L'art russe: Ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir
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Title: L'art russe: Ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir
Author: Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
Release date: July 3, 2006 [eBook #18749]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif, Zoran Stefanovic and the Online
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L'ART RUSSE
SES ORIGINES
SES CIMENTS CONSTITUTIFS, SON APOGÉE
SON AVENIR
PAR
E. VIOLLET LE DUC
PARIS
V° A. MOREL ET Cie, ÉDITEURS
1877
PARIS.—IMPRIMERIE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2.
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TABLE DES MATIÈRES
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
INTRODUCTION
Il est des peuples auxquels on accorde tout, d'autres auxquels on refuse tout: dans notre vieux coin occidental de l'Europe, s'entend.
Et quand on voit, en France, bon nombre de Français refuser à leur propre pays le privilège d'avoir créé et possédé un art original tenant à son génie, on ne peut trop être surpris si l'on dénie à d'autres nations ce même privilège.
Cependant, l'objection principale opposée à l'existence d'un art russe reposait et repose encore dans beaucoup d'esprits sur ce que l'empire russe est formé d'éléments extrêmement variés, disparates, et que ces éléments n'auraient pas été, par leur diversité même, dans les conditions favorables à l'éclosion d'un art original.
Mais on pourrait en dire autant de la plupart des peuples qui ont cependant su créer des arts reconnaissables à leur caractère et à leur style.
Les Grecs étaient un composé de races assez diverses.
Les Égyptiens eux-mêmes appartiennent à plusieurs rameaux de la race humaine, et cependant on ne saurait prétendre que ces peuples n'aient su faire éclore des arts originaux.
Au contraire, nous avons souvent insisté sur cette observation, savoir: que les arts les mieux caractérisés sont le produit d'un certain mélange de races humaines, et que les expressions les plus remarquables de ces arts sont dues à la fusion des races aryenne et sémitique.
Au point de vue de l'ethnique, la nation russe ne se trouve pas dans des conditions plus défavorables que d'autres peuples, qui ont laissé les traces d'un art brillant et profondément empreint d'originalité.
Son histoire politique a-t-elle été contraire à ce développement? c'est là ce qu'il conviendra d'examiner. Mais répondons, en ne considérant la question que d'une manière générale, que la cause de l'ignorance de l'Europe à cet égard tient à ce qu'elle n'a connu la Russie qu'au moment où celle-ci, pour atteindre le niveau de la civilisation occidentale, s'empressait d'imiter l'industrie, les arts, les méthodes de l'Occident, en éloignant d'elle ce qui lui rappelait un passé considéré comme barbare.
C'est ainsi que l'art russe, qui marchait dans sa voie, a été brusquement mis de côté et a été remplacé par des pastiches empruntés à l'Italie, à la France, à l'Allemagne.
En cela, les grands fondateurs de l'empire russe ont fait une faute. Car c'est toujours une faute, lorsqu'on prétend perfectionner un état social, de commencer par étouffer ses qualités natives, et, cette faute, tôt ou tard il faut la payer.
Aller quérir en Italie, en France, en Hollande, en Allemagne les éléments d'un grand perfectionnement industriel et commercial qui manquait à l'empire russe, rien de mieux; mais, du même coup, substituer aux expressions du génie national des imitations des œuvres dues au génie particulier à ces peuples, c'était frapper pour longtemps d'impuissance les productions natives du peuple russe; c'était se soumettre à un état d'infériorité pour tout ce qui relève de l'art; c'était se rendre tributaire de cette civilisation à laquelle on devait se borner à emprunter des méthodes, des découvertes dans l'ordre matériel, non des formules toutes tracées, et encore moins des inspirations.
Après plusieurs siècles employés en imitations stériles des arts de l'Occident, la Russie se demande si elle n'a pas son génie propre, et, faisant un retour sur elle-même, fouillant dans ses entrailles, elle se dit: «Moi aussi j'ai un art tout empreint de mon génie, art que j'ai trop longtemps délaissé; recueillons-en les débris épars, oubliés, qu'il reprenne sa place!»
Cette pensée, qui mériterait d'être méditée ailleurs qu'en Russie, était trop dans nos sentiments pour que nous n'ayons pas saisi avidement l'offre qui nous a été faite de reconstituer cet art à l'aide de ces débris.
Dès lors ont été mis à notre disposition une masse énorme de documents avec un empressement qui indique assez combien le sujet tient au cœur des vrais Russes. Monuments, manuscrits, copies de tableaux, de sculptures, procédés de construction, faits historiques, textes ont été recueillis dans les vieilles provinces russes, et ces renseignements réunis nous ont bientôt permis de porter l'examen de la critique au milieu de ce chaos.
C'est ainsi que nous avons pu séparer les courants divers qui sont venus se fondre sur le territoire russe et qui ont, dès le XIIe siècle, constitué un art original, susceptible de progrès, en relation intime avec l'art byzantin, sans cependant se confondre avec celui-ci.
Mais d'abord il sera bon de définir exactement ce qu'on entend par art byzantin.
L'art byzantin est lui-même un composé d'éléments très divers, et son originalité, autant qu'il en possède, est due à l'harmonie établie entre ces éléments, les uns empruntés à l'extrême Orient, d'autres à la Perse, beaucoup à l'art de l'Asie Mineure et même à Rome.
A quelques-unes de ces sources, la Russie a été puiser directement, sans recourir à l'intermédiaire de Byzance; elle a reçu de première main des traditions orientales d'une grande valeur; puis, elle s'est assimilé les arts gréco-byzantins à une époque reculée, ainsi que nous le verrons.
On a trop souvent, nous paraît-il, considéré en Russie comme une imitation absolue de l'art byzantin une influence et une similitude d'origine, et on n'a pas tenu un compte suffisant, pour apprécier la valeur de ces origines, du développement prodigieux des arts en Orient au commencement de notre ère.
Alors les vastes territoires compris entre la mer Noire, la mer Caspienne et la mer d'Aral, et qui s'étendent au nord du grand Altaï jusqu'à la Mongolie et la Mandchourie, n'étaient pas totalement abandonnés à la barbarie. Au nord comme au sud du grand désert de Chamo ou de Mongolie, existaient des civilisations adonnées aux arts et à l'industrie. Pendant le XIIIe siècle encore, l'empire des Mongols, qui occupait cette zone étendue de l'Asie, était florissant, ainsi que le prouvent les voyages de Du Plan Carpin en 1245-1246, ceux de G. Rubruquis en 1253 et de Marco Polo en 1272-1275.
Deux de ces voyageurs suivirent à peu près le même itinéraire: le premier, de Lyon à Caracorum, au sud du lac Baïkal; le deuxième, de Crimée à la même résidence du grand Kan; le troisième, de Saint-Jean-d'Acre à Kanbalou (Pé-king), en passant par la Perse et le nord du Thibet.
Le développement de la navigation d'une part, et certainement une modification climatérique des contrées centrales de l'Asie, firent abandonner les voies de terre suivies depuis l'antiquité jusqu'au XVe siècle et qui mettaient en communication l'extrême Orient avec les contrées situées à l'ouest du Volga. Mais, avant les voyages des grands navigateurs de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe, cette voie de terre était relativement très-fréquentée et il existait au centre de l'Asie des civilisations qui aujourd'hui ont entièrement disparu.
Des déserts de sable mouvant ont pu ensevelir des cités, des forêts, combler des lits de rivières et changer des contrées habitées et fertiles en steppes à peine parcourues par des nomades.
Cet envahissement des flots sablonneux de l'est à l'ouest semble chaque jour s'étendre sur des contrées qui, de mémoire historique, étaient encore habitables.
Déjà du temps de Du Plan Carpin, qui, ayant traversé le Tanaïs et le Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les limites septentrionales des régions centrales de l'Asie et se dirigea vers le pays des Mongols où Gaïouk, fils d'Octaq et petit-fils de Gengis-Kan, venait d'être proclamé souverain, il n'existait plus une ville debout sur tout le trajet.
Les Tatars avaient détruit ce que le temps et les sables avaient respecté.
Ce voyageur et Rubruquis ne rencontrèrent que des campements et des ruines. Mais ces restes indiquaient l'établissement de civilisations disparues, étouffées sous la terrible invasion tatare qui s'étendait jusqu'aux confins de l'Europe, suivie de l'invasion non moins terrible des sables due à l'abandon de la culture et des irrigations.
La Russie avait donc pu recevoir, bien avant le XIIIe siècle, des éléments d'art de l'extrême Orient par une voie qui est encore à peu près fermée de nos jours.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que les grandes migrations Aryennes, qui s'étaient, à l'origine, portées au sud dans l'Hindoustan, tendirent de plus en plus à incliner vers l'ouest, lorsque les contrées méridionales furent successivement occupées par elles.
Après l'Inde, la Perse, puis la Médie, l'Asie Mineure, la Grèce, furent envahies par la race aryenne. Trouvant au sud les pays occupés et le barrage de la mer Caspienne, les derniers émigrants passèrent au nord de cette mer, s'établirent dans la Circassie et sur le Caucase, traversèrent le Don et se répandirent dans le nord de l'Europe; les derniers occupèrent la Scandinavie et les bords de la Baltique. Mais pendant bien des siècles cette voie, frayée à travers les rampes méridionales de l'Oural, dut rester ouverte et familière aux dernières migrations des tribus Aryennes, et c'est ainsi que celles-ci purent subir pendant des siècles les influences de l'extrême Orient.
Le dernier torrent aryen, en passant entre les rampes méridionales de l'Oural et la mer Caspienne, avait laissé à sa droite, le long des contrées occidentales de l'Oural, les races finnoises qui occupaient probablement ces territoires et, s'avançant droit devant lui, avait envahi la vieille Russie, la Lithuanie, la Livonie, puis enfin le Danemark et la Suède. Et, sur cette zone, on trouve la trace caractérisée d'un art dont les origines sont tout orientales.
Que ces populations aient été demander à Byzance des artistes, des objets de luxe, des étoffes, cela n'est pas douteux.
Elles étaient voisines de la capitale de l'empire, qu'elles firent trembler souvent; tantôt ennemies, tantôt alliées de la cour de Byzance, elles tiraient de cette double situation des avantages qui se traduisaient par des présents ou des sommes considérables.
Le goût de l'art byzantin pénétrait ainsi chez les Russes; mais il n'étouffait pas ces germes empruntés à la source orientale qui restaient vivaces et dont on suit les influences jusqu'à nos jours.
Ce sont ces origines qu'il est bon d'abord de signaler.
De notre temps, par un de ces retours dont l'histoire de l'humanité montre des exemples, les Russes ont une tendance à reprendre peu à peu possession de leur berceau: on les a vus se diriger de Kasan à Perm en remontant la Kama; franchir l'Oural; descendre dans les contrées d'où sortirent les Hongrois, à l'est de ces montagnes; traverser la rivière de Tobol; occuper toute la Sibérie jusqu'à la mer d'Okhotsk, les rives du fleuve Amour, longeant ainsi toute la chaîne du petit Altaï, et dépasser les monts Stanovoy.
Entre eux et l'Inde, le grand Thibet, la Chine, et le grand désert de Chamo forment la seule barrière naturelle qui les empêche de descendre vers le sud.
Il n'y a pas lieu de s'étonner si, parallèlement à ce mouvement national qui est dans l'ordre des choses, il se manifeste en Russie un désir très-vif et légitime de ressaisir l'art national si longtemps dominé par l'imitation des arts occidentaux!
Casque en bronze doré trouvé sur la presqu'île de Tunan.
CHAPITRE PREMIER
DES ORIGINES DE L'ART RUSSE
Dès le VIe siècle de l'ère chrétienne, les Slaves occupaient une grande partie de l'Europe, depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Noire. Les historiens byzantins les dépeignent comme des peuples différant essentiellement des Germains et des Sarmates Caucasiens. Déjà du temps de Justinien, s'étant alliés aux Ougres et aux Antes, ils attaquent l'empire qui finit par acheter leurs services. Vers la fin de ce siècle, les Avars entrant en scène et, en 568, leur puissance s'étendait du Volga à l'Elbe.
Ces Avars étaient sous la conduite d'un Kan avec lequel la cour de Byzance fut obligée de traiter. Ils semblent avoir atteint un degré de civilisation assez avancé, car on trouve en Sibérie, au milieu de l'Altaï d'où ils étaient sortis, des tombeaux qui renferment quantité d'objets précieux.
Pendant les dernières années du VIe siècle, les Avars soumettent les Antes et les Slaves du sud. Ceux de Bohême se révoltent bientôt et recouvrent leur indépendance. Au VIIe siècle, on trouve les Slaves établis dans la Thrace, dans la Moesie et la Bulgarie actuelle, dans le Péloponnèse, en Bithynie, en Phrygie, en Dardanie et même en Syrie.
Ainsi formaient-ils autour de Constantinople des agglomérations, tantôt combattant, tantôt aidant l'empire.
En 635, les Avars du Danube sont chassés par les Slaves qui redeviennent possesseurs de leur ancien territoire.
Quant aux territoires de la Russie actuelle, des populations finnoises ou tchoudes les occupaient au nord, sous les dénominations de Mériens autour de Rostov; de Mouromiens, sur l'Oka, à son embouchure dans le Volga; de Tchérémisses, Mechtchères et Mordviens, au sud-est des Mériens; de Liviens, en Livonie; de Tchoudes, en Esthonie et à Test, vers le lac Ladoga; de Naroviens, sur le territoire de Narva; de Jamiens ou Emiens en Finlande; de Vesses sur le lac Bielo-Osero; de Permiens dans le gouvernement de Perm; de Yougres ou Ostiaks actuels de Bérézof sur l'Obi et la Sozva, et de Petchores sur la Petchora.
Ces populations, de mœurs douces, dépourvues d'initiative, abandonnèrent peu à peu les immenses territoires qu'elles occupaient, soit au nord de la Russie, soit en Norvège, aux races conquérantes Slaves et Varègues (Scandinaves).
Les Khosars ou Khasars, qui habitaient les côtes occidentales de la mer Caspienne et qui ravagèrent l'Arménie, l'Ibérie et la Médie sans que les empereurs d'Orient essayassent de s'y opposer, apparurent les armes à la main au commencement du VIIIe siècle sur les rives du Dnjeper et subjuguèrent les populations slaves Kiéviens[1], Sévériens[2], Radimitches et Viatitches[3].
Qu'étaient ces Khosars? Ils appartenaient à ces races hunniques, à ces Turks descendus de la région de l'Altaï, dans les plaines du Touran des Iraniens, et qui, du temps de Khosroès, étaient maîtres des contrées situées entre le nord-ouest de la Chine et les frontières de la Perse. Ils obéissaient au Khâ Kan ou Grand Khan des Turks[4].
Encore au temps de Constantin Porphyrogénète (911-959), les populations qui occupaient les rivages de la mer Noire, sur une grande profondeur, étaient les Petchenègues, les Khosars, les Ouses, les Ziches, les Alains et, derrière ces peuples, vers le nord, les Bulgares noirs ou Bulgares de la Kama[5].
Il ne paraît pas que les Khosars, les plus civilisés parmi ces nations, aient imposé un joug très-dur aux races slaves au milieu desquelles ils s'établirent. Les Novgorodiens et les Krivitches, au delà de l'Oka, conservèrent leur indépendance.
Mais, en 859, apparurent au nord les Varègues qui, traversant la Baltique, imposèrent des tributs aux Tchoudes, aux Slaves d'Ilmen, aux Krivitches et aux Mériens.
Suivant leur coutume, ces peuplades normandes paraissent s'être présentées d'abord plutôt en pirates qu'en conquérants.
Cependant, d'après l'annaliste Nestor, les Slaves, en proie aux discordes et à l'anarchie, auraient appelé, en 862, trois frères Varègues pour leur remettre le pouvoir. Ces trois frères s'appelaient Rurick, Sinéous et Trouvor[6].
Sans attacher à ces traditions plus d'importance qu'il ne convient, on constate cependant la présence des Varègues en Russie jusqu'au commencement du règne de Vladimir, comme mercenaires, alliés souvent gênants, parfois utiles; mais possédant une influence notable.
Le récit de Nestor rapporte à la seconde moitié du IXe siècle la conversion des Russes au christianisme, et, dès lors, les relations avec Constantinople deviennent de plus en plus fréquentes.
«Les Russes, dit le patriarche Photius dans ses lettres aux évoques d'Orient[7], si célèbres par leur cruauté, vainqueurs de leurs voisins, et qui, dans leur orgueil, osèrent attaquer l'Empire romain, ont déjà renoncé à leurs superstitions et professent maintenant la religion de Jésus-Christ. Naguère nos ennemis les plus redoutables, ils sont devenus nos fidèles amis; déjà nous leur avons donné un évêque et un prêtre et ils témoignent du plus grand zèle pour le christianisme[8].»
D'autre part, Constantin Porphyrogénète écrit que les Russes ne furent baptisés que du temps de Basile le Macédonien et du patriarche Ignace, c'est-à-dire vers l'an 867.
Cependant il fallut un temps assez long pour que la religion nouvelle pénétrât sur toute l'étendue de ce territoire occupé dès lors par les Russes, et les Varègues paraissent avoir persisté très-tard encore dans l'observation du culte Scandinave.
Au commencement du Xe siècle, un fait important est signalé par l'annaliste Nestor. Pendant les expéditions brillantes d'Oleg et ses conquêtes entreprises pour donner de la cohésion aux diverses provinces occupées par des populations vivant à peu près à l'état d'indépendance les unes envers les autres, la nouvelle capitale du prince russe, Kiew, vit dresser devant ses murs les tentes des Ougres[9] qui, sortis des rampes orientales de l'Oural, s'étaient établis pendant le IXe siècle dans la Libédie à l'orient de Kiew. Ces Ougres pendant leur longue migration, poussés par les Petchenègues, s'étaient divisés.
Une partie avait passé le Don, se dirigeant vers la Perse; l'autre se présentait devant les rives du Dnjeper.
Qu'ils aient traversé la province de Kiew de gré ou de force, le fait est qu'ils allèrent s'établir le long du Danube, dans la Moldavie et la Valachie.
Oleg, d'origine Scandinave, tolérait le christianisme dans les provinces russes soumises à son pouvoir, mais n'était pas chrétien. Suivant les habitudes de piraterie si chères aux peuplades scandinaves, il réunit les Novgorodiens, les Finnois de Bielo-Osero, les Mériens de Rostov, les Krivitches, les Polanes de Kiew, les Radimitches, les Doulèbes, les Gorvates et les Tivertses; il embarque son armée sur des bateaux légers qui descendent le Dnjeper, suivent les côtes du nord-ouest de la mer Noire et se présentent devant Byzance. L'empereur Léon effrayé, après avoir vu saccager les environs de sa capitale, achète la paix.
Cette expédition et ses conséquences ont des rapports trop intimes avec ce que les Normands de Scandinavie pratiquaient alors sur les côtes occidentales de l'Europe, pour que nous ne signalions pas ce fait.
Cette armée, très-nombreuse, embarquée sur dès bateaux transportés à bras pour franchir les cataractes du fleuve, bateaux qui côtoient le rivage que suit à cheval la cavalerie protégée par la flotte, mis à terre près de Byzance et montés sur des rouleaux, se convertissant ainsi en un camp: tous ces détails, donnés par l'annaliste Nestor, sont si conformes aux habitudes des Normands, connues d'ailleurs et par d'autres sources qu'on ne saurait en contester la réalité.
Si nous insistons sur ce fait qui s'était déjà présenté une fois, lorsque les Varègues de Kiew tentèrent une première expédition contre Byzance, vers 865, c'est qu'il concorde singulièrement avec les éléments d'art que nous rencontrons dominants à l'origine de la puissance russe, savoir: l'élément slave, l'élément byzantin et une trace scandinave.
Mais il nous faut définir clairement d'abord ce qu'était l'art byzantin à l'époque où les Russes se trouvaient en communication incessante avec la capitale de l'empire d'Orient, soit comme alliés, soit comme ennemis ou envahisseurs.
Des origines très-diverses ont composé ce que l'on est convenu d'appeler l'art byzantin. L'empire romain, en venant établir sa nouvelle capitale sur les bords du Bosphore, trouvait là une civilisation très-avancée, mélange de traditions orientales de l'Asie Mineure, modifiées par le génie grec. La dynastie des Arsacides avait porté la culture des arts chez les Perses à un haut degré de splendeur et Rome qui était toujours disposée à s'approprier les éléments d'art qu'elle trouvait chez les peuples conquis, tout en imposant les grandes dispositions commandées par ses habitudes administratives, n'hésita pas à se servir des méthodes de structure adoptées chez les nations au milieu desquelles l'empire s'établissait.
L'art byzantin, comme tous les arts, comprend deux parties distinctes, surtout s'il s'agit de l'architecture: 1° la pratique, la structure, le moyen matériel; 2° le choix de la forme, le style, l'apparence. Les Romains, pourvu qu'on remplit les programmes qu'ils imposaient, surtout à la fin de l'empire, se souciaient assez peu des moyens employés pour y satisfaire. Tous les modes de structure d'une voûte, par exemple, leur étaient indifférents, pourvu que la voûte se fît. Ce scepticisme s'étendait jusqu'à un certain point à la décoration, depuis que les traditions de la belle époque grecque, si fort prisées à la fin de la République, s'étaient effacées sous l'apport d'éléments orientaux de plus en plus nombreux et puissants, et que les Grecs eux-mêmes s'étaient emparés de l'art asiatique pour le diriger dans une voie nouvelle.
On sait aujourd'hui que la voûte était employée dans les constructions des Ninivites et des Babyloniens, c'est-à-dire chez les peuples assyriens qui jetèrent un si vif éclat; non-seulement la voûte en berceau, mais la coupole et la demi-coupole. Mais ce qu'on n'a peut-être pas assez étudié, ce sont les moyens pratiques employés pour élever ces voûtes. Encore aujourd'hui nous voyons dans tout l'Orient élever des voûtes sans le secours de cintres, et, en examinant les monuments anciens, c'est-à-dire qui datent de l'époque des Sassanides, on retrouve exactement l'emploi des mêmes procédés, tant l'Orient change peu.
Un jeune voyageur français, ingénieur, M. Choisy, envoyé depuis peu en Asie Mineure, a rapporté, sur la construction des voûtes dites byzantines et d'après les indications qu'il avait bien voulu nous demander, des renseignements d'une haute valeur, en ce qu'ils expliquent l'adoption de certaines formes qui se développent en Russie à dater du XIIe siècle, mais dont l'origine se trouve dans la structure byzantine proprement dite.
Les architectes byzantins des premiers siècles avaient donc, tout en conservant à peu près les apparences de la voûte romaine, substitué au mode de structure adopté par les Romains un mode de structure oriental et dont nous trouvons les éléments dans les ruines de Khorsabad; c'est-à-dire un mode de structure qui permettait de se passer de cintres en charpente. En effet, les égouts du palais de Khorsabad montrent des voûtes en berceau ogival, elliptique ou plein-cintre, composées de briques placées de champ, mais suivant un plan incliné, de telle sorte que ces voûtes présentent le diagramme ci-dessus (fig. 1 et 2).
Fig. 1.—Projection horizontale.
Fig. 2.—Coupe longitudinale.
Eh bien, à Mossoul, les voûtes se construisent encore aujourd'hui d'après ce système qui évite la dépense des cintres; et les Byzantins de Salonique et d'Éphèse, au IVe siècle, employaient la même méthode pour bander des voûtes en berceau, méthode qui n'est nullement romaine, comme chacun sait[10].
Fig. 3.—Projection horizontale.
Fig. 4.—Coupe transversale.
Fig. 5.—Coupe longitudinale.
En un mot, ces voûtes en berceau donnent, en projection horizontale, le diagramme (fig. 3). En A (fig. 4), sont posés des rangs de briques (sommiers) sur un simple gabarit; ces rangs-sommiers tiennent par la seule adhérence des mortiers.
Quand le constructeur est arrivé aux points a et b, alors il procède par tranches de briques posées de champ suivant un plan incliné à 60 degrés (fig. 5), en faisant simplement avancer son gabarit.
Ces briques reposent l'une sur l'autre par l'inclinaison des lits et sont retenues par l'adhérence du mortier jusqu'à ce que le rang soit complet, ce qui s'obtient en peu de minutes. Le rang bandé ne peut plus se déformer.
Fig. 6.
Ce système pouvait s'appliquer de diverses manières; à des voûtes d'arêtes, par exemple, sur plan carré ou sur plan barlong. Soit (fig. 6), une voûte d'arête sur plan barlong, c'est-à-dire composée d'un demi-cylindre sur le grand côté et d'une courbe elliptique sur le petit, le constructeur établit en même temps les deux berceaux, ainsi que le montre notre projection horizontale. Alors les rangs sont tronc-coniques[11], et les épais enduits couverts de peintures ou de mosaïques masquaient les redans des rangs de briques. Les constructeurs byzantins, ne trouvant pas assez de stabilité à ces voûtes d'arêtes dont les clefs sont horizontales, ainsi que le montre la section A (fig. 6, ci-contre), imaginèrent de prendre pour courbe génératrice des deux berceaux se pénétrant, un plein cintre tracé sur la diagonale, ce qui les conduisit parfois à obtenir des arêtes creuses près de la clef au lieu d'arêtes saillantes.
Fig. 7.
Mais ces voûtes étaient toujours bandées au moyen de rangs, reposant les uns sur les autres.
Lorsqu'ils firent des coupoles, ils procédèrent du même système. Pour eux, ainsi que M. Choisy a pu le reconnaître dans ses récentes recherches et que je l'avait indiqué moi-même[12], la coupole sur pendentifs n'est qu'un dérivé de la voûte d'arête, engendré par l'arc diagonal plein cintre (fig. 7). A[13], projection horizontale d'un quart; B, section. L'arête a b n'est qu'une ligne de jonction des surfaces tronc-coniques, mais ne présente aucune saillie.
Fig. 8.
Il est une autre solution, mais tendant au même résultat et en employant des moyens pratiques analogues, c'est-à-dire en faisant toujours reposer les rangs de briques ou de moellons sur les rangs voisins de manière à éviter les cintres.
Cette deuxième méthode s'applique aux coupoles sur pendentifs aussi bien qu'aux coupoles sur tambour. Les rangées de briques ou de moellons semblent être horizontales, mais les joints ne sont pas normaux à la courbe de la voûte (fig. 8) et cherchent toujours à se rapprocher d'un plan peu incliné, ainsi que l'indique la section en A. Aussi les constructeurs byzantins, ayant grand'peine à construire les derniers rangs annulaires a b, s'arrêtèrent parfois en a, et, à partir de ce niveau, reprirent une seconde coupole en matériaux très-légers, ainsi que l'indique le tracé B[14].
Fig. 9.
Les Persans procédèrent plus franchement et adoptèrent la forme de coupole indiquée en C. Nous ne mentionnerons que pour mémoire les coupoles à section horizontale bulbeuse (fig. 9) (Saint-Serge et monastère de Chora à Constantinople). Celles construites au moyen de trompillons à rangs tronc-coniques, s'enchevêtrant (fig. 10), (tombeau de saint Dimitri à Salonique) et celles construites en poteries, telle que la voûte de Saint-Vital de Ravenne.
Fig. 10
Toutes ces voûtes sont construites à l'aide d'une simple tige directrice, de bois ou de fer, sous-tendue par un fil et sans qu'il soit besoin de cintres.
Ce que nous voulons établir ici, c'est que, pour ce qui touche la construction des voûtes, objet si important dans l'architecture byzantine, l'influence orientale, asiatique ou iranienne est bien autrement puissante que n'est l'influence occidentale romaine. Il en est de même pour l'ornementation. La tradition de l'architecture romaine se perd, s'efface promptement à Byzance sous l'apport iranien. De même qu'à Rome les monuments étaient confiés le plus souvent à des artistes grecs, car les Romains n'ont jamais fourni d'artistes, de même, à Byzance, le gouvernement impérial s'adressait à des artistes asiatiques qui, depuis longtemps, possédaient leurs méthodes, leur art, dont il serait trop long d'énumérer les origines diverses, mais toutes issues du centre de l'Asie aux époques les plus reculées.
Il est évident, par exemple, que les chapiteaux les plus anciens de Sainte-Sophie de Constantinople ne rappellent guère les chapiteaux grecs et romains ioniques et corinthiens de l'époque des premiers Césars, mais qu'ils appartiennent à un autre art dont nous retrouvons les éléments en Asie et jusque dans l'extrême Orient. De même pour toute l'ornementation. Au lieu de dériver immédiatement d'une inspiration de la flore, comme dans l'architecture grecque des beaux temps et jusque sous les premiers empereurs de Rome, elle est toute empreinte d'un hiératisme vieilli, dont on a longtemps usé et abusé. On peut en dire autant de la peinture, des harmonies obtenues par la juxtaposition des tons: cela ne rappelle ni l'antiquité grecque, ni l'antiquité romaine, c'est asiatique.
L'art byzantin, quittant la voie tracée par l'antiquité grecque païenne dans la statuaire et la peinture, abandonnant cette recherche de plus en plus exacte de la nature qui penchait déjà, sous les Antonins, vers le réalisme, se rattache aux traditions archaïques de l'Asie. Il prétend immobiliser les types, suspendre le libre arbitre de l'artiste, l'astreindre à des formules invariables. En un mot, le propre de l'art byzantin, à un point de vue philosophique, est de quitter la voie occidentale ouverte par les Grecs, pour se rattacher entièrement à l'esprit asiatique porté vers l'immobilité en toutes choses.
Merveilleusement placé pour opérer cette transformation, le nouveau siège de l'empire était au centre des voies qui, de tous les points de l'Asie, aboutissaient au Bosphore pour communiquer avec l'Occident. Ajoutons à cela que l'Europe occidentale allait être sillonnée par les incursions des Barbares et que la vieille machine romaine se disloquait de toutes parts.
Byzance devenait donc le point central, comme le résumé de tous les éléments d'art du monde connu. Et c'était à cette capitale que, pendant des siècles, l'Europe devait recourir pour trouver ces éléments. Aussi l'influence de Byzance se faisait-elle sentir encore, au XIIe siècle, jusqu'aux limites de l'Occident, et les arts italiens, français, anglais, rhénans et germains se constituèrent à son école.
Les croisades et les rapports journaliers politiques qui en résultèrent avec Constantinople contribuèrent à activer ce mouvement. Toutefois, c'est précisément après cette sorte d'enseignement que l'Occident recueillait au centre de l'Empire d'Orient qu'il s'affranchit assez brusquement de l'influence byzantine pour prendre des voies différentes.
Mais ces nations occidentales possédaient encore, même au XIIe siècle, des traditions romaines, qui n'avaient cessé d'exercer leur action, puis des apports nouveaux appartenant aux populations barbares qui avaient sillonné l'Europe du Ve au VIIe siècle. Si faibles qu'ils fussent, ces apports ne laissaient pas moins des traces encore visibles de nos jours.
Ainsi, ne perdons pas de vue ce point important: l'art byzantin, dans sa constitution pratique aussi bien que dans sa forme, est un résumé d'éléments très-divers dont le régime impérial prétendit former un tout immuable, une formule hiératique soumise à des lois rigoureuses. Mais comme, en ce monde, ce qui ne se transforme pas atteint fatalement la décrépitude et la mort, l'art byzantin était condamné, après avoir jeté un vif éclat, à s'éteindre peu à peu et ses dernières expressions, bien que les écoles subsistassent, bien que les causes de production fussent entretenues, sont loin d'avoir la valeur de celles formées du Ve au VIIe siècle.
Quant au peuple Russe, composé d'éléments divers mais où dominaient les Slaves, au moment où ce vaste Empire commença de se constituer, sous les grands princes, au milieu de luttes incessantes, il était en communication trop directe avec Byzance pour n'avoir pas été soumis jusqu'à un certain point aux arts byzantins; mais cependant ces éléments n'étaient pas sans posséder chacun, des notions d'art qu'on ne saurait négliger.
Les Slaves, comme les Varègues, ne connaissaient guère que la structure de bois; mais, dès une époque reculée, ils avaient poussé assez loin l'art de la charpenterie, bien que dans des voies différentes.
Les Slaves (ainsi que le démontrent les traditions encore vivantes) procédaient par empilages dans leurs constructions de bois: les Scandinaves par assemblages. Aussi ces derniers avaient-ils atteint de bonne heure une grande habileté dans l'art des constructions navales.
Ces deux modes d'employer le bois dans les constructions se fondirent et persistent jusqu'à nos jours, ce qu'il est facile de constater en examinant les habitations rurales de la Russie.
Mais encore les Slaves, aussi bien que les Varègues, possédaient certaines expressions d'art que tous les jours les études archéologiques permettent de constater avec plus de certitude et qui dénotent une origine asiatique.
Ces Slaves, aussi bien que ces Scandinaves, n'étaient-ils pas sortis, comme la plupart des peuples qui occupent le continent européen, d'un tronc commun?
N'étaient-ils pas descendants des Aryas?
Les Scandinaves, arrivés tard au nord de l'Europe, établis d'abord sur les rivages de la Baltique, de la mer du Nord, puis sur le sol du Danemark actuel, de l'Islande, de la Normandie et enfin de l'Angleterre, ont laissé des traces de ces premières occupations; traces qui ont leur physionomie caractérisée, que l'on retrouve également sur les monuments les plus anciens de la Russie et que l'on ne saurait confondre avec les influences germaniques, non plus qu'avec les éléments turks et grecs byzantins.
Mais il y avait dans l'art byzantin même, en ce qui touche l'ornementation, des origines évidemment communes avec celles qui se faisaient sentir dans les arts slaves. Cela, au premier abord, peut passer pour un paradoxe; l'examen des monuments ne doit guère cependant laisser de doutes à cet égard. Et ces origines, on les retrouve dans le centre du continent asiatique.
Nous venons de démontrer que l'art byzantin, dans le domaine de la structure architectonique, n'a fait qu'adopter des méthodes et procédés appartenant à l'Asie, à cette belle civilisation des Assyriens, Perses ou Mèdes, comme on voudra les appeler, en y mêlant quelques éléments grecs et romains.
Mais les peuplades grecques qui s'étaient établies dès les derniers temps de l'empire en Asie Mineure et notamment sur cette route si fréquentée par les caravanes partant du golfe Persique pour aboutir à Antioche, et qui nous ont laissé des édifices religieux et civils si remarquables dans la Syrie centrale, possédaient une ornementation qui ne rappelle nullement l'ornementation grecque proprement dite, mais se rapproche des arts de l'Orient iranien, dont il faut aller chercher la source dans l'Inde supérieure.
Cette ornementation, composée d'entrelacs et d'une flore de conventions, sèche, découpée, métallique et qui fut adoptée à Byzance, où elle étouffa bientôt les derniers vestiges de l'art romain, apparaît aussi dans les monuments les plus anciens des Slaves et même dans les objets qu'en France on attribue aux Mérovingiens, c'est-à-dire aux Francs venus des bords de la Baltique.
Ainsi, la Russie allait prendre ses arts, au moins en ce qui touche l'ornementation, à deux rameaux fort éloignés l'un de l'autre par la distance et le temps, mais sortis d'un tronc commun.
Il n'existe, parmi les diverses races dont se compose l'humanité, qu'un nombre restreint de principes d'art, soit au point de vue de la structure, soit au point de vue de l'ornementation. Quant à la structure, il n'est que deux méthodes principales.
La première, et la plus ancienne très-probablement, consiste à employer le bois; la seconde comprend tous les systèmes d'agglutinage, méthode que l'on désigne sous le nom général de maçonnerie: brique crue ou cuite, pierre, moellon réunis par de l'argile ou un ciment.
La structure de bois comprend deux systèmes: l'un qui consiste à empiler des troncs d'arbres les uns sur les autres comme de longues assises, en les enchevêtrant à leurs extrémités et à former ainsi des murailles solides. L'autre, qui est proprement ce qu'on appelle la charpente, c'est-à-dire l'art d'assembler les bois de manière à profiter des qualités particulières à ces matériaux en les utilisant en raison même de ces qualités.
Le système de structure par agglutinage paraît avoir appartenu primitivement aux races jaunes; tandis que l'emploi du bois dans les constructions semble être l'attribut de la race âryenne.
Et ceci serait la conséquence, soit du génie propre à ces deux races, soit du milieu dans lequel primitivement elles se sont développées.
Les Aryas descendaient des hauts plateaux boisés du Thibet et de l'Himalaya.
Les Jaunes occupaient les vastes plaines de l'Asie, arrosées par de larges fleuves et ou les matériaux maniables, argile et roseaux, se trouvent en abondance.
Si un rameau de race âryenne s'établit dans les plaines du Tigre et de l'Euphrate, par exemple, les deux éléments peuvent se mélanger, mais on retrouve toujours la trace des influences originaires[15].
Un de ces rameaux occupe-t-il un territoire où le bois de construction, aussi bien que le limon, font défaut, comme est le territoire hellénique, mais où abondent les matériaux calcaires, la pierre de taille,—tout en se servant de ces matériaux, on distingue, dans leur emploi, les formes imposées par le système de structure de charpente. Le Grec dorien pousse si loin son aversion pour les éléments empruntés à d'autres races que les races âryenne et sémitique, qu'il n'emploie jamais le mortier dans ses constructions comme moyen d'agglutinage, bien qu'il le connaisse parfaitement, puisqu'il fait des enduits légers et d'une extrême finesse peur appliquer la peinture. En un mot, il bâtit toujours en pierre sèche. Et même le romain, lui, qui emploie les deux modes: il ne les mêle point, et s'il bâtit en pierre d'appareil, jamais il ne réunit par un ciment ces matériaux taillés; il les pose jointifs.
Sur quelque point du globe que ce soit, les constructions dérivent toujours de ces principes fondamentaux; soit de l'un ou de l'autre, soit des deux ensemble. Mais les origines sont d'autant plus apparentes qu'on remonte plus haut dans l'histoire des peuples. Cependant, jamais elles ne s'effacent entièrement.
Quant à l'ornementation, deux principes se trouvent également en présence chez les humains: l'ornementation géométrique et celle qui dérive d'une imitation des produits de la nature, faune et flore.
Il n'est peuplade si barbare qui ne possède certains éléments d'art, et c'est une illusion de croire que l'art se développe en raison du degré de l'état policé qu'aujourd'hui on appelle civilisation.
Un peuple de mœurs très barbares peut posséder, sinon un art très parfait, des éléments d'art susceptibles d'un grand développement. Et nous en avons la preuve tous les jours. Ces misérables Thibétains, qui vivent à l'état quasi sauvage, à notre point de vue européen, façonnent, cependant ces tissus merveilleux dont, à grand'peine, avec tous nos moyens de fabrication perfectionnés, nous imitons la composition et l'harmonie. Les pauvres chaudronniers hindous font avec des instruments élémentaires ces vases de cuivre repoussé et gravé dont le galbe et les dessins sont ravissants, et, chose étrange, les éléments de perfectionnement, qu'à notre point de vue nous apportons à ces artistes et artisans, ne font qu'altérer et détruire bientôt même leurs facultés créatrices, soit dans la composition, soit dans l'exécution. Les éléments d'art et d'industrie européens introduits en Chine et au Japon précipitent la décadence de l'art chez ces peuples avec une effrayante rapidité.
Il faut donc admettre que, dans un milieu barbare, des éléments d'art existent parfois et peuvent être assez puissants pour exercer une influence marquée dans le développement artistique de peuples relativement civilisés.
Ceci dit, nous devons considérer comment l'ornementation procède.
Les monuments d'art les plus anciens connus dans l'histoire de l'humanité sont certainement ces os d'animaux sur lesquels sont gravés des linéaments, monuments qui sont contemporains de l'âge de pierre primitif et se trouvent avec des débris de mammouths, de rennes et de l'ours des cavernes.
Jusqu'à présent on n'a découvert ces restes du génie primitif des humains que dans l'ouest de l'Europe[16] et on ne sait à quelle race les attribuer. Quoi qu'il en soit, ces gravures reproduisent habituellement des êtres animés: chevaux, mammouths, rennes, hommes, parfois des lignes dont on ne peut indiquer la signification, mais point de dessins géométriques, même rudimentaires.
Peut-être des fouilles dirigées avec intelligence dans d'autres parties du monde feront-elles découvrir des monuments contemporains de ceux-ci et où apparaîtrait le tracé géométrique.
Mais si on arrive à une époque plus rapprochée de nous, les dessins géométriques se montrent[17]: cercles, triangles, lignes croisées, entrelacées, parallèles, spirales.
Sur les armes de bois, de corne ou d'os appartenant aux races noires les plus sauvages, aujourd'hui comme jadis—car la plupart de ces races ne paraissent pas susceptibles de progrès—les dessins géométriques sont fréquents, et, relativement très supérieurs comme correction aux grossières imitations des objets naturels.
Si l'on atteint des temps encore plus rapprochés de nous, on peut constater des faits qui ne manquent pas d'importance.
Pendant que certains peuples conservent l'ornement géométrique en y mêlant la faune et la flore, comme les Égyptiens, les Sémites en général, d'autres abandonnent entièrement le tracé géométrique dans l'ornementation pour se consacrer exclusivement à l'imitation de la faune et de la flore.
Tels ont été les Grecs pendant l'antiquité, telle a été en Occident, pendant le moyen âge, l'école française.
Il faut dire que ce sont là des exceptions; car, à toutes les époques de l'histoire, en Asie et chez les nations où les arts de l'Orient et sémitiques ont exercé une influence, l'ornementation mêle sans discontinuité les combinaisons géométriques à l'imitation de la faune et de la flore, et, même chez les Sémites, le tracé géométrique dans l'ornementation l'emporte singulièrement sur la flore, puis l'imitation de la faune fait défaut.
Les Pélasges, les Hellènes, qui, dans l'état primitif de leur civilisation, ne semblent avoir eu d'autre art que l'art asiatique, où ce mélange entre le tracé géométrique et l'imitation de la faune et de la flore apparaît dès l'époque la plus ancienne, surent donc s'affranchir de ces traditions et furent les premiers peut-être à imiter les productions naturelles à l'exclusion du tracé géométrique, sans se départir de cette imitation, mais en la perfectionnant sans cesse.
Quant aux Romains, ils ne firent autre chose que de suivre la voie ouverte par les Grecs, en abandonnant les éléments étrusques, d'autant qu'ils n'employaient guère, sous l'empire, que des artistes grecs.
Et cependant, au déclin de l'empire, ces mêmes Grecs, influents sur le territoire asiatique, abandonnèrent la voie ouverte par leur grande école hellénique pour revenir aux compositions orientales. Ainsi apportèrent-ils ces compositions d'art à Byzance, en y mêlant quelques débris de l'art élevé si haut par eux à l'apogée de leur grandeur.
Un fait inverse se produit en France vers le Xe siècle. L'élément gallo-romain, qui dominait alors aussi bien dans la structure architectonique que dans l'ornementation, est étouffé peu à peu sous l'influence de l'art byzantin, dans le Midi particulièrement, et scandinave asiatique dans le Nord.
Ce que nous appelons le roman, en France, n'est, à tout prendre, qu'un apport asiatique sur un fonds romain. La structure quasi romaine subsiste avec une certaine persistance dans les provinces du Nord; mais dans l'Ouest la structure byzantine exerce une grande influence et modifie profondément l'architecture, pendant qu'au Nord, au Centre, à l'Ouest et au Midi, l'ornementation gallo-romaine disparaît presque simultanément. Les objets, les étoffes, les meubles rapportés de Byzance produisent dans l'ornementation de l'architecture méridionale française une véritable transformation. Cette ornementation va, par suite des relations fréquentes de la Provence avec la Syrie, chercher ses nouveaux modèles dans les édifices d'Orient, pendant que les apports asiatiques, francs, scandinaves, se mêlent aux traditions gallo-romaines et se rencontrent avec les éléments d'ornementation empruntés à Byzance.
La Russie se trouva, en ce qui touche l'ornementation, à peu près dans le même cas.
D'une part, elle avait l'art de Byzance, qui tendait à se vulgariser, au moins dans les provinces voisines de la cité impériale; d'autre part, des éléments slaves, peut-être aussi scandinaves.
ORNEMENTATION DE MANUSCRITS RUSSES (Xe Siècle)
Ces arts ne demandaient qu'à se réunir comme des frères longtemps séparés, et c'est pourquoi nous voyons dans les manuscrits les plus anciens de provenance russe des compositions qui rappellent ces deux origines issues de deux points si éloignés quoique appartenant à une même famille. On peut aussi découvrir dans ces monuments des traces mongoles dues à l'extrême Orient septentrional; mais cet apport est relativement faible, inégalement réparti, et n'a exercé qu'une influence de peu de valeur sur l'art russe.
Si nous examinons les manuscrits russes, nous voyons qu'ils sont l'expression d'arts très-différents, tout en appartenant à une même époque. Les uns sont purement byzantins, dus évidemment à des artistes byzantins, et peut-être même enrichis de vignettes à Byzance. D'autres contrastent de la façon la plus rude avec ceux-ci et sont sortis de mains étrangères à cet art. Ce sont ceux-là qui nous touchent particulièrement, bien entendu, en ce qu'ils manifestent déjà le résultat des influences diverses qui agissaient sur le pays.
Ainsi, par exemple, le manuscrit connu sous le nom de la Perle, du Xe siècle[18], est purement byzantin; tandis que le manuscrit des Homélies de saint Jean Chrysostome, de la même époque[19], se rapproche absolument des arts slaves.
La figure A (pl. I), qui présente un fragment de l'ornementation de ce manuscrit, rappelle exactement, et comme dessin et comme coloration, les incrustations de verres colorés de ces peuples.
On en peut dire autant de la figure B, de la même époque[20]. Cette ornementation est bien plutôt slave que byzantine.
Mais ne poussons pas plus loin, quant à présent, cet examen.
Qu'étaient les constructions de la Russie à cette époque, c'est-à-dire vers le Xe siècle?
Ces constructions étaient faites de bois[21]; les textes, à cet égard, sont concordants, et ces constructions ne pouvaient, par conséquent, participer de l'architecture byzantine, dont la structure ne rappelle même pas, comme il arrive chez d'autres civilisations, les traditions d'œuvres de charpenterie.
Lorsque, vers le XIe siècle, les Russes commencèrent à bâtir des édifices religieux en maçonnerie dont la structure, et notamment les voûtes, sont inspirées de l'art byzantin, ils adaptèrent à cette structure, avec le vêtement byzantin sensiblement modifié comme on le verra, une ornementation qui dérive d'éléments asiatiques, slaves et touraniens, dans des proportions variables, c'est-à-dire locaux.
C'est là proprement, dans le domaine de l'architecture, ce qui constitue l'art russe, ce qui le distingue de son voisin, l'art byzantin, ce qui en fait l'originalité et ce qui lui permet de se développer librement, dès l'instant qu'il demeure fidèle à ses origines et qu'il cesse de recourir aux imitations bâtardes de l'art occidental.
Disons d'abord qu'en adoptant la structure byzantine dans leurs édifices religieux les Russes n'en prennent pas les plans. Ceux-ci se rapprochent beaucoup des plans des édifices grecs chrétiens du Péloponnèse et de l'ancienne Attique. L'édifice religieux proprement byzantin conserve dans son plan quelque chose de large, d'ouvert, qui rappelle l'ordonnance romaine. L'église grecque du Péloponnèse, de l'Attique et de la Thrace présente, au contraire, des dispositions peu étendues, des travées étroites, une multiplicité de piliers épais relativement aux vides, ainsi que l'indique parfaitement le plan (fig. 11)[22].
Fig. 11.
Et observons que ce plan grec-byzantin de l'église de Saint-Nicodème d'Athènes ne ressemble en rien aux plans grecs-byzantins de la Syrie septentrionale, et qu'à Byzance même et dans les grandes villes les plus rapprochées de la métropole et soumises à son influence directe, les plans des églises dont la construction remonte aux premiers siècles de l'établissement de l'empire d'Orient tiennent à la fois et des données fournies par cet exemple, d'une tradition romaine, et d'une influence grecque païenne, sensible dans les églises de Syrie. Mais à l'époque où l'on construisait ces églises de l'Attique, du Péloponnèse, de la Thessalie, de l'Épire, ces contrées étaient envahies en grande partie par la race slave qui formait au sud-ouest, à l'ouest et au nord de Byzance, une épaisse couche dont la puissance s'affaiblit seulement lors des invasions turques de Khosars, Petchenègues, Ouzes, Ougres, Bulgares, etc.
Les populations grecques proprement dites avaient conservé avec le centre de l'empire un lien étroit, et, bien que parfois, dans les dèmes grecs, des émeutes populaires aient été poussées jusqu'à massacrer le stratège de Byzance, cependant l'autorité impériale n'y était pas discutée.
Les arts n'avaient pas cessé d'être cultivés dans ces dèmes grecs, mais s'étaient modifiés en raison même de l'influence des races nouvelles qui les occupaient en grande partie. Autrement, il serait impossible de comprendre pourquoi et comment les édifices de ces territoires grecs prenaient un caractère très-différent de ceux qui se construisent en Asie Mineure, dans l'Arménie et la Syrie septentrionale.
Byzance, dont la politique consistait surtout à ménager l'autonomie des provinces vassales, était ainsi placée au centre d'influences très-diverses et qu'elle subissait tour a tour.
Comme le dit très-bien M. Alfred Rambaud[23], «toutes les races de l'Europe orientale se trouvaient représentées dans les pays qui confinaient l'empire grec: la race latine et même la race germanique par les Dalmates et les Italiens; la race arabe en Sicile, en Crète, en Orient; la race arménienne par le royaume pagratide et les principautés feudataires; les races turques et ouraliennes par les Bulgares du Volga, les Ouzes, les Petchenègues, les Khosars, les Magyars; la race slave, par les Russes, les Bulgares danubiens, les Serbes, les Croates....
L'empire grec ne s'effrayait pas trop de ces infiltrations de races barbares. Tous les éléments étrangers qui pénétraient dans son économie la plus intime, il cherchait à se les assimiler. Loin de les exclure de la cité politique, il leur ouvrait son armée, sa cour, son administration, son Église. A ces Arabes, à ces Slaves, à ces Turks, à ces Arméniens, il demandait des soldats, des généraux, des magistrats, des Patriarches, des Empereurs. Ce qu'il y avait de jeunesse dans ce monde barbare, il cherchait à s'en rajeunir.»
Et plus loin: «Mais il y a deux races dont l'influence dans les provinces, dans les armées, à la cour, fut prépondérante; toutes deux eurent l'honneur d'être représentées sur le trône: la race slave et la race arménienne.»
Sous Constantin le Grand, des colonies slaves ou scythes furent établies dans la Thrace, et la langue slave n'est pas sans avoir exercé une influence sur la vieille langue hellénique.
Comment alors les arts slaves n'auraient-ils fait pénétrer aucun élément nouveau dans l'art byzantin? Les Slaves, objectera-t-on, ne possédaient pas d'art à l'époque où ils furent en contact immédiat et si fréquent avec Byzance, c'est-à-dire du VIIe au XIe siècle.
Certes ils ne pratiquaient pas les arts ainsi qu'on les pratique chez des nations soumises depuis longtemps à une civilisation raffinée, comme on les cultivait à Rome, à Alexandrie ou à Athènes; mais l'art, pour ne disposer que d'expressions limitées, de moyens très-insuffisants, n'en possède pas moins des germes qui peuvent se développer et fournir une sève nouvelle à des troncs vieillis.
L'art byzantin n'est autre chose que l'art impérial romain décrépit, qui ne cesse de se rajeunir par les apports vivaces des nations au milieu desquelles il s'implante.
Mais de même que la cour de Byzance établit sur toute chose un formulaire étroit: dans l'administration une règle sévère, tout en permettant à tant d'éléments divers de venir se joindre à la donnée romaine première, elle impose à ce mélange hybride un archaïsme qui en fait l'unité.
Les Perses, les Grecs, les Asiatiques, les Latins, peuvent chacun revendiquer une part de l'art byzantin: ils ont tous concouru à sa formation; mais les peuplades slaves n'ont pas été non plus sans y apporter un élément.
Il ne faut pas méconnaître les influences de l'art byzantin chez les peuples de l'Europe du Xe au XIIe siècle. Elles ont eu une puissance considérable, soit sur la structure architectonique, soit sur son ornementation, soit, enfin, sur les meubles, vêtements, bijoux, etc.
Byzance fut, pendant trois siècles au moins, la grande école où les nations latines, visigothes et germaniques de l'Europe vinrent chercher les enseignements d'art, et ce fut à la fin du XIIe siècle seulement que les Français rompirent avec ces traditions. Leur exemple fut suivi en Italie, en Angleterre, en Allemagne, avec plus ou moins de succès. La Russie resta en dehors de ces tentatives: elle s'était trop intimement identifié à l'art byzantin pour essayer une autre voie; de cet art elle fut, pourrait-on dire, la gardienne et devait en continuer les traditions en y mêlant des éléments dus au génie slave asiatique.
Quels sont ces éléments? En quoi consistent-ils?
De l'art des Scythes nous reste-t-il des traces?
Hérodote, en parlant de ce peuple qui joua un rôle important pendant l'antiquité, ne donne aucun renseignement de nature à faire supposer que les Scythes nomades, non plus que les Scythes agriculteurs, aient cultivé les arts.
Cependant, il mentionne des objets d'art fabriqués par ces populations, il parle même de maisons de bois, il présente les Scythes comme étant à l'état de barbarie, mais la qualification de barbares, dans la bouche d'un Grec, n'a pas le sens que nous lui attachons aujourd'hui. Il signale, comme les ayant vus, des objets de métal fondu et, entre autres, ce vase d'airain qui contenait le liquide de six cents amphores et dont l'épaisseur était de six doigts[24].
Il nous dit comment certains grands personnages, malgré les lois terribles qui interdisaient à tous les Scythes, de quelque rang qu'ils fussent, d'adopter les usages étrangers, se plaisaient parmi les Grecs et manifestaient un goût particulier pour leurs arts et leurs coutumes.
Il cite, entre autres, le roi Scylès, qui se fit bâtir un palais à Borysthènes. Enfin au nord des Scythes, Hérodote parle des Budins, grande et nombreuse nation qui aurait occupé toute la contrée comprise entre le haut Tanaïs et le Rho (le Don et le Volga). Sur leur territoire, l'historien grec prétend qu'il existe une grande ville, entièrement construite de bois, ainsi que ses hautes murailles, et possédant des temples bâtis suivant la méthode des Grecs, avec statues et autels. Cette ville aurait été fondée par une colonie grecque, chassée de Borysthènes.
Il donne à ce peuple le nom de Gélons et prétend qu'ils parlent un langage composé de scythe et de grec[25]. C'est à tort, ajoute-t-il, que les Grecs confondent les Budins avec les Gélons. Les premiers sont autochtones, nomades et se peignent le corps entier en bleu et en rouge, ils se nourrissent de vermine. Les Gélons, au contraire, cultivent la terre, mangent du pain, ont des jardins et ne ressemblent aux Budins, ni par les traits du visage, ni par la couleur de la peau....
Ainsi, dès cette époque reculée, on entrevoit entre les Scythes et les civilisations grecque et persane certains liens, certains rapports qui n'ont pu que se développer jusqu'au moment où l'empire romain s'établit à Byzance. De même aussi, sur le territoire occupé par la Russie d'Europe, on signale déjà la présence de plusieurs races: les Scythes nomades au sud, les Scythes agriculteurs sur la rive gauche du Borysthènes, les Androphages au nord de ce fleuve, les Melanchlœnes le long du haut Tanaïs, puis les Budins et les Gélons entre le haut Tanaïs et le Volga.
Hérodote distingue ces peuples et attribue à chacun des mœurs différentes; il signale les Androphages comme les seuls qui se repaissent de chair humaine; les autres échangent leurs produits, se livrent à un commerce plus ou moins étendu avec les nations de la Grèce et de l'Iran. Les Scythes nomades font la guerre, ont une nombreuse cavalerie, dévastent leur propre pays pour affamer l'envahisseur et font le vide devant lui en l'observant et le harcelant sans trêve. Les descendants de ces Scythes, les Slaves, ont prouvé en maintes circonstances que ces antiques traditions ne s'étaient pas perdues chez eux.
Mais nous possédons mieux que les renseignements vagues fournis par Hérodote; nous possédons des objets laissés en grand nombre par les Scythes ou les Skolotes dans les tumuli répandus sur le territoire méridional de la Russie.
Ces objets de métal, cuivre, argent, or, fer indiquent un état de civilisation passablement avancé et des traditions d'art évidemment sorties de l'Asie centrale, qui méritent une étude sérieuse, car elles éclairent d'un jour nouveau cette page si obscure de l'art appelé byzantin. Tous ces objets ne paraissent pas appartenir à la même époque et, parmi eux, on en trouve qui sont de provenance grecque.
Il existe près du village d'Alexandropol, dans le district d'Ekatérinoslav, un grand tumulus, connu sous le nom de «Lougavaïa-Moguila» (tombe de la prairie). C'est un des plus considérables de toute la Nouvelle Russie. Sa base, entourée d'une enceinte de pierres brutes, avait cent cinquante sagènes (320m,10) de pourtour et sa hauteur dix sagènes (21m,40).
En 1851, des fouilles furent pratiquées dans ce tumulus et firent découvrir quantité d'objets curieux: deux figures de femmes ailées, tenant deux animaux à cornes. Ces deux objets de fer sont plaqués d'or sur la face et d'argent sur le revers. Quel est ce personnage (fig. 12) ou cette divinité[26]? Est-ce Aura ou même Artémis?—Nous trouvons (fig. 13) parmi les antiquités découvertes à Camyros (île de Rhodes), par M. A. Salzmann, un collier de plaques d'or[27] qui présente un sujet analogue et qui appartient à l'art phénicien.
Fig. 12.
Fig. 13.
Dans le même tumulus, en 1853, on découvrit quatre plaques de bronze, munies de douilles avec bielles et représentant chacune un griffon dans un cadre (fig. 14). Deux clochettes sont attachées aux angles inférieurs du carré orné à la base d'oves renversées[28]. Beaucoup d'autres objets d'or et d'argent furent trouvés dans ce tumulus et dans quelques autres situés à l'entour de la Lougavaïa-Moguila.
Fig. 14.
Les populations scythes, qui occupaient alors les contrées situées sur les bords du Dnjeper inférieur, savaient donc façonner les métaux, plaquer l'or et l'argent sur le fer—car beaucoup d'objets de fer sont revêtus de ces métaux précieux—et possédaient des éléments d'art qui ont une affinité incontestable avec les arts asiatiques.
Les fouilles continuées en contre-bas du niveau du sol extérieur, au centre de la Lougavaïa-Moguila, firent découvrir la tombe d'un cheval et des plaques d'or qui décoraient le harnais de la bête. Ces plaques d'or représentent un hippocampe, un lion, un oiseau et un taureau entourés d'arabesques, une rosace; le tout est façonné au repoussé et dépendait de la têtière et du mors en fer. D'autres excavations mirent au jour des tombes humaines ainsi qu'un grand nombre de fragments d'or dépendant de vêtements et d'ustensiles.
Nous présentons (pl. II) deux de ces plaques d'or repoussé qui représentent une tête humaine A, couronnée de feuillages, d'un travail grec, et B, un lion appartenant à un art tout différent et absolument asiatique.
Et cependant ces deux objets ont été trouvés sur le même point du tumulus, dans la même tombe. Parmi tous ces objets d'or, reproduits dans l'atlas des Antiquités de la Scythie, et qui sont en nombre considérable, ces deux influences grecque et asiatique sont très-appréciables.
Lors de nouvelles fouilles entreprises en 1856, on trouva encore, dans une des tombes que recouvrait le tumulus de la Lougavaïa-Moguila, un squelette de cheval avec les restes d'un magnifique harnais de bronze et d'or. Les plaques de bronze fondu appartiennent à un travail grec d'une belle époque, et le collier de poitrail, qui ne pèse pas moins d'une demi-livre d'or, et se compose d'une bande ajourée représentant des griffons terrassant des sangliers et des cerfs, avec ses deux plaques de pendants, est d'un travail absolument étranger à l'art grec. La planche III présente la plaque de bronze qui ornait la têtière du cheval et qui montre Athéné en buste, et la figure 15, ci-dessous, l'une des plaques pendantes du collier d'or de poitrail. Il n'est pas besoin d'insister. Évidemment, ces deux objets, appartenant, à un même harnais et, par conséquent, de la même époque, qui datent (si l'on s'en rapporte au style de la plaque) du IIIe siècle avant l'ère chrétienne, sont dus à des fabrications et à des écoles d'art absolument étrangères l'une à l'autre. Si les objets de bronze ont été fournis par la Grèce, les objets d'or proviennent d'un art local et cet art local est tout asiatique.
Fig. 15.
Ce dragon qui dévore une panthère est une composition asiatique et l'exécution de l'ornementation, les formes sèches et enchevêtrées, le style décoratif enfin, nous reportent au centre de l'Asie.
Les Grecs ont dédaigné cet art tant qu'ils ont maintenu les traditions de leur belle époque, mais à la fin de l'empire romain il n'en est plus de même; redevenus plus asiatiques qu'occidentaux, ils s'emparent de ces éléments, se les assimilent, les mélangent avec les arts de la Perse et constituent cette ornementation byzantine qui eut une si grande influence pendant le XIe et le XIIe siècle dans tout l'Occident.
Des objets découverts sous d'autres tumuli de la même contrée présentent encore un caractère différent.
Dans l'un des tumuli appelés «Grosses tombes», sur la route d'Ekatérinoslav à Nicopol, en 1860, M. Zabeline trouva quantité d'objets, provenant de harnais de chars, en argent, et entre autres deux flancs de têtière de cheval (fig. 16), représentant un entrelacs de deux serpents à têtes de cheval et affectant un caractère particulier se rapprochant singulièrement des influences mongoles[29].
Fig. 16.
Cette partie méridionale de la Scythie ou Scythie grecque semble donc avoir été occupée par trois races différentes, ou du moins avoir été soumise à des influences d'art provenant de trois sources différentes: source iranienne ou arienne à laquelle il faut attribuer les objets (fig. 12, 14, pl. II B et fig. 15); source grecque, à laquelle appartiennent incontestablement les objets (pl. II A et pl. III); source mongole, qu'indiquent l'objet (fig. 16) et plusieurs autres de même provenance.
Ceci ne s'accorderait pas parfaitement avec la version d'Hérodote, qui prétend que les Scythes repoussaient toute influence étrangère, mais se trouve confirmé par la découverte dans ces diverses nécropoles de crânes humains qui, évidemment, appartiennent les uns aux races iranienne ou cimmérienne, et d'autres à la race mongole. D'ailleurs, la loi scythe qui punissait de mort tout individu ayant adopté des usages étrangers ou ayant frayé avec des étrangers, n'est-elle pas précisément une marque de ces habitudes? car on n'établit jamais une loi que quand on reconnaît la nécessité de l'édicter par la fréquence et le danger d'un délit.
Si, sur le territoire méridional actuel de la Russie, on signale ces divers éléments d'art assez étrangers les uns aux autres; au Nord, les populations finnoises occupaient d'immenses territoires et n'étaient pas absolument dépourvues de toute idée d'art, comme certains auteurs l'ont prétendu.
Il reste de ces monuments finnois primitifs des débris et, mieux que cela, des traditions tellement vivaces et caractérisées qu'on est forcément entraîné à les rattacher à un art fort ancien.
Tels sont, par exemple, ces dessins de broderies dont on ne saurait déterminer la date exacte (fig. 17), mais dont la tradition remonte à une haute antiquité. Ce ne sont que des linéaments géométriques qu'il ne faut pas confondre avec d'autres combinaisons également anciennes, appartenant à d'autres races[30].
Fig. 17.
Dans ces ornements géométriques finnois que nous donnons ici, les méandres, par exemple, n'apparaissent pas, tandis qu'on les rencontre à l'origine de toutes les ornementations appartenant à l'extrême Orient central.
Il n'est pas plus difficile de concevoir l'ornement A, de la figure 17, qu'il n'en coûte de composer les ornements géométriques de la figure 18, et dans ces broderies russes, dont il existe de si curieuses collections (voir les Musées de la Société géographique et de l'Académie des sciences de Russie), on rencontre très-rarement ces méandres, si fréquents dans l'ornementation de l'extrême Orient et notamment sur les monuments les plus anciens de l'Inde et de la Chine.
Fig. 18.
L'Iran n'est pas sans avoir également adopté le méandre dans son ornementation, non sur les monuments les plus anciens connus qui n'en présentent pas de traces, mais sous l'influence des civilisations grecques de l'Ionie et à l'époque des Arsacides.
Les arts égyptiens anciens n'en montrent pas davantage. En un mot, la combinaison géométrique de l'ornement connu sous le nom de méandre n'appartient ni aux Iraniens, ni à la race sémitique, tandis qu'elle apparaît, soit dans l'extrême Orient, soit chez les peuplades grecques.
Quoique rare dans la composition des broderies russes, le méandre se fait voir cependant et nous paraît dû à une influence slave (fig. 19).
Ces dessins sont brodés en coton rouge, sans envers, sur une toile[31]. Quant à l'harmonie des tons de ces étoffes populaires brodées, elle mérite d'être signalée.
Fig. 19.
Cette harmonie se rapproche parfois absolument des harmonies asiatiques de la Perse (pl. IV)[32]; d'autres se rapprochent des tonalités mongoles dures et heurtées.
Mais, dans la composition des dessins de ces tissus, les figures géométriques ne dominent pas seules. Les fleurs, la figure humaine, les animaux entrent dans la décoration et se rapprochent intimement des compositions iraniennes anciennes; souvent ces figures sont affrontées, adossées ou juxtaposées, ayant entre elles un arbre ou un vase. On sait combien ce motif a été reproduit dans les étoffes et même dans la sculpture de la Perse; on sait également qu'on en trouve l'origine dans le culte de Mithra.
Dans un récit du Boun-dehesch[33], il est dit comment Meschia naquit mâle et femelle d'un arbre produit par la portion de la semence de Kaïomorts qui avait été confiée à la terre, et comment le corps androgyne de Meschia se divisa en deux corps: l'un mâle qui retint le nom de Meschia[34], l'autre femelle qui s'appela Meschiané[35]. Voici la traduction de ce passage d'après Anquetil:
«Il est dit dans la loi[36], au sujet des hommes, que Kaïomorts[37] ayant rendu de la semence en mourant, cette semence fut purifiée par la lumière du soleil, que Nério-Sengh[38] en garda deux portions et que Sapandomad[39] eut soin de la troisième. Au bout de quarante ans, le corps d'un Reivas, formant une colonne (un arbre) de quinze ans avec quinze feuilles, sortit de terre, le jour de Mithra du mois de Mithra. Cet arbre représentait deux corps disposés de manière que l'un avait la main dans l'oreille de l'autre, lui était uni, lié, faisant même un tout avec lui.... Ils étaient si bien unis tous les deux l'un à l'autre, qu'on ne voyait pas qui était le mâle, quelle était la femelle...»
Des pierres intaillées et des cylindres assyriens représentent, en effet, l'arbre ou la colonne avec les deux figures humaines, ou encore deux lions ailés affrontés, séparés par un arbre avec quinze feuilles[40]. Ce sujet fut beaucoup plus tard conservé comme motif décoratif dans les monuments persans; on le retrouve partout, en Occident, dans l'architecture dite romane et aussi dans les étoffes d'Orient des premiers siècles du christianisme, et enfin dans ces broderies russes d'une époque récente.
Il en est de même pour un certain nombre de ces compositions assyriennes et iraniennes, qui fournirent les éléments d'ornements persans de l'époque des Arsacides et des Sassanides que l'on retrouve parfois dans l'ornementation dite byzantine, mais plus prononcés encore dans celle des XIe et XIIe siècles, en Occident aussi bien qu'en Russie. Tels sont (fig. 20), par exemple, ces combats et entrelacements d'animaux fantastiques et réels, lions et griffons[41], ces torsades (fig. 21) si fréquentes sur les cylindres et terres cuites de l'époque des Perses[42], ces végétations toutes méridionales, fig. 22[43] et fig. 23[44].
Fig. 20.
Fig. 21.
Fig. 22.
Fig. 23.
A coup sûr ce n'est pas sur les territoires russes, non plus que dans le nord occidental de l'Europe, que cette ornementation a pris naissance puisque, dans ces contrées, ces animaux et ces végétaux n'existaient pas; donc la transmission asiatique est évidente dans les sculptures et les manuscrits des XIe et XIIe siècles, en Russie comme en Occident. Leur ornementation rappelle ces motifs, ces animaux fabuleux que l'antiquité attribuait à l'Orient: tels que ces griffons, gardiens de l'or, ces dragons, serpents ailés.
Fig. 24.
Fig. 25.
Dans les fouilles faites sous la direction de M. Samokvasov dans le gouvernement de Tchernigov (petite Russie au nord de Kiew), on a trouvé deux cornes de ces chèvres du Caucase appelées tours, cornes enrichies de garnitures d'argent, gravées, dont les figures 24 et 25 donnent une portion. Ces objets étaient réunis, dans une sépulture, à un casque de fer, à une cotte de maille et à deux monnaies byzantines d'or du IXe siècle. L'une de ces garnitures A (fig. 24) montre des ornements curvilignes entrelacés dont l'origine asiatique est des mieux caractérisées; l'autre B (fig. 25) présente des animaux entrelacés, deux chasseurs armés, des oiseaux et quadrupèdes dont on ne peut méconnaître de même le style oriental. Si vous rapprochez ces gravures A de certains entrelacs persans, l'analogie est frappante; il en est de même des animaux B. Mais aussi cette ornementation A rappelle les incrustations d'argent sur des plaques de fer mérovingiennes[45] et celles B des dessins scandinaves d'une époque plus récente.
Évidemment cette ornementation asiatique est de première main et n'est pas inspirée des produits de Byzance. Il serait plus exact de dire que les artistes byzantins ont été puiser aux mêmes sources, mais à une époque beaucoup plus récente. Et, pour nous expliquer plus clairement, les populations slaves qui gravaient ces ornements au IXe siècle les possédaient évidemment longtemps avant que l'art byzantin n'eût composé son ornementation gréco-persane.
La rudesse sauvage, mais empreinte d'un puissant caractère, de ces gravures, indique assez que ce n'est pas là un art de seconde main.—Cette fleur d'arum, reproduite par la figure B, se retrouve dans l'ornementation hindoue à toutes les époques, et nous la voyons gravée avec une énergie primitive que les Byzantins ont affaiblie.
Mais, pour en revenir aux manuscrits, nous avons dit qu'à ces éléments,—qui semblent être adoptés dans l'ornementation russe pendant les XIIe et XIIIe siècles sans passer par Byzance, puisqu'alors l'art byzantin ne les reproduisait pas sur ses peintures et vignettes de manuscrits,—il se joignait d'autres influences d'un caractère différent appartenant à la race mongole touranienne.
Telles sont, entre autres, ces vignettes (pl. V) d'un manuscrit du XIIIe siècle[46].
L'ornementation A ne rappelle, ni par sa forme ni par l'harmonie des tons, l'art byzantin, persan ou arabe, mais l'art qui appartient aux races jaunes de l'Asie centrale. L'ornement B conserve quelques traces de l'art persan dans sa forme, tandis qu'il est touranien par l'assemblage des tons.
On peut, jusqu'au XVe siècle, c'est-à-dire jusqu'à la chute de l'empire d'Orient, constater dans les manuscrits russes: d'une part l'influence byzantine pure, ou plutôt le travail des artistes byzantins; puis, dans les œuvres vraiment russes, cette influence byzantine singulièrement mélangée d'un élément slave asiatique et d'un apport touranien, et cela dans des proportions très-variables.
Mais ici il se présente un fait singulier.
Nous possédons en France des manuscrits qui appartiennent au XIIe siècle, et qui montrent dans leurs vignettes ces entrelacs bizarres d'animaux et d'ornements. Des manuscrits dits anglo-saxons, mais qui devraient bien plutôt être désignés comme anglo-normands, puisque leurs vignettes sont profondément empreintes de l'art Scandinave, montrent des compositions analogues et datent également du XIIe siècle. Or, parmi les manuscrits russes, il s'en trouve qui rappellent aussi ces compositions, mais qui datent du XIVe siècle. Est-ce par la Scandinavie que cette nouvelle influence s'est produite, ou en allant quérir à une source commune orientale?—Car n'oublions pas que rien ne change en Orient et qu'un élément d'art, qui a pu aux époques reculées être introduit par les Aryas scandinaves au nord de l'Europe, pouvait encore fournir au XIVe siècle des exemples conservés à travers les siècles.
fig. 26.
Quoi qu'il en soit, nous donnons (fig. 26) une majuscule[47] d'un manuscrit picard du XIIe siècle et (fig. 27) une vignette d'un manuscrit russe[48] du XIVe siècle. Nous n'avons pas besoin de faire ressortir les rapports qui existent entre ces deux ornements. Les formes courbes toutefois dominent dans les entrelacs de la figure 26, tandis que les formes anguleuses sont prononcées dans les entrelacs de la figure 27. Mais nous expliquons plus loin les causes de ces relations entre certaines œuvres occidentales du XIIe siècle et celles du peuple russe au XIVe siècle.
Fig. 27.
Ce qui précède montre quels sont les éléments qui dominent dans l'art russe. Tous ces éléments, qu'ils viennent du nord, qu'ils viennent du midi, appartiennent à l'Asie. Iraniens ou Persans, Indiens, Touraniens ou Mongols ont fourni leurs tributs, à doses inégales toutefois, à cet art.
Et l'on peut dire que si la Russie a beaucoup emprunté à Byzance, les éléments d'art répandus dans ses populations n'ont pas été sans exercer une action sur la formation de l'art byzantin.
Nous croyons d'ailleurs qu'on s'est beaucoup exagéré l'influence de l'art byzantin sur l'art russe, et la Perse paraît avoir eu sur la marche des arts en Russie tout autant d'effet au moins que Byzance.
Nous en exceptons toutefois ce qui concerne les images. Mais là, encore, l'influence asiatique se fait sentir, non dans la forme, mais dans la conservation des types. L'imagerie de l'école grecque n'a jamais cessé d'être en faveur en Russie, et elle y tient encore sa place dans les représentations de personnages saints.
En cela, le Russe montre combien il est attaché à la tradition, comme le sont tous les peuples asiatiques, et combien peu se modifient ses sentiments intimes.
Les Russes se sont soustraits à l'influence des Iconoclastes, qui se fit sentir si violemment dans l'empire d'Orient, au VIIIe siècle, et plus tard, sur divers points de l'Europe occidentale: chez les Vaudois; les Albigeois aux XIIe et XIIIe siècles; au XVe, chez les Hussites, et au XVIe chez les réformistes.
Mais si l'architecture et l'ornementation russes manifestent une originalité marquée, il ne semble pas qu'il en soit ainsi de la représentation des personnages saints. Ceux-ci demeurent byzantins. C'est l'école du Mont-Athos qui fournit les types à la Russie, comme à presque tout l'Orient chrétien grec.
A peine si l'on peut apercevoir, dans ces représentations, une tendance vers le réalisme qui se manifeste d'ailleurs assez tard et n'arrive pas à l'éclosion.
Il est possible également de signaler, dans l'art russe, quelques traces scandinaves, ou, pour être plus vrai, on trouve dans les arts de la Scandinavie des éléments empruntés aux sources mêmes où les Russes ont été puiser.
La Russie a été l'un des laboratoires où les arts, venus de tous les points de l'Asie, se sont réunis pour adopter une forme intermédiaire entre le monde oriental et le monde occidental.
Géographiquement, elle était placée pour recueillir ces influences; ethnologiquement, elle était toute préparée pour s'assimiler ces arts et les développer. Si elle s'est arrêtée dans ce travail, c'est seulement à une époque très-rapprochée de nous et lorsque reniant ses origines, ses traditions, elle a prétendu se faire occidentale, en dépit de son génie.
Il nous reste à parler de certaines formes particulières à l'art russe adoptées dans l'architecture et dont l'origine se retrouve dans la Grèce proprement dite et dans l'Asie méridionale.
Tout d'abord, les plus anciens édifices religieux de la Russie affectent des formes sveltes, en élévation, qui les distinguent des constructions purement byzantines.
Évidemment, les Russes, dès le XIIe siècle, employaient, pour le tracé de leurs édifices religieux, un étalon géométrique différent de celui adopté par les architectes de Byzance, mais se rapprochant davantage de celui admis chez les architectes de la Grèce des premiers siècles du moyen âge.
Les églises chrétiennes de la Grèce, qui existent encore et dont la date est comprise entre les Xe et XIIe siècles, nous surprennent par leurs petites dimensions et leur physionomie relativement élancée qui ne rappelle pas l'aspect des monuments byzantins antérieurs.
Indépendamment du plan grec[49] que nous avons donné figure 11, cet autre plan[50] que nous présentons ci-après (fig. 28) n'est pas absolument byzantin et semble avoir servi de type aux plus anciennes églises russes bien plutôt que les plans byzantins purs.
En Géorgie et en Arménie, nombre d'anciennes églises, la plupart très-petites, se renferment également dans ces données. Mais, tout en se soumettant à ces dispositions, à ces plans, dans leurs édifices religieux, les Russes, dès qu'ils adoptèrent la structure de maçonnerie à la place de la structure de bois primitive, donnèrent à ces édifices des proportions élancées tout à fait particulières.
Fig. 28.
Telle est, entre autres (pl. VI), l'ancienne église de l'Intercession de la Sainte-Vierge (Pokrova), bâtie en 1165 par André Bogolubsky, dans le gouvernement de Vladimir, près du couvent de Bogolubow[51]. Cette église est construite extérieurement en pierre de taille. La structure intérieure se prononce au dehors par ces arcs qui ne sont que la trace des voûtes. La haute coupole centrale repose sur quatre piliers; les voûtes d'arêtes ou en berceau qui flanquent et étayent cette coupole sont couvertes de feuilles de métal. Les entrées sont sur trois des faces (l'abside étant en A) et, au-dessus, dans le tympan du grand cintre supérieur, le Christ est représenté entouré de quatre animaux: deux lions et deux oiseaux. Dans les tympans latéraux sont sculptés des griffons terrassant des quadrupèdes, puis sept têtes sont rangées au-dessous de ces sculptures et, des deux côtés de la fenêtre centrale, deux lions dont les queues sont terminées par un fleuron et un oiseau. Il n'est pas besoin d'insister sur le caractère asiatique de ces représentations.
ÉGLISE DE L'INTERCESSION DE LA SAINTE VIERGE.
La sculpture d'ornement se rapproche du faire des artistes syriaques, ainsi que le fait voir l'un des gros chapiteaux de la porte (fig. 29).
Fig. 29.
Quant aux profils, ils rappellent beaucoup plus les profils des édifices de la Syrie centrale que ceux des Byzantins proprement dits.
Il est nécessaire de faire ici une observation importante. Nous avons montré ailleurs[52] qu'au moment des Croisades, l'Occident et la France en particulier avaient été puiser dans la Syrie septentrionale, où les croisés s'établirent d'abord et où ils séjournèrent si longtemps, des éléments d'art qui eurent sur le développement de l'architecture et des écoles de sculpture une influence très-considérable, notamment en Provence, dans le Poitou, l'Anjou, le Languedoc, l'Artois et les Flandres. La Russie fut un des itinéraires suivis par les populations Scandinaves pour se rendre en Syrie; un autre passait par la Suisse, ainsi que le prouve le journal de Nicolas Soemundarson, abbé du monastère bénédictin de Thingeyrar, en Islande, qui alla en Palestine de 1151 à 1154, et qui marque les étapes d'Ayenches, de Vevey, d'Étroubles, etc.; le troisième, long et périlleux, était la voie de mer, par le détroit de Gibraltar.
Fig. 30.
On n'ignore pas que cette passion des croisades, qui s'empara de toute l'Europe, pendant le XIIe siècle, poussait un flot incessant d'émigrants vers les Lieux-Saints. Partout où il passait, ce flot entraînait avec lui quantité d'aventuriers et de gens désireux d'acquérir fortune ou gloire, ou simplement mus par le désir de voir du nouveau.
Il dut donc s'établir alors, entre la Russie et la Syrie, des rapports assez fréquents, ne fût-ce que pour commercer; car les contrées avoisinant les côtes septentrionales de la mer Noire qui envoyaient du blé à Byzance durent en fournir également aux armées des croisés. Or, il ne faut point s'étonner si dans l'ornementation architectonique, si dans les profils on trouve, pendant le XIIe siècle en Russie, les influences syriaques qui se prononcent si puissamment dans les écoles occidentales.
L'ornementation d'un des tores de la porte de l'église que présente la planche VI (1165) nous donne le dessin ci-contre (fig. 30). Or, cet ornement est absolument syriaque, ainsi que le démontre la figure 31, reproduisant un ornement sculpté sur le linteau d'une porte à Moudjeleia, Ve siècle (Syrie centrale)[53].
Fig. 31.
La curieuse église cathédrale de Saint-Dimitri construite en pierre, de 1194 à 1197, par le grand-duc Vsévolod Andréiévitch, à Vladimir, laisse également voir dans sa riche ornementation une influence non-seulement syriaque, mais encore arménienne.
La composition de cet édifice rappelle exactement celle de l'église de l'Intercession de la Sainte-Vierge, bâtie quelques années auparavant (pl. VI). Même plan, même système de structure. Mais ici les trumeaux entre les fenêtres, au-dessus de l'arcature, sont entièrement couverts de sculptures sur les trois faces. Toujours le Christ est figuré au-dessus de l'arc de la fenêtre centrale, accompagné d'anges, des deux lions et des deux oiseaux. Mais, autour et au-dessous de lui, sont des animaux et des arbres en grand nombre, qui indiquent certainement la Création; des cavaliers courant ventre à terre, et, parmi les animaux, le griffon souvent répété.
Chacune de ces sculptures, en bas-relief vivement découpé, occupe une face d'un morceau de pierre, si bien qu'il existe autant de sujets que de pierres et que cette ornementation a dû être faite avant la pose.
L'arcature et les trois portes sont extrêmement riches comme sculpture. Nous donnons (pl. VII) le détail de l'arcature aveugle qui règne autour de l'édifice, entre les fenêtres et les portes, comme dans l'église de l'Intercession de la Sainte-Vierge.
Les fûts des colonnettes sont entièrement couverts de sculptures, et, sous les arcades, sont représentés des personnages saints, nimbés, puis plus bas, des ornements et animaux. Ces ornements affectent un caractère oriental des plus prononcés.
Fig. 32.
Ainsi que le fait voir la figure 32, l'ornement A reproduit une des extrémités végétales de la décoration sculptée de cet édifice, et l'ornementation B, un fragment d'un bronze hindou[54] de l'époque brahmanique (XIVe siècle).
Il est difficile de ne pas attribuer à ces deux sculptures un même point de départ. De même qu'on ne saurait refuser une origine iranienne à l'ornement (fig. 33), l'un de ceux qui se trouvent sous les personnages de la planche VII, et à l'ornement (fig. 34) qui décore plusieurs colonnettes.
Fig. 33.
Fig. 34.
Donc, les influences qui se font sentir dans ces édifices russes du XIIe siècle sont purement asiatiques: méridionale ou centrale. L'Inde, la Perse forment les éléments de l'architecture russe à cette époque, ainsi que de son ornementation.
Certes, Byzance, qui elle-même, de son côté, avait recueilli ces arts de l'Orient, inspirait les artistes russes; c'était la grande école, mais évidemment ces artistes de la Russie avaient leurs traditions et puisaient directement aux sources où la capitale de l'empire d'Orient avait été chercher les éléments de sa structure et de son ornementation.
Mais nous l'avons dit, l'Europe entière, pendant la première moitié du XIIe siècle au moins, n'avait d'autre école que Byzance, l'Arménie et les arts de la Syrie centrale. Chaque peuple s'assimilait ces éléments orientaux et les développait suivant son génie propre. L'Italie, La France, l'Allemagne s'instruisaient à cette école, sans abandonner certaines traditions nationales. Il en était de même de la Russie, le génie slave possédait ses traditions tout asiatiques qui s'appropriaient parfaitement aux modèles que lui présentait l'architecture byzantine. Et, par suite de son contact continuel avec l'Asie, la Russie devait comprendre et appliquer, mieux qu'aucun peuple de l'Europe, les éléments orientaux qui favorisèrent la renaissance des arts en Occident, pendant le XIIe siècle.
Nous avons dit encore que les Slaves donnaient alors à leurs monuments religieux un aspect svelte tout particulier. Le détail présenté sur la planche VII montre que cette élégance de proportion ne s'appliquait pas seulement à l'ensemble des édifices, mais aussi aux parties. Cette arcature (pl. VII) possède des proportions élancées qui contrastent avec ce qui se faisait alors en France, en Italie et surtout en Allemagne, où l'architecture, dite rhénane, affectait une certaine lourdeur dans les détails.
Ce qui reste des églises de la fin du XIIe siècle, en Russie, indique cette tendance à donner aux édifices une proportion élancée. C'était encore là une tradition due à l'Asie centrale et non une imitation de l'art purement byzantin ou de l'art pratiqué dans la Syrie moyenne. Il faut reconnaître d'ailleurs que les peuples établis depuis longtemps dans les pays de plaines sont portés, lorsqu'ils bâtissent, à donner à leurs monuments une grande hauteur, relativement à leur étendue en surface. Mais il y a mieux: les races d'origine asiatique, les Aryas aiment les édifices sveltes, élancés, marquant de loin la ville ou l'agglomération d'habitants. Ils cherchent à faire dominer la verticale, tandis que le contraire s'observe chez les races sémitiques, qui tendent à faire dominer les lignes horizontales.
On sait avec quelle ardeur les populations du nord occidental de l'Europe, dès qu'elles se furent affranchies des traditions romaines, se lancèrent dans la construction d'édifices surprenants par leur hauteur. Nos églises françaises, dès la fin du XIIe siècle, en sont la preuve. Certes, cela n'était nullement la conséquence des éléments fournis par l'étude des édifices byzantins et de la Syrie. C'était, au contraire, une réaction contre ces éléments.
Les Russes, guidés par ce sentiment inné chez les races asiatiques supérieures, ne paraissent pas avoir cessé de donner à leurs constructions, religieuses notamment, cette procérité qui distingue les églises les plus anciennes de leur territoire, aussi bien que celles qui ont été bâties depuis et jusqu'au XVIIe siècle.
On retrouve cette élégance, cette sveltesse dans les monuments religieux de l'Arménie et de la Géorgie qui présentent comme un intermédiaire entre l'art persan et l'art russe.
Cette petite église (fig. 35) d'Ousounlar, en Arménie[55], indique la tendance à donner aux édifices religieux une grande élévation, relativement à leur surface, et notamment à surélever les coupoles; de telle sorte qu'à l'intérieur ces églises surprennent par l'étroitesse des vides, par la hauteur de ces petites coupoles et par la rareté des jours: dispositions qui impriment à ces intérieurs un caractère recueilli, mystérieux, parfaitement conforme au rite grec.
Fig. 35.
Le plan et la coupe (fig. 35) montrent ce pronaos et ces portiques latéraux bas que l'on rencontre fréquemment dans les églises russes et qui appartiennent à des traditions tout orientales.
L'ornementation de l'architecture russe du XIIe siècle est le produit d'un mélange des arts byzantin proprement dit et asiatique.
Comme exemple, nous prenons un fragment de l'archivolte de la porte principale de l'église cathédrale de Saint-Dimitri à Vladimir, dont la planche VII présente l'arcature. L'ornementation de cette archivolte (pl. VIII) avec ces bandelettes nattées, ces animaux fantastiques, ces feuillages dentelés, ces délicates torsades, se rapproche plus encore des arts de la Perse que de ceux adoptés par les artistes byzantins pur.
Comme dans l'ornementation indienne et persane, l'artiste auquel est due cette composition a eu le soin de garnir tous les nus, de ne laisser entrevoir, dessous ces réseaux, que de très-petites parties des fonds. La sculpture plate, mais délicatement modelée, malgré la naïveté du dessin, occupe également les surfaces, comme le ferait une passementerie. C'est là un parti tout oriental, développé sous un climat où la lumière du soleil est vive, où les brumes sont inconnues. Les manuscrits de cette époque, dus à des mains russes, et non à des artistes byzantins, présentent une ornementation analogue, bien plutôt indienne et persane que byzantine[56].
L'art russe était donc arrivé, à la fin du XIIe siècle, à un certain degré de splendeur qui ne le cédait guère aux arts de Byzance et de l'Occident. Les artisans russes façonnaient habilement les métaux, possédaient une école, si bien que nous voyons, au dire de Du Plan Carpin et de Rubruquis, des artistes russes au service des Tatars-Mongols, soixante ans plus tard.
On sait que saint Louis envoya, étant en Chypre, des ambassadeurs au grand Khan de Tartarie, qui inspirait alors de si vives inquiétudes à l'Europe et dont les troupes avaient dévasté la plus grande partie des provinces russes. Rubruquis, l'envoyé de Louis IX, trouva à la cour du Khan un architecte russe et un orfèvre français. Cette étrange cour des Khans manifestait un goût très-vif pour les arts, les protégeait et aimait à s'entourer d'artistes.
Du Plan Carpin confirme les récits de Rubruquis. Envoyé par le pape Innocent IV, en 1246, près du grand Khan pour conjurer la tempête qui menaçait de s'étendre sur l'Occident, cet ambassadeur-moine fit un séjour prolongé à la cour de Gaïouk qui venait de succéder à Octaï. L'envoyé nous a laissé des descriptions d'un haut intérêt sur ces Tatars, sur leurs habitudes fastueuses, sur leurs prodigieuses richesses en objets d'or, en étoffes précieuses; il parle d'un orfèvre russe, favori du Khan, qui avait fabriqué pour lui un trône d'ivoire enrichi d'or et de pierreries, orné de bas-reliefs.
L'introduction de l'élément mongol en pleine Russie fut-elle de nature à modifier la marche des arts dans ces contrées? C'est là une question à laquelle il ne serait point aisé de répondre d'une manière précise. Les Tatars possédaient-ils un art propre?
Ce premier point est déjà fort difficile à établir. Que les Mongols aient eu un goût prononcé pour le luxe et pour les arts, ceci n'est pas douteux; mais, vivant le plus souvent sous la tente, tout occupés de conquêtes et de dévastations, s'ils profitaient des arts pratiqués chez les peuples conquis, il n'est guère probable qu'ils en possédassent un en propre; et les exemples que nous venons de citer montrent qu'ils s'entouraient d'artistes de toute provenance en leur laissant d'ailleurs la liberté d'exercer leur talent comme bon leur semblait; car, en dehors de leur amour de conquête et de pillage, les Tatars ne s'occupaient ni de convertir les gens à leurs croyances, ni de leur imposer autre chose que des tributs ou un service quelconque.
D'autre part, il est difficile d'admettre que, dans une cour aussi luxueuse et riche, il ne se soit pas manifesté un goût particulier pour une forme de l'art plutôt que pour une autre.
Quelle pouvait être cette forme?
Évidemment, très-voisine de l'extrême Orient, avec lequel ces Tatars étaient en contact.
Leur domination sur une partie de la Chine, dès le IVe siècle de notre ère, ne paraît pas avoir modifié les arts de cette contrée, car les monuments, antérieurs et postérieurs à cette époque, suivent une marche qu'aucun élément nouveau ne vient modifier. La dynastie des Tang, qui fut si brillante de 617 à 907 et sous laquelle la puissance de la Chine s'étendit jusqu'à la péninsule de Corée, jusqu'au Japon, au Thibet, au Tourfan et au Turkestan vers l'ouest; à la Mongolie et à la Mandchourie au nord; au Tonkin, au Cambodge et à la Cochinchine, vit développer les arts de l'extrême Orient sur ce vaste territoire, plus ou moins mélangés de l'art indien.
Ainsi, dans le Cambodge et le royaume de Siam, les influences des arts chinois et hindous se mêlent si bien, qu'elles semblent former un art distinct. Il n'est pas difficile, cependant, pour peu qu'on se livre à un examen d'analyse, de faire la part des deux sources.
Au XIIIe siècle, il y a donc tout lieu de croire que les Tatars n'avaient d'autres éléments d'art que ceux fournis par cette civilisation de l'extrême Orient, c'est-à-dire le mélange indo-chinois.
Mais cette observation, en admettant qu'elle soit absolument fondée, ne nous dit guère quels sont les caractères propres à cet art; car si, d'une part, l'art chinois est bien connu et s'est peu modifié depuis les temps les plus reculés, il n'en est pas ainsi de l'art indien qui ne nous laisse plus voir que des œuvres d'une époque récente, relativement à l'antiquité de la civilisation brahmanique.
En effet, un art n'arrive pas à fournir les exemples que nous donnent les monuments de l'Inde sans avoir parcouru de longues transformations.
Tout ce que nous montre l'Inde en fait d'anciens monuments d'art indique une structure originaire de bois, et ces monuments sont, ou bâtis de pierre, ou taillés à même le roc.
La forme n'est donc pas d'accord avec la matière employée. La forme est traditionnelle, remonte évidemment à la plus haute antiquité, c'est-à-dire bien au delà de l'époque à laquelle il faut rattacher les monuments les plus anciens actuellement existants sur le territoire indien, lesquels ne sont que postérieurs au Bouddhisme[57].
La religion des premiers Aryas ne comportait guère de temples. Elle n'était qu'un hommage rendu aux puissances naturelles, et chaque chef de famille était le ministre du culte rendu à ces puissances. Mais partout où la race aryenne a été dominante, la structure de bois est le principe de l'art de l'architecture; et quand, dans la suite des temps, cette structure a dû être abandonnée, soit par faute de matériaux, soit afin d'assurer aux édifices une plus longue durée, le principe de cette structure s'est reproduit dans la construction de pierre, souvent avec un scrupule assez prononcé pour faire admettre que c'était là une tradition dont on ne voulait pas s'écarter.
Mais il est clair qu'il faut à une civilisation beaucoup de temps pour en venir à ces transpositions dans le domaine de l'art.
Les monuments indo-chinois, du royaume de Siam, du Cambodge présentent le même phénomène de transposition, et, bien que bâtis souvent entièrement de pierre, compris les combles, ils reproduisent avec une fidélité singulière la structure de bois, affectent des formes, dans l'ensemble comme dans les détails, qui appartiennent à l'emploi du bois.
Ce portique, ou plutôt cette claire-voie taillée dans le roc, qui précède la grande excavation, décorée de figures bouddhiques à Gwaliore (fig. 36, ci-après), démontre clairement ce que nous venons d'indiquer.
C'est bien là le simulacre traditionnel d'une structure de bois exprimée par le diagramme A. Mais souvent il arrive que, dans ces monuments de l'Indoustan, ces liens b, quoique taillés dans la pierre, sont refouillés, ajourés, sculptés, encorbellés, de telle sorte qu'ils rappellent les bois découpés des chalets du Tyrol et des maisons slaves et scandinaves.
Ces liens de pierre soutiennent des saillies de combles, des auvents également de pierre. Mais à distance on pourrait prendre cette décoration pour une structure de bois; témoin ces excavations dites de Kylas à Ellora, dont les étages taillés dans le roc sont séparés et couronnés par des sortes de corniches en façon d'auvents (fig. 37, ci-après), qui certes sont inspirées de la structure de charpentes[58].
Ce temple d'Ellora, taillé dans le roc, date du IXe au Xe siècle de l'ère chrétienne. C'est une des œuvres prodigieuses dues à la civilisation hindoue. Le fragment A est le couronnement qui surmonte l'un des degrés taillés sur la face de la salle principale, et le fragment B, le couronnement extrême de cette salle.
Fig. 36.
On ne peut méconnaître qu'il y ait là, mélangées à des éléments appartenant à la structure de bois, des traditions très-voisines de l'art chinois.
Fig. 37.
L'art brahmanique indien des Aryas s'était donc alors modifié ou complété par un apport de l'extrême Orient ou des Tamouls. Et ce style, avec des variantes, semble se développer en s'exagérant, plus on se dirige vers le sud, chez les Siamois et les Cambodgiens.
Mais observons cette coupole B qui affecte une forme particulière.
Des monuments plus récents de l'Inde développent les parois latérales et arrivent à la structure bulbeuse qui fut si fréquemment adoptée dans la Perse à dater du XIVe siècle et en Russie vers la même époque.
Les Tatars trouvaient, en Birmanie et dans ces vastes contrées de l'Asie dont ils étaient devenus les maîtres puissants, les diverses expressions plus ou moins modifiées de cet art hindou; ils n'en connaissaient pas d'autres et durent faire pénétrer ces éléments dans la Russie, dont ils occupèrent si longtemps une partie considérable et à laquelle, pendant près de trois siècles, ils imposèrent de si lourds tributs.
Ces combles ornés que donne le temple d'Ellora sont certainement une imitation, une reproduction de couverture de métal, et cette matière, en effet, parait avoir été adoptée en Russie dès une époque assez ancienne pour couvrir au moins les édifices religieux.
Nous aurons d'autres preuves à donner encore de l'influence directe sur la Russie des arts de l'extrême Orient, dès avant l'occupation tatare. Mais, il faut le dire, cette influence ne modifie pas le caractère général de l'architecture et n'y introduit que des éléments disséminés, sans cohésion, sans rapports logiques avec les ensembles[59].
Que les Tatars aient prétendu imposer leur goût, en fait d'art, aux parties de la Russie qu'ils occupaient, il n'y a nulle apparence, ces conquérants ne se préoccupant guère que d'une chose, lever des impôts. Mais que ces relations entre conquérants et sujets n'aient eu aucune influence sur l'art russe au XIIIe siècle, ce serait contraire à l'ordre habituel des choses. Ces Khans tatars employaient, comme on l'a vu, des artistes russes; ceux-ci durent recevoir et transmettre des formes adoptées par leurs maîtres; ils séjournèrent près d'eux au fond de l'Asie, et ces maîtres ne se faisaient pas faute, suivant leurs fantaisies, d'emmener à travers les déserts asiatiques des populations entières qu'ils renvoyaient ou rendaient moyennant finance. Rentrés dans leur patrie, ces captifs ne pouvaient manquer de rapporter au moins des souvenirs de leurs longs séjours, et les industries, les arts recevaient ainsi des éléments nouveaux.
Le grand prince Alexandre Nevsky se crut obligé, pour obtenir des Tatars quelques adoucissements à leurs exigences continuelles et sur l'invitation de Bâti, de se rendre en 1247 à la Horde.
Bâti, qui n'était qu'une sorte de lieutenant général du grand Khan, fit connaître à ce prince et à son frère André, lorsqu'ils furent au camp des Mongols, que cette démarche ne suffisait pas et qu'ils devaient se rendre près du grand Khan, dans la Tartarie. Ces deux princes, bon gré mal gré, durent entreprendre ce voyage qui dura près de deux ans.
Mais ce fait seul indiquerait combien les rapports étaient forcément établis entre les Tatars et les Russes.
Alexandre, qui était un prince sage et prudent, en ces temps difficiles, envoyait une partie de l'argent dont il pouvait disposer à la Horde pour racheter les Russes enlevés par les Tatars, et ceux-ci, bien entendu, peu scrupuleux, profitaient de toutes les occasions pour emmener des captifs. A cela ils trouvaient un double avantage: ils les faisaient travailler et ils en tiraient de l'argent en les rendant.
Cette domination tatare sur la Russie présente un caractère qui mérite d'être signalé.
Ces conquérants n'occupaient pas le pays et se contentaient de tenir les provinces frontières.
Ils avaient seulement, dans les villes soumises directement à leur domination, quelques agents chargés de percevoir les impôts. Si la population, exaspérée par la rigueur et la continuité des demandes d'argent, faisait mine de se révolter, la Horde, c'est-à-dire les camps permanents installés aux frontières, en bons lieux, bien gardés, levait les tentes, et la ville ou la province insoumise était tout à coup envahie, saccagée, brûlée, les habitants valides emmenés en captivité.
D'ailleurs la Russie, non occupée, se gouvernait comme elle l'entendait; elle gardait ses princes, faisait la guerre avec ses voisins si elle le jugeait convenable; mais il fallait qu'elle payât.
Cet esprit exclusivement militaire des Tatars, incessamment campés et toujours prêts à agir, leur rapacité étaient évidemment antipathiques au caractère slave; aussi, tout ce qui rappelait les dominateurs devait être mal vu, et c'est à ce sentiment qu'il faut attribuer, vraisemblablement, la diffusion et l'incohérence de l'élément d'art indo-tatar en Russie.
Nous ne devons pas le négliger toutefois, et voici pourquoi.
Nous avons dit que, dans l'origine, la structure slave, aussi bien que la structure scandinave, était principalement donnée par l'emploi du bois. Et bien que, par suite de l'influence byzantine, les constructions appliquées aux églises, les plus riches du moins, fussent faites de pierre ou de brique, à dater du XIe siècle,—pour les habitations, pour les travaux civils et même pour la plupart des ouvrages militaires, le bois continuait à être employé comme il continue à être affecté encore aujourd'hui aux maisons du paysan russe.
Cet art indien, comme on vient de le voir, dérivait essentiellement de la structure de bois.
Si, pendant la domination mongole, les Russes prirent quelques éléments à leurs maîtres, ces éléments d'art se rapprochaient, sur plusieurs points, de ceux qu'ils possédaient déjà chez eux de temps immémorial.
Néanmoins cet art indou, arrivé à la décadence depuis longtemps, surchargé, présentait dans ses détails une richesse, une surabondance de moulures et d'ornements qui dut séduire les Russes, et, dès le XIIIe siècle, on vit, dans l'architecture de pierre, remplacer ces dispositions simples qui se manifestent dans l'église de l'Intercession de la Sainte-Vierge (pl. VI) et qui rappellent, ou l'architecture byzantine ou persane, ou géorgienne ou arménienne, par une décoration extérieure plus compliquée, plus chargée. Alors apparaissent ces gâbles que l'on remarque dans les monuments du Thibet, ces baies surchargées de moulures, ces colonnes galbées couronnées de chapiteaux ventrus, détails qui font quelque peu dévier l'art russe de la voie qu'il suivait pendant le XIIe siècle, et tendent à le pénétrer plus profondément du goût indo-mongolien sans que cependant la première empreinte byzantine se puisse effacer.
C'est qu'en effet, malgré l'oppression sous laquelle ils vivaient pendant la longue domination tatare, les Russes ne cessèrent, jusqu'à la chute de l'empire d'Orient, d'être en communication avec Constantinople. Loin d'entraver le commerce de la Russie, la Horde le favorisait au contraire, et les Tatars étaient doués d'un esprit de rapacité trop intelligent pour nuire au développement de la richesse d'un peuple dont ils tiraient tant de profit. Malgré ses malheurs pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, la Russie était riche. Elle avait pu renoncer à la monnaie de peaux, sorte d'assignats adoptés avant l'invasion de Bâti, mais que les Tatars ne voulurent point accepter en paiement des impôts. Il fallut donc avoir de l'argent et de l'or pour payer les maîtres, et on en trouva par l'industrie et le commerce.
Pendant ces siècles de la domination mongole, la Russie était un des pays de l'Europe qui renfermait le plus de métaux précieux, et l'argent qu'elle donnait à ses dominateurs lui revenait rapidement d'Asie en échange de ses produits.
Un si long contact avec les Hordes n'eut pas cependant une influence prononcée sur les mœurs et les habitudes de la population russe attachée à la religion grecque, au sol, à la culture et possédée d'un amour profond du pays. Ces nomades Tatars demeurèrent antipathiques à cette population de la Russie jusqu'au dernier jour, bien qu'ils affectassent, avant l'extension du mahométisme, une grande déférence pour le clergé régulier et séculier des Russes,—car par son canal ils obtenaient plus facilement ce qu'ils demandaient avant tout: l'argent du peuple. Les boyards mêmes des villes russes ne laissèrent pas d'acquérir des richesses considérables pendant la longue domination tatare.
Chargés de recueillir les impôts, ils en gardaient pour eux une partie, achetant ainsi des territoires entiers et fondant de grandes fortunes domaniales, faisant bâtir des palais, des villages, des monastères et des églises.
Ce temps d'oppression ne fut donc pas une cause de ralentissement dans le développement des arts en Russie. Seulement, les écoles d'art, n'étant plus en contact aussi intime avec Byzance, amenées par les événements à recourir, soit à leurs traditions locales, soit aux influences asiatiques que leur transmettaient les Tatars ou que leur apportait le commerce avec l'Asie, ces écoles, disons-nous, s'approprièrent ces éléments indo-tatars en les mélangeant avec ce qu'elles avaient acquis déjà.
Nous avons montré (fig. 27) un ornement de manuscrit russe tracé au XIVe siècle et qui se rapproche singulièrement de certaines vignettes de manuscrits occidentaux du XIIe siècle.
L'Orient, et l'Orient indien, est la source d'où ce genre d'ornementation découle. Comment les artistes occidentaux reçurent-ils les exemples de cette ornementation au XIIe siècle? Ce ne peut être que par leur contact si fréquent, à cette époque, avec l'Orient et non point par Byzance; car rien dans l'ornementation byzantine ne rappelle ces combinaisons. Ce qui est incontestable, c'est qu'en Russie, pendant le XIVe siècle, alors que les Tatars étaient les maîtres, apparaissent dans les manuscrits russes ces ornements étranges composés d'entrelacs et d'animaux, et, comme coloration, possédant une tonalité qui n'est point byzantine.
Voici (pl. IX) une de ces vignettes[60]. Il n'est pas besoin d'insister pour démontrer que cette ornementation appartient bien plus à l'Inde qu'à Byzance.
Quant à la peinture de sujets, à la représentation des personnages saints, l'école byzantine continuait à régner en maîtresse chez les artistes russes, et ces peintures durent être souvent exécutées par des mains grecques.
L'influence asiatique ne paraît avoir eu aucune action sur l'école des peintres de figures; car, au XIVe siècle, alors que toute l'ornementation prend un caractère oriental indépendant de Byzance, très-marqué, dans les mêmes monuments ou sur les mêmes objets, à côté de cette ornementation, la représentation humaine conserve son style archaïque byzantin, ou se rapproche du style occidental de cette époque. Ce fait est facilement appréciable sur un monument fort curieux: la Porte-Sainte de l'église de Saint-Isidore à Rostov, gouvernement de Jaroslaw (XIVe siècle).
Cette porte, dont la figure 38, ci-contre, donne l'ensemble, n'est nullement byzantine, mais se rapproche beaucoup des formes persanes et hindoues.
L'ornementation, comme cet ensemble même, rappelle les objets sculptés de l'Inde, ainsi que la silhouette des niches qui contiennent des sujets. Quant à ces sujets, le caractère des personnages offre un singulier mélange du style byzantin et occidental de cette époque. La planche X donne un détail de cette porte[61].
On observera, dans la composition de cet objet, la persistance du goût oriental indien et persan qui veut que toute ornementation remplisse complètement les champs et ne laisse pas apparaître les fonds. On retrouve cette même tendance dans le style dit arabe; et on peut ajouter que c'est là le caractère dominant de l'architecture issue de l'Orient, savoir: des surfaces parfaitement unies, sans décoration d'aucune sorte, puis des bandeaux, des panneaux, des entourages de baies et boiseries dont l'ornementation, à une petite échelle, très-délicate, est excessivement fournie et riche.