le rapport direct qu'a la mise en scène avec l'interprétation du drame, c'est-à-dire son influence sur le jeu et la diction des acteurs, et par conséquent sur le résultat final et total de la représentation.
Nous commencerons par examiner la décoration. «La scène est à Trézène, ville du Péloponèse.» Telle est la seule indication portée par Racine en tête de Phèdre. Le théâtre représente le péristyle du palais de Thésée, entouré d'un portique à colonnes élevées. L'aspect du décor a de la grandeur et convient à l'action héroïque du drame. A travers la colonnade du fond, on aperçoit une haute colline que couronnent trois temples. Comme nous n'avons que des idées fort confuses sur ce que pouvait être la demeure d'un Thésée, je ne ferai aucune difficulté d'accepter l'architecture du décor, bien qu'elle pût convenir à toute autre tragédie grecque et même à une tragédie romaine. Mais je fais peu de cas d'une exactitude archéologique qui n'est pas vérifiable; et si l'on joue d'autres tragédies dans ce même décor, je n'y trouve rien à blâmer. Les Grecs, qui étaient des artistes, jouaient en général leurs drames devant la façade d'un palais à trois portes, décor banal et toujours le même; la porte du milieu donnait accès dans l'appartement du roi ou du maître du palais, celle de droite dans l'appartement consacré aux hôtes et aux étrangers, celle de gauche dans la partie du palais réservée aux femmes. Cette disposition éclairait immédiatement le public sur le rang et le rôle du personnage qui paraissait. Nos décorations ont perdu cet avantage. Dans Phèdre, les portes de gauche et de droite donnent accès dans les appartements. Celui de Phèdre est à gauche et celui d'Aricie à droite. Je ne ferai à cela aucune chicane archéologique, bien que dans les maisons antiques l'appartement réservé aux femmes ait dû être dans une même partie de la maison.
Si l'architecture me paraît heureusement appropriée, je ne saurais en dire autant de la toile du fond, qui, en définitive, représente l'acropole d'Athènes, ou une colline sainte qui lui ressemble à s'y méprendre. Trézène, comme toutes les villes grecques, avait son acropole bâtie sur une éminence qui dominait la ville. Le décor n'est donc pas fautif en soi, mais il peut dérouter le spectateur en éveillant dans son imagination le souvenir de l'acropole par excellence, qui est celle d'Athènes. Sans doute le lieu de l'action est clairement indiqué dès le début de la tragédie:
Le dessein en est pris: je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l'aimable Trézène,
dit Hippolyte en entrant. Mais précisément ces deux vers et la toile du fond offrent au spectateur des associations d'idées contradictoires. Il y a donc là une modification nécessaire à faire, d'autant plus que dans la pièce on parle d'Athènes à différentes reprises, et que par suite cette toile de fond doit légèrement brouiller les idées d'un certain nombre de personnes.
L'ornementation du décor consiste principalement en statues dont une seule serait utile, celle de Neptune. Comme grandeur elle est, il est vrai, la principale; malheureusement elle est mal placée, reléguée qu'elle est au fond à droite, sur un plan reculé. Il serait donc désirable qu'on la changeât de place, et qu'on la mît, par exemple, au premier plan, à droite. De la sorte, lorsque Thésée invoque Neptune, l'acteur pourrait s'adresser directement au simulacre du dieu, et ne serait pas contraint de lui tourner le dos, comme cela a lieu actuellement, étant admis qu'il est plus poli de tourner le dos à un dieu qu'au public. Ce déplacement aurait en outre l'avantage de forcer à l'enlèvement d'un hémicycle dont nous parlerons plus loin. Dans nos pièces modernes, chaque fois qu'un personnage s'adresse à la divinité, il se tourne vers son image, si celle-ci figure dans la décoration. Il n'y a qu'un cas où l'acteur peut tourner le dos à celui qu'il évoque ou qu'il invoque, c'est lorsque celui-ci est un fantôme qui n'a de réalité que dans l'imagination du personnage. C'est alors pour le public qu'on objective une apparition qui est entièrement subjective pour le personnage. Mais chaque cas doit d'ailleurs être étudié en lui-même. Je ne ferai pas d'autre observation en ce qui concerne la décoration et je passe au matériel figuratif.
On sait ce qu'un homme d'esprit disait d'un distique qu'on venait de lui lire: il est fort joli, mais il y a des longueurs! Eh bien, le matériel figuratif consiste en trois sièges et l'on peut dire qu'il est excessif. A gauche on a placé un fauteuil, à droite un tabouret et un banc en forme d'hémicycle. Le premier siège est indispensable, car c'est lui que les suivantes de Phèdre approchent de leur maîtresse, lorsque, à son entrée, au premier acte, elle est près de défaillir. Le second peut être admis; et c'est lui qui servira à Thésée, si l'on croit, ce qui est pour moi un point douteux, qu'il soit nécessaire à celui-ci de s'asseoir. Mais c'est, à mon avis, une faute de mise en scène que d'avoir installé à droite, au premier plan, un banc en forme d'hémicycle. On pourrait tout d'abord insister sur le peu de convenance architecturale de cet hémicycle, attendu qu'il n'est pas nécessité par une forme particulière du mur du péristyle. Il n'est pas probable qu'un hémicycle ait jamais été placé de la sorte sous un portique. Mais toutes les raisons qu'on pourrait faire valoir dans cet ordre d'idées ne seraient que des raisons d'architecte ou d'archéologue, et par conséquent seraient les plus vaines du monde, si cet hémicycle était imposé par la mise en scène et favorisait, soit le développement de l'action, soit le jeu des acteurs.
Or, et c'est là la seule raison valable en fait de mise en scène, cet hémicycle, non seulement est inutile au développement de l'action, mais encore nuit au jeu des acteurs et a la plus funeste influence sur l'attitude de Thésée. L'acteur, en effet, supposant qu'un siège est fait pour s'en servir, a la malencontreuse idée de s'asseoir sur cet hémicycle. Malheureusement la forme semi-circulaire n'est pas favorable à la sévérité de l'attitude et favorise au contraire une certaine, nonchalance qui manque de grandeur au théâtre et nuit au caractère majestueux que doit conserver Thésée aux yeux des spectateurs. En outre, en offrant ainsi au héros un siège aussi défavorable, le metteur en scène devient en partie responsable de l'interprétation défectueuse du rôle. En dehors du cinquième acte, où Thésée écoute le récit de Théramène, accablé et par conséquent assis, il n'y a qu'un moment dans la tragédie où l'on puisse supposer que Thésée prenne un siège; c'est au commencement du quatrième acte. Quand la toile se lève, Thésée est assis (pour cela le siège sans bras suffit); et cette attitude résulte du sentiment qu'éprouve le héros. Il vient d'entendre l'accusation portée par Oenone, et il interroge celle-ci, méditant sur la cruauté de ce coup du destin qui l'attendait à son retour dans son palais. Toute cette première partie de l'acte a un caractère délibératif qui permet à Thésée d'être assis. L'agitation du héros est interne et ne deviendra en quelque sorte externe que lorsque le sentiment qui l'anime, de délibératif qu'il était, deviendra résolutif. Or, le discours de Thésée prend décidément le caractère actif et résolutif aux premiers mots que lui adresse Hippolyte. Le héros se dresse alors et jette à son fils ce vers qui l'accable:
Perfide! oses-tu bien te montrer devant moi?
A partir de ce moment, jusqu'à celui où Thésée tombe sur son siège en apprenant la mort de son fils, jamais il ne doit plus s'asseoir. Le courroux aveugle qui s'est emparé de lui, l'exaspération nerveuse qui l'agite et qui s'échappe au dehors, comme une flamme d'une fournaise ardente, a pour premier effet une très forte tension musculaire qui s'oppose au fléchissement nécessaire à l'action de s'asseoir. Prendre un siège c'est, pour l'acteur qui joue le rôle de Thésée, mettre son état physique en contradiction avec l'état moral du personnage, car ce serait l'indice d'une détente dans la colère du héros. Si Thésée s'asseyait, c'est qu'il réfléchirait; et s'il réfléchissait, il suspendrait les imprécations qu'il lance contre Hippolyte. Si au quatrième acte il ne s'assied point, c'est qu'à la colère a succédé l'inquiétude, nouveau sentiment qui maintient son agitation et appelle encore de nouvelles décharges nerveuses sur le système musculaire.
Au lieu de ce jeu naturel, dicté par l'état physiologique de Thésée, l'acteur qui remplit ce rôle a le tort, pendant une partie de la scène avec Hippolyte, tantôt de s'asseoir sur l'hémicycle, qui le force à une attitude abandonnée, absolument contradictoire, tantôt de jouer debout sur la marche de l'hémicycle: or Thésée, dans l'état d'agitation où il se trouve, ne pourrait supporter d'être ainsi rivé à un aussi étroit espace. Concluons donc que si on avait pensé que cet hémicycle ne pût servir on ne l'aurait pas placé au premier plan; il dénote, par conséquent, une fausse conception du rôle de Thésée, et c'est ainsi que la mise en scène pousse un acteur à une fâcheuse interprétation de son rôle.
Cet exemple est de nature, il me semble, à faire saisir toute l'importance de la mise en scène. Un objet, insignifiant à première vue, prend souvent une valeur considérable et agit alors fatalement sur le jeu des acteurs et sur l'effet général du drame. Les quelques réflexions que nous inspirera l'examen des costumes nous conduira à la même conclusion.
CHAPITRE XXVI
Du costume tragique.—Accord du costume avec les péripéties du drame.—Du costume de Théramène.—L'uniformité de costume concorde avec l'unité passionnelle d'un rôle.—Du costume de Thésée.—Les accessoires doivent convenir au texte et à l'action.—Du costume d'Hippolyte.
La réforme du costume tragique commencée par Lekain et Mlle Clairon a été achevée par Talma. Aujourd'hui, toute tragédie est jouée avec des costumes qui sont censés reproduire ceux de l'époque à laquelle se passe l'action. Il ne faut pas toutefois, ainsi que nous l'avons déjà dit, s'exagérer la vérité de ces costumes, qui n'est jamais que relative. On atteint une vraisemblance et une exactitude suffisantes quand les images que l'on produit aux yeux des spectateurs s'accordent avec les types qui se sont formés dans l'imagination de la plupart des hommes de notre temps. Toute recherche d'archéologie est vaine si elle contrarie l'idée que nous avons des costumes de telle ou telle époque. Les documents sur lesquels on peut s'appuyer, tels que statues, vases, camées, médailles, bas-reliefs, peintures, etc., sont déjà des oeuvres d'art, c'est-à-dire qu'ils ne nous offrent qu'une vérité idéale et des combinaisons purement imaginatives. Si par impossible on pouvait arriver à une vérité absolue et nous représenter nos tragédies dans les véritables costumes des contemporains de Thésée ou de Périclès, de Tarquin ou d'Auguste, nous ne les trouverions nullement ressemblants à ceux que nous propose notre imagination, et l'artiste en nous réclamerait avec raison contre ce mépris et cet oubli de l'idéal.
Qu'on ait encore et toujours à faire quelques progrès dans la composition et dans le port de ces costumes de théâtre, cela se conçoit, surtout si on ne perd pas de vue l'essentiel, c'est-à-dire l'harmonie générale. On peut dire toutefois qu'à notre époque l'art du costume a atteint un très haut degré de perfection, et que s'il se commet quelques fautes de goût ce n'est jamais que dans des cas isolés. Ce ne sont donc pas les costumes en eux-mêmes qui nous offrent un sujet d'étude intéressant, mais le rapport du costume à l'action et à la situation des personnages et son influence sur le jeu des acteurs. En se plaçant à ce point de vue, on s'aperçoit bien vite que l'art du costume tragique a encore un progrès nécessaire à faire pour que la réforme soit complète et que la mise en scène s'accorde avec les conceptions dramatiques.
C'est précisément ce que nous allons voir en examinant les costumes de Phèdre. Il est admis que les costumes de confidents sont faits d'étoffes de couleur, et généralement de tons bruns ou jaunes. Le blanc sied aux grands rôles et la pourpre est particulièrement réservée aux rois. Dans Phèdre, Oenone et Théramène ont des costumes appropriés à leurs conditions. Toutefois celui de Théramène a un aspect un peu biblique, qui conviendrait mieux à un apôtre qu'au gouverneur d'un prince grec. Théramène paraît descendre d'une toile de Poussin. Mais ce n'est là qu'une critique peu importante. Le point plus intéressant sur lequel je crois devoir appeler l'attention, c'est sur la modification de costume qui s'impose à Théramène au cinquième acte. Est-ce vraiment dans cet accoutrement flottant, sans chapeau et sans armes, que Théramène accompagnait Hippolyte? Il semble qu'il vienne de faire une promenade idyllique autour du lac de Génésareth. Si on ne croit pas devoir adjoindre à son costume un chapeau de voyage et des armes, il est au moins essentiel que, lorsque bouleversé et atterré il reparaît aux yeux de Thésée, il porte son long et ample vêtement de dessus relevé et serré à la ceinture. Cette modification de costume (celle que j'indique ou toute autre produisant un effet analogue) concorderait avec la série des actes accomplis par Théramène; et, lorsqu'il se présente devant les spectateurs, son aspect seul indiquerait qu'il n'est pas demeuré dans le palais, et que, parti avec Hippolyte, il a précipité son retour pour apprendre à Thésée la mort de son malheureux fils. Voilà donc une modification de costume qui résulte des péripéties de la pièce; car il est nécessaire que Théramène porte et conserve ainsi la trace de l'événement tragique auquel il a été mêlé directement.
Si nous passons à l'examen du costume de Thésée, nous verrons la marche de l'action exiger, au contraire, une uniformité absolue, sans modification aucune. En soi, ce costume ne me paraît approprié ni à la situation ni au caractère du héros grec. Quand il entre en scène, on est frappé de l'aspect magnifique de son costume, surtout de ses cnémides brillantes et de son casque à cimier que surmonte un panache éclatant. L'aspect n'est pas tel qu'il devrait être. Si on nous représentait Thésée au cours d'un de ses exploits amoureux, il ne saurait être trop magnifiquement vêtu; mais ici il nous apparaît comme un émule d'Hercule, un coureur d'aventures héroïques, un rude guerrier, à peine échappé des prisons d'Épire. L'aspect de Thésée doit être fruste et farouche, et ne pas éveiller en nous l'idée d'un Agamemnon majestueux et glorieux; il ne nous apparaît pas au milieu d'un camp, entouré de son peuple et escorté de héros, mais accompagné de quelques compagnons rudes comme lui, portant la trace des revers qu'il vient d'essuyer. Rien dans son costume ne doit sentir la parade. Son casque doit être sans panache ni cimier; ses armes, ses cnémides, fortes, d'un aspect plus solide que brillant. Par-dessus sa tunique, j'aimerais lui voir une casaque de guerre, sur laquelle pourrait alors flotter le royal manteau de pourpre. Surtout ce manteau devrait être taillé dans un tissu un peu épais, afin d'avoir l'aspect d'un vêtement de campement, propre aux embuscades et aux nuits passées dans les gorges sauvages des montagnes. Mais tel qu'il apparaît au début de la pièce, tel il doit rester jusqu'au dénouement. Une tragédie domestique l'attend au seuil de son palais; et l'inceste se dresse devant lui, sans lui laisser le temps de la réflexion. Son aspect farouche doit d'ailleurs imprimer dans l'esprit des spectateurs une idée de rudesse inexorable; or modifier quoi que ce soit dans le costume sous lequel il nous apparaît, substituer à ce vêtement de soldat un plus riche costume de roi, ce serait en quelque sorte laisser planer l'espoir d'une magnanimité qui n'est pas dans son caractère entier et violent. La marche de l'action exige donc l'uniformité dans le costume de Thésée, ce qui est admis d'ailleurs, mais réclame qu'on en éteigne tous les éclats.
Le costume d'Hippolyte ne me paraît pas prêter à la critique; il est ce qu'il doit être, jeune et élégant dans sa simplicité. Il consiste uniquement dans une tunique de laine blanche. Mais il est un détail sur lequel j'appellerai l'attention de l'acteur chargé de ce rôle, et dont je dois parler, puisqu'il se rapporte précisément à la mise en scène. Hippolyte paraît deux fois, son arc à la main, notamment dans la première scène, lorsqu'il ouvre la tragédie avec ce vers:
Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène.
C'est même sans doute ce vers qui est cause de l'erreur. Hippolyte fait part à Théramène du dessein qu'il a formé de partir à la recherche de son père, et de partir sans délai, voulant se soustraire aux charmes de la jeune Aricie; mais son char n'est pas disposé, ses chevaux ne sont point attelés, ses gardes ne sont point prêts à l'accompagner: tous ces soins regarderaient précisément Théramène, son gouverneur. D'ailleurs Hippolyte n'a point revêtu le costume de voyage. Pourquoi dès lors tient-il son arc à la main, ses armes étant la dernière chose qu'il ceindra ou qu'il prendra avant de monter sur son char? J'ajouterai que cet arc est plutôt une arme de chasse qu'une arme de guerre et se trouve par suite en contradiction avec ce vers de la tragédie:
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.
C'est donc une faute de mise en scène que de faire paraître Hippolyle un arc à la main. Si on voulait nous le montrer en tenue de départ (ce qui est contraire à la situation), il aurait fallu lui mettre à la main une de ces lances que les vases grecs donnent aux héros, aux Ajax et aux Diomède.
CHAPITRE XXVII
Rapport du costume avec la personnalité.—Le costume doit s'accorder avec les états psychologiques d'un personnage.—Du costume de Phèdre.—Influence du costume sur le jeu et sur la diction.—Les costumes d'Iphigénie.
Nous arrivons à l'examen du costume le plus important de la tragédie, celui de Phèdre elle-même. Nous avons vu, à propos du rôle de Théramène et de celui de Thésée, que la variété ou l'uniformité de costume dépend d'une loi qui a sa raison d'être dans le développement de l'action dramatique. Le rôle de Phèdre nous montrera, avec bien plus de force encore, la nécessité d'achever la réforme du costume tragique, en l'associant en quelque sorte plus étroitement aux mouvements des passions.
Dans le monde, aussi bien que sur le théâtre, le costume est une partie visible de nous-même; c'est lui qui, avec notre figure et nos mains, compose notre aspect extérieur. C'est ainsi, les mains et la figure nues, mais couverts de leurs vêtements habituels ou de costumes de circonstance, que se fixent dans notre souvenir toutes les personnes qui appartiennent à notre vie intime, à celle de notre âme. Nous ne les voyons jamais dans leur nudité sculpturale; le nu est un état sous lequel nous ne les connaissons pour ainsi dire jamais et sous lequel, le cas échéant, nous ne les reconnaîtrions pas. Chez tous les peuples civilisés, qui ne vivent point sous des climats brûlants, le costume s'est superposé au corps, nous en voile les formes, un grand nombre de mouvements, et se substitue à lui dans les images qui se forment d'une façon durable dans notre esprit. Il est donc impossible que le costume n'ait point part à toutes les modifications physiques et morales auxquelles nous sommes soumis incessamment.
Et de fait il en est ainsi. Un homme vif, actif, ne s'habille pas ou ne porte pas ses vêtements comme un homme lent et paresseux. Une femme parée de sa dignité mondaine n'a pas le même aspect extérieur que la même femme, sous les mêmes vêtements, prête à s'abandonner dans l'intimité à l'entraînement de son coeur. Son corps, auquel sa fierté donnait une sorte de rigidité, ploie et assouplit ces mêmes vêtements sous l'effort du mouvement passionné qui l'agite. Voici un homme, il y a quelques heures correct dans sa tenue d'homme du monde, dont une nuit de jeu a pâli et bouleversé les traits: est-ce que ses vêtements ne porteront pas la trace de son anxiété fiévreuse et ne prendront pas, comme son visage, un aspect dévasté? A plus forte raison la femme languissante et malade ne s'habillera pas comme la femme qui recherche l'admiration des hommes et brave la jalousie des autres femmes.
Il est inutile d'insister, car ce sont là en quelque sorte des lieux communs. Il me reste à faire remarquer que, précisément, notre théâtre contemporain tient grand compte, même parfois avec excès, de ces nuances psychologiques de costume. A la scène, les comédiens modifient leur costume selon les différents actes de la vie; et les femmes, soit qu'elles recherchent un effet de similitude ou de contraste, ajustent les couleurs de leurs robes à celles de leurs pensées. Aussi les personnages y prennent un caractère remarquable de vérité et de naturel. Comment se fait-il que dans la tragédie on n'ait pas davantage senti la nécessité d'ajuster l'aspect des personnages aux divers états psychologiques qu'ils traversent? Sans doute, il faut le faire avec une grande sobriété et ne pas se laisser entraîner à l'unique représentation de faits matériels qui jouent un rôle très restreint dans la tragédie; mais quand un état moral est de nature à agir sur tout l'être, l'unité absolue de costume peut être parfois un contresens et avoir une influence funeste sur la composition d'un rôle.
Dans la tragédie de Racine, telle qu'on la représente, Phèdre est vêtue d'une simple tunique rattachée sur l'épaule par des agrafes, serrée à la taille par une ceinture et tombant jusqu'aux talons. Phèdre est à demi décolletée et ses bras sont nus jusqu'aux épaules. Au premier acte, un simple voile de gaze est fixé sur sa tête. Sauf le voile, c'est le vêtement qu'elle conserve pendant tout le cours de la représentation. En soi, le costume est heureusement combiné, gracieux et en même temps d'une élégante sévérité. Mais, néanmoins, l'aspect de Phèdre, lorsqu'elle paraît sur la scène, n'est pas tel qu'il devrait être. Lorsque son chagrin inquiet l'arrache de son lit, est-ce bien là le costume d'une femme mourante et qui cherche à mourir? Phèdre, surexcitée par la pensée qui l'obsède sans trêve, agitée par la fièvre qui la dévore, a voulu quitter sa couche, revoir la lumière du jour, peut-être retrouver quelques traces fatales de cet Hippolyte dont le fantôme habite sa pensée. Ses femmes obéissent à ce caprice impérieux d'une malade; elles la lèvent, rattachent ses cheveux avec des épingles d'or, lui passent une large et chaude tunique qui couvre son cou, ses épaules et ses bras, et elles l'enveloppent d'une étoffe de laine ample et moelleuse qui la couvre entièrement. C'est même cette pièce d'étoffe qui devrait remplacer le voile, et que Phèdre devrait avoir ramené sur son front. Cette ample pièce d'étoffe, d'un caractère bien antique, ne joue pas, dans la mise en scène de nos tragédies, le rôle qui devrait lui appartenir. Les actrices trouveraient, dans le maniement de cette draperie toujours libre, flottante ou serrée à leur gré, l'occasion de beaux plis ou de gracieux enveloppements. Mais il faudrait apprendre à s'en servir et faire du port du costume antique une étude attentive.
Pour en revenir à Phèdre, c'est ainsi qu'elle doit sortir de son appartement, pâle et enveloppée de la tête aux pieds, succombant dans sa faiblesse sous le poids de sa coiffure et de ses vêtements. L'importance de ce costume de Phèdre est beaucoup plus grande qu'un examen superficiel ne permettrait de le croire. Dans un autre ouvrage, dans le Traité de Diction que j'ai publié il y a deux ans, j'ai insisté sur la nécessité pour un acteur de se composer un extérieur physique en rapport avec le sentiment moral du personnage qu'il représente. Or, nous avons dit que le costume fait partie de notre aspect extérieur; il faut donc le composer de manière qu'il réagisse, comme les traits du visage, sur la diction et sur le jeu qui conviennent au personnage. Dans son costume actuel, Phèdre nous apparaît, sous ses couleurs naturelles, le cou et les bras nus, vêtue d'une tunique légère qui ne pèse d'aucun poids sur ses épaules: or, il est certain que l'actrice qui remplit ce rôle ne se sentira gênée ou retenue dans ses mouvements par aucun obstacle, et que cet affranchissement de toute entrave matérielle laissera à sa personne, et par suite à ses gestes et à sa voix, une liberté qui formera contraste avec la triste réalité de la situation décrite par le poète. Si, au contraire, l'actrice sent le poids de sa coiffure, si ses bras ont quelque peine à soulever les plis du pallium qui l'enveloppe, relevé sur le sommet de la tête comme un voile; si ses pas traînent avec un certain effort la longue tunique qui descend jusqu'à ses pieds, alors elle laissera naturellement retomber sa tête; sa démarche trahira la lassitude qui l'accable; ses bras appesantis chercheront un appui sur les femmes qui l'accompagnent; ses gestes seront lents et languissants, et sa voix, sa diction prendront le caractère corrélatif de cet état physique qu'elle aura incliné vers celui qui convient au personnage de Phèdre.
Avec un costume mieux approprié à la situation, l'actrice jouera plus facilement son rôle et le jouera mieux. Ses gestes seront plus rares, car le petit effort qu'il lui faudra faire sera un obstacle suffisant à la plupart de ceux qui ne sont pas le fait d'une volonté déterminée, et ceux qu'elle aura la résolution d'achever seront d'un effet beaucoup plus saisissant, parce qu'ils trahiront l'effort.
Dans tout le premier acte, Phèdre est sous l'empire du mal qui la tue, et l'actrice en exprimera facilement tous les sentiments, si elle a en quelque sorte revêtu l'aspect extérieur du personnage. Mais à la fin du premier acte, combien change la situation! En apprenant la mort de Thésée, Phèdre reste saisie, immobile, silencieuse, ouvrant l'oreille aux perfides conseils d'Oenone, qui ne vont que trop au-devant du coupable espoir qui lui fait horreur. Au second acte, elle n'est plus la femme mourante, qui, tout à l'heure, se traînait sur le seuil de son appartement. L'animation de la vie a de nouveau coloré ses joues. Sa tête ne ploie plus sous les tresses savantes d'une chevelure que serre une bandelette d'or. Elle a quitté le pallium qui l'enveloppait et elle paraît sur la scène couverte seulement de cette tunique légère qui laisse voir son cou et ses bras, nus jusqu'aux épaules. Ici, le costume de Phèdre, tel qu'il est composé à la Comédie-Française, a bien le caractère qui lui convient. Il décèle, chez la femme, l'espoir inavoué de toucher peut-être le farouche Hippolyte. Le contraste entre ce costume et celui du premier acte prépare la scène entre Phèdre et Hippolyte, et le jeu comme la diction de l'actrice en reçoivent une animation immédiate. En revêtant ce nouvel aspect, elle en prend le caractère. Ses gestes ne sont plus désormais emprisonnés dans ses voiles, et c'est avec toute la furie d'une femme embrasée des feux de Vénus, qu'après avoir fait au fils de son époux l'aveu de sa coupable passion, ramenée à l'horrible réalité, elle saisira le glaive d'Hippolyte pour le tourner contre elle-même.
Il est étonnant qu'on n'ait pas dès longtemps senti la nécessité des modifications qui s'imposent dans le costume de Phèdre, au premier et au second acte. La raison en est certainement dans une fausse conception du costume tragique. En voulant pousser trop loin l'unité de costume, on crée, comme à plaisir, des contradictions entre l'aspect extérieur des personnages et les sentiments qui les font agir. Or, au point de vue théâtral, de telles contradictions entraînent une diction défectueuse et des gestes qui ne sont pas en situation. Entre l'aspect et le moral d'un personnage, il y a un lien qu'il n'est pas permis de briser; car, au théâtre, prendre l'aspect physique d'un être humain c'est, pour un acteur, disposer son âme à avoir le sentiment de l'état moral du personnage et se rendre capable d'exprimer les passions qui l'agitent.
Si nous nous sommes étendu sur Phèdre, cette tragédie n'est cependant qu'un exemple entre beaucoup d'autres, qui nous a permis de mettre en lumière une loi générale de la mise en scène, relative au costume. Iphigénie en Aulide se fût aisément prêtée à des remarques non moins importantes. La mise en scène de cette tragédie, telle qu'elle est actuellement réglée à la Comédie-Française, exigerait de nombreuses corrections. Laissant de côté les dispositions scéniques, qui ne sont pas toujours irréprochables, je ne dirai que quelques mots des costumes, qu'on a tort de ne pas mettre d'accord avec la marche de l'action et avec la situation des personnages.
Au second acte, Clytemnestre et Iphigénie doivent porter des costumes simples; mais, si Clytemnestre, qui ne quitte pas la tente d'Agamemnon, conserve jusqu'à la fin le même vêtement, il ne doit pas en être de même d'Iphigénie, qui au troisième acte doit paraître le front couronné de fleurs et enveloppée jusqu'aux pieds d'un voile d'une éblouissante blancheur, dont au cinquième acte, en s'abandonnant aux mains des soldats, elle se couvrira le visage.
Plus importantes encore sont les modifications qu'exigerait le costume d'Agamemnon. On peut, au premier acte, admettre et conserver celui qu'il porte actuellement. C'est la nuit, tout dort dans le camp des Grecs. Seul, Agamemnon veille dans sa tente, en proie à l'insomnie; il a débouclé sa cuirasse et déposé son casque et ses armes. Loin des yeux des soldats, il est redevenu père, et s'abandonne aux mouvements généreux de son âme. Mais, au second acte, le jour s'est levé; Agamemnon va paraître aux regards de l'armée, et il ne le fera que sous l'appareil imposant qui convient à celui que les Grecs ont nommé le roi des rois. Autour de ses jambes sont attachées de riches cnémides que maintiennent des agrafes d'argent. Sa poitrine est couverte d'une cuirasse, formée de bandes de métal, alternativement d'or et d'acier bruni. Trois dragons d'azur rayonnent jusqu'au col. Son glaive, brillant de clous d'or, est renfermé dans un fourreau d'argent, que soutient un baudrier tissu d'or. Sur son front se pose un casque étincelant: d'abondantes crinières s'échappent des quatre cimiers, et l'aigrette qui le surmonte s'agite en ondulations terribles. Sur ses épaules flotte la pourpre des rois. Voilà le costume homérique sous lequel doit apparaître aux spectateurs le chef suprême des Grecs. Ce costume, splendide et majestueux, amortirait heureusement le trop juvénile éclat de celui d'Achille. Dans la superbe scène du quatrième acte, où les deux héros se mesurent, on aurait devant les yeux une scène digne de l'Iliade. Sous les dehors trompeurs d'une querelle de famille, on verrait apparaître une rivalité guerrière, prélude des longues dissensions des Grecs sous les murs de Troie. Cet appareil formidable hausserait le génie tragique de l'acteur; et le spectateur aurait alors la sensation nécessaire de l'ambition démesurée et de l'indomptable orgueil d'Agamemnon.
Après cette courte digression, je reviens à Phèdre, dont il me reste à examiner quelques-unes des dispositions scéniques, en les rattachant à une étude générale.
CHAPITRE XXVIII
Des salles de spectacle.—De la scène.—Des zones invisibles.—De la ligne optique.—Du lieu optique.—Éléments de statique théâtrale.—Exemples.—Des mouvements scéniques dans Phèdre.
Nos salles de spectacle sont extrêmement défectueuses. Les théâtres des anciens leur étaient sans doute inférieurs sous le rapport de l'acoustique, mais ils étaient construits dans des conditions optiques très supérieures, attendu que le centre de convergence optique coïncidait presque avec le centre de figure. Dans nos théâtres, si tous les spectateurs étaient assis et dirigeaient leurs regards, comme cela serait désirable, normalement aux courbes parallèles des galeries et des loges, il y aurait un grand nombre d'entre eux qui n'apercevraient même pas la scène. Si l'on suppose une ligne horizontale, perpendiculaire à la rampe et passant par le trou du souffleur, et si l'on mène, par supposition, un plan vertical passant par ce grand axe du théâtre, ce plan sera dit le plan de symétrie optique. C'est sur ce plan que se trouveront les points d'intersection des regards des spectateurs de droite et de gauche, tandis que les regards des spectateurs faisant face à la scène lui seront parallèles. Mais en fait une partie des spectateurs prend une position oblique et tous ceux qui occupent le second rang des loges sont obligés de se lever et de se pencher d'une façon très sensible et très fatigante. Il est impossible que la mise en scène ne tienne pas compte de la disposition de nos salles de théâtre et des conditions optiques défectueuses dans lesquelles sont placés les spectateurs.
La scène est un trapèze à peu près invariable dans le sens de la largeur, mais très variable dans le sens de la hauteur et de la profondeur. A gauche et à droite sont deux zones, qui sont plus ou moins invisibles, celle de gauche à un certain nombre de spectateurs placés du côté gauche, celle de droite à un certain nombre de spectateurs placés du côté droit. Ce qui diminue toutefois un peu l'étendue de ces zones, c'est l'obliquité qu'on donne aux décors et le fréquent usage des pans coupés. Le point de l'axe du théâtre situé devant le trou du souffleur est par excellence le point de convergence optique. Quant aux spectateurs placés de face, ils échappent aux conditions médiocres ou mauvaises dont se plaignent ceux de gauche ou de droite. Pour eux toutefois le point de convergence optique représente encore une moyenne de distance et d'obliquité. Ces dispositions étant reconnues, supposons qu'un acteur, placé au point de convergence optique, s'éloigne dans le sens de l'axe du théâtre: chaque pas l'éloignera des spectateurs et le soustraira de plus en plus à la lumière de la rampe; si, au contraire, il marche, soit à gauche, soit à droite, parallèlement à la rampe, à mesure qu'il s'avancera il se soustraira aux regards d'un nombre toujours croissant de spectateurs, selon qu'il se rapprochera de la zone invisible de gauche ou de droite; s'il s'éloigne obliquement, les deux effets se composeront. Tous les jeux de scène qui auront lieu sur un même plan parallèle à la rampe seront pareillement éclairés, tandis que ceux qui auront lieu sur des plans de plus en plus reculés recevront une lumière proportionnellement dégradée, ou passeront de la lumière de la rampe, qui les éclaire de bas en haut, sous une gerbe de lumière tombant du cintre sous un angle de 45 degrés.
Il résulte donc des dispositions de la scène et des effets qui en sont la conséquence que la mise en scène doit établir un rapport de valeur entre l'importance d'un jeu de scène et l'endroit du théâtre où il faut l'exécuter, et que dans une scène, et par suite dans un acte, les positions relatives des personnages sont liées à l'importance qu'ils prennent alternativement dans le développement de l'action. Dans la plupart des cas, l'intuition, le goût, l'habitude suffisent pour décider si telle ou telle disposition fait bien ou mal; mais souvent la question mériterait d'être étudiée et soumise au raisonnement. Pour abréger, je donnerai à la ligne de convergence optique le nom plus court de ligne optique. Quant au point de convergence optique, c'est un point mathématique situé à l'intersection de l'axe du théâtre et d'une ligne perpendiculaire à cet axe, passant devant le trou du souffleur. Ce point est le centre d'un cercle, auquel je donnerai le nom de lieu optique, qui a à peu près pour diamètre le tiers de la largeur de la scène, et dont tous les points également éclairés sont facilement accessibles aux regards de tous les spectateurs. C'est le lieu scénique par excellence, d'où l'acteur tient le public sous son empire et d'où sa voix porte sans effort jusque dans les profondeurs de la salle.
Posons maintenant quelques principes généraux de statique théâtrale. Dans toute péripétie ou dans tout dénouement, le personnage en qui se résume l'intérêt doit être placé dans le lieu optique, le plus près possible du centre optique, ou tout au moins sur la ligne optique si l'action l'exige. Ainsi, dans le dénouement de l'Aventurière, Clorinde est sur la ligne optique, tandis que les autres personnages sont placés à droite et à gauche de la porte par laquelle elle va sortir. Au deuxième acte du Misanthrope, dans la scène des portraits, Célimène occupe le centre optique; mais au dénouement, au cinquième acte, c'est Alceste qui prend cette place, tandis que Célimène est à gauche, correspondant au groupe de Philinte et d'Eliante qui occupe la droite. Dans l'Ami Fritz, c'est sur la ligne optique que Sûzel vient se jeter dans les bras de Fritz. Dans les Rantzau, les deux frères vont au-devant l'un de l'autre et s'embrassent au centre optique. C'est encore sur la ligne optique que les soldats déposent le lit de Mithridate mourant, etc.
Quand il y a dualité de personnages, les deux personnages ou les deux groupes s'équilibrent, placés à peu près à la même distance de la ligne optique. Au troisième acte du Marquis de Villemer, celui-ci est à droite évanoui sur le canapé, et Mlle de Saint-Geneix est à gauche devant la table de travail et le regarde. La toile tombe sur ce tableau qui est ainsi très bien pondéré. Dans ces cas de dualité, il y a quelques précautions à prendre. Ainsi, si l'on voulait représenter la mort du duc de Guise, et que l'on s'appliquât à reproduire le tableau de Paul Delaroche, la mise en scène serait très défectueuse par la raison que le corps du duc de Guise à droite, et surtout le roi qui soulève la tapisserie à gauche seraient dans les zones invisibles. Au théâtre, on serait obligé de disposer la scène autrement, soit qu'on rapprochât les deux groupes de la ligne optique, soit qu'on obliquât la scène en plaçant dans un pan coupé la porte dont le roi soulèverait la portière.
En résumé, il y a toujours une raison esthétique qui dans les dénouements rapproche ou écarte plus ou moins les personnages de la ligne ou du centre optique. Il en est de même dans les scènes successives; car chacune d'elles a en quelque sorte ses péripéties et son dénouement. On voit ainsi que le rythme scénique suit dans tous ses mouvements le rythme esthétique, et que les déplacements des personnages ne sont pas arbitraires. Il faut naturellement tenir compte des rapports qui enchaînent les personnages à des objets fixes, placés à droite ou à gauche, tels qu'un bosquet, une table, un canapé, un autel, etc. Toutefois, dans ces cas-là, il faut user d'artifice autant que possible dans la disposition et dans la plantation du décor. Dans Il ne faut jurer de rien, la scène charmante du dernier acte entre Valentin et Cécile se passe sur un banc, au pied d'une charmille placée malheureusement un peu trop près de la zone invisible de gauche. Il serait désirable que l'on pût tant soit peu rapprocher la charmille du lieu optique. Dans le dernier acte du Monde où l'on s'ennuie, très habilement mis en scène, les deux bosquets de droite et de gauche sont le lieu de scènes épisodiques qui s'équilibrent; mais la scène entre Roger et Suzanne se noue et se dénoue dans le lieu optique. Il y a là une heureuse hiérarchie dans les effets.
Je ne puis, on le comprendra, qu'effleurer un sujet très complexe dans lequel chaque cas demanderait à être étudié en lui-même, ce qui serait d'un détail infini. Mais le peu que j'ai pu dire suffit à montrer que le mouvement scénique, la disposition et le balancement des groupes, les modifications successives des plans qu'occupent les personnages constituent un art qui s'appuie sur la connaissance psychologique du sujet. Il arrive souvent qu'une disposition scénique se trouve en contradiction avec la valeur relative des personnages: dans ce cas, l'effet sur lequel on comptait ne se produit pas, parce que la mise en scène a contrarié et amoindri l'effet dramatique. C'est pourquoi le sens particulier que les poètes ont de leur oeuvre leur donne une autorité dont il ne faut pas s'affranchir légèrement quand il s'agit de régler la mise en scène; et c'est pourquoi l'instinct dramatique est de toutes les qualités celle qui est la plus précieuse dans un metteur en scène.
Je reviens maintenant, avant de clore ce chapitre, à la mise en scène de Phèdre, qui me fournira l'occasion de présenter une application des principes de statique théâtrale. La disposition scénique du premier acte ne me paraît pas heureusement conçue. La place qu'occupe Phèdre, à gauche de la scène et non loin de la zone invisible, n'est nullement en rapport avec l'importance psychologique et dramatique du personnage dans cet acte. C'est d'ailleurs une faute, à mon sens, que de faire entrer Phèdre par la gauche et de la faire asseoir du même côté, de telle sorte que l'acte s'achève sans que le personnage principal, non seulement de cet acte, mais encore du drame tout entier, ait mis le pied sur le centre optique. Cette place à gauche est celle qui lui conviendra au cinquième acte, lorsqu'elle sort mourante de ses appartements. Les moments lui sont précieux, c'est pourquoi Phèdre, soutenue par ses femmes, s'affaisse sur le premier siège à gauche qui se trouve à sa portée. Au surplus à ce moment, et par le fait seul qu'elle meurt et que, sinon son corps, son âme et son esprit du moins quittent la scène, tout le poids du drame retombe sur Thésée qui alors occupe justement le centre optique.
Mais la situation est absolument différente au premier acte. Si d'ailleurs mes souvenirs me servent bien, il me semble que jadis Rachel venait occuper précisément le centre, optique, qui est la place psychologique de Phèdre, et celle qui s'offre à elle le plus naturellement. En effet, Phèdre sort de ses appartements et veut revoir la lumière du jour; mais à peine a-t-elle fait quelques pas, soutenue par ses femmes, que ses forces l'abandonnent. C'est sur la ligne optique, qu'épuisée et ne se soutenant plus, elle s'arrête soudain et refuse d'aller plus loin. Dès lors, il est inadmissible que ses femmes la traînent jusqu'à ce siège qui est à gauche, lorsqu'il leur est si facile et si naturel de l'approcher. Alors Phèdre se laisse aller sur ce siège vers lequel elle n'aurait pas eu la force de marcher; et c'est ainsi, par le jeu de scène le plus simple, que Phèdre se trouve assise au centre optique, concentrant sur elle tous les regards des spectateurs de même qu'elle concentre sur elle tout l'intérêt du drame.
Comme on a pu s'en rendre compte, une grande partie de la science de la mise en scène consiste dans l'oscillation des jeux de scène autour du centre optique ou à droite et à gauche de la ligne optique. C'est une science comparable à celle qui préside à la composition et à la disposition d'un tableau. Quand il s'agit d'une scène complexe à plusieurs personnages, auxquels s'ajoute une figuration nombreuse, il faut déterminer le centre de gravité de la scène, si je puis me servir de cette expression, de façon qu'il se trouve le plus rapproché possible du centre optique. On sent bien d'ailleurs qu'il ne s'agit point ici d'équilibre entre des nombres, non plus que d'une sorte d'équilibre visuel, mais d'un équilibre moral et dramatique. La mise en scène, considérée à ce point de vue, est non seulement un art, mais une science dont le fondement est pour ainsi dire mathématique. Tous les arts se rejoignent et ont pour point de départ commun les lois mêmes de la nature. Un metteur en scène et un directeur de théâtre doivent donc posséder une connaissance étendue des principes des arts et surtout de leurs fondements scientifiques, car ceux-ci sont dans l'art théâtral et particulièrement dans la mise en scène d'une application constante. Pour terminer par un exemple qui illustre la théorie, je ferai observer que la Comédie-Française doit certainement à la compétence artistique de son administrateur actuel la perfection de mise en scène qui depuis plusieurs années fait l'admiration du public.
CHAPITRE XXIX
De la figuration.—De son rôle actif.—Athalie.—De son rôle passif.—Oedipe roi.—Des mouvements orchestriques.—Des figurants de tragédie.—Règles à observer.
A un point de vue général, la figuration est soumise aux lois qui règlent la disposition hiérarchique des personnages sur la scène. Elle entre dans le rythme scénique et concourt à la composition du tableau dont presque toujours elle occupe les derniers plans. Il faut donc la traiter comme un peintre traite les masses, c'est-à-dire sacrifier le détail particulier à l'ensemble. Si le metteur en scène se préoccupe à juste titre des places relatives que doivent occuper individuellement les personnages du drame, il a aussi à s'occuper de grouper la figuration, de la diviser en parties harmoniques, de telle sorte qu'elle produise un effet général où s'efface toute individualité. Sur la scène de l'Opéra, ce qui régit la composition des groupes, c'est la répartition des voix; mais, dans une oeuvre dramatique, il y a lieu de se préoccuper de l'effet optique, de l'importance des groupes par rapport à la situation et à la marche de l'action, et surtout du rôle qui est dévolu à la figuration à laquelle je donnerai souvent le nom de choeur, qu'elle avait chez les anciens.
Le rôle du choeur, en effet, est tantôt actif, tantôt passif. Il est actif quand la présence du choeur est un élément de l'action dramatique, quand il agit sur les personnages du drame et qu'il impose une direction aux sentiments moraux et aux passions qui les agitent. Dans ce cas, il faut obtenir de la figuration une grande sobriété de mouvements, de gestes et d'attitudes; car pour le public l'intérêt n'est pas dans le choeur lui-même, mais dans le personnage et dans son évolution morale à laquelle nous assistons et à laquelle nous participons. On peut citer comme exemple le rôle de la figuration au cinquième acte d'Athalie. Au moment où Joad s'écrie:
Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi,
le fond du théâtre s'ouvre. On aperçoit l'intérieur du temple et les lévites armés s'avancent sur la scène. On a tort, à la Comédie-Française, de ne pas exécuter entièrement cette mise en scène. Le fond du théâtre devrait s'ouvrir derrière le trône où est placé Joas; et le public devrait apercevoir, jusque dans les derniers plans du théâtre, les masses nombreuses des lévites armés. Au lieu de cela, on voit simplement entrer par les côtés un certain nombre de lévites tenant un glaive à la main. Cette figuration manque de grandeur et n'est pas de nature à faire sentir au public le poids dont la sainte armée devrait peser sur l'orgueil et sur la colère d'Athalie. Et ici ce sont bien les sentiments par lesquels passe Athalie qu'il faut nous faire comprendre et partager. Un glaive à la main des lévites ne suffit pas; il faudrait un appareil plus formidable, et surtout éviter l'entrée successive des lévites par les bas côtés. Au moment où le fond du théâtre s'ouvre et où l'on aperçoit les rangs pressés des lévites hérissés d'armes, le mouvement orchestrique devrait consister en une marche d'ensemble, de deux ou trois pas seulement, de toute cette troupe armée, divisée en deux groupes, l'un à gauche, l'autre à droite du trône. Cette double poussée imposante agirait avec une puissance que doublerait l'ensemble du mouvement; et nous participerions au sentiment de surprise et d'effroi qui s'empare de l'esprit d'Athalie. On peut d'ailleurs juger de la puissance d'effet que possède un mouvement d'ensemble par les ballets italiens dont c'est à peu près le seul mérite.
Quand le choeur est appelé à jouer un rôle passif, ce qui avait lieu en général chez les anciens, la mise en scène demande plus de soins encore et plus de science; car, dans ce cas, c'est le choeur lui-même qui devient le personnage complexe auquel nous nous intéressons et avec lequel nous sympathisons. Il exprime alors les sentiments divers qui doivent passer dans notre âme et nous agiter comme lui-même. Tout le public participe à la situation du choeur, et le triomphe du poète est de réussir à troubler l'âme du spectateur des mêmes émotions qui sont censées troubler l'âme des personnages qui composent la figuration. On en a un exemple saisissant dans l'Oedipe roi, tel qu'on le joue à la Comédie-Française où il est admirablement mis en scène.
Au lever du rideau, le peuple est à genoux, tendant ses mains suppliantes vers le palais d'Oedipe. Les sentiments qu'il exprime et qui l'agitent sont ceux-là mêmes qui doivent pénétrer dans notre âme. C'est donc de l'attitude de la figuration que dépend l'impression que recevra le public. Cela demande une préparation savante, et une très grande sévérité de discipline. La difficulté est d'ailleurs moins grande quand le choeur est en majorité composé de femmes; car la femme a une faculté d'assimilation et d'imitation très supérieure à celle de l'homme. Le premier soin est de déterminer l'attitude du corps, le mouvement des bras, des mains, et d'exiger que les regards ne quittent pas le point fixe sur lequel ils sont dirigés. On obtient de la sorte l'attitude suppliante, qui détermine chez les femmes agenouillées une disposition morale conforme à leur aspect physique. A son tour, cette disposition morale se réfléchit et donne à leur attitude celle ressemblance frappante avec la nature qui agit sur nous par une sorte d'influence identique. Il s'établit ainsi, chez les femmes agenouillées, un double courant qui va du physique au moral et qui retourne du moral au physique, double courant dont il ne faut qu'aucune distraction vienne interrompre le circuit. Le public subit, comme nous l'avons dit, l'influence du tableau qu'on compose pour ses yeux, et ses dispositions morales se conforment à celles que les figurantes doivent à leur propre attitude. On voit que la science de la mise en scène a là un point de contact remarquable avec la physiologie.
Au dernier acte d'Oedipe roi, le rôle du choeur est plus important encore. Il est réglé à la Comédie-Française d'une manière tout à fait remarquable, et les mouvements de la figuration peuvent s'y comparer aux évolutions savantes et mesurées des choeurs antiques. Le peuple de Thèbes est groupé au fond du théâtre, devant le palais d'Oedipe. Il vient d'apprendre la mort violente de Jocaste et d'entendre le récit lamentable de l'attentat d'Oedipe sur lui-même. Le misérable, en effet, s'est enfoncé dans les yeux une épingle d'or arrachée au cadavre de la reine. Mais l'infortuné s'approche. Alors le choeur s'ébranle, entraîné par ce mouvement de poignante curiosité qui pousse les foules au-devant des spectacles tragiques. Dans une suite de mouvements successifs, en quelque sorte musicalement mesurés, le choeur monte et envahit les marches du palais. Soudain l'effroi s'empare de cette foule dès qu'elle aperçoit le malheureux que le public ne voit point encore, et un mouvement de recul se dessine, harmonieusement mesuré. Le peuple alors, marche à marche et en des temps égaux, redescend les degrés du palais, s'écartant devant un spectacle horrible; et c'est lorsque le public a participé à ce double sentiment de curiosité anxieuse et d'effroi qu'apparaît le spectre aux yeux sanglants. Spectacle véritablement tragique, mais qui n'est si grand que parce que notre douloureuse sympathie a été préalablement éveillée par les angoisses du choeur qui se sont répercutées dans notre âme. Voilà de la véritable science de mise en scène. Élevée à ce degré, la mise en scène est un art qui n'a rien à envier à l'orchestrique des anciens, et la Comédie-Française est en cela égale, si ce n'est supérieure, aux théâtres d'Athènes.
Chez les anciens, le rôle du choeur était bien plus considérable que ne l'est jamais chez les modernes la figuration. Le choeur fut d'abord le personnage principal et pour ainsi dire unique du drame; après Eschyle, à l'époque de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane, il conserva encore, sinon sa prépondérance dramatique, au moins toute sa magnificence et toute sa puissance poétique. Ce fut en lui que se résuma toujours la beauté du spectacle, qui en fit l'attrait et qui constituait la difficulté de la représentation. C'était, en effet, dans les évolutions du choeur que consistait presque toute la mise en scène. Écrites suivant les lois et les mètres de la poésie lyrique, les strophes étaient dansées, mimées et chantées; ou du moins, pour être plus exact, tandis qu'on les récitait sur un rythme musical, on marchait en mesure en appuyant le récit lyrique de gestes appropriés. On conçoit que la formation d'un choeur, son instruction musicale et orchestrique exigeaient de longues études et de nombreuses répétitions. Aujourd'hui, c'est tout le contraire; le choeur n'est qu'un accessoire, et parfois même on le supprime sans beaucoup de façons. C'est ainsi que dernièrement, à l'Odéon, à une représentation d'Andromaque, j'ai vu supprimer la figuration dans la dernière scène du cinquième acte, ce qui est absolument contraire au texte de Racine, ce qui nuit à l'effet représentatif de cette suprême scène et ce qui en outre entraîne la suppression des quatre derniers vers de la tragédie.
C'est, en général, quand la pièce est sue et prête à être jouée que l'on forme et que l'on façonne la figuration. Les figurants, il est vrai, n'ont plus à réciter les choeurs de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane, qui comptent parmi les plus beaux morceaux que nous ait laissés la poésie lyrique. Aussi le dommage est-il moindre. Cependant pendant longtemps les figurants ont déparé la tragédie française. Jadis, on faisait généralement avancer les soldats, grecs et les licteurs romains en une sorte de file indienne; puis ils faisaient front, face au public, comme nos conscrits sur le terrain d'exercice. Or une marche de flanc est aussi dangereuse au théâtre qu'à la guerre, car le ridicule tue aussi bien et aussi sûrement qu'un boulet de canon. Et de fait, le public accueillait presque toujours ces pauvres licteurs d'un rire moqueur qui avait pour premier inconvénient de détruire son propre plaisir. Aujourd'hui, la tragédie est dans son ensemble beaucoup mieux jouée qu'autrefois, même que du temps de Rachel, que nous n'avons plus, hélas! La raison en est dans le soin que l'on prend de ne confier les rôles secondaires qu'à des acteurs capables de les tenir dignement et aux précautions qu'on prend pour éviter aux figurants leur antique mésaventure.
Voici à ce sujet les deux prescriptions les plus importantes. Dans la tragédie, premièrement, les soldats, les gardes, les licteurs doivent se présenter sur la scène en groupe irrégulièrement serré, en ayant soin d'éviter toute disposition pouvant présenter l'apparence de files ou de rangs; deuxièmement, ils ne doivent jamais exécuter un mouvement ayant une apparence de manoeuvre. Au surplus, on n'aurait eu, pour découvrir cette règle bien simple, qu'à regarder les médailles antiques, qui sont des objets d'art, et comme tels en laissent apercevoir les procédés. Or toujours, dès qu'il y est figuré des soldats à pied ou à cheval, que ce soient des licteurs, des porte-étendards, des archers ou autres, ils sont formés en groupes irréguliers, présentant une disposition artistique bien plus que militaire. C'est là ce qu'il fallait imiter, et ce qu'on s'est décidé à faire par intuition peut-être plutôt que conduit par le raisonnement. Quand un groupe de figurants, soldats ou licteurs, arrive sur la scène, il doit se présenter vivement, en ayant l'attention de ne pas prendre l'allure cadencée du pas militaire, et s'arrêter franchement sans se préoccuper de la régularisation des rangs; s'il entre par le fond et s'il doit faire face au public, il faut que le mouvement soit un et jamais décomposé en deux mouvements. Si le choeur a défilé de flanc sous les yeux des spectateurs, il doit, en s'arrêtant, conserver, si c'est possible, cette position et ne pas exécuter le mouvement de front. Si l'on ne peut éviter ce mouvement, il faut qu'il soit accompli librement et vivement par chaque figurant, sans que son allure semble liée à celle de son voisin. Moyennant ces quelques précautions, on évitera ce que jadis l'entrée de ces figurants avait toujours de ridicule.
Il restera encore de grandes difficultés à faire manoeuvrer un personnel nombreux, surtout à présenter décemment au public une image de ce qu'on appelle le monde, et à figurer par exemple une soirée ou un bal. On se heurte en quelque sorte à des impossibilités, car on n'a pas la faculté de donner à ses figurants la jeunesse, la beauté et la distinction des manières. On relègue bien la figuration dans les derniers plans; on en masque autant que possible la vue, en ne la montrant que par échappées; mais il faut que le texte se prête à ces subterfuges. On peut donc désirer que les poètes n'abusent pas de ces représentations qui sont de nature à nuire à leurs oeuvres. Dans les théâtres comiques, on prend résolument le taureau par les cornes, et l'on figure le bal le plus élégant au moyen de six ou huit figurants piètrement habillés. Le public se contente ici d'un signe abrégé, ce qui est possible dans un genre où l'on ne recherche la vérité que dans l'humour et dans l'esprit du dialogue.
CHAPITRE XXX
Des actes et des tableaux.—Confusion fréquente.—Unité dramatique des actes.—Du théâtre espagnol, anglais, allemand.—Les changements de tableaux impliquent des changements à vue.
Dans les cinquante dernières années, l'esthétique dramatique s'est modifiée. Jadis l'action devait être une, se dérouler dans le même lieu pendant l'unité de temps qui est le jour de vingt-quatre heures. L'action se divisait en général en cinq actes qui représentaient cinq moments successifs. Toutefois, la règle des trois unités, qui a fait couler des flots d'encre, n'a jamais été respectée que chez les Français. Chez les Espagnols, chez les Anglais, et enfin chez les Allemands, les poètes ne s'en sont jamais préoccupés. Entraînés par leur exemple, les Français à leur tour ont brisé cette triple entrave, ou plutôt ils n'en ont conservé qu'une seule, l'unité d'action. On a si bien transgressé l'unité de temps que parfois, en dépit de Boileau qui le reprochait au théâtre étranger, un personnage, enfant au premier acte, est barbon au dernier. Quant à l'unité de lieu, non seulement le lieu a pu changer d'acte en acte, mais encore, à l'exemple, de ce qui a lieu dans Shakspeare, les différentes scènes d'un acte se passent la plupart du temps dans des lieux différents. Je ne m'arrêterai pas à discuter les lois de cette esthétique nouvelle et à en peser les avantages et le mérite: cela est complètement en dehors du sujet que je traite. Je n'ai à m'occuper que de la mise en scène, et en particulier de la représentation des drames empruntés au théâtre des Anglais, des Espagnols et des Allemands.
Sur nos affiches, nous voyons à chaque instant annoncé un drame en cinq actes et douze tableaux. Je dis douze pour prendre un exemple quelconque. Conformément aux principes de l'esthétique, les douze tableaux devraient se répartir dans les cinq actes, de telle sorte que la représentation mît en lumière et imposât à l'esprit des spectateurs les rapports que doivent avoir entre eux les tableaux renfermés dans un même acte. Or, en général, il n'en est absolument rien, et il est facile de constater que si les spectateurs savent à tout instant à quel tableau en est la pièce, ils perdent rapidement la notion des actes et sont dans l'impossibilité de dire à quel acte appartient tel ou tel tableau. Cela tient à ce que les tableaux sont presque toujours séparés les uns des autres par des entr'actes, absolument comme s'ils étaient des actes. Il n'y a que demi-mal quand il s'agit de pièces modernes, où le mot acte et le mot tableau sont si fréquemment confondus, et où l'expression de cinq actes n'est qu'une phraséologie de convention. Dans ce cas, il faudrait mieux indiquer simplement le nombre des tableaux, comme dans Nana Sahib, qui était dénommé par son auteur drame en sept tableaux. Mais, alors, pourquoi pas drame en sept actes? C'est un hommage tacite rendu à l'antique division dramatique.
Ainsi nous constatons une confusion constante entre les actes et les tableaux, et il est manifeste que parfois on emploie le mot tableau uniquement parce que la durée paraît un peu petite pour un acte, ce qui est une très mauvaise raison, un acte n'ayant pas en soi de durée déterminée. D'un autre côté, la même confusion éclate quand il s'agit de la représentation des chefs-d'oeuvre étrangers. Hamlet est un drame en cinq actes et vingt tableaux; Othello, un drame en cinq actes et quinze tableaux. Or, pour les adapter à la scène française, ou modifie la physionomie de ces oeuvres par la préoccupation qu'on a de diminuer le nombre des tableaux et d'éviter ainsi des frais et des difficultés de mise en scène. C'est ainsi que l'Othello de M. de Gramont, représenté il y a deux ans à l'Odéon, est dénommé drame en cinq actes, huit tableaux. On a fait une économie de sept tableaux, qui sont, il est vrai, les moins importants; mais, ce qui est plus grave, c'est que l'on a modifié la division de l'action dramatique, de telle sorte l'Othello est devenu une pièce en huit actes. Il est clair ici que je ne m'en prends pas à l'auteur qui n'a fait en somme que se plier aux exigences théâtrales. C'est donc à la mise en scène que j'en ai.
Un acte est une division dramatique qui doit avoir un commencement et une fin, dont toutes les parties sont indissolubles, et dont par conséquent la représentation ne doit pas offrir de solution de continuité pour les yeux, puisqu'elle n'en offre pas pour l'esprit. Dans un entr'acte, si court qu'il soit, un poète peut faire tenir un temps quelconque si grand qu'il soit. En généralisant le phénomène, on peut dire que dans un temps réel infiniment petit nous pouvons faire tenir un temps imaginaire infiniment grand. On en a une preuve dans ce fait que dans une seconde de sommeil le rêve fait entrer une suite considérable d'événements. La durée des entr'actes est donc sans rapports avec le temps supposé écoulé par le poète et avec le nombre d'événements qu'il imagine s'être passés entre deux actes. Donc, en allongeant un entr'acte, nous ne rendons nullement plus plausible l'intervalle plus ou moins grand de temps, supposé écoulé entre les deux moments de l'action au milieu desquels il s'intercale. La durée d'un entr'acte n'est pas proportionnelle à l'accroissement du temps. Voilà une des faces du phénomène; examinons l'autre.
Quand le rideau tombe, l'esprit du spectateur, dégagé de l'étreinte du poète, redevient immédiatement libre. Il y a dans cette chute du rideau, dans cette disparition absolue du spectacle, un signe manifeste de l'interruption de l'action dramatique. Une partie de cette action est dès lors accomplie, et l'esprit du spectateur est prêt à franchir l'espace de temps que voudra le poète, mais non à accepter, quand le rideau se relèvera, une contiguïté entre les deux tableaux, et une continuation, après interruption, du moment précédent de l'action. Un acte représente une suite de sensations étroitement associées; si donc, entre deux tableaux appartenant à un même acte, on intercale un entr'acte, on brise un anneau de la chaîne des sensations, qui doivent se succéder sans interruption pour se fondre dans une sensation générale et totale. L'esprit du spectateur est donc obligé de reconstruire rétrospectivement la suite interrompue de ses sensations, de revenir de lui-même sur l'idée de fin qui s'était formée en lui: au lieu d'un mouvement en avant, il éprouve donc, non seulement un temps d'arrêt, mais encore un mouvement de recul. L'action du drame, au lieu d'avancer, rétrograde, et l'impression de ralentissement se fait sentir à notre esprit, bien qu'elle ne résulte pas des dispositions imaginées par le poète. C'est par conséquent, dans ce cas, la mise en scène qui est responsable de ce sentiment de lenteur qui nous fait juger sous un jour faux l'action ininterrompue tracée par le poète.
C'est une impression que, sans pouvoir l'expliquer, j'avais souvent éprouvée, quand de temps à autre on remontait sur une scène française un des drames de Shakspeare. Il me semblait que par moments l'action ne marchait pas et je n'étais pas loin d'en accuser le génie dramatique du poète. Cependant la lecture me donnait une impression tout autre. Mais, dès que mon attention se porta sur la mise en scène, je ne fus pas long à découvrir que l'ennui, provenant d'une action qui semblait trop lente ou stagnante, avait pour véritable cause les procédés de notre mise en scène appliqués aux drames de Shakspeare. Le rythme et la mesure de l'oeuvre se trouvaient altérés, absolument comme si dans une phrase musicale on eût intercalé mal à propos un temps de silence. Je n'ignore pas que la division en actes des drames de Shakspeare est postérieure au poète. A cela on peut toutefois répondre que la représentation devait forcément opérer la division des tableaux, dont la répartition en cinq actes a été le résultat d'un travail critique réfléchi, peu de temps après la mort de Shakspeare, et à laquelle il est assez raisonnable de nous tenir. En tout cas, il ne peut y avoir plusieurs manières également bonnes d'opérer cette division. Au surplus, à défaut de l'exemple de Shakspeare, il resterait celui de Goethe et de Schiller, et celui de Sheridan dans le théâtre anglais.
Pour conclure, je crois que l'on pourrait procurer un plaisir dramatique très vif aux spectateurs français, en montant sur nos scènes les plus belles oeuvres des théâtres étrangers, espagnols, anglais et allemands, à la condition qu'on respectât la division générale et qu'on n'altérât pas l'intégrité de chaque acte par l'introduction d'entr'actes entre les divers tableaux qui le composent. Il faudrait dans ce but prendre le parti d'une mise en scène spéciale et sommaire qui permît de faire à vue, entre les tableaux d'un même acte, tous les changements de décorations nécessités par les changements de lieux. Grâce à la continuité du spectacle, ces drames conserveraient leur physionomie propre, l'action son allure réelle et les différents moments de cette action leur marche ininterrompue. Dans ce système, il faudrait renoncer à toute somptuosité de mise en scène, autre que celle qui résulterait des décorations peintes. Je ne vois pas où serait l'inconvénient, ces drames ayant presque tous par eux-mêmes une puissance représentative très grande.
Quant à nos pièces modernes, il me paraît nécessaire que les auteurs mettent un terme à la confusion qui dure depuis trop longtemps entre les actes et les tableaux, et qu'ils réservent le nom d'acte à toute suite de scènes formant un tout dramatique partiel, terminé par cette interruption du spectacle qu'on appelle un entr'acte. Dans ce système, qui est le seul logique, il faudrait faire abnégation de toute mise en scène exigeant entre les tableaux un entr'acte pour la plantation du décor.
La vérité dramatique et la logique de l'action opposent donc des bornes naturelles à l'exagération de la mise en scène. C'est un fait important à constater, puisqu'il nous montre que les progrès de l'art dramatique sont loin d'exiger un luxe disproportionné de mise en scène, et que souvent c'est en s'effaçant modestement que la mise en scène mérite le nom d'art. Ce qui entraîne souvent les poètes, c'est que les changements les plus compliqués n'exigent d'eux qu'un trait de plume; et que leur imagination élève ou renverse des palais avec une rapidité telle qu'elle n'altère en rien la contiguïté des différents moments d'une action partielle qui pour leur esprit reste une et indissoluble. L'art pour eux n'est qu'un jeu de leur imagination; et de même qu'ils ne nous doivent que l'apparence des êtres, de même ils ne nous doivent que l'apparence des choses. Mais alors il ne faut pas que la mise en scène s'attarde à remuer d'énormes machines; il faut qu'elle se fasse alerte et quelque peu féerique pour répondre aux coups d'aile de l'imagination poétique.
J'ajouterai une remarque générale pour clore ce chapitre. Les directeurs ont le défaut de faire les entr'actes trop longs. La plupart du temps sans doute le spectateur n'éprouve qu'un ennui que dissipe le lever du rideau; mais quelquefois la longueur de l'entr'acte nuit à l'effet dramatique. Je citerai comme exemple le drame d'Antony. Si, entre le second et le troisième acte, ainsi qu'entre le quatrième et le cinquième, on n'intercalait qu'un entr'acte d'une ou deux minutes, juste le temps de changer les décors par des procédés rapides, on doublerait la puissance du drame en ne laissant pas au spectateur le temps de recouvrer son sang-froid et de se dégager de l'étreinte du poète. Mais, objectera-t-on, au lieu de finir à minuit le spectacle finirait à onze heures: on me permettra, je pense, de mépriser absolument cette objection. Au surplus, quand je dis qu'entre deux actes, liés par le pathétique d'une même situation, l'entr'acte doit être réduit à la plus petite durée possible, ce n'est pas un conseil discutable que je donne, mais une règle indiscutable que j'énonce et qui s'impose au nom de principes artistiques qui ne souffrent pas d'objections.
CHAPITRE XXXI
De l'imitation de la nature.—De la présentation et de la représentation d'un phénomène.—De la représentation de la mort.—Toute représentation est conditionnée par l'imagination du spectateur.—Le jugement du public est subordonné à l'idée qu'il se fait de la réalité.
L'auteur, dans la mise en scène qu'il imagine, le décorateur et le metteur en scène, dans celle qu'ils réalisent, les comédiens dans leur diction et dans leur jeu ainsi que dans leurs costumes, ont nécessairement pour légitime ambition d'arriver à une ressemblance frappante avec la nature qui est leur modèle. Tout le monde en convient; mais alors ne semble-t-il pas que cette direction imprimée à tant d'efforts divers soit contradictoire avec le jugement défavorable que l'on se croit en droit de porter sur la théorie réaliste? Ou bien y aurait-il un degré d'approximation que l'art ne doive pas franchir? Nous touchons là à l'éternelle question sur la nature et sur le but de l'art, question que je crois fort inutile de relever dans ce petit ouvrage où elle ne pourrait occuper qu'une place incidente. Je la ramènerai à des proportions plus modestes, et je la limiterai au sujet spécial que je traite. Je vais donc m'occuper de rechercher jusqu'à quel point le metteur en scène et l'acteur peuvent pousser la perfection de l'imitation, et si, dans les efforts qu'ils font pour y atteindre, ils ne doivent pas être dirigés par une méthode générale et un ensemble de règles suffisamment précises.
Ce problème est dominé par un mot dont il faut bien comprendre le sens et la portée; c'est le mot représentation. Tous les faits quelconques dont nous sommes chaque jour les témoins oculaires se présentent à nous; tandis que, lorsque le souvenir de ces mêmes faits nous revient à la mémoire, ceux-ci se représentent à notre esprit. Or, entre la présentation et la représentation d'un fait, il existe une différence qui consiste en ce qu'un nombre variable de détails d'importance diverse, plus ou moins bien observés dans la présentation, ne se retrouvent plus dans la représentation. En outre, si un même fait se présente à nous à différentes reprises, offrant chaque fois quelque variété dans l'ordre ou l'intensité des phénomènes, il est clair que les représentations successives que nous aurons eues de ces faits semblables varieront dans leurs caractères particuliers, mais se ressembleront dans leurs caractères généraux. Par suite, la synthèse de ces diverses représentations offrira donc à notre esprit une nouvelle représentation, rassemblant et fixant les caractères communs de toutes les représentations antérieures et laissant dans le vague une masse flottante, indécise de traits particuliers. Cette nouvelle représentation n'est autre chose que l'idée que nous avons acquise d'un certain ordre de faits.
Prenons pour exemple la représentation de la mort, qui est le phénomène naturel dont le théâtre nous offre le plus fréquemment la représentation. Il est peu de personnes qui n'aient assisté à la mort d'un être quelconque: l'un a vu mourir un vieillard, l'autre un enfant ou une femme; celui-ci a vu tomber des soldats sur le champ de bataille, celui-là a assisté à l'agonie de malades dans un hôpital; les uns ont observé la mort lente ou violente d'animaux, les autres la leur ont causée volontairement; tous enfin ont vu les mêmes phénomènes généraux se reproduire dans des conditions extrêmement variables. Si l'on ajoute à ce nombre plus ou moins grand d'expériences personnelles la description si souvent faite de ce même phénomène, on comprendra comment il s'est formé dans l'esprit de chacun de nous une idée de la mort, idée qui se compose des caractères communs à toutes les présentations de ce phénomène suprême, et qui pour chacun de nous est la même dans ses traits généraux et ne peut différer que par un certain nombre de traits particuliers d'importance secondaire. Or, c'est uniquement cette idée, ou cette image (ce qui revient au même), qui est seule artistiquement représentable.
Transportons-nous dans une salle de théâtre où nous assisterons à un drame dans lequel un acteur ou une actrice doit nous donner le spectacle de la mort, et examinons bien les conditions du problème scénique à résoudre. L'acteur doit produire l'apparence de la mort, et son art consiste à atteindre un degré frappant de ressemblance. Mais de ressemblance avec quoi? Avec la mort d'un parent à laquelle il aura assisté dans sa famille ou d'un moribond d'hôpital dont il aura par scrupule été étudier l'agonie? Nullement; mais de ressemblance avec l'idée de la mort que possèdent les quinze cents spectateurs qu'il a devant lui. Si l'image qu'il évoque devant toute une salle est semblable dans ses caractères généraux à l'idée que chacun se fait de la mort, les quinze cents spectateurs déclareront à l'unanimité que le jeu de cet acteur est admirable de vérité, ce qui sera exact puisque l'art de l'acteur consiste précisément à objectiver devant les yeux du spectateur l'image ou l'idée que celui-ci a dans l'esprit. Et son jeu, qu'on le remarque, sera d'autant plus vrai qu'il sera moins réel, c'est-à-dire moins compliqué de détails particuliers et spéciaux, non observés par la majorité des spectateurs.
Si, en effet, un acteur s'ingéniait à reproduire trait pour trait telle façon extraordinaire de mourir, observée par lui-même, il s'exposerait, tout en étant plus réel, à paraître moins vrai, car l'image qu'il offrirait serait dissemblable à celle qu'ont dans l'esprit la plupart des quinze cents spectateurs. Nous pouvons donc conclure que, si le réel est le vrai dans la présentation des phénomènes, il n'est pas toujours le vrai dans la représentation de ces mêmes phénomènes. Or comme au théâtre il ne s'agit jamais que de la représentation de la vie et de tous les actes qui la composent, ni l'auteur, ni le metteur en scène, ni les acteurs ne doivent s'attacher à reproduire la réalité, mais seulement l'image qui est la représentation idéale du réel.
Un acteur doit donc être un observateur de la nature, non pour transporter servilement ses observations sur la scène, mais pour enregistrer en lui tous les traits communs dont se compose synthétiquement l'idée ou l'image qu'il s'efforcera de reproduire. C'est pour cela que dans la carrière du comédien l'intuition lui est d'un si grand secours; car, après le travail inconscient de généralisation qui se produit en lui, cette faculté d'introspection lui permet d'avoir une vue très nette de l'image intérieure qui s'est formée dans son esprit; et c'est précisément cette vue très claire des idées qui fait les grands comédiens. Si l'un d'eux doit représenter une scène de folie, ira-t-il à Bicêtre étudier un fou particulier dont il s'efforcera de reproduire identiquement les airs, les gestes et toutes les manies? Non pas; mais il cherchera dans une visite générale à rassembler dans sa mémoire les traits communs qui se retrouvent dans tous les fous d'une même catégorie; surtout il s'efforcera, par une attention toute subjective, de tirer des ténèbres de son esprit l'idée qu'il se fait d'un fou et de bien se pénétrer, pour les reproduire, des traits qui composent cette image idéale. C'est précisément dans la fixation de cette image subjective et dans la difficulté de la transformer en une image objective que les comédiens ont toujours quelques progrès à faire. C'est cette image qui est le modèle dont le théâtre nous doit la plus frappante copie.
Autrement, s'il s'agissait au théâtre de réalité, comment le public serait-il apte à juger de la vérité, lui qui la plupart du temps n'a pas directement observé cette réalité? Au contraire, transportez-le au milieu de civilisations éteintes ou étrangères, dans un milieu populaire, bourgeois ou aristocratique, étalez devant ses yeux les crimes les plus monstrueux, les actes vertueux les plus rares, il s'écriera ingénument: comme c'est nature! comme c'est vrai! et vous, poètes et comédiens, vous savourerez cette manifestation de son admiration, et c'est pour mériter cet éloge que vous donnez toutes vos forces à un travail qui souvent vous tue. Or, d'où le public tiendrait-il cette compétence que vous lui reconnaissez, s'il ne devait formuler son jugement que d'après l'observation personnelle et directe du phénomène? S'il a le droit de porter ainsi l'éloge ou le blâme sur vos travaux, sur vos conceptions et sur les résultats de vos longues et pénibles études, c'est qu'il rapporte la représentation que vous lui offrez à l'idée qu'il se fait du phénomène et à l'image qu'il possède en lui-même; et ce qu'il applaudit, ce n'est pas la reproduction d'une réalité qu'il ne lui a pas été donné d'observer directement, mais le degré de ressemblance de l'image que vous dessinez à ses yeux avec l'idée qu'il s'est formée du fait représenté.
CHAPITRE XXXII
De l'acteur.—De la formation subjective des images.—Rapport de la création de l'acteur avec l'idéal du public.—Toute évolution idéale implique une modification dans l'image représentée.—C'est la généralité d'un phénomène qui justifie sa représentation.—Smilis.—L'acteur doit éviter l'accidentel.
Le metteur en scène et l'acteur doivent donc s'attacher à bien déterminer les traits généraux des êtres dont ils doivent exposer aux yeux du public la représentation théâtrale, et les caractères communs de tous les phénomènes particuliers qui composent l'idée qu'ils veulent rendre sensible et visible. Dans toute nouvelle création, leur mérite consiste, surtout pour l'acteur, dont l'art est plus fécond et plus personnel, à amener la représentation scénique à son point de perfection, c'est-à-dire à déterminer jusqu'où ils peuvent pousser la réalisation de l'idée dont ils possèdent en eux l'image subjective. A mesure que le temps s'écoule, que les générations se succèdent, il y a des images qui s'affaiblissent et d'autres qui, au contraire, s'éclaircissent et se précisent. Les idées qui flottent dans l'imagination des hommes sont semblables aux images que nous tenons dans le champ de notre lorgnette et qui, selon les dispositions relatives que nous donnons aux foyers des lentilles, se rapprochent et se précisent ou s'éloignent en se diffusant. Le comédien doit donc s'efforcer de bien discerner les traits dont se composent les idées des spectateurs; et son ambition constante est de découvrir quelques-uns des caractères communs, si faibles qu'ils soient, que ses prédécesseurs ont négligé de mettre en évidence; enfin de se rendre compte des modifications que le temps ou des circonstances particulières ont apporté à ces idées. C'est en ce sens que le comédien doit toujours étudier la nature; car il est nécessaire qu'il compare, le plus souvent possible, la présentation et la représentation des phénomènes, afin de discerner si les traits dont il revêt ses imitations ont bien tous le caractère général qui sera pour tous les spectateurs la marque de la vérité, et de découvrir peut-être quelque trait nouveau qui soit de nature à rendre la ressemblance plus parfaite.
Si, par suite de circonstances fortuites, les hommes d'une génération ont été à même d'observer plus souvent ou mieux que ceux qui les ont précédés un certain ordre de faits, l'idée qu'ils en conçoivent sera sensiblement différente de celle qu'en possédaient les générations antérieures; et le comédien, s'il a de l'intuition et de la pénétration, ne se contentera plus pour les représenter des traditions de métier, mais modifiera son jeu de manière à reproduire l'image actuelle et à trouver sa ressemblance exacte. Supposons qu'une actrice, ayant créé il y a vingt ans le rôle d'une convulsionnaire, dût de nouveau en créer un semblable aujourd'hui, devrait-elle se contenter de reproduire identiquement le jeu de scène qui lui a valu jadis un succès? Nullement, car les idées que nous avons aujourd'hui sur les névroses sont sensiblement différentes de celles que nous avions il y a vingt ans. On s'est beaucoup occupé de cette question; les journaux l'ont agitée, ont rendu compte avec force détails des nombreuses expériences faites avec éclat sur l'hystérie; et l'idée que nous nous faisons actuellement d'une convulsionnaire a des formes plus nettes et plus accusées. L'actrice devra donc procéder à une nouvelle mise au point, ajouter à son jeu d'autrefois et le mettre en harmonie avec l'idée actuelle des spectateurs, avec discernement, d'ailleurs, et sans exagération, car les idées humaines n'ont que de lentes évolutions. Mais enfin tel trait qui, dans son jeu, eût paru extravagant il y a vingt ans, paraîtrait aujourd'hui vrai et naturel. Ce n'est pas la réalité cependant qui a changé, mais l'image idéale qu'en possède l'esprit des spectateurs. On voit en quels sens divers le talent d'un comédien peut toujours progresser par l'observation; c'est un art qui n'est jamais immobile, mais qui se renouvelle constamment et qui, dans son évolution, suit les évolutions des idées humaines.
La méthode de travail du comédien se résume donc en deux points: premièrement, détermination des traits généraux de l'image qui est la synthèse idéale d'un ensemble de phénomènes particuliers et réels; deuxièmement, retour fréquent à l'observation de la nature, afin de découvrir si l'examen comparé des phénomènes ne lui fournira pas quelque caractère commun jusqu'ici négligé ou inaperçu, ou si, dans les présentations fortuitement fréquentes d'un phénomène, la réapparition d'un trait particulier ne l'élève pas à l'importance d'un trait général. Ce deuxième point est extrêmement délicat, car il est toujours tentant d'ajouter quelque chose au jeu de ses prédécesseurs ou de ses émules; et c'est presque toujours par excès que pèchent les comédiens, par suite de l'attention que plus que tout autre ils apportent à l'observation des phénomènes. Quand, dans le jeu d'un comédien, un trait paraît contraire à la nature, on peut presque toujours être certain que ce trait a cependant été observé et pris sur la nature par le comédien, dont l'erreur a uniquement consisté à lui attribuer un caractère général qu'il n'avait pas, et par conséquent à évoquer aux yeux des spectateurs une image différant par excès de l'idée qui a pu se former dans l'esprit du plus grand nombre d'entre eux.
Voici entre autres un exemple. Dans un drame intitulé Smilis, joué récemment à la Comédie-Française, on voyait, au premier acte, deux vieux amis, l'un amiral, l'autre commandant, se retrouvant après une longue séparation, tomber dans les bras l'un de l'autre. Or les acteurs avaient cru devoir ajouter le baiser à l'accolade, baiser franchement donné et reçu, et entendu de tous les spectateurs qui ne pouvaient réprimer un sourire, témoignage instinctif de leur étonnement. C'est qu'en effet c'était une faute de mise en scène de la part des deux excellents comédiens, provenant précisément d'une judicieuse et réelle observation: beaucoup de personnes savent que les militaires et les marins ont l'inoffensive habitude de s'embrasser fraternellement quand ils se retrouvent dans leur carrière aventureuse. Mais les comédiens avaient eu le tort de relever un trait particulier ne s'accordant pas avec l'idée générale que se forme le public de deux hommes qui se jettent dans les bras l'un de l'autre. L'embrassade, en effet, n'admet, dans la vie réelle, que le simulacre du baiser, qui aux yeux de la plupart des hommes est un acte entaché d'un peu de ridicule. Voilà donc une légère faute de mise en scène qui a précisément pour cause l'observation exacte de la nature dans certains cas particuliers; et la faute a consisté dans la substitution d'une image particulière à l'image générale qui seule répondait à l'idée que se faisaient du fait représenté les dix-huit cents spectateurs.
A un autre point de vue, d'ailleurs, on peut dire qu'au théâtre, en dehors de certains cas particuliers, comme par exemple dans l'expression du sentiment filial, le baiser n'est toléré que s'il est donné ou reçu par une femme. En général, les acteurs n'en doivent jamais faire que le simulacre. Le Mariage de Figaro nous facilite la détermination de la limite au delà de laquelle on choquerait la bienséance. Au cinquième acte, lorsque Chérubin, croyant embrasser Suzanne, embrasse le comte Almaviva, tout spectateur attentif à ses propres impressions s'apercevra que la réalité du baiser serait choquante si le rôle de Chérubin était rempli par un homme, et que si elle ne l'est pas, c'est qu'il sait que sous les traits et sous le costume du page c'est une femme qui donne ce baiser à l'acteur qui joue le rôle du comte.
La loi que nous avons cherché à élucider sur la représentation des idées nous permet d'expliquer certains jeux de scène dont la portée soi-disant conventionnelle dépasse de beaucoup la portée absolue. Le mot de convention, dans ces cas-là, ne me paraît cependant juste que si on lui donne uniquement sa signification véritable, qui est celle d'accord entre les manières de voir, et que si on n'y attache pas une idée d'arbitraire. Or, l'accord entre les manières de voir n'est autre chose que la possession commune d'une image générale identique. Dans le code du monde, par exemple, un homme est considéré comme outragé si un adversaire ou un ennemi ose lever la main sur lui et il se battra pour venger son honneur. Voilà l'idée générale. Cependant il y aura des hommes qui ne se sentiront outragés et qui ne se battront que s'ils ont reçu réellement le soufflet. Voilà l'idée particulière. Or le théâtre ne peut en toute sûreté aborder que la représentation de l'idée générale, de telle sorte que, si le cas particulier devait être représenté, il faudrait de la part de l'auteur beaucoup d'habileté et de préparation pour le faire admettre par le public. Quand nous apprenons qu'un mari a trouvé un homme aux pieds de sa femme, ou qu'au moment où il est entré il a surpris cet homme embrassant la main de sa femme, nous concluons avec certitude que cette femme trahissait son mari, le plus ou le moins étant sans valeur relativement à la conclusion morale. On se sert souvent, dans ce cas, du mot assez curieux de conversation criminelle, euphémisme qui n'est en somme qu'une idée générale, très suffisante dans l'espèce, et qui répond par conséquent à l'image générale, la seule dont le théâtre nous doive la représentation. Dans la réalité, au moment où le mari apparaît, l'amant a pu être surpris se livrant à tels ou tels actes plus ou moins caractéristiques; mais ce sont là des cas particuliers et des circonstances accidentelles qui n'ajoutent rien au fait fondamental, qui est la trahison de la femme. Ce n'est donc pas sans y avoir profondément réfléchi qu'un acteur pourra se croire permis d'ajouter quelque trait particulier à l'acte simple qui est la représentation de l'idée générale.
On pourrait citer un plus grand nombre d'exemples. Ainsi, dans la comédie, quand une jeune fille pleure elle porte son mouchoir à ses yeux, et son air ainsi que le mouvement de sa poitrine suffisent à dessiner l'image du chagrin, parce que ces différents traits sont généraux et se retrouvent à peu près dans l'expression de toutes les douleurs de l'âme. Dans la réalité cependant que de traits particuliers et variables viennent s'y joindre, selon la nature de chacun, l'abondance des sanglots et des pleurs, les cris de timbres différents, les mouvements souvent désordonnés, l'abandon de soi-même, etc. On ferait également de semblables remarques au sujet de l'expression de la joie, où l'image générale suffit, sans qu'on y ajoute les images disgracieuses qui déparent souvent les plus jolis visages.
Mais il est inutile de multiplier ces exemples; les deux que nous avons choisis plus haut suffisent. Il faut mieux donner à réfléchir que de tout dire. Il est juste d'ajouter que, dans beaucoup de cas, la dignité personnelle du comédien doit entrer en ligne de compte; mais c'est là une raison de sentiment qui me semble secondaire. Les raisons que nous avons présentées sont artistiques et comme telles de plus grande valeur.
CHAPITRE XXXIII
De la composition d'un rôle.—Des traditions.—De l'intuition et de l'introspection.—Développement des images initiales.—Rapport ou contraste entre les images initiales de différents rôles.—Le Demi-Monde.—Le Gendre de M. Poirier.—Mademoiselle de Belle-Isle.
Dans les chapitres précédents, nous avons parlé du jeu de scène, en le considérant comme un acte isolé, détaché d'un ensemble dramatique ou comique. Nous avons pris l'action dans un moment particulier. Nous devons maintenant examiner, au moins succinctement, la mise en scène d'un rôle et son rapport avec le développement de l'action, mais en nous préoccupant exclusivement de l'aspect du rôle et en laissant de côté tout ce qui touche à la déclamation.
Il n'y a, dans les arts, qu'un petit nombre de principes; nous ne devons donc pas ici rechercher et rencontrer de lois esthétiques différentes de celles que nous avons déjà mises en lumière. Ce qui, d'ailleurs, fait l'excellence d'une règle, c'est de ne pas être restreinte à un fait spécial: l'exiguïté du cercle où se meut une règle est un signe certain d'empirisme; et, dans ce cas, la règle prend le nom de procédé. Les procédés, je l'accorde, ont leur utilité et même leur prix, surtout lorsqu'ils portent ce beau nom de traditions, usité à la Comédie-Française. Dès qu'une pièce a fourni une longue carrière, et lorsque des acteurs ont particulièrement brillé dans certains rôles, il est très compréhensible que les nouveaux venus, qui plus tard sont chargés de reprendre ces rôles, s'ingénient à reproduire les effets qui ont si bien réussi à leurs prédécesseurs. La façon de dire ces rôles et d'exécuter tel ou tel jeu de scène, de faire tel geste, de prendre telle attitude, de faire même telle correction au texte, etc., donne donc lieu à ce qu'on appelle des traditions, soit que ces procédés aient été scrupuleusement notés, soit que le nouveau venu ait pu se rendre compte par lui-même du jeu de son prédécesseur, soit qu'ils se soient uniquement transmis de mémoire. Il y a, à la Comédie-Française, un assez grand nombre de jeux de scène qui n'ont pas d'autre raison d'être, et dont on se contente de dire pour les justifier qu'ils sont de tradition. En résumé, la tradition est une expérience accumulée dont il faut tenir grand compte. Il y a certaines façons exquises de dire, certains gestes empreints d'une éloquente grandeur, qui sont tout ce qui nous reste des grands artistes du passé. Toutefois, il ne faut pas que la tradition soit un esclavage, car nous avons vu précisément que quelques rôles peuvent changer d'aspect avec le temps dans la mesure où les idées elles-mêmes des spectateurs se modifient sous l'influence de circonstances fatales ou fortuites. Il faut donc maintenir la tradition au-dessous de la règle, et se dégager du procédé dès qu'on vient à s'apercevoir qu'il est en contradiction avec l'idée actuelle. C'est donc ici la règle qui nous importe, et ce sont uniquement les principes qui doivent nous arrêter. Un ouvrage spécial sur les traditions conservées à la Comédie-Française serait d'un très grand intérêt; mais il ne pourrait être entrepris que par quelque esprit attentif, appartenant depuis longtemps à la maison de Molière. On pourrait y joindre un assez grand nombre de faits extraits de mémoires ou conservés dans les ouvrages qui concernent l'art dramatique. Je serais, quant à moi, absolument incompétent en pareille matière. C'est donc là un sujet que je dois écarter de ma route; et je reviens à l'examen des principes, auquel d'ailleurs doit seul s'attacher un ouvrage théorique.
Si nous passons d'un jeu de scène particulier au rôle qui le contient, nous ne faisons que remonter de l'examen de la partie à celui du tout, et un moment de réflexion suffit pour conclure que tous les jeux de scène, toutes les attitudes, tous les gestes, toutes les inflexions doivent être dans le caractère du rôle. A cinquante ans, on n'aime pas comme à vingt-cinq, ou, si on est affecté de la même complexion amoureuse, on est qualifié différemment. Il y a telle occurrence où un magistrat ne se conduira pas comme un militaire. L'éducation, l'instruction, le commerce avec nos semblables nous inculquent certaines façons de penser, de dire, d'agir, qui varient suivant le milieu où nous avons vécu. Il y a donc dans tout rôle un aspect permanent et persistant dont le comédien doit se pénétrer.
C'est ici que l'intuition, au sens exact et étymologique du mot, prend une importance de premier ordre. Si le comédien est bien doué, il possède en lui-même une riche collection d'observations, souvent inconscientes, suites et séries d'images qui peuplent son imagination. A la première connaissance qu'il prend du rôle, il obéit à un mouvement naturel tout subjectif: il regarde en lui-même, et de cet examen intuitif résulte une image initiale, sur laquelle il concentre alors son esprit de toute la force de son attention. C'est là son modèle; il s'efforce d'en bien concevoir les formes lumineuses, qui se dessineront dans la chambre noire de sa pensée. De la clarté de l'image dépendent la netteté et la sérénité du jeu. Quelquefois l'image est lente à se former, surtout à se compléter, et quelques acteurs ont en quelque sorte besoin de l'objectiver; il leur faut plusieurs répétitions pour en porter la représentation au point de perfection qu'ils sont capables d'atteindre. Quelquefois, au contraire, elle jaillit du cerveau sans effort, et, dans ce cas, l'artiste se sent dès le premier jour absolument maître de son rôle. Mais cette première phase intuitive d'un rôle est suivie d'une seconde phase plus laborieuse; car l'image apparue à l'esprit de l'artiste n'est, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une image centrale, autour de laquelle oscillent un certain nombre d'images similaires, correspondant aux différents moments de l'action. C'est la variété qu'il s'agit dès lors d'introduire dans le rôle sans en détruire l'unité.
Tous les jeux de scène, toutes les attitudes, tous les gestes, toutes les inflexions de voix ne sont et ne doivent être que des idées secondaires, dérivées de l'idée première, ou autrement des images en rapport de ressemblance avec l'image initiale. Tout cela, bien que ne présentant aucune difficulté, se comprendra mieux encore au moyen d'un exemple. Dans le Demi-Monde, si nous mêlions en regard le rôle d'Olivier de Jalin et celui de Raymond, l'un homme du monde, l'autre militaire, il est clair que les comédiens chargés de ces deux rôles ont immédiatement vu surgir à leurs yeux, des profondeurs de leur esprit, les images initiales de ces deux personnages. C'est alors que pour tous deux a commencé un travail de détail très difficile et très minutieux, consistant à déduire de cette image intuitive toute une série d'images secondaires reproduisant toujours la même personnalité. Ils n'auront jamais une attitude identique, Olivier s'abandonnant sans effort à une aisance familière, Raymond gardant toujours une certaine rectitude de maintien; ils ne feront pas un geste semblable, ni dans le même mouvement; ils ne s'assoiront pas, ne se lèveront pas, ne marcheront pas de même, et ils ne parleront pas sur des rythmes similaires.
Dans toutes les pièces, tous les rôles ont ainsi leur physionomie propre que l'acteur ne doit jamais perdre de vue. Cela paraît tout simple au spectateur qui ne paraît nullement s'en étonner, et qui n'y voit probablement aucune difficulté. Sans doute, la composition du rôle est relativement facile quand la personnalité des personnages est nettement déterminée, comme dans l'exemple que j'ai choisi; mais que le lendemain les deux mêmes comédiens aient à remplir les rôles de Montmeyran et du marquis de Presle, dans le Gendre de M. Poirier, la transition, pour ne pas être brusque, n'en sera que plus délicate; et le spectateur, s'il y pense, pourra commencer à s'apercevoir de toute la difficulté qui préside à la mise en scène d'un rôle. Montmeyran est un militaire comme Raymond; mais le second a fourni une image initiale aux contours un peu secs et tranchants, tandis que le premier se révèle sous les traits d'une image aux angles adoucis. La ressemblance entre les deux sera surtout dans une certaine rectitude morale. Le marquis de Presle est un homme du monde comme Olivier de Jalin, mais avec un peu plus de morgue et de hauteur; il s'est moins usé à tous les contacts de la vie, et il a gardé la part de préjugés qu'Olivier a, dès longtemps, échangés contre une aimable philosophie. Eh bien, ces nuances qui différencient les images initiales de ces rôles, il faut ne pas les laisser perdre; elles doivent se retrouver à tous les moments de l'action, dans toutes les attitudes, dans les moindres gestes, dans la façon d'entrer et de sortir. Que le surlendemain les deux mêmes acteurs reparaissent dans Mademoiselle de Belle-Isle, sous les traits du duc de Richelieu et du chevalier d'Aubigny, voilà encore des images initiales qui sont dans un certain rapport, d'une part, avec le marquis de Presle et Olivier de Jalin, d'autre part, avec Montmeyran et Raymond, mais qui se distinguent cependant par des nuances multiples d'une grande importance, auxquelles s'ajoute la différence des époques, des costumes, des milieux, des caractères historiques, etc. On comprendra, dès lors, que si l'intuition fournit aisément aux comédiens les images initiales de chacun de ces rôles, la réflexion, l'étude, la comparaison leur seront nécessaires pour arriver laborieusement à fixer toutes les images dérivées, dans lesquelles le spectateur doit toujours retrouver l'image initiale.
Il semble résulter de ce que nous venons de dire, sur la façon dont on procède à la composition d'un rôle, que la première qualité pour un comédien est l'imagination; accompagnée de cette faculté d'introspection qui lui permet d'apercevoir et de dégager les images subjectives inconsciemment accumulées dans son esprit. Viennent ensuite l'intelligence et le travail, au moyen desquels il pousse la représentation de ces images au degré désirable de fini et de ressemblance. Un jeune homme ou une jeune fille peuvent avoir en partage un physique heureux, une voix enchanteresse, une intelligence très fine, et faire présager un comédien ou une comédienne de talent; mais ils ne posséderont pas de véritable génie dramatique s'ils n'ont pas d'imagination et si par conséquent ils ne possèdent pas cette faculté d'intuition qui en découle. C'est pourquoi les débuts sont si souvent trompeurs; on y fait montre de qualités charmantes et même supérieures, mais le véritable comédien ne se révèle que le jour où, abandonné de ses maîtres, seul vis-à-vis de lui-même, il aborde la création d'un rôle. C'est là que la faculté maîtresse se dévoile ou se montre décidément absente. On ne serait pas embarrassé de citer grand nombre d'acteurs qui ont parcouru une carrière honorable, qui se sont même distingués dans leur emploi, mais qui en réalité n'étaient pas fatalement destinés à être comédiens, et qui n'ont réussi que grâce à la mise en oeuvre de qualités très estimables, mais secondaires au point de vue de l'art et qui auraient pu trouver leur emploi dans toute autre carrière. Ces acteurs tiennent cependant une grande place et une place méritée dans l'histoire dramatique; car instruits, attentifs, scrupuleux et toujours égaux à eux-mêmes, ils sont les gardiens les plus fidèles des traditions et forment ensuite les meilleurs professeurs.
CHAPITRE XXXIV
Aptitude à jouer certains rôles.—De la personnalité scénique de l'acteur.—Complexité et hétérogénéité des rôles modernes.—Leur influence sur l'art dramatique et sur l'art théâtral.—Déformation du talent de l'acteur.