L'art ochlocratique: salons de 1882 & de 1883
Le beau temps vient, qui nous sourit.
Scribe croirait se lire! et cependant Après la pluie, une femme qui a ramené le pan de sa tunique sur sa tête et qui regarde si l'éclaircie va se maintenir, a de la grâce. Seulement la flexion et le penchement du buste est trop prononcé pour que les jambes gardent la verticalité; la moitié du corps se désintéresse du mouvement du buste. M. Cambos sait bien que le mouvement doit être continué de l'orteil aux cheveux, et vice versa. Puis, qu'il ne gâte pas ses marbres avec des vers, que je ne veux pas croire de lui, pour son honneur. Messieurs du ciseau, ne touchez pas à la lyre, ni à la critique littéraire, comme M. Barrau: sur la banderole de sa Poésie française, il y a Voltaire. Voltaire, poète, cela est plaisant. La Henriade, un poème; Nanine, une comédie; le Dictionnaire philosophique, un livre sérieux, et M. Arouet, un honnête homme, peut-être aussi! Une bourgeoise qui fait la fière n'arrive qu'à être gourmée, et c'est le cas de cette Poésie dont l'air change à mesure qu'on tourne autour d'elle. Vue dans l'axe de son coude et dans la direction de son regard, elle a l'air d'une Suzanne bourgeoise, qui se sentirait contemplée avec les mains, en un madrigal trop précis. Trop d'attributs. La statue ne comporte pas l'accessoire; elle peut tenir une arme, un bâton de commandement, mais rien ne doit charger le socle. Il est horriblement décadent et réservé à la seule peinture de semer des amours aux pieds des allégories. J'offre une deuxième consolation aux navrés de la peinture: c'est que toutes les grosses pièces de la sculpture sont traitées on tableaux, ce qui est absurde, et prouve que notre fameuse école de sculpture est d'une moyenne plus décadente que l'école du Bernin. Et, chose singulière, aucun critique ne signale cette démence, la statue-tableau, qui est, je le dis net, le dernier pas que l'on puisse faire dans l'abêtissement de l'art plastique. Si le jury n'était pas ce que sont tous les jurys, il refuserait toute statue-tableau, qu'elles fussent du premier venu ou d'un H. C. Cela aurait diminué l'exposition de cette année des deux tiers, et nous n'aurions pas vu la République de M. Dalou, à qui je demanderai compte, tout à l'heure, du pastiche de Rubens qu'il a osé.
Le petit bronze de M. A. Maureau: les Adieux de Mars et de Vénus, c'est de la Carracherie; mais il y a encore des gens qui croient aux Carrache. Le buste de Flore, de M. Osbach, est d'un joli rire. Le torse de la Poésie lyrique, de M. Dumilatre, est d'une finesse exquise, mais choquante pour les jambes, que les draperies font trop fortes, et puis que M. Dumilatre ne connaît pas le sens du mot: lyrique. Le génie du Regret, que M. Leduc assied, pleurant, le bras autour d'un médaillon, est d'une bonne posture. L'Ondine de Spa, de M. Houssin, rentre dans le tableau. La Misère, sous les traits d'une affreuse sorcière, crispe ses doigts pointus sur le corps du génie qu'elle a vaincu. Cela n'est point vulgaire, l'exécution a du nerf, et il faut savoir gré à M. Ponsin Andahary de son intention d'être intense. Un geste vraiment fort beau est celui de l'Aurore, de M. Rambaud. C'est une plastique noble et un des meilleurs mouvements du Salon, d'autant qu'il exprime bien son sujet.
Titania, l'amante d'Obéron, cette nymphe d'une modernité insuffisante, Shakespeare ne la reconnaîtrait pas! Le mouvement par lequel elle agace, avec une brindille, de petits génies, est gracieux; gracieuses aussi ses jambes, quoique le ventre soit de Calisto. Mais voici de l'accessoire, dans des rocailles, des petits génies. Décadent!—La Peau d'Ane, accroupie et pétrissant le gâteau, de M. de Gravillon, est joliment callipyge; les cuisses ont de la fermeté et c'est là un des plus gracieux corps de femme, et il faut qu'il le soit, pour faire pardonner ce que M. de Gravillon appelle son Tombeau. Un génie à quatre pattes, sur un pupitre, écrit des noms; dessous le pupitre, M. de Gravillon in naturalibus, et ayant pour oreiller un moulage de la Vénus de Milo. M. de Gravillon, qui a fait un livre très spirituel, la Malice des choses, doit comprendre qu'il n'est pas permis à un sculpteur de prendre un pareil oreiller; c'est une profanation!
La Nuit, de M. Paul Vidal, élève un croissant au bout de ses doigts, assise sur le globe, avec flocons de nuages et Amours assortis: Décadent!—La Fée, de M. Saint-Germain, est svelte, mais ce berceau qu'elle touche de sa baguette est un accessoire de tableau: Décadent!
M. Puech sort de l'ordinaire. Sa Dernière vision est une étude intéressante de jeune fille amaigrie et alanguie par la maladie; l'expression du visage extasié a de l'accent. La Virginie rejetée par les flots de M. Ogé n'aurait pas déplu à Bernardin de Saint-Pierre, mais qu'aurait pensé Macpherson de l'Ossian de M. Vidal, buste qui hésite entre le Druide et le Fleuve? M. Chéret se moque de la statique, or la critique, qui est la statistique de l'art, ne peut pas laisser passer impunément ces deux bronzes, la Nuit et le Jour, dont la tête est entourée d'amours aériens. L'aérien n'est pas admissible en statue, et c'est un singulier essor que celui qui soulève les sculpteurs hors des lois mécaniques.
M. Darbefeuille est plus optimiste que clairvoyant, il se figure l'Avenir sous les traits d'un éphèbe assis, svelte et fier, et qui appuyé sur l'épée, tient le livre: Force et Pensée; beau rêve de bronze, mais rêve. La Pensée est tuée puisqu'elle est niée; la Force, sans la Pensée, est aveugle et l'Avenir de M. Darbefeuille ne ressemble point à celui des races latines, qui brisent la croix latine, leur unique et certain palladium. L'avenir de la sculpture poétique en particulier est facile à prévoir... mais Harpocrate fait signe qu'il faut se taire!
IV
LA SCULPTURE PAIENNE
Ils ont honte et se dissimulent, les païens; ils titrent leurs ressassements de rubriques poétiques; ils s'ingénient à se glisser dans une autre catégorie et je ne prendrai pas la peine de les démasquer: le paganisme dans l'art moderne, c'est le gâtisme, et cette déclaration suffit à l'intégrité de l'esthétique.
Longus a inspiré la seule païennerie du Salon qui soit charmante. Assis, et leurs jeunes membres nus délicatement embrassés, ils se baisent colombellement; et ce baiser qui n'est pas encore à la Catulle, mais qui va le devenir, est charmant à voir; je dirais à entendre s'il n'était pas sourd, comme tout bon baiser doit être. Ah! M. Guilbert est un habile homme, de même qu'un habile sculpteur. Le moyen de faire la moue et de froncer la lèvre, à l'aspect de ces lèvres qui balbutient le baiser, la seule caresse qui soit plastique, et la seule plastique qui fasse jeter au loin la branche de houx. Ce n'est qu'un baiser, ce groupe, mais un baiser, c'est beaucoup plus que tout, de certaines lèvres, à certaines heures. Il est plus glorieux de se casser les bras à tendre l'arc d'Ulysse, que de n'oser y toucher, et si M. Injalbert s'est trompé, du moins l'erreur est hardie. Son Titan soutenant le monde est une conception qui l'a écrasé comme elle écrase le Titan. D'abord une boule, même énorme, sera toujours d'un diamètre appréciable et dès lors ne donnera plus à l'œil l'impression du globe. Ensuite, l'herculéisme en mouvement, la tension nerveuse de tout un corps n'est d'ordinaire que poncive ou admirable; M. Injalbert est plus près du second adjectif que du premier mais au lieu de son Titan, que n'a-t-il fait le Christophore? Un géant écrasé par le poids d'un enfant; voilà qui étonne le crétinisme moderne. Mais quel beau thème pour un Michel-Ange que ces vers de Théophile Gauthier, sur le Saint Christophe d'Ecija:
La corniche du ciel et les essieux des pôles,
Mais je ne puis porter cet enfant de six mois
Avec son globe bleu surmonté d'une croix;
Car c'est le fruit divin de la Vierge féconde,
L'Enfant prédestiné, le Rédempteur du monde;
C'est l'esprit triomphant, le Verbe souverain:
Un tel poids fait plier, même un géant d'airain!
La Nymphe menaçant un Faune, de M. Steuer, est charmante. Courbée dans une jolie pose, elle tire l'oreille d'un tout jeune chèvre-pied qui se traîne et crie, car elle menace des ciseaux qu'elle tient les oreilles pointues du jeune faune. La plastique de la nymphe est d'une saveur moderne charmante et originale, ce qui est le grand point.
M. Félix Martin aime Virgile, comme Dante, et le traduit en marbre non dantesque; il a choisi l'instant où le divin chanteur s'étant retourné, contre sa parole, Mercure ramène Eurydice aux enfers; comme son homonyme Henri Martin, M. Félix Martin a fait un tableau de son sujet, qui est analogue à celui de la première médaille, et non seulement un tableau, mais une pièce montée; les trois corps de Mercure, Eurydice et Orphée s'enlèvent assez confusément les uns sur les autres; il y a enchevêtrement de membres et pour étoffer le socle, Cerbère avec ses trois têtes; M. Félix Martin a oublié le rocher, le tonneau, la roue et autres accessoires. Cela est tellement antisculptural, que je ne veux pas voir les qualités d'exécution qui, du reste, appartiennent au praticien.
Certes, la Diane et Endymion, de M. Damé, est un groupe gracieux; Endymion dort d'une façon réelle et poétique et le corps de Diane est beau; mais ce croissant qui fait un fond aux figures, mais cette draperie agitée par le vent, qui fait équilibre et pondère à gauche la courbe aérienne de la déesse et sans laquelle rien ne tiendrait à l'œil, tout cela est décadent et l'effet, dont je ne nie pas le charme, est obtenu par des sophistications de sculpture inacceptables.
Si M. Coulon peut m'expliquer la statique de son groupe, Flore et Zéphire, je consens à dire le Bernin et M. Bouguereau grands peintres! M. d'Épinay fait danser Callixène avec assez de morbidezza, mais la tête est banale et le mouillé de la draperie, quoique bien venu, est un artifice qui plaît trop aux bourgeois pour que je le loue. La Castalia, de M. Guillaume, est du poncif rond le plus blâmable; plastiquement, c'est la redite des redites. Le Persée, de M. de Vauréal, est violent sans force; le mouvement qu'il fait pour ramasser la tête de Méduse n'a rien de triomphant. Dans son panneau de bois, la Toilette de Vénus, M. Vauthier a retrouvé quelque chose du Primatice, ce patricien de la ligne décadente.
Adorables et fous et se donnant la main, l'Amour et la Folie, de M. Cordonnier, courent et, ma foi, on les suivrait bien plutôt que la Vérité, de M. Pallez, qui est niaise. Je suis marri de parler argot, mais si le coup de ciseau était noble, mon mot le serait aussi; c'est bébête, comme dit Hugo dans sa Légende des Siècles. Béatement nulle, cette Vérité n'a de bien que son puits; mais un puits n'est permis que pour un tableau. La Source doit cacher son urne, dit Joubert, et j'ajouterai, la Vérité son puits. Accessoire veut dire impuissance d'expression. La Charité romaine, de M. Boucher, est un bronze écœurant de ce sujet incestueux, où une fille donne le sein a son frère. Vu par le soupirail d'une prison, ce doit être sublime; mais ici exposé, c'est nauséeux.
M. Marioton a fait un Diogène presque tragique; il ne faut toucher aux types que pour les accentuer dans leur sens traditionnel, comme l'a si bien compris M. Etcheto, pour son Démocrite.—M. Ottin ignore que pudeur et impudeur sont deux créations chrétiennes, et que Campaspe se déshabillant devant Apelles doit avoir le geste de dénudation plus net. M. Runeberg joue à l'Albane; deux Amours, dont l'un pique l'autre d'une flèche, en se laissant verser du vin à son tour, figurent l'Amour et Bacchus pouponnisés; c'est ingénieux, mais la Bourgeoisie risque de s'y plaire. Cupidon eût manqué au Salon, et M. Marqueste l'y a envoyé dans la posture ronsardisante d'un archerot agenouillé qui décoche un trait.
La Psyché de M. Saint-Jean est digne de remarque, et la nymphe Écho de M. Gaudez, qui court, la syrinx à la main, est une jolie traduction plastique du Galatea fugit ad salices sed cupit ante videri. Mais il y a des Galatées ailleurs que sous les saules, et Carpeaux, ce Michel-Ange «raté», nous les a montrées, échevelant leur danse et narguant l'Olympe, ce rocher de Sisyphe de la grimace antique, que les artistes de tous les peuples font rouler, de gaîté de cœur, damnés volontaires de l'imitation absurde, et singes heureux de singer.
V
LA SCULPTURE HISTORIQUE
La preuve que la dénomination de peinture d'histoire est fausse, c'est qu'on n'a jamais dit sculpture d'histoire; et cependant elle existe, et a raison d'exister, car elle n'est pas susceptible de tomber dans l'Horace Vernet, ce pioupiou de la peinture, ni dans le Delaroche, ce Bouchardy correct.
Je me hâte d'autant plus de rendre justice à l'habile bas-relief de M. Dalou, que je vais avoir à critiquer son haut-relief, tout à l'heure. Vraiment, cela est bien, non seulement au point de vue technique, mais aussi comme compréhension historique. Toute la scène a lieu entre deux nobles, entre deux marquis: le marquis Riquetti de Mirabeau et le marquis de Dreux-Brézé; l'un a le génie, l'autre la grâce, et M. Dalou a rendu là un hommage à l'aristocratie qui pour être inconscient n'en est pas moins méritoire. J'avertis toutefois M. Dalou que l'esprit de son relief est antirépublicain et que si j'étais Jacobin je le déclarerais suspect d'attachements aristocratique sur cette seule pièce.
Mirabeau, ce noble qui avait besoin d'activité et qui s'en est donné où il a pu, n'est pas facile à bien piéter, et M. Dalou s'est tiré de cette difficulté, à son honneur. Quant à M. de Dreux-Brézé, il est exquis, oui, exquis; d'une pureté de race, d'une élégance de maintien, d'un dédain et d'un calme admirables: M. Dalou s'en est-il rendu compte? Ce marquis écrase l'Assemblée. Il est couvert; ils sont nu-tête; il a canne, ils ont les mains vides et grosses et boudinées et rouges, je parie; il est calme enfin, ils sont soulevés. Je ne connais pas, hors des Van Dyck de Windsor et de Gênes, un gentilhomme plus gentilhomme, un marquis plus marquis que ce marquis; le Dreux-Brézé de M. Dalou est un chef-d'œuvre de désinvolture et aussi un hommage au faubourg Saint-Germain; et quoiqu'il ait eu sa grande médaille civique, il mérite plutôt le cordon de Saint-Louis, et je l'attribue, en idée, à sa poitrine démocratique.
Si M. le marquis de Dreux-Brézé n'écrasait pas l'Assemblée entière, on verrait, et un critique doit le voir, qu'il y a là deux mérites à signaler, d'abord l'observation très exacte des lois perspectives; ensuite un grand soin de la ressemblance historique dans les têtes, toutes bien étudiées et sur lesquelles on met facilement les noms. Mais on ne voit dans ce bas-relief qu'un adorable marquis, et dans ce marquis on trouve l'inspiration de ces vers de Musset:
Noble, pâle beauté, douce aristocratie,
Fille de la richesse!... O toi, toi qu'on oublie
Nous te retrouverons, perle de Cléopâtre!
Et nous la retrouvons, en effet, splendide et victorieuse par la grâce, jusque dans ce bas-relief républicain!
Voici toute une cohue de statues: Flandrin, Ingres, Bailly, etc.
Le Hoche, de Clésinger, comme son Marceau qui est à l'extérieur du Palais, devant la porte de sortie, sont deux œuvres, fières, vivantes, et romantiques, ce qui sous ma plume est l'adjectif le plus glorieux. La Mort de Britannicus de M. Paul Chopin n'est qu'une étude, mais bonne. Quant à l'absence de mouvement que Mlle Delattre a baptisé Sophocle, ce n'est qu'un jeune drapé et assis. M. Kossowski a représenté Bernard Palissy mettant une bûche dans un four; le geste par lequel il se garde de la réverbération est d'un grand naturel et c'est là la pièce la plus sincère du Salon, comme rendu.—Le Vercingétorix devant César, de M. Peyrolle, n'est qu'un brenn, non le Brenn des Brenn. Assez fièrement piétée, la Jacqueline Robins de M. Lormier est surtout d'intérêt local pour Saint-Omer. La Bianca Capello de M. Ferville Suan n'est pas admissible, quand on connaît celle de Marcello; M. Caravaniez a fait un pastiche moyen âge avec son Anne de Bretagne; pour finir, un contemporain glorieux, le Général Chanzy, couché et enveloppé dans le drapeau.
VI
LA SCULPTURE CIVIQUE
Ici, l'on s'appelle citoyen; la chlamyde est une carmagnole, et le moindre bonnet phrygien: sans ambages, il s'agit bien plus de politique gouvernementale que d'esthétique. Aussi les Revues devraient laisser cette partie de la sculpture aux journaux politiques, si la critique n'était pas tenue de suivre l'art jusqu'en ses aberrations et le jury jusque dans ses démences. Qu'on ait médaillé la Séance du 23 Juin, soit; mais englober dans cette récompense un ouvrage qui viole les lois essentielles de la plastique, voilà qui ne peut se supporter; et puisque le jury est si jury que cela, il faut lui faire honte; car c'en est une que la jaculation des gens du métier devant ce haut-relief.
La République! le titre promet la virago de Rude, ou la Matrona potens de Barbier; et quoique cette promesse ne soit pas de celles irréalisables, M. Dalou n'en tient pas l'ombre. La République est absente de cet ouvrage qu'elle dénomme. En son lieu et place s'embrassent deux académies; le vrai titre serait donc le Baiser de paix; mais foin d'une réminiscence catholique! M. Dalou, mameluck de M. Renan, écho de Pierre Dupont, s'est inspiré de la mirlitonnade suivante:
Sur tous les peuples; et la terre
Dans la paix se reposera
De cinq ou six mille ans de guerre!
M. Dalou est un sculpteur abstrait; il représente la République par sa prétendue conséquence sociale et le troisième mot de sa devise: Fraternité.
M. Dalou est-il élève des Jésuites? il est du moins élève des sculpteurs jésuites, et ce haut-relief n'est qu'un retable d'église jésuite du XVIIIe siècle, à Rome. Je défie qu'on le nie! Or, les retables jésuitiques du siècle dernier sont des tableaux au ciseau; ce qui est la pire aberration de la sculpture, et la décadence au-dessous de quoi il n'y a rien. M. Dalou a-t-il voulu copier Rubens? Il n'y a pas une attitude, un membre, un pouce de modelé qui ne soit pris à la galerie de Marie de Médicis. Donc, ce haut-relief est un tableau jésuité XVIIIe siècle, et aussi un pastiche des Rubens, ce qui rogne un peu la médaille d'honneur? mais voyons la composition.
De la Place Navone, M. Dalou calomnie les retables de ses prédécesseurs qui ont toujours une figure principale, un centre qui est à la fois celui de l'intention et du mouvement plastique; c'était bon dans l'ancienne sculpture et M. Dalou a changé tout cela. La République ne se tient pas, elle est faite de quatre pièces ou morceaux. Premier morceau, les deux académies qui s'embrassent; second morceau, buste de garibaldien, avec bras en l'air, tête et chapeau Bolivar vu de profil; troisième morceau, filles phrygiennes volantes; quatrième morceau, petit génie. Entre ces quatre morceaux, il y a trois trous, bouchés de la façon suivante: premier trou, entre les filles volantes et le buste de garibaldien, relié par un paquet de drapeaux; deuxième trou, entre les filles volantes et les académies, génie avec des fleurs, pour créer une pondération factice au côté gauche; troisième trou, sous les pieds des deux académies, tous les accessoires d'un drame militaire au Cirque impérial. Ces quatre morceaux et ces trois trous, je ne les invente pas, la vérification est simple à faire; et il en sortira pour tout esprit non obscurci par le civisme, que la composition n'est que confusion, car la scène n'est pas double, comme dans la Transfiguration, elle est triple; le braillement de droite, l'embrassement du milieu, et la chorégraphie d'en haut. Et dans un haut-relief qui représente la République, des anges sont une inconséquence, et M. Dalou en a mis. Il est vrai qu'ils viennent de l'Eden-Théâtre, ces anges-là; et il est absolument surnaturel que les filles en bonnets phrygiens de M. Dalou fassent un plein air, à l'instar des anges que Delacroix lance sur Héliodore. Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur, public! et je ne m'acharnerai pas. Seulement, je proteste, au nom de la sculpture jésuitique, que le XVIIIe siècle n'a pas eu de retable pareil, et qu'aucun élève de l'Algarde ou de l'Ammanato n'a atteint ce degré d'erreur. Il n'y a point d'inconvénient à ce qu'un peintre peigne au ciseau: la Sixtine est là pour le démontrer. Mais il est désastreux qu'un sculpteur sculpte au pinceau, et le haut-relief-tableau est un crime de lèse-sculpture! M. Dalou a fait pis que de pasticher Corrège comme le Bernin, il a imité Rubens, le maître le plus opposé aux lois plastiques.
Je n'ai pas à examiner l'habileté d'exécution; je ne la nie pas, du reste, elle est éclatante; mais toi, vieux Buonarotti, Moïse de la sculpture, tu savais que le tableau sculpté est la mort de la statuaire et tu aurais jeté ton ciseau devant ce plâtre hérétique aux Normes.
Je ne cite que par pure malveillance, afin que la maladie civique, déjà si répandue, ne fasse pas de nouvelles victimes.
Dans un vaudeville imbécile, Bébé, un professeur de droit trouve ingénieux de faire chanter les articles du Code à ses élèves, sur des airs connus. Actuellement, il y a un groupe d'artistes (?) qui illustrent les articles du Code: la Loi enseignée par les yeux ou la sculpture légale. Voici l'Instruction obligatoire; une jeune fille dévêtue, nu-jambes, la chemisette plaquant aux seins, représente la Loi; et comme elle a l'air d'être facile à violer cette jeune fille, M. Lesueur ne produit pas l'effet qu'il cherche. Elle entraîne un mioche, pieds nus, cartable au dos et qui se frotte l'œil du coude. Si l'on forçait les sculpteurs au grand art obligatoire, je crois que M. Lesueur pleurerait plus fort que son mioche. M. Frette intitule Éducation militaire la statuette d'un collégien du bataillon scolaire appuyé sur son fusil; il est crâne, il est gentil; mais ce n'est pas Chérubin. Les ouvriers de Bar-le-Duc doivent avoir bonne paye, car c'est de leurs deniers qu'ils élèvent par les mains de M. Croisy une statue à M. Bradfer, beau nom, beau torse entouré de l'écharpe municipale, mais aux habitants de Bar-le-Duc à dire le reste. Le représentant Baudin tué sur la barricade, signé Printemps. M. Printemps devrait savoir que la ronde bosse n'admet que les mouvements accomplis et statiquement vraisemblables. Le personnage fatigue l'œil, il tombe et cependant il ne tombe pas, debout et le torse en arrière. Cela est physiquement inadmissible. Le petit Barra est le Benjamin des artistes citoyens, voici son buste; à la peinture, il y a sa mort. M. Turquet doit avoir la conscience forte pour porter toutes les toiles et tous les plâtres qu'il a fait commettre.
Le porte-drapeau du bataillon scolaire, pour pendule bien pensante et dans le mouvement, par Mme Cailleux. D'une autre dame, Mme Thomas, d'une belle allure, un Cuirassier en vedette. Troisième Bataillon scolaire, de M. Ledru; le gamin étudie sa leçon en tenant son fusil. Monsieur Ledru, une question: Sculptez-vous l'arme au bras? Non, eh bien! donnez les étrivières à monsieur votre fils s'il s'avise de manquer de respect à Homère, au point de le lire en faisant l'exercice. L'Alsace et la Lorraine, de M. Champigneulle, vaut mieux que le tableau romance de M. Jean Benner. Sans numéro, partant sans nom d'auteur, une tête colossale de Danton qui montre bien que le héros de la Terreur relève non de l'histoire, mais de la pathologie aliéniste. Voici Marat, cette brute hideuse, ce Minotaure dérisoire, accroupi, crasseux, puant, ignoble. Et voilà que la politique, pour un peu, viendrait ici encanailler l'esthétique, comme elle encanaille le Salon. M. Gourgouilhon a envoyé un plâtre dont il faut conserver la mention à l'histoire des ridicules de ce temps: un poupon a quitté le sein de sa nourrice pour saisir un sabre de bois; c'est intitulé: Qui vive! et la Bourgeoisie mettra cela sur ses cheminées. Tout ce patriotisme ridicule aurait mieux sa place ailleurs qu'au Salon; le patriotisme d'un sculpteur, c'est de faire de la haute sculpture, et toute cette série est du dernier détestable: gâchage de plâtre, gâtisme d'esprit, Turquet duce.
VII
LA CONTEMPORANÉITÉ
Elle est possible! Le «Chahut» de Carpeaux, les têtes de Désespérés de M. Carriès le prouvent. La Dame au pantin, le Bout du Sillon, de Félicien Rops, pourraient être hardiment transportés en ronde bosse, et Pradier qu'on vilipende, ces temps-ci, avait trouvé, dans sa Poésie légère, du nu contemporain. Malgré le mot qu'on attribue tantôt à l'austère Sigalon, tantôt au bouillant Préaux, il vaut mieux aller à Bréda qu'à Athènes, parce que, à Bréda, il y a du neuf quoique inférieur; tandis que, à Athènes, il y a le Minotaure-Poncif qui dévore les originalités. Charles Blanc a répété, toute sa vie durant: «En dépit de tout, la sculpture est un art païen.» Il oubliait Michel-Ange; il ignorait les primitifs de la sculpture française, comme il ignora longtemps les primitifs de la peinture italienne. Exigences respectives observées, la sculpture n'est-elle pas susceptible d'un Delacroix, d'un Gustave Moreau, d'un Rops? et si la contemporanéité est trop étroite pour la plastique, la modernité renferme les éléments d'innombrables chefs-d'œuvre. Est-ce qu'Hamlet ne serait pas le sujet d'une statue, comme Œdipe, et le débardeur de Gavarni n'est-il pas plus intéressant que les éternels chèvre-pieds? Mais, l'œil des sculpteurs est hypnotisé sur l'antique, et les lamentations oiseuses.
La Douleur maternelle, de M. Lanson, manque d'intensité. Affaissée dans un fauteuil, les bras pendants, une mère contemple avec l'œil fixe du désespoir, le cadavre de son nouveau-né étendu sur ses genoux. De près l'expression y est, mais elle devient douteuse de loin, et au lieu de la douleur, la face n'exprime plus que la fatigue, elle semble sommeiller. Ce n'est pas là Niobé, dont le mouvement est si expressif, qu'on ne s'aperçoit que difficilement de la calme sérénité du visage. Malgré la restriction que je fais sur l'insuffisance expressive de cette terre cuite, c'est peut-être la meilleure contemporanéité du Salon, et l'effort est louable d'avoir fait un pas dans le temps, au lieu du reculon éternel des sculpteurs. M. Henri Cros est peut-être l'artiste le plus lettré de ce temps; il a retrouvé la peinture à la cire et au feu des anciens, et ressaisi le premier le cautère d'Apelles. Sa connaissance du procédé antique, qui s'affirmera en un livre magistral et prochain, se montre dans un de ses envois qui est en pâte de verre; procédé perdu qu'il a retrouvé. «M. Henri Cros, a dit Charles Blanc, s'est fait une spécialité des bas-reliefs en cire coloriée, et cultive avec grâce, avec délicatesse, ce petit domaine, province rétrocédée à la sculpture, comme dirait le traité de Berlin.» Le bas-relief que M. Henri Cros a envoyé cette année, représentant la Peinture, une femme en buste qui tient une palette, est charmant; son buste de terre cuite coloriée, une tête d'Écossaise drapée d'un plaid bigarré, est à la sculpture ce que le portrait de femme de M. Desboutin est au Salon de peinture. La Jeune Contemporaine, de M. Chatrousse, n'a pas une robe de coupe franche, et le vase qu'elle tient, elle le porte d'une cheminée à une autre, dans le logis cossu et prétentieux de M. Perrichon dont elle est la fille.—C'est à Victor Hugo que nous devons ce macaque qui unit à la crapulerie, le crime; car à tous les vices de son corps, le Gavroche ajoute le fusil de l'émeutier. Quelle singulière lubie a eue M. Moreau-Vauthier de modeler ce jeune gorille parisien! La Cosette tenant sa poupée, de M. Bottée, est gentille au moins. Lorsqu'on a trop de plaisir à voir une chose et qu'on est aussi bon catholique que je le suis, il est très bon de s'en aller aussitôt en voir une laide, pour ne pas tomber dans l'épicuréisme absolu.... Là je me suis dit: mortifie-toi, mon bonhomme. Et j'ai fait comme M. d'Aurevilly, je me suis mortifié en regardant l'affreuse petite personne en bronze et assise de M. Hippolyte Moreau. Après le bain, vous vous attendez à une baigneuse, point; M. Lindberg a modelé un gamin scrofuleux qui se frotte le dos avec une serviette. Le bas-relief de M. Charpentier, l'Allaitement, n'a pas d'accent significatif. Une seule chose gracieuse, la Petite liseuse, de M. Rech.
La cause de la contemporanéité n'est peut-être pas près d'être gagnée, et ce sera un grand tant pis! pour notre temps qui passera sans laisser de traces plastiques.
VIII
LA FEMME—HABILLÉE—DÉCOLLETÉE—NUE
Joseph de Maistre prétend qu'une religieuse en costume de chœur est susceptible d'égaler esthétiquement n'importe quelle nudité; et cela n'est point un paradoxe. Qu'on prenne la femme dans ses deux états les plus caractérisés, la sainte et la fille; nul ne niera que la pudeur de l'une et l'impudeur de l'autre ne soient doublées par la robe; et la robe n'est pas incompatible même avec les pires exigences plastiques, témoins la Femme caressant sa chimère et la Sainte au manteau du Musée de sculpture comparée. Or, l'imagination peut faire le même travail de cristallisation, dirait Stendhal, devant la robe sculptée, que devant la robe réelle et habitée. Si les sculpteurs n'habillent pas la femme, c'est qu'ils manquent de subtilité. Étrange effet de la routine académique, dès que les artistes actuels ne font plus la grimace antique ou la grimace Renaissance, ils tombent dans la gravure de mode. Le mi-corps de M. Étienne Corot ressemble à un patron du Journal des demoiselles, ce n'est plus un torse, mais un corset.
Décolletés, la plupart des bustes de femme le sont, sans plaisir pour le spectateur, aux quelques exceptions près que je vais dire. La Princesse William Bonaparte, par M. Soldi, mériterait des madrigaux. Pourquoi Mme Clovis Hugues n'a-t-elle pas son costume provençal, le fichu arlésien, c'est le buste tout fait. La Mauresque et la Juive, de M. Guillemin, ont le tort d'être des pendants, et le pendant a été inventé par le Bourgeois. Mlle Feyghine, en Kalékaïri, commandé par M. le duc de Morny; les plus jolies épaules tombantes portent le cou de la demoiselle de M. Puech; M. Wallet, Gersomine a un buste de toute jeune fille, aux formes encore informes d'une acidité de fruit vert. Je donnerais la pomme du buste à celui singulièrement éphébique de Mme Berthon, si la Pierrette de M. Maurice de Gheest n'était pas si jolie dans sa modernité exquise, délicieusement raffinée, si les jurys n'étaient pas voués au civisme. M. Hercule n'est pas l'Alcide de la sculpture, mais sa Jeune fille au bracelet appartient au nu franchement moderne; tout est cambré, les reins et les seins, et aux genoux les jarretières ont laissé leur trace; sur la nuque, les deux courtes nattes achèvent de préciser le déshabillé de ce nu qui, surtout de profil, est agréable à voir; au point de vue moral, il y a là du stupre.
La Jeunesse, de M. Carlès, est adorable du haut; la tête est jolie, le tiré des cheveux pudiquement exquis, les bras minces sans maigreur, la gorge très fine et haute, les plans du torse harmoniques; mais au nombril le poncif commence et coule jusqu'aux pieds. La pudiquement impudique Captive, de M. Ferville Suan, dont le geste effarouché est si peu farouche, me rappelle cette Fellah de Landelle, juste assez dépoitraillée pour agacer sans indécence et qui eut tant de succès.
M. Hiolle a le poncif opulent. Son Ève callipyge a des secondes joues excessives; c'est lourd et rond, et, quoique ferme, la chair est épatée en largeur au point d'étonner. Dans la Charmeuse, de M. Lami, les plis du bassin, le modelé du dos dans la Source, de M. Rambaud, sont bien traités et fort intéressants. La prétendue Messaline, de M. Brunet, malgré le réseau d'or de sa gorge, n'est qu'un Clésinger manqué; dans cette donnée de nundum Satiata, je signale la quatrième planche des Sataniques, de Rops, comme la figuration corybantesque la plus intense. La Tentation, de M. Lambert, en donnerait; une jeune fille se hausse pour cueillir un fruit, c'est une étude sans poncivité. M. Prouha a trouvé une idée plastique délicieuse: le Passage de Vénus. Sur l'orbe du soleil, en profil courbe, est jeté un corps élégant et souple; et la ligne des seins au ventre est peut-être la plus suavement décorative de tout le Salon; il faut louer aussi le mouvement de la figure qui est aérien et digne de ce maître des formes féminines. In somnis imperat caro, telle est l'épigraphe du Rêve; c'est le réveil, elle s'étire, tout énervée; mais la promesse de l'épigraphe est loin d'être tenue. On pouvait tirer plus de parti de ce mouvement, en tendant le buste et en faisant remonter les lignes du bassin, ce qui est toujours suave à l'œil. La Canotière assise que M. le comte de Follin intitule Plaisir d'Été, est gentille dans sa crânerie; c'est là une intéressante contemporanéité, mais ce n'est pas encore l'Anadyomène moderne, qui n'est pas près d'apparaître, non par faute d'écume.
J'ai disposé en diverses catégories le nu féminin, qui est la partie la plus nombreuse comme la meilleure du Salon, mais le mérite est diminué par le caractère physiologique de la préoccupation sexuelle qui obsède physiquement les artistes comme le public.
IX
LA SCULPTURE PITTORESQUE
Un mouvement du corps qui n'en exprime point de l'âme, ou du moins point d'élevé, le Danseur Napolitain de Duret par exemple, et le Vainqueur au combat de coqs de Falguière, tous les faunes saltants de Pompéi appartiennent à ce genre inférieur au style, le pittoresque. Il n'y est besoin d'aucune pensée et la Bourgeoisie comprend tout de suite.
Il y a de la force dans le bronze de M. Desca: le Chasseur d'aigle, qui a terrassé l'oiseau royal et lui jette une lourde pierre. M. Fremiet a mis bien en selle son Porte-falot du XVe siècle, c'est élégant, et cependant cela ressemble à un grand joujou. Le Jeune Gaulois de M. Delhomme est inviril, et son chignon mal tordu. La grosse pièce de M. Tony Noël, amplification plastique, uno avulso non deficit alter; un guerrier tombé, l'autre combat toujours, du Louis Carrache grossi et enflé. Le Vainqueur, de M. Sanson, un type fellah, sans accentuation. Le bronze à cire perdue de M. de Vasselot, Ung Ymaygier du Roy, a l'accent Renaissance très heureusement prononcé. Le Routier à cheval, de M. Tourgueneff, n'est pas le Colleone, mais de sa suite. Pour qui a vu Venise et l'œuvre du Verrochio, l'éloge suffit. M. Hugolin, dans le Repos sur la charrue, a donné une fierté de pose toute guerrière à son Bouvier, qui, casqué, serait un homme d'armes. Que dire du gamin napolitain de M. Catti qui clopine en se tenant un pied; du Porteur de palanquin japonais, de M. Fouques, et du Bateleur comptant sa recette, de M. Aldebert. Quant à M. Fossé, son Bûcheron est une erreur, le rustique est inadmissible en ronde bosse et Millet, sculpteur, ne s'accepterait pas. Le Charmeur de serpents, de M. Fremiet, est une fort jolie statuette, préférable à son Porte-falot. Le jeune gamin de M. Vibert, qui joue avec de jeunes chats, intéresse comme nu moderne. Le Pitre au chien, de M. de Chamellier, a le mouvement juste et tournant. Ceci est l'inférieur; voici le détestable.
X
LA SCULPTURE BOURGEOISE
La sculpture de genre est absurde, et deux fois absurde l'éclectique jury qui la reçoit. Est-il décent d'exhiber les deux grimaces de M. Yeldo, la Chanson des vieux Époux et les Deux Bossus? Ils sont trois qui ont pris le même motif plastique à Florian; d'ordinaire, il y a à chaque Salon un Aveugle et Paralytique; cette année, il y a progression, l'État a acquis celui de M. Turcan, et tant pis, pour l'État. M. Ernest Michel a gâché du talent, et beaucoup, à cette oiseuse illustration d'une fable médiocre. Quant à M. Carlier, c'est un habile homme, et s'il n'a pas l'imagination d'un groupe neuf, il a celle d'un titre à l'ordre du jour: Fraternité. En somme, il n'y a là que deux académies, l'une sur l'autre, très soignées et finies d'exécution. C'est une pièce de palmarès au concours général et qui, comme on devait s'y attendre, a obtenu une première médaille, moitié civique et moitié de rhétorique: bon humaniste et bon citoyen, M. Carlier est un sculpteur, un artiste, non. La Vieille histoire, de M. Guglielmo, une femme du peuple à qui sa fille tient un écheveau; quelle invention! et que cela ferait bel effet au Pie-Clémentin. M. Ardisson a embourgeoisé le Petit Samuel, de Reynolds. La Sieste, de M. Johmann, est nauséeuse; un moutard endormi dans un fauteuil et dont la bouillie se répand. Pouah! M. Manbach fait jouer à trois moutards l'Huître et les Plaideurs.—Ay! Ay! C'est M. Benlliure qui fait pousser ce cri à un gamin dont un caniche happe le pantalon; le Balcon andalou, de M. Susillo, plairait aux amateurs de M. Worms, et le Baiser maternel, de M. Laporte, à ceux de MM. Laugée. Aux vitrines des marchands, cela se voit; mais au Salon, on devrait être à l'abri de semblables sculptures commerciales!
LES BUSTES
«Lord Byron qui était le plus grand poète et le visage le plus beau de toute l'Angleterre, répugnait au buste, a dit M. d'Aurevilly.... Nous n'avons plus de ces timidités fières, de ces nobles craintes d'être au-dessous de l'idéal.» L'idéal! ils s'en soucient bien! sculpteurs et bourgeois! Il n'est pas un matelassier ou un avocat qui ne puisse avoir son buste, signé du nom qu'il voudra. En Grèce, il en était autrement, et Alexandre «se déguisait en Dieu,» comme dit Ch. Blanc, pour figurer pour les statères. A Rome appartient le déshonneur d'avoir prostitué le marbre au buste du premier consul venu. Les sculpteurs d'aujourd'hui n'ont pas plus le sens esthétique que les avocats le sens moral; et tout client leur est bon. Mais si le jury est gâteux et admet le buste de M. Prudhomme, il n'aura pas de mention ici. Je tirerai seulement de ce dépotoir de la bourgeoisie, les iconiques qualifiés: M. Edgard La Selve, œuvre remarquable, de M. Bastet; l'empereur Alexandre II, mort et vivant, d'une vérité qui fait honneur au prince Romuald Giedroyc, mais qui fait honte à la race Slave d'avoir des empereurs si laids. Voici M. de Sainte-Beuve, surnommé Sainte-Bévue, et qui a une tête de chanoine réjoui. M. Labiche n'existe pas, quoiqu'il soit de l'Académie, car il est de la bourgeoisie, et Mlle Thomas n'ira pas plus à la postérité que son modèle, alors même qu'elle se coifferait d'un chapeau de paille d'Italie. Et dire qu'il y a des gens assez de leur bourgeoisie, pour parler de M. d'Aurevilly pour l'Académie, quand M. Labiche en est! Je copie un alinéa de son Salon unique dans tous les sens du mot qui montre que rien n'a changé depuis 1872 à 1882. «Tel le compte des bustes-portraits pris dans les hommes célèbres du temps qui viennent trouver le regard au Salon... Ceux qui ne le trouvent point, leur insignifiance mérite le silence. Après eux viennent les anonymes qui ne mettent pas leur nom au livret mais leur nez dans la salle, et le passent au speculum du public.... Assurément ces anonymes font très bien de n'avoir pas de nom. Figaro, en arrangeant son tribunal, disait: «Et la canaille derrière.» Laissons donc la canaille des bustes derrière nous.»
Dédaigner la canaille, c'est tout ce qu'on lui doit; mais la bâtonner serait mieux et j'aurais le plus esthétique des plaisirs à voir tous ces bustes difformes, réduits en morceaux informes, et je bafoue de l'épithète d'industriels, tous les modeleurs de bustes qui déshonorent la sculpture et salissent le Salon de véritables ordures plastiques!
SALUT AUX ABSENTS!
A celui qui fait entendre ses voix à Jeanne d'Arc, qui élargit jusqu'aux étoiles le geste auguste du Semeur, et sur le tombeau de Jean Reynaud a exprimé admirablement l'envolée de l'âme vers Dieu; à Chapu, le premier sculpteur de ce temps, Salut!
A celui dont le Courage militaire rappelle le Piensiero; qui exalte le geste du précurseur encore enfant et criant dans le désert; qui a trouvé l'allure de Mantegna dans sa Méditation, et pris un Chanteur à Lucca Della Robbia: à Paul Dubois, Salut!
A celui qui a retrouvé dans son David le ciseau de Donatello, hardi sculpteur qui a crié dans la défaite, ce mot superbement vrai, quand il s'agit de la fille aînée de l'Église: Gloria Victis! A Mercié, Salut!
A celui qui dompte les fauves; et du désert les jette dans l'art, mugissants et formidables, au Barye II, qui n'a envoyé qu'un coq, mais fier comme un brenn; à Caïn, Salut!
CONCLUSION
La Sculpture est la fille aînée de l'Architecture; selon la hiérarchie et l'histoire, la peinture n'est que la cadette, toute l'antiquité durant: même dans les temps modernes si elle est venue à tout primer, ce n'est qu'en sortant des mains des sculpteurs. Le ciseau de Nicolas Pisano creuse le premier sillon de l'art italien; et l'école Florentine doit beaucoup aux peintres orfèvres. En France, jusqu'au XVe siècle, nos peintres sont ymaigiers et verriers, et la statue fut, après la cathédrale, notre gloire. La Renaissance seule donne le pas sur la statue, et le tableau l'a gardé, si ce n'est en droit, du moins en fait.
La critique a mis en circulation une fausseté manifeste, la suprématie de la sculpture contemporaine sur la peinture. Il est de notoriété que le niveau intellectuel de la majorité des sculpteurs est bien au-dessous de celui des peintres, et tel auteur d'une bonne ronde-bosse n'a qu'une âme de maçon et un esprit de rustre. L'originalité plastique, plus difficile, je l'accorde, est aussi d'une rareté bien singulière. Où sont donc les sculpteurs originaux? Sont-ce MM. Dubois, Falguière, Mercié, Chapu, Delaplanche, qui copient bel et bien les Italiens du XVe siècle, et si évidemment que chacune de leurs œuvres rappelle une œuvre florentine? Comme art, la priorité de la sculpture n'est pas niable; comme artistes contemporains, je n'admets aucune supériorité de MM. Chapu, Dubois, Falguière, Mercié, Delaplanche, sur MM. Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Baudry, Hébert, Rops, Jules Breton. Quant au niveau de l'école, je livre ces dix points suivants à la méditation des compétents: 1º Statue vient de stare, et un quart des statues sont hors de leur aplomb; 2º la chorégraphie et la pièce montée, dont l'Immortalité, de M. Hector Lemaire, est le type odieux; 3º les reliefs-tableaux, tableaux; 4º l'abus idiot de l'accessoire et le compliqué du piédestal; 5º la fréquente inconvenance de la matière: ce qui est très mouvementé en marbre, et ce qui est calme en bronze; 6º la sculpture de genre qui est une profanation et un abrutissement; 7º l'encanaillement du plâtre dans les bustes; 8º la suppression des plans intermédiaires dans le modèle féminin; 9º l'emploi général du praticien pour le marbre; 10º le manque d'individualité des formes qui est obligatoire, hors du type.
Ces considérants incomplets, et que je n'ai pas la place de plus amplement formuler, suffisent, ce semble, à réduire au paradoxe l'assertion trop répétée de la préséance du ciseau. Cette opinion singulière vient de la précision inéluctable du procédé plastique, où les sophistications et les fautes grossières sont impossibles; et, considéré au point de vue élogieux, dire que la plupart des sculpteurs savent le métier de leur art, ne les monte pas bien haut. On a rejeté le canon païen, ce qui est un progrès; quand ces messieurs voudront bien sortir de Florence et du XVe siècle pour revenir en France et au XIXe siècle, le progrès sera énorme. Mais le voudront-ils? Carpeaux, un vrai maître, peut ne pas leur sembler digne d'être suivi. Eh bien! qu'ils reprennent la sculpture française du XIIIe siècle, qu'ils continuent notre art autochtone, catholique, et qu'ils tâchent, je les en supplie, de sauver dans leurs œuvres de demain quelque chose de la plastique moderne. Elle existe; il n'y a qu'à ouvrir les yeux, pour ceux qui les ont capables de voir; et de rendre les corps mêmes dont Balzac et Barbey d'Aurevilly nous ont sculpté les âmes.
ARCHITECTURE
L'Architecture est le plus élevé et le générateur de tous les arts du dessin; et s'il vient ici en troisième ligne, c'est que les architectes d'aujourd'hui ne sont guère que des constructeurs, des ingénieurs, des entrepreneurs de bâtisse. On ne sait plus faire une église; on ne fait plus de palais, et, civile ou militaire, l'architecture actuelle est une honte.
Depuis la Révolution, on n'a fait que des pastiches, c'est-à-dire néant. Toutes les bâtisses de ce siècle violent les deux lois hors desquelles il n'y a plus que de la construction incohérente: 1º Tout profil architectonique correspond à une idée et ne peut être employé que pour un monument adéquat à cette idée, sous peine d'absurde; exemples: l'architrave et la prédominance des horizontales dans une église catholique, Notre-Dame-de-Lorette, Saint-Augustin, la Madeleine. 2º Il faut qu'il y ait unité harmonique entre tous les profils d'un monument; exemple: l'incohérence du Casino de Monte-Carlo. Pourquoi les arcades Rivoli sont-elles «bêtes» et celles des Procuraties, à Venise, et des rues de Bologne, poétiques? A MM. les architectes de répondre, s'ils le peuvent. Je constate le fait et je crois que le monument étant d'esprit collectif ne peut plus naître dans une civilisation où la bourgeoisie domine et où l'individualisme a pris toutes les coudées possibles. Un archéologue anglais a qualifié d'«égoïste» l'architecture contemporaine et l'épithète lui restera. Je sais que l'architecture n'est pas seulement un art, c'est une science; mais cette monographie est intitulée: L'esthétique au Salon et je n'ai à m'occuper que de l'art; aussi serai-je sur l'architecture d'une brièveté choquante, aux yeux de plusieurs; car il n'y a point d'art ici, ni d'artistes, mais des ingénieurs.
Depuis un siècle, il n'a pas même été question d'un style nouveau; nul ne songe à cet irréalisable, et le pastiche composite est la règle sans exception. Je comprends que pour les églises, les hôtels de ville, on emploie encore l'architectonique archaïque, puisque ces monuments ont relativement la même destination que jadis; mais novus ædium et rerum nascitur ordo. Un nouvel ordre de choses nécessite de nouvelles formes architectoniques, ce semble. Les gares de chemin de fer devraient être construites avec quelque originalité. Point. Jusqu'aux théâtres, tout est copie composite; et que les Parisiens seraient moins fiers de leur salle du Grand-Opéra, s'ils connaissaient celle du théâtre Farnèse, à Parme!
J'ai consciencieusement considéré tous les châssis et je n'ai vu que des bâtisses qui sont de bonnes constructions, mais nullement belles et partant interdites à ma critique. Des mairies, des casernes, des lycées, des cercles, des abattoirs, des écoles laïques, ce sont des utilités et ce mot les juge.
Il y a bien une série de projets pour la reconstruction de la Sorbonne, mais la critique en serait plus grande qu'intéressante. Le théâtre de la Comédie-Parisienne, avec sa façade plate et la bigarrure de ses briques émaillées, ne peut pas passer pour un monument. M. Hans Mackart, le plus déplorable des peintres, après M. Bouguereau, est un architecte extravagant au delà du vraisemblable. Son Palais n'est qu'un décor de féerie pour l'Eden-Théâtre, mais même comme toile de fond cela ne serait que baroque, tellement le mauvais goût en est prétentieux; Mlle Prudhomme, qui a lavé beaucoup d'aquarelles et qui rêve d'épouser un prince, doit rêver de ce palais si bourgeois dans sa pompe sotte. En revanche, la Façade de l'Exposition d'Amsterdam fait le plus grand honneur à M. Motte. Cette décoration hindoue, modifiée suivant le climat hollandais, est le meilleur châssis du Salon, de beaucoup.
Après les ingénieurs, les décorateurs qui ne sont pas des ingénieux. Les Mâts de la place de la République ne porteront pas bien haut la gloire de M. Mayeux et ce n'est point la peine d'exposer cela.
Nombre de décorations exécutées à Paris, entre autres un Salon Louis XVI, chez M. de Rothschild. Le reste de l'exposition d'architecture n'est qu'une exposition d'aquarelles. Les Vieilles maisons de Laval, de M. Diet, et deux cents autres, Clérisseau, Hubert Robert et Panini.
Toutes les restaurations sont intéressantes, mais au point de vue archéologique, et je le répète, je n'ai à m'enquérir ici que de l'art vivant. Je mentionnerai toutefois, à cause de son importance, le Palais ducal d'Urbin, de M. Masqueray, qui est certainement le plus beau spécimen féodal du XVe siècle italien.
Restaurez, MM. les architectes, sauvez les monuments du passé pour faire pardonner de n'en savoir plus faire.
CARTONS ET DESSINS
Oh! nous ne sommes pas ici à Hampton-Court et les deux seuls cartons exposés sont loin d'être admirables. La lutte pour la vie, de M. Villé, est d'un ingrisme plus qu'insuffisant, et la composition est si obtuse qu'on n'en découvrirait jamais le sujet: le livret consulté, on ne le découvre pas encore. L'Éducation de la Vierge, de M. Drouillard, est loin des images de piété de la Société de Dusseldorff; c'est mieux cependant que les tableaux religieux ordinaires. M. Froment, bien connu des lecteurs de l'Artiste, a ici le plus gracieux dessin, les Grâces enseignant. La Jeune fille rêveuse de Mlle Beaury Saurel, excellent fusain. M. Élie Laurent, dans ses Jeunes filles regardant des gravures, a trouvé des robes hésitantes entre le moyen âge et nos jours, d'un grand charme. L'étude de tête de femme empanachée, de Mlle Poitevin, a de la saveur, et M. Desportes a une tête de jeune fille d'un accent tout printanier; mais le meilleur portrait est celui de Maurice Rollinat, le poète des Névroses et bientôt de l'Abîme humain.
L'illustration de l'Enfer qu'expose M. Hillemacher est une œuvre importante; mais je ne conçois pas qu'une autre ligne que la ligne florentine puisse paraphraser le Dante, cet Homère catholique plus grand que l'autre.—Le trait caractérisé des Léonard, des Michel-Ange est mort à tout jamais, et en comparant par la pensée le moindre dessin du XVIe siècle, les études de Bandinelli que l'Artiste a publiées, par exemple, on sent que nous avons beau nous faire illusion, nous sommes horriblement inférieurs au moindre maître du XVe siècle. Toutefois les deux dessins de M. Laurens, le Tonsuré et Mérowig en prière, sont fort beaux, et bien supérieurs à ses tableaux; cette illustration sera vraiment hors ligne.
MINIATURES
Il y aurait un beau livre à faire sur cet art charmant qu'on ne regarde guère qu'avec des yeux d'archéologue. «Les miniatures, a dit M. Didron avec beaucoup de justesse, sont des vitraux sur parchemin, opaques et qui réfléchissent la lumière au lieu de la réfracter. Le procédé est le même pour l'enlumineur sur verre ou sur le parchemin; le feu de la moufle ou le feu du soleil séchera les hachures.» Lorsqu'on voudra faire l'histoire de l'art moderne, c'est là qu'il faudra la commencer, car on a des miniatures du Ve siècle, tandis que les verrières d'Angers, les plus anciennes, sont du XIe siècle. On a estimé à dix mille le nombre des manuscrits à miniatures de Paris et à un million les compositions qu'ils renferment et dont la variété est infinie, car il n'y a pas que des Heures et des Sacramentaires, mais aussi des historiens et jusqu'à des bestiaires et des volucraires. La pensée esthétique, jusqu'au XIVe siècle, est dans les manuscrits ainsi que la paraphrase de la symbolique compliquée des verrières; et ceci est à remarquer, toute miniature est unique. J'avoue que pour qui a vu le Bréviaire Grimani, il est difficile de considérer comme miniatures la Lola, type d'impure à la Gavarni, de Mme Herbelin, la femme au boa de Mme Clarisse Bernamont, les deux miss de Mme Mocquart, et la fillette au fichu de Mlle Caroline Grensy.
Au siècle dernier on a fait de jolies miniatures, mais intimes, pour être données d'amant à maîtresse. La miniature est essentiellement une peinture sentimentale et privée, qui n'intéresse que les amis du modèle quand il n'est ni très joli, ni très historique, et c'est largement le cas des miniatures du Salon. En outre le procédé de la miniature doit tendre à ne pas laisser trace des soies du pinceau, ce que Mesdames les miniaturistes violent outrageusement.
AQUARELLES
Ce sont les gens du monde et les miss anglaises qui ont un peu déconsidéré l'aquarelle, en y touchant. Sans compter les admirables aquarelles de Gustave Moreau que possède M. Hayem, il ne faut pas oublier que les Sataniques, de Félicien Rops, ont été primement faites à l'aquarelle, ce qui lave à jamais le genre de sa réputation d'afféterie et de fadeur.
Il y a de très jolies teintes dans la Gitana jouant de la mandoline, de M. Philippe de Bourbon. Les cadres de M. Larson intitulés: Potiron et Gelée blanche, sont des impressions d'une extrême justesse. M. King est Anglais, son envoi le dit plus que son nom, par la pointe de mystère et de curiosité que fait naître sa Mariana, une dame très à la mode, auprès d'une ferme. L'Effet de matin à Rome, de M. Christian Swidig, est d'une tonalité terne bien étudiée. Toute charmante dans sa crânerie, l'Incroyable, de M. Lafourcade. Beaucoup de femmes non jolies, charmantes; celle en blanc, assise au bord de l'eau, de M. Bruneau; une autre cueillant des fleurs, de M. Diaqué, et une série de MM. Cortazzo, Halle, Daux, parmi lesquelles il faut mettre hors de pair la dame très habillée de M. Béthune, et celle au rideau bleu, de M. Gaston Gérard. L'énumération pourrait durer et ce serait à tort pour ce petit art... d'amateurs.
PASTELS
Latour et la Rosalba seraient contents de M. Émile Lévy. La peinture à l'huile n'a pas plus de fermeté que ses crayons de pâte, et son portrait de demoiselle en rose est un chef-d'œuvre dans le genre, tout simplement. L'Aurore, de M. Fantin-Latour, est une figure bien délicieuse et qui rend ce peintre inexcusable de s'obstiner à pourtraire des bourgeois.
La Jeune Polonaise, de M. Ch. Landelle, figure délicate et suave; j'en dirai presque autant de la fillette de M. Breslau. La Grisette, de M. Schlesinger, qui croise une veste sur ses épaules nues, a de jolis yeux.
M. Desportes a eu l'idée singulière, en donnant presque les proportions de nature à une dame qui sort d'une grille, par la neige.—Les Moines défricheurs, de M. Maréchal de Metz, ont du style. Un chef d'ordre explique à ses religieux que le travail de la terre est digne de leurs mains; mais les autres pastels ne le sont pas d'être mentionnés.
GRAVURE
L'eau-forte est la maîtresse gravure, parce qu'elle constitue un art vibrant, passionné, où l'imagination peut se donner hardiment carrière. Malheureusement, le maître sans égal du genre, celui qui a fait dire les plus étonnantes, les plus singulières choses aux morsures du cuivre, Félicien Rops, n'est pas ici.
Les Parisiennes, de M. Somm, sont d'exquises et vivantes études qui valent autant que peintes. La morsure de M. Renouard est incisive et pittoresque au plus haut point dans ses deux séries de l'Opéra; Le premier harpiste, par exemple, est une modernité où l'accent fantastique ajoute un intérêt singulier. Évidemment, MM. Renouard et Somm sont les plus originaux des artistes qui ont exposé. Pour ce qui est des architectures, comme on dit, Une place neuve à Angers et Cour Sainte-Gesmes, que publie l'Artiste, de M. Huault Dupuy, sont les plus remarquables et méritaient d'être médaillées. Le Zuyderzée, près d'Amsterdam, et les Environs de Dordrecht sont fort remarquables et on reconnaît tout de suite que M. Storm Gravesande est l'élève de M. F. Rops. Parmi les gravures au burin de l'ancienne école à tailles classiques, la Tête de jeune homme, d'après Palma le vieux, par M. Danguin, un chef-d'œuvre. Fort remarquable est la Petite fille anglaise de M. Bracquemond, d'après Baudry. De M. Hanriot, les Souvenirs de Chaplin où la morbidesse du Boucher du second Empire est étonnamment rendue. La plus intéressante des séries exposées, celle de M. Lalauze, d'après Eugène Lami, pour illustrer Musset; quant à sa Vérité, d'après Baudry, je lui préfère celle que M. Nargeot a gravée pour l'Artiste l'année dernière. A signaler une planche intéressante de M. Aglaüs Bouvenne, Souvenirs de Fontainebleau, d'après Th. Rousseau.
La lithographie est tombée dans un discrédit tout à fait injuste. Je n'en veux pour preuve que les deux pierres étonnantes de M. Fantin-Latour: Parsifal et Évocation! Aucun autre mode de gravure ne rendra aussi bien Delacroix, Decamps; et Gavarni à lui seul a fait sur la pierre plus de chefs-d'œuvre qu'il n'y en a dans dix Salons.
La gravure sur bois, arrivée à l'extrême perfection, cherche et rencontre les effets du burin dans la Femme à la Tulipe de Mme Prunaire, d'après Toudouze. M. C. Bellanger est arrivé à l'intensité de l'eau-forte dans l'Affûtage des outils, d'après M. Lhermitte.
Si j'arrête ici les mentions, c'est faute d'espace; la gravure française est excellente, et je n'aurais que des éloges à faire. Toutefois, un fait patent, c'est que la gravure des tableaux n'a plus de raison d'être; depuis les photographies de Braun.
Il est une variété de la sculpture qui va disparaissant, la glyptique. La gravure en pierres fines n'a été un art qu'en Grèce; camées et intailles modernes pastichent piètrement et rentrent dans la joaillerie.—La gravure en médaille, qu'ont illustrée les Varin, les Dupré, les Duvivier, tombe en désuétude; et comment s'en étonner? Nos actes sont-ils sujets à médaille? Où sont les victoires qui, d'un coup d'aile, feront tomber le balancier? A cette heure, il n'y a qu'un triomphe, celui de Bourgeoisie, mais le bronze, la matière inerte s'y refuserait.
ÉMAUX—PORCELAINES—FAIENCES
Ici tout est médiocre et terne et sale et incolore. L'art des Della Robbia, des Cuzio, des Xaniho da Rovigo, des Pénicaud, des Courtois, que Claudius Popelin avait restauré, est tombé au-dessous de tout. La Joconde, de M. Georges Jean, est une caricature, de même la tête de Christ du Vinci de Mlle Cabis. Dans son crucifiement d'après Flandrin, Mlle Collas a semé le fond de son tryptique de poudre à sécher l'encre. Bref, le seul émail, c'est l'émail blanc, de la Vénus de M. Mercié, à la peinture. Les Porcelaines de M. Taxile Doat sont très délicates et en blanc laiteux sur bleu et vert tendres; les deux Farandoles, le Triomphe de Silène ont une valeur de dessin et de composition. Mlle Hortense Richard règne sur le reste, avec la Sainte famille de M. Bouguereau, c'est porcelaine d'après porcelaine.
Les Faïences valent un peu moins encore et les marchands n'en voudraient pas pour leur montre, tellement le coloris en est laid et la cuisson manquée. A signaler une contemporanéité, Première au rendez-vous, mais la touche est grosse. La Fuite en Egypte, de Mlle Alix, d'après Dürer, est la mascarade d'un chef-d'œuvre.
A l'instar de M. d'Aurevilly, je ne crois pas aux femmes dans l'art; elles n'ont produit jamais que de l'estimable; et il s'en faut que les faïences qui règnent dans la galerie du premier étage soient dignes de la moindre estime.
J'aperçois, au bout du jardin, Palissy qui met une bûche à son four. Eh! qu'il ferait mieux, le grand potier, d'en fracasser toute cette vaisselle qui déshonore l'art pour lequel il a tant peiné!
CONCLUSION
L'Art français est encore le premier du monde, grâce à une vingtaine d'artistes qui possèdent la qualité suprême: le style. Supprimez ces vingt maîtres, et ce qu'on appelle l'école française apparaîtra ce qu'elle est: une cohue talonnée et bientôt égalée par les Américains et les Belges.
La démocratie politique n'est pas de mon ressort; mais je veux bafouer ici la démocratie artistique. En art, un peuple ne vaut pas un homme et un million d'œuvres estimables ne pèse pas un chef-d'œuvre. L'Art est plus qu'une Aristocratie: une Féodalité, et autour des quelques grands barons auxquels je rends l'hommage-lige, il y a trop de truands, de reîtres, de routiers, en un mot de canaille! Dix mille peintres, mille sculpteurs, un nombre indéfini d'ingénieurs qui s'intitulent architectes effrontément! Ce n'est plus une école, c'est une horde, et pis que barbare, bourgeoise. L'art, cette vocation, comme le sacerdoce, devient une carrière, comme le notariat, et une mode aussi. On ne rencontre par les rues que boîtes de couleurs et rouleaux de musique. M. Prudhomme fait tourner joyeusement ses pouces. Sa fille lave des aquarelles, son fils peint des bodegones, et jamais l'art, à ses yeux, n'a été aussi florissant. «L'art, en France, s'est élevé à la hauteur d'une industrie; et c'est une des branches du commerce national qui a le plus d'avenir.» Voilà ce que j'ai entendu, textuellement, au Salon même, et il ne se trompait pas, ce bourgeois! A quelle époque, en quel lieu, a-t-on jamais vu l'exhibition annuelle de 5,000 œuvres d'art sur 10,000 envois? Cette production est monstrueuse. Le flot des médiocres, qui a déjà submergé tout le reste, submergera l'Art aussi, si l'on n'écrase sous le mépris et l'invective l'hydre de la bourgeoisie—la plus horrible, car elle n'a rien de terrible dans ses millions de têtes—que sa bêtise irrémédiable.
La vulgarisation, voilà le grand crime de l'intelligence moderne, c'est Prospero se ravalant jusqu'à servir Caliban; c'est Ariel, les ailes arrachées et traîné au ruisseau; c'est l'école française qui, au lieu de forcer le public à s'élever, se ravale jusqu'à lui! La vulgarisation, c'est la gâtisme d'une civilisation finie. L'art, ce sommet qu'il faut rendre inaccessible, on en fait un niveau dérisoire; l'art, cette initiation où il ne faut accueillir que les prédestinés, on en fait un lieu commun, au gré de la foule. Singulière aberration d'une époque idiotisée par M. Renan et sa bande d'Allemands! on veut convier le peuple aux fêtes de l'idéal et on ne parle que laïcité! Je prononce, l'histoire à la main, qu'il n'y a que le catholicisme qui ait pu et qui puisse être populaire sans cesser d'être sublime, et accessible à tous sans s'abaisser; et c'est une des preuves surnaturelles de sa vérité. Hors de l'Église, l'Art n'est plus qu'un hermétisme. Les Allégories de Chavannes, les lyrismes symboliques de Gustave Moreau, les Sataniques de Félicien Rops, ne sont compréhensibles qu'aux seuls initiés.
Quant aux artistes qui ravalent leurs œuvres jusqu'à la compréhension de M. Prudhomme, ils ne sont que des peintres Prudhommes. Qu'on le sache! l'applaudissement du public n'est qu'un bruit batracien; l'autorité en matière d'esthétique appartient aux métaphysiciens; car le grand art n'est que de la métaphysique figurative.
Si, au cours de ma critique, j'ai demandé des médailles, me plaçant au point de vue de l'intérêt matériel des artistes, je proteste ici de mon mépris pour les jurys, les académies, les examens, les professeurs, les croix, les médailles, et autres grotesqueries de ce temps. Quant à ma sévérité prétendue, elle vient de ce que j'ai une notion très élevée du devoir de l'artiste et que je m'efforce de l'inculquer. L'art est le seul prestige qui reste intact à la France; elle règne encore sur le monde au nom de l'esthétique. Nos vainqueurs de 1871 ne sont pas dignes de nettoyer les palettes de Puvis de Chavannes et de Moreau, de mouiller le plâtre de Chapu ou d'essuyer les cuivres de Rops; cela est évident. Toutefois le patriotisme qui s'aveugle n'est pas le vrai; quatorze siècles font vieille une civilisation, et si le pas actuel se maintient, si le blasphème continue, je déclare que nous sommes et à une fin d'art, et à une fin de race.
La latinité est en péril, en péril métaphysique, grâce à M. Renan et sa bande! De toutes les Frances, la France esthétique est la seule encore debout: mais elle est menacée, hélas!
Quand Polonius demande à Hamlet ce qu'il lit: Des mots! des mots! des mots! répond le prince du Danemark. Eh bien! à la fin de cette étude sur le Salon, si on me demande ce que j'ai vu, en dehors de quelques exceptions soigneusement faites, je répondrai: Des lignes! des formes! des couleurs!
Ce qui fait la valeur d'un sentiment est aussi ce qui fait la force d'une doctrine. Or, la tradition est constante dans son unique enseignement qu'il est opportun de resserrer; l'œuvre d'art est le sentiment d'une idée sublimée à son plus haut point d'harmonie, ou d'intensité ou de subtilité. Quant à la hiérarchie, je n'ose pas même en prononcer le nom; il est étrangement séditieux, à cette heure de notre histoire; je dirai cependant que si la France est glorieuse, c'est par l'héroïsme de ses chevaliers et non par la probité de ses notaires. L'artiste doit être un paladin acharné à la recherche symbolique du Saint-Graal, un croisant toujours furieux contre la Bourgeoisie!
L'Artiste, né de la grande Renaissance romantique, combat depuis plus d'un demi-siècle, avec ces trois pennons: Balzac, Delacroix, Berlioz; il a le droit, et il donne à son salonnier, d'être sans merci pour les ennemis de l'art. Ce droit, M. J. Barbey d'Aurevilly l'a consacré par un beau mot—beau pour l'Artiste—beau pour ses directeurs: «C'est une œuvre de dévouement esthétique que de maintenir ce dernier boulevard du romantisme.» Appuyé sur cette haute parole du connétable des lettres françaises, et pour maintenir l'implacable vérité, je déclare que l'école française est à plat ventre devant la Bourgeoisie. Oui, de la cimaise à la plinthe, du premier étage au jardin, il n'y a pas trace d'autres préoccupations que plaire aux bourgeois. Eh bien! Artistes Prudhommes, que ces lauriers-sauces vous soient doux. J'inscris sur les portes fermées du Salon de 1883, cette épitaphe, la pire, qui venge l'Idéal blasphémé: Salon bourgeois!
TABLE DES MATIÈRES
Dédicace à Mme Clémentine H. Couve
Lettre de Jules Barbey d'Aurevilly
LE SALON DE 1882
Considérations esthétiques
Le Matérialisme dans l'Art
L'Art mystique et la Critique contemporaine
Le Salon de peinture de 1882
Les Arts décoratifs
La Sculpture
L'ESTHÉTIQUE DU SALON DE 1883
I. La Peinture catholique
II. La Peinture lyrique
III. La Peinture poétique
IV. La Peinture décorative
V. La Peinture païenne
VI. La Peinture historique
VII. La Peinture civique
VIII. La Contemporanéité
IX. La Femme, habillée, déshabillée, nue
X. Portraits de Femmes
XI. Portraits d'Hommes
XII. Les Rustiques
XIII. Les Paysages
XIV. Marines et Marins
XV. Le Genre Bourgeois
XVI. L'Orientalisme
XVII. Les Animaux
XVIII. Les Fleurs
XIX. Bodegones
XX. Accessoires
Salut aux Absents
Conclusion
La Sculpture
I. La Sculpture catholique
II. La Sculpture lyrique
III. La Sculpture poétique
IV. La Sculpture païenne
V. La Sculpture historique
VI. La Sculpture civique
VII. La Contemporanéité
VIII. La Femme, habillée, décolletée, nue
IX. La Sculpture pittoresque
X. La Sculpture bourgeoise
Les Bustes
Salut aux Absents!
Conclusion
Architecture
Cartons et dessins
Miniatures
Aquarelles
Pastels
Gravure
Émaux, porcelaines, faïences
Conclusion
FIN
Paris.—Charles Unsinger, imprimeur, 83, rue du Bac.
Paris.—Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.