L'art ochlocratique: salons de 1882 & de 1883
X
PORTRAITS DE FEMMES
A voir des rittrati muliebre, les femmes ont-elles le même ennui (curiosité d'envie ôtée) que les hommes, à voir des rittrati nomine? «Questionner la fille d'Ève, dit l'Arabe, c'est faire naître un mensonge.» Pour ce qui est du sexe fort, j'ai recueilli les voix, comme La Bruyère, et j'énonce que Gustave Planche lui-même préférait l'iconique de Mlle Prudhomme à celui de M. Prudhomme. Ceci n'est pas prémisse de madrigal, mais justification d'avoir séparé les portraits par sexes, parce que le critérium du public et de la critique n'est pas le même devant Mlle Fould, de M. Comerre, et M*** de M. Bonnat. L'attraction sexuelle a lieu du tableau au spectateur, et c'est là un cas de physiologie pure, où il n'y a point de gloire pour les pourtraiturées du Salon.
Au contraire, ce qui éclate, au Palais du l'Industrie, s'impose également aux Portraits du siècle, à savoir la dégénérescence de la femme du monde, de la femme de luxe. Les pourtraiturées du rez-de-chaussée à l'École des Beaux-Arts, les dames de MM. Dubuffe, Henner, Gervex, Baudry, Duran, Cabanel, semblent les soubrettes des dames du premier étage; et la décadence n'est pas dans la plastique, mais aussi dans le port, le geste, l'expression, le maintien, la grâce, le charme. Toutes oscillent entre le demi-mondain et le bourgeoisisme; trop de désinvolture ou point, même chez les plus historiquement titrées, Lugete Veneres, Cupidinesque! La femme actuelle, suffisante pour la passion et le plaisir, ces deux aveuglements, ne l'est plus dans l'immobilité et le platonisme de l'œuvre d'art, car elle n'a aucune des trois formes esthétiques: harmonie, intensité, subtilité.
Cela dit par devoir, je ne me risquerai pas à juger les portraits individuellement. Comment écrire que Mme *** par M. *** a l'air drôle; celle-là, bourgeois; cette autre, fille? Je n'ai pas la bravoure qu'il faut pour me faire tant de puissantes ennemies d'un trait de plume; et l'aurais-je, que cela ne serait point décent, en pays de la feue chevalerie et galanterie.
Le portrait de femme est un genre susceptible de monter à la plus haute hiérarchie esthétique, quand André del Sarte peint Lucrezia Fede; Guide, la Cenci; Van Dyck, Madame Leroy; Titien, Violante. Ces portraits-là sont des poèmes. En notre décadence dérisoire, il faudrait se contenter encore de la Mlle ***, de M. Lehman, et lui faire même une série de madrigaux assortis, puisque le chiffonné est le dessus de l'étrange panier actuel. Nettement, le modèle est banal ici, et tout le mérite reste au peintre; je ne veux pas dire qu'il soit grand, d'autant que l'emploi de la photographie sur toile s'est généralisé à ce point, que les H. C. qui s'en servent s'appellent trop «légion» pour être nommés.
Mais l'important, c'est qu'il y a un chef-d'œuvre parmi les portraits, et il n'est signé d'aucun des photographes au pinceau qui sont réputés; il est du grand fresquiste de la Vocation de Sainte-Geneviève. Un portrait par M. de Chavannes, la chose étonne, alarme et réjouit, suivant qu'on aime ou qu'on méconnaît ce grand maître. Eh bien! que les détracteurs ne se réjouissent point et que les admirateurs soient rassurés, le portrait est excellent, d'une ressemblance morale aussi bien que physique, cela se sent. Impossible de fixer vivante, réelle, une figure moderne avec plus de largeur, c'est le dernier mot de la synthèse dans le procédé. Mais, dira-t-on, le buste couvert d'un châle noir, est-ce peint? C'est éliminé, et quel mal y a-t-il à annihiler le costume, quand il ne peut rien prêter de plus à l'expression. M. de Chavannes a raison de tout point dans son Portrait, et tort dans son Rêve. Là, la simplification est excessive, les initiés seuls peuvent comprendre, et M. de Chavannes a eu tort de montrer aux profanes un tableau destiné aux poètes et aux penseurs. C'est pour s'être exposé à être méconnu, que je me suis permis le blâme respectueux d'un enthousiaste qui a grand souci d'une gloire. Ne s'est-il pas trouvé des critiques qui ont reproché à M. de Chavannes d'ignorer la grammaire et l'orthographe de son art? Eh bien! qu'ils prient le maître de leur montrer ses études d'après le modèle, et ils confesseront alors ce qu'ils n'auraient jamais nié, s'ils eussent été compétents, que M. de Chavannes possède le plus grand savoir technique, dont les niais déplorent l'absence dans ses toiles et dans ses esquisses, qu'il n'ignore rien du procédé, et qu'il veut ce qu'il fait et qu'il a raison de le vouloir. En ce temps où il n'y a plus que du procédé, il le méprise. Autour de lui, il n'y a que des mains habiles; lui est une pensée, et c'est parce que ses œuvres pensent qu'elles échappent à la perception de la foule. Il est tellement penseur, qu'en pourtraiturant il s'élève jusqu'à l'abstrait. Mme M. C... n'est pas une veuve, c'est la veuve; il a monté l'individu au type. Quelle marque plus certaine de son génie! Descendu des échafaudages de la fresque, descendu au portrait intime, il reste encore l'abstracteur. Voilà pour l'essence et l'esprit de cet ouvrage; quant au faire, je défie qu'on dise: c'est d'un tel. Jamais on n'a pu dire un nom autre que le sien devant ses œuvres; comme devant une page de M. d'Aurevilly, il est impossible de songer à un autre romancier. C'est le sceau du génie que d'être incomparable, et incomparablement M. Puvis de Chavannes est le plus grand peintre de ce temps, même comme portraitiste, puisqu'il fait d'un portrait le type d'un état et l'abstraction d'un sentiment.
Le plus digne de remarque des rittrati est ensuite le Portrait de ma Mère, de M. Whistler, dont la facture est sobre, personnelle, puritaine, huguenote. Ce serait du jansénisme protestant, si le protestantisme était susceptible d'un Port-Royal et d'un Philippe de Champaigne; cette toile a des affinités éloignées, avec l'admirable Miracle de la Sainte Épine, au Louvre, et c'est plutôt une évocation qu'une pourtraiture. Maigre, la face aiguë, le buste droit, elle est assise de profil sur une chaise de paille; ses mains sont ramenées sur elle et ses pieds posés sur un coussin, dans une pose si simple et si immobile, qu'elle touche au style hiératique: cette femme en noir se détache étrangement sur le gris du mur, où deux gravures mettent leur baguettes noires. Noire aussi, la portière à ramages blanchâtres; toute cette tonalité grise est belle... et M. Bonnat n'en fera jamais autant.
M. Marcellin Desboutin ne finit guère ses toiles, et bien lui en prend, car ses esquisses ont une saveur à la Velasquez. Son unique portrait est un superbe morceau, large, bien modelé, et de tons d'argent mat: une femme au visage fatigué, aux cheveux lourds emmêlés sous un grand chapeau. Voilà de l'art qui ne copie personne, du sentiment moderne! et du reste le maître en pointe sèche est une des natures esthétiques de ce temps, et le plus complexe mélange d'un gentilhomme, d'un titi, d'un lettré, d'un maître peintre.
M. Cabanel a place certainement parmi les tout premiers rittratistes de marque. Il brille aux Portraits du siècle, et aussi au Salon, Sa Vieille Dame aux cheveux retroussés, à la robe de velours noir bordée de fourrures, ne manque pas d'un certain caractère qui n'est point banal et qui intéresse l'œil.
Dans cette cohue des cadres de 1883, un Cabanel, le portrait de Mme C. H. C., me séduit, je me raidis contre sa grâce et veux poursuivre sur le peintre à la mode le goût imbécile des gens du monde, je ne veux pas obéir à des commandements de doctrine esthétique, appliquer injustement l'in odium auctoris à cette toile, un chef-d'œuvre, l'unique de M. Cabanel; où il a su rendre une adorable femme, là où un pourtraicteur d'âmes, comme de Vinci, eût découvert une sœur de la Joconde. Il faut être juste cependant.
Et d'abord, rencontre heureuse, le costume ne date contemporainement, ni archaïse pour atteindre au style.
Un corsage noir dénudant les plus belles, les plus tombantes épaules, la blancheur du bras nu, barrée d'une mantille de dentelles noires aussi; et c'est tout l'attirail. Sur ce col que la Bible compare à une tour pour sa rondeur, rêve une tête sphingienne qui regarde devant elle, mais au delà du réel.
Baignés d'un clair obscur mystérieux, les yeux immenses «qu'un ange très savant a sans doute aimantés», regardent d'ineffables choses; et réverbèrent une surhumaine mélancolie, tandis que passe sur l'arc vibrant des lèvres détendues, la douceur et le défi d'une ironique bonté.
M. Clairin qui a su faire de la contemporanéité décorative et qui a été le premier à le faire, ce qui n'est pas un mince honneur, est portraitiste de premier ordre comme en témoigne le portrait de Mme Krauss, dans les Huguenots. La grande cantatrice, assise dans le costume noir de Valentine, vaut plus qu'un portrait, un vrai tableau par le style!
M. Aman Jean, dont le Saint Julien l'Hospitalier était au-dessus d'une première médaille, et que la ville de Carcassonne a eu l'inspiration d'acheter, a un portrait fort beau de tous points; cette dame maigre, en noir, d'une sobriété qui annonce peut-être un maître. M. de Forcade a un excellent portrait, d'une facture savante et personnelle, mais qui, par une circonstance inexplicable, a été placé à la plinthe même, alors qu'il méritait la cimaise beaucoup plus que nombre de H. C.—M. Cot a l'éclat de M. Carolus-Duran et la distinction de M. Cabanel. La dame qu'il nous montre a quelque allure, mais pourquoi se drape-t-elle d'un manteau à manches? cela manque d'ampleur. Femmes au jardin, c'est le titre d'une adorable poésie de Dierx, et des portraits de M. Delaunay, un distingué qui ne ressemble en rien à M. Bonnat, ce Larivière du portrait (je le flatte), et qui a la galanterie de considérer ses modèles comme des fleurs et de les entourer de verdure. M. Maignan a fait mieux, il a encadré, dans une loggia à colonnes enguirlandées, son double portrait de jeunes filles sur fond de paysage. Roses et blanches, elles semblent les aînées des fleurs qui les entourent; n'étant que bien, elles paraissent charmantes et ce portrait est un tableau d'une exquise fraîcheur. Quelle idée a eue M. Mottez de coiffer à la Sévigné son portrait de blonde, à l'expression renchérie; les modes actuelles sont aussi propices que possible à la pourtraiture féminine. MM. Lehman et Nel Dumonchel le prouvent, ainsi que M. Comerre et M. Parrot dont la demoiselle blonde séduit.
Il faudrait un critique dans la situation des compagnons de Romulus pour enlever toutes ces Sabines du portrait et les transporter dans sa critique. Par acquit de conscience et sans choix, car elles sont égales entre elles, je tire du tas.
La jeune fille de M. Saint-Pierre a les yeux charnellement cernés; le petit portrait de N. T. Robert Fleury vaut mieux que son grand Vauban de l'an dernier. La dame de M. Stewart est-elle en corsage ou en corset? Cette hésitation du costume est singulière à l'œil; la jeune dame en noir qui se dégante, de M. Bonnat, n'est pas la sœur de l'Homme au Gant. M. Marcy aurait pu tirer un parti pris moins pudique et plus intéressant de la grenadine. M. Lionel Royer drape à la Chaplin, et Mme Clémence Roth n'a pas besoin d'écrire au livret qu'elle est élève de Stevens, c'est joli de tons et inconsistant.—La dame que peint M. Saintin, avec ses cheveux poudrés et son corsage à la prussienne, a l'air d'un joli garde-française. Les portraits de M. Falguière sont toujours bien modelés et de touche vibrante, mais M. Paul Dubois l'emporte sur tous les sculpteurs-peintres, témoin cette demoiselle brune en bleu.
Manet, pour exprimer le fond de bourgeoisie qui était dans M. Gambetta, disait: «Qu'il arrive, et vous verrez s'il ne se fait pas peindre par Bonnat.» La réputation du portraitiste de M. Grévy est surfaite; on écrirait deux pages de révélations sur les ficelles de son procédé, et le résultat qu'il obtient est loin de ce qu'obtenait Couture, ce magistral truquier. La dame en velours bleu de M. Bonnat n'est point une moderne Artémise, malgré le croissant qui la couronne; et le fond tigré, irréel, qui n'est ni mur, ni draperie, ni rien, décèle ou une pauvreté d'agencement extrême, ou plutôt la paresse d'un faiseur qui cherche le vite, non le mieux. M. Buland a un faire toujours intéressant, même dans le portrait de cette année; seulement un portrait est rarement un tableau. La jeune fille de M. Dalbert est jolie; moins toutefois que Miss Maggie Okey, de Mme Darmesteter. M. Vernet Lecomte n'est pas Lawrence, mais sa dame en velours a de l'éclat.
Mlle Sartoin fait ce qu'on appelle en argot d'atelier «le rance» avec des habiletés de clair-obscur peu communes. Excellent de face de M. Dardoize et élégant plein air de M. Desvallières; réminiscence de Flandrin dans la Femme qui lit, de M. Louis Viardot; charmante soubrette de M. de la Perette, au décolletage d'une jolie forme; vivante négresse de M. Durangel. Il serait injuste de ne pas citer le portrait de jeune fille de M. Bertrand, qui est un tableau. Que vient faire M. Sylvestre parmi les portraitistes? Celui de Mme L... est des meilleurs, mais quand on a fait la Mort de Sénèque, la Locuste, Vitellius, quand on a atteint le style et illustré Tacite, on n'a pas d'excuse à descendre jusqu'à l'iconique, même remarquable. Noblesse oblige, Monsieur Sylvestre!
A ceux-là près, l'énumération pourrait durer, car l'un vaut l'autre, et l'embarras est extrême; il faudrait les citer tous ou point, leurs titres étant les mêmes. Un cordeau de médiocrité balance son fil à plomb sur tous ces rittrati, et deux seulement me paraissent dépasser un peu l'alignement républicain de ces iconiques bourgeois. La toute Jeune fille en noir que Mlle C. Thorel a fait asseoir sur une chaise Renaissance, intéresse et l'œil et la pensée par une sobriété et une monochromie grise où il y a de la mélancolie. De tous les pleins airs du Salon, le plus réussi peut-être est la Flora de M. Alden Weir; en bandeaux et en blanc, assez forte, elle est assise dans un jardin, sur un guéridon où sont des fleurs dont elle fait un bouquet. Il y a là des blancs roux d'une exquise saveur.
Et maintenant que, par conscience et aussi un peu pour utiliser mes notes, j'ai inscrit les rittrati les moins criants de banalité, je dirai net que le portrait est la partie marchande de l'exposition, et que le comité serait sage de les grouper en salles spéciales pour les seuls amis et connaissances des modèles. Remarquez que nous sommes en face de portraits de femmes, que la loi sexuelle prévient physiquement en faveur du portrait et du peintre. Eh bien! Loug-Tsou, l'Ève chinoise, ne légitime pas ici son nom, que le docteur Adrien Peladan a expliqué: «La grande aveugle qui entraîne les autres dans sa propre faute». Cet appétit irrationnel que le péché originel a mis en nous, la concupiscence qui existe même en face de l'œuvre d'art, ne suffit pas à aveugler la critique; et même habillées, car les Phrynés d'aujourd'hui ne désarmeraient les juges qu'armées de leurs chiffons, nos contemporaines, sans prestige, ne jettent ni poudre aux yeux qui les jugent, ni trouble aux esprits qui les percent, et, insignifiantes poupées, elles ne sont plus même aimantées de ce fluide du désir qui auréolait les dames de la Renaissance. A l'effacement des esprits, l'effacement des corps s'ajoute, et la femme actuelle n'est plus qu'une illusion.
XI
PORTRAITS D'HOMMES
La plastique masculine est tombée dans un discrédit injuste, et les grâces éphébiques qui avaient trop séduit les Ioniens sont oubliées. L'académie d'homme ne se voit plus au Salon, si ce n'est quand M. Morot fait un Christ sacrilège, que l'État acquiert tout de suite, parce qu'il est sacrilège, au point de vue esthétique surtout. C'est exclusivement par le portrait que l'homme actuel apparaît au Salon, et la mode présente étant la négation de tout pittoresque, c'est exclusivement par la tête qu'il peut intéresser. Elles ne sont point types à médailles, ces têtes! et aussi loin du style que de la caricature, frustes, veules, effacées, inexistantes. L'an dernier, on a vu un contemporain qui a fait dire: «Voilà un duc de Guise!» et ce mot juste avait déjà été dit par M. de Lamartine au modèle: «Vous êtes le duc de Guise de la littérature.» Malgré le parti pris fantomatique du peintre, M. Émile Lévy, cela a été un étonnement de voir ce connétable des lettres françaises, qui aurait pu être connétable des armées françaises en d'autres temps, et qui, dans sa redingote sévère, a l'allure d'un grand maître d'ordre militaire, Alcantara ou Calatrava. Mais M. d'Aurevilly est seul de sa mine; tout le faubourg Saint-Germain fouillé ne présenterait un autre Burgrave de cette impériale prestance. Au reste, on aurait pardonné à M. Lévy n'importe quel écart de procédé, en faveur de son modèle, et il faudrait qu'elle fût bien mauvaise pour que je ne la déclarasse pas excellente, la toile qui représenterait Balzac, le génie des génies. Le droit au portrait! Ce droit usurpé par le dernier matelassier enrichi, n'appartient qu'à ceux qui sont désignés pour être les ambassadeurs de l'époque devant la postérité, et combien sont-ils, ceux-là? Le portrait du premier venu ne m'intéresse pas plus que le premier venu lui-même, à moins que l'artiste ne se fasse pardonner son modèle. Or, il en est d'impardonnables.
La bourgeoisie est impossible dans l'art; il y faut impérieusement de l'aristocratie ou de la canaille, des truands ou des gentilshommes, Charles Ier ou Thomas Vireloque, Louis XIV ou Robert Macaire. Qu'on n'objecte pas les bourgmestres flamands, ils sont bonshommes, et la bonhomie est une délicieuse chose qui fait pardonner les trognes et les bedaines. Voyez Falstaff, si sympathique malgré sa crapulerie, par sa continuelle bonne humeur. Mais, cette bénignité indulgente et franche n'existe pas dans la bourgeoisie de nos jours qui se gourme et veut être du monde, et se pince, et se pose, et enfin assomme! Je n'excepte point de cette réprobation les vibrions à tortils; un sportsman ou un clubman tient plus du maquignon que du gentilhomme, et quant aux dandys, M. d'Aurevilly a donné le profil du dernier des d'Orsay en marge de son Brummel. Une seule fois le Philistin a été hissé jusqu'à l'art, en la personne de Bertin l'aîné, par Ingres. Cette grosse bête d'homme aux doigts boudinés, aux bajoues niaises, à la pose si carrée et si lourde, est toute la synthèse d'un règne et d'une caste. Mais le bourgeois d'aujourd'hui rougit de sa bourgeoisie et la dissimule; il ne veut pas être bourgeois, et comme il ne peut rien autre, il devient au-dessous de tout.
J'ai eu l'incroyable constance de les regarder tous, ces rittrati nomini. Qu'ils soient ressemblants, c'est affaire aux familles. La ressemblance n'importe à l'esthétique que pour les gens «ayant lieu» ou «ayant eu lieu», selon la délicieuse expression de M. de Banville. Il faut qu'un portrait soit un tableau, et c'est le cas d'un seul parmi la cohue iconique de cette année. M. Mareschal de Metz, peint par lui-même, a la double valeur de représenter un artiste véritable et da medesimo, comme disent les livrets italiens. Otez le pardessus-sac et mettez un surcot noir, vous aurez un maître florentin. La tête est très caractérisée, un peu farouche même. Il tient son estompe à la main comme un bâton de commandeur et comme une épée, et il a le droit de ce geste, le maître verrier qui a retrouvé l'art des Cousin et des Pynaigrier, qui fait flamboyer les verrières de cathédrales, des visions catholiques, ces seules réalités absolues. Un Confrère, par M. Paul Langlois, est digne de remarque, ainsi que M. de Vuillefroy, par Armand Gautier, qui l'a peint très finement brosses en main et en plein champ. M. Alphonse Montégut qui, l'an dernier, avait exposé un Espagnol râclant sa guitare, nous donne réunis en tableautin que les Italiens appellent tondo, M. Alphonse Daudet et sa femme, assis et lisant tous deux le même livre. Cela est intime. Il semble qu'on surprenne le romancier sans qu'il s'en doute, car son fin et séduisant profil de chèvre provençale est penché avec une grande attention. Du sujet et du peintre, il faut dire: maxima in minimis. Il faut citer, car il est remarquable, le Portrait de feu Herpin, par M. Fouace, dont la Forge n'a pas eu la médaille qui lui était absolument due. Parmi les femmes-peintres, Mlle Rignot-Dubaux s'impose, comme la plus éminente, après Mme Demont-Breton. Les portraits de M. le docteur Malterre et de Louis de Courmont sortent tout à fait de l'ordinaire du procédé, et tel portraitiste qui est de l'Institut n'a pas le mérite de Mlle Rignot-Dubaux. Le Portrait de M. Chennevières, par M. A. Leloir, est excellent, quoiqu'il y ait une tendance à la Bouguereau qui jure avec le modèle, le brillant critique des Dessins du Louvre qui marchera sur les traces de son père, à condition de ne plus critiquer Bossuet.
Parmi les têtes d'études et en l'absence de M. Ribot, il faut signaler la tête de Patricien en bonnet rouge à la Michel-Ange, par M. Ulmann, la tête de Fou de M. Cross qu'on a injustement reléguée vers la plinthe; le Vieillard de Texidor; l'Estudiante de M. Rivez, bien embossé dans sa cape, et la tête de Moine de Mlle Julia Bock. Et c'est tout; à la critique d'être plus sévère que le jury et de ne pas ouvrir ses lignes, comme les portes d'un café, à tous ceux qui passent. Ambassadeurs qui semblent des boudinés; généraux d'une martialité de notaire; magistrats d'un aspect ridicule (j'en excepte le très remarquable Portrait de M. Parrot, par M. Paul Dubois); avocats qui ne sont que cabotins, toute cette ennuyeuse panathénée de la bêtise et du petit imposent de Conrart le silence prudent.
Il est cliché que les portraits de nos expositions sont toujours excellents; eh bien, pour 1883, le cliché ne peut servir. MM. les artistes se sont interdits l'excellence, par sentiment égalitaire, c'est le Président de la République qui l'a dit. Il semble, vraiment, qu'on ait pris, au sortir des écoles, un millier de bambins, qu'on les ait préparés pour la peinture comme on prépare pour le baccalauréat. Oui, les portraitistes sont bacheliers en portraits et ils ne valent pas plus que les bacheliers ordinaires. De vocation, pas trace; de conscience, pas l'ombre. Cabotins habiles, ils jouent les peintres, mais ils ne le sont pas. Même le caractère industriel du portrait est tel que le critiquer semblerait un boniment commercial pour cette branche de commerce qui rapporte, en plus de l'or, de la considération.
M. d'Aurevilly, qui est trop grand pour descendre jusqu'à la critique d'art technique et terre à terre, comme je le fais, et qui ne voit que par ses yeux qui sont d'un aigle, a donné au Gaulois, en 1872, une série d'articles intitulés: Un ignorant au Salon. Je voudrais l'être, cet ignorant-là, car cette ignorance, c'est génie, et ce Salon unique, auprès duquel ceux de Gauthier et de Thoré sont faits avec des ciels de Constable, est écrit littéralement à coups d'ailes; je ne veux en citer qu'un alinéa: «Ce genre (le portrait), dit M. d'Aurevilly, monte comme la mer et, dans un temps donné, noiera la grande peinture... Les peuples modernes et les arts modernes doivent mourir de la même manière, par le développement outrecuidant de l'insolente personnalité humaine. Chez les peuples, cela se traduit et se prouve par des lois absurdes. Dans les arts, c'est par des portraits.—Et c'est pour l'art une vilaine manière de mourir. En effet, le fretin humain n'est pas beau, et pourtant dans ces bancs entassés de harengs pour la laideur, il n'y a personne qui ne se croie quelqu'un et qui ne s'imagine avoir un visage. Tout museau a ses prétentions. Les peintres et les sculpteurs qui spéculent, hélas! sur le portrait, ont même une théorie qui va à tous ces museaux impatients de leur reproduction; c'est qu'en art, il n'y a rien de laid, en soi, et que tout peut être abordé. Ceci n'est pas faux à une certaine profondeur, et en l'expliquant, mais comme c'est commode pour les gens laids qui reculeraient pudiquement devant leur laideur! Aussi, en pleut-il des portraits!»
Le Salon de l'Artiste doit mettre ses lecteurs à l'abri de cette pluie, la plus pénétrante et ennuyeuse qui soit: l'uniformité et le nombre dans la médiocrité. Le portrait qui n'est pas psychologique, n'est que du métier. Du front de l'Arétin par Titien, au front de Luther par Holbein, le visage reflète l'âme. Est-ce que mes contemporains n'ont pas d'âme, ou les peintres actuels point de talent? L'un ou l'autre, peut-être l'un et l'autre. Ce qui est aveuglant, c'est que la photographie polychrome est trouvée dès maintenant. Le tas de portraits du Salon n'est qu'un tas de photographies coloriées, et la rubrique qui les juge, rittratés et rittratistes, est celle d'Ésope:Ο ωια κεφαλη! και εγκεφαλον ουκ ηχει!
XII
LES RUSTIQUES
Hormis Jacopo da Ponte et ses quatre fils, les Bassan, hormis Domenico Feti et Campagnola, artistes inférieurs et décadents que Théophile Gauthier avait en juste horreur, le paysan n'apparaît pas dans l'art italien. En Espagne, c'est le mendiant, non le paysan, que les Juanez et Ribera agenouillent devant la Madone. En Flandre, le paysan est truand, ivrogne et grotesque; en Hollande, il est «quille», fait partie de l'étoffage ou d'un groupe. Ni Gainsborough ni Wilkie n'ont élevé le paysan au style. A Millet appartient la gloire d'avoir retrouvé le sentiment rembranesque mais modernisé, et d'avoir créé un art, le rustique, où il n'aura jamais d'égal. On l'a appelé le Pérugin des paysans, et quoique le mot ne soit pas juste, il exprime le caractère de mélancolie résignée qui jette sa gaze noire sur l'œuvre du maître de Félicien Rops. Millet est peintre lyrique; ses paysages sont pleins d'âme, et non pas de cette âme des choses des panthéistes, mais d'âme humaine, d'âme chrétienne. Les personnages d'Ingres ont moins de majesté que ses rustiques, et il a élevé la vie rurale au niveau de la vie héroïque. Ses semeurs, ses glaneuses semblent accomplir les rites d'on ne sait quel hermétisme; il a fait le paysan auguste; il a sublimé la campagne, il a réalisé le «grand œuvre» rustique. Aussi faut-il l'invoquer comme le grand maître du genre, et l'auguste meneux à suivre, dans le crépuscule mystérieux qui fait entendre aux yeux l'Angelus du soir.
«Les aristocraties—celle du talent surtout—dit M. d'Aurevilly, ne sont pas toujours aussi heureuses qu'elles en ont l'air. Il y a des noms difficiles à porter. En voici un qui brille au livret du Salon... Il y a de quoi flamber net un homme vulgaire dans la flamme de ce nom.» Millet! Et elle flambe net, en effet, dans la flamme de ce nom, la Bonne femme à Landemer. Ce n'est là qu'une étude sincère, une moitié d'œuvre d'art, il manque le sentiment du père, dans ce tableau du fils; hors du sentiment, il y a de la peinture, mais il n'y a pas d'art!
De Millet, hors de Millet, je ne connais que le Bout du sillon, la Gardeuse d'abeilles, Tante Juana, de Félicien Rops, qui a traversé tous les ateliers, mais qui n'a de maître que Rembrandt II. Actuellement, le grand peintre rustique, c'est M. Jules Breton; mais l'appeler peintre, c'est injure, il est poète doublement par la plume et par le pinceau; il est artiste deux fois par l'impeccabilité du procédé et par la recherche du sentiment; par le livre et par le tableau, il occupe une place hors ligne dans l'art contemporain. La Bénédiction des blés, la Plantation d'un calvaire, la Fontaine, sont des poèmes. M. Georges Lafenestre, le successeur né de Charles Blanc, a dit: «M. Jules Breton s'est élevé du paysage d'impression à la composition figurée, de la peinture de genre à la peinture d'histoire. Son Pardon étonne par la simplicité naïvement grandiose de l'ordonnance et l'interprétation vivante des types de la vieille Bretagne. Sa Fontaine est une peinture murale; elle l'est par la dimension des figures, par la gravité des attitudes, par le calme du coloris, par la simplicité de l'exécution.» Ses deux envois de cette année ont une allure de chefs-d'œuvre, ce sont là des toiles complètes et harmonieuses, vraiment émues, gravement peintes. Le Matin a le double intérêt d'un paysage et d'une idylle, c'est une impression de nature et aussi du cœur. Une vaste plaine plate et herbue s'étend jusqu'à l'horizon, où le soleil, envoilé de vapeurs, va monter; ses premiers rayons tamisés, sommeillants, ont des allures de caresses et des douceurs de baiser, sur l'eau calme et encore sombre du ruisseau qui traverse la prairie et sépare les deux bergers qui, en face l'un de l'autre, arrêtés et leurs troupeaux derrière eux, se contemplent, dans l'émotion et le trouble auguste de l'Aurore apparaissante. La jeune paysanne appuyée à son long bâton est adorablement frisée de rayons pâles et sourds et le gars est pris de l'appréhension douce que cette heure de la nature impose. Ils se sont salués d'une parole amie, émue, ils se sont déjà rencontrés là, ils s'y rencontreront encore, et un jour, ce ne sera pas à l'aurore qui est chaste, mais sous les affres de Midi, que le grand Pan...
Vois, ton drame d'amour dure éternellement.
C'est, depuis deux mille ans, la seule page écrite
Où le temps ait passé sans un seul changement.
L'Arc-en-ciel! l'arc-en-ciel de Rubens, cet art d'Ulysse du paysage, M. Jules Breton l'a tendu dans son ciel d'orage; c'est une audace et toute autre composition serait écrasée par ce pont de lumière jeté dans le ciel. La femme qui chemine sur un âne se retourne par un mouvement de tête fier, impressionné à la fois, et le geste du gars qui tient la bride de l'animal, ce geste qui montre le météore, sont des mouvements à l'allure magistrale. Je me suis souvenu, devant cette œuvre, de l'Arc-en-ciel d'automne de Maurice Rollinat, un maître paysagiste aussi, et à parler net, le Matin et l'Arc-en-ciel ont des airs de chefs-d'œuvre.
M. Bastien Lepage semble le chef de file des rustiques, tant pis pour la file. La conscience et l'honnêteté sont des vertus qui, isolées, et à elles seules, font les rois dérisoires et les artistes secondaires. M. Bastien Lepage n'a ni conception, ni style, ni prisme personnel; il voit d'un œil simple et myope, il voit banal, il fait réel; c'est de l'art, mais du petit. Le Mendiant, de l'autre année, était équivoque et d'une expression diffuse, diverse, insaisissable; l'Amour au village vaut mieux, cela est vu et rendu, avec beaucoup de soin et de scrupule, c'est sincère, mais rien de plus. Chacun d'un côté de la haie à hauteur d'appui, le gars et la fillette se sont tournés de biais, dans l'embarras et la gaucherie du premier aveu. Le gars est laid, bête, rustaud, lourd à souhait, et dans son émotion, il se gratte l'ongle. Comme il est sale, et terreux de peau, ce geste fait penser à de la vermine. Que M. Bastien Lepage l'ait vu, ce geste, je le crois; mais il ne devrait pas nous le faire voir. La fillette vue de dos, avec sur sa courte nuque ses deux mèches tressées, est bien modelée, mais peu séduisante; et la réflexion que l'on a, est celle-ci: quels abominables avortons, ce laideron et ce butor engendreront-ils? Nous sommes loin de Théocrite et même de Chénier; nous sommes dans le vrai, répond M. Lepage, qui a la naïveté de croire que l'artiste est un juré, qui doit dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité!
Le procédé de M. Bastien Lepage est basé sur un système de mot à mot appliqué à la touche, tout à fait désagréable à l'œil et faux au point de vue optique. Ses valeurs sont équivalentes d'intensité au premier comme au second plan, dans le personnage comme dans l'accessoire. Le mouchoir à carreaux qui sèche sur la haie est traité avec autant d'intensité que la tête du gars; or, il résulte de cette équivalence des valeurs une négation de la perspective aérienne. Les points de fuite de la couleur, le savant M. Chevilliard ne les découvrirait pas dans cette atmosphère lourde, où le parti pris dans le plein air rend toutes les touches crues, et produit sur la rétine un papillotis pénible de kaléidoscope terne. C'est peint par dissonances et il n'y a pas de couleur dominante, ce qui est la faute la plus grande que puisse commettre un peintre. Qu'on ne prenne point cette dure critique pour un éreintement; j'estime le talent de M. Bastien Lepage, c'est un artiste; mais un grand artiste, non pas; car il est sans idéal, il ne fait pas sublimer comme Millet, et il supprime les colorations intermédiaires. Pourquoi?
Le Roman au village, de M. Delobbe est trop joli, c'est le seul reproche à lui faire et c'en est un: cette paysanne aux grands yeux qui vous regarde avec le regard de la faute prochaine, a trop de grâce et pas assez de rusticité; il n'y a pas réminiscence de Greuze, mais cela est dans la même donnée. Son «calinaïre», comme on dit en Provence, vient de lui murmurer tout le répertoire des enjoleux, et elle repasse dans sa pensée les jolies faussetés qu'il lui a dites, qu'elle a écoutées, qu'elle écoute encore. L'Enjoleux, de M. Gaston Latouche, est tout à fait ordonnancé comme le tableau de M. Bastien Lepage: deux amoureux séparés par une haie, dans un bon plein air. Seulette, de M. Vail, fait suite: une petite paysanne appuyée à une haie, qui attend vainement le retour de l'enjoleux; l'effet d'automne est très juste. Enfin, l'unique paysage de M. Hanoteau s'appelle la Haie mitoyenne. Aussi M. Ferry s'est-il écrié, un mot qui montre bien sa préoccupation, devant tous ces couples à la haie: «C'est une secte!»
M. Puvis de Chavannes est un rustique de premier ordre, témoin son tableau le Sommeil, mais ce n'est pas ici le lieu de développer ce côté du grand maître contemporain. Je veux seulement montrer par un exemple, que dans cette affirmation courante: «M. de Chavannes est une haute individualité, mais quelle école désastreuse il ferait!» on se trompe lourdement, et mon exemple c'est le Faucheur, de M. Daras, qui a la lenteur de mouvement logique et nécessaire, que Saint-Victor reprochait superficiellement au charpentier du Travail, où il y a cette femme en travail d'enfant, idée générale, s'il en est. Ce Faucheur, d'un grand naturel dans sa pose courbée, est très joliment peint dans une tonalité rousse et délicate, et M. Daras me semble un peintre d'avenir, car il a déjà du présent. Depuis sa Paye des moissonneurs, M. Lhermitte se place dans la hiérarchie rustique, à la suite de M. Bastien Lepage; M. Fourcaud l'a glorifié avec beaucoup de verve, mais c'est un peintre terre à terre, qui ne fait que «nature». La Moisson mérite qu'on s'y arrête, toile plus honnête et plus consciencieuse que celle de M. Bastien Lepage, mais avec beaucoup moins d'individualité. Le moissonneur qui, d'un geste las, essuie d'un mouvement de bras la sueur de son front, est juste de tout point; seulement le pantalon de gros velours à côtes est trop fait, puisque les bourgeois le remarquent. Quiconque rend un grain d'étoffe de façon à plaire aux mondaines, fait acte sot. La paysanne agenouillée, qui lie sa gerbe, est très vraie d'attitude; la lumière blanche et grise est rendue, mais cela est «prose». Millet a une toile où un laboureur enfile sa veste, le geste n'a rien de noble, eh bien! cela est de style quand même. L'autre envoi de M. Lhermitte, la Fileuse, vue presque de dos, assise et tenant sa quenouille, montre une facture très ferme et des qualités de rendu rare; mais... l'éternel mais, ce n'est que nature. Au point de vue technique, M. Lhermitte n'a pas le faire large, il l'a précis, sobre, et sans ton local.
MM. Laugée sont nos Bassans, moins ennuyeux que les fils du vénitien, mais moins habiles, moins virils et trop évidemment sortis de la cuisse de M. Jules Breton. Le linge de la ferme, que deux femmes étendent, malgré le naturel des gestes, est d'un art moins sérieux que celui de M. Lhermitte, car la bourgeoisie s'y plaît davantage encore. Les légumes que M. D. Laugée fait recueillir et éplucher Pour la soupe sont susceptibles d'être trouvés bon par M. Prudhomme; M. Lhermitte n'est que «nature», mais dans M. Désiré Laugée, il y a une tendance au joli, que son fils, M. Georges Laugée, pousse jusqu'à l'effet sentimentaliteux. Le Premier pas, que fait un baby vers sa mère, est un pas vers la féminité, la plus déplorable déviation du sentiment, et le Premier né, que sa mère promène, est une oblation à ce sentiment bourgeois de Diderot, qui se grisait de la fausse émotion de Greuze. M. Georges Laugée a beaucoup de talent, qu'il le virilise! Pas de mièvrerie chez les paysannes, sinon autant peindre des mondaines, et pas d'affadissement dans l'expression du seul amour qui soit sublime, du seul amour qui soit divin, la maternité.
La Femme d'Atina de M. Melchers, qui descend le flanc d'une montagne une amphore sur la tête, son poupon sur le bras, a le pas sûr d'une médaille syracusaine, prolongée et animée; et la couleur qui est farouche, sobre, sombre, donne un accent Leconte de Lisle à ce cadre.
Je n'ai jamais compris que M. Duez, après son Saint Cuthbert, soit tombé dans le Scalken bourgeois, et je ne comprends pas davantage que M. Buland, après son délicieux Jésus chez Marthe et Marie, nous donne son Pas le sou! Ils m'ont l'air tous deux de Vatel se faisant marmiton. M. Buland avait fait de l'art primitif, avec des veloutés et des japonismes de rendu adorables; c'était suave, sans fadeur; les deux saintes femmes n'étaient que des princesses de l'extrême Orient, mais adorables avec leur carnation crémeuse et leurs yeux bleus de gazelle; N.-S. était ineffablement doux et grave, cela était poétique et original enfin, et il s'acoquine et nous acoquine, nous qui avons cru à son talent, devant deux paysannes qui regardent, avec une convoitise désespérée, les images, les bonbons, les poupées d'un marchand en plein air fumant sa pipe avec sa goguenardise. Quand on peut faire Jésus chez Marthe et Marie, on est sans excuse de nous envoyer Pas le sou! Le Semeur, de M. Dastugue, n'illustrerait pas l'eau-forte du même titre de la Chanson des rues et des bois.
Ce qui prouve la superficialité des peintres rustiques, c'est l'expression patriarcale ou angéliquement résignée qu'ils donnent à leurs paysans. A les voir, ceux de Balzac semblent faux, calomniés odieusement, et il faut s'empresser d'aller aux champs, puisque les vertus y ont élu domicile. La canonisation du paysan voudrait un procès canonique où l'avocat du diable aurait la cause belle, et je veux du bien à M. Gaston Latouche d'avoir fait une Misère, presque sinistre, de son gueux assis dans un champ et dont le regard inquiète et épeure, car il est plein des revendications du pauvre. Trop riche est le chapeau noir de la femme agenouillée qui étend des draps sur l'herbe, dans la Blanchisserie de Zweeloo, par M. Liebermann, peintre sincère et personnel.—M. Rosset Granger raconte un Souvenir de Caprile, une vague toppatelle assise dans les rochers, où le coloris a des poncivités égales à la Femme de Jérusalem, de M. Landelle.
Le Moissonneur qui aiguise sa faux, de M. Chevalier, et les Faucheurs, de M. Charlet, sont justes de mouvement, mais sans accent de procédé. M. Pabst aura du succès dans la bourgeoisie. Sa Jeune mère alsacienne, aux bas bleus bien tirés, au jupon rouge, et la Toilette qui montre un bout d'épaule ronde, sont de ces toiles moyennes sur lesquelles le blâme pas plus que l'éloge ne trouvent à se prendre et qui plaisent aux classes moyennes. M. Bin, quoique maire de Montmartre, a un talent plus que municipal. Mort à la peine n'est pas une banalité. Le bûcheron est mort et son enfant, un gamin rose et blond, ne comprend pas ce sommeil singulier, et avec une gaule, il défend le cadavre contre un vol de corbeaux. Il y a là quelque peu d'intensité.
Idiote au point d'intéresser par l'intensité de son idiotie, la Fille des champs de M. Aimé Perret est plus bête que ses oisons et plus vraie que les madones rustiques de M. M. Laugée.
Jolie image, le Cidre du pauvre de M. Frère n'est que cela, malgré les imposantes lettres H. C. sur le cadre. Voici de la peinture de style, la Mère du pêcheur de M. Hawkins. Cette paysanne normande, piétée en statue, tricote son bas avec une noblesse rare, le regard fixé sur l'horizon, devant elle. C'est dessiné comme du Barbey d'Aurevilly.
Les Vanneurs de M. E. Simmons sont aussi nature que du Laugée, mais il y a, en plus, sinon un sentiment, du moins un effet impressif obtenu par une tonalité assombrie et l'accord de toutes les teintes en une majeure qui les absorbe et les fond. Voici un sentiment, l'affre du célibat, que M. Knight rend avec poésie. La robuste fille qu'un sang vermeil agite s'est arrêtée de ramasser des herbes; tenant d'un bras mou son paquet de ronces, elle regarde passer, là-bas, dans le sentier, une noce. Elle songe au bonheur de l'épouse, au bonheur de la mère; mais elle est sans dot. M. Lafenestre l'a remarqué, avec une grande justesse, ce que les artistes américains et belges ont de plus que nous, c'est de la naïveté, ils osent être émus, audace devant laquelle notre école recule, esclave qu'elle est de cette chose immonde, la «blague devant son œuvre». Oui, il est dandy de railler ce qu'on fait, de jouer «au fumiste», et si l'on s'étonne de la canaillerie de ces mots, qu'on s'en prenne à la canaillerie des ateliers, d'où ils sont partis, y étant nés!
La Sarcleuse au repos de M. Renard est un Lhermitte. Avant la chasse, le fermier examine la batterie de son fusil. M. Subée a rendu le coup de lumière du soleil par la porte béante.
La Dindonnière est jolie, elle a passé sa gaule derrière sa nuque frêle et arque ses bras minces d'une maigreur fine; elle va se dandinant, pieds nus, rêveuse et fait rêver. M. Jacquin croit que Les gueux sont des gens heureux, de cheminer sur une route ensoleillée, leurs instruments au dos. Le gamin qui hêle les retardataires est cambré avec une gouaillerie curieuse. La paysanne de Mlle Schneider, assise sur les galets et qui montre les voiles, sur la mer au loin, à son baby, est fausse de teint. La brise saline ne permet pas cette carnation porcelainée. M. Maurice Leloir a quelque peu de poncivité sur sa palette; mais l'idée du laboureur qui, sans lâcher sa charrue, enlève d'un bras fort sa femme et la baise, est une jolie conception. Une paysanne, de l'art mélancolique où il n'y a plus de printemps au visage, descend la pente d'un pré et cueille des primevères. Il y a des tons de vert très intéressants, et M. Donoho a du bon plein air au bout du pinceau.
L'Intérieur à Issoire de M. Guth, où une femme file dans une ombre d'effet assez intense, a le même défaut que l'Enfant qui dort, de M. Israels. C'est du rembranesque gris, de l'ombre froide. Quant à son Beau temps, c'est le pire temps gris de Paris et peut-être un beau temps néerlandais, mais le gris comporte plus lumière, exemple Ruysdaël; quant aux deux petits paysans qui cheminent côte à côte, ils sont gauches et mal tournés à souhait pour le plaisir des réalistes. Sur le Chemin de la carrière, M. Kreuger fouette un attelage portant des blocs lourds, et le «ahan» des chevaux est rendu par la tension des traits. M. Aimé Perret a trouvé une réalité charmante, et il est impossible de n'être pas élogieux dans le Bal champêtre.
C'est au siècle dernier, à la porte d'un honnête cabaret, que Bourguignons et Bourguignonnes dansent avec une lourdeur bonhomme et une gaucherie joyeuse sous l'œil du garde champêtre. Le pinceau est juste et très spirituel; il n'y a pas de restrictions à faire, cela est délicat et charmant et au grand honneur de l'École lyonnaise. En regard de ce cadre vraiment français, par le goût et la grâce saltante et rustique à la fois, il faut mettre le Souvenir de Zandvort de M. Uhde: Voilà le joueur d'orgue! et toutes les fillettes de courir, quittant leur ouvrage; c'est du naturel exquis; la touche est un peu particularisée, mais intéressante. Elles sont pâlottes, ces fillettes, c'est de la Hollande chlorotique et qu'on voit peu.
La Halle aux poissons à Harlem, de M. Postma, est un peu trop jolie de faire; plus sincère l'Intérieur d'église en Hesse, de M. Piltz; la diversité de tous ces airs de têtes vues de face est pleine d'intérêt; à la galerie de bois sont appendues les couronnes de mariage et de première communion, en manière d'ex-voto; ce qui met un accent pittoresque, mais aussi des piquants de couleur qui distraient le regard de l'impression générale. Le Prêche à Marken, de M. Titgadt, est dans la même donnée; mais cela est à mi-corps, grave défaut pour les compositions à plusieurs personnages. Salvator Rosa a manqué tout l'effet de sa Conjuration de Catilina à Pitti, par le mi-corps. Le Matin d'octobre à Grez, M. Skredsvig, semble un effet de soir. Un paysan conduit ses chevaux à l'abreuvoir et s'est arrêté à causer avec une gardeuse de moutons; très sincère.
Il faut que la Renommée mâche les boules de caoutchouc du Conservatoire et les petits cailloux de M. Legouvé, car il lui faut prononcer des noms barbares pour les lèvres latines. M. Thegestrom, toutefois, se rattache à M. Bastien Lepage par ses Deux amis, un vieux et une petite pauvresse serrés l'un contre l'autre. La Partie de cartes dans une forge, de M. Soyer, est une solide peinture; pâte savante dans le Sabotier de M. Rachou, dont le tableau a un intérêt d'archéologie puisque maintenant les sabots se font presque tous à la mécanique.
M. Philipes veut les lauriers de Denner, il les aura. Sa vieille Ravaudeuse enfilant une aiguille passerait à l'hôtel des ventes pour un excellent hollandais, si les Hollandais s'étaient jamais permis le fond noir et sans signification qu'a pris M. Philipes; mais ce n'est qu'une critique secondaire et la seule à faire à un artiste qui mérite le H. C., comme M. Souza Pinto, dont la Culotte déchirée est aussi vraie d'expression que finie de procédé. Le gamin a déchiré sa culotte, et sa grand'mère l'a taloché; nu-jambes, il pleure appuyé contre la cheminée; le corps du délit, le pantalon, est sur les genoux de la vieille, dont les joues sont empourprées de colère et qui enfile son aiguille avec une vérité de geste non pareille.
La Faneuse, de M. Schutzenberger, est d'un coloris poncif; mais le mouvement de la figure est juste.—M. Tauzy représente un peintre, faisant poser des paysans En plein air, coloration intéressante, mais bien moins que la tête de Paysanne de M. E. Renouf, où les tons argentins arrivent à une rare intensité de modelé.
Marie-Jeannie de M. Brion est une paysanne, pieds nus sur la pierre d'un ruisseau et appuyée à une haie, qui tricote ses bas, avec un recueillement de prière. Il y a un accent de tristesse dans la Ramasseuse de bois de M. Crethels qui, assise sur un fagot, cause avec deux commères au crépuscule. L'Heureuse mère, de M. Michel, fera le bonheur du faubourg Saint-Antoine. Elle n'a que sa grand'mère qui, assise sur le pas de la porte, la tient sur ses genoux, l'orpheline; le tableau est bon, mais le titre! Pas de romance, s'il vous plaît.
Je crois avoir vu le nom de M. Perrandeau au bas de tableaux d'église qui n'étaient pas des Aman Jean, mais il signe ici une toile de marque. Une Veuve au rouet, immobile, égrène son chapelet; l'œil fixe et «le regard intérieur». Cela est peint avec rien, du noir et du gris, et cela valait au moins une deuxième médaille, une première même, car elles sont rares les œuvres de procédé austère comme celle-là, dans la pétarade de couleur du Salon. Chez la marchande de draps, un jour de marché à Concarneau, par M. Tayer, est une page remarquable de justesse et de faire aisé. Le Jour du marché de M. Simmons est d'une large touche, mais ne vaut pas ses excellents Vanneurs dont j'ai si fort loué la tonalité. Elle arrête un instant, l'accorte Fille normande, de M. Bacon, qui va portant allègrement son seau, le long des blés verts. Elle dort bien, la Vieille femme endormie, de M. Mollet. Très éveillés au contraire sont les gars de M. Stratta qui, grimpés sur un âne et bouleversant la basse-cour, se livrent à l'École buissonnière. Il y a des qualités d'effet dans le Bébé qui berce un poupon, de M. Nordendorf; mais l'éclairage est en désaccord avec le sujet. L'Enfant indisposé, de M. Peslin, montre un intérieur breton, traité avec une bonne foi de touche qui devient rare. Les Chouans en embuscade dans un chemin creux, de M. Coëssin, ont leur vraie physionomie de soldats mystiques et de héros catholiques. Le Chouan, de M. Boudier, montre bien la différence de celui qui se bat pour Dieu et de celui qui ne fait que le devoir politique: il est vieux, en sabots, un sacré-cœur étoile sa veste, et tout en tenant son lourd fusil, il égrène son rosaire; il prie, ce tueur de bleus, tandis que les tueurs de chouans boivent et jurent. Je ne veux pas dire où est le droit, mais je vois où est l'épique.
Le Gamin que M. Turke a perché et installé sur un arbre, est original et dans un des meilleurs plein air du Salon, où ils sont presque tous trop gris, excepté toutefois dans la Vue prise de Samois de M. Dinet. Au cimetière de Tourville, une veuve avec son jeune enfant vient prier sur une tombe qui n'est qu'un tertre frais avec une croix de bois noir. M. Hagborg a été ému et son tableau est des bons; mais je lui préfère la scène bretonne de M. Desmarets. La neige couvre le cimetière; l'absoute est prononcée et le prêtre précédé de la croix est parti; les fossoyeurs achèvent d'égaliser la fosse, et il est resté toujours le deuillant, les yeux hypnotisés sur la fosse où sa mère peut-être est enfouie; ses longs cheveux pleurent comme des branches de saule, il resterait là indéfiniment, hébété. Sans lui rien dire, un vieux Breton lui prend le bras pour l'entraîner; ce geste et l'attitude du deuillant méritaient une seconde médaille.
La Ruine d'une famille de M. Echtler a lieu dans un cabaret où une paysanne se traîne à genoux devant la table où son homme joue et perd le pain de ses enfants. Cela est drame, non mélodrame; grand éloge. M. Lançon aurait pu tirer meilleur parti de son sujet: Trappiste gardant des cochons. La tête du religieux est baissée et ne se voit pas, et les cochons d'Ulysse, après la métamorphose, occupent trop de place à l'œil.—Il est impossible de réduire un tableau à plus de simplicité que M. Sautai et d'obtenir une impression aussi vraie. L'Entrée à l'église de village, qui a une porte de ferme à chattière par où se glisse le soleil, les murs nus et à la chaux, et une paysanne en manteau qui prend de l'eau bénite. Il n'y a rien là que des murs blancs, un bénitier, une paysanne à peine indiquée et cela démolit par cette simplicité même les intérieurs d'églises de M. Sauvage et autres, malgré leur mérite. La petite que M. Artz a conduite Chez les grands parents n'a pas l'air de s'amuser, mais le recueilli de cet intérieur est intéressant. Les Contes de grand'mère, de M. Rudeaux, n'ont d'intérêt que l'effet de feu qui n'est ni d'Honthorst ni de Scalken. La Soupe du père Tigé, de M. Priou, les bourgeois la goûteront; de même que le gamin portant du gibier, que M. Coninck a rubriqué Bonne chasse.—La Marchande de pommes, de M. Saintin, une paysanne sans rusticité, mais non sans fadeur, et cousine de la Fleuriste, de M. Boulanger, sœur de la paysanne du C'est lui! de M. Dalliance.
Sous la rubrique, En Hollande, M. Hœcker a groupé devant l'âtre trois petites filles d'une singulière tranquillité. M. Edward Stott a trop de talent pour donner comme titre à ses tableaux des proverbes; ce vieux jardinier et cette petite fille sont très intéressants dans ce paysage remarquablement brossé. Un coup d'œil encore à la petite Bretonne de M. Berthaut, et voici la Fille du passeur, de M. Adan, qui nous transbordera du rustique au paysage, quand nous lui aurons acquitté le péage d'éloges qui lui est dû; M. Adan, qui est un des rares rustiques, comprend que tout l'accent d'un paysage est dans ce qu'on appelle en musique l'accord de dominante. Le mouvement de la fille courbée sur sa gaffe est d'une justesse absolue; elle est, du reste, intéressante et jolie, quoique réelle. Le versant de colline en culture du bord qu'elle quitte est rendu, et il y a dans cette toile la même poésie mélancolique qui a fait, l'an dernier, le légitime succès du Soir dans le Finistère. Évidemment, l'art rustique est une des manifestations les moins nulles de l'école contemporaine, et les paysans sont les êtres les plus intéressants du Salon; mais que sont-ils tous ceux que je viens de nommer et de louer auprès de J.-F. Millet? Celui-là est un grand poète, plus qu'un grand peintre; et il y a pris peine, le maître qui a le mieux peint le travail et rendu l'«ahan» du laboureur. Comparez un instant la vie des peintres rustiques actuels avec celle de Millet, et la différence sera du moins autant dans l'effort que dans le don; Millet a été un moine de l'art; il a vécu dans la solitude, cherchant dans la Bible le commentaire de la nature. Où est-il l'artiste qui lit la Bible tous les jours? Vous savez comme moi qu'il n'existe pas, et c'est pour cela que chaque fois qu'il est parlé d'art rustique, il faut crier trois fois Siva, comme un Hindou au bord du Gange: Millet! Millet! Millet! Il n'a pas eu sa part de gloire encore et il est temps qu'on la lui donne et la voici: Millet, c'est Michel-Ange paysan.
XIII
LES PAYSAGES
Chenavard prétend que lorsque l'art, quitté par la pensée, est énervé au point de ne pouvoir plus saisir le type supérieur à tous les types, l'homme, il a sa dernière et insignifiante expression dans le paysage. L'épithète d'insignifiante expression est dérisoire; mais celle de dernière est juste. Historiquement, le paysage, exceptionnel dans le Martyre de saint Pierre le Dominicain, ne remonte en Italie qu'aux célèbres lunettes d'Annibal Carrache et aux deux toiles du Dominiquin, au musée d'Arles; cela commence et cela s'arrête là. En Espagne, Francesquito qui est très rare, le décorateur Yriarte, Collantes, Berruguete, Navarrette et Cespedès pastichent Lorrain et Poussin, au point de vue décoratif. Si l'on veut découvrir la première manifestation du paysage, il faut la chercher dans les Calvaires des giottesques, qui remplacèrent le fond d'or de Cimabué par un fond de nature pauvre et maigre, plantée de ces balayettes que le Sanzio lui-même considérait comme des arbres suffisants. Pendant toute la Renaissance le paysage n'est qu'un fond; au XVIIe siècle, il est tout dans le Calvaire de Rembrandt, qui est, à mon avis, le plus grand paysagiste dans la donnée moderne.
Le paysage réel est né hollandais, et tandis que Ruysdaël, Cuyp, Hobbema et Berghem imposaient ce genre nouveau à l'esthétique, Claude et Poussin créaient un paysage idéal et intellectuel, qui ne peut toucher que les esprits cultivés, et qui ne peut les toucher qu'à l'esprit, mais qui n'en est pas moins, hiérarchiquement, au-dessus du paysage réel, selon le principe de Chenavard, car c'est la nature littéraire, écrite, pensée; et penser c'est plus que sentir; l'idée est plus élevée que le sentiment. Il est remarquable que l'art méridional n'a pas eu l'idée du paysage, parce que l'homme du Midi, favorisé par son climat, ne se préoccupe pas du temps qu'il fait et aussi parce que le soleil éclatant l'empêche de voir; tandis que l'homme du Nord, qui souffre de son atmosphère, s'en préoccupe, et que son ciel gris lui permet de fixer, longtemps et sans fatigue, les sites. La preuve en est que la Flandre, une sorte d'Italie par rapport à la Hollande, n'a presque que des paysagistes idéalistes, dans un style italianisé comme Breughel de Velours; et Paul Bril, par exemple, ne peut pas même entrer en comparaison avec Karel Dujardin.
On a bâti une filiation anglaise au paysage français, qui semble très discutable. Wilson, d'abord, n'a eu aucune influence; ses œuvres sont enfouies dans les galeries aristocratiques; et ne l'eussent-elles pas été, que son parti pris du grandiose et son infatuation du style italien l'empêcheraient d'être un novateur même indirect. Quant à Gainsborough, un élève de Gravelot! Restent Constable et Turner qui n'ont eu quelque influence sur l'école française que longtemps après que Corot avait déjà exposé; Julien Dupré, ce poète des couchers de soleil, succède immédiatement à Michallon. Tout l'art romantique est né du mouvement littéraire qui porte ce nom; c'est le livre qui a fait éclore le tableau, et cela a été toujours ainsi; l'art ne sera jamais que le cadet, le puîné de la littérature.
Je crois, sans chauvinisme, que c'est la première du monde, même supérieure à celle de Hollande (Rembrandt ôté), cette splendide école française où Corot peint la nature telle qu'on la rêve, Théodore Rousseau telle qu'on la voit, Karl Bodmer telle qu'elle est, Daubigny telle qu'on se la rappelle. Et toute cette glorieuse et incomparable pléiade: Millet, le hiérophante de la nature, le Michel-Ange des paysans; Troyon le bouvier; Flers le normand; Aligny le styliste; Huet, ce Wordswort; Diaz, cet Arsène Houssaye; Cabat, l'ami des grenouilles; la bergère Rosa Bonheur; Courbet, l'élève de Giorgion; Doré le fantasque; Chintreuil, qui a peint l'Espace; et enfin le trio des orientalistes, Decamps, Marilhat, Fromentin. Surtout, si l'on met dans la balance Claude et Poussin. Mais je crois, tout aussi fermement, qu'il n'y a plus de maîtres en paysages et que nous sommes condamnés au talent moyen; ceux qui ont vu les Rousseau et les Daubigny de la récente exhibition de la rue de Sèze ne casseront pas mon arrêt.
Toute l'esthétique du paysage réel se résume en deux points: 1º un paysage doit exprimer un sentiment, joie, mélancolie, désespoir, volupté; 2º un paysage doit être peint dans l'étendue d'une même gamme de tons, afin d'obtenir l'unité d'impression morale et d'impression optique qu'il faut fondre en une sensation sentimentalisée. Cela dit, allons droit à M. Harpignies, dont le procédé a des partis pris blâmables, mais aussi de l'allure et l'accent d'une touche sui generis. Le Bois de la Trémellière présente des qualités de dessin uniques actuellement, mais outre «que le bocage est sans mystère», la touche est d'une sécheresse, d'une netteté exagérée bien fâcheuse. Les mousses sur les écorces et les tapées de soleil sur le sol sont peintes à l'emporte-pièce, et il n'y a que le nom du peintre qui qualifie cette manière; c'est Harpigné. En revanche, Une après-midi à Saint-Privé est une belle-œuvre, à laquelle je trouve le caractère complet que j'ai signalé dans les Jules Breton. Le profil des quatre arbres minces est d'une netteté et d'une sveltesse qui ravit; leurs ombres portées, le ton de l'herbe, la justesse atmosphérique, enfin tout y est, dans cette haute page de vérité physique. M. Hanoteau ne choisit pas une nature nerveuse et un peu maigre comme M. Harpignies; la Haie mitoyenne, où les personnages ne sont que des quilles, est d'une nature plus débordante de sève, plantureuse, la touche est large, grasse; c'est bien portant, d'une santé florissante, modelé par masses, avec des jours heureux, l'antithèse même de M. Harpignies, et du reste, M. Hanoteau partage avec lui le rameau du paysage actuel et il est plus précis dans les mains du premier, il est plus fleuri, plus verdoyant, plus vivace dans celles du second.
Rapin! ce nom me plaît, parce qu'il est rouge pour la bovine bourgeoisie et qu'il proteste contre la chambre de notaires de l'école française. L'Averse, excellent tableau que celui qui ne vous fait pas consulter le livret, et c'est le cas de M. Rapin, la lutte du soleil et des nuages qu'il cherche à percer de ses rayons, les zébrures de l'ondée, le morceau d'éclaircie qui s'annonce, le trouble de l'étang et la buée légère qui estompe les tons, tout cela est rendu et dans une unité optique de coloris roux fort remarquable.
Le paysage ne doit pas être un portrait de site, comme le Château d'Arques de M. Gosselin ou le Bois de Kerrerault de M. Montargis. La nature au repos, c'est presque la nature morte. Il faut passionner le paysage, le faire vibrant, l'agiter de sentiments humains: car la nature a une vie agitée comme celle de l'homme; la pluie est ses pleurs, le vent son cri, le soleil son sourire et son regard. Dans l'orage, le ciel ne se fronce-t-il pas comme un front et les peupliers n'ont-ils pas des gestes de bras immobiles? L'idéal de la nature est l'homme, et l'idéaliser c'est la passionner. Des drames ont lieu dans le ciel. Le Gros nuage, de M. Véron, est funèbre, on dirait qu'il porte du crime dans ses flancs noirs, il a des lourdeurs de remords, et menace l'étang, où sa silhouette farouche produit de tragiques ressauts d'ombres.
M. Français est incontestable, mais il est trop, selon son nom, un talent fait de mesure, de goût et autres qualités moyennes. C'est un bon peintre, non un grand, quoiqu'il tienne une haute place dans l'école. Son panneau décoratif, Rivage de Capri, représente un promontoire planté de quelques grands arbres élancés; c'est très large et très juste. Le Coin de ville à Nice, son second envoi, est d'une grande élégance qui n'exclut rien de la bonne foi du rendu. Dans le Midi en juin de M. Sebilleau, un chêne énorme, touffu, splendide de tronc, dense de feuillée, saturé de vert, sous le dardement du soleil; cela est intense.
Oh! le paysage de style! qu'il est mal écrit, cette année! les deux tableaux de M. Paul Flandrin sont tels que la critique n'ose pas y toucher; il est impossible d'avoir des colorations plus fausses, une touche plus mesquine, et moins de style. M. Alexandre Desgoffe n'est guère plus heureux dans ses Bruyères d'Arbonne; et son Souvenir des environs de Naples serait bien, s'il n'était pas froid; et il n'est pas permis de l'être, au bord de ce golfe merveilleux. M. Bellel dessine étonnamment et certains de ses fusains sont beaux; mais sa couleur manque de souplesse, et s'il a du style dans son Souvenir de Kabylie, il n'a pas, malgré ses effets, la touche qu'il faut dans les Environs de Puy-Guillaume. M. Benouville a le don d'une couleur navrante de poncivité, Lagarde et le Courdon rappelle Watelet. Enfin M. de Curzon est le plus audacieux et il nous mène Au pied du Taygète et de l'Acropole; qu'espère-t-il? pasticher Guaspre? il serait sage de ne pas ramasser le pinceau de Poussin, quand on ne peut pas le tenir dignement. Le paysage de style, insupportable dans Bertin, très acceptable avec Aligny, ne supporte pas l'à peu près. Là, on fait un chef-d'œuvre, ou tout le contraire; aussi ces messieurs devraient se résigner à être réels, puisqu'ils sont impuissants à faire dans l'artificiel des œuvres qui s'imposent.
Le Paysage normand, de M. Richet, est fort intéressant; mais le grand paysagiste de la Normandie, c'est M. Barbey d'Aurevilly, qui après avoir peint les landes dans l'Ensorcelée, encadre son pro-roman, Ce qui ne meurt pas, dans les marécages; alors, ce terrien persistant aura rendu le pittoresque normand sous ses deux grands aspects. M. Wybe s'est-il souvenu de Chintreuil, ce grand artiste qu'on oublie, dans son Coucher de Soleil, où la barre rouge de la ligne d'horizon flamboie d'une façon farouche dans la décroissance crépusculaire des teintes. La Ferme à Keremma, de M. Verdier, est agencée comme une des chaumières de Van Ryn. Le moyen de juger une toile qui met devant le souvenir une eau-forte comme la Chaumière au grand arbre? La Gorge aux loups, de M. Tristan Lacroix, est, de dimension, le plus important paysage du Salon; c'est inspiré de la Remise aux chevreuils, de Courbet, et de la Nature chez elle, de Karl Bodmer. Dans sa Fontaine noire, M. Le Viennois a trop épaissi ses fourrés; plus d'air et ce serait excellent, car la touche est juste. M. Karl Bodmer est bien loin de son père, presque autant que M. Millet du sien; c'est dire effroyablement. L'Arroux à Fougerette, de M. O. de Champeaux, est une jolie impression, d'un rendu à la fois élégant et sincère, et les colorations justes sont aussi intéressantes par leur fondu. La Fin d'hiver, de M. de Montholon, est tout à fait remarquable, mais je lui préfère son Matin à Mortefontaine, où l'impression est d'une largeur digne de Daubigny, avec des ressouvenirs de Corot et beaucoup de sentiment.
M. Émile Breton a mis beaucoup d'accent dans son Soir d'automne; et son Effet de lune joue le Van der Neer, pas assez cependant pour qu'on s'y méprenne. M. Lebours est un paysagiste d'un fort grand talent, qui a un accent personnel, mais son Matin à Dieppe est mal placé et ne donne pas une idée suffisante de sa manière; c'est l'artiste que je signale, plus que le tableau qui ne donne pas sa mesure, surtout étant aussi difficile à voir, par sa place même. M. Pelouze est vrai et consciencieux dans sa Vallée des Ardoisières.—Prairies inondées près d'Amboise, de M. Grimelund, ont l'intérêt de représenter l'ancien domaine de Lionardo da Vinci, et tout ce qui fait prononcer ce nom auguste ne saurait laisser aucun artiste indifférent. L'Orage dans la Creuse est d'un grand effet. M. Hareux a rendu le ciel d'encre, et le vent qui oblique les traits de pluie. Son autre envoi, le Lever de lune, manque d'intensité, malgré le parti pris des colorations brusques. Le Lever de Lune, de M. Japy, est mieux réussi. La Rafale, de M. Yon, peut faire un digne pendant au Gros nuage, de M. Véron. La pluie étend sur tout le paysage le rideau mobile de ses larges hachures, rendues presque horizontales par le vent furieux. Le ciel est trouble comme une mer en courroux, et les crinières des deux chevaux qui se tiennent immobiles et effarés sont secouées par la Rafale, qui est vraiment une forte toile. Devant l'Étang de Lozère, de M. Marinier, on a une impression de fraîcheur, et le ressaut de lumière qui rejaillit des feuilles et va frapper l'eau est curieux techniquement. Dans sa Forêt de hêtres, à Romont, M. Robert a eu une heureuse réminiscence de Karl Bodmer. La route à l'ombre d'un village, de M. Riban, est une impression des plus justes. La Fin d'automne, de M. Sain, présente un effet de crépuscule où les ombres portées sont très justes.
La Brèche, de M. Dardoise, site pour le bain de Diane ou la mort de Narcisse, mais ni l'un ni l'autre n'y sont, heureusement, car le mot de Théophile Gautier a sa preuve. Les Masures à Anvers, de M. Beauverie, sont plutôt éléments à modèles de dessins qu'à tableaux, quoique l'artiste en ait fait une impression saisissante. Intéressante étude d'arbres, les pommiers de la Ferme Loysel. M. Baudot nous conduit dans une Combe du Jura, pleine de fraîcheur et de gazon épais; mais mieux est de suivre le Ruisseau, de M. A. Dumont, qui serpente dans une vallée à souhait pour Obermann et tous les nostalgistes qui cherchent «la paix du cœur».
La Rosée, de M. Lansyer, a dans les tons une irréalité apparente qui est un charme, et un choix dans le site qui est un mérite. M. Dameron nous montre les Environs de Nice en janvier, pour nous prouver que le printemps éternel est une réalité du département des Alpes-Maritimes. Il semble, quand on regarde cette Lisière de la forêt d'Eu, qu'on va voir déboucher tout à coup Maître le Hardouey ou la Clotte, tellement l'accent normand est rendu et rappelle les épiques héros normands de M. d'Aurevilly. La Vallée de Ploukermeur a un aspect bizarre et désolé qui doit devenir sinistre au crépuscule. Quant aux Noyers de la Cordelle, de M. Guillon, ils doivent, par les nuits claires, avoir des gestes de fantômes à vous faire fuir jusque Dans le bois, de M. Bonnefoy, qui lui-même a l'air de recéler plus d'un trèfle à cinq feuilles. Le Barrage de l'Étang-du-Merle, de M. Tancrède Abraham, est un excellent Hanoteau; et la Chaumière normande, de M. Lemaire, fait penser à Flers.
La Mare de Géville, de M. Paul Collin, un paysage en hauteur d'effet décoratif, où les arbres sont dessinés à la Bellel. La Campine limbourgeoise, de M. Coosemans, a une saveur particulière. M. de Wylie a mis beaucoup d'expression dans son crépuscule, et on voudrait passer les derniers jours d'été à Confolens, dans l'adorable site de M. Vuillier. Les dunes de Montalivet, de M. Auguin, présentent des tons de terrain d'une étonnante justesse. On est en automne, les Dernières feuilles tombent au moindre souffle d'air, et la gardeuse pousse devant elle son troupeau de moutons, dans la mélancolie de la vesprée que M. A. Beauvais a su rendre. M. Garaud a deux paysages d'une touche savoureuse, large, l'Été et la Source. C'est là du Hanotisme, et du meilleur. La Route de Bourgogne, de M. Georget, a des fuyants d'une perspective que louerait M. Chevilliard. M. Bougourd a peint une symphonie du vert, sa rivière sous bois est d'une recherche de coloris et d'une gamme fort intéressante; du glauque à l'émeraude, toute la gamme verte est parcourue. La Solitude, de M. Edward Stott, exprime bien l'esseulement, une vue expressive juste, rendue avec un pinceau accentué et personnel.
Le paysage aux Baigneuses, de M. Michel, un ressouvenir de Daubigny. Le Vieux chemin, de M. Bernier, est remarquable; le fouillé et l'éclairage sont rendus avec une virtuosité et une conscience qui font de ce cadre un des meilleurs de l'exposition, avec celui de M. Busson, Avant la pluie, où les premiers mouvements d'un orage dans le ciel sont exprimés avec une vérité extrême. L'Étang du vieux château, de M. de Petitville, est plein de rêverie. Le Cimetière provençal, de M. Montenard, est un audacieux plein air, et une impression que n'a pas dans l'esprit l'amazone à qui M. Déné fait faire sa Promenade du matin. Les Chênes, de Brielman, n'ont pas l'allure druidique de ceux où la faucille d'or de Velléda coupait le gui sacré de l'an neuf. Le Matin au puits noir, de M. Cadix a l'aspect d'une nature vierge, presque invraisemblable en ce temps où les usines remplacent les forêts. Désolé est l'aspect de la Lande de Gueledron, par M. Télinge.
M. Baudouin a bien rendu les Mûriers du Port Juvénal près Montpellier, où les scieurs de long ont établi leur industrie. M. Charles Dubois emboîte le pas derrière M. Français. Le Bois de Meudon, de M. Ernest Michel, exprime la tristesse de la terre aux premières gelées de novembre, et sa Forêt dans les Vosges frappe de recueillement par l'ombre impénétrable de sa voûte; le dessin net des rochers et le caractère des arbres qui n'est pas obtenu par des chatironnages de touche, comme chez M. Harpignies. Les Premiers sillons, de M. Zuber, seraient remarquables, si l'on oubliait l'inoubliable Millet, qui profilera éternellement sur le paysage la majesté biblique de sa grande ombre crépusculaire. M. Armand Delille est mort, il y a peu de mois et, devant ses deux envois, on peut dire: c'est dommage! Le Cirque du Garbet dans l'Ariège, par M. Hugard, est d'un pittoresque accusé. M. Guillemet fait nature, exactement; c'est le louer que dire cela, aux yeux de la plupart; pour moi, c'est blâmer. M. Ségé a de la largeur; et tous ont quelque chose, mais aucun ce qui fait le chef-d'œuvre. Or, chaque œuvre d'art est un trait qui vise à ce but. Jamais on n'a tant lancé de traits qu'aujourd'hui, et jamais on n'a si mal visé et dévié pareillement.
Il y a des paysages, au Salon des arts décoratifs, et ils devraient y être tous, car la peinture sans âme n'est que du décor. M. Cazin a prouvé, l'an dernier, qu'il était le maître en paysage décoratif, après M. de Chavannes, bien entendu. Les deux panneaux de M. Bonnefoy sont sans originalité de procédé et sans air dans les fourrés; le Ruisseau et la Rivière, de M. Karl Robert, sont d'excellentes études en hauteur, au propre comme au figuré.
Parmi les vues de ville, il faut citer l'excellente Vue de Saint-Pons (Hérault), de M. Baudoin; Paris et Meudon, où M. Marlot a prouvé une perspective rare; la Porte d'un arsenal en Turquie, de G. Gudin, très habile,—et de MM. Wyld et Rosier, des Vues de Venise, inacceptables pour qui a vu Venise et les Canaletti.
Il est coutume d'accrocher entre alinéas des descriptions de tableaux à la file; Théophile Gautier, ce nabab du style, ce magnat descriptif, a gaspillé à ce jeu beaucoup de merveilleux traits de plume. Pauvre, je suis économe, et ne copierai ici aucun tableau, n'étant pas de force à créer le chef-d'œuvre qui aurait dû être, et qui n'est pas. Et aussi, la raison qui prime les autres, c'est l'équité: ils s'équivalent ces déplorables paysages. A peine si ceux que j'ai cités sont au-dessus de ceux que je ne cite pas, et le rôle de salonnier rentrerait facilement dans «l'appel de chambrée» appliqué aux vingt-neuf salles. Et quelle ingéniosité ne faudrait-il pas pour être lisible, en ce dénombrement de catalogue! Que ceux qui ne sont que des critiques d'art s'y consacrent! ne touchant à la branche de houx qu'un mois l'an, œuvrant le reste, je n'ai cure que des individualités et d'une synthèse. Elle est nette.
Il ne reste rien de l'école de 1830; il n'y a pas de maîtres, ni de théories que d'insanes. En revanche (si c'en est une) il n'y a pas une croûte; ils sont tous estimables, honnêtes et bourgeois, enfin ceux qui dépassent le niveau ne le dépassent pas démesurément. L'école de paysage «va son petit bonhomme de chemin» dans une routine et un mot à mot de la nature, inqualifiable. Je tremble pour les musées de l'avenir! Combien de Trocadéros faudra-t-il pour accrocher les sept mille paysages qu'on brosse, bon an, mal an, à Paris. Il est vrai que les artistes ne se préoccupant pas de la qualité des couleurs et des toiles, ne préparent pas une longue existence à leurs œuvres; mais ce qui tuera fatalement leurs tableaux, bien avant qu'ils périssent en pourrissant, c'est la Photographie polychrome. Du jour où l'on pourra photographier les couleurs d'un site comme on photographie les lignes et le modelé (et ce jour est certain autant que prochain), la plupart des tableaux que j'ai cités ici n'auront plus qu'une valeur de cadre. Ah! vous copiez la nature! eh bien, l'industrie copiera et bien plus servilement que vous, démontrant que vous n'êtes que des peintres, non des artistes. Les portraits actuels ne sont que des photographies polychromes, parce que l'âme n'y est pas pourtraite; les paysages ne sont que des portraits de sites, de sorte que la vie de la terre n'y est pas exprimée, et portraits et paysages contemporains seront balayés par le dédain de la postérité, parce qu'ils sont Matérialistes, que le matérialisme c'est l'abrutissement métaphysique, et que sans âme, il n'y a plus d'art, plus d'homme, plus rien, mais quelque chose de monstrueux et de sans nom, qu'anéantira le feu du ciel.
XIV
MARINES ET MARINS
La mer absorbe l'homme, quand il n'est qu'un marin; mais l'homme absorbe la mer, quand il est Christophe Colomb ou César. La pensée, cette force intelligente, écrase la mer, cette force aveugle. Que sont les vagues qui déferlent sur tous les bords de l'Océan, auprès du déferlement des idées qui a lieu dans la tête d'un Byron? Il est d'un sauvage ou d'un panthéiste de se sentir annihilé devant la mer, cette faible image des grandes âmes humaines; mais nul ne peut se soustraire à son impression, qui est la plus grande que la nature puisse donner.
Comme le paysage, la marine est née en Hollande, au dix-septième siècle. La Mer, de Claude, rentre dans l'étoffage, et rien n'est comparable maintenant aux calmes de Van de Velde, aux tempêtes de Backhuysen, aux lointains de Dubbels, aux canaux de Van Goyen et de Cuyp, aux naufrages de Peters. Ce sont les maîtres et les seuls. Joseph Vernet, Gudin et Durand Brager sont trois peintres officiels, et ce qui est officiel est toujours dérisoire. Depuis Backhuysen, la meilleure marine, c'est la Vague, de Courbet, qui est au Luxembourg et qu'on a qualifiée de synthèse de la vague, en un éloge qui, pour être grand, n'en est pas moins mérité. Une autre marine, qui appartient à l'histoire de l'art, et pour l'heure à l'actualité, c'est le Combat du Kearsage et de l'Alabama, que M. Manet exposa au Salon de 1872, et dont M. d'Aurevilly a fait une étude, dans son unique et merveilleux Salon de cette année-là où le sceptre descriptif est pris aux mains de Gautier, par une main plus nerveuse et surtout plus savante que celle de l'éginète souriant, qui n'a pas voulu s'émouvoir, alors que l'émotion est tout, après l'idée, en art, comme en critique.
Il n'y en a point dans le Soir, de M. Masure, mais l'accent technique suffit à rendre agréable cette mer, au repos, toute bargautée des ressauts de lumière du crépuscule prochain.
Ce parti pris de nacrer et de donner à la mer l'éblouissant et prismatique éclat de ses coquilles est une trouvaille et de plus d'originalité que la Mer houleuse, qui n'est qu'une bonne étude. L'Écueil, de M. Lansyer, est remarquable par le mouvement des vagues qui se creusent et se couronnent d'écume avant de crever sur la plage. M. L. de Bellée fait penser à Van de Velde, par sa mare qui stagne au pied des falaises, en face d'une mer endormie. L'effet de mer troublée est puissant dans Un jour de pluie au Mourillon, de M. Appian; le même éloge de sincérité s'applique à la Marée basse, de M. Lapostolet. Le Soir à Scheveningue et le Retour des barques, de M. Mesdag, sont deux impressions fortement, mais grossement peintes. J'attribue nettement au besoin de production hâtive et au dessein de paraître large, la renonciation aux tons fins dans les ciels, qui sont pour les trois quarts dans la saveur de Van de Velde. On ne peint plus aujourd'hui, on brosse. Il n'y a que les Exaspérés, les Delacroix, qui aient droit à la brosse; les prosateurs de la peinture doivent s'en tenir au pinceau et le manier comme un pinceau. Heurter les touches n'élargit pas, et M. Sebillot, qui a fait Un coucher de soleil sur la mer, sujet préféré de Cuyp, peut être sûr qu'il y a plus de coups de pinceau dans son tableau que dans les Bords de Meuse du Musée de Montpellier. Les écrivains actuels ont perdu ou dénaturé «l'acception» des mots et les peintres, l'acception de la touche. Elle est posée par à peu près et selon l'effet le plus voyant, non le plus juste. Le procédé actuel gesticule et se donne des airs; il n'est pas de rapinet qui n'accroche un certain semblant de maëstria et c'est là le fin du fin de leur esthétique. Il y a dans la Marée basse à Saint-Waast, de M. Flameng, un papillotis de «belles taches» intéressantes; car elle est très amusante pour l'œil la belle tache; mais il faut réagir contre le charme physique de la couleur quand on juge de la peinture, comme il faut réagir contre l'art du cabotin quand on écoute un orateur.
L'Entrée et la Sortie, de M. Boudin, sont impressions justes et qui impressionnent; mais, comme rendu, c'est un peu fantomatique et sans précision.
C'est avec Bonaventure Peters que les marines de cette année ont le plus de rapport; c'est le même coloris lourd, diffus, et les gris et les noirs, sans vibrance de demi-teintes. Qui nous rendra les gris hollandais, ces soi-disant non couleurs si lumineuses, si rêveuses, si pleines d'émotions dans leur apparente vacuité. S'il se trouvait un amateur qui eût un Dubbels, je lui conseillerais de le mettre sous son bras, comme un in-4º, et de venir au Salon exposer les marines à cette pierre de touche. La profondeur d'un Dubbels est infinie; le nombre de lieues marines que renferme ce tableau, qu'on mettrait dans une poche un peu grande, est impossible à mesurer; or, l'impression de la mer, qu'elle seule donne dans la nature, c'est l'infini dans le mouvement. Eh bien! aucune des marines ici présentes ne produit cette impression si puissante chez Dubbels, que je cite de préférence parce qu'il est moins connu et moins consacré.
Tout critique qui met les tableaux du passé sous le nez des peintres contemporains, leur fait faire une grimace et des vitupérations violentes. Cependant, pour cette catégorie d'œuvres, l'infériorité de notre école est incontestable, et le moyen qu'il en soit autrement? Chaque jour Backhuisen, quelque gros que fût le temps, s'embarquait dans une légère chaloupe, et insensible à la terreur des matelots, étudiait les lames avec intrépidité, sans songer qu'il risquait à chaque minute d'être submergé. A peine était-il à terre, qu'il courait à son atelier, et peignait tout de suite sous la vibrance de l'impression. Il avait ainsi épousé la mer et lui était d'une fidélité quotidienne; doge de la marine, personne ne lui ravira la corne de son genre, pourvu qu'il la partage pour les calmes avec Van de Velde. Comparez cette passion de la mer, cette vie consacrée à la marine, à celle de nos marinistes actuels, et vous serez bien naïfs si vous vous étonnez que le résultat soit en proportion avec les efforts, avec «la foi!» M. de Chavannes, l'an dernier, écrivit sur la marge de la gravure d'un de ses tableaux, la plus belle, la plus grande, la plus absolue, même la seule absolue formule de l'esthétique: «La Foi, en tout» et la charité aussi. C'est pourquoi je vais remorquer jusqu'à une mention quelques toiles: le Transport la Corrèze, de M. Montenard, ne signifie rien; au contraire de la Campine à Anvers, de M. Grandsire, qui a beaucoup d'accent. Elle monte à vue d'œil, la Marée de Mme Lavillette, mais l'horizon manque d'infinité. Les Bords du bassin d'Arcachon, par Mlle Clémence Molliet, sont d'une touche vigoureuse et d'une impression vraie. M. Vernier récolte toujours du varech et assez bien au point de vue des colorations. Bonne houle dans les bateaux doublant l'Épi de Berck, de M. Lepic. Le Port d'Ostende, de M. Clays, n'est pas un Cuyp; non plus que celui de Larochelle, par M. Lapostolet. Après l'orage, de M. Georges Diéterle, donne bien l'impression d'une mer remuée et trouble comme un fleuve. A Saint-Aubin, de Grobet, est juste assez remarquable pour faire penser à Van de Velde, l'harmonieux poète des mers endormies, sous des ciels fins, où des nuages légers passent avec des lenteurs mélancoliques. Le charme de Van de Velde est indescriptible; sa mer a des sommeils de lacs, et le souffle frais qui frise les remous, vous le sentez au visage. Quelque aménité qu'ait le critique, le souvenir de Velde et de Backhuysen submerge les marines du Salon, aussi bien la marine, née hollandaise, est restée hollandaise, incomparablement.
Mais le marin! le marin, lui, est né français; dès le Radeau de la Méduse, de «quille» qu'il avait été jusqu'à ce jour, il devient le personnage, le héros. Joseph Vernet, lui-même, de tous les peintres de marine est celui qui dessine et mouvemente le mieux ses bonshommes qui sont de vraies figures «et qu'on prendrait, dit Charles Blanc, pour des miniatures de Carrache.»
Le mouvement esthétique qui introduisait le marin dans l'art donna lieu à toute une littérature assez médiocre, dont les romans maritimes de Sue sont le type, et doit être considéré comme un apport de cette merveilleuse Renaissance romantique, à laquelle le dix-neuvième siècle doit, non seulement tout ce qu'il est, mais surtout, tout ce qu'il sera devant la postérité.
Le péril individuel émeut plus généralement qu'un danger collectif; un homme à la mer, luttant contre les vagues, apitoye davantage qu'un vaisseau qui va sombrer, et c'est la raison de l'effet dramatique, relativement aisé à obtenir en ce genre. La mer étant elle-même une grande emphatique, autorise le geste théâtral; mais elle le paralyse aussi par sa majesté, et il n'y a pas un seul marin au Salon qui ne soit naturel et simple de tout; nous sommes donc en progrès sur Durand Brager et sur Gudin. La preuve, M. Tattegrain nous la donne. Ses Deuillants sont une œuvre émue et la meilleure de ce genre, à beaucoup près; elle ne déparera point le musée où elle ira, quel qu'il soit, assurance qu'il serait impossible de donner à la plupart des envois. Le mari est mort, et la barque, qui est en vue, le rapporte; alors, la pauvre épouse, forte dans sa douleur, est allé prendre la croix envoilée de crêpe et, suivie de ses deux filles, orphelines maintenant, elle s'est dirigée, pleine de douleur, vers cette mer qui lui a pris «son homme». C'est à la marée haute, il y a houle, le vent souffle, la pluie siffle, ils avancent dans l'eau jusqu'à la ceinture, les Deuillants, et le sel de leurs larmes se mêle au sel de la mer. Là-bas, on aperçoit quatre camarades, dans l'eau jusqu'aux épaules, qui viennent, portant le mort; tenant haute la croix, les Deuillants vont au-devant. La veuve vue presque de dos, l'affliction d'allure des enfants sont trouvées d'expression. Vraiment, c'est de l'art, cela! C'est littéralement beau d'émotion.
L'Attente, de M. Haquette, très loin de l'intensité de M. Tattegrain, mais l'anxiété de cette femme de pêcheur qui, assise sur sa hotte et accoudée au cabestan, interroge d'un regard troublé de crainte la mer qui est grosse, tandis que sa fillette, par terre, s'amuse, est une œuvre d'art. D'autant plus qu'il y a plein air et que le modelé est obtenu sans trucs.
Le Pilote, de M. Renouf, toilasse d'un gros procédé, me semble d'une dimension inutile; la Vague de Courbet est plus terrible que toute cette eau, et ce pan de mer, grandeur naturelle, ne donne pas beaucoup plus l'impression de l'immensité qu'un Dubbels de poche. Il y a une certaine angoisse dans le soulèvement de la barque, mais cela n'est pas excellent; et l'étonnement du format entre pour beaucoup dans l'attention qu'on y accorde.
Le Moment d'angoisse, de M. Price, est bon; le marin qui s'apprête à jeter la corde, bien piété. Le Vœu, de M. Morlon, une marine à la Tassaërt et peinte dans le rembranesque froid, dont M. Israëls a le secret qu'il faut lui laisser. M. Lenoir agenouille au bord de la falaise une femme qui, dans l'éclaboussement de l'écume, prie pour le salut de son mari: c'est bien.
M. Hadengue se moque de la critique, je pense? Il n'a pas le talent qui en donne le droit. Voici une Pêche miraculeuse, et je ne l'ai pas placée dans la peinture catholique. Et qui l'y placerait, cette toile absurde où des vieillards et des jeunes gens dérisoires tirent des filets pleins de poissons, tandis que, au centième plan, un Christ est figuré à la proportion de mouette. Si c'est d'après M. Renan que M. Hadengue fait ses pêches miraculeuses, je ne m'étonne plus; d'autant que M. Morot est là avec son Christ sans nom, pour montrer ce que le roman de la Vie de Jésus vaut aux peintres assez nuls de lecture pour s'en inspirer. Il y a de l'accent dans la Barque de pêche à Honant à marée haute, de M. Barthélemy. Un Sauvetage à l'entrée du port de Concarneau, de M. Deyrolle, est d'une impression juste dans le mouvement et le brisement des lames.
La Mise à l'eau d'une barque, par M. Butin, est l'étude la plus juste qu'on puisse faire d'un tel sujet, et les mouvements des marins qui, les uns forcent sur les rames, les autres poussent l'arrière, sont d'un bon ensemble, presque rythmique et qui satisferait les modèles eux-mêmes. Quant aux Pêcheurs et Pêcheuses, il y en a trop pour en mentionner aucun, d'autant qu'ils sont tous d'un art estimable. Pour se reposer de tous ces «ahan» salins, voici que M. Artz assied Sur les dunes des enfants de pêcheurs, dont l'un fait un bateau de son sabot. Tout à fait originale la Ronde d'enfants de M. William Stott. Elles se tiennent par la main, lourdement, avec lenteur, sur le sable détrempé et semé de flaques, tandis que le crépuscule étend ses ombres poétiques sur les tons clairs et passés de leurs petites robes. Cela est personnel, et M. William Stott est un artiste; un titre que je ne concéderais pas à beaucoup.
Pour secouer tout à fait la mélancolie océane, voici la Plage, de Mme Demont Breton, où une femme de pêcheur se repose, entourée de ses charmants marmots. Celui qui debout, tout nu, s'étire, est vraiment digne de figurer parmi les petits anges que Botticelli groupe aux pieds de la Vierge immaculée.
XV
LE GENRE BOURGEOIS
Le genre? Lequel? Le genre bourgeois? Oui, avant l'avènement de la bourgeoisie, cette détestable rubrique n'eût rien désigné. Je mets au défi un conservateur de musée quelconque de m'exhiber un tableau de genre de n'importe quelle école qui ne soit postérieur à la Révolution. Si les peintres de genre se figurent descendre de Metzu, Mieris, Terburg, Pieter de Hoogh, Slingelandt, Nestcher, Dow, ils se font une illusion que je ne leur laisserai pas. Ces maîtres ont peint des Intérieurs, des Conversations, ils font la Contemporanéité de leur temps, tous! Le mot genre n'est applicable qu'à un tableau de chevalet qui représente une scène Renaissance ou Directoire; à parler net, le genre, ce n'est pas de l'archéologie, c'est du bric-à-brac, et M. Meissonnier, quel que soit son mérite, est un peintre bourgeois, parce que c'est un peintre sans envergure, et que la foule comprend tout de suite. Baudelaire ne l'aimait pas; il a même été cruel pour ce petit maître, à qui je veux ôter une illusion (puisque je suis à le faire), c'est que Delacroix eut son bon sens quand il dit que le peintre de la Rixe était le plus incontestable de ce temps. Meissonnier est à peine digne d'être le varlet de Sa Majesté Delacroix; et qu'est-ce que sont tous les Liseurs auprès d'une fresque de M. de Chavannes? J'ai tenu à dire ce que je pense de M. Meissonnier, après Baudelaire, et on peut augurer du mépris que j'ai pour tous les sous-Meissonniers. L'esthétique commande de pourchasser la bourgeoisie, de la montrer au doigt, partout où elle se cache dans l'art, et je ne suis pas près de manquer au commandement. Jamais un tableau de genre n'entrera dans un Salon carré, dans une Tribune, dans un Belvédère, parce qu'un tableau de genre est une image plus ou moins coloriée, une redite sotte et lilliputienne. C'est à Delaroche et à Meissonnier que nous devons cette mesquinerie et cet encanaillement, cette vulgarisation de l'art, et l'art vulgarisé, ce n'est plus de l'art, c'est du genre, et le genre je le ressasse avec force, c'est la bourgeoisie du pinceau, et cela se vend comme du Jules Verne; et Goupil en fait des lithographies et des photographies qui s'enlèvent par monceaux!
M. Benjamin Constant qui, en 1881, avait exposé une Hérodiade adorable de charme et de procédé, d'un rose intense à ravir un poète hindou, et dont l'Artiste a publié la gravure, nous ennuie cette année d'un magot marocain qui ne fournirait pas les éléments d'un nain de cour à Velasquez. M. Worms n'est jamais allé en Espagne, ses Politiciens sont faux de tout; cela n'est bon qu'à chromolithographier. La belle lithographie pour Goupil, que cette dame qu'un cavalier Louis XIII saisit à la taille d'une main, tandis qu'il ferme la porte de l'autre. Cela est leste et n'effarouche pas, à cause du costume; supposez le monsieur en habit et la dame contemporaine, le jury n'eût pas reçu et la bourgeoisie eût rougi! A graver, les Aveux discrets, de M. Viry, pour les salons de Nîmes ou de Tarascon. M. Tony Robert-Fleury nous représente les Mancini et les Martinozzi donnant un concert à leur oncle le cardinal. Quand Milton dictait le Paradis perdu à ses filles, il n'avait pas le geste théâtral que lui donne M. May. La Visite aux ancêtres, de M. Weiss, ne doit pas leur faire grand plaisir; leur descendant est assez piètre. L'Insolation, de M. Barrias, représentant un soldat évanoui et qu'une femme fait boire, n'est pas un mauvais tableautin.
M. Beroud a eu, je crois, une seconde médaille pour son grand trompe-l'œil Au Louvre; évidemment, c'est un grand morceau de procédé, mais c'est peint pour la bourgeoisie. M. Castiglione a fait du Portrait de Mme la comtesse de Bark un tableau de genre, mais joli. La Rixe, de M. Mendez, en occasionnera chez Goupil; ce lansquenet qui remet son épée au fourreau après avoir pourfendu un jeune seigneur musqué fera les délices des lecteurs d'Alexandre Dumas, ce bourgeois qui aura demain une statue, alors que Balzac n'en a pas, et que l'idée de celle de B. d'Aurevilly étonnerait! M. Grison, le Choix d'une escorte, photographie polychrome d'une scène du Bossu à la Porte Saint-Martin. Les Faucons, de M. Guès, sont intéressants, ce seigneur à plat ventre sur un divan est assez bien peint.
M. Dannat a fait, grandeur naturelle, son Contrebandier basque qui les jambes écartées, la cruche en l'air, boit «à la régalade» comme disent les Provençaux. Il y a médaille, tant la bourgeoisie est fidèle à ses peintres. Un Espagnol, en brillant costume de torero, offre une fleur à une manola, avec des colorations fines qui font quelque honneur à M. Zacharie Astruc, une des personnalités les plus curieuses de l'art contemporain, traducteur du Romoncero, importateur du fameux Saint François en bois d'Alonzo Cano, et qui ne donnera pas sa mesure faute d'application.
Je ne comprends pas, dans la Visite chez l'armurier, de M. Sainsbury, la présence de la petite infante qui est assise par terre et fane le satin de sa robe. La Rêverie, de M. Bonnefoy, est une idée, mais le tableautin est trop à la plinthe; on ne voit que deux amants au clair de lune. C'est peut-être bien, il faudrait le voir, et l'administration a oublié de le permettre. La Première rencontre, de M. Wagrez, sort de l'ordinaire. Cette scène florentine aussi distinguée que du Cabanel a quelque charme. Une jeune fille noble descend l'escalier d'un palais et laisse tomber à dessein une rose en se retournant à demi. Le jeune homme, arrêté, est campé avec une jolie crânerie.
Le Chemin difficile, de M. Dupin, une peinture très distinguée aussi, représentant un seigneur et une dame Louis XIII, qui se donnent le bras et passent une sorte de gué, précédés d'un lévrier. Les Seigneurs courant la bague, de M. Adrien Moreau, n'attraperont pas M. Meissonnier, qui n'est pas cependant hors de portée. Pour avoir une idée du coloris de M. Gide dans ses Visiteurs de Fontainebleau, voir M. Pomey. M. Bertrand nous montre un peintre faisant le portrait de Charlotte Corday, dans sa prison. A ce propos, je signale la description d'un pastel inédit de l'héroïne, et l'opinion très nouvelle qui en résulte dans les Memoranda de M. d'Aurevilly, où il se montre plus clairement que partout ailleurs le frère de lord Byron. Le Concours de violon de M. Jimenez est finement peint. L'Émigré, de M. Outin, intéressant d'expression, et moins vignette que les sempiternels Invalides de M. Dawant. M. Garnier illustre Florian, il fait sortir la Vérité, qui n'est pas belle, d'un puits qui est bien, et des gens du moyen âge se sauvent; cela équivaut à un quatrain de Pibrac. Le Guignol en 1793, et la Fin d'une conspiration sous Louis XVIII, de M. Caïn, ce dernier est le meilleur tableau de genre de l'année. M. Kaemmerer a un modelé d'une précision et un émail si solide, et une touche si spirituelle dans son Charlatan, qu'il convient de lui faire grâce de son genre par égard pour son procédé.
Voilà pâture à bourgeois: Chacun son tour, un zouave s'évente dans le fauteuil de son colonel, et c'est d'un H. C., de M. Armand Dumaresq qui a une grande image d'Épinal au salon carré.—Mieux encore, des Dindons, en troupeau devant une tournure de femme; il ne faut pas nommer ceux qui oublient à ce point la dignité de l'art. L'Aumône, costume Louis XIII, pour la maison Goupil.—Le Cadet Roussel, de M. de Pibrac, a une tête spirituelle. Propos galant, de M. Debras: un mousquetaire en conte à la servante.—Le Nouveau Maître, de M. Girardet, un jardinier qui salue le poupon que porte une bonne; dédié aux lecteurs de Mme Gréville; couleurs non vénéneuses! M. Armand Leleu met en présence une femme et un chat; la matière d'un chef-d'œuvre de pensée, et il ne produit que Convoitise, qui n'est pas la nôtre.
Le Retour au pays, de M. Léonard, rappelle les Karl Girardet, du Magasin pittoresque. Claudite jam rivos! J'ai voulu énumérer avec conscience, précisément parce que je condamne ces singeries de tableaux, qui ne sont que des vignettes de livres pas écrits.
Si l'Esthétique n'avait qu'à parler des œuvres marquantes, le destin du Salonnier serait simplifié et embelli, mais il faut suivre l'art dans ses erreurs, pour les montrer, et le public, dans sa bêtise, pour l'en convaincre. Que l'épithète de bourgeois reste au genre, et ce sera beaucoup contre lui, car la bourgeoisie rougit d'elle-même; et il y a de quoi rougir jusqu'au cramoisi et jusqu'à l'écarlate, sans que cela puisse être jamais assez!
XVI
L'ORIENTALISME
En 1830, la peinture avait ses orientalistes, Marilhat, Decamps, Fromentin, Dehodencq, et Delacroix même. Aujourd'hui on ne fait que du dérisoire dans cette donnée. Ce n'est vraiment pas la peine de peindre le pays du soleil pour donner les gris non lumineux, les gris parisiens que M. Walker a trouvés dans ses Rajahs chassant au faucon. Ayez la devination de M. Méry, ou ne peignez qu'après avoir vu. Le Caire, côte nord, de M. Frère, est d'une fausseté de tons à ravir les philistins.
Seul, M. Baratti a fait une œuvre intéressante de sa Spoliation d'un Juif, et si j'ai risqué cette catégorie qui est vide, c'est pour conseiller à MM. les artistes, gens sans lecture, sans imagination et sans idées, de demander à l'Orient, non pas seulement des couleurs, mais des sujets. J'estime qu'on a assez ressassé la mythologie grecque et qu'il serait temps, nous autres Aryas, que nous quittions l'Odyssée pour le Ramayana, et Euripide pour Kalidaca. Rama et Sita nous reposeraient d'Hector et d'Andromaque. Fidoursi me paraît plus propre qu'Hérodote à inspirer des tableaux; et Saadi et Hafiz sont d'autres poètes qu'Horace et Lucain.
L'Orient des peintres, c'est la Chine et l'Algérie; Inde et Iran, ils n'en ont cure, et si vous leur nommiez Vyasa, qui est plus grand qu'Homère, ils demanderaient qui est ce personnage. Il ne faut pas espérer qu'ils se souviennent jamais de leurs frères Aryas, et cependant, ce n'est que le Gange qui peut fertiliser l'art; le Permesse est à fond et l'Hippocrène à sec. Mais plus que le Gange, le Jourdain aux intarissables eaux demeure la source de tout idéal, et ceux de MM. les artistes qui se souviennent un peu du catéchisme et de l'histoire sainte pourraient faire œuvres originales et de style en lisant un seul livre, l'Histoire d'Israël de E. Ledrain, où le pittoresque sémitique est peint magistralement. Le chapitre de la prise de Jérusalem par Titus, pour citer un exemple, offre une série de cinquante tableaux splendides tout pensés, tout composés et qu'il n'y a plus qu'à transporter sur toile.
XVII
LES ANIMAUX
Voici les bouviers, les porchers, les bergers, les maquignons, les bouchers, les valets de chiens. Voici l'étable, le chenil, la bauge, l'auge, le ratelier! et incessu patent dei, une saine odeur de fumier! Il n'y a pas de pâturage au monde aussi fréquenté que les murs du Salon; toute l'arche de Noé y est appendue en détail et les marchands de bestiaux peuvent venir se former l'œil avant le marché. Car, et c'est là le déplorable, on ne peint que les animaux domestiques qui ont un brutisme d'homme; M. Meyerheim nous donne bien un portrait de lion plus intéressant que les portraits d'avocats; mais les fauves paraissent sans doute trop excentriques pour être représentés, et ce sont les bœufs qui ont tous les honneurs.
M. de Vuillefroy est le chef des bouviers; la Sortie de l'herbage et Dans les prés sont d'excellents Troyons. Ici, les bêtes étoffent un paysage. Mais la Vache, de M. Roll, cette vache, grande comme une profession de foi, est menaçante. Est-ce que les animaliers vont prendre exemple sur M. Renouf, et les bêtes, le pas de proportions sur les hommes? Une vache de ce format devrait être un morceau de procédé merveilleux, et M. Roll n'est qu'habile. M. Julien Dupré a fait une toile d'une grande réalité dans son Berger gardant ses moutons. M. Legrand a trouvé je ne sais où un singe échappé d'un tableau de Decamps, et il a jeté cet ignoble animal au milieu d'accessoires. Le moyen âge regardait le singe comme une incarnation du diable et, de fait, n'est-ce pas cette ignominieuse bête qui sert aux malins de l'Institut pour nier l'âme. M. Gelibert, rival de M. Tavernier, représente non sans talent la Prise d'un renard, pour illustrer les récits de chasse du marquis de Foudras. M. Thompson est un excellent peintre de moutons.
Je ferai remarquer à MM. les animaliers, qu'il est de toute exception et rareté que Potter, Van de Velde, Berghem ou les Roos fassent de leurs animaux autre chose que de l'accessoire, l'étoffage de leurs paysages, et qu'ils ne sont guère plus agréables avec leurs troupeaux, que les Bassan avec leur sempiternelle Entrée dans l'arche et Sortie de l'arche. C'est ici que Chenavard aurait raison de trouver un symptôme de décadence; la Bête n'a pas droit aux dimensions humaines. Chose singulière, le cheval, cet aristocrate parmi les animaux, et qui fait partie de l'homme héroïque pour ainsi dire, n'est pas représenté au Salon, peut-être à cause même de son aristocratie. L'âne de la fuite en Égypte, de l'entrée à Jérusalem, le cheval qui renverse Saint-Paul, les bœufs de Bethléem et le cheval de Mazeppa nous suffiraient si on le trouvait bon. Mais c'est là une idée hiérarchique et on la trouvera mauvaise, et les bêtes grandiront à vue d'œil, et la Vache de M. Roll nous donnera, au prochain Salon, des veaux plus gros qu'elle, et ce sera du talent de gâché. Quel conservateur du Louvre oserait mettre la grande Vache de Potter au Salon carré?
Si, par pauvreté de cervelle, inanité d'imagination, des artistes qui n'ont que de la main veulent absolument peindre des bêtes, eh bien! soit; qu'ils transportent sur la toile toute la bestiaire du moyen âge, les guivres, les tarasques, les dragons, les licornes; qu'ils fassent du Monstre, c'est encore de l'idéal. Mais je ne considérerai jamais comme une œuvre d'art la Vache de M. Roll; ce n'est que de la peinture et ficelée. Rayez en bloc les animaliers de l'école française, vous ne lui ôtez rien. Une fresque de M. de Chavannes importe à la postérité; mais que lui font les dix mille têtes de bétail du Salon, cette halle de la peinture, que les animaliers, si on les laisse faire, transformeront en succursale de la Villette. Et tandis qu'ils lustrent la robe des vaches et frisent la laine des moutons, la femme, l'amour et le caractère contemporain se transforment et se déforment sans avoir été fixés en des œuvres qui disent aux siècles à venir ce que nous sommes, notre air et notre esprit, et nos passions et nos pensées.
XVIII
LES FLEURS
«La bouquetière Glycéra savait si proprement diversifier la disposition et le mélange des fleurs, qu'avec les mêmes fleurs elle faisait une grande variété de bouquets; de sorte que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire à l'envi cette diversité d'ouvrages; car il ne sut changer sa peinture en tant de façons, comme Glycéra faisait ses bouquets.» Y a-t-il des Glycéras aux environs de la Madeleine? Quant aux Pausias, ils ne sont pas au Salon. Point de Babet de la bouquetière, mais des maraîchers fleuristes, qui traitent les fleurs comme des légumes: bottes de fleurs, paquets de fleurs, brassées de fleurs, tas de fleurs; et pas un bouquet. Le bouquet est ancien régime, il est individuel; la botte convient mieux aux gens de nos jours.
Chenavard trouve le paysage la dernière expression de décadence. Quel jugement doit-il porter sur les peintres de fleurs, et Van Huysum lui inspire-t-il beaucoup d'admiration? Une tulipe de Marguerite Hartmann, une rose de Van Aalst, un œillet de Catherine Backer ou de Van der Balen; Redouté, Abraham Mignon, Seghers, Monnoyer, est-ce de l'art? Non, ce n'est que de la peinture.
Ce jugement n'est pas pour plaire à beaucoup, et on y répondra par cette pensée, que le critique qui parle ainsi ne comprend pas le mérite et le charme du procédé. Je ne reconnais que la peinture dans un Monnoyer; mais l'art, c'est la pensée ou la passion, et là où il n'y a ni pensée, ni passion, il n'y a pas d'art. Je renverrai les fleurs aux décors; mais un décor est tout un paysage, et parmi les peintres de décors sont des artistes d'un merveilleux talent que l'esthétique néglige bien à tort. Les fleurs ne peuvent être placées que parmi les accessoires de l'art décoratif; sujets de tableaux, elles sont inadmissibles, pour les rares esprits qui ont le sens hiérarchique dans tous les ordres d'idées. Que Seghers enguirlande une Vierge de Rubens, que Monnoyer sème de bouquets les panneaux, les trumeaux de Trianon et de Marly, mais jamais des fleurs ne seront et ne feront un tableau.
Van Huysum composait ses toiles, M. Jean Benner entasse, empile, c'est une botte, et M. J. P. Lays, un tas. L'État a acheté l'étalage de M. Grivolas; mais il n'a acheté ni le Rêve de M. de Chavannes, ni le Saint Julien l'Hospitalier d'Aman Jean; ni le Saint Lievin de M. Vanaise. S'il est une catégorie de peintres à décourager, ce sont les fleuristes. Achille Cesbron, A l'emballage, des fleurs en pots, comme cela ferait bien au Salon carré! M. Brideau a entouré d'une guirlande de pensées un médaillon de N.-S. Voilà un emploi à la Seghers, qui est excellent et auquel il n'y a rien à redire, bien au contraire. Les Fleurs d'Été, de Mme Prévost Roqueplan, le Buisson de roses, de M. Louis Lemaire, sont exquis comme panneaux peints à fleurs; comme tableaux, ils n'existent pas. Un botaniste ou un maniaque du coloris aurait seul la navrante niaiserie de s'appesantir sur les fleurs; toutefois, entrons aux Arts décoratifs; il y en a beaucoup, et elles sont là, à leur place: Pivoines et Chrysanthèmes, de M. Aublet. Le dessus de porte de M. La Chaise est joli, un splendide bouquet est comme oublié, au bord d'une console où un perroquet crie, devant un in-quarto ouvert et appuyé contre une sphère.
Il faut signaler les Pivoines de Mlle de Vomone. Et maintenant les fleuristes voudraient-ils d'un conseil? Puisque c'est par incapacité (car je n'admets pas d'autres raisons) qu'ils se réduisent à l'avant-dernier des genres, un peu d'imagination pourrait les sauver. Par exemple, voici un bouquet de bal posé sur une console, à côté est un gant qu'on vient de quitter, un gant encore chaud, très souple et qui garde un air de main, un semblant de geste; ce gant suffit à mon imagination pour évoquer la femme et le bal. Autre: sur une haie d'aubépine un fichu qui a l'air d'être tombé dans une lutte amoureuse. Autre encore: des vêtements de femme, sur une brassée de fleurs, indiquant qu'elle se baigne. On peut varier à l'infini, mais la règle que je crée est celle-ci: dans un tableau de fleurs, il faut qu'on sente la femme, qu'on la pressente, qu'on se la figure, toute absente qu'elle est. Et pour tous les tableaux de fleurs qui ne seront pas émus et qui n'évoqueront aucun sentiment moral, qu'ils soient exclus du Salon, et renvoyés à celui des Arts décoratifs, je le demande, sans souci de ce que mon esthétique, trop haute pour les lâchetés de l'éclectisme, pourra soulever des protestations. Critique, je ne discute pas, je juge.
XIX
BODEGONES
M. Charles de Saint-Genois doit être jeune, puisque c'est la première fois que je le rencontre au Salon, et je ne veux pas, lui qui arrive, l'envelopper dans la même malédiction que M. Philippe Rousseau, cet endurci du pâté froid et du concombre. Ce jeune peintre a voulu essayer ses pinceaux, tâter sa palette, mais que l'an prochain nous ne le retrouvions pas dans cet office de la peinture où M. Philippe Rousseau expose Une botte d'asperges. Je faisais la moue aux fleurs; voici des légumes. Ce n'est plus même bon pour des panneaux de portes. Une botte d'asperges, quelle décoration, même pour le ministère de l'agriculture! Puisque M. Philippe Rousseau peint des asperges, c'est qu'on les lui achète. Je ne dirai pas ce que je pense des acheteurs, cela qualifierait le peintre en même temps, et je ne veux pas être mal avec le Bouguereau des cuisines.
En face de la Soupe des réservistes, de M. Marius Roy, qui a eu une troisième médaille, voyez comme elle fume l'autre Soupe aux choux, de M. Dominique Rozier, et comme les bourgeois, ces ventrus, la hument des yeux! Il n'y a qu'une seule place pour ces bodegones, le restaurant du jardin, toute cette mangeaille doit être là où l'on mange. Se figure-t-on une Soupe aux choux dans un musée d'Italie, ou le stock de Harengs saurs de M. Pierrat. Des harengs saurs ne feront jamais un tableau, et il n'y a pas de mépris suffisant pour l'ignominie de ce genre, qui ne peut plaire qu'aux bourgeois, et les bourgeois n'existant pas, il ne plaît donc à personne. Il faut donc chasser les bodegones de partout, des musées, des salons et des critiques, et je me reproche même de descendre jusqu'à le proscrire, ce genre de table d'hôte et de goinfre, que seul Rabelais a su rendre colossal et ironiquement épique.
J'ai indiqué comment les fleurs pouvaient être intéressantes; mais quel sentiment mettre dans le pâté froid et les flacons de pickle de la Table de cuisine de M. Zacharian, et dans le Pot-au-feu de M. Vollon? cela n'a pas de signification. Pommes de Catherine Backer, poires de Boël, melons de Van Brussel, raisins de Van Essen, fraises de Hardimé, dessertes de David de Heem, le grand maître des fruits, tout cela n'appartient qu'à la peinture; à l'art, non.
M. Monginot s'impose cette année par la composition ingénieuse de ses pendants: Buveurs de sang et Buveurs de lait; mais est-il convenable qu'un artiste qui peut peindre une aussi jolie page que celui qui tient la queue de la jolie fille en gris de lin du Paon revestu, s'acoquine à des volailles, à des poissons, préfère aux pages, aux princesses et au palais, l'étal des Halles. M. Sicard s'y délecte, aux Halles, et il nous rapporte une Plumeuse. Ces peintures de cuisine sont dégoûtantes, à parler net; elles prouvent et dans les artistes et dans le public, une aberration esthétique, inqualifiable. Chardin est un grand coloriste, mais il faut être un bourgeois comme Diderot, pour s'extasier devant la raie ouverte. Je ne connais qu'une seule nature morte qui soit de l'art, le Bœuf éventré de Rembrandt au Louvre; le reste, et par le reste j'entends David de Heem comme M. Vollon, n'est pas même bon pour la décoration d'une porte; et qu'on n'oublie pas que les bodegones sont le dernier radotage d'un art fini. L'art de Flandre a son dernier coup de pinceau dans la tulipe de Van Huysum, et celui de l'Espagne, si fort, si local, si moderne qu'on l'a appelé la théologie de la peinture, a fini dans la spirale d'écorce de citron des Menendez. Aussi sont-ils sinistres dans leur grotesquerie et dans leur bêtise, ces bodegones, tableaux qui ne sont pas des tableaux, peinture qui n'est pas de l'art, procédé de l'œil et de la main; oui, ils sont sinistres et menaçants, beaucoup plus que tous les autres abus du procédé, et je n'en sais qu'une définition: C'est le gâtisme de la peinture, et gâteux qui les peint et gâteux qui s'y plaît.
XX
ACCESSOIRES
Sous quelle autre rubrique que celle d'ustensiliers et de garçons d'accessoires désigner ceux qui font un tableau avec un gorgerin, une buire, un coffret?
M. Blaise Desgoffes a un trop beau procédé pour qu'on ne lui dise pas que l'emploi qu'il en fait est dérisoire; mais je concède que ses deux panneaux d'orfèvrerie et de bibelots donnent une impression de luxe, que cela est décoratif et même acceptable dans un musée, car il groupe des objets d'art et son faire est éclatant. Les pièces d'armure, de M. Olivetti, sont bien traitées ainsi que le Présent de M. Visconti; ces deux épées et ce casque sur un coussin ont bon air aristocratique, féodal, et qui fait du bien à voir, parmi le temps de bourgeoisie qui court. Mlle Meller a entassé les instruments de tout un orchestre, cela n'a pas de sens, comme le Présent de M. Visconti, qui conduit l'imagination du seigneur expéditeur au seigneur destinataire.
M. Delanoy ne doit pas être un orientaliste bien ferré, pour intituler ses armes: Inde et Orient. Ce titre est à classer parmi les formules gâteuses que Flaubert collectionnait et Henri Monnier l'aurait mis dans la bouche de M. Prudhomme, cet inqualifiable Inde et Orient. Un autre du même, A la gloire d'un général du passé... ou de l'avenir, sous le trophée, la carte de l'Alsace-Lorraine, où se profile l'ombre d'une épée. Mais ce qu'il faudrait à la gloire de ce général, ce serait une Victoire Aptère, peinte par Puvis de Chavannes; et ce qu'il faudrait à l'école française ce serait un ministre des beaux-arts, autocrate comme un shah, et infaillible comme un pape, qui fermât l'exposition à tous les tableaux sans âme; mais ce serait oublier que le Salon est surtout la halle aux tableaux, que les plus déplorables artistes ont droit de gagner leur pain; et la charité empiétant sur l'esthétique, je me suis fait, je le constate en finissant, le saint Vincent de Paul des pires pauvretés de la peinture.
SALUT AUX ABSENTS!
A celui qui agrafe le Sphinx à la poitrine d'Œdipe; qui évoque Hélène, la blanche Tyndaride, sur les remparts de Troie, qui fait apparaître la tête de saint Jean à Salomé dansant pour l'obtenir; qui sait le charme de Jason, voit sans vertige la Chute de Phaéton et met en présence le Jeune Homme et la Mort; à l'élève de Lionardo da Vinci le Grand, au peintre hermétique en ce temps hypètre, à Gustave Moreau le subtil, Salut!
A celui qui a retrouvé les genoux étroits de Fontainebleau et la cambrure florentine dans les reins modernes, au vigoureux décadent qui a su moderniser l'Olympe, comme un Banville, à l'élève de Primatice qui a fait renaître la Renaissance au plafond de l'Opéra, à Paul Baudry, Salut!
A celui qui a conçu des fresques grandes comme des livres et qui n'a pas eu de murs où maroufler sa grande synthèse historique, au penseur de l'art, au Pierre de Cornélius français, inconnu et méconnu, au fresquiste des cartons du Panthéon qui est dans la contemplation mystique de la forme du Beau, insoucieux d'œuvres et de gloire, à Paul Chenavard, Salut!
A celui qui a compris la perversité moderne, écrit le grimoire du vice avec des allures de Durer, et fixé les deux plus grandes figures de ce monde, la Femme et le Diable; au peintre-graveur dont les eaux-fortes semblent des rubriques de Balzac et de d'Aurevilly, les deux plus merveilleux poètes en psychologie, au grand maître en modernité et en intensité, au seul abstracteur de la décadence latine, à Félicien Rops, Salut!
Ils ont droit, ces burgraves du Grand Art, à ce que la critique vienne cérémonialement les chercher dans leur silence et leur ombre splendide. Et d'autant plus ils se dérobent à la gloire, d'autant plus il faut les y contraindre, et au nom de Sainte Esthétique, cette sœur de Sainte Sophie, s'ils refusent d'y marcher, les y traîner!
CONCLUSION
L'Idéal n'est pas telle idée; l'Idéal est toute idée sublimée, à son point suprême d'harmonie, d'intensité, de subtilité. Les Allégories de Puvis de Chavannes, les Sataniques de Félicien Rops; les Poèmes hermétiques de Gustave Moreau, sont les trois manifestations exemplaires du triangle immuable de l'idée.
La Tradition n'enseigne que la nécessité d'orienter son œuvre selon l'angle d'harmonie, ou l'angle d'intensité, ou l'angle de subtilité du panthacle esthétique. Rien de plus et c'est là tout le dogme. La Hiérarchie classe les œuvres, comme saint Denis l'Aréopagiste les anges, selon leur degré de spiritualité. Un tableau n'a de valeur que par la pensée ou la passion que l'artiste y incorpore: sans passion, un tableau n'est que de la peinture, non de l'art.
Redire, c'est ne rien dire; refaire, c'est ne rien faire; copier, c'est être l'ombre de quelqu'un, non quelqu'un. L'Indifférent de Watteau est esthétiquement supérieur aux pasticheries pseudo-antiques de David; mais Puvis de Chavannes est au-dessus de Watteau, parce que son grand art il l'a créé de toutes pièces, procédé et conception. Il n'y a que deux voies où l'on puisse rencontrer le chef-d'œuvre: l'art sans date qui s'isole du siècle, de Puvis de Chavannes et de Gustave Moreau; et l'art daté d'aujourd'hui qui épouse le siècle et le monte à l'intensité de Félicien Rops.
Ceux qui veulent suivre la voie abstraite objective, du grand art, qu'ils se gardent de Rome et de Venise, tous les maîtres d'apogée sont déjà des décadents; qu'ils étudient avec les primitifs, car ils étudient eux-mêmes avec conscience et naïveté dans leurs adorables œuvres, les Giotto, les Memmi, les Gaddi, les Veneziano, les Orcagna, les Fiesole, les Piero della Francesca. Ceux qui se résolvent à la voie concrète et subjective, qu'ils rendent leur temps comme Félicien Rops, mais qu'ils en rendent comme lui, la spiritualité.
Abstraction ou 1883: Puvis de Chavannes ou Félicien Rops, c'est entre ces deux extrêmes que le grand art aura lieu, s'il a lieu.
Quant au procédé, il se détraque, dans une incohérence irrémédiable. La suppression des tons intermédiaires et l'abandon des glacis a débandé la palette. Les tons rares de M. Cazin, les tons locaux, les teintes plates, les pleins airs, tout cela, c'est la sénilité et l'hystérie du pinceau. Mais dans un temps où tout s'en va, dans une décadence où les concepts sont tordus et retordus comme par des fous, comment s'étonner que la main soit prise de la même incohérence que l'esprit?
Les races latines n'ont que le temps de faire splendide leur bûcher; qu'elles donnent encore des chefs-d'œuvre hâtivement, et tant pis si le pinceau se brise, en échappant de leur main; l'art finira avec elles! Mais il risque de finir avant elles—l'art—si l'on s'entête dans l'ineptie de la vérité physique. La photographie des couleurs, qu'on trouvera demain, peut faire, et mieux, 2,300 tableaux, des 2,488 qui sont exposés.
Je suis le premier à signaler le péril, et je dois passer pour visionnaire.
Qu'importe! je crie de toute ma force aux quatre vents de l'art: Peintres, sans harmonie, sans intensité, sans subtilité, les photographes vous égaleront demain, vous surpasseront même et alors vos œuvres apparaîtront ce qu'elles sont devant l'Art: nulles; je suspends hardiment cette inéluctable épée de Damoclès sur vos tableaux: Prenez garde à la photographie des couleurs.
LA SCULPTURE
La Sculpture est l'expression des mouvements de l'âme par les mouvements du corps, et la statue qui n'exprime pas un mouvement de l'âme n'est pas une œuvre d'art. Ceci est net, ce semble, et je ne serai pas court sur les sculpteurs: ce sera pour eux un grand tant pis. Ils poussent plus de plaintes qu'un roi Lear sur l'indifférence des critiques, et clament des «ποι!» plus nombreux que ceux d'Hécube; car ils se figurent sculpter grec et avoir droit au baiser de Bélise. Eh bien! qu'ils soient satisfaits, je ferai le tour de leur œuvre et ce ne sera pas le tour d'un monde.
«La peinture est médiocre, mais la sculpture est excellente.» Ce cliché sert à tous les Prudhommes depuis dix ans. Cette année de disgrâce, le cliché a été retouché ainsi: «La peinture nous navre, mais la sculpture nous console!» Je conçois les navrés de la peinture, mais les consolés de la sculpture ne sont que des distraits et des incompétents. La préséance du jardin sur le premier étage est à démontrer, et à l'admettre, il faut l'étudier avec le soin vétilleux que met Saint-Simon dans d'autres question de préséance.
A être franc, le critique qui a fait «sa peinture» arrive, l'œil fatigué et énervé par la couleur, devant les marbres, et la ligne pure n'actionne plus que très faiblement sa rétine. Quoique le procédé pictural soit beaucoup plus compliqué que le procédé plastique, les bons juges sont plus rares au jardin, sans doute par paresse d'esprit; car il faut faire un effort d'attention devant un plâtre pour démêler les contours monochromes, tandis que dans un tableau le coloris précise et souligne tout. «La couleur, dit M. d'Aurevilly, est la grande sirène. Une fillette, bouquet de roses, efface la pâle et idéale Rosalinde. Les yeux boivent la couleur et restent enivrés, au point d'en oublier la ligne de la forme pure. Leurs yeux, organes du péché, sont si libertins!» Au sortir de la peinture, j'ai dessouillé les miens, en contemplant des Durer, et je les rouvre purifiés, sur les éclatantes blancheurs de la statuaire.
J'ai fait le saint Vincent de Paul, à la peinture, non sans remords, esthétique. Ici, le devoir catholique d'éternelle charité est plus impérieux encore. Matériellement, le sculpteur est toujours plus entravé que le peintre; le marbre est cher; et un plâtre ne s'achète pas comme un tableau. On a vu Préault conduisant aux dépotoirs des charretées de bas-reliefs qui ne pouvaient plus tenir dans son atelier trop petit. Quis talia fando... temperet a lacrymis? Mais le devoir catholique d'éternelle vérité est le plus inéluctable. L'art, du reste, ne vit-il pas d'abnégation comme la Religion et comme la Passion, cette religion momentanée, désordonnée et sacrilège. L'artiste bien épris, au milieu des pires angoisses, dit encore à son art l'adorable vers de Psyché:
L'art, c'est le bûcher d'Hercule; il fait fuir les indignes, consume les faibles, mais les forts l'éteignent avec leur sueur.
L'opinion esthétique, en sculpture, est unanimement païenne. Les mêmes critiques, qui poussent les peintres vers la contemporanéité, repoussent les sculpteurs vers l'antique. Panhellenion et Parthenon, Munich et British Museum sont les deux Mecques. Eh bien! qu'on jette l'épithète de barbare, toujours levée sur qui ne s'agenouille pas dans la cella! Métaphysicien de mon état, je cherche le tréfond des œuvres, et je crois que le Moïse et le beau Dieu d'Amiens sont d'un idéal supérieur à l'Apollon et au Torse du Belvédère. Alors même, et cela n'est pas, que Phidias serait un plus grand artiste que Michel-Ange; alors même, et cela n'est pas davantage, que l'art grec serait supérieur en tout et à tout; alors même que la sculpture ne serait susceptible d'exprimer que l'âme au repos, c'est-à-dire la sérénité; la paganisation de l'art moderne s'appellerait encore gâtisme. Est-il sensé que l'art se chausse éternellement d'un cothurne? et comment ne sent-on pas le ridicule de porter dans le livre des idées du temps de Périclès, alors que personne n'oserait porter dans la rue les draperies grecques? La mascarade intellectuelle n'est-elle donc point mascarade, et partant, la métaphysique ne doit-elle pas crier «la chienlit» aux paganisants? La question est grave, car c'est le paganisme qui a fait dévier en pastiche gréco-romain l'évolution de tout l'art moderne, lors de ce cataclysme esthétique qu'on qualifie du beau mot de Renaissance. Il faut démontrer ici que l'art grec n'est pas autochtone et ensuite qu'il a enrayé à son tour l'autochtonie de l'art chrétien. Je prends du champ, mais pour un pancrace et y asséner des raisonnements de Crotoniate sur les fronts étroits des pseudo-Athéniens.
Il y a un demi-siècle la Grèce était la toile de fond de l'histoire; mais l'on sait aujourd'hui que le commencement de tout est sémitique et que l'art grec est venu d'Égypte, comme la philosophie platonicienne est sortie de l'initiation de la grande Pyramide. Le hiératisme n'est pas une impuissance, surtout en Égypte où il n'est apparu qu'après ce que l'on appelle la libre imitation de la nature. Qu'ont à envier aux Éginètes la statue de bois de Boulacq, et Khephren et Nefer? Or, la race qui atteint au Panhellenion peut atteindre au Parthénon. L'Égyptien qui a l'esprit synthétique et sans complexité a choisi l'immobilité pour exprimer l'éternité; comme le Grec a choisi l'harmonie pour rendre la sérénité. Évidemment, l'Hator allaitant Horus est fort loin des Parques, mais les artistes qui du chat ont fait le Sphinx me paraissent grands. C'est là le plus admirable symbole plastique qui soit. Pour tout orientaliste, la conception égyptienne prime de mille coudées la conception grecque; mais l'exécution grecque est incomparable, elle présente l'apogée de l'harmonie, et l'on n'aura jamais assez de salutations pour louer le Thésée et l'Illyssus. Seulement qu'on n'ait pas la folie de rechercher le type, en un temps où tout est individuel, et où le canon plastique, base de la théorie ionienne, est impossible, irréalisable et absurde.
Il ne reste d'une civilisation que son art; et si les Grecs avaient égyptianisé, comme on veut encore paganiser en France, il ne resterait rien de la race aryenne des Yavanas, ces gentilshommes de toute l'humanité. Toutefois, la sculpture latine a été logiquement commencée par des artistes du Bas-Empire, aussi visiblement que les premières basiliques se sont élevées sur les assises mêmes des temples. C'est au VIe siècle que l'on aperçoit le berceau de la sculpture italienne, sous le ciseau des Maestri Comacini, du nom de la petite île où ils s'étaient réfugiés. Le porche de San Zeno, à Vérone, appartient à cette époque. Mais c'est dans Pise la Pillarde, où les débris antiques s'entassent, que le ciseau italien brille pour la première fois aux mains de Nicolas, d'un rayon pris aux bas-reliefs gréco-romains. Pendant ce temps, les porches romains se peuplaient de saints, mais à l'Ile-de-France appartient l'immense gloire d'avoir créé la sculpture moderne; les grands chefs-d'œuvre français, le Dieu et la Vierge d'Amiens, sont de la seconde moitié du XIIIe. Les statues ogivales ne doivent rien au paganisme.
«La Renaissance, dit Merodack, dans le Vice Suprême, c'est l'envoûtement du génie moderne par le génie antique; les Grecs nous ont jeté un sort, à travers les siècles.»
Et vraiment! Figurez-vous ce que l'art de Giotto et d'Orcagna aurait produit sans le mouvement Masacciste, mouvement qui en un siècle nous mène au Barroche et au Montorsoli. Jusqu'à la fin du XVe siècle, la France, sublime au XIIIe, subtile au XIVe, demeure encore moderne en plastique, et Claux Suter et Colomban ne sont-ils pas des maîtres? On se plaint d'ignorer les noms des sculpteurs du XIIIe, et comment honore-t-on ceux de Meyt, Colomban, Jean Texier et Jean Juste, qui ont enseveli de leurs mains pieuses l'art français et moderne dans les tombeaux de Brou et de Chartres? Après l'apogée décorative de Goujon, Pilon et Cousin, qui est une décadence expressive, de par l'influence païenne, nous tombons à Francheville tout de suite. L'école de Fontainebleau nous infuse un florentinisme décadent; et désormais tantôt pompeux, et tantôt pompette, soit avec des perruques, soit avec des mouches, on ne saura plus que ressasser l'Olympe et faire les singes devant des moulages. Il faut arriver à Préault, à Clésinger, à David d'Angers, à Jean Du Seigneur, au «bramement» de Rude et au «chahut» de Carpeaux pour trouver du marbre moderne.
Le Musée de sculpture comparée du Trocadéro, où les sculpteurs ne mettent jamais le pied, prouve par la juxtaposition des œuvres antiques et modernes, que le génie français égale le génie grec comme exécution et le surpasse comme conception. Oh! je sais que l'on va crier au paradoxe et que l'on n'admettra pas une pareille proposition avant un demi-siècle peut-être. Combien de temps les primitifs de la peinture italienne ont-ils attendu justice? Aujourd'hui même, ceux qui la leur rendent pleinement sont rares. Mais l'heure viendra aussi, si tardive qu'elle soit, pour les primitifs de la sculpture française; et les critiques alors feront comme Charles Blanc, dans la dernière partie de sa vie, un autodafé injuste de ce qu'ils auront si longtemps prôné.
Les modernes sont trop modestes de se mettre à plat ventre devant la Vénus de Médicis, quand ils ont fait la Femme caressant sa Chimère; qu'ils se relèvent et se dressent, ils ont surpassé les anciens lorsqu'ils ne les ont pas copiés. Quel Alcide nettoiera le palais de l'esthétique des radotages paganisants? Rien ne se refait, parce que jamais il ne se rencontrera deux artistes identiques dans deux civilisations différentes. Il faudrait le rire de maître Rabelais pour confondre ces modernes qui vivent moins au soleil qu'au gaz, «sifflets d'ébène», dès minuit, font valser des poupées en corset, et prétendent, ô gâtisme, avoir la tête, l'œil et la main d'un contemporain de Praxitèle!
Félicien Rops disait un jour, à ce propos: «J'ai retrouvé dans un coin d'armoire un chapeau qui a fait, il y a dix ans, les beaux jours de Bruxelles et de Pesth; j'ai voulu le mettre, et je n'ai plus retrouvé le geste....» Il paraît que le geste ionien est plus facile à retrouver. En bonne foi, est-ce qu'une seule des tentatives d'imitation antique a réussi? Quel imbécile prendrait jamais du Donatello, du Sanballo, du Goujon, du Puget pour de l'antique? Les Florentins et les Français n'ont gagné, à imiter l'antique, que la compromission de leur individualité; ils ont été moins franchement florentins, mais nullement grecs et nullement antiques.
La venue du Christianisme sépare le monde moderne du monde antique, d'une façon absolue. Le monothéisme substitué à la «Pot Bouille» des Dieux change toute la métaphysique et crée l'individualisme. Le Christ a revêtu la forme humaine et dès lors l'homme s'impose une dignité nouvelle; c'est la naissance du punto d'honore qui sera tout le théâtre espagnol et la moitié de nos mœurs. Les horizons mystiques ouvrent leur infinité à la spéculation. Désormais l'œil humain ne sera plus serein parce qu'il verra trop, trop haut, trop profond, trop sublime, trop impossible. Avec le sens moral, ce grand apport de l'Évangile à l'humanité, éclôt l'amour idéal, cette déviation du mysticisme sur la créature. Voilà les grands traits de l'âme moderne, et voyez s'ils sont susceptibles d'être exprimés par l'harmonie inexpressive des Grecs. Sanité, voilà pour le corps; Sérénité, voici pour l'âme; et c'est là toute la statuaire antique. La Sanité, c'est le bien-porter, la digestion facile et l'enfantement sans douleur. La Sérénité, c'est le non-désir, ou le désir satisfait. Comment placez-vous à la tête de l'art humain ceux dont l'idéal est si borné qu'ils ont pu le réaliser? Croyez-vous qu'Ictinus concevait un temple plus beau que son Parthénon et Phidias un dieu plus dieu que son Jupiter Olympien? Non. Ils ne voyaient pas au delà de leur œuvre, ils ne voyaient pas au delà de la terre. Mais demandez à Pierre de Montereau si la Sainte-Chapelle est bien ce qu'il avait rêvé, et Pierre de Montereau secouera la tête et vous montrera le ciel. Demandez à Léonard si le Christ du Cenacolo est celui qu'il conçoit, Léonard répondra qu'il n'a su faire que la caricature de son Dieu. Demandez à Michel-Ange si son épopée de la Chapelle Médicis exprime bien tout le désespoir de son âme catholique et florentine, et Michel-Ange répondra que c'est là du sourire, auprès des colères de sa pensée! Eh bien! le Buonarotti, qui est le premier ciseau de tous les temps, aurait le droit de dire à Phidias, en un dialogue des morts à la Lucien: «Grec, j'estime plus haut mon âme pleine d'infini, que ton corps plein de grâces; tes formes sont parfaites, mes pensées sont surhumaines, c'est à toi de m'envier!»
La sculpture française contemporaine est encore la première du monde. MM. Chapu, Paul Dubois, Falguière, Delaplanche, Mercié et Barrias sont les maîtres et sont des maîtres, susceptibles de chefs-d'œuvre. Seulement, hormis M. Paul Dubois qui est nettement florentin, tous créent dans la voie abstraite de M. de Chavannes; et leurs œuvres n'expriment rien de leur temps, et c'est là une grande tristesse pour une époque, que d'être désavouée par ses artistes, et c'est une grande infériorité pour les artistes de ne pas être les retentissants échos de leur milieu. Je comprends la nausée qu'inspire notre décadence, mais Michel-Ange se fit une Muse de sa fureur contre le siècle, comme Dante. Ces géants ont immortalisé les passions qui gehennaient autour d'eux et ils n'en sont que plus grands d'avoir vibré avec leur âge. Ah! si les sculpteurs avaient de la pensée, est-ce qu'ils ne nous auraient pas donné une Melancholia? Mais la pensée et les sculpteurs, c'est la philosophie allemande et le sens commun; leur rencontre ne se verra jamais. On les dit plus bêtes que leur marbre et je crois qu'on a raison: les peintres sont lettrés auprès d'eux; or, sans culture intellectuelle, un artiste n'est qu'un exécutant comme Courbet, et encore Courbet est surtout un paysagiste; pourvu que la nature l'impressionne, il n'a pas besoin de beaucoup d'imagination. Mais le sculpteur qui ne peut, en aucun cas, copier la nature, qui est forcé de choisir les formes, de les pétrifier et de les rendre significatives, qui doit s'interdire tout accessoire, que fera-t-il sans imagination et sans lecture? A voir une œuvre, on juge des connaissances esthétiques de l'artiste; eh bien! aucun de ceux du Salon, même parmi les maîtres, aucun de ces Français et de ces sculpteurs ne paraît savoir que les cathédrales de Chartres, de Reims, de Paris, d'Amiens ont chacune quatre mille statues de pierre! Ils ignorent cette Bible historiale qui renferme, n'en déplaise aux ignorants, les chefs-d'œuvre de la sculpture française et ce qu'il faut étudier et continuer si l'on peut, pour sauver l'art moderne de l'éclectisme, ce chancre esthétique des décadences qui ronge et détruit chez l'artiste la conviction et l'enthousiasme, sans lesquels rien de grand n'est créé. «La Foi en tout», écrivait l'an dernier M. de Chavannes sur la marge d'une gravure et, hélas! la Foi n'est plus en rien. Les sculpteurs n'aiment pas même leur métier. Voyez les florentins, les Bandinelli, avec quel amour ils modèlent le corps humain; quel enivrement de l'anatomie éclate dans le Jugement dernier! Michel-Ange, ce penseur, en est ivre! Nos artistes, eux, font «rond» sans signification de modelé; ils ne sont pas même des rhéteurs en plastique.
«Savez-vous bien ce que c'est qu'un sculpteur?» s'écrie quelque part M. Claretie, et il fait le portrait enthousiaste du... praticien. Entrons dans l'atelier. Le sculpteur crayonne: quoi? il n'en sait rien. Il ébauche une académie, cette sottise de l'enseignement, car il faudrait défendre aux élèves de copier une pose qui n'exprime pas un sentiment, et une académie n'exprime rien. Demandez à ce sculpteur ce qu'il fait, il vous répondra qu'il cherche un mouvement. Il en trouve un! il établit sa selle et saisit la glaise; sa maquette terminée n'est qu'une académie, c'est-à-dire rien. Il prépare son armature et fait le plâtre. Comme on ne peut pas imprimer au livret du Salon: Un mouvement; Statue plâtre, il prie un ami qui a un peu de littérature ou d'histoire de baptiser ce mouvement. L'ami choisit dans ses souvenirs, qui ne sont pas millionnaires, quelqu'un de la mythologie ou du passé qui aille à ce mouvement, et dès lors, c'est une œuvre qui est exposée et quelquefois médaillée; alors le sculpteur songe au marbre et appelle un praticien, italien d'ordinaire, lui montre le plâtre et s'en va chercher un autre mouvement. Qu'on le sache, c'est le praticien qui fait la statue; il a tout le mérite de l'exécution; et quel est celui du sculpteur? la conception qui est nulle, et le mouvement, le fameux mouvement, qui en sollicite un autre, du pied—celui-là—dans ces tas de plâtres. Le combat corps à corps du sculpteur avec son bloc, cette sorte de lutte de Jacob avec l'Ange, ils y renoncent, ces lâches, qui n'aiment ni leur art, ni leur œuvre, et qui tremblent et fuient, débiles et impuissants, devant le marbre, pour petite que soit la pièce. Oui, ce sont des mains mercenaires, des mains d'ouvriers qui font les statues aujourd'hui, et ils croient, ces sculpteurs naïfs, que l'on ne verra pas le coup de ciseau bête, industriel, commercial du praticien; et ils ne rougissent pas de ce crime esthétique. Tout sculpteur qui emploie le praticien, ne fût-ce que pour dégrossir, n'est pas un artiste. Ah! vous ne voulez pas vous fatiguer! vous voulez enfanter sans douleur! cette opération magique et divine de créer la forme humaine, agitée de passions, ne vaut pas votre sueur et vous vous en remettez au mercenaire pour échauffer le marbre froid et lui insuffler la vie morale! Pierre Cornélius a fait peindre ses cartons par ses élèves, et ses fresques glaciales n'ont aucun effet même sur le spectateur le plus vibrant. A quoi cela tient-il? cela tient à ceci: Quand on est seul dans la Chapelle Sixtine, on entend les poitrines respirer: c'est l'ahan de Michel-Ange, l'ahan qu'il poussait tout le jour, dans sa solitude, devant son œuvre, l'ahan dont ces murs gardent l'écho. Quand on est seul dans la Chapelle Sixtine, on voit le sang circuler dans les torses; c'est la sueur de Michel-Ange qui s'est séchée avec l'enduit. Quand on est seul dans la Chapelle Sixtine, on entend penser les Sibylles et les Prophètes, ces surhumaines statues polychromes: c'est l'âme de Michel-Ange qui habite ces corps. La sueur de l'artiste, c'est le sang de son œuvre; son ahan en est le respir, et son âme en est l'âme! Et vous qui ne voulez pas suer, mauvais sculpteurs! vous qui ne voulez pas ahanner, faux artistes! vous qui n'avez pas d'âme! n'entrez jamais dans la Chapelle Médicis, ce Saint des Saints de la sculpture, où Michel-Ange désespère de l'avenir de son art, car il vous a prévus, goujats du marbre! Et je le ressasserai, avec l'acharnement légitime de la conviction. L'œuvre d'art, comme l'homme, ne vaut que par l'âme. Là où il n'y a pas d'âme, il n'y a ni art, ni homme: et c'est toute l'esthétique. Quant au canon plastique, il n'a jamais pu servir qu'aux Grecs qui l'ont créé; la sculpture moderne doit être basée sur l'individualité des formes: et c'est là toute la technie.
Qu'importe que les badauds et les butors du procédé s'insurgent et crient? L'art, ce n'est ni un torse, ni une tête, ni un corps, c'est l'âme, la foi, la passion, la douleur. L'œuvre qui ne croit pas, qui ne chante pas, qui ne flambe pas, qui ne pleure pas, oh! viennent les barbares qui la rendent à la matière informe, cette matière usurpatrice de la forme qui enveloppe l'esprit.
L'harmonie est morte avec les Ioniens harmonieux; mais l'intensité et la subtilité, nées catholiques et latines, vivront tant qu'il restera un artiste latin. Hélas! ce n'est pas dire bien longtemps, peut-être. On veut effacer le Gesta Dei per Francos; mais qu'on y prenne garde! Tout se tient dans cette formule fatidique, et les deux premiers mots effacés, les deux autres s'effaceront aussi, et ce sera le plus grand deuil que la mémoire humaine ait jamais porté. Mais il est un art qui gardera toujours, dans l'histoire française, cette devise splendide: la sculpture. C'est au siècle des croisades que les plus belles statues du monde moderne sont sorties de la pierre des porches, et c'est devant ces porches qu'il nous faut aller étudier la tradition nationale du grand art. Et que ce soit, comme disait Massillon, le fruit de ce discours!
En voici l'amertume! le mot le plus infamant du vocabulaire humain, le mot qui est négateur de l'art, je l'écris au fronton du Salon de Sculpture: Matérialisme!
I
LA SCULPTURE CATHOLIQUE
Elle est honteuse pour la foi qu'elle blasphème; elle est honteuse pour l'art qu'elle nargue; elle est honteuse pour la France qu'elle ravale dans le plus grand de ses prestiges! Et ces trois hontes retombent sur le clergé, qui n'est plus une clergie et qui ne veille pas à la beauté du culte, comme si la Beauté n'était pas, avec la Bonté et la Vérité, l'une des trois manifestations de Dieu; elles retombent aussi sur les laïques qui ne voudraient pas mettre en leur antichambre les ignobles statues coloriées devant lesquelles ils s'agenouillent à l'église; elles retombent enfin sur ces bazars d'objets de piété qui règnent autour de Saint-Sulpice et que l'indignation saccagerait demain, si les catholiques étaient artistes!
A la peinture, il y a deux tableaux qu'on peut qualifier du beau nom de catholiques, le Saint Julien l'Hospitalier, de M. Aman Jean, et le Saint Lievin, de M. Vanaise; ils sont dignes du musée du Luxembourg, je dirais plus, d'une église, si les églises actuelles n'étaient pas profanées par toutes les vilenies idiotes et poncives d'un art de marguillier. A la sculpture, il y a en matière catholique: zéro. Première consolation aux navrés de la peinture!
Pour ne point paraître obéir à une boutade, j'étudierai sans exception toutes les pièces de ce procès en triple sacrilège que j'instruis contre les sculpteurs. La plus grosse est une Décollation de saint Denis, qui nous vient de Rome. Dans un groupe, l'intérêt doit porter sur le héros, et ici le héros c'est le saint. M. Fagel l'a sacrifié au bourreau qui tient l'évêque entre ses jambes littéralement, si bien que, dans ce martyre, le martyr n'est qu'un accessoire, pour légitimer le geste de ce grand diable d'homme vulgaire, qui n'est qu'une académie, qu'un mouvement, lequel n'en fait naître aucun en moi, si ce n'est de blâme. M. Fagel s'est embarrassé de la dalmatique de son évêque, qui en est réduit à l'état de chappe mannequine, car la tête de l'auguste vieillard... la tête, la vraie, celle qui n'y est pas sur cette dalmatique et qui devrait y être, je l'ai rencontrée encanaillée parmi les bustes et signée Carriès. C'est bien une face mystique où l'âme a timbré le visage, suivant le beau mot de M. d'Aurevilly; plastiquement, c'est une des remarquables études d'émaciation que je connaisse, en dehors de la sculpture espagnole, si inconnue en France et si admirable, qui seule a su joindre et mêler à la réalité du trompe-l'œil effroyable, le plus violent sentiment chrétien. M. Carriès sera, et je l'annonce hardiment comme devant donner des œuvres modernes et intenses. A la suite d'un voyage en Hollande, où il s'éprit de Franz Hals, il exécuta un buste évocatoire aussi merveilleux que son autre de Velasquez; faites d'admiration, ces têtes sont bien près d'être admirables, et sa série de bustes intitulés les Désespérés sont d'un art neuf; ce simple mot vaut bien des éloges longuement phrasés.
Passons de ce qui singe la force à ce qui singe la grâce, de M. Fagel à M. Lombard. Celui-là décorera des oratoires dans le noble faubourg; il plaira aux femmes du monde qui se connaissent en statues comme en hommes et qui poussent des gloussements admiratifs devant son relief de Sainte Cécile, où elles reconnaissent, avec raison, un talent à la Dubuffe fils qui, l'an dernier, exposait un grand panneau où était une Sainte Cécile, faubourg Saint-Germain. La sainte de M. Lombard n'est qu'une demoiselle de bonne maison qui joue du piano, non la patronne de la musique. Accoudé au clavecin, un gamin de onze ans, qui n'est pas plus un ange qu'un amour, mais un petit voyou sentimental, tout nu. Un chérubin n'est qu'un poupon, mais un gamin de onze ans est un petit homme. Jamais, hormis Michel-Ange, on n'a osé l'ange même de onze ans, tout nu, et non par pruderie, mais parce qu'un ange n'étant ni jeune homme, ni jeune fille, il faut le réaliser par un androgynat d'une subtilité impossible à atteindre. M. Lombard m'a rappelé M. Dubuffe fils, parce que son relief est un tableau en marbre, genre détestable, décadent, et que nous exécuterons tout à l'heure, en la civique personne de M. Dalou. On a donné une bourse de voyage à M. Lombard, qu'il en profite pour étudier Mino da Fiesole, dont la dévotion a le charme de l'Introduction à la vie dévote, ce chef-d'œuvre d'atticisme catholique de saint François de Sales; mais si M. Lombard se laisse prendre au Bernin, il est perdu pour l'art et ne sera, ma foi, que ce qu'il est, un charmant sculpteur pour les gens du monde, ces nullités d'un si grand cube de vide.
Saint Labre, quel beau motif pour Alonzo Cano, et quelle laide chose dans les mains de M. Lapayre! Il n'a rien compris au caractère de cette canonisation qui force toute la chrétienté à fléchir le genou devant un homme, sans génie autre que ses vertus. Quel beau thème que cette consécration de l'aristocratie d'intelligence elle-même! La tête de Sainte Geneviève, de M. Eugène Robert, n'est autre que celle de la première petite lymphatique venue. M. Masson a fait un excellent de face, aux yeux baissés, mais c'est trop «peuple» de traits pour figurer Sainte Radegonde. «Les statues religieuses sont détestables ou plutôt nulles d'inspiration, dit M. d'Aurevilly, c'est le poncif pur, absolu, abêti, plus bête ici que dans tout autre genre de sculpture, et je m'en étonne encore moins. Les artistes actuels, plus ignorants que de jeunes carpes, car les vieilles carpes doivent savoir quelque chose, les artistes actuels, n'ayant ni foi ni instruction religieuse, ne comprennent rien au surnaturel du sujet qu'ils traitent, et pour la plupart ne le traitent que sur commande. Commande, c'est-à-dire mort de l'art. Je l'accepte lorsque c'est Jules II qui en fait une à Michel-Ange. Autrement non. C'est une impertinence de la Protection au Génie, ou une bonté de la Sottise pour la Platitude.» Voici trois commandes. D'abord, le Tombeau de Monseigneur Fournier, pour la cathédrale de Nantes, par M. Bayard de la Vingtrie. C'est un édicule d'une architectonique indécise; le prélat est couché et ne se voit pas, à cause de la hauteur du socle, qui est orné de bas-reliefs en bronze, séparés par des statuettes de marbre d'une insignifiance rare. Au reste, comme je ne veux pas faire de compliments au praticien qui a fait ce tombeau, je passe au second qui, lui, est très bas et représente le chanoine Prudhomme, se soulevant dans un geste naïf pour montrer une petite église qui est à côté de lui et qu'il a fait bâtir, sans doute. C'est touchant pour les âmes naïves; pour moi, c'est gâteux. La niaiserie est un blasphème. Enfin, le Tombeau du cardinal Saint-Marc, de M. Valentin, qui est le moins mauvais. Grand et maigre, il reste haut dans son agenouillement, cette posture la plus fière qui soit, puisque c'est celle qu'on prend pour parler à Dieu. La tête est longue, le front vaste, l'arcade sourcilière profonde, et, à défaut d'ampleur, cela est grave. Amples et trop lourds sont les plis du manteau. Ah! nous sommes loin du Tombeau de l'évêque Salutati, à Fiesole, loin de Juste, de Texier.
Faut-il citer la petite terre cuite à peu près ridicule de M. Cabuchet qui représente Mgr Manigeaud à genoux et tenant un édicule roman? L'Anachorète de M. Klein, un hongrois comme Rops, est une œuvre sinon réussie du moins audacieuse. Figurez-vous un corps michelangesque vieilli et replié dans un renfoncement de tous les membres: ce vieillard lit une Bible, le front dans sa main; et la contention d'esprit sur un mystère de la Foi est exprimée avec intensité. M. Prévost a trouvé une expression d'abattement remarquable pour Joseph abandonné. Quant au Job de M. Léofanti, ce n'est qu'un vieux turc. M. Ferrario, en italien qu'il est, a fait une Madeleine qui est du pire billon de Canova. M. Picault fait de la critique historique. Un empereur chrétien, Valentinien III avec ses deux oursines, Petit Bijou et Innocence, qu'il nourrissait de chair humaine, dit le livret; M. Picault a lu le Dictionnaire philosophique et prend l'Arouet pour quelqu'un de sérieux, soit; son Valentinien assis et les jambes croisées n'est pas d'une trop vilaine plastique, malgré les idées avancées de l'auteur. La Bethsabée de M. Pilet se sait regardée et pose; voilà un de ces mouvements baptisés dont j'ai divulgué la genèse; encore celui-là est-il des bons. Le David vainqueur, de M. Béguine, n'est qu'un devoir d'écolier. Pour la Judith de M. Lombard, l'auteur du «tableau» de Sainte Cécile, c'est une fort jolie personne, qui tient un grand sabre, mais ce n'est point la forte juive, tueuse d'Holopherne, dont M. Ledrain nous a fait la vraie statue dans sa belle Histoire d'Israël. Jeanne d'Arc appartient à la religion, parce qu'elle appartient à la canonisation, comme Colomb, sur qui M. Léon Bloy, le dernier millénaire, vient d'écrire un livre de nabi. Imprécatrice, telle est l'expression du buste de la Pucelle d'Orléans, par M. Maugendre Villers. On oublie, et elle vaut un coup d'œil, la statuette du Pape Urbain II, de M. Roubaud, le bras étendu tenant l'amict et d'un geste calme et fort. Et c'est tout, je n'ai rien omis; et j'aurais dû tout omettre; tout méritait de l'être, même le Méphistophélès de M. Hébert, qui déshonore le diable; cette grande figure que Rops seul, dans l'art entier, a rendue terrible et invincible au rire. Toute cette sculpture, que le diable l'emporte, elle est laide, elle lui appartient, et qu'on me ramène à la nuit du moyen âge où les chefs-d'œuvre étaient plus nombreux que les étoiles au ciel, par une nuit d'été.
II
LA SCULPTURE LYRIQUE
L'Ode est, après la Prière, la grande élévation de l'âme comme l'Enthousiasme, le plus beau des sentiments, après la Foi. Le poète succède au prêtre, dans la hiérarchie esthétique; mais le poète, c'est Michel-Ange, comme Dante; Durer, comme Corneille; Léonard, comme Shakespeare; Delacroix, comme Barbey d'Aurevilly; c'est tout artiste qui trouve des mots, des lignes, des couleurs, des formes, si expressives qu'elles chantent. Ces formes chantantes s'admirent dans l'Ève, de Delaplanche; la Jeanne d'Arc, de Chapu; le Tarcinus, de Falguière; le Saint Jean, de Paul Dubois; le Gloria victis, de Mercié. On les a vues, l'an dernier, dans l'Immortalité, de Chapu, où le mouvement de l'essor exprimait magnifiquement l'aspiration de l'âme vers Dieu.
On les voit, cette année, dans les Premières Funérailles, de M. Barrias. Son groupe est lyrique, car il pleure muettement et sans larmes, ainsi que doit pleurer le marbre; le cœur de l'homme qui est une lyre toujours accordée pour la douleur, donne ses plus beaux accents, non dans le bercement du bonheur, mais sous les pizzicati du désespoir. Abel, le doux Abel, le premier agneau de Dieu, le premier innocent tué pour son innocence même, le plus ancien des symboles qui annoncent le Sauveur, Abel a été trouvé mort. Depuis qu'ils vivaient du travail de leurs mains et à la sueur de leur front, Adam et Ève avaient bien souffert; du moins ils avaient cru bien souffrir. Mais devant ce cadavre, toutes leurs sueurs et toutes leurs peines ne se présentent plus à leur pensée que comme les délices mêmes du Paradis. Ils avaient oublié le mot terrible de la condamnation du Seigneur: Tu connaîtras la mort. Ils la connaissent maintenant la mort de ce qu'on aime, plus mortelle que sa propre mort. Ils avaient pris leur parti de leur déchéance, ils s'aimaient et se croyaient à l'abri de la main de Dieu, mais voici qu'elle s'appesantit non sur eux, mais sur l'enfant bien-aimé. Ah! comme ils se sont frappé la poitrine devant le corps d'Abel! Ce n'est pas Caïn qui l'a tué, ce sont eux par leur désobéissance; car s'ils n'eussent pas désobéi, Abel, la victime expiatoire, n'eût pas été immolée. Ils ont pleuré toutes leurs larmes, ils n'en ont plus; leur désespoir est trop grand pour qu'ils gémissent même; immobile et immuable, il habitera leur pensée et leur tombe.
Ce qu'il y a de beau dans ce groupe, c'est que l'imagination reconstitue tout de suite ce qui précède les Premières funérailles, et ce qui les suit, car M. Barrias a exprimé la marche navrante de ce père portant le cadavre de son fils, et de cette mère s'arrêtant à chaque pas pour baiser encore cette tête sans vie: premier et imparfait symbole, à l'aurore des temps, de la passion de la Vierge. Oui, ceci est une ode, et partant un chef-d'œuvre. «Il ne faut pas louer à demi, quand on a cette bonne fortune de louer.» Je ne ferai pas à un marbre qui a une âme l'injure de louer le fini de l'exécution. Il a une âme ce groupe. Que dire de plus, si ce n'est que cette âme-là est la seule dans le tas de corps exposés?
III
LA SCULPTURE POÉTIQUE
Les sculpteurs ne se frappent pas le front en lisant Lamartine, et la poésie ne hante guère leur crâne d'hoplite; aussi n'est-ce point le mérite qui classe ici, mais le titre et la prétention, car le critique est forcé de suivre l'artiste sur le terrain où il se place, et de juger selon l'intention.
Celle de M. Devillez est subite, exquise, raffinée, et pour les initiés seulement. Ce très bas-relief n'a pas deux centimètres à sa plus grande saillie, ce n'est qu'un profil à peine incisé, mais elle s'incise en plein relief dans l'esprit du spectateur, cette Salomé dont la tête est prise à Léonard malgré la nappe lourde et précise des cheveux calamistrés qui font au cou un garde-nuque guerrier; elle est assise sur ses talons et tient d'un bras étendu le plat où est couchée la tête nimbée du Précurseur; de son autre main, avec une curiosité de femme, elle soulève délicatement la paupière et son œil curieux fixe l'œil vitreux du mort. La plastique assyrio-égyptienne est là d'une maigreur douillette, non osseuse, et jusqu'au glaive à forme bizarre suspendu au mur, tout a un accent singulier. Cette mixture de traits lombards, de formes égyptiennes, produit une impression délicieuse pour un lettré. Cela est de la plus haute subtilité, et M. Devillez pourrait, peut-être, car ce serait trop charmant pour que je n'hésite pas à le croire, donner un maître subtil, un Gustave Moreau, à la sculpture. L'Ensommeillée, de M. Delaplanche, est un mouvement gracieux: l'abandon mou du corps, le clos des paupières, le détendu des traits sont bien; mais puisque M. Delaplanche n'en est qu'au plâtre, qu'il débarrasse les jambes des plis épais et inutiles qui alourdissent l'Ensommeillée. Il sait le nu et l'a prouvé dans son Ève, qui est un des plus fiers coups de ciseau contemporain.
Ce charmant sacripant de Villon n'a pas prévu qu'il serait coulé en bronze, pour la nargue des chevaliers du guet et des sainte Hermendad de tous les temps, et qu'il le serait si crânement, si véridiquement que l'a fait M. Etcheto. C'est bien là cet excellent mauvais garçon, qu'en notre temps d'égalité devant la loi on aurait envoyé à la Nouvelle-Calédonie, comme récidiviste incorrigible. Singulière inconséquence du sens moral de tous ceux qui ont Villon dans leur bibliothèque, combien le recevraient à leur table, ce bon bec de Paris, tout aux tavernes et tout aux filles et dont le nom est devenu un verbe synonyme de voler. Cela prouve que les poètes, les penseurs et les artistes sont au-dessus des lois sociales, et ont droit aux profondes immunités que reconnaissaient les papes aux Buonarotti et aux Cellini. M. Etcheto nous a donné le Villon du Grand Testament; il a su ne pas tomber dans la truanderie, sans fausser le mauvais escholier, selon le goût académique, et désormais l'image de ce délicieux poète parisien, le premier subjectiviste, comme diraient les Allemands, est fixée à jamais, et la statue de M. Etcheto sera le frontispice obligé de toutes les réimpressions des Ballades et des Rymes. Exhumé de Pompéi ou d'Herculanum, le Démocrite, du même statuaire, exciterait un grand concours de faculations; la tête est d'un masque comique mais affiné de modernité; il est vieux et le rire a creusé les plis de l'habitude dans sa face spirituelle. Il tient des oignons, et détail dont je sais gré à M. Etcheto, car c'est une idée, son pied écrase, dédaigneux, un brin de laurier. Voilà un sujet qui n'est pas banal au moins: Le marchand de masques, ce petit voyou qui vend le moulage des maîtres contemporains; je ne lui achèterai pas celui de M. d'Aurevilly, car il est aussi peu ressemblant que possible, ni celui de M. Faure qui n'est qu'un chanteur et dont ce n'est pas la place; mais Balzac, Berlioz, Delacroix, Banville sont d'une vérité saisissante; et ce bronze est du bronze littéraire, le meilleur de tous.
Ballade à la lune! un pierrot à la fois ingénu et ironique est assis les jambes croisées et plaque les accords d'une sérénade, les yeux fixés sur un seau d'eau où se reflète le croissant de la Lilith phénicienne. Cette fantaisie de M. Steuer est délicieuse, mi-partie sentimentale et moqueuse, et Henri Heine aurait souri à cette statuette qui est d'une inspiration semblable à l'Intermezzo et qui n'a que le tort d'être en bronze; il faut le blanc du marbre à Pierrot, surtout lorsqu'il rappelle le grand mime Debureau, comme ici. Le Crépuscule, de M. Boisseau, est gracieux; le mouvement de la femme assise qui allume sa lampe est d'une courbe délicate et harmonique; mais les deux poupons endormis sous son aile sont des accessoires de tableau que la sculpture doit s'interdire. A l'Immortalité! elle n'ira pas cette pièce montée qui n'est qu'une clownerie du Cirque, une apothéose de ballet. Que M. Lemaire lise la ligne que je viens d'écrire et il pensera: «Voilà bien les critiques; en deux lignes, ils bafouent mon labeur de deux ans!» Mais je lui demanderai à mon tour, en bonne foi, s'il faut laisser la sculpture faire de l'acrobatie, et si la statique violée ne doit pas être défendue. Droite sur le socle, une femme drapée et debout tient l'urne du souvenir sur le derrière du groupe; sur le devant, une autre femme assise élève les bras avec un étonnement bien concevable; car elle voit une figure ailée qui fait la planche dans l'air en enlevant un poète; et savez-vous ce qui relie et ce qui supporte les deux figures voletantes, des draperies, des draperies courbées et flottantes. Supposez le retable de M. Dalou en ronde bosse et vous aurez une idée de l'absurdité optique et physique du groupe de M. Lemaire. Qu'il y ait là des qualités d'exécution, je n'en ai cure, c'est effroyablement décadent, je ne vois que des statues au bout les unes des autres qui vont me tomber sur la tête, et à être assommé, je demande à choisir le marbre.
M. Desca aussi prend de l'essor, il a mal regardé le Mercure de Jean de Bologne, et il lance son Ouragan hors de la statique. Règle absolue, tout ce qui ne peut pas se faire au Cirque ne doit pas se faire en sculpture; l'exigence n'est pas énorme; il ne faut pas en induire toutefois que tout ce qui se fait au Cirque est à sculpter. Je ne connais aucun chef-d'œuvre en ronde-bosse, ni moderne, ni antique, où il y ait un seul personnage qui ne touche pas terre; que M. Hector Lemaire me démente par un exemple, un seul!
M. Charles Gautier «Goujonne bien» comme on dit dans les ateliers; la Seine et la Marne sont décoratives, quoique le pli soit un peu petit, les verticales timides et la réminiscence de la fontaine des Innocents flagrante. Monsieur Osbach, on ne rêve pas dans cette pose mièvre, et votre rêveuse se sait regardée.
Abandonnée, une sorte d'Agar au désert, plâtre intense. Cette femme, cette mère épuisée et râlante, est d'une expression plastique remarquable et l'enfant qui se traîne, ses petites lèvres ardemment tendues vers le sein tari, est d'un beau mouvement. C'était lieu à première médaille. M. Gustave Haller joint à la valeur technique, l'intensité excessive. Sous les traits d'une courtisane, au lourd collier, le Vice renversé cherche à retenir un coffret qui lui échappe et d'où s'épandent bijoux et pièces d'or. Évidemment, cette figure fait partie d'un groupe; mais prise séparément, c'est un beau plâtre. La posture de la courtisane, son geste pour retenir son or, sont trouvés. Techniquement, c'est une étude de corps de femme réelle et vivante, mais c'est surtout une pensée bien rendue. M. Gustave Haller a aussi un médaillon en bronze, le Printemps, qui a toutes les qualités plastiques et d'effet du Vice renversé, un des rares succès légitimes de cette année.
Les Remords que M. Astanières s'est mis sur la conscience, à ne regarder que le format, ferait prendre l'Hercule Farnèse pour une statuette. L'Innocence de Mme Descot est assise et presse le venin d'un serpent dans une coupe; va-t-elle le boire? ce serait trop innocent; sait-elle que c'est du venin et ce n'est plus innocent du tout: dans les deux sens, cela n'est pas excellent.
L'Immortalité, de M. Hugues, a l'aile raide, le ventre bien fin de modelé, les seins un peu fatigués; elle grave à coups de ciseau les noms éternels. M. Cambos devrait bien ne pas traiter ses socles comme des mirlitons.