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L'art ochlocratique: salons de 1882 & de 1883

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The Project Gutenberg eBook of L'art ochlocratique: salons de 1882 & de 1883

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Title: L'art ochlocratique: salons de 1882 & de 1883

Author: Joséphin Péladan

Commentator: J. Barbey d'Aurevilly

Release date: June 9, 2016 [eBook #52288]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART OCHLOCRATIQUE: SALONS DE 1882 & DE 1883 ***

JOSÉPHIN PÉLADAN

LA DÉCADENCE ESTHÉTIQUE

L'ART OCHLOCRATIQUE

AVEC UNE LETTRE DE JULES BARBEY D'AUREVILLY & LE PORTRAIT DE L'AUTEUR

Héliogravé par Dujardin, d'après une photographie de Cayol.

PARIS

CAMILLE DALOU, ÉDITEUR

17, QUAI VOLTAIRE, 17

1888

Tous droits réservés.


L'ART OCHLOCRATIQUE

TOME PREMIER

Frontispice

LA DÉCADENCE ESTHÉTIQUE

I

L'ART OCHLOCRATIQUE

SALONS DE 1882 & DE 1883

AVEC UNE LETTRE DE JULES BARBEY D'AUREVILLY & LE PORTRAIT DE L'AUTEUR

Héliogravé par Dujardin, d'après une photographie de Cayol.

PARIS

CAMILLE DALOU, ÉDITEUR

17, QUAI VOLTAIRE, 17

1888

Tous droits réservés.


A MADAME CLÉMENTINE H. COUVE

Madame,

Daignez permettre cette salutation et que Votre nom sourie sur mon œuvre.

Parmi les Grandes Dames, patronnesses de l'éthopée qui ont osé applaudir mes audaces, je Vous salue la première.

Accueillez cet hommage de respect, d'admiration et de gratitude comme l'eût accueilli une de ces princesses de la Renaissance, dignes sœurs des Vinci, des Alberti, des Ficin.

En ce temps faste, quatre personnages jouaient toute la comédie humaine sous le ciel italien.

Le pape, le condottiere, l'artiste et la princesse. Ils croyaient à l'Église et à la Gloire; ils se sentaient immortels et voulaient ne pas mourir, même pour ce monde périssable; et tous quatre s'émulant et collaborant à une noble conquête de la mémoire humaine: le condottiere se blasonnait des clés vaticanes et l'artiste portait les couleurs des princesses.

Ce commerce grandiose de l'homme du Verbe et de l'homme du Glaive; ce doux commerce de l'homme du Rêve et de l'être irréel—s'accomplissaient en rituel majestueux de la culture et de l'individualisme: l'époque qui les vit s'en est appelée belle.

Certes le péché grouillait, la passion ardait, l'entité dévorait autour d'elle; mais ces heurts jetaient de la lumière; on ne vit lors ni vertu médiocre, ni vice tempéré.

En la presqu'île sainte, le cœur battait plus haut que la bannière et les pensées valaient les noms.

Aujourd'hui! las, le pape est prisonnier des faquins; le condottiere s'appelle, ô dérision, matricule tant, l'artiste est livré aux bêtes et la princesse... comme disparue.

L'esthète, à qui Dieu a commis la décoration de la terre, cherche opiniâtrement, à travers le pandémonium ochlocratique, les membres épars du Grand Orphée latin.

Quelle joie à la rencontre d'une survivante de la Grande Race,—qui a ses papiers en Platon et sa primitive histoire au Sepher d'Hahnock!

Cette joie, Madame, Vous me l'avez donnée, glorieusement.

L'Abstrait seul existe: l'idée seule est vivante: devant un Verbe entêté de Beau, les faits se pulvérisent en non-lieu; il ment, le méchant qui voit l'avènement de l'ombre: il ment, il y a intermittence de lumière, voilà tout!

Ce qui diffère entre 1400 et 1888 ne diffère qu'à la rue.

Au Louvre, au Vatican, à Notre-Dame; au grenier du savant, au laboratoire du mage, au boudoir des Platanes; rien n'est changé.—Et Vous êtes, Madame, la réalité répondante à cette exhortation de Galateo (ep. III), «Incipe aliquid de viro sapere, quoniam ad imperandum viris nates es. . . . . . . . . . . . . . . . . Ita, fac, ut sapientibus viris placeas, ut te prudente et graves viri admirentur et vulgi et muliercularum studio et judicia despicias.»

Au cœur de la Provence démocratique, Vous êtes Italienne du patriciat; Les Platanes respirent l'humanisme et non le félibrige:

J'exprime ici le suffrage que mon maître Léonard, le demi-dieu, eût exprimé en donnant une sœur à sa Lise, par Votre icone; n'avez-Vous pas du reste conquis l'hommage de celui qui incarne tout le feu d'un quattrocentiste,—Jules Barbey d'Aurevilly.

J'aurais pu déjà Vous traiter, Madame, insolemment de confrère: voyez que je néglige Votre écriture parmi Vos rayonnements; le grand mérite d'une femme, ce n'est jamais ce qu'elle fait mais bien ce qu'elle inspire: le mirage qu'elle produit aux yeux léonins et aquilins; et réapparaître princesse au sentiment des florentins survivants, voilà, Madame, Votre incomparable prestige.

Vous avez écrit, comme il convient, par intermède aux discours, aux rêves et aux prières.

La fluide délicatesse de Gabriel Rossetti Vous séduisit: et à travers Votre doux cœur les brumes de ce poète se filtrèrent en adamantines gemmations. La Maison de Vie passait pour intransportable en français, Vous l'avez traduite mot à mot, comme François Ier voulait emporter la Maison Carrée pierre à pierre. Cela ne suffisait pas à Votre subtilité. A côté de la version servile et littérale, Vous avez paraphrasé: avec quel art de la nuance, de la pénombre d'expression, je ne saurais le dire.

Le ménestrel de la Damoiselle Élue Vous a d'inouïes obligations. Comme Audran corrigeait la ligne d'un Titien en le gravant, Vous avez donné à Votre version littéraire une définitivité nerveuse, précise et colorée qui fait le texte semblable à une ébauche que Vous auriez finie en tableau.

Mais voici mieux; puisque voici Vôtre.

Consciente que de l'écritoire féminine aucun livre n'est jamais sorti, mais d'admirables morceaux, Vous n'avez pas prétendu à l'œuvre méthodique; impressions tantôt lyriques, tantôt analytiques, Vous avez parfait d'incisives notations et de beaux poèmes en prose.

Votre Cauchemar de la Vie, cette fantaisie shakespearienne, la Plainte de la Chimère qui s'intercalerait impunément dans Flaubert, pour ne citer que deux proses, valent parmi les meilleures pages jaillies d'une main de femme depuis George Sand.

Le devoir néo-platonicien de retrouver les Diotime, les Beatrice, les marquises de Pescaïre, le devoir esthétique de magnifier la beauté, triplement couronnée de vertu, d'intelligence et de bonté, je le commence par Vous, Madame.

Des trop brèves heures florentines avec Votre cher époux, écoulées aux Platanes; des heures d'Aurevillyennes ensemble vécues; de notre intimité d'auteur à préfacier:

Ici se perpétuera le souvenir pieux d'un passant dont Vous avez ébloui les rêves et un moment arrêté le regret des époques mortes.

Le plus respectueux de Vos admirateurs.

Joséphin Péladan.

Paris, mai 1888.

Vives unguibus et morsu

La Décadence latine s'ouvre par une parole d'Aurevillyenne,

Je veux un pronaos semblable d'honneur et de fortune à La Décadence esthétique.

Et comme je me suis fait une préface avec un article,

Je me pare ici d'une lettre.

J. P.

Vives unguibus et morsu

Mon très cher Monsieur Péladan,

Je vous remercie de l'émotion que vous venez de me donner. J'ai lu hier votre troisième article, dans l'Artiste, que vous m'avez fait envoyer.

Il est très digne des deux premiers, et, réunis en volume, ils vont faire un superbe livre.

Je n'ai rien lu—en esthétique—de cette compétence,—de cette science et de cette éloquence.

Et quelle acuité dans l'aperçu!

Comme critique d'art, vous êtes supérieur aux autres,—non par comparaison avec eux,—mais vous l'êtes absolument,—en vous isolant,—et quand il n'y aurait pas d'autres à qui vous comparer,—et que vous écrasez.

J'ai aussi à vous remercier, cher Monsieur Péladan, de l'énorme place que vous me faites tenir dans votre beau travail. Mais ne croyez pas que mon jugement sur vous soit de la reconnaissance. Quand je vous dis supérieur, je vous parle avec la franchise d'un ingrat... Je ne le suis pas cependant. Vous n'avez pas seulement parlé de moi, mais vous avez pensé à moi pendant tout le temps que vous avez écrit vos articles. Positivement, je vous ai hanté, et ce m'est un charme!

Cette immanence de mon souvenir retrouvé à toute ligne de votre œuvre m'a donné une sensation nouvelle et délicieuse.

C'est la première fois que j'ai senti l'orgueilleux plaisir d'avoir pénétré si avant dans la pensée de quelqu'un.


Jules Barbey d'Aurevilly.

Paris, ce dimanche 20 août 1883.


LE SALON DE 1882

CONSIDÉRATIONS ESTHÉTIQUES


I

LE MATÉRIALISME DANS L'ART

Il existe un parallélisme synchronique entre les idées et les œuvres d'un siècle, ses pensées et ses actes, son art et sa philosophie, sa poésie et sa religion. Le livre, le monument, la fresque expriment par ces modes différents les mots, les lignes, les couleurs, une même chose: l'état de l'âme d'une époque. Ainsi, l'art s'élève ou déchoit, selon que les cœurs se rapprochent ou s'éloignent de Dieu.

Ouvrons l'histoire.

L'idée de Platon est plastique, comme la forme de Phidias, comme le plan d'Ictinus.

Les caractères du peuple romain: vanité, cruauté, utilitarisme, sont écrits sur les édifices qui lui sont propres: l'arc de triomphe, l'amphithéâtre, l'aqueduc.

L'art des catacombes, né sur la tombe des martyrs, est aussi distant d'Apelles ou de Zeuxis, que l'Évangile l'emporte sur les Pensées d'Épictète ou de Marc-Aurèle. Même dans les symboles que les premiers chrétiens empruntent au paganisme expirant, l'idéal est changé. Il quitte le corps pour l'âme, la terre pour le ciel, l'homme pour Dieu. La promesse du ciel ouvre toutes grandes les ailes de l'âme et les artistes, qui sont des saints, mettent leurs cœurs pleins de Dieu dans leurs œuvres gauchement sublimes.

Pendant la période byzantine, l'art est d'un hiératisme farouche, le dogme se raidit contre les chismes et les oppositions qu'il rencontre. Au dixième siècle, le christianisme s'assied, solide: c'est le roman. Au treizième, la religion triomphante joint les mains dans l'arc en tiers point; chaque travée est une orante géante et l'âme des peuples s'élance vers Dieu avec la flèche des cathédrales. Thomas à Kempis écrit l'Imitation; Jacques de Voragine, la Légende dorée; Vincent de Beauvais, le Speculum universale. L'épée sainte des croisés écrit la plus grande geste des temps modernes. C'est l'ogival.

En Italie, saint François d'Assises chante l'Amour divin. Voici les Christ du Margharitone, les vierges de Cimabué. Giotto est là, le bienheureux Frère Angélique le suit. L'art primitif s'épanouit en Dieu, quand soudain un mirage égare tous les esprits: c'est la Renaissance. On croit retrouver l'antiquité, on ne retrouve que Rome, cette caricature d'Athènes. Léonard, Michel-Ange, Raphaël écrivent les grandes odes du Cenacolo, de la Sixtine et des Chambres, mais le grand art est fini. Ce n'est plus le temps où Dante descendait aux enfers, c'est celui où Savonarole monte sur le bûcher, tandis que le duc de Valentinois s'ébat par l'Italie, comme un tigre dans sa jungle.

Derrière Ovide et les marbres de Paros, le grand Pan reparaît, et déchaîne la bête qui est dans l'homme.

Au souffle sec et court de la Réforme, l'art allemand s'éteint et descend dans la tombe d'Albert Dürer.

Les Van Eyck, Hemling, disparaissent sous le vermillon sensuel de l'école d'Anvers.

Le silence se fait autour des Carpaccio et des Bellin, tandis que Tintoret et Véronèse sonnent leur fanfare de volupté. L'Espagne, qui garde sa foi, a Murillo, Zurbaran, Ribalta, Joanès.

La France a Lesueur et Philippe de Champaigne, le janséniste; mais sa gloire est dans les verrières de ses vieilles cathédrales.

Au dix-huitième siècle, on n'a plus que de l'esprit. L'homme du siècle, Arouet, le pousse si loin, que cela ressemble à du génie.

Puis, la canaille envahit la scène de l'histoire, conduite par les avocats.

Ce coup d'œil cursif sur le passé prouve la vérité de ce mot d'Ingres: Pour faire une œuvre, il faut avoir quelque élévation en l'âme et foi en Dieu. Eh bien, aujourd'hui, on nie l'âme dans l'art! comme on nie l'âme dans l'homme. Le génie est une fonction, l'idéal une balançoire. Au matérialisme scientifique de Darwin correspond le matérialisme littéraire de M. Zola. Aux platitudes de MM. Sarcey, About, Scherrer, les croûtes de MM. Ortego, Casanova et Frappa font écho. Renan est plus lu que Lamartine et Ohnet que Balzac.

M. Taine, dont les Origines de la France contemporaine ont rendu à la critique un fort grand service, s'est chargé, bien étourdiment, de formuler l'esthétique nouvelle.

M. Taine est un élève de Stendhal et l'on sait que ce dernier hésitait entre le Pâris de Casanova et le Moïse de Michel-Ange. Les deux volumes du voyage en Italie du grand historien navrent de positivisme.

A Milan, devant la scène de Sainte-Marie-des-Grâces, il trouve que Léonard n'a eu d'autre but que «de représenter autour d'une table des Italiens vigoureux.»

Au palais Pitti, la Vierge à la Chaise lui semble «une sultane sans pensée ayant un geste d'animal sauvage.» Au Campo Santo, il ne trouve pas «la riche vitalité de la chair ferme.»

A la Sixtine, il s'étonne qu'on n'efface pas les fresques de Signorelli, Botticelli, Ghirlandajo, quand Michel-Ange est là qui apprend «ce que valent les membres, la charpente humaine et l'assiette de ses poutres.»

Pour lui, Raphaël «sent le corps animal comme les anciens et tout ce qui dans l'homme constitue le coureur et l'athlète.»

Enfin, il se résume ainsi: «il n'y a que la forme extérieure qui existe, et il faut suivre la lettre de la nature», «il ne faut chercher que le corps bien portant.»

Faites de l'histoire, M. Taine, et laissez là l'esthétique; ou bien dites-moi si c'est la forme extérieure qui seule existe dans le Fiesole? Avouez que les statues de la chapelle Médicis ont deux têtes de plus que ne le veut la lettre de la nature et retenez que l'Apollon du Belvédère est poitrinaire d'après le docteur Fort.

Ce fatras se réduit à la réédition du poncif vieillot traîné dans tous les livres: l'art est l'imitation de la nature. En ce cas, il n'y a rien au-dessus du moulage et de la photographie polychrome. Le vrai drame sera la sténographie de cour d'assises.

Non, la nature n'est pas le but de l'art, elle n'en est que le moyen; elle est l'ensemble des formes expressives, voilà tout!

Toute œuvre est une fugue, la nature fournit le motif, l'âme de l'artiste fait le reste. Mais le reste ne s'apprend pas rue Bonaparte, aux leçons de M. Cabanel; le reste, c'est ce qui manque à M. Taine.

Si tout le peintre est dans le pinceau, tout le sculpteur dans l'ébauchoir, tout l'architecte dans le compas, comment se fait-il que nous n'ayons de maître que M. Puvis de Chavannes. Car, pour habiles, les artistes de nos jours le sont; tout ce qui s'apprend, ils le savent.

Une eau forte imaginaire vous donnera la différence du métier et de l'art.

Le sujet n'est point compliqué; une porte entr'ouverte, contre le mur un balai. Faites cela vrai, rendu, c'est le métier. Mais emplissez de noir l'entrebâillement de la porte, ébouriffez d'une certaine façon les barbes du balai; jetez quelques traînées d'ombre, et voilà un drame; l'assassinat de Fualdès; un cauchemar de Poë. C'est l'art.

Interrogeons les faits; ils parlent plus haut que les théories. Quant après trois siècles l'art allemand est ressuscité, il est ressuscité catholique avec Overbeck, Cornelius, Kaulbach et l'école de Dusseldorff.

La Belgique a eu pour premier maître contemporain Henri Leys, un croyant qui fit du Dürer.

En France, Ingres, Flandrin, Orsel, Chenavard, Périn, Tymbal, Ziégler, Chasseriau, Mottez, Scheffer sont des peintres catholiques; Delacroix, Decamps et Guignet ne sont pas des matérialistes, je suppose?

Il est deux propositions irréfragables:

1º Les chefs-d'œuvre de l'art sont tous religieux, même chez les incroyants;

2º Depuis dix-neuf siècles les chefs-d'œuvre de l'art sont tous catholiques, même chez les protestants. Exemples: la Vierge au donataire, d'Holbein, et le Lazare, de Rembrandt. Le chef-d'œuvre du voluptueux Titien, c'est l'Assomption, celui de Rubens, la Descente de Croix; ainsi de tous. Que reste-t-il donc au matérialisme, le tromper l'œil de M. Degoffe; les poissons de M. Monginot.

Les rapins diront que Giotto est un barbouilleur et le Sanzio et le Buonarotti des littérateurs et non des peintres.

Oui, ils sont des poètes et c'est là ce qui leur donne une si haute place. Pour eux la ligne et la couleur ne sont que l'enveloppe de leur pensée. Mais la pensée, c'était bon dans l'ancienne... école, ils ont changé tout cela. Une nouvelle ère va s'ouvrir, celle de l'art laïque... et obligatoirement sans pensée!


II

L'ART MYSTIQUE ET LA CRITIQUE CONTEMPORAINE

Après les actes, les phrases; après les œuvres, les commentaires.

Quand on n'a plus rien à dire, on ergote. La critique est la fin d'une littérature; la théorie, la fin d'un art; et l'esthétique, la fin de tous.

Tant qu'on peut créer, on a mieux à faire qu'à analyser les chefs-d'œuvre: on en fait d'autres. Mais quand le cœur est bas, l'esprit spirituel, l'âme niée, l'inspiration s'envole, le procédé seul demeure, et l'anecdote, le genre et la nature morte règnent.

Le premier mot de l'art est toujours un acte de foi.

A Égine comme à Memphis, à Byzance comme à Sienne, à Florence comme à Bruges. Le dernier mot est un blasphème; que le sectaire Kranach joue avec le chapeau du cardinal, Tiepolo avec le nimbe du saint, ou Courbet avec la soutane du prêtre.

Quand, au lieu d'être un enthousiasme, l'art fait le portrait des maisons avec Canaletto, celui des tulipes avec Van Huysum, qu'il copie le crépi des vieux murs avec M. Manet, les halles avec M. Carrier Belleuse,—il a cessé d'être.

Alors les théoriciens s'avancent. Longin fit son traité du sublime quand il n'y eut plus d'éloquence grecque, et M. Chevreul apporte son traité des couleurs sur le tombeau de la peinture française.

Des chaires s'élèvent, où l'on explique pourquoi Léonard est l'intelligence, Titien la couleur, Rubens la santé, Raphaël l'harmonie, Holbein la physiognomonie, Corrège la grâce, Van Dyck la distinction, Gérard Dow le calme, et Delacroix la fièvre. On date chaque tableau, on pèse chaque génie. On cherche combien il rentre de Verrochio dans Léonard, et combien de Léonard dans Corrège; ce que Raphaël a pris au Pérugin et au Frate, et ce que Jules Romain et Garofalo doivent à Raphaël; ce qui est à Otto Venius dans Rubens, à Ghirlandajo dans Michel-Ange et à Lastman et Pinas dans Rembrandt. Vasari, Lanzi, tous les historiens sont compulsés, les archives fouillées, et les monographies s'entassent. A côté des érudits bardés de documents, arrivent les esthéticiens. Ce sont des romanciers qui n'écrivent pas de romans, des poètes qui ne font pas de vers; ils mettent le roman dans la vie de l'artiste, et la poésie dans son œuvre. Ils l'enguirlandent de tout le lyrisme qui est en eux. Sous leur plume, la composition devient une ode, la couleur une symphonie, la ligne une pensée; ils font un poème en prose sur la Dispute du Saint-Sacrement, la Vierge de Saint-Sixte ou la Châsse de Sainte-Ursule. Ce sont des variations enthousiastes sur un thème immortel, et ils ajoutent leur âme à celle du peintre, doublant ainsi le prisme qui idéalise l'œuvre.

Aujourd'hui, les critiques d'art sont les vrais peintres. MM. Charles Blanc et Georges Lafenestre donnent la sensation du tableau bien autrement que les copies de l'École des Beaux-Arts et les portraits qu'ils font des maîtres sont mieux peints que ceux de MM. Dubois et Jalabert.

Bénévole à tous, la critique contemporaine n'a qu'une crainte, celle d'être exclusive ou partiale, et qu'une prétention, celle de tout comprendre, comme pour excuser l'époque de ne plus rien produire. Des diableries de Callot et de Goya à l'académisme des Carrache, de l'ivrogne de Steen à la Vision d'Ézéchiel, de la Kermesse à l'Apothéose d'Homère, de Raphaël à Diaz et de Landseer à Chenavard, elle admet tout, sans parti pris ni préjugé, témoignant du plus large éclectisme. Cette compréhension de toutes les écoles s'arrête toutefois devant celles de Sienne et d'Ombrie, cette intelligence de tous les maîtres ne s'étend pas à ceux du quatorzième siècle, moins encore au trecentisti. Avant Masaccio, l'art italien est un problème qu'elle ne peut résoudre et qui la dépayse, en dépit de ses efforts.

Même dans cette école vénitienne dont le paganisme flatte ses sens (car la critique d'aujourd'hui est sensuelle comme elle est libre-penseuse), il y a des maîtres qui la gênent: ce sont les Vivarini de Murano, Cima da Conegliano, Basaïti, Carpaccio, Mansuetti, Catena. Lorsqu'elle rencontre Duccio, Ambroise et Pierre di Lorenzo, Simone Memmi, elle qui prétend tout comprendre, ne comprend plus. Giotto lui paraît avoir amélioré le dessin, créé l'ordonnance, et c'est tout. Les Gaddi et Jean de Melano parlent un langage qui lui est inconnu. Orcagna seul, grâce à son humour shakespearienne, lui saute aux yeux.

Documentaires et esthéticiens s'arrêtent incompétents, parce qu'ils ne considèrent l'art que comme la reproduction de ce qui est. Ils pensent tout bas ce que Courbet disait tout haut, devant la Cuisine des anges de Murillo. «Il a peint des anges celui-là, mais où les a-t-il vus? moi, je ne peins que ce que je vois.» Eux aussi ne voient que le visible, comment comprendraient-ils les maîtres ombriens qui n'ont peint que l'invisible?

Placés au point de vue matérialiste, ils ne veulent pas reconnaître que les premières pierres qu'on ait disposées avec soin étaient celles d'un temple, et que les premiers coups de pinceau ont été le balbutiement de la main de l'homme vers Dieu. Élevés dans le paganisme universitaire, ils n'aiment et ne sentent que l'art païen, qui est parfait, mais tout en dehors, sans pensée, sans profondeur, tout de surface, et ils appliquent le même critérium à l'art chrétien. Ils restent confondus devant une prédelle de Sano di Pietro, où, malgré la perspective étrange, le dessin maladroit, il y a de la poésie sous l'ignorance même et du sublime dans l'incorrection enfantine.

Chenavard, le premier esthéticien de France, a dit, à propos de Léonard, un mot qui est toute l'esthétique parce qu'il établit la hiérarchie des conceptions: Sa grandeur est tout entière dans l'idéal conçu et non pas dans l'idéal exprimé, quelque beau qu'il soit.

D'après ce principe, Weenix, le peintre des dessertes, Kalf, celui des casseroles, Hondekoëter, celui des poules, quoique parfaits en leurs genres, sont inférieurs par leur genre au moindre peintre lyrique, parce que l'idéal d'un melon, l'idéal d'un poêlon, l'idéal d'une pintade, sont au-dessous de l'idéal qu'implique la représentation d'un homme, surtout lorsqu'il s'appelle Colomb, Newton, Leibnitz, Mesmer ou Hahneman.

En conséquence, Fra Angelico peignant le paradis, Orcagna, l'enfer et le jugement dernier, Lorenzo, Monaco ou Bicci l'extase, sont supérieurs à Véronèse qui peint des festins, Rubens, des allégories, Titien, des bacchanales, parce que ces derniers nous donnent des choses concrètes, ayant matériellement existé et dont nous retrouvons les équivalents et les semblables dans la vie; tandis que les premiers ne sortent pas de l'abstrait, et que leur pinceau réalise des scènes qui n'ont pas de réalité, que nul n'a vues et que l'esprit ascétique peut seul concevoir.

Donc, Giotto, Buffalmaco, Lorenzo, Costa, Paris Alfani peignant Jésus-Christ ou la Vierge, sont supérieurs à Franz Hals, Antonio Morio, Velasquez, Titien, parce qu'un bourgmestre, un grand d'Espagne, une infante, une courtisane, impliquent un idéal très médiocre en raison de celui que nécessite la représentation de Dieu.

Donc, quelle que soit la pauvreté de l'exécution, les peintres mystiques sont les plus grands des peintres, parce que tout idéal est en deçà de l'idéal mystique.

Le mysticisme, phénomène moral qui spiritualise l'homme au plus haut point, le fait planer bien au-dessus de la matière et du réel et le fibule à Dieu. La manifestation de cet état de l'âme est l'extase. Et les peintres mystiques sont des extatiques qui ont peint.

Vital ne put jamais se résoudre à figurer le Christ en croix, tellement la seule pensée des douleurs du Calvaire le faisait sanglotter; et Lippo Dalmasio, le peintre de la Vierge, tant admiré par Guido Reni, ne prenait jamais ses pinceaux sans avoir jeûné la veille et communié le matin. Et maintenant, étonnez-vous qu'il n'y ait plus de peinture religieuse en France, quand c'est M. Bouguereau qui fabrique le plus de tableaux d'église.

Celui qui ne tient pas sainte Thérèse pour le plus grand poète d'Espagne, bien au-dessus de Lope et de Caldéron, qui n'a jamais fait d'oraison mentale ou égrené un rosaire, celui-là, fût-il un critique d'art égal à Cavascacelle, peut passer outre, devant Simone Memmi; une bonne femme qui croit bonnement en sait plus que lui.

Lorsqu'on entre au Louvre, dans la petite salle des primitifs, toujours déserte, on éprouve un sentiment pénible à voir ces œuvres de prière, où le savant ne reconnaît qu'un document, laisser indifférents et distraits ceux qui passent, car bien peu s'arrêtent. C'est que la place de ces tryptiques, de ces ancônes, est dans les chapelles, où ils ont fait naître tant d'élans de piété, où ils ont entendu tant d'oraisons et vu plier tant de genoux. Un sentiment plus pénible encore, c'est de voir les catholiques ignorer et laisser dans l'ombre ces artistes qui sont des saints, et ces œuvres qui sont des hymnes.

N'est-il pas honteux que ce soit de la protestante Allemagne que nous viennent les seules images de piété qui puissent être regardées? Il serait si simple à M. Bouasse-Lebel de faire reproduire les merveilles d'art et de foi qui illustrent les rétables d'Italie, de Sienne, d'Assises, et les miniatures adorables du bréviaire Grimani, au lieu de ces affreuses lithographies dont le monde religieux s'infeste. Je souhaiterais que ces lignes, trop brèves pour effleurer même un tel sujet, donnassent à quelqu'un l'idée d'étudier pour les aimer, les reproduire et les répandre, ces fleurs mystiques, les plus gracieuses de l'inspiration catholique.

Voyez, lecteurs chrétiens, ces peintres qui ne savent pas peindre, qui tiennent gauchement un pinceau trempé dans de mauvaises couleurs. Regardez, ils barbouillent comme des enfants. Pourquoi ce crucifiement, presque risible, vous fait-il pleurer? Parce que, en attachant à la croix ce Dieu aux membres grêles, c'étaient leurs larmes qui délayaient leurs couleurs, et que les saintes émotions de leurs âmes se sont incorporées à la pâte du vélin et au grain du panneau. Ce qu'ils ignoraient, quatre mille peintres le savent aujourd'hui, à Paris. Ce qu'ils savaient nul ne le sait plus.

Faire un chef-d'œuvre de poésie sans la prosodie, est-ce possible? Eh bien! les mystiques ont fait des chefs-d'œuvre de peinture sans couleur et sans dessin, parce qu'ils croyaient.

On nie les miracles, mais, dans l'ordre esthétique, peut-on admirer un miracle plus grand que celui-ci: une œuvre d'art qui coudoie Raphaël, et qui, techniquement, est au-dessous d'une image d'Épinal.


LE SALON DE 1882

Chenavard. Ce nom est le premier à écrire quand on traite d'art contemporain. C'est celui d'un grand méconnu, d'un inconnu presque. Les initiés seuls lui rendent un culte enthousiaste. Ses tableaux de chevalet sont aussi rares que ceux de Michel-Ange: un à Montpellier, un autre au Luxembourg; c'est tout. Qu'on n'aille pas croire à une paresse de Sébastien del Piombo; avant de se retirer dans la contemplation sereine de l'art, il a prouvé sa force, il a fait une œuvre, et immortelle, les dix-huit cartons décoratifs destinés au Panthéon, les plus grandes pages de philosophie historique qui aient été écrites. De Westminster français, devenu Sainte-Geneviève, le Panthéon ne pouvait plus admettre l'Escalier de Voltaire; Luther à Wittemberg; Mirabeau répondant à Dreux Brézé. Mais il fallait conserver le carton du fond, Jésus-Christ prêchant sur la montagne; Bethléem; les Catacombes et le Pape Léon arrêtant Attila. A la place de ces chefs-d'œuvre qui sont au musée de Lyon, on a marouflé les vignettes enluminées de M. Cabanel, et les médiocrités de M. Joseph Blanc.

Quand Delacroix mourut, Chenavard sentit le devoir de pousser un grand cri d'idéal, et le Salon de 1869 vit la Divine tragédie. Dans une toile immense, tous les dieux de tous les olympes, éperdus, tombent au néant, tandis que sur sa croix sainte, Notre-Seigneur Jésus-Christ triomphe éternellement. Cette conception michelangesque, montrant le christianisme vainqueur de toutes les théogonies qui l'ont précédé, est dessinée selon Corrège, et peinte comme un camaïeu, de la couleur immatérielle, qui seule convient à la peinture de pensée. Une telle œuvre suffit à nimber un peintre. Cependant, on ne songea pas à donner un mur à ce peintre philosophe et poète. Il rentra dans son hypogée intellectuel, dont il n'est plus sorti depuis.

De l'autre côté du Rhin on a élevé une statue à un peintre d'un génie semblable au sien, mais non pas son égal, Pierre de Cornélius. L'Allemagne entière le porte aux nues, et nous qu'on accuse de chauvinisme, nous ignorons, ou à peu près, un artiste supérieur à toute l'école de Dusseldorff.

J'ai voulu, avant que d'entrer au Salon, saluer le doyen de nos maîtres et de nos critiques, car Chenavard est le premier esthéticien du monde, et depuis quarante ans, la critique d'art se fait en France avec les miettes de sa conversation.

J'ai voulu rendre un hommage de grande admiration à ce génie qui n'a pu ni remplir son mérite, ni donner sa mesure, mais dont le nom vivra toujours d'une immortalité restreinte au petit nombre des enthousiastes, mais, par là même, sûre, constante, stellaire.

Puvis de Chavannes triomphe. Sa gloire commence enfin, et la médaille du Salon qui lui sera décernée d'une commune voix sanctionnera d'une façon officielle le titre de grand maître que lui ont donné depuis longtemps tous ceux qui savent l'art et qui l'aiment. Cependant, il s'en faut qu'il soit universellement accepté. Ces jours derniers, on a osé écrire: qu'il peignait à la toise, escamotant les difficultés, et qu'il n'était en somme que le Grévin de la peinture allégorique. Mais qu'importent les cris des Thersites? Je n'ai que le regret d'être venu trop tard pour avoir quelque mérite à admirer ce grand artiste, ce vrai poète; j'aurais voulu le saluer maître à son premier tableau. C'est à mon retour d'Italie, les yeux encore éblouis par les fresques les plus admirables du monde, que je vis au Palais de Longchamp ces deux pages d'un art si personnel, qu'on lui cherche vainement une filiation antérieure; Massilia, colonie grecque et Marseille porte de l'Orient. Les terribles comparaisons que suscitaient mes souvenirs de la veille n'ôtaient rien à ces fresques si dissemblables de toutes les autres. Et chaque fois que j'ai pu contempler une œuvre nouvelle, mon admiration s'est accrue, surtout à Poitiers, devant son Karle Martel vainqueur et Sainte Radegonde donnant asile aux poètes. Puvis de Chavannes a eu besoin d'une grande conviction pour persévérer dans sa voie. Son Enfant prodigue déconcerta même ses amis, et à peine osa-t-on défendre le Pauvre pêcheur de l'an dernier, un chef-d'œuvre d'impression vraie et d'intense sentiment. Ses cheveux durs en désordre, le regard fixe, les bras mornement croisés, le Pauvre pêcheur, droit dans son bachot, considère son filet vide. Sur la lande sauvage, son jeune enfant dort, et sa femme, maigre et agenouillée, cueille des genêts. Au loin, l'eau calme et grise s'étend. Quoi qu'en aient dit les gens d'esprit, il n'est pas de tableau qui donne plus l'impression de la misère d'en bas, de la misère absolue.

Cette année, l'envoi du maître est tout à fait de premier ordre. Pro patria ludus est le pendant de l'Ave picardia nutrix du musée d'Amiens. Dans un calme et robuste paysage aux lointains fuyants, de jeunes hommes s'exercent à lancer la javeline sous l'œil fier et attendri des mères et des fiancées. De belles jeunes filles interrompent les soins domestiques pour jouer avec des enfants et écouter un vieillard qui tient une flûte. Cela est simple et grandiose comme le poème de la vie patriarcale aux temps héroïques. Doux pays, qui appartient à M. Bonnat, est aussi un poème, celui du bonheur antique. De jeunes femmes cueillent des fruits; d'autres, couchées sous des arbres, regardent les bateaux de pêche de leurs époux sillonner une mer bleue et calme. Théocrite n'a pas écrit, Anacréon n'a pas chanté un plus beau rêve de félicité rustique. Comme Chenavard, avec qui il a plus d'un rapport, Puvis de Chavannes est un poète; mais, tandis que le maître lyonnais se complaît dans une poésie d'idées qui dépasse la peinture et exige la forme littéraire qui est la forme suprême, Puvis, poète de sentiments simples, s'exprime en fresque mieux même qu'en écrivant.

Au reste, il a créé son dessin, sa couleur, tout son procédé, ce qui est la marque géniale la plus indéniable. Celui qui trouve, quel que soit son art, tout un ensemble de moyens expressifs personnels, celui-ci est toujours un maître; et à première vue, ne reconnaît-on pas toujours du Chavannes, sans pouvoir jamais le confondre avec qui que ce soit? Les deux dessins qu'il fit sur le rempart, en montant sa garde pendant le siège de Paris, ne sont-ils pas d'une originalité aussi absolue que ses grandes œuvres.

Ce qu'il peint n'a ni lieu ni date; c'est de partout et de toujours: une abstraction de primitif, un rêve poétique d'esprit simple, une ode de l'éternel humain; et cela rendu par les formes réelles et typiques dans une harmonie sereine et naïve: l'été, l'automne, la paix, la guerre, le repos. Sa composition est toujours d'un bonheur, d'un goût et surtout d'une aisance à servir de modèle à tous les maîtres contemporains. Je ne crois pas que dans toute son œuvre on puisse déplacer heureusement un seul personnage, et l'on n'imagine pas une ordonnance autre que la sienne. Au contraire des peintres idéalistes qui procèdent par une épuration de la ligne, la ramenant à un canon plastique, la sienne est réelle, générale, presque ordinaire. Un trait brun, épais et ressenti, chatironne le profil de ses figures dans un contour enveloppant, accusé comme celui des peintres orfèvres; le reste est plutôt indiqué qu'exécuté par un modelé très fin, et dégradé insensiblement. Le point perspectif est toujours pris de loin et surtout de très haut. Comme éclairage, la pleine lumière constante, une réverbération de jour blanc et point d'ombres. Le clair-obscur, cet artifice si exploité, même par les plus grands, il le dédaigne et l'ignore.—Il faut avoir passé beaucoup d'heures au Campo Santo de Pise pour comprendre ce qu'il y a de surprenant dans ce maître d'un temps décadent qui a retrouvé la naïveté et la simplesse sublime des primitifs. Si l'on pouvait accoter un Puvis aux Vendanges de Benozzo Gozzoli, par exemple, on découvrirait non seulement leur parenté, mais que c'est Puvis qui semble, des deux, le primitif. Arrivons au grand blâme. Puvis n'a pas de couleur. Mais le coloris consiste-t-il en beaucoup de couleur ou en telles couleurs? Faut-il empâter et presser beaucoup de vessies bleu de prusse et vermillon? La couleur de Charles Ier est-elle inférieure à celle des Noces de Cana?—Non, la couleur n'étant qu'une vibration de la lumière, qui n'est elle-même qu'un rayon calorique, le coloriste est celui qui a de la lumière et de la chaleur au bout de son pinceau. Aussi, au Panthéon, la Vocation de Sainte-Geneviève est-elle éteinte par les chromos de M. Cabanel, et au Salon, Doux pays n'éteint-il pas tous les coloris violents et saturés d'alentour. Sur sa palette, il n'y a que des tons neutres, rien que des gris: gris blancs, gris bleus, gris verts. Avec des tons froids et des non-couleurs, obtenir l'effet le plus chaud et le plus lumineux, c'est là, ce semble, la manifestation d'un grand coloriste. Ce qui est sans conteste, c'est le caractère décoratif et monumental de ces fresques qui, semblables à des tapisseries, font corps avec les murs qu'elles décorent, y mettant une vision idéale plutôt qu'une peinture. Je ne voudrais au Panthéon que du Chenavard, du Puvis et du G. Moreau. L'Hôtel de Ville va être fini, eh bien! qu'on le livre à Puvis et à G. Moreau, en réservant deux salles, l'une à Paul Baudry, l'autre à Hébert.

Hébert aussi est un poète, d'un esprit chercheur, d'une intention complexe, d'une suprême élégance. Le premier, il a ouvert cette voie du sentiment moderne raffiné, où Gustave Moreau a noblement marché. La Malaria, cette page poignante de mélancolie, a eu beaucoup d'influence sur l'école française. On dit encore l'art malariesque. Ses toppatelles sont les muses de l'Italie. Ses Ophélies dignes de Shakespeare, à l'art religieux il a donné une Vierge si célèbre, qu'on l'appelle la Vierge d'Hébert. Longtemps directeur de l'école de Rome, il a fait d'excellents élèves. Ce n'est pas à lui qu'on pourrait faire les chicanes que l'on fait à Puvis de Chavannes, il a pris à cette Italie, où il a vécu dans le commerce des chefs-d'œuvre, son procédé magistral et impeccable. Dans l'ambre de la couleur transalpine il a enchâssé la larme idéale des Mignons. L'an dernier, sa Sainte Agnès semblait une page de cette série où Zurbaran a peint les infantes du martyrologe, la grandesse du paradis. Mais aussi mystique dans la pensée, Hébert est loin d'avoir le pinceau brutal. Sur un fond d'or mat, tenant de sa main fluette un lys, la sainte svelte et blanche en est un elle-même. Un long voile gris blanc met la chasteté de ses plis délicats autour de la sainte, dont le corps, par un adorable sentiment de pureté, est à peine peint, sans modelé, tandis que la tête aux grands yeux pleins de foi et les mains pures sont accusées et vivantes.

Cette année, le maître expose Warum (Pourquoi)? Une jeune fille, qui semble une sainte Cécile rêveuse, joue mollement d'une harpe verte qui s'harmonise avec un fond de tenture émeraude. Les cordes vibrantes mettent une ombre remuée, un voile d'harmonie sur son visage de Muse inspirée. C'est là une admirable page de poésie et de couleur: les mains sont des merveilles de rendu aristocratique. Mais, l'incomparable chef-d'œuvre d'Hébert est dans la salle des arts décoratifs. C'est le carton de la coupole du Panthéon qui doit être exécutée en mosaïque. Sur le fond or du Bas-Empire, Jésus-Christ, majestueux et divinement impassible, montre les destinées de la France à Jeanne d'Arc agenouillée que la Vierge Marie présente à son fils, tandis que sainte Geneviève se prosterne, appuyée d'une main sur sa houlette, de l'autre tenant contre sa poitrine la nef de Lutèce. Je ne connais pas d'effort archaïque plus heureux, et n'était la perfection des lignes et des teintes, ce chef-d'œuvre de pur byzantin semblerait même à San Marco de Venise une mosaïque du quatorzième siècle.

Baudry expose une esquisse, la Vérité, qui sera un digne pendant à la belle Fortune du Luxembourg. Ce maître peintre, qui a fait à Venise les plus brillantes études, sous Véronèse, plein d'originalité et de saveur, est un décorateur de théâtre seulement. Seul il pouvait faire le foyer de l'Opéra, mais il serait incapable de fresquer une église. Sa Glorification de la loi de l'an dernier manquait de tenue et de dignité. Ses colorations toujours heureuses sont brillantes et douces à la fois. Il compose ses gammes et ses valeurs d'après les tapis de l'Orient.

Doré, illustrateur, sculpteur et peintre, présente deux paysages alpestres d'une belle impression, mais faits de souvenir. Il est peut-être la plus belle imagination du crayon. De Don Quichotte à Dante, de Rabelais à Balzac, son dessin a commenté tous les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. L'illustrateur a toujours suivi le poète d'un dessin inégal. Cependant, c'est presque du génie d'avoir pu transposer en art la plus haute littérature.

Carolus Duran, un peintre de cour. Il met de la noblesse dans le luxe, et son pinceau brillant donne grand air à tout, même à l'accessoire qu'il sait faire très significatif. Mais qu'il peigne des grandes dames et des futurs doges, et qu'il ne touche pas à la peinture religieuse. Son Ensevelissement, c'est du Vénitien de Bologne. Il n'y a pas même d'émotion dans ses têtes sans accent mystique, et la vibrance de l'exécution jure avec un si douloureux sujet.

Bonnat veut faire un pendant au Panthéon en médailles de David d'Angers. Après MM. Thiers, de Lesseps, Hugo, Cogniet, voici Puvis de Chavannes, peut-être le moins mauvais de ses portraits. Il manque de style et abuse des noirs, il rappelle souvent la mauvaise manière du Guide sous ce rapport. Les fonds sans air poussent les têtes en avant. Son éclairage est d'un funèbre glacial. Qu'il emploie du bitume au lieu de noir d'ivoire pour ses ombres, c'est bien simple.

Henner, élève de Giorgion comme Courbet. Seulement, il a transposé en ivoire ce que Barberilli écrivait en or. Sa trouvaille, c'est une pâte de camélias blancs dans laquelle il modèle des nus sur des fonds bleu-marine. Celui-là sait l'emploi du bitume et exécute tout son modelé dans les dessous. Son Joseph Barra, qu'on pourrait prendre pour un Abel ou un Narcisse, n'était la baguette noire qu'il tient dans sa main crispée, est peint mêmement que ses sources et son ridicule Saint Jérôme de l'an passé. Ce n'est qu'un peintre, mais d'une saveur exquise dans son procédé ne varietur.

Lefebvre. Ses Italiennes semblent des miss d'Ossian à côté des signoras vivantes d'Hébert. Il compose mal. C'est le peintre d'une seule figure. Sa Fiammetta du dernier Salon visait au caractère et l'atteignait. La Fiancée de celui-ci est une chose très distinguée, trop distinguée, mais excellente en soi, et à opposer au débordement des vulgarités.

Jacquet, dont les démêlés avec Dumas fils ont fait tant de bruit, expose une France glorieuse. Par le temps de république qui court, on s'attend à une virago gesticulante. Point. La France glorieuse, c'est l'aristocratie française pleurée par Musset. Sa force est dans sa race. Elle a une belle allure avec son casque empanaché, et sous son égide palladienne circule le sang d'azur des modèles de Van Dyck. On dirait d'une allégorie du règne de Louis XIV avec plus de grâce moderne.

Leroux quitte Herculanum pour Pompéi; le peintre charmant des Vestales nous montre de jeunes Grecs pêchant à la ligne. C'est d'une archéologie suffisante et d'un charme frêle.

Duez, un chercheur qui avait trouvé, qui a cherché encore et qui s'est perdu. Son Tryptique de saint Cuthbert (au Luxembourg) était un heureux retour à l'art sévère, et cette page religieuse promettait beaucoup mieux que cette Soirée bourgeoise qu'il nous présente. Il y a effet de lumière, dit-on. J'aime mieux Honthorst et Scalken.

Laurens peint comme un sourd. Il est solide, vivant, mais vulgaire, un hoplite de l'art. Ses fresques du Panthéon ne sont pas du Carravage, et comme pensée... Ferdinand Fabre, son conseiller littéraire, a une lourde tâche. Le Maximilien du Salon, c'est du bon gros drame et de la bonne grosse peinture. En somme, un paysan du Danube, peintre, mais nullement artiste.

M. Bouguereau, l'affadissement du sel, le fabricant de la peinture religieuse qui ferait trouver Carlo Dolci viril et Sasso Ferrato austère. Sans préjugé, d'une main il prend la patère et fait une libation aurorale à la Vénus d'Amathonte; de l'autre, il balance, aux pieds de la Vierge, l'encensoir du diacre. Il s'agenouille également dans la cella romaine, et dans la basilique chrétienne, trouvant un chemin facile pour aller du Cithéron aux Catacombes. Son Crépuscule en gaze bleu criard est digne de ses clients, les marchands de porc salé de New-York. Le malheur est qu'il infeste de ses toiles nulles toutes les chapelles de la chrétienté.

M. Cabanel est un bon portraitiste, et c'est tout. Sa Scène de Shakespeare de l'an dernier était du Ducis et sa Patricienne d'aujourd'hui est du ressort des keepsakes.

M. Yvon a fait un effort louable dans sa Légende chrétienne; mais ces quatre zones bondées de petits personnages ne sont pas d'une invention heureuse. En gravure toutefois, cela ira peut-être.

M. Ribot est artiste puissant, descendant de Ribera, mais le plus souvent c'est du Spada qu'il nous donne, sans pouvoir se défaire de ses fonds noirs durs et sans air qui ne produisent pas l'effet de relief cherché.

M. Maignan avec un adorable sujet a fait une toile absurde. Les anges qui viennent achever une fresque pendant le sommeil de Fra Angelico ne sont pas même des demoiselles de bonne compagnie.

M. Chaplin, qu'on ne voyait plus au Salon, y revient avec deux portraits de fantaisie. Cet artiste a été le Boucher du second Empire. M. Van Beers continue Stevens d'une façon un peu trop parfaite, si ce mot peut s'appliquer aux sujets tout mesquins qu'il traite. Nous avons cherché vainement un Gustave Moreau.

Nous sommes allé droit aux maîtres et aux noms connus. Aujourd'hui nous voudrions bien avoir quelque génie naissant à proclamer; mais c'est vainement que nous avons interrogé les trois mille tableaux exposés. On rencontre beaucoup de peintres sachant leur métier; un niveau excellent mais un niveau.

La peinture religieuse est de la plus grande médiocrité. Elle demande une élévation de pensée et une culture que les peintres de nos jours n'ont pas. Le public religieux lui-même manque de goût, accueillant M. Bouguereau après M. Signol.—L'Apothéose de saint Hugues, de M. Sublet, est une bonne étoile, précisément à cause des réminiscences des maîtres qui y sont nombreuses. La composition pyramidale comprise à l'italienne, l'expression extatique du saint prise à l'Espagne, permettent, malgré les anges mondains, de placer cette toile dans une église.—Je n'en dirai pas autant de l'Annonciation de M. Monchablon qui est aussi mal composée que banalement exécutée. Le Christ à colonne de M. Ferrier, qui subit l'influence de M. Munckasy, est mal ordonné, d'un éclairage de Bologne, d'un effet dramatique nul. M. Crauk, dont l'Invocation à la Vierge n'est pas sans valeur, expose une excellente composition: Saint François de Sales présentant saint Vincent de Paul aux religieuses de son ordre et le leur donnant pour supérieur. La Madeleine de M. Muller est bien repentante et il y a de l'onction dans la Mort du moine de M. Luzeau. M. Sautai mérite une mention. Son Fra Angelico faisant le portrait du prieur a beaucoup de style. M. Séon a habillé sa Vierge tout en cobalt avec fond de même: cela est absurde. Le même artiste avait exposé l'an dernier deux allégories dans le goût de Puvis qui faisaient augurer mieux. Le Christ appelant à lui les petits enfants de M. Perrondeau et la Mort de la Vierge de M. Robiquet sont d'estimables choses. Pourquoi M. Gaillard dans son Portrait de Léon XIII a-t-il prodigué un fond de trône, une échappée de rue sur Saint-Pierre, toute une mise en scène inutile? Le Léon X et le Jules II de Raphaël sont plus simples, et le grand génie diplomate et thomiste qui occupe le trône de Pierre doit être représenté simplement. La royauté spirituelle est écrite dans son admirable tête de patricien apôtre, sans qu'il soit besoin de décor théâtral autour de lui.

La peinture dite d'histoire qui a produit Delaroche et l'inqualifiable galerie de Versailles, ne présente rien qui soit bien au-dessus de l'anecdote ou de la vignette de librairie. Le Prométhée, de M. Maillart, ferait un triste frontispice à la tétralogie d'Eschyle, et je me demande dans quel infortuné musée de province le Vauban de M. Albert Fleury ira échouer? Le Combat des Centaures et des Lapithes, de M. Hubner, quoique confus et mal peint, a une vague allure de Mantegna. M. Rochegrosse, connu seulement comme agréable vignettiste de la Vie moderne, s'annonce bien par son Vitellius traîné dans les rues de Rome. L'Alexandre à Persépolis, de M. Hincley, est vulgaire d'attitude. M. Krug n'a su donner aucun caractère pathétique à sa Symphorose et ses sept fils refusant d'abjurer devant Adrien. Je regrette d'avoir oublié le nom du peintre de Forti Dulcedo: Samson contemple le squelette de Goliath; des abeilles ont fait leur ruche dans le crâne. Comme conception et comme style cela sort tout à fait de l'ordinaire.—Cela correspondrait-il à un mouvement dans les esprits? A part la France glorieuse de Jacquet et sans compter le Massacre des otages, excellente toile de M. Motte, il y a un nombre tout à fait surprenant de scènes de chouanneries où les bleus jouent le vrai rôle: le vilain. La Révolution a fourni cette année le sujet de deux cents toiles; tant pis pour les peintres, mais tant mieux pour l'enseignement laïque et obligatoire. Les héros rouges n'ont qu'à être représentés pour inspirer aux faibles de l'horreur, aux autres, du dédain.

L'allégorie n'est pas brillante cette année, sauf peut-être l'Indolence de M. Armand Gauthier. M. Lira représente le Remords par un homme aplati contre une falaise et vu de bas. L'Art de M. Bourgeois est bien décadent, M. Dubuffe fils est un mondain comme son père. Sa Muse sacrée est profane et sa Musique profane est carybantesque. Sainte Cécile semble jouer du Chopin et les anges qui écoutent sortent du cours de M. Caro. La Parabole du Mauvais riche, de M. Zier, est une mise en scène Renaissance bien comprise, mais peinte dans une tonalité qu'on voudrait plus chaude.

De M. Jules Didier et de M. Baudoin d'interminables frises agricoles qui semblent les travaux des mois, illustration obligée de tout calendrier. M. Gervex, comme les précédents, se figure faire de l'art décoratif avec ses Débardeurs de la Villette déchargeant des bateaux de charbon. L'année dernière il avait exposé le Mariage civil, quelque chose comme ces toiles de foire qui représentent les spectateurs d'un musée de cire.

La peinture militaire est un genre patriotique non esthétique. M. Protais fait le militaire sentimental. L'an dernier il exposait une image d'Épinal, cette année-ci, c'est une vignette de l'Illustration. M. Berne Bellacour est dans le même cas. M. Detaille se repose cette année, après sa détestable toilasse du Salon précédent. Ces deux artistes ont du talent, que ne changent-ils de sujets?

Nous sommes loin de cette floraison du paysage de 1830, qui conquit à l'école française l'égalité avec celle de Hollande. Plus de grands maîtres comme Millet, Diaz, Rousseau; mais toutefois d'excellents paysagistes en nombre: Rapin, Appian, Dardoize, Grandsire, Masure, Japy, Busson, Curzon, Bellel, Beauverie, Bernier... A leur tête, M. Jules Breton, le poète peintre, qui a élevé le paysage jusqu'à la peinture monumentale, par l'interprétation naïve et grandiose de la Bretagne, cette terre de Dieu et du roi. Son tableau de cette année: Le soir dans les hameaux du Finistère, est une page de haute poésie, de grand sentiment. Harpignies envoie deux bonnes toiles. Il peint en style coupé, découpé même. Son faire est trop net, le galbe de la feuille est aussi précisé que celui du tronc. Il y a du heurt et de l'imprévu dans sa touche, son paysage est choisi, composé; et les lignes s'en continuent à l'œil, hors du cadre.

En automne, de M. Hanoteau, éclairé très habilement et modelé par masse avec des jours heureux. M. Julien Dupré cherche le style, c'est le plus caractérisé des rustiques. Au pâturage est d'un animalier presque égal à Troyon, et rival de Van Marke, qui expose deux Vaches suisses.

Le Rittrato Muliebre, comme disent les catalogues italiens, est très cultivé, étant ce qui rapporte le plus. Beaucoup d'excellents rittrati, du reste, un de M. Hébert, un chef-d'œuvre; un autre du grand sculpteur Paul Dubois; puis d'Henner, avec fond bleu-marine. M. Debat-Ponson expose M. de Cassagnac et M. Émile Lévy, Barbey d'Aurevilly, un penseur qui semble un condotierri. Je ne dirai rien de M. Sain, le peintre favori des femmes sérieuses. On pourrait faire un chapitre sous cette rubrique; ce qu'il y a toujours au Salon: marines de Vernier, de Lansyer, cancalaises de Feyen-Perrin, gaulois de Luminais, académies de Benner, paysages persans de M. Laurens et crevettes de M. Bergeret. Il est un groupe de chercheurs qui, sans viser au grand, trouvent des effets délicats et nouveaux. Tel M. Buland; son Jésus chez Marthe et Marie n'est pas une œuvre mystique, mais cependant exquise de recherches et bien supérieure au même sujet traité par M. Leroy. On dirait d'un tableau japonais. Cela est peint dans un ton crème d'une douceur exquise; les deux saintes ne sont que des princesses de l'extrême Orient, mais charmantes avec leurs grands yeux rêveurs; le Christ est doux et grave et une poésie calme et suave sort de ce cadre, un des meilleurs de l'Exposition. Une mode qui commence, c'est le dyptique; jeunesse et vieillesse, fortune et misère, l'antithèse en peinture, enfin absurde. Le tryptique lui-même est représenté par M. le comte de Nouy. Le premier volet qui représente l'Odyssée a le caractère antique, mais le panneau central et l'Illiade de l'autre sont du poncif.

Le tableau de genre triomphe. Banal, il plaît à tout le monde; petit, il peut s'accrocher partout. Jusqu'ici il s'était borné aux modestes formats, maintenant il affecte les grands cadres. La Salle des gardes de M. Charmont représente des tons de tapisseries intéressants. Le Cadet de M. Gustave Popelin a beaucoup d'allure. M. Liebermann, dans sa Récréation dans un hospice, a étonnamment rendu les traînées du soleil perçant les arbres. Les Truands de M. Richter sont d'une très grande intensité pittoresque. L'Espagnol en noir pinçant de la guitare, de M. Émile Montégut, est une peinture de grand mérite à mettre en pendant avec l'Espagnole en colère, du sculpteur Falguière, qui est excellent peintre parce que Ingres était violoniste. El jaleo, de M. Sargent, un morceau de macabre espagnol à ressusciter Goya. Malgré le genre familier de M. Kemmerer, il faut louer son modelé d'une exquise et spirituelle précision.

Enfin, venons à ceux qui opèrent «l'évolution naturaliste». Ayant M. Manet pour porte-drapeau, M. Manet est un peintre chinois, ses tableaux sont des crépons français. Tout son caractère est dans la persistance du local. Or la teinte plate nécessite la suppression des demi-teintes et partant du modelé. N'est-ce pas là de la belle ouvrage? Le ton local n'existe pas dans la nature, parce que l'air fond les localités. On intitule cette manière barbare l'école du plein air, et c'est l'école sans air, puisqu'il faut regarder un tableau à vingt pas pour que l'air ambiant lui crée une perspective aérienne artificielle. Cimabué et les byzantins peignaient de la sorte, ainsi que les imagiers. M. Manet et sa bande ne font donc que retomber à l'enfance du procédé. M. Bastien Lepage a d'incontestables qualités de rendu, mais une prédilection des tons glauques et terreux, et faute d'air les plans ne sont pas marqués. Son Bûcheron, c'est de la vraie nature, mais vue à travers le parti pris d'un pinceau faussé. Dans le Salon carré s'étale le 14 Juillet de M. Roll, immense toile représentant une cohue sur la place du Château-d'Eau, et il faut bien l'avouer, cette grande vulgarité vaux mieux même artistiquement que l'Impératrice Eudoxie de M. Vencker qui est en face. Quant aux peintres de bodegones, de tableaux de salle à manger, leur genre est trop inférieur pour qu'on s'en occupe ici.

Et maintenant, s'il nous faut conclure, nous dirons que dans ce Han lin (forêt de pinceaux), comme dirait d'Hervey Saint-Deny, le sinologue, il y a beaucoup de peintres mais peu d'artistes; et ceux-là mêmes sont impuissants à s'élever jusqu'à l'idéal hors duquel il n'y a pas de grand art.


LES ARTS DÉCORATIFS

Cette division des beaux-arts ne remonte pas à un demi-siècle. Au moyen âge et pendant la Renaissance, le mot lui-même n'existait pas. Les maîtres étaient tous décorateurs, Raphaël exécute les Loges avec le pinceau des Chambres; au palais du T., Jules Romain encadre d'arabesque la Chute des Titans; et Corrège à Parme, et Perino del Vega à Gênes ne songent pas qu'ils font de l'art décoratif. Jean d'Udine et Polydore de Carravage eux-mêmes ne sont regardés par aucun témoignage contemporain comme ayant une aptitude spéciale à un genre particulier. Il en est de même en France jusqu'aux derniers élèves de Boucher. Mais la Révolution eut lieu, submergeant avec les traditions de la double foi religieuse et politique, celles de l'art aussi. Tout fut à refaire, et David retourna aux leçons de l'antiquité, cette Cybèle de l'art, source jamais tarie des formes idéales. L'effort fut gauche; le pseudo-romain tomba au troubadour pendule de la Restauration et vint échouer dans le bourgeoisisme. Le romantisme était trop préoccupé de pensées pour songer au décor. Ce fut sous le second Empire, tandis que le mondain triomphait, que l'art décoratif fut pleuré par les critiques. Sitôt on fit grand cas de cette manifestation qui allait se raréfiant, affaiblie. De nos jours, c'est une reflorescence, et comme il faut surtout un grand goût, des qualités de mesure et de choix, il est simple que ce soit l'école française qui y excelle.

L'art décoratif s'entend de toutes les œuvres d'art qui dépendent de l'architecture et la complètent en lui restant subordonnées, depuis la peinture murale jusqu'à la serrurerie ouvragée. Toutefois, nous n'avons place ici que pour les pinceaux et les ébauchoirs.

Le morceau capital de cette année devait être la maquette de la coupole du Panthéon par Hébert. Le maître nous avait dit, dans son atelier, en nous montrant son œuvre, qu'il l'enverrait aux Arts décoratifs. Nous l'y avons vainement cherchée, ainsi que le plafond de Baudry pour M. Vanderbill. C'est grand dommage, car depuis Flandrin il n'y a pas eu de page religieuse comparable au Christ évoquant les destinées de la France; et M. Baudry est le premier plafonnier de notre temps, comme il l'a prouvé au Foyer de l'Opéra où les formes grecques ont le névrosisme moderne, avec des recherches plastiques décadentes, mais intenses et de maître.

Carolus-Duran, peintre de luxe, manque de pompe. Son grand plafond pour le Luxembourg: Gloire à Marie de Médicis, n'a ni l'ampleur, ni l'opulence de lignes et de tons que veut le sujet. Ces grandes machines à la Rubens et à la Tintoret exigent des brosses plus Ronsardisantes que les siennes. Quoique touffue, l'ordonnance paraît mesquine et, quoique bonne, la peinture n'est point de celle, chaude et vibrante, des apothéoses et des gloires.

H. Cros, un des rares mandarins lettrés de la palette. Il est le restaurateur de la peinture à la cire et au feu, la véritable peinture antique où le pinceau est un cautère. Il expose une Uranie, la seule muse de la science, figure de haut style et drapée de la couleur de son royaume. Il est extrêmement intéressant de voir revivre, après tant d'années mortes, le procédé de Zeuxis et d'Apelles, dans leurs tableaux de chevalet. Cette peinture au fer chaud, exécutée par un contemporain, nous démontre une fois de plus que la peinture des anciens était presque égale à leur sculpture. Aucune œuvre originale de maître ne nous est parvenue. Herculanum et Pompéi ne nous ont livré que des maladroites copies, ou des œuvres marchandes, que nous serions toutefois incapables de refaire.—Nous aimons, chez l'artiste, ces préoccupations du procédé qu'avait Léonard et pour notre malheur; car si, dans son Cenacolo, il n'eût pas fait l'essai de vernis nouveaux et d'huiles particulières, ce chef-d'œuvre de toute la peinture ne serait disparu avant cinq siècles, tandis qu'il le sera dans trente ans.—Charles Cros, le frère du peintre, après avoir découvert le phonographe avant Edison, met en œuvre à cette heure une découverte d'une importance très grande: la photographie des couleurs.

Cazin est presque un jeune mais presque un maître. Sa série de paysages décoratifs est d'un grand charme, dans leur indécision lumineuse. Au lieu de rendre un site dans ses détails de flore comme fait Harpignies, Cazin ne porte sur sa toile que l'impression de nature, ce qui est l'esprit, et en donne la sensation, d'autant plus douce et charmeuse qu'elle est moins précise et moins particularisée.

Regamey, d'une saveur exotique exquise, semble un peintre de Yeddo ou de Niphon et ses tableaux des Fushas. Son domaine est le continent des îles, le Japon, cette Italie de l'extrême Orient. Sa décoration pour la salle à manger d'un pavillon de chasse présente des parties excellentes, Okoma la grande chasseresse, et surtout ce sujet charmant, Un jeune ingénieur expropriant les papillons pour cause d'utilité publique.

On mène grand bruit autour de M. Gervex; mais peut-on appeler décoratives ses peintures pour la mairie du XIXe arrondissement? Le plafond qu'il expose est lourd d'ordonnance, de faire et d'esprit. Au centre, un boucher abat le bœuf gras, au-dessous un ouvrier en tablier de cuir lit un gros livre, un conscrit chante, un soldat monte la garde, des forgerons battent le fer; cela encadré entre une voile du canal Saint-Martin et une arcade de la Mairie. Cela signifie l'impôt du sang, le travail pour tous, l'instruction laïque et les bonnes mœurs.

Où s'arrêtera le gâtisme contemporain? Après la Morale civique, la Peinture civique.

Fantin Latour. Des esquisses de paysages décoratifs très remarquables et d'une sincérité égale à celle de ses portraits, qui font parfois penser en même temps à Holbein et aux Lenain.

De beaux cerfs, de Karle Bodmer, un maître du paysage. De Duez, une jeune femme comme ensevelie sous l'effeuillement de pivoines de Chine. La Phœbé, de Tony Fèvre, est d'une agréable fadeur, et Pinel a fait un presque Pater de son Réveil de la nature. Mazerolles est toujours le décorateur de grand goût que l'on sait. Quant au Retour de Chasse, de M. Baeder, cela est parfaitement mauvais. M. Geets l'est plus encore, si cela est possible. Un compatriote du grand Henri Leys ne devrait pas se permettre de semblables mascarades moyen âge. Une dernière bonne chose et de style dans sa modernité: Tornatura, la muse de la Céramique, par Lechevallier Chevignard.

En sculpture, rien d'important. Delaplanche est un grand artiste, mais son Travail, sa Bienfaisance, c'est laïque et obligatoire et trop moralement civique. On a ri de l'art officiel des rois, on ne connaissait pas encore l'art officiel des républiques. La Jeanne d'Arc, de Fremiet, est détestable. Elle marche comme on court, raide et en même temps sautillante. La Rosa mystica, de Mercié, n'est que la Rosa aristocratica. La Prudence, de Millet, digne de sa destination, le Comptoir d'Escompte. La maquette en cire de Falguière, pour le projet de couronnement de l'Arc de Triomphe, est bien sans plus: un quadrige avec écuyers contenant les chevaux. Le Torrent, de M. Basset, semble jeter son urne à la tête du spectateur. Cela est d'une grande maladresse.

Nous avons tenu à parler des arts décoratifs, afin d'aider dans la mesure de nos forces à leur vulgarisation. Ils sont les arts du Foyer qu'ils embellissent, prêtant à la vie de famille cette séduction des choses d'art qui a été peut-être pour un peu dans la vie patriarcale de nos pères.


LA SCULPTURE

Il y a quelque temps, M. de Montaiglon posait sans la résoudre cette question dans la Gazette des Beaux-Arts: Pourquoi la sculpture en France se maintient-elle très élevée, tandis que la peinture déchoit? La raison en est simple: plus un art est plastique, moins il exige d'idées et de sentiment, et en sculpture, l'excellence du procédé suffit pour gagner la maîtrise. Par son matérialisme même, notre époque analytique est portée à bien voir la matière et à la rendre avec sincérité. Toutefois de Mino da Fiesole au Buonarotti, la grande sculpture a toujours été taillée dans une pensée de poème, dans un effort d'idéal.

Chapu nous en donne la plus superbe preuve. Son haut-relief pour le tombeau de Jean Renaud est un chef-d'œuvre, absolument, et plus une ode qu'un travail du ciseau. Le génie de l'immortalité prend son envolée. Ce n'est point une chose du Bernin ou du Canova. C'est d'une plastique virile et peu charnue comme il convient au sujet. L'artiste a trouvé ce point étroit de la forme où la réalité et l'idéalisation se touchent en une mesure harmonieuse. Le mouvement de l'essor est magnifique, et dans le visage extasié et dans les bras ravis et ouverts à l'infini il y a quelque chose de vraiment sublime et qui élève l'esprit à Dieu. Cette œuvre, trouvée à Florence, ferait pousser toutes les exclamations jaculatoires, mais, en France, on ne croit qu'au génie mort. Pour nous, qui avons le courage de l'enthousiasme, nous ne savons pas marchander à l'artiste la vérité sur son œuvre, et celle-là suffit à la gloire d'un maître, et à l'immortalité de son génie.

Gustave Doré. Malgré sa grande valeur de coloriste qui apparaît non seulement dans ses Paysages alpestres, mais même dans ses moindres crayons, le public, peu habitué à voir un artiste exceller en plusieurs arts, s'obstine absurdement à le contester comme peintre. Mais comme sculpteur, qui l'oserait? Après avoir vu son Petit Jésus, qui dans un mouvement où la prescience de l'avenir se mêle au gracieux abandon de l'enfance, se renverse sur le sein de la Vierge, étendant ses bras en croix, et au Salon de cette année, son grand vase décoratif en bronze fondu par les frères Thiébault: la Vigne. Au col long et étroit des ceps s'enroulent et sur la panse large et persane, les satyres et les nymphes ivres se jouent dans une frondaison de pampre. De tous côtés, aux grappes de raisins s'accrochent des grappes d'amours, montant et glissant autour du vase en un tohu bohu charmant. Ces petits génies de la vigne se faisant la courte échelle, luttant avec des colimaçons et des capricornes, rappellent la merveille de Parme, le Parloir de l'abbesse, qui est comme le triomphe du baby, l'apothéose de l'enfance. Doré a fait du Corrège, mais du Corrège grouillant, intense, original et qui ferait crier miracle si cela était découvert à Pompéi.

Caïn est depuis la mort de Barye le premier animalier sans conteste. Son bronze: Lion et Lionne se disputant un sanglier, et son plâtre Rhinocéros attaqué par des tigres sont des œuvres parfaites en leur genre.

Falguière veut mettre de la pastosita dans le plâtre. Mais le coup de pinceau donné par l'ébauchoir est une recherche de décadent souvent funeste. Sa Diane n'est pas même de Poitiers, à peine de Maufrigneuse, de Balzac. Le dédain avec lequel elle regarde voler son trait est trop héraldique, d'une duchesse non d'une déesse.

Fremiet, qui a aux arts décoratifs quatre animaux apocalyptiques admirablement macabres et dignes de la bestiaire du moyen âge, a fait une lourde erreur avec son Stefan cel Mare. Ce prince moldave du quinzième siècle semble un Gambrinus équestre. Peut-être une gravure du temps trop fidèlement copiée en est-elle cause? L'épaisseur des vêtements rend le torse trapu, l'écartement des étriers appesantit les lignes. Quand on songe au Colleone de Venise, ce condottiere armé de toute pièce, si vivant, si martial en sa simple allure, si bien en selle, on se sent peu d'indulgence pour M. Fremiet. Qu'il étudie le Colleone, c'est le canon du guerrier équestre.

Soldi tient bon rang parmi ceux qui cherchent le beau moderne. Puisque Balzac a trouvé un monde de poésie dans la prose de la vie actuelle, pourquoi l'artiste ne découvrirait-il pas la plastique et le pittoresque que cachent notre drap noir et son uniformité? A l'Opéra, la danseuse, les bras en mouvement de balancier, la jupe ballonnante, exquisse une pointe. Le mouvement est vrai et bien tournant dans son joli équilibre. C'est à placer dans la salle d'exercice du Conservatoire modèle de grâce. Cette danseuse, qui est bien du ballet, vaut mieux que la Diane de Falguière qui n'est pas de l'Olympe. M. Comerre, qui avait commis l'an dernier un affreux tableau, pas même bolonais, s'est mis hors de page par celui de cette année, très remarqué, l'Étoile. Cela prouve que l'on ne choisit pas la nature de son talent et qu'il vaut mieux être franchement contemporain que pseudo-antique et ennuyeux.

Barrias. D'un patriotisme indéniable, son groupe, la Défense de Saint-Quentin, semble trop un tableau vivant ou un cinquième acte au Théâtre des Nations. La Ville sous les traits d'une femme robuste soutient un mobile mourant en s'appuyant à son rouet, accessoire qui occupe trop l'œil et nuit à l'effet d'ensemble.

Mercié est un patriote aussi: Quand même. Une Alsacienne, dont les rubans semblent de loin les élytres d'un moulin, saisit le fusil qu'un mobile expirant laisse échapper de ses mains ouvertes par la mort. Il y a de la force dans le mouvement de la Ville, mais cela n'est pas de style.

M. Léofanti arrive bon troisième avec son Pro patria mori. Une femme ailée s'étale sur un fond de cuirassiers en bas-relief, dont le plan perspectif peut être juste, mais ne le semble pas.

La Ville de Paris de M. Lepère a passé sur sa robe de mondaine la capote du soldat et monte sa garde, appuyée sur un fusil.

Quatre Camille Desmoulins au Palais-Royal. C'est beaucoup trop de marbre pour le titi de la Révolution, pour le gavroche de la guillotine. Ce temps a été si pauvre littérairement, qu'au milieu des hurlements de Marat, de la pommade d'Isnard, de la pose de Barrère, de la mauvaise rhétorique de Saint-Just, les Révolutions de Brabant sont encore ce qu'il y a de moins idiot, quoique ce soit une pot-bouille ridicule. Carrier Belleuse a fait du voyou conventionnel un énergumène à geste d'ouverture de compas démesurée. Nous sommes loin des Grecs, qui, pour exprimer que le geste doit toujours être sobre, disaient qu'une bonne statue doit pouvoir rouler d'une montagne en bas, sans s'endommager. Le Desmoulins, de M. Doublemard, ressemble à un Rouget de l'Isle chantant le fameux hymne national; celui de M. Carno, un figurant du 93 d'Hugo; enfin celui de M. Dumaine, un Garat chantant la romance à Madame.

Le triomphe de la République, de M. Ottin, n'est pas celui de la sculpture. Sur un fond de faux temple grec, une cohue où les peplums se marient aux blouses, les casques aux casquettes et les chlamydes aux redingotes. Cela est immédiatement au-dessous du Mercure de France, dirait Labruyère.

A part l'Immortalité, de Chapu, la sculpture religieuse ne vaut pas mieux que la peinture. Cependant Michel Pascal est un artiste d'une vraie valeur. Son évêque et sa sainte à l'épée semblent pris au portail d'une cathédrale. Ce n'est pas du Mino da Fiesole, mais cela rappelle grandement cette merveilleuse statuaire française du treizième siècle dont M. Albert Marignan, l'éminent de l'École des Chartes, prépare une histoire approfondie. La Cène, de M. Charles Gauthier, n'a aucun style. La Tentation du Christ, de M. Brambeck, est chose mauvaise. Tandis que Notre-Seigneur a l'air de faire effort pour ne pas écouter, le démon a la tête et le mouvement de quelqu'un qui supplie et non de celui qui tente. L'étude que M. Bottée présente comme saint Sébastien n'est qu'une étude de nu.

L'Œdipe à Colonne, de M. Hugues, est de la caricature d'après Sophocle: cet essai naturaliste échoue dans le détestable. La Sérénité de M. Allain est sans pensée. La Perversité, de M. Ringel, n'est guère perverse. Au lieu d'être lyrique, la Poésie de Combas s'appuie sur une grande lyre. La plastique de M. Fouquet dans sa Voulzie est trop aigrelette. La Jeanne d'Arc au bûcher de M. Cugnot a trop l'air d'une figure de missel; ce qui est suffisant pour l'imagier ne l'est pas en ronde bosse. La Psyché, de M. Moreau, n'est qu'une gamine et l'Amour piqué, de M. Idrac, qu'un gamin. Le mouvement de pudeur est bien dans la Suzanne de M. Marqueste. M. Lefeuvre fait de la sculpture domestique; deux enfants se pressent contre leur mère qui leur coupe de grandes tartines. Cela s'appelle le Pain. Il ne manquait plus que cela, du Tassaert en marbre! La Physique de M. Millet pourrait tout aussi bien être la Chimie. L'âge de fer de Lançon mérite une mention, ainsi que le Rabelais de bronze de M. Hébert, beaucoup plus méphistophélique que ne le représente le portrait authentique de Montpellier.

La Modestie, de M. Romazotti, n'est que la niaiserie; la Jeune Contemporaine, de M. Chatrousse, semble sortir d'un roman de M. Henry Gréville. MM. d'Épinay et de Gravillon font du Primatice de la Chaussée-d'Antin.

Le Marchand de masques de M. Astruc est un sujet ingénieux. Un jeune garçon vend les masques des grands hommes contemporains, Hugo, Balzac, Barbey d'Aurevilly.

La Ballade à la lune de M. Steuer est une chose d'humour: un pierrot pince de la guitare les yeux fixés sur un seau d'eau où la lune se reflète.

Rien de Guillaume, qui est tout à la préparation de son cours d'esthétique, ni de Clésinger occupé à faire cavalcader les Marceaux dans son atelier changé en manège révolutionnaire.

Il est une chose irritante au delà du possible, c'est le régiment des bustes iconiques qui ornent l'entour des plates-bandes. Ils sont par centaines et tous du sport ou bourgeois. Le portrait sculpté, ou peint, est la manifestation de l'art la plus inférieure, mais celle qui rapporte le plus. Les artistes d'aujourd'hui au lieu d'être des bénédictins sont des viveurs, des mondains: toute la faute n'est pas à eux. On a vu Préault menant lui-même dans un dépotoir des terrains vagues une charretée de statues et de bas-reliefs. Quand le sculpteur a fait deux statues, l'atelier devient trop petit; il n'en peut faire une autre que celles-là ôtées, et le public est rare qui achète autre chose que des choses d'étagères. N'importe, le Salon ne doit pas être un bazar pour les artistes ni une foire aux vanités pour les enrichis et on en devrait défendre l'entrée à tout portrait qui ne serait pas d'une célébrité, de caractère, ou beau de lignes.

Tel qu'il est, le Salon est encore l'événement le plus esthétique de l'année parisienne et un grand moyen de vulgarisation.

Il faut répandre l'amour de l'art. Malgré les détours, toute voie du beau mène à Dieu, et l'art a cela de divin qu'il ne peut blasphémer sans cesser d'être. C'est surtout ici que l'on peut dire: hors de l'Église, pas de salut.


SALON DE 1883

L'ESTHÉTIQUE AU SALON DE 1883

Je crois à l'Idéal, à la Tradition, à la Hiérarchie. C'est là le texte de cette homélie esthétique.

Le critique est un juge qui doit énoncer la loi, avant de l'appliquer, surtout en un temps où l'on débat sans code les procès de l'art, selon son humeur du jour, les besoins de sa camaraderie et de sa galerie. Voilà donc les toises sous lesquelles vont passer MM. les artistes; elles sont géantes, tant pis pour les nains.

Le Salon est toujours le bazar, quelquefois le boudoir, jamais le temple de la peinture: un Pnyx, non une Acropole et, point du tout une Pinacothèque. Le premier mai de tous les ans, quatre mille œuvres apparaissent (après le concours hippique, ce concours d'imbécillité), avec la phrase des clowns: «Nous voici, de nouveau, tous en tas...»

Dans ce tas, il y a moyennement deux mille choses industrielles, un millier d'ouvrages et ??? d'œuvres d'art.

La peinture traîne à sa suite quelque chose de semblable au journalisme, cette queue de singe de la littérature, et, honteusement, elle ondoie à travers les vingt-neuf salles de ce palais qui est mieux nommé de l'Industrie que des champs d'Eleusis.

Entre la bienveillance ironique de Théophile Gautier dont M. de Banville a directement hérité, la raideur rêche de Gustave Planche que n'a malheureusement plus personne, et l'incorruptibilité de Baudelaire et de Delécluze, entre ces grandes voies, il y a beaucoup de sentiers qui y confinent. C'est une illusion qu'on peut se faire et même donner aux autres, de jouer le paysan du Danube au Salon; mais fût-on du Danube, on aurait encore des mesures à garder et des veto à subir. La question de la charité chrétienne se pose d'abord. Un critique d'art fort connu, et qui a des boutades de sévérité, recevait, il y a quelques années, la veille du vernissage, une lettre de sa mère où il y avait ceci: «Pense, mon cher enfant, que ces pauvres peintres ont aussi une mère qui soupire pour le succès de son fils et qu'elle meurt peut-être de misère. D'un trait de plume, tu peux décourager...» En antithèse, qu'on se rappelle la réponse de Diderot à celui qui lui recommandait un pauvre et mauvais artiste chargé de famille: «Qu'on supprime la famille ou les tableaux.» Cela est cruel, il faut de la pitié, c'est là Ce qui ne meurt pas, ainsi que l'écrit M. d'Aurevilly, ce Balzac II, en un beau livre qui est prochain.

Mais la piété pour l'art doit l'emporter sur la pitié pour le prochain, comme l'amour de Dieu veut qu'on lui sacrifie même l'amour de ses frères. Un chef-d'œuvre est une vertu; «une croûte» est un vice et toute sévérité sur ce point justice. Seulement, a-t-on le droit de punir si exactement le blasphème du Beau, quand le blasphème du Vrai est permanent et glorifié? En a-t-on même le devoir? Est-ce que le sacrilège peut atteindre N.-S. Jésus-Christ et la caricature troubler l'immuabilité de l'Idéal? Non certes, et le silence suffit à réprouver, et l'excommunication ipso facto n'a pas besoin d'être fulminée nominativement. Toutefois, il est une considération qui doit rendre implacables, même les sentimentals de la critique: l'équité. Rien ne peut empiéter sur elle et c'est l'absolu devoir, pour toute plume qui a le respect d'elle-même, de séparer d'une façon visible et justicière ceux qui vivent pour l'art, et qui sont des prêtres, et ceux qui vivent de l'art, et qui sont des drôles.

Peinture, sculpture, architecture sont devenus des métiers; et sur quatre mille artistes, il y a trois mille artisans, d'un orgueil fou et d'un cabotinisme honteux. A ceux-là, il ne faut pas ménager le mépris qui est dû.

En littérature, il y a les penseurs et les écrivains qui ont droit à ne pas être mêlés à MM. de la copie; en peinture, il y a les féaux de l'idéal et les chercheurs qui ne doivent pas être assimilés à MM. de l'actualité et du civisme. Il est lâche, il est fille d'avoir la plume banale, élogieuse à tout venant, et la louange d'une bouche qui ne sait pas blâmer n'a aucun prix. La haine de Jacob contre Edom est logique; supprimer la Roche Tarpéienne, c'est supprimer aussi le Capitole; et s'il est impossible de chasser les vendeurs du temple, du moins il reste l'ostracisme de la critique qui, avec les couronnes qui récompensent, a dans la main les tessons qui exilent.

Avant de chercher la synthèse de l'art contemporain, il est opportun de marquer l'opinion en esthétique. Il y a celle des critiques d'art éclectique, et l'éclectisme est l'absence d'opinion; celle des amateurs qui laissent vendre, à l'hôtel Drouot, un Botticelli authentique douze cents francs et qui payent quinze mille francs un Boucher; celle de la bourgeoise qui aime les tableaux de genre et les toiles militaires; celle des gens du métier enfin, qui ne louent que les morceaux de facture habile.

L'histoire de l'art et sa hiérarchie sont méconnues, sinon ignorées, et l'irrespect des maîtres du passé n'a point de bornes. Les camaraderies se jettent à la tête les noms les plus immortellement sacrés, avec un incroyable cynisme: celui même de Léonard! ce nom qui est un ostensoir! ce nom qui ne permet pas de rester couverts à vingt fronts, dans toute l'histoire! Qu'on le sache! Et ceux même qui devraient être, par état, les gardes-nobles de la hiérarchie esthétique, ne se font aucun scrupule de donner comme socles à leurs amis les statues des génies. Il n'y a pas fort longtemps, un monument d'irrévérence fut élevé, je ne dirai pas par quelles mains. Ce critique avait trouvé ingénieux d'introduire dans l'hémicycle de Delaroche, les contemporains. D'abord il avait oublié Paul Chenavard comme tout le monde; le génie de Chenavard dépasse de trop la compréhension actuelle. Dans cette invasion de la fresque tout se passait le mieux du monde; Meissonnier entrait immédiatement en conversation avec Terburg et Miéris, et M. Baudry, «le regard assuré et la tête haute» abordait Velasquez et Véronèse!—Je veux croire, pour l'honneur de M. Baudry, qu'il baisserait les yeux et la tête et tout, devant les peintres de la grandesse espagnole et du patriciat vénitien. Quant à M. Henner, Corrège lui disait: «je vous envie». Ce critique n'a donc vu ni Parme, ni Dresde, ni même l'Antiope, et s'il les a vus, le mot à écrire serait dur. Mais voici de l'inénarrable: quand M. Bonnat arrive, «Rembrandt, Rubens et Van Dyck se lèvent». Rembrandt se lever! Rubens se lever! Van Dyck se lever, et pour qui? pour M. Bonnat.

Le commentaire ici serait incompatible avec l'urbanité.

J'ai tenu à citer ce document qui caractérise l'incohérence de l'opinion esthétique de ce temps, et afin de ne point pécher moi-même, par le manque de précision, dans la doctrine, voici la synthèse esthétique actuelle, ainsi que je la vois. Le grand art contemporain est une quintette: Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Ernest Hébert, Paul Baudry, Félicien Rops. Ce sont là les cinq grands maîtres dont l'immortalité est sûre et que la postérité accueillera d'emblée.

Puvis de Chavannes est la plus haute individualité de notre art. Idéaliste, issu de la tradition des quattrocentisti, hiérarchiquement au-dessus de son époque même. Nul n'approche de sa cheville, ni dans la fresque catholique, qui est la suprême peinture, ni dans l'allégorie qui est l'abstraction par les formes, ni dans l'art décoratif qui fait corps avec le monument. La Vocation de sainte Geneviève, au Panthéon, les fresques de Marseille, les fresques de Poitiers, les fresques d'Amiens sont autant d'incomparables chefs-d'œuvre. J'ai caractérisé ailleurs avec soin le génie de Puvis de Chavannes et je l'ai rattaché à tort à Benozzo Gozzoli, en ayant soin d'ajouter: «si l'on accotait un Puvis aux Vendanges de Gozzoli, on découvrirait non seulement leur parenté, mais que c'est Puvis, qui, des deux, semble le primitif. Ce qu'il peint n'a ni lieu ni date; c'est de partout et de toujours, une abstraction de primitif, un rêve poétique d'esprit simple, une ode de l'éternel humain, et cela rendu par les formes réelles et typiques dans une harmonie sereine et naïve.» Puvis de Chavannes est le seul grand maître abstrait de tout l'art, Chenavard excepté.

—Dire de Gustave Moreau, qu'il est le seul artiste, avec Rops, qui fasse penser à Léonard, c'est là une louange unique, splendide et méritée. Oui, le peintre de la Chimère, de l'Hélène, de l'Hérodiade, de l'Œdipe, peut s'intituler, élève du Vinci; et Beltraffio, Cesare da Sesto, Solario, Luini l'accueilleraient comme condisciple. Gustave Moreau possède le style lombardo-florentin; il est serein et plein de pensées, c'est un maître intellectuel et un grand maître qui n'a que quatre égaux, de nos jours; et je l'aime d'autant plus que le bourgeois ne comprend rien à ses toiles qui sont hermétiques et peintes pour les seuls initiés.

Ernest Hébert est le de Vigny du pinceau; c'est un poète tendre, mélancolique et d'une suprême distinction. Les femmes de Van Dyck n'ont pas de plus fines attaches que ses Rosa Nera, ses Fienaroles, ses Pasqua Maria. La vue de ses toppatelles donne la même impression que la lecture de Graziella et le sentiment du Lac de Lamartine se retrouve en certaines de ses œuvres qui sont toutes d'un procédé impeccable. On sent à les voir le plaisir que l'artiste a eu à les faire, car Hébert adore son art et son bonheur est de peindre, cas unique de nos jours. L'auteur de la Malaria a exprimé comme nul autre la rêverie nostalgique de la femme du Midi; «dans l'ambre de la couleur transalpine, il a enchâssé la larme du sentiment moderne», patricien, poétique et grand coloriste, de tous les membres de l'Institut, le seul peintre digne de la coupole du Panthéon.

Paul Baudry, artiste d'un très beau procédé, a fait sous Véronèse les plus brillantes études et prouvé dans son Foyer de l'Opéra, un talent de décorateur de grand goût et d'allégoriste sans poncivité tout à fait remarquable. Sa plastique cherchée entre la Renaissance et la Contemporanéité aboutit à un androgynat qui a son charme pervers mais intense. C'est le Vénitien de l'école française contemporaine et le peintre né des pompes théâtrales.—Si j'ai nommé Félicien Rops, le dernier, ce n'est pas que je le classe après ces quatre maîtres; car son originalité est si éclatante que je ne lui trouve aucun précédent, et qu'il est impossible de le gratifier d'une filiation; Puvis de Chavannes tient au quattrocentisti; Gustave Moreau à Léonard; Hébert à Rome, et Baudry à Venise, mais Rops est autochtone. Magnat hongrois mêlé de gallo-romain et de flamand, il doit à la complexité de son tempérament d'être le plus grand maître en modernité qui soit. Quand je dis moderne, j'entends un esprit qui réunit la compréhension du moyen âge à celle de 1883, peut illustrer un grimoire et pourtraire la Parisienne.

Félicien Rops est inconnu du public; mais s'il n'a pas de réputation, il a de la gloire. Trois cents esprits subtils l'admirent et l'aiment, et le suffrage de penseurs est le seul dont ce maître se soucie. S'il arrivait qu'un homme des classes moyennes, un de ceux pour qui on écrit les ouvrages de vulgarisation et qui les lisent, semblât goûter une de ses œuvres, il la détruirait immédiatement. Druide de l'art, il ne veut de juges que ses pairs, non par orgueil; la meilleure preuve de sa modestie, c'est son peu de notoriété qui est voulu, mais parce qu'il sait l'art un Druidisme qui doit accueillir toutes les intelligences qui se haussent, mais ne s'abaisser jamais jusqu'à celles qui ne peuvent s'élever.

L'œuvre de Félicien Rops comprend toute la vie moderne synthétisée: je ne veux en montrer ici que deux points, la femme et le diable. La femme contemporaine, cette cabotine dont le charme est le chiffon, avec sa grâce fugace, prismatique, instable et changeante est presque impossible à fixer dans une œuvre d'art; immobile, elle n'a plus l'attrait qui est dans la célérité et l'imprévu des gestes et des poses. Mais prendre la Parisienne et la monter jusqu'au style, cet impossible que Rops seul l'a tenté victorieusement. Toutefois comme il conçoit toujours en penseur, au lieu d'une simple femme de nos jours, il a fait la Dame au pantin. Grande, svelte, presque androgyne, elle élève de son bras ganté de noir un pantin en habit; indescriptible en son sourire de mépris pour cet homme hochet qui est vous, peut-être moi. Les sourires de Rops descendent du coin des lèvres de Monna Lisa, et l'ironie, l'ironie froide et silencieuse, a en lui un épeurant interprète.

«L'homme pantin de la femme, la femme pantin du diable,» sont deux de ses thèmes favoris, d'une grande portée psychologique, rendus avec une intensité plus excessive que celle de Baudelaire, avec qui il a des rapports très grands. Imaginez que le poète des Fleurs du mal ait écrit avec des lignes, et vous aurez quelque idée de Rops, le seul artiste assez mystique pour rendre la perversité moderne.

Mais, la merveille de son œuvre, c'est le Diable. Oui, en l'an 1883 des esprits forts, il existe un artiste dont les démons font peur et dont nul ne peut rire. Oh! ce n'est ni Bertram, ni Mephistophel; il n'a pas de cornes, ni de queue, ni de griffes, ce diable, il est en habit, il monocle; si ses pieds sont fourchus, de fins escarpins les cachent; et il épeure cependant, avec, pour seul satanisme, son sourire et son regard. Ah! si l'on donnait à Rops l'enfer à peindre au mur d'un Campo Santo, on verrait autre chose que le Bernardino Orcagna. Il a restauré la grande figure de Satan, il a fait réapparaître le Malin, en ce temps où l'on ne croit plus, même à Dieu, et il nous le montre vainqueur du ridicule et du rire. Je prie que l'on remarque que je n'ai cité que deux séries de l'œuvre de Rops, et que l'idée que j'en puis donner ici est presque nulle. Seulement, j'ai voulu marquer sa place hiérarchique dans l'art contemporain et déchirer un peu de l'obscurité où il s'enferme. L'utilité du critique n'est pas de donner de bons et de mauvais points aux artistes connus, mais bien de signaler et de mettre en lumière ceux qui, par l'élévation de leurs œuvres, échappent à la myopie du public. Rops est le grand maître en modernité, et ce genre est celui où l'école française peut encore faire des œuvres; Rops est le seul exemple des immenses lectures, de la forte éducation latine et de l'érudition poétique qui manquent à tous les artistes contemporains et sans quoi il n'y a pas de grand art possible; Rops est le burineur génial de la décadence latine.

J'ai à dire de grandes duretés; je les dirai tout d'abord sans aucun nom propre; elles n'en seront pas moins dites et j'aurai suivi le précepte catholique de l'impitoyabilité envers les œuvres, unie à la modération envers les personnes.—A écrire sur l'art contemporain le titre inéluctable serait de l'Indifférence en matière d'esthétique. Nous sommes en plein éclectisme, nul ne peut le contester. Or, l'éclectisme est l'absence de passion, et sans passion, il n'y a pas plus d'art que de poésie. «L'éclectique, dit Baudelaire, c'est l'homme sans amour.» L'Italie n'a eu qu'une école éclectique, la dernière en date et surtout en mérite, celle de Bologne; et l'éclectisme bolonais était borné à la Renaissance et avait le respect religieux des grands maîtres, tandis que l'éclectisme contemporain a l'irrespect idiot du voyou vicieux qui gouaille, et s'il se laisse influencer un peu profondément, c'est par l'extrême Orient. Ce sont les crépons que les impressionnistes ont eu pour archétypes. MM. les artistes contemporains ne pensent pas, ils n'ont ni théories, ni doctrines; cela était bon pour les romantiques! Ils font de la peinture comme on fait de la copie. La postérité est bien loin pour qu'on y songe, et l'amour-propre toujours là pour rassurer et assurer au pire rapin qu'il est maître. Quant à la gloire, c'est d'être à la mode et d'avoir un hôtel. Où sont les artistes qui aiment la peinture et qui peignent pour le bonheur de peindre? Donc, nul enthousiasme, et ici, je touche une des causes de la déchéance des peintres, c'est leur ignorance, leur manque d'instruction et de lecture. Ils ne cherchent jamais à percer l'esprit du sujet qu'ils peignent, et qu'ils prennent une scène à Homère ou à Dante, ils se garderont bien de lire devant leur toile, avant d'esquisser, l'Iliade ou la Divine Comédie. En mythologie, ils ne s'élèvent pas même jusqu'à Chompré; pour l'histoire moderne, ils décalquent quelques planches de Racinet et tout est dit.

J'ai la naïveté de croire que pour peindre un Christ, par exemple, il faut relire chaque jour le récit de la passion et sentir ce que l'on peint, pendant qu'on le peint, sinon on fait du métier. A tous ces reproches, il y a une réponse: tout est dans le procédé. Est-ce que Titien disait les litanies pour peindre l'Assunta? Il les disait implicitement, ou s'il ne les disait pas, l'éblouissement que donnent ses toiles empêche de voir l'absence de sentiments mystiques. Titien est un thaumaturge comme Rembrandt, et les artistes d'aujourd'hui ne sont pas même de vulgaires sorciers. La Bethsabée de la galerie Lacaze, peinte par M. Bonnat, serait horrible, et lorsque, l'an dernier, M. Carolus-Duran a tenté un Ensevelissement de N.-S., sans expression mystique, il n'a fait qu'une bolognerie, malgré son pastiche de l'exécution vénitienne. Qu'on ne prenne pas pour ma pensée que les grands maîtres ont fait des chefs-d'œuvre sans âme par la puissance du procédé. La prétendue vacuité d'expression de Titien est un lieu commun absurde que se passent les critiques; le peintre de Cadore est serein, et la sérénité est l'expression qui convient le mieux, en somme, à la figure du Sauveur, lorsqu'on ne peut lui donner celle infiniment complexe ou séraphique de Dürer ou du Fiesole.—J'en demande pardon au Grand Théo, mais la théorie de l'art pour l'art est la plus pernicieuse qui soit, et nous en voyons à cette heure les déplorables résultats. La peinture n'est qu'un des moyens d'expression de nos sentiments; peindre pour peindre est aussi absurde qu'écrire pour écrire. Logiquement, on n'écrit que pour exprimer une idée, et on ne doit peindre que pour exprimer un sentiment. Qu'est-ce donc qu'un tableau qui n'éveille rien, ni au cœur, ni à l'esprit du lettré? et c'est le cas des tableaux contemporains. Demander à une peinture de nous faire penser, c'est trop; mais il faut cependant qu'elle nous impressionne, sinon ce n'est point une œuvre d'art. Le plus fou des corollaires de l'art pour l'art, c'est le «copiez la nature». Si l'art est une copie de la nature, il n'a pas plus de raison d'être que toute copie, quand on peut voir l'original. Supposons ce sujet: une porte entr'ouverte, contre le mur un balai. Copiez, ce sera du métier. Mais emplissez de bitume le bayement de la porte, ébouriffez d'une façon tragique les barbes du balai; éclairez à la Rembrandt et voilà un drame, l'assassinat de Fualdès, quelque chose d'impressionnant qui fera vibrer le spectateur. Qu'on ne prenne ceci pour de l'encens à Delaroche, ce peintre des classes moyennes, je ne m'occupe que du lettré et de l'artiste, et sur ce point, sur celui-là seul, je me rencontre avec M. Renan qui a eu raison, à l'instant où les aristocraties sont niées, d'affirmer celle qui est irréductible, et de droit divin: l'aristocratie d'intelligence.

L'art est l'effort de l'homme pour réaliser l'idéal, pour figurer et représenter l'idée suprême, l'idée par excellence, l'idée abstraite, et les grands chefs-d'œuvre sont religieux, parce que matérialiser l'idée de Dieu, l'idée d'ange, l'idée de Vierge mère, exige un effort de pensée et de procédé incomparable. Rendre l'invisible visible, là est le vrai but de l'art et sa seule raison d'être. Weenix, le peintre des dessertes; Kalf, celui des casseroles; Hondekoëter, celui des poules, quoique bien supérieurs, comme procédé, à Orcagna, Piero della Francesca et Benozzo Gozzoli, sont bien au-dessous de ces primitifs, parce que leur conception est nulle. L'idéal d'un poêlon, l'idéal d'un melon, l'idéal d'une pintade sont à la portée de tous, tandis que l'idéal de l'Enfer, du Jugement dernier, de l'Immaculée-Conception, de l'Extase sont de l'abstrait et du surnaturel. Le pinceau réalise là des scènes qui n'ont pas de réalité, que nul n'a vues et qu'il faut concevoir d'inspiration.—Si l'idéal est la nécessité du grand art, la tradition en est la loi. Elle relie entre eux, par la chaîne d'or des chefs-d'œuvre, les concepts universels. Elle est le dogme esthétique; les grandes œuvres sont ses bibles. Le premier arcane de la tradition, c'est que l'art doit être une synthèse. Comme exemple, prenons le Rittrato muliebre: Violante, Saskia, Elisabeth Brandt, Monna Lisa, la comtesse de Bristol sont les synthèses vénitienne, hollandaise, flamande, florentine, anglaise de cette recherche: l'idéal féminin. Que Violante manque de pensée et Saskia de plastique, qu'Elisabeth Brandt soit trop bourgeoisie, Monna Lisa trop subtile, et la comtesse de Bristol trop de la cour, qu'importe! Titien, Rembrandt, Rubens, Léonard et Van Dyck ont réalisé chacun cet idéal: femme plastique, femme douce, femme sphinx, femme saine, femme de cour. Dire d'une femme: c'est un Rubens, un Van Dyck, c'est la pourtraiturer d'un mot. Mais laissons là la synthèse expressive, l'art contemporain ne fait pas même de synthèse plastique, il copie le modèle, alors qu'il devrait le transfigurer. Car la synthèse n'a pour objet que d'atteindre à la transfiguration de l'être humain, qu'on l'obtienne par l'épuration des formes comme les Italiens, par la lumière comme Rembrandt, par l'accent vivace comme Rubens et Velasquez. Essayez par la pensée de faire redescendre à l'individu les types de Léonard, ôtez sa distribution de la lumière à Van Ryn, pâlissez Rubens, désaccordez l'harmonie de Velasquez et ils ne seront plus les transfigurateurs, c'est-à-dire les maîtres.

L'art est le mensonge de la réalité, qu'il calomnie avec Ribera ou flatte avec le Sodoma, il doit toujours faire plus beau ou plus laid que le réel. A peindre, Ariel ou Caliban, quel que soit le modèle, il faut faire Caliban hideux et Ariel séraphique à l'extrême. Cela n'est pas admis de nos jours, et les paysagistes eux-mêmes, laissant le paysage synthétique de Millet, de Rousseau, de Daubigny, de Corot, font du paysage analytique comme MM. Harpignies et Hanoteau. Il n'y a que trois formes de grand art: l'harmonie, archétype Raphaël; la subtilité, archétype Léonard; l'intensité, archétype Michel-Ange et Delacroix; hors de ces trois caractères, il n'y a plus de place pour cette grande chose morte, le style. Or, je vous le demande, où sont les harmonieux? M. de Chavannes, et après? Où sont les subtils? M. Gustave Moreau et M. Hébert, et après? Où sont les intenses? le seul Félicien Rops.

Quarante années seulement nous séparent du Romantisme, cette seconde Renaissance, éblouissant météore apparu et disparu en un tiers de siècle, et depuis, nous avons périclité avec une telle vertigineuse rapidité, qu'il paraît y avoir un abîme de temps moins large et moins profond entre Lebrun et Delacroix, qu'entre le plafond du foyer de l'Opéra et celui de la galerie d'Apollon. L'abîme qui isole notre fin de siècle a été creusé par le matérialisme et ses conséquences sociales. Les races latines se sont laissé infuser les idées allemandes, ferments formidables qui bouleverseront le cerveau latin, si elles ne le font pas éclater. On a rejeté la tradition de l'art en même temps que la tradition religieuse. On a rejeté la hiérarchie qui gênait les amours-propres, et à la place de tout cela on a mis le mot progrès et le mot processus. «Transportée dans l'ordre de l'imagination, l'idée du progrès se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu'à l'épouvantable», s'écrie Baudelaire. M. Brown-Sequard est en progrès sur Aristote et Nadar sur Icare, mais Victor Hugo n'est pas plus en progrès sur Homère et Dante que M. Zola sur Balzac! On a honte d'appuyer sur des points qui devraient être si parfaitement acquis, mais nous vivons dans un siècle où il faut répéter certaines banalités, dans un siècle orgueilleux qui se croit à l'abri des mésaventures de la Grèce et de Rome. Ces vérités je les ai mal dites en des phrases pressées et qui se hâtent; mais c'est toujours un courage que d'oser être ennuyeux par amour du vrai, et je veux encore toucher à quelques points, non pas philosophiques, ceux-là, à quelques points de technie.

MM. les artistes ont un haussement d'épaules habituel devant les littérateurs qui les jugent, eux qui ne sont pas du bâtiment. A les entendre, il semblerait que les arcanes du procédé sont impénétrables et, pour nous en assurer, nous passerons par l'atelier pour arriver au Salon et nous parlerons un peu peinture dévoilée à ces peintres hermétiques. Voilà M. Bouguereau qui ponce ses toiles pour que rien ne dépasse; mais M. Bouguereau appartient à l'art yankee, il n'est pas de notre ressort.

Ce qui saute aux yeux, c'est la touche du décor appliquée aux tableaux de chevalet, cela s'appelle le ton local et cela a pour effet de supprimer la perspective aérienne toujours, la perspective linéaire parfois, d'abolir la rondeur des galbes, de coller les plans et d'empêcher le modelé d'être précis et d'être tournant. Jamais je ne demanderai compte à un artiste qui fait de belles œuvres de son procédé, c'est affaire à lui, et cette réprobation en principe de la teinte plate ne tend nullement à nier M. Manet, mais à le réduire, lui et les siens, à confesser que le ton local n'est pas une révélation, ni un procédé innovateur et sorti des vieilles vessies de Courbet, mais un artifice désespéré de décadent, car la question a sa gravité; et si MM. du ton local possèdent la véritable orthodoxie, les grands maîtres sont tous des hérésiarques.

Ces messieurs de la teinte plate prétendent avoir découvert de nouvelles ressources de palette, ils mentent avec une effronterie consciente; si ignorants qu'il soient des chefs-d'œuvre, ils savent bien que Léonard et Titien n'ont pas pu ignorer quelque chose, que ce sont là des tout-puissants en peinture. Il est vrai qu'ils ont dédaigné, comme au-dessous d'eux, certains effets; et ce sont ces effets-là qui font l'orgueil et la joie et la réputation de messieurs les impressionnistes. Le tableau impressionniste est un tableau arrêté en premier état, c'est-à-dire à l'ébauche. Quiconque a touché un pinceau sait que l'ébauche donne des effets souvent séduisants, les premiers frottis s'enlèvent en vigueur sur le grain mat et blanc de la toile et à mesure qu'on peint, tout cela disparaît, «le tableau descend» et il faut le remonter, second labeur et d'une difficulté plus grande. Or les impressionnistes, qui ne sont pas capables de retrouver leurs effets, se gardent bien de descendre le tableau qu'ils ne pourraient pas remonter.

Qu'on fouille les Uffizi, l'Ermitage, Dresde et Madrid, tous les musées d'Europe, on ne trouvera pas une seule toile peinte par teintes plates; et, chose singulière, cette adoption vraiment chinoise d'un procédé chinois n'aurait jamais eu lieu sans les expositions; je prétends qu'on ne fait du ton local que pour le Salon ou des exhibitions analogues; le tableau impressionniste est une affiche, un tire-l'œil qui fait paraître tout ce qui est autour, poncé et pignoché. On ne saurait croire combien les peintures de ce genre sont redevables à leurs voisines et surtout à l'éclairage tamisé. Isolez, sous un jour cru, un de ces crépons français et vous verrez ce qu'il résulte du procédé, dit nouveau. Les peintres qui ont suivi le cours hors ligne de M. Chevilliard, à l'École des Beaux-Arts, savent que pour qu'un tableau fasse plaisir à l'œil, il faut que le spectateur restitue facilement derrière la toile, les objets ou les personnages que l'artiste a représentés. Avec le ton local, cette restitution est impossible, la suppression des demi-teintes ôte leur sûreté aux ombres portées et rend faux les ressauts d'ombre. La perspective aérienne est annihilée, car sans decrescendo du modelé, il n'y a pas disparition de la ligne de couleur, au point de fuite, et partant point d'air. Optiquement, il faut être à quinze pas d'un Manet pour ne pas être offusqué de l'étouffement de cette peinture où le vide est fait comme par une machine pneumatique. Mais laissons là la belle tâche, il ne s'agissait que de prouver que c'était la fin et l'énervement du procédé, et si les errements et les prétentions progressistes se bornaient à de semblables «fumisteries» d'atelier, il faudrait pardonner vite. Mais le Salon de 1883 donne bien d'autres sujets de gémissements à l'esthétique.

La première impression est triste et si l'on voulait considérer cette exposition comme l'exacte expression de notre société, il faudrait se couvrir de cendres et pleurer comme le Larmoyeur de Scheffer, et se tordre comme les Femmes Souliotes du même. Dans les 33 salles où sont quatre milliers d'œuvre, il n'y a pas une idée, pas une pensée, pas une émotion, pas une conviction, ni ode ni cri du cœur, rien de grand, tout en prose, et non pas une prose hindoue à la Barbey d'Aurevilly, mais une prose qui semble tantôt celle de la Revue des Deux-Mondes, tantôt celle de la Vie Parisienne, et entre M. Bouguereau et M. Van Beers, une oscillation régulière de l'estimable au médiocre, de l'élégant au joli, de l'ennuyeux au pédant. Est-ce à dire que le Salon soit nul? Non, certes. Il y a trois bonnes toiles de MM. Rochegrosse, Aman Jean et Vanaise, d'excellents paysages, de bons portraits et du joli genre. Quant à la «croûte» que M. Mackart a envoyée, elle est rassurante pour la suprématie de l'art français. Mais le grand art est fini, irrémédiablement fini.

L'art n'est plus un sommet. C'est un niveau, une auge mondaine un râtelier civique. Certes, il serait absurde de demander une progression indéfinie de grands maîtres et de réclamer Delacroix en 1883. Mais l'idéal est mort, la tradition est morte, la hiérarchie est morte. Allez dire aux plus consciencieux de ces artistes: «La nature n'est que la matière du grand œuvre; le magistère est de la sublimer.» Ils ne comprendront pas et ils continueront à être des artistes consciencieux, habiles, mais sans ailes. Que les progressistes remercient la Bonté infinie, de M. Renan, le progrès est vainqueur. Plus rien ne reste de la cathédrale romantique, cette église littéraire qui a inondé de gloire notre siècle; plus rien ne reste de cette seconde Renaissance française, la dernière; plus rien ne reste qui doive rester. La bassesse des œuvres révèle la bassesse de l'âme; et c'est à croire qu'à force de la nier—l'âme—elle nous a quittés et qu'après tant de blasphèmes Dieu nous a retiré l'inspiration.

A ceux qui trouveraient naïve et fâcheuse cette lamentation, je dirai: Supprimez par la pensée, dans l'art d'autrefois, ce qui s'appelle le grand art, et par ce qu'il vous restera, vous jugerez de ce qu'il nous reste, aujourd'hui!

Voici l'épitaphe du Salon de 1883: DÉCADENCE!


PEINTURE

I

LA PEINTURE CATHOLIQUE

Quand le clergé de France n'a que le T. R. P. Monsabré à faire monter dans la chaire de Notre-Dame, et laisse impunément s'élever des églises comme la Trinité, Saint-Augustin, Saint-François-Xavier, Notre-Dame-des-Champs, Notre-Dame-d'Auteuil, il n'est pas surprenant que les tableaux d'église soient dignes des églises elles-mêmes et les peintres aussi détestablement médiocres que les prédicateurs. La Foi a fait de beaux tableaux avant l'art; l'art en fait de détestables après la foi; c'est l'évolution qui s'est produite en Italie de Cimabué et Giotto à Romanelli et Solimène. Toutefois, si l'art mystique exige l'artiste mystique, l'absence de foi ne rend pas impossible le style religieux. Le peintre, qui a l'imagination grande, peut s'imposer une conviction artificielle pendant le temps qu'il met à faire son tableau, et ce n'est pas parce que la foi s'éteint que l'art religieux disparaît; la seule cause de cette disparition c'est l'infériorité, l'incapacité, la nullité de l'imagination des artistes contemporains. A partir de Massaccio et de Lippi, le mysticisme des peintres n'existe plus. Luca Signorelli à Orvieto, Ghirlandajo à Florence sont bien plus épris de l'anatomie que de la pensée religieuse, et cependant leurs fresques vont admirablement à ces murs d'église. Les chambres elles-mêmes ont moins de religiosité que la chapelle des Saints-Anges de Saint-Sulpice et les fresques de Saint-Germain-des-Prés.

De cette démonstration ébauchée et qui pourrait tenir un volume d'exemples, il résulte qu'il suffit qu'une œuvre soit belle et haute pour être catholique; que la hauteur et la beauté d'une œuvre constituent un catholicisme implicite, mais évident, et que la peinture religieuse existe dès qu'il y a le grandiose, dès qu'il y a le style. Voyez la Sainte Barbe de Palma le Vieux et le Miracle de saint Marc du Tintoret. Ainsi donc, l'art religieux n'est que l'art où entre le sentiment de l'infini; et lorsqu'un artiste, ne crût-il qu'à la bonté infinie de M. Renan, aura le style grandiose, il fera de l'admirable peinture religieuse. Je crois avoir montré que l'art religieux est possible en dehors de la pratique catholique, et je conclus à l'incapacité de l'école française contemporaine.

Le Cenacolo est, de l'avis de Chenavard lui-même, le capo d'opera de toute la peinture, et le capo d'opera du Cenacolo, c'est le Christ, comme on peut s'en assurer par les études du Vinci qui sont au musée Brera, car la fresque de Sainte-Marie-des-Grâces est une fresque mourante, presque morte. Donc, à ne prendre Notre-Seigneur qu'au point de vue historique, c'est la plus difficile à représenter des physionomies humaines, et je trouve mal avisé un M. Morot, qui n'a ni la foi d'un Margharitorne, ni le procédé de Rubens, de venir présenter une médiocre académie pour un Christ. Et quel Christ! La tête n'exprime ni la nature divine resplendissante, ni la nature humaine souffrante; l'air penché est d'un style de romance et le sourire qui joue le navré est une crispation de ténor qui s'ennuie. Le coloris est liliacé, vineux, l'éclairage diffus et nul. Quant au dessin, qui est la prétention de cette toile, c'est celui d'un élève médiocre: les lignes sont inexpressives, le modelé est pris sur le portefaix du coin, et, comme académie même, cela est mauvais. En outre, M. Morot se pique d'archéologie et de réalisme. La croix en T, et c'est un tronc d'arbre mal dégrossi. Le tasseau qui soutient les pieds du Sauveur est supprimé; il est ligotté sur la croix, et les clous, au lieu de percer le dessus du pied, sont enfoncés de profil dans les chevilles. On a des sourires libres-penseurs et idiots pour le hiératisme, et cependant chaque fois qu'on y touche, on s'égare comme M. Morot, et lourdement. Les byzantins sont inconnus ou raillés. Eh bien, je voudrais qu'on mît en face de la toile de M. Morot un Margharitorne, et on verrait que la foi, plus que le procédé, soulève les montagnes de l'art.—M. Duryer a un Christ en grisaille, où il n'y a pas même une qualité de brosse.—En réalisme, il faut la strepitosa maniera, il faut être outrancier comme Ribera et ses élèves, Giovanni Do et Passante, sinon on produit la plus écœurante chose, le réalisme froid de M. Brunet. Son Calvaire, terne de paysage, ne montre que les deux larrons, l'un d'eux tombé de sa croix et d'une horreur de Morgue. Le gibet du milieu est vide. Sur cette croix vide, il faudrait la lumière de Rembrandt, cette lumière miraculeuse du siège vide des Pèlerins d'Emaüs. Il est deux tableaux religieux, deux seulement, qui aient une véritable importance: le Saint Julien l'Hospitalier de M. Aman Jean et le Saint Liévin de M. Vanaise.

Dans un paysage désolé, qui rappelle à la fois les garrigues languedociennes et les environs de Jérusalem, hâve, maigre et desséché, à l'état cadavérique, saint Julien, mourant de soif, sous le dardement d'un soleil blanc, à force d'intensité, a rencontré un enfant qui revenait avec son chien de puiser de l'eau, et il boit avec une avidité qui dit une longue privation. Au bras de saint Julien est enroulé un chapelet, à son cou pend un scapulaire et un grand nimbe d'or le couronne. Ce cadavérique, dont le nimbe éclate sur le fond désolé de ce sol lépreux, est une très belle conception catholique: c'est dans l'esprit même de la récente canonisation du B. Labre, cette auréole de vertus qui fait du vagabond et du pouilleux un être au-dessus de tous les rois, et grand même sous l'œil de Dieu. M. Jean a écrit là une grande et noble page et plus encore qu'une digne illustration du conte de Flaubert, un véritable, un remarquable tableau d'église, et cela mérite au moins une première médaille. M. Vanaise est moins large et ne produit pas une impression aussi intense que M. Jean, mais, comme lui, il sait faire de l'art religieux, sans pastiche d'aucune sorte. On est en Flandre, dans les champs, des bergers amènent à saint Liévin un aveugle dont il touche les yeux avec ses doigts gantés. La tête du saint, son geste, sont d'une belle onction et le groupe des pastoureaux qui assistent à cette scène auguste est bien traité, avec une grande simplicité et un naturel d'allures qui atteint le style, et le style religieux.

Je ne suppose pas que MM. Jean et Vanaise aient pour livres de chevet Rüsbrock et la Cité mystique, et cependant ils ont fait deux tableaux religieux.—M. Carolus-Duran n'a pas profité de l'accueil réprobateur fait à son Ensevelissement de l'an dernier, cette contrefaçon vénitienne, pour rentrer dans le mondain d'où il ne devrait jamais sortir, et il a envoyé au Salon une Vision comme un peintre pour dames peut seul en avoir. Un ermite, saint Pacôme ou saint Jérôme ou saint Antoine, est agenouillé à un bout de la toile, vu de dos et aussi à travers la pâte de M. Henner, car il a une carnation que beaucoup de blondes envieraient. Devant lui une fée, qui ne touche pas terre, et toute nue, cache la croix en étendant derrière elle une draperie d'où tombent des roses. M. Bouguereau n'est pas plus fade que cela. Avec un peu plus de lecture, M. Carolus Duran saurait que les Pères du désert, ces continents et ces chastes, avaient des tentations proportionnées à leur sainteté, c'est-à-dire formidables. Cette vision ne troublerait qu'un lycéen; un mystique jamais! Lisez sainte Angèle de Foligno, et surtout voyez une eau-forte d'un artiste plus grand que M. Duran, M. Félicien Rops, le seul moderne qui ait su retrouver la grande figure de Satan et l'imposer avec défi au rire matérialiste. Le sujet est le même, il n'y a que l'artiste qui soit différent. Saint Antoine vient de terminer ses oraisons; la prière a fait descendre le calme dans ses sens, il se signe une dernière fois avant de se relever, et veut baiser les pieds du grand Christ devant lequel il est prosterné. Mais ses lèvres, au lieu du bois, rencontrent la peau tiède de pieds vivants, et cette peau lui rend pour ainsi dire le baiser qu'il y pose. Alors, terrifié, il se rejette en arrière et regarde. Sur la croix même, attachée par des faveurs roses, une diablesse, le visage effrayant d'ironie, et s'offrant de tout le corps, le provoque et le raille. Voilà une vision de Père de l'Église!

La Vision de François d'Assise, par M. Chartran, n'est pas aussi sucrée que celle de M. Carolus-Duran, mais elle est terne comme le style de M. Pontmartin. Saint François est assis sur la paille d'une grange, et un berger, qui a une vague auréole d'ocre, apparaît tenant une cornemuse. M. Chartran devrait savoir que, dans une vision, c'est la vision qui doit être le foyer lumineux. M. Revier qui, lui aussi, a fait un saint François parlant aux oiseaux, sans modelé, devrait savoir, lui, que saint François était un poète et de plus un saint, par conséquent il est irréel de lui donner une figure d'imbécile et ces deux toiles feraient un singulier effet à San Francesco d'Assise en face des Memmi et des Buffalmaco.—M. Ravaut a cru qu'il suffisait de lire trois lignes de Montalembert pour faire un saint Colomban. Le saint, ligotté sur une planche, semble obèse, malgré sa face amaigrie, et deux anges, qui sont très terrestres, poussent la planche sur l'eau. Si M. Ravaut avait compris son sujet, il n'aurait pas rendu aussi positivement manuelle l'action des anges.—De tous ceux qui prennent leurs aises avec les sujets religieux, M. Henner est le plus intéressant. On a dit beaucoup d'imbécillités sur lui, «continuateur de Léonard»... et «Corrège vous envie» semble avoir donné lieu à cette Madeleine qui lit, dans la pose même de celle d'Allegri à Dresde. Il est impossible d'avoir en même temps le procédé du Vinci et celui du Corrège.

Léonard enseigne d'enlever clair sur sombre, sombre sur clair, comme il a fait dans son adorable et miraculeux Précurseur du Louvre. Corrège n'a jamais fait usage du clair-obscur par opposition, et qu'on n'objecte pas la Nuit de Dresde, car ici le foyer lumineux étant le centre du tableau, il y a forcément des coins d'ombres. Je défie qu'on cite un Corrège peint par clair-obscur d'opposition. Bien plus, son originalité dans le procédé consiste à avoir trouvé le clair-obscur par analogies: il gradue la lumière et n'a pas d'ombres à proprement parler, mais des ressauts atténués de lumière. Revenons à M. Henner, c'est le roi des impressionnistes et voilà tout. Il n'a ni dessin, ni perspective, ni composition; mais il a un ton, un seul ton de chair ivoirine adorable et qui donne infiniment de plaisir à l'œil. J'ai exposé ailleurs la filiation de M. Henner et montré qu'il a fait une transposition de l'or de Giorgione en ivoire laiteux. Du reste, je ne suis pas de ceux qui exigent de la variété, et il ne me déplaît pas de trouver la même impression identique à tous les Salons, puisqu'elle est charmante; seulement il faut laisser chacun à son plan et ne pas prendre un impressionniste habile et charmant pour un grand maître et surtout ne pas blasphémer en son honneur des génies dont il n'est pas digne de nettoyer les palettes. La Liseuse qui joue la Religieuse est également délectable à voir. M. Henner est peut-être le plus agréable, le plus caressant pour l'œil, des peintres actuels, il faut lui en savoir quelque gré, mais pas trop cependant.

Que M. Mangeant a une étrange présomption pour oser une Création de la femme. Son Ève est sotte et hébétée, le paysage n'a rien de paradisiaque, et le Père Éternel est figuré par un fantôme violâtre et dérisoire. M. Layraud fait une académie, la pique de deux flèches et intitule Saint Sébastien.—Un instant, j'ai cru que M. Paupion blasphémait. Jésus-Christ assis sur un banc devant une porte, file une quenouille et remue du pied un berceau. Tout d'abord j'ai pensé que M. Paupion avait l'ignorance de M. Viardot, qui parle des frères de la Vierge, ne sachant pas que l'hébreu manque de terme pour désigner les cousins. Mais cela s'appelle un Évangile. Lequel même parmi les apocryphes? Cette toile ne vaut rien, et on nous ferait plaisir de ne pas efféminiser le Sauveur pour le plaisir des dévotes imbéciles. M. Bertling a fait une caricature poncive d'après la Vierge Saint-Sixte, et voilà une Madone.—Il y a deux courants dans cette industrie qu'on appelle la peinture religieuse: le courant Ribérien et le courant Morotiste; le premier donne lieu au sizain de Saint Jérôme du Salon, dont il n'y a rien à dire. Le second est représenté par Sainte Apolline, détestable Cortonerie de M. Cabane. Le martyre a lieu derrière la sainte, confusément. Pourquoi avoir renoncé à la prédelle? Mais M. Cabane croit peut-être mieux peindre que le Bondone? M. Zier a un Sommeil de la Madeleine d'un gris triste et distingué qui pourrait être prise, sans la croix de roseau, pour une Geneviève de Brabant ou autre vague figure de keepsake.

Ils sont une cohue qui croient la virilité incompatible avec la dévotion; ils oublient donc que le cas de leur peinture est un empêchement majeur à l'ordination. La religion est terrible, non doucereuse, mais les âmes pieuses ne s'y connaissent guère, et la fabrique Signol, Bouguereau, Bouasse-Lebel et Cie fonctionne toujours.—Le Mauvais larron, de M. Willette, prouve du talent; mais je ne crois pas qu'il appartienne à la peinture religieuse. Cette femme qui est debout sur l'âne que tient un enfant, pour donner un dernier baiser à son mari, n'offre aucun sens précis à la pensée.—La Vierge aux Fleurs, de M. Lalyre, peinte dans la gamme de M. Buland qui est charmante, a des tons doux, infiniment délicats et gracieux. Quant au Christ à colonne de M. Michel, il est inviril, veule et déplorable de féminisme et de sentimentalité sotte.—M. Lehoux est vigoureux au moins, son Berger étouffant un lion a de l'allure et presque du style, son dessin est assez héroïque pour rubriquer bibliquement Samson étouffant le lion.—M. Lerolle, comme M. Morot, veut innover dans la tradition avec son Adoration des Bergers. La Sainte Famille est assise sur la paille d'une étable, et à côté même de la Vierge, une vache dort. Saint Joseph a l'air du forgeron de M. Coppée, et l'enfant Jésus qui devrait être le foyer lumineux, est éclairé par une lucarne banale. Il n'y a là que le groupe des bergers qui ne soit pas détestable. La Résurrection de la fille de Jaïre a de l'onction; mais c'est bien peu d'être estimable quand on est le fils d'Hippolyte Flandrin. Mieux vaut la Résurrection de la fille de la veuve de Naïm, par M. Daras, le seul paysage du Salon qui suffit à prouver l'excellence du genre. Le Rêve de Jeanne d'Arc, de M. Lacaille, est du surnaturel à l'usage du faubourg Saint-Germain. Un archange escorté de deux saintes présente à la sublime pucelle l'épée et l'étendard. Cet archange vient du même ciel que ceux qui peignaient les fresques de Fra Angelico, l'an dernier, dans un tableau de M. Maignan. Le Christ de M. Lagarde est bien terne, quoiqu'il y ait là des qualités de paysage.—La Sainte Famille de M. Crauk est encore dans la donnée chromo des boutiques qui règnent autour de Saint-Sulpice. La Vierge apprend à filer au petit Jésus. Dans quel hypogée vit donc M. Crauk, pour s'amuser au maniérisme religieux, au lieu de nous faire voir le terrible Jésus de Michel-Ange ou d'Orcagna?

M. Mewart nous montre le jeune Mosché, le pied sur la face de l'Égyptien qu'il vient de tuer; le piètement est fier, et l'éclairage irréel donne de l'accent à ce cadre. Que dire de cette académie sans intérêt que M. Rousselin intitule l'Enfant prodigue, et de cette grosse peinture voyante de M. Suranq, Jahel et Sisara, qui prouve que l'artiste n'a lu du livre des Juges que deux versets? Que dire de l'Ensevelissement, de M. Story?

M. Jacomin est impertinent en réduisant à un tableau de genre une scène biblique, car ce n'est pas à la façon de la Vision d'Ézéchiel. Job sur un fumier est entouré de deux Turcs de nos jours et d'une femme fellah, cela est archéologiquement inepte et scandaleux, surtout d'en prendre si à son aise avec le poème que lord Byron n'osa pas traduire, et qui est le chef-d'œuvre littéraire de la Bible, ce chef-d'œuvre de tout. Quelle ridicule Esther M. Zier nous montre-t-il, avec ses colliers de sequins. Sans le livret, je n'aurais pas classé le tableau de M. Cazin dans la peinture religieuse, et je certifie que cela n'en est pas, malgré le livret. Mais cette toile horripile les bourgeois et à juste titre; débaptisée de son titre biblique, elle est une des plus intéressantes du Salon. Le ciel noir, le temps d'orage, l'atmosphère lourde sont bien rendus: la femme qui met son manteau près de l'enclume, n'étant plus Judith, est intéressante; la servante, dans le fond, un délicieux morceau de procédé. Je ferai à M. Cazin le reproche de donner les mêmes valeurs aux tons de ses terrains et de ses personnages, ce qui confusionne la toile; à part cela, c'est un peintre poétique, et délicieux étaient ses paysages des arts décoratifs, l'an dernier. Une réflexion pour finir, elle est grave: après le procédé à tons rares de M. Cazin, qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que le procédé lui-même est à sa fin, comme tout? Évidemment la palette, l'œil et la main se faussent à chercher les touches fines et chacun de ces tons exquis et maladifs signifie: décadence.

Quoique cela soit anticatégorique, j'annexe à la peinture religieuse les tableaux de genre qui y tiennent: ils sont beaucoup moins mauvais que ceux à prétention styliste. Le Moine enlumineur de M. Perrandeau est d'une tonalité un peu grise. Le gris étant par lui-même une non couleur, on peut avoir des gris de toutes les couleurs, et on obtient alors des effets très lumineux. Le Doux Pays, de M. Chavannes, au dernier Salon, en était un beau spécimen. La lumière de M. Perrandeau et celle de presque tous les artistes contemporains, est une lumière diffuse et partant «bête». Comme on ne sait plus le dessin caractéristique, qu'on a perdu à jamais le contour des peintres orfèvres, on devrait avoir recours au clair-obscur dont les ressources expressives sont tellement infinies que Rembrandt lui-même n'en a peut-être pas tiré tous les effets qui sont possibles.

L'Attollite portas est une bonne toile, mais il y a là des chantres dont les pères étaient à l'Enterrement d'Ornans. Le Lavement des pieds, de M. Rosetti, est une toile excellente qui montre qu'on peut faire de très bons tableaux de genre religieux; je répète cela à M. Brispot pour son Banc d'œuvre, et sans m'arrêter à la Leçon de solfège dans une sacristie, de M. Ravel, qui est de la peinture pour la bourgeoisie, je déclare hors de pair le Viatique dans un couvent de Florence, de M. Mason; ainsi que la Procession des Pénitents de Billom, le Jeudi saint, en Auvergne, par M. Berthon, d'un grand intérêt. M. Moreau Vauthier continue Voltaire avec le Puits du couvent. Un moine se sauve, un autre reste béant ses deux seaux à la main, car la Vérité, une fille dévêtue, surgit sur la margelle du puits et leur présente un miroir. Si M. Moreau Vauthier veut dire par là au clergé le fameux pascunt et non pascuntur, il fait œuvre pie; mais si ce n'est pas sa pensée, son tableau n'est qu'une impertinence, au niveau de M. Sarcey.—MM. Casanova et Frappa se sont faits les Léo Taxil de la peinture, et chacun envoie ses deux petites vilenies, régulièrement. L'année des décrets, ils ne se sont pas même abstenus. Je ne sais pas si c'est la misère qui les pousse, comme M. Ortégo, leur confrère. J'estime que Fra Angelico et Fra Bartolomeo et le P. Strozzi étaient d'autres artistes que ces deux messieurs, et je ne m'explique pas leur persistance. J'admets que Lucas Kranack, un sectaire, coiffe une Vénus d'un chapeau de cardinal, Kranack a une conviction, il a droit de combattre la conviction adverse; mais de quoi MM. Casanova et Frappa peuvent-ils être convaincus? M. Carron, lui, l'est: son Expulsion des Bénédictins de Solesmes, bonne toile un peu sombre, qui a le défaut de ne pas clairement exprimer son sujet. Le David de M. Charpentier est d'un dessin sûr, d'un coloris ferme et avoisine le style. C'est, avec l'Agar, de M. Doucet, le meilleur des tableaux dits d'école, où tout est excellent, et qui promettent des artistes consciencieux et d'un pinceau élevé. Je demande qu'à l'avenir on expulse du Salon tous les tableaux religieux, à l'exception de ceux de MM. Aman Jean et Vanaise, et je le demande deux fois comme catholique et comme esthéticien.

II

LA PEINTURE LYRIQUE

La poésie est l'essence même de tous les arts, quels que soient leurs procédés. Seule, la littérature, qui est la forme suprême du Verbe et la synthèse esthétique absolue, peut atteindre à la poésie d'idées abstraites; mais les lignes d'un monument, les couleurs d'un tableau, les formes d'une statue, doivent en leur langage donner des impressions, des émotions poétiques.

Comme le chérubin doré, le grand artiste ne parle pas, il chante; de son compas, de sa plume, de son ébauchoir, de son pinceau, il cherche l'ode, et lorsqu'il l'atteint, il fait de l'art lyrique, le premier des arts après l'art mystique qui est surhumain, puisque son objectif est surnaturel, et divin: la Sixtine et les Chambres, la chapelle Médicis, le Campo Santo et Santo Marco sont des odes. Monna Lisa et Saint Jean le Précurseur des poèmes de subtilité expressive et l'Indifférent de Watteau est une odelette; car ce qui constitue le lyrisme, c'est une synthèse expressive si complète qu'elle devient typique d'un être ou d'un sentiment. Michel-Ange, Léonard, Durer, Rembrandt et Delacroix sont les grands poètes lyriques de la peinture. De nos jours, Puvis de Chavannes, Hébert, Gustave Moreau, Paul Baudry, Félicien Rops, sont souvent poètes et quelquefois lyriques. Je ne vois que ces cinq noms qui aient droit à cette catégorie d'honneur pour l'ensemble de leur œuvre; mais je m'étonne que les critiques romantiques ne l'aient pas créé pour Delacroix et Chenavard, ces deux génies.

C'est ici la place du plus jeune peut-être des exposants de cette année, M. Georges Rochegrosse. Son Vitellius traîné dans les rues de Rome, de l'an dernier, promettait beaucoup, mais son présent envoi dépasse toutes les promesses qu'il donnait, et la médaille du Salon lui est due, et si absolument due que, s'il ne l'avait pas, il faudrait croire que M. Baudry a bien représenté l'équité de notre époque par sa Loi chiffonnée. On a dit que M. Scherrer serait le concurrent de M. Rochegrosse; cela est tellement dérisoire qu'il ne faut pas s'y arrêter.

D'abord, le sujet qu'a choisi M. Rochegrosse est un des plus hérissés de réminiscences poncives difficiles à écarter: Andromaque. Il a su s'inspirer exclusivement de l'Illiade et d'Euripide, et il a fait une peinture héroïque qui, à part sa valeur intrinsèque grande, est une date et, je dirai plus, une sorte de révolution dans la peinture historique. L'Andromaque est, pour la couleur locale antique, ce que la Naissance d'Henri IV de Deveria a été pour le moyen âge.

Les Grecs sont vainqueurs et maîtres de Troie; dans l'ivresse du triomphe, ils ont mis en feu le palais de Priam et des reflets rouges d'incendie, et des rafales de fumée traversent la toile. Le lieu de la scène est un escalier qui descend le flanc du rempart; la rampe, qui a servi de billot, est ruisselante de sang, et il y a un tas de têtes coupées dans une mare de caillots noirs. A droite, des femmes, des vieillards sont couchés et attachés sur un brasier de poutres; les uns sont déjà morts d'asphyxie et de terreur, les autres se tordent dans un dernier cri; poussés sur cette rangée d'agonisants, un char brisé, des escabeaux et des coussins luxueux. A droite, a lieu la tragédie: tout en haut, Ulysse, dont le manteau rouge flotte au vent d'une façon sinistre, attend qu'on exécute l'ordre qu'il a donné de précipiter Astyanax du rempart. Mais il faut l'arracher à sa mère; un Grec y est parvenu, il tient le royal enfant dans ses bras; la femme d'Hector a saisi le manteau du Grec et elle a la force surhumaine que donne le plus beau sentiment qui soit au cœur de la femme. Ils sont quatre hercules qui s'épuisent à lui faire lâcher prise. L'un force sur son bras pour le faire plier, l'autre lui saisit les épaules pour la renverser, un troisième la prend par ses magnifiques cheveux; un quatrième, s'arc-boutant à une marche, la saisit à bras-le-corps. Andromaque est magnifique. Cette mère, cette reine, littéralement écartelée par ces cinq barbares, est poignante doublement dans la sublimité de son sentiment et dans la puissance héroïque de sa lutte. La robe de pourpre, brodée d'or, est en lambeaux, et dénude son sein auguste et son fort genou. Il n'y a qu'un mot à dire: cela continue Delacroix et cela ne le copie pas.

Composition qui est si trouvée qu'on n'en imagine pas de meilleure; couleur originale, neuve, avec un parti énorme tiré des gris lumineux, dessin mouvementé, à la Tintoret; et pour la première fois peut-être des héros homériques, aux armures, aux costumes pris exactement dans Homère. Ce n'est plus le casque de pompier, le pectoral et les cnémides de David, c'est du costume homérique exact. Mais au-dessus de toutes les qualités de rendu et de procédé, ce qui fait cette œuvre hors ligne, c'est qu'elle est conçue d'esprit épique, d'essence héroïque. Et, complexité qui confond, M. Rochegrosse, qu'on dirait devant l'Andromaque un artiste exclusivement préoccupé de l'antiquité et cherchant à rajeunir la représentation de l'histoire classique, comme M. de Banville a réussi à relever la mythologie de la boîte à pastilles où Parny l'avait enfermée et à la traiter en Hésiode, M. Rochegrosse, dis-je, est très moderne, il comprend admirablement notre époque maladive et subtile et il sait dessiner un habit noir à la Gavarni, comme il boucle les armures de cuir aux reins des soldats d'Ulysse. Sans parler des dessins exquis et de scènes contemporaines que tout le monde connaît, il a décoré trois salons chez M. de Banville d'une façon tout à fait remarquable. L'un est du japonisme, et si bien japonais que M. Pagès n'y trouverait rien à reprendre et que M. Regamey en serait jaloux. L'autre est une série de tableaux qui se suivent sur les panneaux des portes et qui représentent la vie d'un jeune homme à la mode, depuis l'heure où il s'habille jusqu'à celle où il jette un bouquet à la prima donna d'un petit théâtre. Il y a là tout un talent très personnel dans la donnée Menzel, Stevens et Nittis qui suffirait à rendre célèbre M. Rochegrosse.

Comme M. de Banville, il peut faire un croquis ironique du petit crevé et chanter aussi les Exilés et les Cariatides. Enfin le troisième salon, à pans coupés, est peint comme une tonnelle de Bougival, et par les interstices du feuillage on voit des couples, des canots: une merveille d'humour et de perspective. J'allais oublier l'horloge, une horloge de campagne: sur la caisse M. Rochegrosse a peint un énorme et agréable chat qui poursuit des oiseaux aux branches d'un pêcher en fleurs.

M. de Banville, dans la dédicace des Contes féeriques, dit qu'il doit à Georges Rochegrosse ses descriptions de toilettes; je crois, et M. Rochegrosse ne me démentirait pas, qu'il doit à Théodore de Banville, le poète lyrique par excellence, d'être dès cette année le peintre lyrique par excellence.

III

LA PEINTURE POÉTIQUE

Cette rubrique n'est pas usitée; mais elle est nécessaire pour désigner soit les œuvres directement inspirées par la littérature, soit celles qui ne peuvent être rangées ni dans l'histoire ni dans le genre.

M. Puvis de Chavannes, dans une espèce d'esprit synthétique, a essayé jusqu'où la simplification du procédé peut aller. J'ai dit dans mon préambule que M. de Chavannes avait le droit à la première place dans l'art contemporain et je trouve son envoi regrettable. J'ai défendu l'Enfant prodigue et le Pauvre pêcheur, c'étaient des tableaux; le Rêve n'est qu'une esquisse. C'est le projet et l'embryon d'un chef-d'œuvre, mais ce n'est pas assez fait; c'est à parfaire.

Un jeune homme roulé dans son manteau dort à la belle étoile; la nuit est claire et trois formes blanches se profilent sur le ciel; l'une jette des roses, c'est l'Amour; l'autre tient le laurier, c'est la Gloire; la troisième répand des pièces d'or, c'est la Fortune. Je crois connaître les primitifs pour avoir étudié sur place predelles, ancônes, tryptiques, dyptiques, retables et tondi de l'Italie, et j'adore les trecentisti, eh bien! jamais aucun d'eux, ni Gaddo Gaddi, ni Buffalmaco n'ont fait de simplifications aussi audacieuses que les trois fantômes de ce Rêve où la crudité et la persistance du ton local dans la ligne bleue d'horizon produit un effet singulier. Ces teintes plates le sont trop pour un tableautin. J'aime M. de Chavannes et ne jugerai pas cette esquisse avant qu'il en ait fait un tableau, c'est-à-dire un chef-d'œuvre; alors je n'aurai qu'à louer, j'en suis sûr.

M. Feyen-Perrin a peint la plus poétique nudité du Salon. Sa Danse au Crépuscule est élégante, chaste, pleine de grâce. Le dessin gracieux sans fadeur; la coloration harmonieuse et impressive, le pommelé du ciel très heureux. Ces nymphes dansent bien et avec une jolie allure de bas-relief animé: cela est excellent de tous points.

M. Lefebvre, le Sully-Prudhomme de la peinture, à cela près qu'un poète, à talent égal, est toujours supérieur à un peintre. Sa Psyché est d'un tendre sentiment et d'une exquise gracilité. Ce jeune corps bien dessiné, bien modelé, bien posé sur son rocher, et le clair de lune un peu irréel qui frappe cette pudique nudité la rend vermeille et suave. L'Andromède, de M. Paul Robert, un écho de M. Lefebvre, de la dernière distinction dans le sens mondain.

M. Falguière a le pinceau farouche. Son Sphinx n'est qu'un charnier. A la longue d'une patiente fixité, on aperçoit dans l'ombre, une espèce de larve de femme, lemure, empuse, vampire ou succube. M. Falguière a ôté au sphynx son caractère hermétique, et même son caractère plastique, il l'a transformé dans le goût du moyen âge. A ne voir que le charnier, cela est d'une belle vigueur de touche, mais quant à l'empuse qui joue le rôle du sphinx, un seul artiste sait toucher aux êtres de la sorcellerie, c'est M. Félicien Rops, l'effroyable aquarelliste des Sataniques.

Le tableau de M. Berteaux, Souvenir de la grande Guerre, serait digne d'être le frontispice du Chevalier Destouches, de M. d'Aurevilly; il est vraiment et grandement poétique. Sur une éminence, un vieux chouan raconte quelque héroïque combat contre les bleus, et, de son bras étendu, il montre au loin un croix de pierre à ses fils, et son geste dit: «Ce fut là!» Ce vieux héros d'une épopée dont M. d'Aurevilly seul a écrit deux chants se détache extraordinairement, et ce tableau est si excellemment fait qu'on le saisit rien qu'à l'apercevoir, sans livret. L'épisode de l'enfer qu'expose M. Henri Martin est hardiment conçu et traité avec une conscience de procédé qui le désigne à une première médaille. Qu'il l'ait ou non, il l'a mérité, et c'est là l'important.

L'Armide, de M. Mottez, fera une gravure pour la maison Goupil, non une illustration pour le Tasse.—M. Aubert s'est élevé jusqu'à Macpherson, avec son Barde Hyvarnion échangeant sa foi avec Ravanone.

Les peintres n'ont pas de lecture. Combien de fois M. Drumont a-t-il relu Dante avant de faire sa Thaïs? Ne touchez pas à Dante! cet Homère catholique plus grand que l'autre si ce n'est comme M. Henri Martin.—M. Serres a fait un Orphée. Est-ce le révélateur des mystères hermétiques ou le personnage de Virgile? Ni l'un ni l'autre; c'est bien faubourg de Bologne!

M. Hébert est un maître poétique et de grande envergure qui ne donne certes pas sa mesure par ce petit Violoneux endormi, quoique ce tableautin soit charmant et d'un impeccable procédé; mais qu'est cela auprès de la coupole du Panthéon?

Il y a, cette année, trois tableaux inspirés par Flaubert: la Mort de Mme Bovary, par M. Fourié, qui a mal choisi son sujet. La peinture n'admet pas les antithèses de sentiment shakespeariennes ou réalistes, et la douleur de Bovary bercée par le ronronnement du curé Bournisien et du pharmacien Homais n'est pas sujet à tableau.—M. Bourgonnier a représenté Salammbo venant dans la tente Matho, reprendre le Zaïmph, nouvelle Bolognerie. En revanche, le Saint Julien l'Hospitalier de M. Aman Jean est une fort belle œuvre, la meilleure de la section religieuse, et qui vaut mieux mille fois plus que vingt toiles de M. Bouguereau, lequel est de l'Institut, tandis que Aman Jean n'est pas encore près d'en être, quoiqu'il y eût plus de droit.

Le Printemps qui passe, de M. J. Bertrand, est dans une tonalité et une touche de papier peint. Mais si le procédé est condamnable, il y a de la sève, de la verve en ces femmes nues à poil sur des chevaux blancs qui traversent un bosquet d'amandiers en fleurs, dont les ombres portées marbrent leur peau blanche de violâtre. Il y a là des questions de perspective assez litigieuses, et je ne sais pas ce que penserait M. Chevilliard, le Chevreul de la perspective, de certains ressauts d'ombre.

M. Séon, élève de M. de Chavannes, avait exposé, en 1881, deux panneaux, la Chasse et la Pêche, tous deux fort remarquables. Son tableau de cette année, une femme nue au bord d'un étang à la nuit tombante, est une poétique impression de Crépuscule, aussi délicieux qu'un Corot. La Neige, de M. Baquès, une allégorie un peu prétentieuse. M. Brigdman déshabille, sous le nom de Cigale, une assez jolie fille, dont le froid rosit la chair. M. Nemoz aurait dû donner au livret une explication de sa Demoiselle, une femme aux ailes de libellule qui flotte au-dessus d'un étang; l'effet de crépuscule sur le modelé n'est pas très heureux, s'il est exact, et pourquoi cette demoiselle regarde-t-elle avec plaisir une petite fille qui se noie?

M. Morellet a peint Mlle Agar déposant un laurier sur l'Autel de Melpomène. Mlle Agar est, comme Mlle Rousseil, un grand talent dramatique, que d'indignes intrigues ont écartée de la Comédie-Française. La caricature grimaçante et terreuse de tons qu'expose M. Jobbé-Duval, sous le titre d'Électre, ferait trouver excellent le Bélisaire de M. Louis Marchand, qui a un geste juste, mais le fond du tableau ne circonstance pas et ne souligne pas la figure, ce qui doit être toujours.—La Clytemnestre, de M. Collier, a l'air d'un homme; elle manque de gorge et de hanche. Son costume, sans précision, est presque mérovingien. Appuyée sur une haute hache dégouttante de sang, elle soulève un rideau comme on en vend à la place Clichy. Il n'y a là de bien que le piétement qui est ferme. Quant à M. Lira, il n'a pas assez lu Eschyle, ni assez étudié Jules Romain; et le Prométhée de Salvator Rosa est un pur chef-d'œuvre à côté du sien. Tandis que M. Vimont fait hésiter Hercule entre la Volupté et la Vertu, sans trop de banalité, Mlle Hélène Luminais peint un Repos de Psyché d'après Lafontaine. C'est à l'eau de lys, plus encore qu'à l'eau de rose; et agréable et même exquis dans l'extrême sucrerie de la peinture.—M. Voillemot a voulu nous faire sentir combien Watteau est au-dessus de son genre; son Rappel des amoureux est un pastiche de Lancret, d'une inconsistance de dessin et de couleur incroyable; mais, évidemment, cela est joli et tout ce qu'il faut pour les femmes du monde. Voici la succession de Tassaert, la queue des tableaux émus de Greuze et où Diderot, ce bourgeois qui avait du génie, mais qui était bourgeois, trouverait à s'émouvoir.

Dans cette donnée, la Gloire de M. Rixens est à mettre hors de pair. Un musicien encore jeune, mais épuisé de misère, vient d'expirer sur son fauteuil vacillant, devant son piano, et la Gloire sous la figure d'une jolie fille blonde ailée vient le baiser au front et tient un rameau d'or.—Excellente dans le rendu de la fixité du regard la Fille mère de M. Deschamps.—Le Paradou, de M. Dantan, est ce qu'il a cherché, une illustration à la Faute de l'abbé Mouret, de tous les volumes de M. Zola, le meilleur.—La Fée aux Mouettes, de M. Hadamard, gracieuse. M. Anderson nous montre une Veuve sous la neige avec ses deux enfants qui ont froid et Mlle Marguerite Pillini, un Aveugle que conduit un enfant. Il y a là du sentiment et du talent, c'est tout ce qu'on peut en dire; j'ajouterai pour la Mort du premier né de M. A. Boiron, qu'il y a de la couleur dans son tableau, ce qui le sort de l'ordinaire de ce genre. La Misère, de M. Thévenot, est navrante. Dans une mansarde, un ouvrier est assis, hébété, sur son lit de fer et regarde son enfant tout rose et tout absorbé par des débris de jouets. Les deux meilleures toiles sentimentales sont de MM. Jenoudet et Pelez. Novembre, du premier, représente une jeune fille presque expirante dans un fauteuil devant la porte d'une ferme; le regard de la mère qui sait la mort prochaine est navrant. Le Sans asile de M. Pelez a de l'intensité. La pauvre veuve n'a pu payer son terme dérisoire, on l'a chassée. Accroupie contre un mur où l'on voit des affiches de spectacles et de bals, elle donne le sein à son enfant et regarde devant elle, sans voir, avec l'égarement du désespoir et son hébétude. A côté d'elle, mêlés à quelques ustensiles et sur une paillasse, ses quatre autres enfants. A mettre dans une salle de la confrérie de Saint-Vincent-de-Paul. Je crois que la vue de ce tableau augmenterait les aumônes, les forcerait même!

IV

LA PEINTURE DÉCORATIVE

J'ai connu à Venise un jeune noble du Livre-d'Or qui m'étonna beaucoup, en me montrant sa galerie. Ce n'étaient que Van der Weyder, Van Allen, Van Bisch, Van der Groost, Panini, Clerisseau, Hubert Robert, Piranèse. Et comme je m'étonnais devant cette suite de vues de villes et de monuments, il me dit simplement:—«Mon grand-père habitait la campagne pour sa santé.» Pour cet esprit juste, il était logique qu'un homme vivant à la campagne s'entourât de vues de villes et de monuments.

—Mais, lui dis-je, vous qui désormais habiterez Venise, la ville sans arbres et sans chevaux...—Aussi, me répondit-il, vais-je vendre tout cela et le remplacer par des paysages et des œuvres d'animaliers.

Ceci n'est que pour en venir à MM. Gervex et Blanchon, qui comprennent l'art décoratif, comme un protestant la Bible, et ouvrent une voie d'ornière où l'on s'embourbera à leur suite, celle de la représentation murale des choses et des gens de la rue et du peuple.

En 1881, M. Gervex avait exposé le Mariage civil; cela ressemblait à une série de personnages de Paul de Kock mis en rang, ou plutôt à ces toiles des musées de cire qui représentent les célébrités contemporaines, un mélange de «pioupious et de sifflets d'ébène».—Le panneau de cette année est mieux peint et débarrassé de cette lumière diffuse, qui est «la lumière bête», mais quel plaisir pour les gens du dix-neuvième arrondissement qui est pauvre, de se récréer les yeux à voir peinte leur misère et l'aumône qu'on leur fait. Il vaudrait mieux leur donner la vue féerique d'un palais ruisselant d'or; mais cela ne les moraliserait pas, dira-t-on. Eh bien, alors, sachez qu'il n'est pas de morale en dehors de la religion, et la seule consolation que vous puissiez donner aux pauvres, c'est de leur paraphraser en peinture «les pauvres sont les bien-aimés de mon père; le royaume des cieux leur appartient». Montrez au peuple un tableau où Jésus-Christ accueille les pauvres, les gens en blouse, leur tend les bras, tandis qu'il repousse les riches, et vous verrez si cela ne fera pas plus de bien au prolétaire, que votre bureau de bienfaisance qui lui met sous les yeux son abaissement.

M. Blanchon travaille pour la même mairie et dans le même goût. Le Marché aux bestiaux, comme cela intéressera les Bellevillois qui sont à deux pas des abattoirs; et puis des gens en casquettes et en blouses, et des bœufs sous des hangars, voilà de l'art décoratif, laïque et civique.

La Loi qui récompense les travailleurs, de M. Villeclère, est d'une insigne maladresse de procédé; les femmes y sont filles et les hommes peuple. Ni style, ni caractère. Alors quoi?—M. de Liphart fait du parisien en matière décorative, c'est dire qu'il est agréable et inconsistant. Sa Première étoile a une jolie élévation du bras et l'Amour qui pousse la roue du char est drôlet. Mais pourquoi ce rideau de nuages en tôle, dans le bas?—La Chasse au moyen âge, de M. Benoit, est froide, terne, et sans vie, au delà de tout.—Les panneaux de chasse de M. Tavernier sont bien, sans plus. Quant à la Patineuse, de M. Giacomotti, elle est un peu nulle. L'Innocence, de M. Bourgeois, l'est complètement; c'est une grosse petite rustaude niaise qui tient une couleuvre. L'innocence en peinture, comme l'ingénuité au théâtre, doit être d'un vice enveloppé.

M. Grellet a peint à la cire les Trois Vertus théologales sous la figure de trois reines; cela est honnête.—La femme qui jette Les dés sur le plateau, que tient un assez beau garçon, a un mouvement de danse inutile, mais d'où résulte un joli modelé de ventre qui prouve chez M. Brunclair une certaine compréhension plastique.—La Diane de M. Lemenorel un genou en terre, tire ses flèches sur des daims, est d'une plastique un peu bien moderne. En revanche, voici des prétentions multiples à la peinture magistrale, l'Été. M. Makart a bien fait d'envoyer cela, si son but était de nous rassurer sur la suprématie de l'école française; il fait piètre figure chez nous, le grand peintre viennois. Si son dessein était de nous donner idée de son talent, sa faute est lourde, car les Cinq sens qui ne sont que le sixième de Savarin, et sa gravure pour Goupil, l'Entrée de Charles-Quint, valent mieux. L'Été est une «croûte» prétentieuse. Sur un lit, que M. du Sommerard lui-même ne pourrait pas classer, une femme nue, en carton; auprès, une Anadyomène quelconque sort du bain. D'autres sont en blanc, comme dans les tableaux de M. Leroux; d'autres en robes décolletées; des courtisanes vénitiennes jouent aux échecs. C'est plat, c'est flas, sans modelé, de lignes molles; les feuillages eux-mêmes sont faux de ton; c'est du poncif éclectique, et comme couleur du «faux rance». Eh bien! M. Aman Jean, l'auteur du Saint Julien l'Hospitalier est mille fois supérieur à ce célèbre Makart, l'ornement de l'Autriche.

Que l'on ne préjuge pas d'une pénurie d'art décoratif; il a son salon spécial, où on le retrouvera plus au complet. Mais on n'y verra point, ce qui en eût été l'événement, le carton de la coupole du Panthéon de M. Hébert. A part M. de Chavannes, personne à cette heure ne peut concevoir ou exécuter une œuvre d'aussi grand style que cette coupole: idée et exécution, tout en est magistral. Sur le fond d'or du Bas-Empire, N.-S. Jésus-Christ, majestueusement farouche, Dieu fort et vengeur, est tout debout. A côté de lui est un archange qui tient le glaive de justice. Marie immaculée présente à son divin Fils, Jeanne d'Arc en armure et agenouillée, tandis que sainte Geneviève, tenant d'une main sa houlette et de l'autre la nef de Lutèce, est prosternée. Notez que ces figures sont colossales, démesurées, comme celles de la cathédrale de Pise, et qu'elles seront également exécutées en mosaïque. Voilà la composition, voici le sujet. A la prière de Marie, Jésus-Christ évoque Jeanne d'Arc et lui montre les destinées de la France. Je ne connais pas d'effort archaïque plus puissant; c'est une merveille byzantine qui semble un chef-d'œuvre du treizième siècle italien et digne de la coupole de San Marco.

J'allais oublier dans la peinture décorative un tryptique de M. Paul, le Labourage, entre la vendange et la moisson, d'une tonalité tendre éteint par le cadre de bois sombre et placé à la plinthe.


Entrons un instant au Salon des Arts décoratifs, M. Monginot, l'unique et brillant élève de Couture, mérite à lui seul une visite. Le Paon revestu est un panneau décoratif, original, très habilement peint et de tous points remarquable. Une charmante jeune fille en robe de satin gris de lin que relève un gentil page, porte élevé dans son plat de vermeil le paon revêtu; un trompette, une flûte et un biniou le précèdent, descendant les marches. Pourquoi M. Monginot fait-il des natures mortes, quand il peut faire de la nature vivante aussi jolie que la jeune fille et le page? Je ne le conçois pas.—M. Chaplin, le Boucher du second Empire, a deux dessus de portes très agréables: la Nuit, femme endormie sur des nuages, avec des gris très fins et très habiles; la Peinture, celle même de M. Chaplin, et la Muse de la Musique, jolie fille qui a une cravate de gaz et les seins à l'air, toute rose et peu préoccupée de la lyre empire qui est près d'elle.—L'Art, de M. Desportes, est une figure fort remarquable pour la recherche éphébique des jambes et la sveltesse des lignes. Le panneau décoratif de M. Heill une jolie fantaisie, perchée sur je ne sais quoi. Une jolie femme ébouriffée, enveloppée d'une étoffe orientale qui laisse à nu un de ses seins et montre ses souliers à hauts talons, est entourée de fleurs et d'attributs vagues. Les dessus de porte de M. de Liphart sont d'un modelé délicat et d'un faire plus serré que la Première étoile.—Honneur à Musset, deux Amours soulèvent un rideau et l'on voit un médaillon qui n'a jamais ressemblé au poète de Rolla. De M. Leloir, la Pêche et la Chasse, intéressants panneaux.

Gustave Doré, le merveilleux imaginatif qui est mort il y a si peu de temps, laissant inédite une illustration complète de Shakespeare, comme s'il eût attendu d'avoir imagié tous les grands chefs-d'œuvre avant de mourir, Doré a ici plusieurs sujets d'Oiseaux, aquarelles décoratives du plus beau coloris, et une Cléopâtre, modèle pour céramique, où il y a beaucoup d'archéologie, mais fort peu de Cléopâtre en cette figure noire et masculine, sans finesse de traits. Ce sont là les principales peintures des Arts décoratifs, et d'un niveau beaucoup plus esthétique que celui du grand Salon.

V

LA PEINTURE PAIENNE

Baudelaire eut un jour une grande colère contre l'école païenne, au point de qualifier d'amusante et d'utile l'Histoire ancienne de Daumier. Certes, il fallait réagir contre les Hamonistes, mais ne pas confondre dans un anathème irréfléchi l'art antique et ses pasticheurs contemporains; et Offenbach reste un grand coupable, et le public qui l'a applaudi, un public de crétins. Le latin est à base grecque, il ne faut pas l'oublier, et la mythologie pas si dérisoire que le croient ces messieurs de l'Institut qui n'en pénètrent point l'hermétisme. Les critiques n'ont qu'à aller à Herculanum ou à Pompéi pour s'assurer que les fresques campaniennes ne sont nullement fades et doucereuses. Les Studij protestent contre M. Picou dont l'Amour sur la sellette et son pendant On n'enchaîne pas l'Amour sont du hamonisme le plus affadi. Ce sont là des chromos pour un Bouasse-Lebel du quartier Breda. Mais voici le peintre des Yankees, le grand maître des chromos, le ponciste suprême, qui ponce ses toiles autant au propre qu'au figuré, M. Bouguereau.

Alma parens, une femme dont la tête est celle des avant-derniers timbres-poste, mais de face, pour imiter le Garofalo; elle est entourée d'une marmaille de jolis enfants. Évidemment il n'y a pas de défaut, mais il n'y a pas une qualité non plus. M. Bouguereau est le calligraphe de la peinture; le bon élève des Frères, transporté dans l'art. Et dire qu'il y a des gens qui ne sont ni idiots ni vendus et qui trouvent «que cela ressemble à Raphaël». Qu'ils se réjouissent, voici le pendant de l'Aurore de 1881, voici le Crépuscule, qui n'est pas celui de cette chromo-lithographie vraiment impudique et prouve seulement que le sens esthétique n'est pas commun.

Ary Renan.—C'est la signature qui fait remarquer le tableau: Aphrodite, peinture prétentieuse, «poseuse» même. Le maintien est gauche, l'air gourmé, ou dirait d'une puritaine de Genève déshabillée; plastiquement c'est médiocre, le coloris est dur, la figure ne flotte ni n'est posée, la mer est fausse de ton. M. Renan Ary dénature le paganisme comme M. Renan Ernest a dénaturé le christianisme; il faut savoir gré à M. Ary Renan de n'avoir pas pris un sujet religieux où fût N.-S. Je ne me figure pas un Christ peint par le fils de celui qui a écrit le roman de la Vie de Jésus.

La Danaé de M. Mangin a des qualités plastiques et de carnation, mais la pluie d'or faite en essuyant sur la toile le couteau à palette est une maladresse. Dans sa Galatée, M. Lapenne a cherché les transitions de la métamorphose, le marbre des pieds ne s'attache pas avec assez de gradations à la chair des jambes. Bien fade est la Léda de M. Matout; celle de M. Ruet d'un plus joli rosé et la buée du matin qui estompe les saules est un coin de paysage intéressant. Le fond de paysage sauve également la Lutte poétique de M. Bretignier.

La Broderie ancienne est d'une bonne couleur; mais le lieu de cela? C'est d'une Égypte incertaine. Il est si facile aujourd'hui d'être archéologue que le manque de précision dans l'époque n'est plus permis. M. Dieudonné a fait un chromo indescriptible de son Jupiter et Junon. La Psyché de M. Herbo n'est qu'une grosse fille de la campagne roulée dans de la mousseline; et la Calisto, rattachant son cothurne, de M. Schutzenberger, mal éclairée par les rouges frisants d'un coucher de soleil. L'Ariane, de M. Trouillebert, a les cuisses masculines.

Il y a si l'on veut de la grâce dans la grande toile de M. Comerre représentant des Nymphes jouant avec des Satyres; l'une d'elles barbouille de raisins écrasés la face d'un Silène dont la carnation blanche se confond un peu avec celle de la nymphe. Il est vrai que Silène est efféminé et mou, et, en thèse, M. Comerre n'a pas tort; la remarque est au point de vue optique. M. Foubert aurait pu déniaiser la tête de son Églogue. La Fiancée antique, de M. Roubaudi, est de l'antiquité à la Leroux. La Source du Tibre de M. Boulanger est laide, aussi laide que le Tibre, ce fleuve rouillé. L'Idylle de M. Berthout se sauve par le paysage, et la Cigale de M. Berton par le joli mouvement de son tambourin.

Les Oiseaux de passage, de M. Aubert, l'Armistice, de M. Munier, le Sommeil de l'Amour, de M. Bellanger, sont de la jolie confiserie; l'Amour pilote est même charmant pour ceux qui aiment les Boissier de la palette, tout cela irait bien réduit en sucre. M. Garnier s'obstine dans cette douceâtrerie avec deux jeunes filles mettant une Colombe en cage.

M. Hector Leroux, peintre ordinaire des vestales, harmoniste en retard, a un Sacrarium où trois jeunes filles en blanc font des ablutions, et sous verre une prêtresse au bord de l'eau, rubriquée le Tibre.—La Vénus dans sa coquille de M. Courcelles-Dumont est d'un joli flou; et distinguée la couleur du Réveil de l'Aurore de M. Aussandon. Quant aux Sirènes, de M. Boutibonnes, c'est de l'œdématique, et celles de M. J. Bertrand ne forceraient pas Ulysse à s'attacher au mât du vaisseau, ni ses compagnons à remplir leurs oreilles de cire.—Jolis tons orangés dans la carnation d'une Aurore, de M. Saint-Pierre, et à mettre à part, car elle le mérite, la Chloé, de M. Tillier, d'une gracilité et d'un velouté de nu délicieux. La Vénus de M. Mercié n'est qu'une femme sortant du bain, dans une pose un peu grenouillère. La chair est ferme, mate et d'un ferme modelé, d'un émaillé de pâte à faire extasier les gens du métier, mais ce n'est pas Vénus. M. Javel nous montre des Nymphes surprises où il y a un ressouvenir malheureux de l'Antiope. Celle qui couvre son amie nue et endormie a l'air de la découvrir et le satyre a trop la tête d'un lord anglais.

Qui nous délivrera des cupidonneries de confiseurs? C'est pour le nu, dira-t-on. Eh bien, faites du nu moderne, il prête plus que l'autre à la spiritualisation des formes. Je voudrais qu'on traînât de force tous les peintres de ce chapitre aux Studji d'abord, pour qu'ils s'assurent que la peinture campanienne ne ressemble en rien à leur confiserie, et ensuite au Palais du T., pour qu'ils y voient comment on peut faire du paganisme héroïque et du nu de femme sans écœurer.

VI

PEINTURE HISTORIQUE

Cette dénomination est fausse, si elle signifie la grande peinture. La galerie des batailles, à Versailles, est là pour témoigner de l'excellence du genre. L'art italien, l'art suprême, n'a pas de peinture d'histoire. L'Incendie du bourg, le Pape arrêtant Attila, sont des fresques religieuses; et à part les tableaux civiques de la Hollande qui ne sont que des groupements de portraits, il n'y a pas de peinture d'histoire proprement dite, avant David et Gros. C'est aux immortels principes de 1789 que nous devons, avec beaucoup d'autres choses, cette rubrique s'appliquant tantôt à Delaroche, tantôt à Vernet, peintres moyens et de la bourgeoisie. Aussi ai-je mis l'Andromaque de M. Rochegrosse dans la peinture lyrique, parce que si cette toile était à Versailles, elle y ferait une tache lyrique comme l'Entrée des Croisés.

Le meilleur tableau de cette série est celui de M. Leblant, l'Exécution du général de Charette. Une pluie met ses hachures, sa buée et un ruissellement sur les pavés; cet effet donne à la scène un caractère plus navrant et plus désolé. Vu de dos, le général lève fièrement sa tête bandée d'un mouchoir sanglant; il regarde avec mépris les bataillons bleus immobiles sous l'averse; son fidèle domestique pleure sur son épaule, et un officier, chapeau bas, n'attend que le bon plaisir de ce noble pour qu'on donne l'ordre de l'exécuter: cela est fort remarquable. Une bonne page du même livre à la fleur de lys crucifère, la Déroute de Chollet, de M. Girardet, et aussi la toile de M. Larcher: Carrier faisant arrêter le marquis de Lourduns et sa famille. Le Vote de Gaspard Duchâtel a été excellement peint par M. Glaize. Malade, il s'est fait apporter sur un brancard et, soutenu par deux amis, il vote le bannissement de Louis XVI; excellent tableau, plus excellent souvenir pour Mme Duchâtel.—Pour en finir avec cette époque, une Madame Rolland sur l'échafaud, de M. Royer, qui devrait rendre Mme Adam songeuse. M. Poilleux Saint-Ange ne flatte pas ses personnages, et Kociusko sur un brancard a l'air d'un brigand des Abruzzes, malgré son geste qui refuse l'épée que lui tend Catherine II, enlaidie et enraidie à plaisir.

En mérite, le tableau de M. de Vriendt doit venir sur une autre ligne que celui de M. Leblant; il y a une idée philosophique, une idée synthétique dans ce Paul III regardant le portrait de Luther, qui est contre un escabeau à ses pieds. En outre de la pensée qui est profonde, la facture est d'une neutre impeccabilité.

M. Jean-Paul Laurens est un Delaroche carravagesque; il a le même système de conception que le peintre de la Mort du duc de Guise, mais il fait plus gros, plus vivace, plus large. Seulement cela ne signifie pas beaucoup plus. Le Pape et l'Inquisiteur et les Murailles du Saint-Office sont de gros bons morceaux de couleur: cela n'a aucun style. M. Luminais, dans son cours d'histoire en peinture, fait vulgaire au delà du permis les moines qui tondent Chilpéric III.

L'Hommage à Clovis II, de M. Maignan, est du même niveau que les précédents, et ne donne aucune des impressions que l'on a, à la lecture Frédégaire.

La Mise à la rançon de la ville de Visbyy par Valdemar, de M. Hellquist, est un exemple frappant du tort qu'il y a: 1º à ne pas faire converger vers un point le mouvement de la scène; 2º à employer la lumière diffuse et grise, quand il y a des tons voyants pour les costumes; 3º à ne pas éclairer d'une façon intentionnelle et dans une tonalité générale, au lieu d'un débordement des tons qui choquent et tirent l'œil, faute d'être les gradations d'une couleur dominante. Un tableau doit avoir une couleur générale, une couleur de fond, pour ainsi dire. L'Étienne Marcel, de M. Maillart, a beaucoup des défauts que je viens de dire. Pour qu'un tableau d'histoire soit bien, il faut qu'il ne puisse pas faire une bonne illustration d'Henri Martin ou Dareste. S'il donne une bonne gravure, ce n'est qu'une illustration. Essayez de mettre l'Andromaque de M. Rochegrosse dans une histoire grecque, elle y fera tache lyrique. Les Femmes de Marseille repoussant les Impériaux du connétable de Bourbon, par M. Alby, présente des qualités, malgré un parti pris terne dans la gamme.

La Salomé de M. Barlès n'a pas de caractère historique, mais c'est une étude intéressante et d'une chaleur de coloris qui est rare.

La Dernière autopsie d'André Vésale, par M. Obsert; là il faut l'éclairage Rembrandt, et il n'y est pas, car rien n'y est. Sans le livret on ne comprendrait jamais ce que représente le tableau de M. Reccipon; il n'a de valeur que comme paysage de cimetière dans la campagne et, sous ce rapport, il en a beaucoup.

Je crois que la peinture d'histoire, telle que la font MM. Maillart, Laurent, Luminais, Hellquist, est du ressort de la lithographie; je ne nie pas leur talent, mais je nie leur genre, qui est un genre manant, sans tradition, sans passé et sans avenir; je le souhaite!

VII

LA PEINTURE CIVIQUE

M. Paul Bert a écrit: «Le patriotisme date de 1789.» M. Turquet l'a cru, et c'est à lui que nous devons la réapparition de la déplaisante friperie révolutionnaire, et des images d'Épinal au Salon. C'est M. Turquet qui a dit aux artistes: Faites de l'art national, de l'art républicain, de l'art démocratique, de l'art civique et patriotique; et l'impulsion donnée par M. Turquet a été telle que les peintres continuent à faire de mauvaises toiles, avec une ardeur sans seconde. Ces tableaux sont des tableaux politiques, je les mets à part, et je crée une catégorie de mésestime absolue. Que M. Bert arrange l'histoire, pour les besoins de sa politique: affaire à ceux ayant droit; mais du moins qu'il ne prenne pas l'art pour moyen d'enseignement civique et de propagande gouvernementale. Aux chrétiens qui ne savaient pas lire, le clergé du moyen âge montrait les sculptures et les fresques des églises; mais cela était inspiré de Vincent de Beauvais et de la Légende dorée. La Révolution et la Morale civique ne sont pas des éléments inspirateurs équivalents, et je n'admets pas que la mauvaise peinture puisse être œuvre patriotique.

La moins mauvaise chose civique est la Reddition de Verdun, de M. Scherrer. L'armée française sort de la ville et deux grenadiers portent sur un brancard le commandant Beaurepaire qui s'est suicidé, ce que je n'admirerai jamais. Brunswich salue le courage malheureux. Cela est inadmissible pour la concurrence du prix du Salon que l'on n'osera pas, je pense, faire à M. Rochegrosse.—M. Moreau de Tours mène les soldats de 89 au feu? M. Wertz fait égorger Barra par les Chouans. Voici M. Beaumets et ses Libérateurs de l'Alsace en 1794. De M. Boutigny, des Officiers allemands surpris pendant leur déjeuner par des balles françaises. Il se gâche tant de talent pour cette peinture militaire, où tout est insupportable, que l'on est forcé de faire défiler dans sa critique ces choses niaises.—En avant donc, et au pas gymnastique: M. Armand Dumaresq en tête, avec sa grande image d'Épinal; et la Marche forcée, de M. Couturier; et la Tranchée de M. Médard; et la Halte de cuirassiers, de M. Jazet; et l'Exercice des réservistes, de M. Jeanniot; et la Batterie, de M. Brunet; et le Départ pour le service en campagne, de M. Gérard; et la Marche de cavalerie, de M. Neymark; et le Régiment en marche de nuit, de M. Protais.—M. Monge est à citer, il a peint Un tambour qui bat sa caisse.—N'oublions pas M. Mélingue, un jacobin, qui nous montre Rouget de l'Isle composant la Marseillaise.

En bonne foi, que fait la toile de M. Castellani au Salon; ce n'est pas une succursale des Panoramas. Est-ce qu'on se figure que cela prépare la revanche, de faire de la mauvaise peinture.

Merodack dit ceci dans le Vice suprême: «L'artiste qui travaille à l'éternité de sa patrie fait plus que le soldat qui se bat aux frontières. Défendre la France contre la main effaceuse du temps et l'oubli de l'humanité, c'est là le grand patriotisme, car son effet durera alors que la patrie sera morte; elle demeurera par lui, et par lui seulement éternelle. Ictinus et Phidias ont été les plus grands patriotes de la Grèce; ils lui ont conquis à jamais la mémoire humaine, et c'est la seule conquête digne de la France.» Que le ministre des beaux-arts ne se mette pas en frais de commandes à MM. Neuville et Detaille. L'Indifférent, de Watteau, tient plus haut le pennon français que tous les régiments d'Horace Vernet.

Il faut citer deux spécimens de civisme sentimental: de M. Lix, une Alsacienne qui crie, éclairée par un incendie, pour illustrer Mme Gréville, et En Lorraine, de M. Bettanier, une œuvre qui n'est pas banale: un jeune Lorrain est tombé à la conscription, à ses pieds est le casque et l'uniforme qu'il faut endosser; il pleure, et son vieux père malade est désespéré. Cela est bien admissible. Ce qui l'est moins, ce sont les trois 14 juillet, en retard de l'an passé. Le premier, de M. Jamin, représente le peuple et les gardes-françaises délivrant un prisonnier de la Bastille; le second, le moins mauvais, est une vue de la rue Labat illuminée; le troisième, qui a les honneurs du grand Salon, est de la démence: un géant bâtard, des plus mauvaises académies de Louis Carrache, secoue les barreaux d'une énorme tour, en piétinant un drapeau blanc.

Je n'admets pas plus la mauvaise peinture patriotique que la mauvaise peinture religieuse; or, il n'y a pas de bonne peinture religieuse ni patriotique. Donc, qu'on renvoie aux panoramas toutes ces toiles pour les masses. Pas de peinture d'État, par grâce, surtout quand il n'y a plus d'État!

VIII

LA CONTEMPORANÉITÉ

Malgré MM. Rochegrosse et Aman Jean, malgré MM. Feyen Perrin et Séon, l'incapacité et l'impuissance de l'école française dans la peinture de style est éclatante.

Les tableaux religieux, sauf le Saint Julien l'Hospitalier et le Saint Liévin, sont honteux; l'Andromaque seule est lyrique; la Danse au crépuscule l'unique nu poétique avec le Crépuscule; le reste sentimental et niais; les tableaux patriotiques et civiques sont nuls; les tableaux d'histoire, d'insupportables vignettes, les tableaux païens, nauséeux. Pourquoi? parce que les artistes sont ignorants. «Des brutes très adroites, des manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau.» Ils n'ont point de lecture, d'une nullité de bacheliers; or le passé ne s'invente pas, il faut l'aller prendre dans les livres. Legite aut tacete. Il faut cinq ans de lecture intellectuelle aux exposants de cette année avant de toucher sans ridicule à un sujet religieux ou poétique. D'ici là, qu'ils peignent le présent qui pose devant eux et où le poncif n'existe pas encore.

Modernité, terme usuel et inexact; et à faire des catégories, il les faut exactes. La modernité comprend également la sorcellerie et le dandysme; Giotto et M. Manet, saint Bernard et M. Renan sont des modernes. Il faut donc dire contemporanéité pour désigner la peinture des scènes de la vie actuelle. Balzac, peintre, est-il possible? Abstruse question que M. Félicien Rops peut résoudre affirmativement. Ce grand artiste inconnu du public, mais admiré des penseurs, a su dégager des formes modernes l'esprit moderne, et à tous ceux qui cherchent dans la contemporanéité j'enseigne que le burineur des Cythères parisiennes est le maître à suivre, si l'on peut.

Il semble que la représentation de l'actuel et du présent soit aisée, puisque l'imagination n'a pas à faire l'effort évocatoire que nécessitent les sujets du passé. Mais précisément le face à face, le nez à nez de l'artiste et de son temps, empêche celui-là de voir juste. En somme, l'œuvre d'art est une version; et, en contemporanéité, l'artiste traduit presque fatalement le texte de la réalité, mot à mot, au lieu de faire (et le mot usuel est ici heureux, car il exprime une clarification élégante) «un bon françois».

Désormais, je vais avoir à louer, et non par une prédilection pour ce genre ni par déviation esthétique, mais bien parce que nous voici dans l'art inférieur, et que M. Béraud se rapproche plus de son genre que M. Bouguereau, par exemple, et qu'il faut juger un artiste sur le terrain même de son œuvre, dire «parfait» à MM. Monginot, Bergeret et Vollon et «détestable» à M. Morot. Ce dernier peint N.-S. Jésus-Christ sur la croix; je place ma critique au point de vue de l'art religieux et je déclare très mauvaise son œuvre. M. Desgoffes peint du bibelot, je descends mon critérium à son niveau et je n'ai que des compliments à lui faire: et jusqu'à l'apparence d'être inconséquent est enlevée par la catégorisation des sujets et la déclaration sur la hiérarchie de chaque genre.

Avant les personnages, le décor, avant les Parisiens, Paris. Aussi bien tout l'intérêt de ce pavé laid et de ces pierres grises est fait de cette humanisation des choses qui naît de toutes les activités qui les frôlent et les aimantent de spiritualité. Voici le Quai de la Tournelle, de M. Le Comte; bien vu.—M. Tournès nous fait traverser la Seine pour nous montrer l'Inauguration du nouvel Hôtel de Ville, un plein air, où l'on respire par à peu près, et qui est trop un souvenir de la remarquable toilasse de M. Roll, donnant une si juste impression de la fête de la République. Les avocats sont tous en deuil; M. Scott a peint en une vignette démesurée de la Vie moderne, les Funérailles de M. Gambetta. Devant la Madeleine, M. Giron nous arrête; il y a un embarras de voitures, et il peint avec un talent rare, des tons fins, des morceaux très rendus et qui font plaisir aux connaisseurs. Mais l'odieuse sentimentalité s'en mêle et gâte tout; ce n'est plus un coin de Paris transporté sur la toile avec aisance, ce sont Deux Sœurs, l'une honnête ouvrière, à pied, et qui fait les cornes à l'autre, une impure, très attifée, dans une victoria. Le vice est inexcusable, parce qu'il est une déviation à la Norme du Beau, mais il ne faut pas sacrifier au goût bourgeois pour l'antithèse moralisatrice, il ne faut pas surtout occuper un mur d'un sujet qui n'a droit qu'à un mètre de cadre.

La Station d'Auteuil-Point-du-Jour, au crépuscule, est une impression d'une justesse merveilleuse, et aux valeurs de tons piqués avec une justesse qui fait de M. Luigi Loir le Van der Weyden du Salon.

L'Heure de rentrée à l'École, par M. Geoffroy, est une enfantine digne de Pourrat, ce charmant poète lyonnais que l'on ignore. M. Degrave a fait mieux encore dans sa Classe communale où les innombrables têtes d'enfants sont joliment diversifiées d'expressions, et ce serait sans défaut si le teint de ces gentils marmots n'était pas uniformément porcelainé et comme d'un vague émail blanc.

Qu'est-ce que M. Truphême veut prouver avec son Travail manuel à l'école du boulevard Montparnasse? Ces enfants sont trop bien mis pour avoir besoin d'un état; ils s'amusent, ou leur instituteur est fêlé de leur faire raboter d'après l'Émile; à moins que ce ne soient là des enfants voués aux lettres; en ce cas, il est de toute nécessité qu'ils sachent un métier qui, comme la menuiserie, ne nécessite pas le mensonge pour manger. Encore une École de M. Robert, avec institutrice laïque.

Trois petites filles lisent des Affiches avec une attention que Mlle Anethan a rendue, non sans grâce. Plus loin, la Paye des maçons dans un chantier, par M. Bellet du Poizat, plein air mal vu et rendu dans une tonalité noirâtre et funèbre. La Forge, de M. Fouace, est le meilleur des tableaux ouvriers du Salon; le ton est juste, la touche large, solide; c'est d'un procédé sûr et puissant, et la petite fille qui se pend au soufflet a une certaine grâce gauche et apitoyante. Ceci mérite une seconde médaille au moins.

Le Ménage d'ouvrier, de M. Steinheil, vaut qu'on s'y arrête; il revient du travail et rit au sourire de son bébé; d'une vérité rare, de geste et d'expression; cette vérité va jusqu'à mettre M. Grévy sous l'horloge et M. Gambetta sur la cheminée, deux effigies qui prouvent que l'ouvrier est électeur, et même éligible.—La Couturière en livres, de M. Gourmel; le Tailleur en chambre, de M. Renault; le Tisserand, de M. Pennie, sont sans intérêt. Chez mon voisin, de M. Ramalho, est une bonne étude; le voisin de M. Ramalho fabrique des lanternes de vestibule, avec une application digne d'un autre emploi.

Joli est le tableau de Mlle Marie Petiet, la Lecture du Petit Journal. De petites ouvrières ont posé leur aiguille pour mieux entendre l'inepte feuilleton ou les apitoyants faits divers. La lumière blanche qui vient de la fenêtre produit des modelés délicats et un effet agréable. Le Mont de Piété, de M. Mouchot, pêche par l'exagéré de l'intention; l'anxiété de tous ces regards convergés vers l'employé estimateur est trop identique dans toutes les têtes. Le Buveur d'absinthe, de Ihly, est trop de l'Assommoir, canaille, sans intensité. Pour quitter les prolétaires qui sont à l'ordre «du jour d'aujourd'hui», le Soleil d'hiver de M. Marty; dans le Midi, on dirait le cagnard. Deux ouvriers sont assis sur un banc du boulevard extérieur, aux rayons d'un pâle soleil. Très rendu.

Dans les mêmes parages, M. Artigues nous montre une Somnambule en plein vent, affreuse vieille à châle rouge, que magnétise, avec de grands gestes, un personnage en noir, râpé et chevelu. Dans le cercle des curieux, une fille en camisole rose qui est du Manet. M. Artigues est un pinceau personnel et chercheur.

Voici la bourgeoisie. Le Portrait du Grand-Père, de M. Robin; la Fête du Grand-Père, de M. Margettes; Portraits de famille, de Mlle Jeanne Rongier; la Consultation du médecin et le Bain de l'enfant, de M. Born-Schegel. Énoncer est le plus que l'on peut faire. Le Thé de cinq heures de Mlle Breslau, peinture pour notaires, et le Vin de France, de M. Astruc, pour commis-voyageur; ainsi que le Scandale, de M. Durand, représentant une maîtresse apostrophant le marié à la sortie de la mairie. Les Derniers Conseils, de M. Saunier, sont donnés à une jeune mariée tout en blanc, par sa mère, dans un parc en automne; la Lune de miel, de M. Pommey, fait suite. M. Carrier Belleuse nous montre où ira la femme au dernier quartier, un Salon de modes, d'un effet désagréable à l'œil; et M. Laurent, le Cabinet de lecture du mari; Béraud sa Brasserie, toile excellente de vérité et de rendu, mais qui fait peu d'honneur aux étudiants qui en emparadisent la vie inintelligente du quartier Latin. Au Boulevard Saint-Michel, de M. Myrback, est un tableau important; c'est là une perspective de la rangée de tables d'un café; tout y est juste et bien vu, excepté le plein air qui est plus noir que de raison. Les Pleinairistes ou accordent leurs tonalités en une grisaille qui fait le camaïeu, ou tombent dans une lumière blanche qui désorganise les valeurs et fait pétarder la moindre touche vive. Le jury est devenu bien indulgent au procédé soi-disant nouveau, puisque nous avons l'heur de voir l'Après déjeûner, de M. Lobré, une peinture fausse et discordante, quoiqu'elle témoigne de la recherche.

La Classe de danse, tableautin de M. Robert, le Pompier de service, le Coin de coulisse, de M. Houry, l'Enfant trouvé par des masques, de M. Lubin, sont sans intérêt. L'Amour au cabaret, de M. Pujol, n'a que le mérite d'être la seule figure éphébique du Salon. M. Mendilahazu n'a pas que le nom d'aztèque: son dyptique, Deux et cinq heures, c'est-à-dire une fille qui se poudre et qui prend un cassis, est absurde en plein; et je ne le cite que pour protester contre cette profanation du dyptique et du tryptique, forme religieuse appliquée à des sottises.

M. Picard a fait Une gare des environs de Paris banale, mais le Départ des conscrits de M. Delance est une bonne chose, les deux jeunes filles qui font des signes d'adieu, morceau bien traité.

L'Entrée au dépôt de la Préfecture de police, rassemblement de filles, vagabonds, rodeurs, serait intéressant si M. Langlois avait mis de l'accent. La Confrontation judiciaire à la Morgue, de M. Bréauté, aurait besoin d'un éclairage qui remplaçât le manque de pittoresque. Le Serment du témoin, de M. Salzedo, est d'une tonalité mieux appropriée au sujet que les précédents.

Deux toiles rabbiniques sont à citer, la Discussion théologique de M. Moyse, et la Pâques de M. Delahayes. On s'est ralenti de la belle ardeur de ces dernières années à peindre son atelier. Cependant, voici la séance de M. Thivier, et le Repos du modèle de M. Fassey, c'est un modèle homme, et j'ai sur cela l'opinion de Ingres qui faisait poser les bras de son Saint Symphorien par une femme. Le Pleinairiste, de M. Bacon, est une curieuse étude; mais la meilleure toile de cette série est la Manette Salomon de M. Charles Durand. Coriolis rectifie la pose de la juive dont la tête est belle et le nu bien traité.

Le high life est assez peu représenté par le Rendez-vous, de M. Max Claude, qu'une amazone et un cavalier se sont donné à Fontainebleau. M. Carpentier nous les montre dans un bal où la dame livre son gant à une tête qui sort d'une portière. Sous bois, de M. Lemenorel, deux amazones qui, pour être intéressantes, devraient être dans la donnée des Adieux d'Auteuil de M. Rops. Les Fiancés, de M. Loustanau, un officier de marine et une miss blonde se tiennent la main au piano, sous l'œil de la famille. Les voici, seuls, canotant de concert avec les Cygnes de la Tamise, de M. Jourdain.

A la campagne, une jeune femme lit adossée à une fenêtre ouverte une partition de Mozart, et M. Paul de Grandchamp aurait dû faire réverbérer plus violemment la lumière qui frappe le cahier sur le visage de la liseuse. Il fallait là se souvenir de ce genre d'effet miraculeux dans le Bourgmestre Six, de Van Ryn. L'Auscultation, de M. Heill, une jeune fille dont le médecin écoute le dos, bien traité, ainsi que le Volontaire d'un an, de M. Harmand, gras et vermeil, et couché lisant le Figaro, tandis que sa compagnie est aux manœuvres. Les Terrasses de Monte-Carlo, de M. A. Marie, n'ont pas l'intensité lumineuse de ce site, où il y a bien de l'artificiel, mais qui est une délicieuse préface, un digne pronaos du littoral italien. La Bataille des fleurs, à Nice, de M. Alfred Didier, est une composition pleine de vie et de charme, reléguée vers la plinthe bien à tort.

La série des bains de mer est la contemporanéité la mieux comprise. Sans s'arrêter à la Grande Marée à Arromanches, de M. Lasellaz, voici la Plage, de M. Gavarni, un peu poncive de forme et écrasée par la signature, et la Plage normande en Août, de M. Édouard, impression juste. Sur les galets, de M. Aublet, est un Nittis, des meilleurs. M. Edmond Debon a dressé sur la falaise une grande fille au chapeau empanaché, au surcot gris, à la jupe rose, qui s'appuie sur son ombrelle, avec un mouvement si crâne qu'il semble pris à une lieutenante de la Grande Demoiselle. L'Imprudente, de M. Nonclercq, une baigneuse évanouie, qu'un baigneur ruisselant porte dans ses bras, est peinte de tons fins. Le Bain de mer en famille à Dinard, de M. Félix Barrias, agréable; une anse ombreuse, où des jeunes filles s'ébattent, il y a au troisième plan un groupe d'un joli flou.

Je m'étonne que personne ne fasse l'Anadyomène de ce temps, une baigneuse en pied, en costume mouillé, plaqué aux formes. Le déshabillé de la plage est un texte qu'on pourrait paraphraser délicatement, et avec le moindre talent on obtiendrait plus de succès qu'il n'en serait mérité.

La Leçon de Pêche, de M. Guillon, morceau excellent: la jeune fille qui se penche pour voir retirer l'hameçon de la bouche d'un rouget est d'une facture originale, serrée et précise. Il ne faut pas nommer le peintre du Saignement d'un cochon, et celui de l'Équarrissement d'un cheval s'appelle Delacroix. Quelle navrante ironie que ce nom, le plus grand de l'art de ce siècle, égal aux plus grands de la Renaissance, écrit au bas de cet «improper» gigantesque! Et cet autre, l'Alcool de M. Beaulieu.

Certes, la contemporanéité est loin de ce qu'elle pourrait être; la plupart des tableaux à sujets du présent sont des vignettes ou des photographies, mais cette voie est celle où il faut pousser les artistes. «Emplissez votre âme des sentiments et des aspirations de votre époque, et l'œuvre viendra,» disait Gœthe. Il n'y a plus de sentiments et les aspirations actuelles sont folles; toutefois l'artiste peut faire du grand art, avec les choses, les formes et les gens du présent; mais je n'en sais qu'un qui l'ait fait pleinement, magistralement: M. Félicien Rops.

Il a mieux valu que Chardin peignît le Benedicite et même Beaudoin la Gimblette que de se forcer à des sujets de style, hors de leur portée: l'artiste n'a pas comme l'écrivain le devoir de lutter contre l'évolution de son temps si elle est funeste, vice et vertu, beauté et laideur, il doit tout rendre, mais il faut qu'il rende avec les formes de son temps, l'esprit de son temps, sinon il n'est qu'un peintre, un artiste non pas!

IX

LA FEMME—HABILLÉE—DÉSHABILLÉE—NUE

«Une allégorie est toujours une femme, qu'on représente la Perversité ou l'Agriculture, la Morale ou la Géométrie. Eh bien! la femme n'est elle-même que l'allégorie pratique du Désir, elle est la plus jolie forme connue que puisse prendre un rêve; elle est l'armature sur laquelle Dante, le bouvier, le perruquier modèlent leur idéal; elle est le procédé unique dont le corps se sert pour matérialiser et posséder la Chimère.» (Vice suprême.) Cette définition, excessivement esthétique, a l'avantage de supprimer la question de moralité; mais pour y satisfaire en un mot, je déclare que la presque totalité des tableaux de cette catégorie relèvent du sixième commandement. Ceux qui les ont peints ont péché, ceux qui les regardent avec complaisance pèchent, et voilà un avertissement carré comme le bonnet du casuiste le plus sévère. Cela dit, il ne reste plus qu'à constater que la synthèse, digne du Vinci, que Félicien Rops a trouvée et écrite en d'admirables eaux-fortes, a sa preuve au Salon, où les personnes du sexe occupent, de la cimaise à la plinthe, une place aussi excessive que celle qu'elles ont dans la vie contemporaine: «L'homme pantin de la femme, la femme pantin du diable.»

On a dit que la femme était la moitié de la poésie, et de Pétrarque à Manet, cela est patent, mais il ne serait pas à beaucoup près aussi exact de dire qu'elle est la moitié de la peinture. La Renaissance n'a pas connu le tableau sexuel, les musées d'Italie en témoignent: jusqu'au dix-huitième siècle, le tableau à femme, comme le livre à femme et la pièce à femme n'a pas lieu, et sa floraison date de l'importance croissante des expositions.

Autrefois les nudités étaient des commandes seigneuriales; le seigneur d'aujourd'hui c'est le public, et MM. les artistes chaque année lui offrent, au Palais de l'Industrie, toutes les pièces d'un sérail ethnographique. Parmi les bêtes qui vont au Salon, il y a des boucs, et c'est pour eux que les magasins des arcades Rivoli étalent les photographies de tous les nus de l'exposition. Le succès est facile à obtenir ainsi, car suivant un mot de M. d'Aurevilly, «il y entre du sexe et les nerfs»; mais je tiens à dire net que ce sont, non succès d'artistes, mais succès de filles, et l'épithète est à peine suffisante. Et maintenant, «Cherchons la femme», comme on dit à la fois au Palais-Royal et à la préfecture de police.

Le baby n'est intéressant que anglais ou cravaté d'ailes et lancé dans l'atmosphère idéale des apothéoses et des gloires; le Poupon qui bat du tambour, de Mme Salles Wagner, n'est qu'un poupon et ce qu'il y a de plus intéressant dans la petite fille, c'est la petite femme.

M. Sargent, l'élève de Goya, qui l'an dernier cachuchait «un jaleo cambré», nous montre quatre Petites filles qui viennent de cesser leurs jeux, dans un vestibule riche à grands vases chinois. Elles ont des tabliers fins sur des toilettes exquises, et un air d'ennui sérieux de la plus rare distinction. Il a fallu des siècles de paresse et de luxe pour sélecter ces délicieuses poupées, elles ont de la race; le pinceau de M. Sargent est virtuel, en ce rendu de ces quatre fleurs d'aristocratie.

La Petite fille blonde, de M. Aublet, qui sourit du haut de sa chaise rouge, dans son joli costume de satin rose, est charmante. Celle de M. Baud-Bovy, qui s'amuse à peindre avec le plus grand sérieux, est d'une vue agréable. Quant aux deux enfants, vivacement peintes, de M. Émile Lévy, elles n'ont qu'une belle santé, mais point de race.

Joli est le Baby couché dans l'herbe, de M. Ringel. Mme Thérèse Schwartz, en groupant ses Portraits d'enfants en pied, a fait un louable effort vers le style de Lesly.—La petite fille de M. Burgers qui, en 1881, jouait de la flûte avec le faune d'un jardin, fait pianoter cette année son polichinelle, devant la partition de la Symphonie héroïque.—La Petite Mendiante, de M. Baton, rappelle la fresque du même titre que M. de Banville. Très savoureuse est la maigreur hâlée de la petite Saltimbanque de M. Colin Libour; c'est là une curieuse étude de carnation brune, à mettre en regard de la Petite Bohémienne de M. Ballavoine, un charmant petit cadre, où les épaules sont d'une chair mate et lumineuse que je souhaite à toutes les dames qui iront au bal l'an prochain. Gentille est la Mademoiselle Suzon de M. Mesplès, qui tient une brassée de fleurs moins fleuries que ses joues. Ce tableau gracieux fait antithèse avec les très remarquables dessins de la Pipe cassée qui sont de verve, et d'un crayon joli.

Les dames du temps jadis ont droit de préséance sur leurs sœurs les poupées contemporaines, et ne l'auraient-elles pas qu'on le donnerait à la Cordelia de M. Bochwitz. Elle est modernement jolie, et mériterait le prix de beauté en cette heureuse ville de Pesth, qui a des prix pour la beauté.

La tête n'est pas d'un camée, mais elle donne plus de plaisir à voir qu'une tête de camée, les yeux grands, noirs, ont un regard de velours: et d'un grain si fin et d'une pâleur si amoureuse est le morceau de poitrine que dénude le décolletage carré d'une robe vert d'eau où passent des léopards d'or!

Il n'y a point tant de madrigaux à faire à la dame de M. Bouillet qui s'arrête pensive, après avoir chanté le roi de Thulé.—Mlle Houssay a fait une bonne toile de Mlle Rousseil dans le rôle de Marie Stuart. Mlle Rousseil est une grande artiste méconnue, et dont M. d'Aurevilly a daigné défendre dernièrement le talent injustement évincé. Les Jeunes filles, de Mlle de Coos, ont la taille sous les seins, et elles effeuillent et interrogent les marguerites, jolie chose Empire. La Jeune beauté, du même temps, de Mme de Châtillon, est une agréable étude de blonde. L'Alsacienne, de M. Jean Benner, sur fond or, une romance.

Les Orientales sont bien calomniées dans le Harem, de M. Richter, et par la plastique grossière de M. Pinel de Grandchamp. La Femme du Harem, de M. Bertier, est un prétexte à exposer un rayon de soieries. La Montenégrine, de M. Bukovac, n'est pas intéressante; la Grande Iza valait mieux. J'allais oublier la Salomé de M. Barlès, dont la carnation brune prouve un coloriste.

Alors même que le tableau de M. Merle serait mauvais, il ne l'est pas, j'en parlerais pour la rareté du sujet: Une sorcière au XVe siècle; elle est accroupie; à ses pieds, sur un coussin, est couchée une petite poupée portant un costume Charles VI et traversée d'une épée. Si M. Merle veut savoir le rituel de l'envoûtement, qu'il lise le chapitre de ce nom dans le Vice suprême et qu'il étudie l'eau-forte de Félicien Rops qui l'accompagne.

Nous voici dans le bazar des poupées contemporaines, et la plus parisienne de toutes est le portrait de M. Lehmann, que je considère comme une composition et auquel je fais l'honneur de le sortir des ritratti. Cette femme à la mode d'hier, avec sa voilette qui floute un peu sur son teint, est une figure extrêmement jolie, et qui donnera à la postérité la note exacte de la grâce parisienne en 1883: cela est un éloge pour le peintre et le modèle, mais qui y verrait l'éloge de 1883 ne me comprendrait pas.

La Fantaisie de M. Nel Dumonchel est cent fois supérieure à l'Alma parens du chromo-lithographe Bouguereau. Si je bornais là mon éloge, M. Nel n'aurait pas lieu d'être satisfait. Du reste, que signifie l'Institut, quand Puvis de Chavannes, le maître le plus éclatant de l'époque, n'en est pas?

Sur un fond drapé de blanc roux, à mi-corps, en robe plissée jouant le vertugadin assoupli, une femme de ce temps s'appuie sur un éventail, ce sceptre qui brise les autres et fêle les crânes robustes, et de l'autre maintient contre son giron une sorte de King-Charles. Cravatée de dentelles, encapotée à la mode, la fête est bien moderne et l'éclair des dents dans la bouche petite accentue cette belle impure.

Fleur du Mal, de M. Pinel, est d'un titre ambitieux, que seul Félicien Rops peut prendre pour la femme de son frontispice des Œuvres inutiles et nuisibles. Cependant, cette grande fille en manteau de peluche, sur la marche d'un perron, a une ligne assez imposante et cela n'est pas ordinaire, mais ce n'est que fleur du monde ou de bêtise, synonymie, à médailler toutefois, car si M. Pinel n'est pas Baudelaire, il est excellent peintre et chercheur comme il appert de cette toile bien supérieure au Crépuscule de M. Bouguereau.

M. Béraud, peintre de poupées, c'est-à-dire de Parisiennes, nous en montre une en prière qui est tout ce qu'elle peut-être, charmante. Le même adjectif est dû à la jolie blonde de M. Bisson qui, avant de sonner, met le dernier bouton de son gant, à son Premier rendez-vous. Le profil est joliment rendu. Le Coup de vent, qui décoiffe une dame sur la plage, par le même, n'a pas le même sel fin que le Premier rendez-vous.

M. Van Beers est d'une habileté exagérée; la robe jaune du Retour du grand prix a le ton fol; quant à Rigoletta, la fille vautrée sur une peau de bête, elle est du même que son tapis et sa confrérie.

La Symphonie rouge et japonaise de M. Comerre fait un honneur égal au peintre et au modèle. Mutine, piquante, avec son joli nez en l'air, sa tête frisée, son costume de Yeddo, est la fantaisie de M. Courtois.

Le Billet, femme en rose; Dans la serre, femme en bleu; deux pendants d'un poncif précoce en un genre où il est facile à éviter. M. Giroux représente dans son Départ cinq Atalantes de nos magasins de nouveautés qui s'apprêtent à courir; cela est fait comme une illustration de journal. Rousse, rose, mince, le corsage fendu, elle est bien un peu molle la jeune miss de M. Richomme. Le Cœur blessé, de M. Texidor, n'est qu'une svelte jeune femme en noir qui se promène sur une plage, mais il prouve, et toutes les toiles précitées l'appuient, que les lamentations sur le costume contemporain sont sottes, quant aux femmes, dont les toilettes actuelles prêtent, plus qu'en 1830, à la grâce, à l'érotisme et à tout, le style excepté.

Je réunis ici, en un groupe honorifique, les peintres de femmes dont le procédé sort de la routine, et je place tout d'abord, la Femme au hamac, de M. Lahaye, parce que c'est un Manet, et que ce peintre, mort il y a un mois à peine, n'a pas eu la part de justice qu'il faut lui faire.

Manet s'est perdu dans son plein air et nous a gratifiés de peintures souvent fort désagréables; s'il s'est égaré, il a cherché, il a montré une voie casse-cou mais nouvelle, et son influence sur l'école est indéniable. Sans s'arrêter à ce qu'en a dit M. Zola, qui est incompétent en la matière, Manet est un artiste, et de cent coudées plus haut que M. Bouguereau qui pousse la médiocrité jusqu'à l'impudeur. Du reste, il n'y a pas d'exception à cette règle: tout ce qui horripile le bourgeois a quelque valeur; et tout ce qu'admire le bourgeois n'en a aucune.

M. Puvis de Chavannes, le maître le plus incontestable de ce temps, le plus évident, le plus patent, n'est compris et admiré que par les penseurs, les écrivains et les poètes, et cet éclatant exemple prouve l'infaillibilité de mon critérium.

En été, de M. Sinibaldi, est un bon plein air. Couchée sur l'herbe, les chevilles bleues sortant de la jupe rose, le visage poudré et la chemise béante, une fille qui a chaud: cela est cela. Le Jardin d'hiver, de M. Jones, est d'une impression juste. Les Demoiselles, de M. Halkett, qui jouent aux osselets, présentent des colorations originales et très vues.

La jeune fille en peignoir chine lisant, par M. Chease, est d'une touche intéressante; mais pourquoi tant de journaux et de gravures sur la table, on dirait d'un déballage.

L'exécution de l'Espagnol pinçant de la guitare fait honneur à M. Schargue. Le Repos au Jardin, de M. Tournès, où une dame très habillée est assise sur le rebord d'une terrasse et les pieds sur une chaise de fer, une impression qui serait juste, si elle n'était un peu noire, défaut fréquent dans les pleins airs. Le Retour de la campagne, de M. Curtis, une femme en toilette mauve, assise sur un divan et qui assemble les fleurs qu'elle a rapportées. Par la baie de l'atelier, on aperçoit les toits de la maison d'en face; excellente contemporanéité. La dame en chapeau de paille, en blanc et sur fond de parc, que M. Bertin intitule Rêverie, un peu basbleutée d'expression. M. Kaiser assied sur les marches d'une serre une femme qui rêve, en tenant un roman, à le réaliser sans doute. La Liseuse, de M. Roux, sur une terrasse, au coucher du soleil, est d'une très bonne couleur.

Après l'habillé, voici le déshabillé, matière à tableaux délictueux et délicieux à la fois; ceux du Salon ne méritent que le premier de ces adjectifs. Cependant la Comparaison de M. Lejeune est une idée piquante; une jeune femme a ôté son corset et met ses seins à l'air; elle regarde un moulage de la Vénus de Milo et compare.

La Jeanne, de M. Prouvé, une fille qui s'est dénudée plus bas que le nombril pour jouer de l'alto; l'acuité des seins ne doit pas être dans l'extension du bouton, comme M. Prouvé l'a fait, avec du modelé, mais sans épuration plastique.

Le Sourire, de M. Chaffanel, n'est pas lombardo-florentin, ni de Rops, mais le bout d'épaule maigre est bien traité. La Liseuse, de M. Tillier, d'un ton délicieux comme sa Chloé. L'étude de chair brune que M. Quinzac intitule Rêverie ne vaut pas Coquetterie, de Mme Fanny Fleury. M. Plassan montre deux femmes qui s'habillent sans grâce; Mlle Épinette dénude un dos et Mlle Didiez une poitrine, et ce serait là à peu près le déshabillé du Salon si tous les décolletages des portraits ne rentraient pas dans le déshabillé et dans l'impudeur, soit dit nettement aux femmes du monde.

Voici le nu! et c'est au vice, s'il est difficile, plus qu'à la vertu de se sauver. Le Temple de l'Amour de M. Lalire, une série de groupes à tons de pastels dans de l'architecture; le tableau a exactement la précision de ma phrase.

Le Printemps, de M. Feyen-Perrin, une jolie fille point poncive, d'une carnation un peu grosse mais vivante, sur un joli fond de verdure adoucie, là la meilleure nudité avec les poétiques et désirables Baigneuses de M. A. Sevestre, peintre d'un réel talent et le plus suave des nudistes, et les Trois Grâces, d'un beau calme et d'une belle matité, de M. Benner.—Bonne est la couleur de la Baigneuse de M. Hermans.

La femme aux pigeons de M. Zacharie de même que les ébats de M. Bukovac n'ont pas les mérites qu'il faut pour faire accepter la vulgarité des formes. M. Girard expose son modèle. Qu'il en change. Banale la femme nue au bord de l'eau de M. Caucannier.

Après le Bain de M. Mousset, agréable, le croisement des jambes a de la désinvolture, mais les luisants de la peau sont trop rendus.

L'épisode de Dante, de M. Henri Martin, Francesca et Paolo, que je n'ai cité que cursivement dans la peinture poétique, a droit d'être mentionné ici. Le corps et surtout les jambes de Francesca sont peut-être le plus joli morceau de modelé du Salon; et M. Henri Martin, quand il n'aurait que ces qualités de modelé, promettrait beaucoup, et il en a d'autres.

L'Ève, de M. Guillon, poncive de tons, et la Nymphe au Miroir, de M. Flacheron, élégante de formes, ainsi que sa Femme à l'éventail; la Charmeuse de serpents, de M. Arosa, n'est pas d'un dessin assez choisi; la Fantaisie orientale, de M. Lethimonnier, représente une femme nue couchée avec le hanchement qu'affectionne M. Faléro: la ligne épigastrique, trop prononcée, creuse une sinuosité désagréable à l'œil. Le ton de la Charmeuse, de M. Rosset-Granger, est réussi de matité. La Fantaisie, de M. Caille, une vue de croupe agréable.

M. Diapé a une couleur d'un beau rance dans sa Nymphe. La Prière à Isis, de M. Faléro, un tableautin délicat; la femme accroupie en chatte qui joue de la cithare offre une carnation exquise. M. Faléro, dont le genre épeure les gens graves, est un des rares artistes épris de la plastique contemporaine, qui la saisissent et la rendent. Son Étoile, de 1881, la Vénus, de l'an dernier, étaient les nudités les plus contemporaines, et partant, les plus intéressantes du Salon. Ainsi l'entendent MM. Daux et Denœu, l'un avec sa fillette blonde que brunit une tenture rose; l'autre par sa petite femme couchée, excellent blanc sur blanc et la plus réussie des études de nu pur et simple.

La Baigneuse de M. Tortez svelte, d'une pâleur de chair agréable, et la façon frileuse et hésitante dont elle touche l'eau, point poncive, a de la grâce.

Et, maintenant, je demande qu'on les rhabille, toutes ces dames, et qu'on ne les dénude plus. Les unes sont de grosses charpentes qui singent mal le nu antique, et le singeraient-elles bien? les Grecs ont sculpté et peint les Grecques; que les artistes français peignent les Françaises. Leurs toilettes sont exquises, leur déshabillé pervers; on peut faire des chefs-d'œuvres avec cela; et même le nu contemporain apparaît possible à l'artiste qui saura rendre cette spiritualité de la plastique: la femme maigre.

Encore ici, je suis forcé pour être équitable de dire: la femme contemporaine a été écrite par Félicien Rops, et c'est ce maître que doivent suivre tous ceux qui cherchent «la femme actuelle».

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