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L'art russe: Ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir

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Fig.

 

Fig. 38.

Fig. 38.

L'ornement (fig. 39) provenant du battant de cette porte de Saint-Isidore, à Rostov, est de même, par sa composition, entièrement indien et se retrouve aussi sur les monuments chinois les plus anciens.

Fig. 39.

Fig. 39.

Ces caractères paraissent se prononcer avec plus de persistance dans l'architecture russe, à dater du XIIIe siècle, en même temps que s'accuse l'influence hindoue.

Que l'on veuille bien remarquer la forme de ces niches dont le cintre est engendré par des arcs de cercle et un sommet rectiligne aigu; car, à dater de cette époque, on retrouvera cette figure fréquemment adoptée pour les couronnements des baies dans les édifices russes. Cela n'est nullement byzantin, non plus que persan. C'est indien, kachemirien; c'est la tradition de ces encorbellements si fréquemment indiqués dans les édifices du nord de l'Inde, même dans ceux de Bénarès et que l'on retrouve jusqu'en Chine. On en peut dire autant de ces ornements découpés que nous présentent certains édifices de l'Inde, et notamment ceux de Ceylan, du Cambodge, du royaume de Siam et de la Chine, et que nous retrouvons dans la décoration russe, témoin cette croix de bois (fig. 40), qui paraît dater du XVe siècle et qui peut-être est plus récente[62].

Fig. 40.

Fig. 40.

L'ornement qui l'entoure est éminemment hindou, appartient à l'extrême Orient. On ne pourrait toutefois attribuer avec certitude cette ornementation découpée à l'influence mongole, datant du XIVe siècle; car une autre croix, sculptée dans un morceau de bois de cyprès, qui est déposée sur l'autel de la cathédrale de Souzdal, gouvernement de Vladimir, croix que l'on prétend dater de 990[63], présente une ornementation analogue. Toutefois, et malgré le caractère archaïque des ornements et des figures de cette dernière croix, il nous paraît difficile d'admettre qu'elle appartienne à une époque aussi ancienne et qu'elle soit due à des artistes grecs.

Quoi qu'il en soit de ce dernier objet, les ornements découpés qui encadrent la croix (fig. 40), taillée dans sa forme traditionnelle, sont évidemment inspirés par une décoration orientale indo-tatare, sinon copiés absolument sur cette décoration qu'il ne faut pas confondre avec l'ornementation dite persane, bien qu'on trouve des éléments décoratifs de l'art persan dans les contrées où la domination tatare fut jadis établie. A Samarkand, où s'élève le tombeau de Tamerlan, le mausolée du saint Koussam-Ibni-Abassa contient des faïences de style absolument persan, mais ces décorations datent du XVIIIe siècle et ne peuvent être considérées comme appartenant aux Turcomans ou aux Tatars. Nous ne savons s'il existe à Samarkand des monuments de l'époque de sa splendeur, c'est-à-dire du XIIIe siècle, alors que cette ville renfermait une population de 150 000 âmes (elle en contient à peine 10 000 aujourd'hui), et nous ne pouvons qu'engager les archéologues russes à ne pas se préoccuper des débris qui appartiennent au temps de la dynastie persane Zend, lesquels ne peuvent montrer autre chose que des imitations de l'art persan de la dernière époque et dont les exemples sont si abondants dans la Perse même. Ainsi, les faïences des tombeaux de Koussam-Ibni-Abassa, du shah Arap et de l'émir Abou-Tengy, faïences que nous avons sous les yeux, appartiennent à cet art persan du XVIIIe siècle et n'ont rien du caractère local qu'on pourrait espérer découvrir dans les monuments datant de l'époque de la domination tatare-mongole. Depuis Abbas le Grand, c'est-à-dire le commencement du XVIIe siècle, et depuis Nadir-Shah, mort en 1747, lesquels soumirent tous deux à la Perse la presque totalité du Turkestan, la langue persane et les arts persans ont été introduits dans cette partie de l'Asie centrale. Les populations professent l'islamisme et appartiennent, comme les Turcs et les Arabes, à la secte des sunnites; ils détestent les chiites (secte des Persans) à l'égal des infidèles. Aussi, malgré les efforts de Nadir-Shah, le Turkestan, tout en conservant la langue de ses conquérants, secoua le joug et recommença les guerres intestines qui dévastent cette contrée depuis des siècles et auxquelles l'intervention de la Russie apporta seule une trêve. C'est assez dire que cette contrée n'a point un art qui lui soit propre.

Au XVe siècle, donc, la Russie avait réuni tous les éléments divers à l'aide desquels un art national devait se constituer.

Résumons ces origines:

Nous trouvons déjà chez les Scythes des éléments d'art assez développés, étrangers à l'art grec et qui dérivent d'une tradition orientale. Byzance, en contact constant avec les populations de la Russie méridionale, fait pénétrer chez elle ses arts. Mais au nord, quelques faibles influences finnoises, puis Scandinaves, se font sentir.

De la Perse, la Russie reçoit également une direction d'art, par suite de ses relations commerciales avec cette contrée, à travers la Géorgie et l'Arménie. Au XIIIe siècle, la domination tatare-mongole s'impose à la Russie, emploie ses artistes, ses industriels, et la met ainsi en contact immédiat avec cet Orient du moyen âge si puissant, si brillant par ses produits dans tous les arts.

Abandonnée à elle-même enfin, au XVe siècle la Russie, de ces sources diverses, constitue son art propre.

Mais cette diversité des sources est plus apparente que réelle. Il suffit d'examiner les exemples ci-dessus donnés, pour reconnaître que ces ornements scythes (pl. II et fig. 15, 16, 24 et 25) sont empreints d'un caractère indo-oriental prononcé, qui se manifeste également à plusieurs siècles de distance, après l'invasion tatare[64].

Entre ces productions d'art de même origine, le goût byzantin a eu sur la Russie une influence prépondérante. Mais on a pu reconnaître que ce style byzantin est lui-même un composé d'éléments très-divers, parmi lesquels figure, en première ligne, l'art oriental asiatique, et que de cet art byzantin la Russie incline à s'approprier surtout ce côté asiatique.

Si bien qu'on peut considérer l'art russe comme un composé d'éléments empruntés à l'Orient, à l'exclusion presque complète de tous autres.

D'ailleurs, lorsqu'on remonte les courants d'art, on arrive bientôt à reconnaître que les sources auxquelles ils s'alimentent sont peu nombreuses.

S'il s'agit de l'architecture, il n'y a guère que deux principes en présence; le principe de la structure de bois et le principe de la structure concrète: grottes, construction de pisé, de pierres maçonnées qui en dérivent. Quant à la structure de pierres de taille, elle résulte, soit d'une tradition de la structure de bois, soit de la structure concrète, grottes, conglomérats; quelquefois des deux, comme par exemple dans l'art égyptien.

L'art décoratif, qu'il s'applique aux édifices, aux meubles, aux ustensiles et même aux étoffes, ainsi que nous l'avons dit déjà, ne se compose également que de deux éléments: les figures géométriques et l'imitation des productions de la nature: faune et flore.

Dès que l'homme a pu façonner un outil tranchant, il a cherché à graver certaines combinaisons de lignes ou à copier ce qu'il avait devant les yeux. Nous en avons la preuve dans ces fragments d'os, trouvés dans les dépôts diluviens, et sur lesquels ont été gravés, à l'aide d'une pointe de silex, des lignes, des figures d'animaux: cheval, mammouth, buffles, rennes; des feuilles de fougères, etc.

Bien entendu, ces copies des productions naturelles sont tout d'abord naïves, simples, n'indiquant que les caractères principaux qui frappent le regard et laissent une vive impression.

Or, les civilisations les plus anciennes semblent, après avoir atteint un certain degré de perfection dans l'imitation, s'être arrêtées et n'avoir pas voulu pousser cette imitation jusqu'à la reproduction absolument réelle et détaillée des modèles.

S'il s'agit des animaux, par exemple, il est facile de reconnaître dans les monuments les plus anciens de l'Égypte que l'artiste s'est contenté d'en reproduire les traits généraux, le caractère, le style dominant, l'allure, sans pousser l'imitation jusqu'à la fidélité absolue dans le détail.

Il en est de même touchant la flore; celle-ci est interprétée plutôt que scrupuleusement copiée.

Ainsi s'établissent des types consacrés par la tradition et fixés par la religion.

Arrivé à ce point, l'art devient hiératique, il n'est plus permis d'en modifier les diverses expressions, et ce n'est plus à la nature, mais à ces formes consacrées que l'on doit recourir.

Pour figurer un lion, ce n'est plus un lion que l'artiste copiera, mais le type consacré par ses prédécesseurs. Et ainsi de toute reproduction. Mais si rigoureux que soit l'hiératisme dans les arts, il ne saurait changer les conditions propres à l'espèce humaine.

Chaque reproduction est un affaiblissement.

C'est ainsi que les plus belles productions de l'art égyptien sont les plus anciennes, parce que ces reproductions sont dérivées d'une étude directe de la nature.

Leur beau caractère, leur allure énergique sont la conséquence même de cette étude. Ces artistes primitifs croyaient copier exactement la nature et, en effet, la copiaient-ils scrupuleusement, mais avec des yeux habitués à s'attacher aux grandes lignes, aux caractères principaux, à ne pas tenir compte des détails infinis que nous permettent d'apercevoir une longue critique et une science avancée.

Évidemment, les artistes égyptiens qui, sous les premiers Ptolémées, avaient la connaissance des œuvres dues à la Grèce, lorsqu'ils continuèrent la reproduction des types admis sous les anciennes dynasties, n'étaient point sincères; ils faisaient de l'archaïsme.... Pouvaient-ils faire autre chose? Là gît la question.

Il semble qu'il y ait des races d'hommes dont la destinée, s'il s'agit des arts, consiste à river, sans interruption et jusqu'à la fin des temps, les anneaux identiques d'une chaîne; d'autres, au contraire, recommenceraient perpétuellement leurs œuvres de production en ne laissant entre celles-ci qu'un lien à peine visible. Nous ne discuterons pas, bien entendu, le point de savoir lesquelles, parmi ces branches de l'humanité, sont le plus près d'atteindre à la perfection; car nous pensons que toutes concourent à un ensemble dans la mesure de leurs aptitudes. En effet, lorsqu'elles prétendent violenter leur nature, elles tombent dans la décadence sénile avec une effrayante rapidité. Si l'Europe occidentale parvient à introduire en Chine ses méthodes en fait d'art, les développements qu'elle a su donner aux expressions de l'art, ses raffinements en ce qui touche la peinture, le sentiment de l'effet, de la perspective aérienne, de la réalité dans la façon de comprendre la lumière et les ombres, c'en est fait de l'art chinois et de ses merveilleuses interprétations de la nature.

Déjà fort compromis, par suite de son contact avec l'Europe, il est irrémédiablement perdu.

Ainsi en est-il de l'Inde. Ses arts s'éclipsent au contact de la civilisation européenne, malgré la rigueur de l'hiératisme hindou et la non-ingérence des Anglais en tout ce qui touche à la religion, aux mœurs et aux habitudes du pays.

Cependant, comme rien n'est stable en ce monde, l'hiératisme le plus absolu ne saurait arrêter toute transformation ou corruption des types consacrés. Il est évident que les monuments de l'Inde, lesquels d'ailleurs ne remontent pas à une très-haute antiquité, sont les œuvres d'une décadence avancée; mais par cela même que l'art hindou est un art hiératique, il n'est pas difficile de découvrir, dans ses produits, des origines, des types transmis d'âge en âge avec une telle persistance que, sans trop d'efforts, on pourrait reconstituer l'art primitif. Or, comme les quelques exemples donnés ci-dessus le font voir, cet art indien dérive essentiellement de la structure de bois; et tout ce qui s'en écarte résulte d'une influence relativement moderne, due au mahométisme et à la Perse.

Quant à son ornementation, elle est empruntée aux combinaisons dues à des industries, nattes, tissus, passementeries, à la flore et à la faune. La manière toute conventionnelle dont sont traités ces deux derniers éléments décoratifs trahit un art très-ancien, hiératique, qui, comme en Égypte, avait arrêté des types dans la reproduction des objets naturels. Mais dans l'Inde et plus particulièrement en Chine, à côté de cet art consacré, pourrait-on dire, on trouve dans l'imitation de la faune et de la flore un sentiment si juste, si réel de la nature, qu'on est obligé d'admettre chez les artistes, indépendamment de leur soumission aux traditions, aux types, une étude délicate, journalière et toute personnelle de la nature; qualité qu'on ne rencontre que faiblement indiquée en Égypte où l'art hiératique semble dominer en maître absolu jusqu'aux derniers temps.

A Byzance, les Grecs, en contact avec les civilisations de l'Orient, non-seulement ne réagirent pas contre les tendances hiératiques, mais s'y soumirent entièrement, et l'on vit se produire ce fait étrange: que l'introduction du christianisme, loin d'émanciper les arts dans l'empire d'Orient, prétendit, au contraire, les subordonner à certaines formules, à des types consacrés. Tant il est vrai que l'adoption de telle ou telle religion chez une nation ne modifie pas ses tendances de race et n'a, sur l'expression de ses mœurs, sur l'art, qu'une faible influence.

Il arriva même qu'à Byzance l'aversion traditionnelle des Sémites pour la représentation des êtres animés, et particulièrement de la divinité sous une forme humaine, faillit à deux reprises exclure des œuvres d'art toute image empruntée au règne animal. L'art grec byzantin s'arrêta toutefois dans son exclusivisme, et se borna à établir des types invariables et consacrés quant à la représentation des personnages divins et saints. L'école du Mont-Athos conserva ces sortes de recettes jusqu'à notre époque.

Mais aussi advint-il de cette école ce qu'il advint des grandes écoles de l'Égypte.

Les premiers types sont les plus purs et les plus remarquables au point de vue de l'art, et chaque reproduction marque un pas dans la voie de la décadence.

Les peuplades innombrables, issues de l'Orient, qui ne cessèrent de se jeter sur l'Europe, appartenant la plupart à la race aryenne et dont le flot sans cesse renouvelé finit par faire sombrer l'empire romain, avaient-elles conservé de leur berceau des traditions et continuèrent-elles à demeurer en communication avec les contrées d'où elles étaient sorties? Toujours est-il que, dans les objets d'art laissés par elles, l'origine asiatique est incontestable.

Mieux qu'aucun peuple, les Russes ne cessèrent de conserver ces traditions et de les rajeunir, pourrait-on dire, chaque fois qu'un flot nouveau passait sur leur territoire; car c'était toujours de l'Orient septentrional ou méridional, de l'Oural ou du Taurus, que sortaient les envahisseurs ou ceux qui demandaient une place à l'ouest de la mer Caspienne. Qu'ils se présentassent comme ennemis ou comme colons, ils apportaient avec eux quelque chose de cette Asie, grande matrice des civilisations.

Ainsi la Russie, élevée à l'école des arts de Byzance, mais possédant dès une haute antiquité ses traditions d'art asiatiques, devait sans cesse pouvoir les retremper à leur source.

Cet art russe n'était donc pas fatalement frappé de décadence comme l'était l'art byzantin. Il ne vivait pas seulement sur lui-même, mais profitait de tous les apports passant d'Asie en Europe et de la fréquence de ses communications avec l'extrême Orient. Aussi, pendant qu'au XVe siècle l'empire d'Orient s'effondrait, ne laissant des dernières expressions de ses arts qu'une trace pâle et sans style, la Russie, au contraire, élevait des édifices, fabriquait des objets d'une haute valeur au point de vue de l'art.

L'Occident n'avait qu'une faible part dans ces productions; mais cependant cet appoint était suffisant pour que l'art russe pût se distinguer des arts de l'Orient par une certaine liberté de conception, une variété dans l'exécution qui en faisaient un produit original plein de promesses et dont les développements eussent pu être merveilleux, si la marche naturelle des choses n'avait été entravée par la passion avec laquelle la haute société russe se jeta sur les œuvres d'art de l'Italie, de l'Allemagne et de la France.

Nous devons, maintenant que les origines de l'art russe sont connues, analyser cet art au moment de son développement et montrer quelles étaient les ressources nombreuses dont il disposait.


CHAPITRE II

DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE L'ART RUSSE

Il faut tenir compte de la situation faite aux populations de la Russie pour comprendre la nature de ses arts.

L'art russe fut essentiellement religieux, se développa et se propagea avec le sentiment religieux. Mais le sentiment religieux en Russie était et est encore intimement lié à l'amour du pays, du sol. Patriotisme et religion se confondent dans l'esprit du vieux Russe.

Or, cette tendance à confondre deux sentiments qui, pour les Occidentaux, sont distincts, devait avoir sur les expressions de l'art une influence notable.

Sur ce vaste territoire russe la population est relativement disséminée. Les relations furent longtemps, à cause des distances à franchir, peu fréquentes; et les grandes villes clairsemées, prétendant à leur autonomie, maintenaient religieusement les traditions qui leur semblaient conserver cette autonomie. Changer quelque chose aux usages établis, aux monuments de la cité, aux objets qu'on avait sous les yeux, c'était détruire un symbole, c'était altérer le souvenir d'un passé glorieux sur lequel chacun tenait à s'appuyer. Des cités telles que Kiew, Novgorod, Vladimir, Rostov, Moscou tenaient essentiellement à leurs vieux monuments, aux objets, aux images qu'ils renfermaient. Tout le luxe d'art s'était concentré dans les édifices religieux, dans les couvents, et, si le temps altérait ces édifices, on tenait, en les réparant, à conserver leur forme première.

Lorsque les moines s'en allaient à travers les forêts et les marais, qui couvrent ces vastes contrées, pour faire pénétrer les lumières du christianisme au milieu des populations rurales demeurées longtemps à l'état sauvage, ils apportaient dans ces nouveaux centres des principes d'art qui demeuraient nécessairement stationnaires.

Mais il fallait parler aux yeux de ces populations; aussi l'iconographie sacrée se répandit-elle d'assez bonne heure en Russie. C'était une lecture des textes qu'on offrait à ces esprits grossiers. Et, pour que cette lecture fût toujours compréhensible, il était nécessaire de ne rien changer à la forme des images.

L'archaïsme était ainsi imposé à l'art de la peinture. Le Sauveur, la Vierge, les Apôtres, les Prophètes, les Saints devaient être, individuellement, représentés d'une certaine manière, afin que chacun de ces personnages pût être reconnu et vénéré comme il convenait qu'il le fût. La peinture des images étant une écriture, il fallait qu'elle eût la fixité de l'écriture. C'est ce qui explique comment, en Russie, l'iconographie byzantine, une fois acceptée, se perpétua sans interruption, bien que les autres branches de l'art subissent de notables modifications dans leur forme.

Que les populations qui couvrent l'Occident de l'Europe, serrées, compactes, familiarisées de longue main avec cette communauté de vues résultant d'un mode de gouvernement régulier, modifient chaque jour le langage des arts, cela n'a rien de surprenant. La fréquence et la facilité des relations font que l'on se comprend toujours.

Mais il n'en est pas ainsi lorsque les populations sont disséminées et lorsqu'il y a un écart très-considérable entre l'état policé des villes et l'état relativement primitif des campagnes. L'unité de vues ne peut alors s'établir qu'à la condition de ne rien changer au langage dans les choses d'art, surtout en ce qui touche la religion. Or, la religion ayant été, en Russie, pendant bien des siècles, le seul moyen d'unification, il fallait que son expression, les signes visibles ne subissent aucune altération.

La perpétuité des types dans l'iconographie russe empruntée à Byzance avait donc sa raison d'être, et il n'est pas temps encore, probablement, de laisser altérer ces types. Car le paysan russe, pour lire l'image sacrée, comme disaient les Romains, doit la retrouver telle que ses aïeux l'ont vue.

L'image korsoune[65], pour le Russe, a donc une importance qu'il est difficile aux Occidentaux d'apprécier à sa valeur.

L'image, pour le Russe, c'est le lien qui unit les membres de la nation, c'est quelque chose d'équivalent au drapeau, c'est le langage compris de tous, qui fait que tous peuvent s'entendre et s'unir dans une pensée commune. Les Icônes se trouvent partout en Russie, dans le palais comme dans la chaumière, dans l'auberge comme sous la tente du soldat. Elles rappellent au loin le pays; encore une fois, elles sont le symbole du patriotisme et, par cela même, on ne saurait pas plus les modifier qu'on ne modifie un blason.

Mais, si l'on examine les images russes, on est frappé du caractère ascétique donné aux figures. L'explication de ce fait est simple. Les premiers d'entre les missionnaires chrétiens byzantins qui tentèrent de convertir les populations barbares avaient à lutter contre la tendance très-prononcée de ces populations vers la satisfaction brutale et exclusive des besoins matériels. Il fallait, pour eux, vaincre la chair et ses appétits les plus grossiers.

Ainsi, la représentation des personnages donnés comme des exemples de sainteté, de supériorité morale et de sagesse dut-elle exclure toute l'idée de sensualisme et se rapprocher le plus possible d'un type extra-humain, n'ayant rien des passions et des appétits de l'homme barbare.

Les Saints sont, dès lors, représentés comme des êtres ne possédant aucun des caractères propres à l'homme qui vit de la vie matérielle. Ce sont des ascètes ayant dépouillé les formes qui constituaient, pour les Grecs de l'antiquité par exemple, la beauté: c'est-à-dire la santé, conséquence d'un développement physique complet.

Bien entendu, nous ne portons ici aucun jugement sur ces différentes expressions de l'art, nous donnons les raisons qui ont dû faire consacrer une de ces expressions, destinée à agir sur une foule barbare et soumise aux appétits grossiers. L'art étant un des moyens de moraliser cette foule, de l'amener à se représenter la forme que prennent la sainteté, la vertu,—les personnages des Icônes se montrent graves, rigides, maigres, décharnés même ou couverts de vêtements longs qui masquent entièrement les nus, et voués aux seules occupations spirituelles.

C'est à ces motifs, plus encore qu'au génie particulier à la grande majorité des populations qui composent la nation russe, qu'il faut attribuer l'archaïsme dans la peinture des images saintes; car les Slaves, s'ils ont, comme la plupart des nations qui peuplent l'Europe, leur berceau en Asie, comme elles aussi, sont accessibles aux progrès et ont même la faculté d'assimilation qui distingue la race aryenne à un haut degré.

On a souvent prétendu que les Russes sont des Asiatiques, et cette opinion, répandue dans une intention que nous n'avons pas à juger ici mais qui tendrait à conclure que ces peuples ne font pas partie de la grande famille européenne, prête aux équivoques.

Les Slaves, qui composent le fond de la nation russe, ne sont ni plus ni moins Asiatiques que l'étaient les Pélasges, les Grecs, les Celtes, les Germains, les Cimbres et les Scandinaves. Et s'ils se sont trouvés, par la suite des temps, en contact plus fréquent avec l'Asie que n'ont pu l'être les Celtes, les Germains et les Scandinaves, ils n'en sont pas moins des Aryens, pourvus du génie particulier aux Aryens, c'est-à-dire susceptibles de progrès, disposés a s'assimiler tout ce qui peut les faire avancer dans la voie du progrès.

Mais c'est qu'en ces matières, comme en bien d'autres touchant l'histoire de l'humanité, on se paye volontiers de mots sans aller au fond des choses.

Asiatique!... c'est bientôt dit. Mais l'Asie est grande et est occupée, encore aujourd'hui, par des races fort distinctes.

Il est probable qu'en remontant à une haute antiquité, ces races étaient encore en plus grand nombre, plusieurs ayant pu se fondre les unes dans les autres ou disparaître, ce qui semble probable lorsqu'on examine les monuments.

Sans entrer dans des discussions ethniques qui nous mèneraient trop loin, on peut distinguer en Asie certains principes dominants qui ont de tous temps régi ces vastes contrées et les régissent encore; principes qui tiennent aux races bien plus qu'aux circonstances ou au climat.

Les Chinois, ou la race jaune, sont essentiellement voués a la satisfaction des besoins matériels. Le Chinois est avant tout conservateur, il a horreur des bouleversements et, comme le dit M. John Francis Davis, l'histoire de ce peuple ne présente pas de ces tentatives de révolutions sociales, de ces changements dans les formes du pouvoir, si fréquents chez les peuples de race blanche. Ils ne sont pas guerriers par nature et, s'ils affrontent la mort sans crainte, ils ne connaissent pas la noble passion de l'héroïsme.

Ils sont agriculteurs par excellence, attachés au sol, constructeurs de villes et villages. La culture de leur esprit, bien qu'assez développée, ne s'élève jamais bien haut. A côté de ces peuples installés depuis des milliers d'années à l'extrême Orient, voici les Tatars-Mongols, nomades, guerriers, poussés par une soif inextinguible de conquêtes. Mais à une sorte d'héroïsme sauvage, à la rapacité, ils joignent un esprit éminemment pratique, et, pendant six siècles, ils sont les maîtres de l'Asie, puis d'une partie orientale de l'Europe et savent gouverner cet immense Empire à l'aide d'une puissante organisation et d'un sens politique supérieur.

Les Aryas sortis des plateaux du Thibet, des grandes vallées au nord de l'Himalaya, ne se sont répandus dans le centre de l'Asie, occupé par un flot pressé des Jaunes, qu'à l'état de castes supérieures. Mais leur esprit aventureux demandait de larges espaces. On les voit s'établir en Médie, puis en Assyrie où ils se mêlent aux Sémites et forment ce grand empire iranien dont le rôle eut sur la civilisation du monde une si notable influence.

On les voit successivement, longeant la mer Caspienne, occuper la Scythie, l'Arménie, le Caucase, la Macédoine, la Grèce, l'Italie, les Gaules et partie de l'Espagne, la Germanie et enfin la Scandinavie.

Laissant de côté certaines races ou plutôt mélanges de races qui ont constitué ces royaumes de Siam, du Cambodge, de Birmanie, etc., ne parlant pas des Finnois, on voit que, si l'on dit d'une nation qu'elle est asiatique, cela ne suffit pas.

Tous les peuples qui couvrent l'Europe sont asiatiques, et s'il reste quelques débris des races autochtones, ils sont clair-semés ou fondus dans l'immigration.

De ces races sorties de l'Asie, mère des hommes, les unes sont particulièrement conservatrices, hostiles aux changements.

Ayant atteint un certain degré de civilisation qui satisfait aux besoins matériels de la vie, qui garantit la sécurité et procède en toute chose avec la régularité apparente d'une machine bien ordonnée, elles entendent ne plus rien modifier à ce qui est et subissent les progrès avec défiance plutôt qu'elles ne les acceptent.

Ces races gouvernables par excellence n'admettent d'autre distinction que celle donnée par le travail patient[66] et ne croient pas à la supériorité du sang. Douées d'une grande aptitude pour les travaux de l'industrie, elles atteignent dans la pratique une adresse incomparable; car, sans ambition, sans supposer que sa situation sociale puisse s'améliorer, chacun fixe toutes ses facultés sur le seul objet qu'il s'agit d'achever.

D'autres races, qui semblent avoir avec celles-ci des rapports de parenté frappants, sont douées cependant d'aptitudes différentes. Il s'agit des Tatars. Instables, sachant jouir des biens accumulés par d'autres et se les approprier sans en détruire la source, ils ont conquis la Chine sans modifier ni son gouvernement ni ses mœurs. Ils ont couvert toute l'Asie, et cette puissance prodigieuse s'est peu à peu noyée au sein des civilisations qu'elle avait exploitées. Les Tatars ont été les frelons du monde, ils n'ont rien laissé; leur activité prodigieuse n'a eu d'autre conséquence—et c'en est une—que de mettre en contact des peuples qui se connaissaient à peine, en forçant le commerce à parcourir l'Asie dans tous les sens, pour satisfaire à leurs appétits et à leur ambition de posséder tous les produits de la terre.

Il n'est pas besoin d'insister sur les aptitudes particulières à la race des Aryas. Ce sont celles des peuples qui constituent l'Europe occidentale et des Slaves qui sont, parmi les Aryas, des premiers arrivés à l'ouest de la mer Caspienne.

Ainsi donc, quand on dit aux Russes qu'ils sont Asiatiques, cette épithète n'a aucune signification. Qu'il y ait chez eux du sang finnois, du sang tatar ou touranien, le fait n'est pas douteux. Mais quel est le peuple de l'Europe qui n'est pas un composé de races diverses?

Ce qui est encore moins douteux, c'est que le Slave ou l'Asiatique aryen domine chez le Russe, comme il domine chez le Germain, chez le Grec, chez l'Anglais, le Normand et le Suédois.

Toutefois, ainsi que nous l'avons dit au commencement du précédent chapitre, les aptitudes des Aryas pour les arts se modifient sensiblement en raison des mélanges avec d'autres races, et même ces aptitudes ne se développent qu'au contact de ces races. Livrés a eux-mêmes, les Aryas ne sont pas artistes. Les travaux manuels leur répugnent, et s'ils sont poëtes par excellence, c'est que la poésie ne naît que d'un effort de la pensée, d'une aspiration de l'esprit, sans que pour s'exprimer elle ait à recourir à un travail matériel.

Mais quand à la vivacité de l'imagination de l'Arya, à sa facilité à comprendre et à déduire, à la hauteur de ses conceptions, à sa finesse d'observation se joignent l'obéissance et l'adresse de la main, alors les expressions de l'art sont abondantes et belles.

Tel a été l'Hellène. Son contact avec l'Asie Mineure, avec ces Tyrrhéniens, ces Phéniciens Sémites, a produit l'éclosion d'art qui fera éternellement l'admiration de l'humanité.

Quant aux Slaves, de tout temps ils ont été en contact avec les races jaunes qui occupaient le nord de la Russie actuelle et les bords de la mer Caspienne. Pour s'établir le long de la mer Noire, ils avaient dû traverser des couches touraniennes. Ils manifestèrent donc de bonne heure, ainsi que nous l'avons vu par les quelques exemples arrachés à des tombeaux scythes, ce goût particulier aux populations hindoues. Mais chez les Slaves l'élément aryen était assez puissant pour qu'il s'établît entre eux et les Grecs une sorte de fraternité, accusée déjà dès l'antiquité[67] et qui se développa énergiquement après l'établissement du christianisme.

Byzance avait prétendu, par des motifs religieux et politiques plutôt que par un penchant naturel aux populations, immobiliser l'art. Nous avons dit tout à l'heure les raisons qui avaient entraîné les Russes à adopter l'hiératisme byzantin appliqué aux images, comme on adopte un langage. Mais à côté de ce mobile religieux et civilisateur, le génie particulier aux Slaves comme à tous les peuples issus de souche aryenne devait les pousser à marcher en avant, à frayer une voie. Constantinople était aux musulmans, ce n'était plus la grande école où l'orthodoxie russe pouvait aller puiser. Le génie slave n'avait plus de lisières. Il devait et il pouvait marcher seul d'un pas assuré. Il marcha en effet, mais pendant un siècle à peine; après quoi, il s'égara dans des imitations absolument étrangères à sa nature et qui ne pouvaient que l'étouffer.

Il n'appartient pas d'ailleurs aux Occidentaux de reprocher aux Russes de s'être ainsi fourvoyés; n'ont-ils pas fait de même? Et leur admiration irraisonnée pour les œuvres laissées par l'antiquité grecque et romaine ne leur a-t-elle pas fait perdre, à eux aussi, la trace marquée par leur génie?

Tout ce qui vient d'être dit démontre assez qu'un art est un produit très-complexe d'éléments divers, parmi lesquels domine l'aptitude particulière à chaque race. Il serait aussi ridicule de trouver mauvais que le Chinois, dont la structure architectonique repose sur l'emploi du pisé et du bambou, n'ait pas bâti le Parthénon, qu'il serait insensé de reprocher à l'Hellène, qui construisait en pierre et en marbre, de n'avoir pas élevé une pagode à l'instar des édifices bouddhiques de Pékin.

Croire que la beauté dans l'art réside dans une seule forme, ce serait nier la diversité résultant, s'il s'agit de l'architecture, par exemple, des mœurs, des besoins, des matériaux employés, de la façon de les mettre en œuvre et du climat. La nature, qui est en tout la grande institutrice, nous apprend que la beauté n'exclut pas la variété et qu'une des conditions essentielles imposées d'abord à la beauté, c'est de mettre la forme en parfaite harmonie avec les conditions d'existence faites à l'être, s'il s'agit des animaux ou des végétaux, avec les conditions de stabilité, de cohésion, de durée, s'il s'agit de la manière.

Quand une nation est parvenue, après avoir réuni tous les matériaux que son expérience propre, celle acquise par ses devanciers et ses voisins, mettaient à sa disposition; après avoir élevé des édifices répondant exactement à ses besoins et à la nature de la matière que le sol lui offrait; après avoir tissé des étoffes, fabriqué des objets qui non-seulement satisfaisaient à ses habitudes, mais flattaient ses goûts; après avoir peint ou sculpté des images comprises de tous; quand une nation, disons-nous, est parvenue, de cet ensemble, à composer un tout harmonieux, elle possède un art, et certes la Russie réunissait ces conditions au XVe siècle. Ses monuments, sa peinture, ses étoffes, les objets qu'elle façonnait appartenaient à la même famille; ces diverses branches de l'art étaient en concordance parfaite et donnaient l'empreinte exacte de cette civilisation particulière, intermédiaire entre le monde asiatique et le monde occidental, et dont le rôle devait être et sera probablement d'établir le lien entre ces deux mondes.

Il n'y avait donc aucune raison d'abandonner cet art; il y en avait beaucoup de le conserver et de le développer conformément au génie qui l'avait su constituer de tant d'éléments divers.


CHAPITRE III

L'ART RUSSE A SON APOGÉE

Nous avons compris sous la dénomination d'art russe les arts pratiqués dans cette partie du continent que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de Russie d'Europe. Mais il va sans dire que ce vaste territoire se trouvait, pendant tout le moyen âge, divisé politiquement et au point de vue ethnique. L'unité ne s'est faite que fort tard entre les membres de la grande famille russe, et c'est à ce défaut d'unité qu'il faut attribuer les succès des envahisseurs et conquérants qui, pendant tant de siècles, sillonnèrent ces contrées.

La domination des Mongols, les agressions des Livoniens, des Léthoniens et des Polonais avaient isolé la Russie de l'Europe; mais ce fut pendant ces temps d'oppression et de luttes qu'il se fit un travail de gestation dans la société russe et que tous les éléments d'art dont nous avons parlé purent se former en faisceau.

Après de longues guerres, Moscou domina les principautés qui, au XIVe siècle, composaient la Russie orientale; celles de Twerskoé, de Nijégorodskoé, de Souzdalskoé, de Riazanskoé, durent se soumettre à la prédominance de Moscou. Le noyau était formé, la résistance contre les Tatars organisée. Pendant trois siècles (XIVe, XVe et XVIe siècles), l'unité tendit à s'établir en sapant la féodalité, l'autonomie des cités et en donnant de plus en plus d'importance au gouvernement monarchique.

Du XVe au XVIIe siècle, la Russie présente deux divisions principales: l'une est Léthonienne, l'autre Moscovite, séparées par le Dnjeper, et, même au commencement du XVIIe siècle, alors que la rive droite de ce fleuve était polonaise, chez les peuples de l'Ukraine, petits Russiens, les révoltes ne cessèrent contre ces maîtres.

De jour en jour le gouvernement moscovite, comme d'un centre auquel convergent de grands cours d'eau, s'étendait à l'est, au nord, à l'ouest, puis au sud, avec une persistance, une suite dans l'action qui indiquent assez combien le sentiment de l'unité nationale était profondément, quoique tardivement, entré dans l'esprit de la nation. Était-ce à ces longues et douloureuses luttes contre tant de peuplades voisines, qui n'avaient cessé de se jeter sur la Russie, qu'elle devait cette ténacité dans la poursuite du but?—reculer, reculer chaque jour les frontières ouvertes qui, pendant tant de siècles, avaient laissé passer l'invasion et la conquête, les reculer jusqu'aux limites géographiques... Et, en ces pays de steppes, elles sont si loin.

L'art russe se faisait en même temps que l'unité. Ses éléments, rassemblés d'une façon un peu incohérente jusque-là, se mélangeaient et tendaient à se soumettre à une pensée dominante.

Tous les résultats furent-ils excellents? Non; n'oublions pas que nous atteignons le XVIe siècle, l'époque de la Renaissance en Occident, et que l'engouement, dépourvu de critique, qui s'empara des esprits pour les œuvres d'art laissées par les Romains, sans tenir grand compte de celles dues à la Grèce, eut en Russie son contre-coup et apporta plus d'embarras que de lumières aux artistes de cette contrée.

Mais il faut étudier un art, s'il s'agit d'en connaître les principes vivifiants, d'abord dans les résultats incomplets ou modifiés, puis surtout dans leurs conséquences. C'est ce que nous allons essayer de faire.

L'art russe, ainsi que nous l'avons dit, s'était identifié à la religion grecque autant par esprit de patriotisme que par sentiment de foi. Ce phénomène, qui se produit d'ailleurs chez toutes les civilisations à leur origine, eut en Russie une prépondérance marquée, à cause même de la situation de la population russe entièrement entourée de nations qui ne partageaient ni ses croyances ni son culte.

Il fallait donc donner au monument religieux, symbole de la nationalité russe, un éclat, une splendeur qui en fissent le signe très-apparent de cette nationalité.

L'église devait attirer au loin les regards par sa masse et plus encore par un caractère particulier: par sa richesse et la silhouette surprenante de ses couronnements.

Le plan de l'église, adopté dès le XIe siècle, ne fut pas modifié dans ses données principales; mais à la coupole centrale admise dès les premiers temps, d'autres furent adjointes. Et ces coupoles, élevées en forme de tours, furent couronnées de combles bulbeux de métal curieusement travaillés, souvent dorés ou peints, terminés par des croix ouvragées haubannées de chaînes. A distance, ces édifices présentaient donc un aspect aussi éloigné du caractère de la basilique antique que de la cathédrale gothique. On y retrouvait les dispositions générales byzantine, géorgienne ou arménienne, mais avec une physionomie asiatique des plus prononcées. Ces coupoles en forme de tours présentaient des séries d'arcs en encorbellement à l'extérieur, des renflements qui accusaient également une influence hindoue.

Indépendamment de ces combles métalliques historiés, dorés ou peints, les murs extérieurs, revêtus de pierre, de brique, d'émaux et de peintures, présentaient aux regards une tapisserie brillante.

A l'intérieur, les parois, percées de rares fenêtres, couvertes de peintures représentant les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, les iconostases garnies d'orfèvrerie, d'images et d'or avec leurs trois portes saintes, ces coupoles élevées, étroites et comme forées dans un monde paradisiaque, se prêtaient singulièrement aux mystères du culte grec et étaient faites pour inspirer le recueillement mêlé d'une sorte de terreur sainte qui plaît aux âmes pieuses.

De tous les temples élevés à la divinité, et le culte grec admis, il n'en est pas qui remplissent plus exactement le programme religieux que ces églises russes du XVe et du XVIe siècle.

Il ne parait pas que, primitivement, elles aient été précédées du narthex byzantin; les portes s'ouvraient sur la place et la plupart de ces églises étant petites, il est à croire que, dans les grandes fêtes, une partie de la foule se tenait dehors.

On sait que les saints mystères, dans l'office grec, s'accomplissent derrière l'iconostase et sont dérobés à la vue des fidèles,—ainsi du reste que cela se pratiquait, même en Occident, avant la séparation des deux églises grecque et latine, puisque nos autels conservèrent longtemps, en France, les voiles que l'on fermait au moment du sacrifice. Cependant, à des époques plus récentes, des porches fermés ou vestibules ont été plantés devant les portes des églises russes, à l'instar des églises arméniennes et géorgiennes qui en possèdent pour la plupart.

Le plan de l'église russe, jusqu'au XVIIe siècle, se modifie peu. Avec quelques variantes, il présente la disposition générale que donne la figure 41; ou, si l'église doit être plus grande, le principe du tracé des latéraux se répète comme, par exemple, à la cathédrale de Sainte-Sophie, à Kiew, avant les adjonctions qui en ont modifié la forme première. A l'unique coupole qui, dans les édifices les plus anciens[68], était élevée en A (fig. 41), quatre coupoles d'un ordre inférieur sont placées en B, et parfois quatre autres plus étroites et basses s'ajoutent en C.

Fig. 41.

Figure 41.

Si nous supposons les tambours de ces coupoles dépassant très-sensiblement le niveau des combles, on comprendra l'effet surprenant de ce couronnement. Les architectes russes des XVe et XVIe siècles ont été pourvus d'un sentiment très-juste des proportions dans les compositions imaginées sur ce programme. Les rapports entre ces couronnements et l'édifice sont généralement bien saisis et les détails, quoique parfaitement étrangère au goût classique conventionnel, sont à l'échelle de l'ensemble, font ressortir le système de construction adopté, avec adresse et un grand sens pratique.

La Russie a malheureusement beaucoup gâté ses monuments depuis deux siècles, sous le prétexte de les restaurer et de les mettre en harmonie avec le goût occidental, auquel il était de bon ton de se conformer dans les hautes sphères de la société russe; mais cependant, en recourant à beaucoup d'exemples, à des fragments laissés de droite et de gauche, il est possible de reconstruire un type à la date de la moitié du XVIe siècle, époque de la véritable splendeur de l'art moscovite.

Voyons donc comment l'architecte russe, les données traditionnelles admises, sait tirer parti de ce plan (fig. 41), au double point de vue de la structure et de l'effet décoratif.

Des arcs doubleaux plein cintre sont bandés d'une pile à l'autre, et des voûtes d'arête D sur la première travée. Ces arcs doubleaux et les formerets y correspondant apparaissent à l'extérieur habituellement, et reposent leurs naissances sur les contreforts, conformément à la méthode byzantine. Si ces contreforts sont saillants, les arcs extérieurs forment autant d'auvents demi-circulaires, abritant des peintures, ce qui est l'occasion d'un grand effet décoratif. Les couvertures de métal sont posées sur l'extrados des arcs et sur les voûtes. Il s'agit d'élever les coupoles; celles-ci sont posées sur des trompillons, sur des pendentifs ou, si elles sont d'un petit diamètre comme en C, sur des combinaisons d'arcs posés en encorbellement.

Fig. 42.

Fig. 42.

ÉGLISE DE VASSILI BLAJENNOÏ A MOSCOU

ÉGLISE DE VASSILI BLAJENNOÏ A MOSCOU

Ainsi soit, par exemple, l'une de ces coupoles C, inscrite non dans un carré mais dans un parallélogramme (fig. 42) (voir en A). Sur l'extrados des arcs doubleaux de plus faible diamètre a b seront posés d'autres arcs c d, e f, de telle sorte que le vide c d e f soit un carré. Le diamètre de la coupole étant beaucoup plus petit que n'est le côté du carré, des arcs ou trompillons diagonaux seront bandés de i en k, de façon à obtenir un octogone régulier.

Puis de la clef formant corbeau, de chacun de ces arcs aux arcs voisins, seront encore bandés des arcs op, pq, qr, etc.; et ainsi procédant de la même manière de s en t, u v, de x en y, y w, w z, le constructeur aura peu à peu rétréci le vide jusqu'au diamètre de la coupolette projetée.

Ces arcs seront apparents à l'extérieur et constitueront une décoration aussi rationnelle qu'originale. A l'intérieur, ces arcs en encorbellement produiront un grand effet et des jeux d'ombre et de lumière se prêtant merveilleusement à la peinture. La coupe B explique la combinaison de ces arcs superposés et comment le tambour T de la coupolette est porté.

Bien que cette structure rappelle certaines combinaisons persanes et arabes des XIVe et XVe siècles et dérive du même principe, il n'y faudrait pas voir une imitation de ces formes, mais une déduction sui generis, amenée par cette tendance de l'architecture russe à élever de plus en plus les coupoles couronnant les édifices religieux et à les amincir afin de laisser de l'air entre elles.

Il fallait couronner ces quilles dépassant de beaucoup le niveau des couvertures; et ces couronnements, pour produire de l'effet, devaient nécessairement prendre de l'importance. La forme bulbeuse fut donc adoptée.

Une figure est nécessaire pour faire saisir ce système de structure à l'extérieur.

Soit (pl. XI), en A B C D, la moitié de la base de la coupole au-dessus des arcs doubleaux, les arcs en encorbellement, figurés à l'intérieur précédemment, apparaissent à l'extérieur et, comme ils pénètrent les côtés d'un octogone, leurs naissances qui se joignent en a (voir en E) se séparent en b. Les tympans hachés dans ces arcs ne sont plus qu'un remplissage mince, toutes les pesanteurs se portant sur les sommiers a, bb. Cette structure est donc aussi légère que possible et se prête à la décoration. A l'intérieur, les tympans des petits arcs sont décorés de mosaïques ou de peintures et à l'extérieur, de faïences ou d'enduits de diverses couleurs.

Le tambour cylindrique, orné aussi de faïences ou de colorations, s'élevait donc sur ces arcs encorbellés, percé de fenêtres étroites, puis le comble de métal posé sur charpente couronnait le tout. Parfois, ces couvertures de métal sont côtelées, résiliées, gironnées comme dans l'église de Vassili Blajennoï[69], à Moscou, élevée par Jean le Terrible, en 1554, en commémoration de la conquête de Kasan et d'Astrakan.

Il n'est besoin d'insister sur le parti que des artistes habiles pouvaient tirer de ces dispositions.

Aussi ne se firent-ils pas faute d'adopter toutes les combinaisons que leur fournissait ce système d'arcs encorbellés.

Mais ils ne se contentèrent pas de ces couronnements bulbeux. L'Arménie et la Géorgie leur donnaient des exemples de coupoles couronnées par des pyramides à huit pans. On mêla donc parfois les deux systèmes.

Cette même église de Vassili Blajennoï présente une coupole centrale ainsi composée:

Une tour octogone se dégage des voûtes au-dessus des couvertures. Cette tour reçoit des arcs encorbellés, lesquels portent un deuxième étage octogone couronné par une pyramide et un lanternon terminé par un toit bulbeux de métal doré. La tour est bâtie, comme tout l'édifice, en brique et pierre.

 

ÉGLISE DE VASSILI BLAJENNOÏ A MOSCOU

ÉGLISE DE VASSILI BLAJENNOÏ A MOSCOU

La planche XII donne une idée sommaire de cette construction originale. Ici les arcs ne sont pas chevauchés, mais posés les uns au-dessus des autres et portant leurs naissances sur de petits arcs bandés d'un grand arc à l'autre, perpendiculairement aux grands rayons de l'octogone. Le plan A donne les projections horizontales des arcs et de la pyramide.

On doit reconnaître dans cette composition, aussi bien que dans la précédente, un sentiment juste des proportions et des silhouettes qui conviennent à un couronnement se détachant sur le ciel.

Elle se prête parfaitement à la coloration extérieure.

Les tympans, abrités par les saillies de ces arcs, reçoivent des faïences émaillées, des peintures, des mosaïques sur fond d'or, des sujets ou ornements. Ils peuvent même être percés d'ajours, éclairant l'intérieur.

Comme construction, aucune difficulté d'exécution; bonne répartition des pesanteurs et légèreté, car les tympans ne sont que de véritables clôtures.

Mais dans ces sortes de gâbles, composés de petits arcs accoladés, qui sont placés formant retraite à la base de la pyramide, il est impossible de ne pas trouver au moins une réminiscence de certains détails de l'architecture hindoue et cet ensemble rappelle même beaucoup plus ces monuments que ceux de la Perse, lesquels, à l'extérieur, présentent de larges surfaces unies, rarement des saillies ou des superfétations de membres de structure, si multipliés, au contraire, dans l'architecture de l'Hindoustan.

Le principe de la construction byzantine ne laisse pas de dominer dans ces édifices religieux russes du XVIe siècle; mais il s'y mêle dans les détails, et surtout dans la composition des couronnements, dans l'emploi de la coloration à l'extérieur et de ces combles bulbeux peints et dorés, une influence asiatique centrale incontestable.

Ainsi, les grands arcs formerets des voûtes intérieures qui apparaissent à l'extérieur des édifices russes et qui, comme dans l'architecture byzantine, sont plein-cintre, commencent dès le XVIe siècle à se briser au sommet par l'adjonction d'un angle aigu (fig. 43). Puis: l'arc est parfois outrepassé et le sommet aigu se prononce davantage (fig. 44). Puis, ce sont deux portions d'arcs dont les centres sont placés sur les côtés d'un triangle équilatéral, qui sont terminés entre eux, par le sommet de ce triangle (fig. 45). Puis encore, en partant du même principe de tracé, une plus grande importance donnée aux arcs, et toujours ce sommet aigu (fig. 46). Ces derniers tracés forment couronnements ou gâbles au-dessus des baies et se rencontrent fréquemment dans les édifices russes, à dater du XVIe siècle.

Fig. 43.

Fig. 43.

Fig. 44.

Fig. 44.

Fig. 44.

Fig. 45.

Fig. 43.

Fig. 46.

En même temps, le système de structure par encorbellements, qui ne se montre pas dans l'architecture byzantine non plus que dans l'architecture primitive russe, mais qui est si fort développé dans l'architecture hindoue, dérivée de la construction de bois, apparaît et se développe dans les édifices moscovites à dater du XVIe siècle. L'église de Vassili Blajennoï, à Moscou, déjà citée, en présente des exemples, à la base d'une des coupoles. Là, les arcs chevauchés portent sur une forte saillie disposée en manière de mâchicoulis.

Pendant le XVIIe siècle, ces encorbellements prennent parfois une grande importance, comme par exemple dans l'église de la Nativité de la Sainte-Vierge à Poutinki, à Moscou.

Mais, sans trop nous attacher aux détails de cet édifice qui n'ont rien de remarquable, il est nécessaire de rendre compte du système adopté pour le couronnement très-ingénieux d'un des bras de croix.

Évidemment, l'architecte a visé à l'effet: il a voulu détacher sur le ciel une silhouette surprenante. Mais il a su adopter, pour obtenir ce résultat, une structure très-rationnelle et a été guidé par un sentiment très-juste des proportions.

On ne pouvait plus adroitement passer d'une base large et puissante à la tourelle centrale du couronnement, tout en accusant la structure la plus propre à supporter ce couronnement.

Fig. 47.

Fig. 47.

Traçons d'abord (fig. 47), la projection horizontale de cet ensemble, théoriquement. Soit, un espace carré A B C D; il s'agit de voûter cet espace et de couronner la voûte en forme de coupole ou autrement, par un pavillon central très-élevé de manière à attirer au loin les regards.

Des arcs de pénétration a b, b c, c d, ont été bandés sur une corniche en encorbellement prononcé, arcs dont l'extrados pénètre une pyramide; puis, au-dessus et en retraite, ont été bandés les deux arcs e f, f g pénétrant une seconde pyramide.

ÉGLISE DE LA NATIVITÉ

ÉGLISE DE LA NATIVITÉ

Sur cette base a été disposée la coupole octogone h, i, j, k, l, m, etc.

Accusée à l'extérieur par des arcs de pénétration, cette seconde structure supporte le lanternon élevé.

La planche XIII donne l'élévation géométrale de ce couronnement. L'extrados des arcs est couvert de feuilles de métal, ainsi que les pyramides tronquées dans lesquelles pénètrent ces arcs.

L'effet perspectif de cette composition est saisissant et le regard est conduit avec beaucoup d'adresse de cette base carrée à ce campanile cylindrique coiffé d'une haute pyramide à base octogone.

Généralement ces constructions, suivant la méthode byzantine et persane, sont faites de briques ou de petits matériaux enduits. Le système de structure concrète adopté dans une bonne partie de l'Orient et dont les premiers exemples se trouvent en Assyrie, sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, persiste en Russie, malgré la rigueur d'un climat qui altère promptement ces enduits s'ils ne sont soigneusement abrités. A vrai dire aussi, les pierres propres à bâtir ne sont pas communes sur le vaste territoire russe, et force est bien, dans la plupart des cas, d'employer la brique,—les terres argileuses étant abondantes.

L'emploi des enduits amène nécessairement la coloration; aussi ces édifices religieux, à l'apogée de l'art russe, sont-ils le plus souvent colorés à l'extérieur, soit au moyen de couleurs appliquées, soit par l'apposition de faïences émaillées.

Les couleurs dominantes sont le rouge, le blanc et le vert; cette dernière couleur étant spécialement réservée aux combles de métal.

Fig. 48.

Fig. 48.

Si, à cette époque, les édifices religieux ont un caractère tranché, les constructions militaires ne sont pas moins remarquables et se distinguent nettement de celles que l'on élevait alors en Occident. L'Asie avait aussi, dans, cette architecture militaire, une grande part. Les tours de Kremnik (ancien nom du Kremlin) à Moscou, avec leurs courtines couronnées de merlons étroits et dentelés, ne ressemblent nullement aux bâtisses défensives qu'on élevait au XVIe siècle en Allemagne et en Italie. Ces tours, qui datent de la fin du XVe siècle, ont été terminées un peu plus tard, par de hautes guettes surmontant une salle couverte au niveau du crénelage élevé sur des mâchicoulis (fig. 48). Ces tours de la vieille Russie sont habituellement bâties sur plan carré, tradition orientale, et les merlons étroits et hauts appartiennent également à l'architecture militaire de l'Asie. Parfois, ces merlons (fig. 49), comme ceux de certaines forteresses hindoues datant d'une époque postérieure à l'emploi de la poudre, forment un couronnement continu avec créneaux étroits et meurtrières circulaires pour les armes à feu[70]. Mais l'abondance des bois, sur presque tout le territoire russe, permettait de construire des enceintes toutes composées de troncs d'arbres empilés, formant deux parements maintenus entre eux par des entre-toises assemblées. L'intervalle était rempli de terre et donnait un chemin de ronde. Des tours carrées, également construites de bois empilé, flanquaient ces courtines.

Fig. 49.

Fig. 49.

Ce système de structure militaire, conforme à celui employé pour la plupart des habitations privées, paraît avoir persisté très-tard.

On a vu qu'au XIIIe siècle les Khans avaient près d'eux des ouvriers ou artisans russes. Ces ouvriers, instruits à l'école de Byzance, passaient pour très-habiles dans l'art de façonner les métaux. Mais après leur affranchissement du joug tatar, les Moscovites donnèrent un grand essor à la fabrication des armes, des objets d'orfèvrerie ciselés et niellés, des broderies, à l'industrie des cuirs ouvrés. L'exportation moscovite s'étendit bientôt jusqu'en Perse, en Scandinavie, en Hongrie, en Pologne. Les armes d'acier trempé (à couper le fer) étaient demandées aux Russes par les populations du Caucase, ainsi que les heaumes et les cottes de maille, pendant la fin du XVe siècle et le commencement du XVIe. Et, en effet, les armes moscovites qui datent de cette époque sont faites d'un excellent métal et damasquinées avec beaucoup d'art; attribuées souvent à tort à l'industrie persane ou caucasienne, elles sont sorties des ateliers de Moscou.

L'ornementation russe, peinte, niellée, gravée adoptait alors (dès le XVe siècle) un caractère fort remarquable et qui indiqué une école d'art puissante, possédant ses méthodes, ses principes et des exécutants d'une grande habileté.

On se souvient de ce que nous avons dit précédemment au sujet de vignettes de manuscrits du XIVe siècle[71] dans la composition desquelles l'influence hindoue était sensible. Entre cette ornementation et celle qui se développa pendant le XVe siècle, l'écart est considérable. D'une part, les tracés à combinaisons géométriques dominent, puis la coloration se complique d'assemblages de tons souvent très-harmonieux. On peut se rendre compte de ce que nous disons ici en consultant l'Histoire de l'ornement russe du Xe au XVIe siècle[72], et les planches qui y sont jointes (L à LXXVI). On se rendra compte ainsi de la transformation opérée dans l'école d'art russe depuis la fin de la domination tatare jusqu'au commencement des influences occidentales. Cette école, tout en utilisant les éléments asiatiques qui lui ont été abondamment fournis, tend à revenir peu à peu au style byzantin. Ainsi, dans l'ouvrage cité, les exemples donnés (planches L à LVII) sont profondément pénétrés encore du caractère asiatique et, dans les planches LVIII, LIX, LXIX, les réminiscences du style byzantin se font jour.

Fig.

Évidemment, pendant la seconde moitié du XVe siècle et la première moitié du XVIe, il se fit en Russie un travail intéressant à suivre, tendant à constituer un art en se servant de tous les éléments amassés par les siècles, sur ce territoire exposé sans cesse aux invasions venues de l'Orient. Sans abandonner l'art byzantin, qui était l'initiateur, mais qui alors n'existait plus qu'à l'état de tradition, les artistes russes tentèrent, non sans succès, d'y associer les ressources nombreuses que leur fournissait cet Orient si brillant pendant les XIVe et XVe siècles.

Nous donnons pour appuyer ce qui vient d'être dit (pl. XIV) une vignette du XVe siècle[73] et (pl. XV) une autre vignette du XVIe siècle[74] appartenant à des manuscrits russes, et qui montrent, dans deux exemples extrêmes, les modifications apportées pendant cette période dans le style de l'ornementation. Le retour à l'art byzantin est marqué dans ce dernier ornement avec une harmonie de tons plus brillante et certains détails qui rappellent les dessins hindous et persans.

C'est plus tard seulement que le goût allemand vient se mêler de la manière la plus fâcheuse à cette ornementation remarquable par son unité d'allure et ses harmonies. On peut constater combien fut inopportune cette introduction d'un art étranger aux éléments constitutifs de l'art russe, en examinant les planches LXX, LXXI, LXXVII, LXXXIII, XCI, XCIV, XCVII, XCVIII, de l'ouvrage déjà cité[75], et notre planche XVI[76].

C'est qu'en effet les arts orientaux ou directement issus et inspirés de l'Orient ne peuvent supporter l'introduction d'un élément étranger. Les tentatives faites par les artistes les plus distingués pour obtenir ces mélanges ont échoué. Et le principal défaut reproché à l'art byzantin sera toujours d'avoir essayé cette alliance entre l'art occidental adopté par Rome et les arts de l'Asie. Il lui fallut bientôt abandonner la tradition romaine pour incliner de plus en plus vers les écoles persique et de l'Asie-Mineure.

L'art russe, presque entièrement byzantin jusqu'au XIIIe siècle, mais possédant en outre des origines orientales qui s'alliaient au mieux avec l'école grecque d'Orient, fut mis, à cette époque, en contact plus direct avec l'Asie centrale. Ce qu'il pouvait prendre là appartenait aux origines mêmes qui lui avaient fourni des premières notions. Il en fut de même lorsque les rapports de la Russie avec la Perse devinrent très-fréquents. Tout ce que l'art moscovite recueillait alors ne faisait que lui donner de nouvelles forces, qu'à affermir sa constitution, conformément à son génie primitif. Au contraire, l'introduction d'éléments latins ou germaniques ne pouvait que provoquer une dissolution qui se fit sentir dès la fin du XVIIe siècle et s'accusa de plus en plus jusqu'à la fin du XVIIIe.

ORNEMENTATION D'UN MANUSCRIT RUSSE (XVIe Siècle)

ORNEMENTATION D'UN MANUSCRIT RUSSE (XVIe Siècle)

En examinant notre planche XVI, on est choqué par l'étrangeté de ces ornements qui rappellent les bijoux émaillés provenant des ateliers de Nuremberg de la fin du XVIe siècle, au milieu de ces traditions byzantines et de ces personnages hiératiques, de ces formes de structure qui rappelaient les arts d'Orient. En effet, pendant que l'ornementation russe se dévoyait ainsi, la peinture des images conservait son ancien style byzantin et recourait toujours aux modèles du mont Athos, ainsi que le prouve le Manuel imagier Stroganowsky, qui date de la fin du XVIe siècle ou du commencement du XVIIe et dont nous donnons un fragment (fig. 50).

Fig. 50.

Fig. 50.

S'il importait assez peu au peuple que l'ornementation de ses monuments subît les changements apportés par la mode, il n'en était point ainsi des images. Le Russe tenait à ce que la physionomie, le caractère des personnages saints ne fussent pas modifiés. De plus, l'Église grecque russe, qui n'avait jamais admis les doctrines des Iconoclastes, considérait, au contraire, la peinture des images comme une partie essentielle du culte; elle a toujours admis et elle admet encore que, pour la foule, les images seules peuvent faire pénétrer dans les esprits les plus grossiers les idées religieuses, tout en repoussant la tendance idolâtre et s'appuyant en ceci sur les paroles de saint Athanase d'Alexandrie: «Nous respectons les images, non pour elles-mêmes, mais par ce sentiment qui nous pousse vers ceux qu'elles représentent, comme le fils rend hommage au souvenir de son père, en possédant son portrait.»

Si, dit l'Église grecque, nous sommes d'accord sur l'efficacité des images pour entretenir le respect des personnages sacrés ou saints qu'elles représentent, il s'agit de trouver quel est le mode de représentation qui doit être préféré. Elle n'hésite pas à déclarer, encore aujourd'hui, que le style hiératique est le seul convenable, en ce qu'il perpétue aux yeux des fidèles les types consacrés et vénérés par leurs pères.

Cependant le souffle de civilisation occidentale qui se répandit sur la Russie au XVIIIe siècle fit pénétrer jusque dans l'Église la peinture moderne; mais jamais le peuple ne parut s'associer à cette mode, et pour lui il n'y a d'autre art que l'art hiératique.

Ce sentiment est juste. Le système d'architecture dont nous avons décrit quelques principes étant admis, la peinture hiératique pouvait seule s'associer à ces formes, partie byzantines, partie asiatiques, et les concessions aux arts introduits d'Occident ne pouvaient que présenter les discordances les plus choquantes,—du moment que l'on conservait la moindre trace des arts locaux dans les édifices.

L'image korsoune tenait par de trop profondes attaches au sentiment populaire russe pour que les tentatives d'imitation de la peinture italienne de la Renaissance pussent avoir quelques chances de durée. A plus forte raison l'école allemande du XVIe siècle, maniérée à l'excès, n'eut-elle en Russie aucune influence sérieuse, et pouvait-elle encore moins s'allier à l'architecture religieuse des Russes que la peinture italienne dont le caractère conservait une grandeur de style incontestable. D'ailleurs, l'habitude prise par les peintres russes aussi bien que par les artistes byzantins, d'enrichir la peinture des images, d'or, de pierreries même, de perles, d'en faire un motif décoratif splendide par la variété des couleurs et l'éclat des métaux, habitude tout orientale, ne pouvait s'associer aux exigences de l'art moderne.

On ne saurait disconvenir que cet art hiératique est plus conforme aux données monumentales que n'est l'art de la peinture tel qu'il est compris en Occident depuis le XVIe siècle, et il faut reconnaître que cet art hiératique, tout d'une pièce, ne peut recevoir de modification.

L'alliance souvent tentée entre l'art de la peinture archaïque et l'art moderne a toujours donné des produits bâtards, sans valeur esthétique, rejetés par les gens de goût.

Après quelques-unes de ces tentatives, les Russes semblent avoir reconnu l'impossibilité de cette alliance, et tout en estimant la peinture moderne à sa valeur et en lui faisant une place dans leurs galeries, ils ont cru devoir maintenir les types consacrés dans leurs monuments religieux.

La richesse des images russes dépasse ce qu'on pourrait rêver, et si cette richesse est prodiguée, c'est avec un goût incontestable. Leurs iconostases offrent aux regards toutes les splendeurs accumulées et celles qui datent des XVIe et XVIIe siècles présentent, aussi bien dans l'ensemble que dans leurs détails, une variété d'ornementation dont une reproduction ne saurait donner l'idée.

Les têtes des personnages saints sont entourées de nimbes d'or rehaussés de pierres et de perles et finement gravés; de larges colliers, également de métal, couvrent leur poitrine. Les fonds sont damasquinés, niellés d'arabesques souvent d'un goût excellent où se fait sentir la tradition byzantine, hindoue et persane adroitement réunies. Nous donnons (pl. XVII et XVIII) quelques-uns de ces nimbes du XVIe siècle, décorés d'arabesques de couleur sur or, et (fig. 51) un de ces colliers du XVIIe siècle en vermeil repoussé.

Fig. 51.

Fig. 51.

Il est à remarquer d'ailleurs que l'influence byzantine est beaucoup plus prononcée dans l'ornementation des objets réservés au culte que dans celle des ustensiles destinés à un usage civil.

Si les artistes affectent de reproduire les types byzantins dans les images sacrées, s'ils conservent avec plus ou moins de fidélité les données de l'ornementation byzantine dans les vêtements, vases, bijoux et meubles religieux, ils ont à leur disposition un art plus libre dans ses allures et dont l'origine, comme on l'a vu, est presque entièrement asiatique. De ces deux courants d'art, il résulte une extrême variété dans l'ornementation et un attrait puissant.

Les trésors de la Russie conservent encore quantité de meubles, de vêtements, d'armes et armures, de bijoux et d'objets d'orfèvrerie d'une grande valeur comme art. Il suffit, pour se faire une idée de la richesse de ces collections, de parcourir le volumineux recueil des Antiquités de la Russie[77]. Les XVe, XVIe et XVIIe siècles fournissent le plus grand nombre d'exemples de ces objets extrêmement variés, plus précieux par la délicatesse et le goût des compositions que par la valeur de la matière mise en œuvre.

Laissant de côté les produits qui sont de provenance étrangère, dus à la Perse, à Damas, à l'Occident, à l'Italie et à l'Allemagne et qui relativement sont rares, ceux de la Russie non-seulement ne le cèdent en rien, comme perfection de main-d'œuvre, à ces objets étrangers, mais au contraire se distinguent par l'originalité de leur ornementation et une délicatesse dans l'exécution que peut seule donner une industrie d'art très-avancée et possédant de belles traditions.

A ce travail local se joignent souvent des pièces apportées de l'Inde, et ces détails s'harmonisent de la façon la plus complète avec ce qui les entoure.

Nous citerons, parmi les meubles, le trône du tsar Alexis Mikaïlovitch, père de Pierre Ier, et qui prit le sceptre en 1645. Ce meuble, tout couvert d'ornements d'or, avec pierreries, d'un charmant travail, est garni devant, sur les côtés et par derrière, au-dessous du siège, de tables d'ivoire évidemment dues à des artistes hindous (la table de devant retrace dans des entrelacs une chasse à dos d'éléphants). Notre planche XIX présente, grandeur d'exécution, un fragment d'une de ces tables latérales d'ivoire.

Les ornements sont légèrement en relief sur un fond teinté. Leur provenance hindoue n'est pas douteuse; mais l'ornementation métallique, ainsi que les peintures qui décorent certaines parties du meuble, sortent d'ateliers russes et s'harmonisent complètement avec ces pièces rapportées. Nous donnons (pl. XX), grandeur d'exécution, des fragments des bras de ce trône et des bandes qui ornent les montants. La composition des ornements, leur forme, ces roses et fleurons qui accompagnent les rinceaux du fragment A sont bien plutôt hindous que persans, et cependant le fragment B se rapprocherait plus de l'art persan que de l'art hindou. On peut en dire autant de la forme générale du meuble, des peintures qui garnissent les traverses latérales et les pieds postérieurs.

Nous avons pris cet exemple parce qu'il est comme un spécimen complet de l'art russe appliqué aux monuments et objets en dehors du culte.

Ainsi qu'il vient d'être dit, le caractère asiatique domine dans ces expressions de l'art, et les souvenirs de l'école byzantine tendent à se renfermer dans l'Église.

Fig.

Cependant, il y avait dans l'art byzantin trop de rapports avec les arts de la Perse et de l'Inde pour que des relations ne pussent exister entre l'art profane et l'art religieux russes. La séparation n'existait pas, seulement la tradition byzantine persistait dans l'art religieux et une grande liberté était laissée à l'art civil.

Nous voyons dès le XVIe siècle que les artistes ne se font pas faute d'introduire dans certains détails, dans des objets mobiliers de l'Église, les éléments hindo-persans. La curieuse et charmante Porte Sainte de l'église de Saint-Jean-le-Théologue, à Rostov (gouvernement de Jaroslaw, XVIe siècle), est un travail hindo-persan d'une extrême délicatesse, quoique dû à des artistes russes.

Notre planche XXI donne la moitié de la partie supérieure de ce bel ouvrage. Si puissante d'ailleurs que soit une tradition, si absolu que soit le dogme qui entend maintenir cette tradition, les influences nouvelles ne laissent pas de pénétrer peu à peu. Constantinople au pouvoir de l'Islam n'était plus la source où les Grecs pouvaient entretenir les traditions d'art religieux qu'elle fournissait jadis. L'art byzantin en Russie ne pouvait vivre que de ses souvenirs, sur son passé. Les séductions des arts hindo-persans étaient là présentes, il n'était pas possible qu'elles n'agissent pas sur l'esprit des artistes, même lorsqu'ils avaient à composer et faire exécuter des œuvres religieuses.

C'est aussi ce qui arriva. Bien que l'ensemble du plan de l'Église russe ne se modifie guère, le goût oriental tend de plus en plus à revêtir la structure consacrée. On l'a vu déjà dans les exemples donnés (pl. XII et XIII); mais le fait apparaît plus marqué encore dans des édifices religieux moins anciens, dans l'église de Saint-Jean-Chrysostome de Jaroslaw, entre autres, bâtie en 1654. Le campanile de cette église, isolé, construit en brique, affecte un caractère hindou assez prononcé (fig. 52).

Fig. 52.

Fig. 52.

 

ÉGLISE DE SAINT JEAN LE THÉOLOGUE A ROSTOV Porte sainte—Fragment

ÉGLISE DE SAINT JEAN LE THÉOLOGUE A ROSTOV Porte sainte—Fragment

Ces lucarnes étagées sur la pyramide octogonale (fig. 52) rappellent singulièrement les motifs de niches superposées sur les couronnements pyramidaux à base rectangulaire de certains temples de l'Hindoustan. Cet étage du beffroi n'est pas sans analogie avec ces sortes de belvédères (fig. 53) qui surmontent les édifices de l'Inde d'une époque récente[78].

Fig. 53.

Fig. 53.

Nous retrouvons dans les édifices russes du XVIIe siècle ces fenêtres à couronnements étranges et compliqués (fig. 54) dus à l'imagination des artistes hindous[79], ces colonnes fuselées ou en façon de fioles, ces chapiteaux pansus que présentent les monuments de l'Inde d'une époque déjà reculée. Y a-t-il imitation? non; il y a souvenir, inspiration, désir de produire certains effets de nature à plaire au Russe depuis que ses yeux n'étaient plus incessamment tournés vers Constantinople, depuis que l'occupation tatare l'avait mis en contact plus direct avec l'antique Orient central.

Fig. 54.

Fig. 54.

Et n'est-ce pas ainsi, en effet, qu'un peuple constitue un art? N'est-ce pas en s'inspirant d'arts antérieurs et en les assimilant à son génie et à ses besoins? L'imitation directe n'a jamais produit et ne peut produire autre chose qu'une expression amoindrie, sans vie, de l'objet imité.

Les artistes de la Renaissance qui, en Italie, en France, croyant avoir découvert l'art antique de Rome, délaissèrent les formes épuisées des arts roman et gothique pour relever l'art au contact de cette antiquité, se gardèrent de l'imiter. Ils s'inspirèrent de ces grands modèles, mais n'oublièrent pas pour cela leurs traditions précieuses et tous les progrès introduits dans la société moderne par les sciences et l'observation. Ils se contentèrent, non de copier, mais d'interpréter des formes qui leur paraissaient belles, pour les approprier aux besoins et aux mœurs de leur temps. Aussi, constituèrent-ils ce qu'on est convenu d'appeler l'art de la Renaissance. Mais quand, plus tard, des esprits critiques se mirent à étudier cette antiquité avec plus d'attention et à l'aide d'observations plus étendues, ils reconnurent tout d'abord que cette antiquité se compose d'éléments variés; qu'il fallait dégager l'élément grec hellénique de l'élément romain; celui-ci de l'élément étrusque et que, par conséquent, pour être logique dans l'étude et l'application de ces éléments, il fallait remonter aux sources. Les artistes de la Renaissance furent considérés comme des enfants qui récitent un texte sans en connaître la signification, et, le pédantisme s'introduisant dans l'art, on déclara que, puisque l'antiquité était reconnue parfaite dans l'expression de ces arts, il fallait la copier.

Mais quand on remonte ce courant il est difficile d'en trouver les sources. Elles sont multiples et s'enfoncent dans les lointains horizons de l'histoire. Laquelle est la bonne, ou la meilleure, ou la principale?

Alors on entre dans le domaine de l'archéologie et on quitte celui de l'art. Ç'a été le défaut de toutes les écoles d'art de l'Europe depuis le commencement du siècle. On a cru bien faire en imitant certaines formes d'art adoptées par les Romains; mais on est venu dire à ces imitateurs: «Les Romains ne sont, sur ce point, que les plagiaires des Grecs; remontez donc à la source grecque.—Laquelle? ont répondu les critiques: la source dorienne, ionienne, tyrrhénienne, asiatique, égyptienne; laquelle?...» Et, comme les critiques ne pouvaient s'entendre sur la plus authentique et la plus pure entre ces sources diverses, cette prétention à retrouver un art parfait, absolu, sans alliage, ce qui d'ailleurs n'existe pas, n'a fait qu'apporter la plus étrange confusion dans les productions de l'art moderne,—chaque chef d'école considérant comme hérétiques tous ceux qui ne partageaient pas ses idées sur l'absolu dans l'art.

Le pédantisme est le dissolvant de l'art qui vit de liberté. Nous disons: de liberté, non de licence ou de fantaisie.

Or, l'art russe était dans les conditions favorables à un développement très-étendu. Des origines admises par tous, nationales, auxquelles se rattachait le sentiment patriotique, en faisaient la base: en architecture religieuse, un mode de structure emprunté à Byzance et qui se prêtait à tous les vêtements fournis par l'Asie, mode de structure éminemment attionnel et libre dans ses moyens; en sculpture ornementale, les sources les plus variées, mais toutes issues de l'Orient; en peinture, l'école du Mont-Athos et la brillante flore décorative de la Perse et de l'Inde. Cependant la statuaire et la peinture demeuraient en arrière, rivées aux types byzantins.

Quant à l'architecture civile, elle se manifestait dans les constructions de bois traditionnelles dont nous retrouvons les principes sur les rampes de l'Hymalaya, aussi bien qu'en Scandinavie, dans le Tyrol, la Suisse. L'identité de ces constructions qui, depuis des siècles, s'élèvent sur des parties du globe séparées les unes des autres par des espaces immenses et sans communications directes entre elles, est certainement un des faits les plus intéressants à étudier dans l'histoire de l'art. L'habitant du canton de Berne n'a guère plus la notion des usages adoptés par les Grands-Russiens, que ces derniers n'ont la connaissance des constructions élevées par les montagnards de l'Hymalaya; et cependant, si une fée transportait d'un coup de baguette un chalet suisse sur les hauts plateaux de l'Indus et une maison de bois des Kachmiriens dans la Grande-Russie, ces populations si éloignées les unes des autres s'apercevraient à peine de l'échange.

Fig. 55.

Fig. 55.

La figure 55 donne l'aspect de ces maisons des villages de la Grande-Russie[80].

Le plancher bas de ces habitations est souvent élevé au-dessus du sol, et on atteint le rez-de-chaussée au moyen d'un escalier couvert placé latéralement.

Ces escaliers couverts, disposés le long des bâtiments d'habitation, étaient habituels en Russie, et des palais même en étaient pourvus.

La structure de ces maisons de bois, dont la figure 55 présente un pignon, est entièrement composée de troncs de sapins empilés et assemblés à mi-bois aux angles. Cette construction, également usitée en Suisse et sur les hauts plateaux de l'Indus, est bonne préservatrice de la chaleur et du froid, le bois étant mauvais conducteur.

L'ornementation consiste en des planches ou madriers découpés, sculptés et rapportés sur la structure. Les parties ornées sont souvent peintes de diverses couleurs, ce qui contribue à donner à ces habitations un aspect gai malgré la petitesse des fenêtres.

A l'intérieur, les pièces sont assez élevées entre les planchers et munies de soupentes dans lesquelles couchent les habitants.

Une sorte de poêle, four en maçonnerie, est isolé des murailles de bois et occupe une partie de la pièce.

La figure 56 montre un de ces intérieurs dont le mobilier, des plus simples, consiste en des bancs fixes disposés autour de la salle, en une table ou un buffet et quelques ustensiles de ménage.

Fig. 56.

Fig. 56.

Depuis des siècles, la maison du paysan russe ne change pas.

Pendant les grands froids, la famille couche sur ce four et, les fenêtres ne donnant que de petites surfaces réfrigérantes, il est facile d'entretenir dans ces intérieurs une température élevée. Quant à la décoration de ces habitations, elle est réservée à l'extérieur, la salle n'étant ornée que par quelques images vénérées (icônes) peintes.

Dans la Grande-Russie les maisons, largement isolées les unes des autres afin d'éviter la propagation des incendies, se groupent en gros villages; car on rencontre rarement dans la campagne ces fermes, ces bâtiments d'exploitation agricole dont nos champs de l'Occident sont semés. Le cultivateur possède son izba dans laquelle habite toute la famille. Quand les garçons se marient, il ne quittent l'izba paternelle que s'ils peuvent s'en bâtir une pour leur nouvelle famille. Le paysan russe est charpentier; chaque moujik est en état de se construire une habitation; il l'élève toujours de la même manière et sur le même plan depuis des siècles. Autour de l'izba sont disposées des écuries, remises et granges. Un petit clos y est attenant, consacré à la culture privée; car la propriété des champs est en commun et les lots en sont partagés, à certaines époques, entre les membres du village. Cette communauté des champs arables ou des pâtures est une des raisons qui s'opposent à la dispersion des maisons dans les campagnes. En effet, les partages des champs étant faits à certaines époques fixes, il faut nécessairement que ceux qui seront appelés à les cultiver, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, aient un centre commun. De là aussi l'absence d'initiative du moujik en ce qui touche à l'habitation de la famille. L'égalité rétablie sans cesse entre les membres de la communauté impose naturellement l'identité des demeures.

Avant l'introduction des arts occidentaux en Russie, les palais ou grandes habitations des boyards ne paraissent pas avoir étalé, à l'extérieur comme à l'intérieur, un grand luxe décoratif.

La ville de Moscou, au commencement du XVIe siècle, présentait l'aspect d'une cité défendue par des murailles crénelées et des tours (le Kremlin), et entourée de vastes faubourgs ouverts ou simplement protégés par des palissades, presque entièrement composés de maisons de bois généralement isolées les unes des autres par des jardins.

Au milieu de ces faubourgs, les couvents, avec leurs enceintes blanchies et leurs églises élevées, couronnées de coupoles métalliques dorées, semblaient de petites villes. Les corps d'état faisant usage du feu, tels que les forgerons, les fondeurs, demeuraient dans les slobodes, villages isolés, afin d'éviter qu'un incendie pût se généraliser. Ces villages avaient leurs cultures particulières soignées par ces artisans.

On rencontrait bien quelques rues étroites et tortueuses dans ces faubourgs; mais elles étaient rares. Sur les rives abruptes de la Yaousa des moulins servaient aux besoins de la ville, et une retenue de la Néglinnaïa formait un lac destiné à alimenter les fossés du Kremlin.

Cet ensemble, très-pittoresque, rappelait l'aspect des villes asiatiques avec leur acropole, leur ville défendue occupée par le prince et par ceux qui l'entourent, et ces grands faubourgs éparpillés au milieu de terrains vagues et de jardins.

En effet, les dignitaires, le métropolitain et les boyards habitaient pour la plupart des palais de bois bâtis dans le Kremlin même. Près de l'enceinte était le Gostinoï-Dvor[81], grand marché, entouré aussi de murailles, qui contenait les marchandises asiatiques et européennes accumulées à Moscou. En hiver, la vente des denrées se faisait sur la Moskva glacée.

Seules les troupes mercenaires au service du prince avaient le droit de boire des liqueurs alcooliques pendant la semaine; aussi occupaient-elles un quartier séparé, le Naleïki. La nuit close, tous les habitants devaient être rentrés chez eux ou ne sortir que munis de lanternes pour les cas urgents. Des sentinelles étaient chargées de faire respecter cette consigne.

Alors, beaucoup d'églises étaient encore construites en bois. Elles étaient petites, conformément à l'ancien plan, et, par conséquent, très-nombreuses, afin de satisfaire aux habitudes de piété d'une population qui dépassait de beaucoup cent mille âmes, puisqu'en 1520 on comptait à Moscou quarante-un mille cinq cents maisons d'après un dénombrement fait par ordre du grand Prince.

Mais les palais des personnages importants, bien que construits de bois, ne ressemblaient point à ces maisons de paysan dont nous avons présenté un spécimen.

Si, à l'intérieur, ils affectaient une grande simplicité, si, contre leurs murailles nues s'étalaient quelques meubles rares, à l'extérieur ils offraient des dispositions singulières. Ce n'était point la grosse bâtisse carrée, si fort prisée en Russie dans les temps modernes et affectant des allures de palais italien, mais une réunion de pavillons pittoresquement agencés, avec escalier extérieur couvert, loges saillantes ou bretèches et toits de formes étranges.

Si les Russes des villes ont aujourd'hui adopté à peu près les habitudes des populations occidentales, il n'en était pas de même autrefois.

Contarini dit que les Moscovites s'attroupent depuis le matin jusqu'à l'heure du dîner, sur les places publiques, dans les marchés, et vont achever leur journée au cabaret; qu'ils s'amusent, s'arrêtent devant tout ce qui peut exciter leur curiosité frivole et ne s'occupent nullement d'affaires.

Certes, il est sage de ne voir dans cette appréciation passablement légère qu'une boutade de voyageur; cependant, il y a là une apparence de vérité.

L'ancien Russe des villes, comme l'Asiatique citadin, vivait dehors, faisait ses affaires dans le bazar, le marché ou les lieux publics. Les femmes riches laissaient gérer leur maison par des intendants et la bourgeoise ou la marchande ne se montrait pas en public. Condamnée à une sorte de captivité, son unique occupation consistait à coudre, à filer ou à broder. Il lui était interdit de donner la mort à aucun animal et elle devait requérir l'assistance du premier venu pour couper le cou à une oie ou à une poule. Les parents fiançaient leurs enfants sans consulter leur goût et souvent le futur ne voyait sa femme que le jour de ses noces.

Polis et hospitaliers entre eux, les nobles ou riches négociants faisaient montre de leur supériorité devant les inférieurs, avec ces formes paternelles des aristocraties de l'Orient lorsqu'elles ne sont point établies sur l'esprit de caste.

Mais ces mœurs asiatiques se montraient dans tout leur formalisme lorsqu'il s'agissait de recevoir un ambassadeur étranger. Voici ce que dit Karamsin à ce sujet[82]:

«En approchant de la frontière, l'ambassadeur annonçait son arrivée aux gouverneurs des villes voisines. Alors il était accablé de questions; on lui demandait:—De quel pays il était; le nom de son souverain; s'il était d'une origine illustre; le rang, qu'il occupait; s'il était déjà venu en Russie; s'il parlait le russe; de combien de personnes sa suite était composée; comment elles s'appelaient.—Les réponses étaient sur-le-champ transmises au grand Prince et l'on envoyait à l'ambassadeur un dignitaire qui, l'ayant joint, ne le laissait point passer outre avant qu'il n'eût entendu, debout, le compliment destiné au grand Prince, avec tous ses titres plusieurs fois répétés. On déterminait le chemin que l'ambassadeur devait prendre ainsi que les lieux où il devait souper et passer la nuit. La marche était si lente, que parfois la troupe ne faisait que quinze ou vingt verstes par jour, en attendant une réponse de Moscou.

Il arrivait même que, par le froid le plus rigoureux, on s'arrêtait en plein champ où l'on ne trouvait pas les choses les plus nécessaires à la vie: aussi le commissaire russe supportait avec un flegme imperturbable les reproches que lui adressaient les étrangers à ce sujet. Enfin, le monarque dépêchait ses gentilshommes à l'ambassadeur qui, dès lors, voyageait beaucoup plus vite et était mieux traité.—La réception à Moscou était toujours pompeuse; on voyait paraître plusieurs officiers, richement vêtus, à la tête d'un détachement de cavalerie; ils prononçaient un discours, s'informaient de la santé de l'illustre étranger, etc., et le conduisaient au palais des ambassadeurs, situé sur le bord de la Moskva; c'était un vaste édifice distribué en plusieurs grands appartements entièrement vides.... Les commissaires chargés de servir ces étrangers consultaient sans cesse leur registre où était calculé et mesuré tout ce qu'il fallait donner aux ambassadeurs d'Allemagne, de Lithuanie et d'Asie; la quantité de viande, de miel, d'oignons, de poivre, de beurre et même de bois[83] destinée à leur usage.—Cependant, les officiers de la cour devaient s'informer tous les jours si ces ambassadeurs étaient contents de la manière dont on les traitait.

On attendait longtemps le jour fixé pour l'audience, parce qu'en cette occasion on aimait à faire de grands préparatifs. Les ambassadeurs demeuraient seuls, accablés d'ennui, ne pouvant communiquer avec personne. Pour leur entrée solennelle dans le Kremlin, le grand Prince leur donnait ordinairement des chevaux richement harnachés»[84].

Comme les Asiatiques, aussi, et malgré la simplicité des habitations à l'intérieur, les Moscovites aimaient la pompe, les vêtements somptueux, les harnais magnifiques. Les habits, les armes étaient d'une extrême richesse. A Moscou, les étrangers étaient accueillis avec faveur et trouvaient facilement à exercer leur talent, et pourvu qu'ils ne s'occupassent pas des affaires d'État et qu'ils montrassent un grand respect pour le Prince, ils jouissaient d'une entière liberté.

Fig. 57.

Fig. 57.

Mais il est bon de donner l'aspect de ces palais moscovites élevés en bois et datant du XVIe siècle. La figure 57 présente un échantillon de ces demeures des boyards, d'après des fragments recueillis de tous côtés; car, aujourd'hui, ces palais ont été remplacés par des constructions de brique ou de pierre qui ont perdu le caractère particulier à cet art moscovite, résumé de traditions locales et d'influence asiatique ou persane.

L'étage inférieur contenait les services; les cuisines au-dessus des caves. Le premier étage, auquel on arrivait du dehors par le grand degré extérieur, renfermait une grande salle, un oratoire et des chambres; puis l'étage supérieur, des logements pour les enfants et les familiers.

Le climat et les incendies ont détruit presque toutes ces habitations, dont on ne retrouve que des restes défigurés par de modernes restaurations.

Les combles de ces demeures étaient souvent recouverts de planches comme le sont encore la plupart des maisons de paysans slaves, et les plus riches employaient la tuile ou le métal (cuivre).

Des étoffes de laine fabriquées dans le pays même ou provenant de la Perse, ou des cuirs couvraient les murs et les meubles.

L'art russe était alors viable et pouvait se constituer définitivement sur tant de traditions accumulées par les siècles et que le peuple s'assimilait en faisant un choix entre toutes; mais un événement politique ou plutôt une modification dans l'organisation sociale de la Russie arrêta court ce développement d'un art national.

Le servage n'existait pas dans l'ancienne Russie. Il y avait des esclaves, prisonniers de guerre, débiteurs insolvables ou gens qui se vendaient pour vivre; mais le paysan était libre de se transporter ou bon lui semblait, lui et sa famille, de servir tel boyard ou tel autre; comme le boyard pouvait servir tel prince ou tel autre.

Ce droit de passage, ainsi qu'on l'appelait, pouvait s'exercer une fois par an, à la Saint-Georges; et alors, le boyard, pour empêcher le départ de ses paysans, n'avait d'autre moyen que de les tenir en état d'ivresse pendant le délai accordé au droit de passage (quinze jours). Toutefois, dans beaucoup de localités, les bras venaient à manquer, car les paysans cherchaient naturellement les terres les plus fertiles, les climats les meilleurs ou les conditions les plus douces.

Ayant conservé quelque chose des goûts nomades de leurs conquérants, il ne leur en coûtait pas de quitter une cabane qu'ils auraient bientôt élevée ailleurs.

«L'homme, ainsi que le dit M. Anatole Leroy de Beaulieu[85], se dérobait au fisc comme aux propriétaires. C'était l'âge où l'empire moscovite, récemment agrandi aux dépens des Tatars, offrait aux cultivateurs des ingrates régions du Nord les terres plus fertiles du Sud; l'âge, où pour se soustraire à l'impôt et mener la libre vie de Cosaques, les hommes aventureux fuyaient vers le Volga et le Don, vers la Kama et la Sibérie.

Pour assurer au pays ses ressources financières et militaires, le plus simple moyen était de fixer l'homme au sol, le paysan au champ qu'il cultivait, le bourgeois à la ville qu'il habitait. C'est ce que firent Godounof et les Tsars du XVIIe siècle. Depuis lors jusqu'au règne d'Alexandre II, le moujik est demeuré fixé à la terre, affermé, consolidé; prikréplennyi, car tel est le sens du terme russe que nous traduisons assez improprement par le mot de serf.

Le servage russe ne fut pas autre chose et n'eut pas d'autre origine; il sortit des conditions économiques, des conditions physiques même de la Moscovie, considérablement agrandie par les derniers souverains de la maison de Rurick et menacée de voir sa mince population s'écouler et se perdre dans ces vastes plaines comme des ruisseaux au sein du désert...»

Et, pendant que le paysan, l'artisan, le bourgeois même, ne pouvaient quitter la terre sur laquelle ils étaient nés, le boyard, à l'instigation du souverain, se rapprochait chaque jour de la civilisation occidentale, lui empruntait son industrie, ses connaissances, ses arts, faisait venir sur la terre russe des industriels, des savants, des artistes étrangers: allemands, italiens, français, lesquels, bien entendu, apportaient avec eux leurs goûts, leurs méthodes, leurs préjugés.

Ce fut une véritable invasion rurale et industrielle appuyée sur la haute classe, et contre laquelle le peuple russe, fixé sur le sol, ne pouvait réagir.

L'art russe fut ainsi étouffé au moment même où le pays, après des luttes incessantes et après une longue domination étrangère, commençait à se constituer sur des bases inébranlables. Mais, de même que le moujik conservait le souvenir amer de son ancienne liberté relative, il demeurait en dehors de cette civilisation importée, maintenait soigneusement ses traditions, le respect de ses anciens monuments religieux, de ses anciennes coutumes et continuait à bâtir ses maisons comme ses ancêtres les avaient bâties. La réinstallation, pourrait-on dire, de l'art russe en Russie, non-seulement ne rencontrerait pas les obstacles auxquels une entreprise de cette nature se heurterait dans d'autres pays, mais serait accueillie avec faveur par l'immense majorité de la nation et deviendrait le corollaire de l'émancipation des serfs.

La Russie possède un arsenal d'art d'une extrême richesse; pendant plus de deux siècles elle l'a tenu fermé. Il lui suffit aujourd'hui de le rouvrir et d'y puiser à pleines mains.

Plus heureuse que nous sous ce rapport, elle n'aura pas à lutter longtemps dans son propre sein pour reprendre ce qui lui appartient et s'en servir; car, dans cette œuvre de véritable renaissance, elle aura pour elle l'opinion de l'immense majorité des Russes qui n'a pu être entamée par une longue direction étrangère à son génie et qui n'attendait qu'une occasion de se manifester. Mais on ne saurait cependant le dissimuler, pour que l'art russe puisse renouer le fil brisé au XVIIe siècle; pour qu'il puisse, sans longs tâtonnements, en saisir les éléments principaux et les utiliser, il est nécessaire de choisir avec l'esprit critique moderne et de ne pas prendre au hasard.

Nous avons essayé de montrer les origines diverses de cet art, ses transformations, la persistance de certaines théories; il faut dégager les conditions de sa vitalité.

En effet, un art n'est jamais le produit du hasard, la conséquence d'un choix capricieux entre des éléments divers, mais bien, le résultat logique de certaines conditions, les unes purement physiques, les autres morales.

Parmi les conditions physiques, en première ligne il faut placer le climat, les matériaux et la nature des besoins, s'il s'agit de l'architecture; et parmi les conditions morales, les traditions de la main d'œuvre, les sentiments religieux, les usages civils et militaires, les goûts propres aux races.

D'ailleurs, les peuples dont nous connaissons l'histoire n'ont pas inventé un art tout d'une pièce, mais n'ont fait que se servir d'éléments mis à leur disposition pur des civilisations antérieures, pour les approprier à leurs besoins et à leur génie. Parfois la transformation est si complète qu'on a grand'peine à démêler ses origines; parfois aussi les retrouve-t-on facilement. C'est le cas de l'art russe. Les origines de cet art sont aisément découvertes, grâce à la lenteur avec laquelle le peuple russe s'est avancé dans les voies de la civilisation et à son peu de penchant pour les changements brusques.

Parmi les diverses origines de l'art russe, l'art byzantin tient certainement la place principale; mais dès une époque déjà reculée, on entrevoit d'autres éléments qui appartiennent à l'Asie, principalement dans l'ornementation. Ces éléments asiatiques prennent plus d'importance lorsque Constantinople n'est plus le siège de l'empire d'Orient et lorsque les Mongols dominent sur la Russie, sans cependant se substituer au principe de la structure byzantine dans l'architecture et à l'hiératisme dans la peinture religieuse.

Sans parler des éléments secondaires qui apparaissent dans la formation de l'art russe, les deux origines que nous venons d'indiquer, l'une purement byzantine et l'autre asiatique, dominent dans des proportions différentes, il est vrai, mais constituent le fond de cet art russe. Ces proportions peuvent être modifiées et l'ont été souvent, sans détruire l'unité, par la raison que nous avons déjà donnée, savoir: que l'art byzantin lui-même est un composé dans lequel l'élément asiatique entre pour une forte part. Un tableau expliquera mieux qu'un texte la valeur de ces divers éléments.

Russes— -Scythes— -Asiatique, Aryen  
-Grec  
  -Grec Hellénique—— -Asiatique iranien
-Byzantin— -Pélasgique
-Ionien thyrrénien, Sémitique.
   
-Romain————— -Etrusque
-Grec
-Asiatique iranien
   
-Asiatique———— -Hindou Aryen
-Persique iranien
  -Sémitique
     
-Mongols— -Asiatique Aryen—— -Inde
-Asiatique jaune—— -Mongolie, Chine

On le voit, l'art russe, soit qu'il dérive de traditions locales scythiques, soit qu'il emprunte à Byzance, soit qu'il reçoive une influence de la domination tatare, va toujours puiser aux mêmes sources asiatiques et, quelle que soit la proportion des différents apports, l'unité ne saurait être rompue. L'Orient lui fournit les neuf dixièmes de ses éléments au moins, et les quelques traditions occidentales et sémitiques qu'il trouve à Byzance ne sont pas assez puissantes pour détruire cette unité. D'ailleurs, l'art russe les néglige, et, de l'art byzantin, ce qu'il prend de préférence, c'est le caractère oriental.


Est-ce à dire que le peuple russe appartienne exclusivement à l'Asie telle que les siècles nous l'ont laissée?

Non, certes.

Les Russes ne sont ni des Hindous, ni des Mongols, ni des Jaunes, ni des Sémites, ni des Iraniens, tels que ceux qui peuplent aujourd'hui la Perse, et si parmi eux on rencontre des traces de ces races diverses, et notamment des Finnois et des Tatars, l'immense majorité de la nation, occupant la Russie d'Europe, est slave, c'est-à-dire aryenne; mais le contact constant de cette population avec l'Orient, son berceau, a permis à son génie de se développer en dehors des influences occidentales jusqu'au XVIIe siècle.

Les tentatives faites depuis lors pour le plier aux expressions de cet art occidental, et notamment pour lui faire adopter les arts latins, n'ont produit qu'un avortement et n'ont abouti qu'à une mystification trop prolongée.

C'est en se pénétrant de ses origines, en puisant dans son propre fonds, que l'art russe retrouvera la voie qu'il a perdue. Le moment est singulièrement opportun, car l'opinion, en Russie, se prononce chaque jour avec plus d'énergie en faveur de l'autonomie, et l'émancipation des serfs est un pas immense vers l'établissement d'une nationalité russe indépendante des influences étrangères, vivant de sa propre vie, possédant son génie propre.

La littérature russe, depuis un certain nombre d'années, a, non sans éclat, pris les devants; les arts plastiques suivront ce mouvement national.

Ils sauront retrouver ces traditions soigneusement conservées dans l'âme du peuple et luire d'un éclat tout nouveau entre l'Europe occidentale, qui tâtonne dans la voie des arts, et l'Orient qui s'affaisse.


CHAPITRE IV

L'AVENIR DE L'ART RUSSE


L'ARCHITECTURE

Le climat du centre de la Russie est excessif: très-chaud en été, très-froid en hiver, il exige donc des précautions particulières lorsqu'il s'agit d'élever des édifices publics ou des habitations, et les formes adoptées dans l'architecture de nos climats tempérés de l'Occident ne sauraient convenir dans des contrées où il est aussi nécessaire de se garantir contre l'excessive chaleur que contre l'intensité du froid et la longueur des hivers.

Les maçonneries doivent être épaisses, voûtées et parfaitement recouvertes par des combles qui mettent leurs parements à l'abri de l'humidité et de la gelée aussi bien que de la chaleur. La tuile ou le métal peuvent seuls composer ces couvertures d'une manière efficace, et ces matières se prêtent à la décoration.

Sous un ciel souvent sombre, les couronnements des édifices doivent présenter des silhouettes très-découpées, et leurs surfaces externes, des oppositions très-vives d'ombres et de couleurs, afin d'obtenir de grands effets pendant les longs et beaux jours d'été.

Les architectes russes anciens ont tenu compte de ces deux conditions. Non-seulement ils aimaient ces silhouettes hardiment détachées sur le ciel mais ils savaient leur donner une allure aussi gracieuse que pittoresque. Sous ces couronnements, de grands murs percés de rares fenêtres, mais bien abrités, et dans lesquels la peinture trouvait des places habilement ménagées; puis souvent, des portiques bas, larges, trapus, préservaient efficacement les personnes qui circulaient autour de l'édifice.

Tout cela ne rappelle en rien l'architecture classique occidentale, mais était parfaitement approprié aux besoins et au climat de la Russie. Les matériaux le plus habituellement employés, la brique, se prêtaient à cette architecture concrète composée de masses, et dans laquelle les détails ne prennent qu'une minime importance.

A l'instar des Orientaux, lorsque les édifices sont voûtés, les couvertures métalliques ou de tuiles reposent directement sur les voûtes, disposées de telle sorte que les eaux s'écoulent entre les reins.

Le programme touchant la structure est aussi simple que rationnel, car ces voûtes pénétrant les murs se tracent à l'extérieur et forment l'abri des parements.

Les combinaisons de voûtes en briques ou tuf peuvent constituer un système alvéolaire facile à construire, très-solide et exerçant peu de poussée. Les arcs chevauchés, encorbellés à l'intérieur, produisent un grand effet sans imposer des difficultés sérieuses de main-d'œuvre.

Ce système de voûte permet de porter des couronnements élevés, ainsi que le démontre la figure 42, et d'obtenir des combinaisons hardies que les Byzantins n'ont fait qu'entrevoir, mais que les connaissances modernes permettent de développer à l'infini, tout en restant fidèle au principe.

L'architecture russe, au point qu'elle avait atteint au XVIIe siècle, est un excellent instrument en ce que la largeur des principes ne saurait entraver la liberté de l'artiste, et que tout en demeurant fidèle à ces principes on peut concevoir les combinaisons les plus hardies.

Déjà l'architecture byzantine ouvrait aux artistes un champ plus vaste que ne le faisait l'architecture romaine; mais cet art, après ses premiers efforts, semblait s'être confiné dans un formalisme étroit. Dès le XVIe siècle, les artistes russes reprennent cet art abandonné et lui ouvrent une carrière nouvelle. Ils sont arrêtés au XVIIe siècle. C'est au XIXe siècle à reprendre l'œuvre interrompue.

Mais, pour mener cette tâche à bonne fin, on doit se pénétrer de l'esprit qui dirigeait ces artistes pendant le cours des XVIe et XVIIe siècles, et oublier cet enseignement prétendu classique qui, non-seulement en Russie, mais sur tout le continent européen, a fait dévier l'art de sa marche logique, conforme au génie des races et des nationalités.

Essayons donc de montrer les méthodes propres à assurer de nouveau cette marche.

Prenons d'abord les voûtes, qui sont, dans l'architecture byzantine aussi bien que dans l'architecture française du moyen âge, les premiers éléments constitutifs de l'édifice. Et, en effet, la voûte abrite les surfaces à occuper, c'est donc à elle à imposer les piliers, les supports, les points d'appui.

Une surface étant à couvrir, par quelle combinaison la peut-on couvrir?

Cela posé, il s'agit de chercher un système de voûte, puis les moyens de soutenir celle-ci à la hauteur voulue. Rien n'est plus conforme à la logique que cette manière de procéder employée par les architectes byzantins et par ceux de la France du moyen âge avec une grande liberté dans l'application, sans que cependant les deux systèmes soient identiques dans les moyens d'exécution ou dans la pratique.

Évidemment, quand on considère les constructions moscovites, les architectes russes ont cherché à développer le système de voûtage appliqué par les byzantins; et s'ils ont été arrêtés dans leurs tentatives par le faux goût classique occidental, au XVIIe siècle, rien ne les empêcherait de reprendre aujourd'hui les applications de ce système, en profitant des perfectionnements que les procédés de structure et la nature des éléments dont on dispose aujourd'hui permettent d'apporter à ce genre de construction.

Ce qui distingue la voûte byzantine de la voûte romaine occidentale, c'est une extrême liberté dans l'emploi des moyens et une facilité d'exécution,—ainsi que nous l'avons démontré dans le chapitre Ier, figures 2 et suivantes—facilité d'exécution donnée par la longue pratique acquise par les Orientaux dans ce genre de structure. Mais au XVIe siècle les Russes n'étaient pas sans avoir quelques notions de la voûte gothique inventée en France à la fin du XIIe siècle et dont le principe s'était répandu sur toute la surface de l'Europe dès la fin du XIIIe siècle.

Si l'emploi des arcs-cintres permanents permettait d'étendre encore le champ des applications de la voûte byzantine, cet emploi présenterait, à plus forte raison aujourd'hui, des ressources nombreuses et dont les constructeurs tireraient grand profit.

Il suffira de fournir quelques exemples pour démontrer les avantages qu'offrirait la reprise des moyens tentés pendant les XVe et XVIe siècles, en Russie.

Soit (pl. XXII) une salle, dont en A, nous donnons le plan, à l'une de ses extrémités.

Fig.

Salle vaste, dont le dans-œuvre, entre les colonnes, présente une ouverture de 23 mètres. Il s'agit de la voûter et de l'éclairer largement, suivant le système de structure russe. Sur les colonnes, supposées, dans le cas présent, de métal, et sur les contre-forts formant niches intérieures, à rez-de-chaussée on élèvera les berceaux qui, pénétrant la clôture, au premier étage, suivant la méthode byzantine, composeront la puissante buttée destinée à maintenir le voûtage. Des clefs de tête de ces berceaux partiront les arcs-doubleaux plein-cintre qui formeront l'ossature de la grande voûte.

D'une clef à l'autre, seront bandées les archivoltes des baies demi-circulaires supérieures, destinées à éclairer largement cette voûte.

D'un arc-doubleau à l'autre, cinq arcs-pannes: un à la clef suivant l'axe et deux de chaque côté sur les reins, permettront de fermer les intervalles entre les arcs-doubleaux, par des berceaux annulaires dont nous décrirons la structure tout à l'heure.

Fig. 58.

Fig. 58.

 

Fig. 59.

Fig. 59.

Le plan A indique comment les arcs sont disposés à l'extrémité de la salle, afin de donner des croupes intérieurement et extérieurement.

En B, nous donnons la coupe de cette salle sur ab et en C sur de.

Grâce à ce système de chevauchement des arcs (système entièrement russe), la construction présente un ensemble cellulaire très-bien contrebutté en tout sens et qui permet l'établissement facile des couvertures métalliques et de l'écoulement des eaux pluviales, ainsi que le démontre la figure 58 présentant la projection horizontale de ces couvertures.

Fig. 60.

Fig. 60.

Une construction de ce genre se prête parfaitement à l'emploi de la brique ou de très-petits matériaux, avec enduits peints à l'intérieur.

La figure 59 permet d'apprécier ce système de structure et les moyens décoratifs qui ne contrarient en rien cette structure, conformément à la donnée byzantine, ainsi que l'aspect intérieur de ce vaisseau.

Les remplissages annulaires entre les arcs-doubleaux faits de brique ou de tuf peuvent être fermés sans cintres, car les briques peuvent être posées suivant une faible inclinaison. Soit, figure 60, un des compartiments de cette voûte en projection horizontale, AB et CD étant des portions d'arcs-doubleaux, et AC, BD, les arcs-pannes, traçant la voûte annulaire; puis F, la coupe sur IE. Les rangs de brique seront posés ainsi que l'indiquent les lignes courbes diagonales en projection horizontale, et, si nous faisons une section sur AE (voyez en G), ces rangs de brique n'ayant qu'une très-faible inclinaison pourront être posés sans cintres, et leur poussée sera nulle. Les saillies d'intrados formées par les arêtes de ces briques gripperont l'enduit.

Il parait inutile d'insister sur les avantages de cette structure de voûtes qui dérive des éléments byzantins et orientaux mahométans et qui se prête si bien à la décoration.

Quant à l'aspect extérieur de cette salle, la figure 61, qui donne l'élévation d'un angle, permettra de s'en faire une idée.

Cet exemple montre quelles ressources possède cet art russe quant à ce qui touche proprement à la structure des voûtes.

Mais on a vu déjà comment les architectes russes ont su tirer parti de la coupole dans leurs églises. Il est bon d'insister sur les systèmes de constructions appliqués ou pouvant être appliqués conformément à la donnée admise.

Fig. 61.

Fig. 61.

Soit (pl. XXIII), en A, la projection horizontale d'une moitié de coupole portée sur quatre arcs-doubleaux. Au-dessus des reins de ces arcs-doubleaux, dans les angles, des trompillons B seront établis, sur lesquels d'autres arcs-doubleaux de plus faible diamètre seront bandés; puis encore des trompillons d'angle C recevant quatre arcs-doubleaux plus petits. Ainsi le carré sera réduit de EF en GH (voyez la coupe). Dans ce dernier carré sera inscrit un octogone, puis dans celui-ci un deuxième octogone contrarié; puis un troisième, également contrarié, lequel recevra la tour circulaire ou lanterne supérieure.

Fig. 62.

Fig. 62.

 

Fig.

COUPOLE AVEC ENCORBELLEMENT ET TOURS

Cette structure apparaîtra franchement à l'extérieur et com-posera la décoration, ainsi que le montre la planche XXIV, AB traçant la coupe de la voûte de la nef.

Si l'on admet que cet extérieur soit revêtu en partie de briques ou de faïences émaillées, et que l'intérieur soit décoré de peintures, que le comble de la tourelle soit doré, on peut imaginer l'effet de cette construction, du dehors et du dedans.

Mais ce système d'arcs chevauchés permet des applications diverses et se prête à couvrir de larges espaces.

Soit, par exemple, figure 62, le plan d'une coupole à élever sur quatre piles ABCD. On tracera d'abord les quatre grands arcs-doubleaux AB, BD, CD, AC, que nous supposons avoir 13 mètres de diamètre. On inscrira dans le carré un octogone abcde, etc., et des arcs seront bandés de c en a, de c en e, brisés à la clef en b et d conformément au tracé de l'octogone, puis pour buter ces brisures, des portions d'arcs seront également bandées de A en b, de B en d, etc. Les points b et d seront ainsi parfaitement fixes. Dans cet octogone, on tracera les arcs fg, gh, hi, etc., puis les arcs chevauchés kl, lm, mn, no, etc., sur lesquels pourra être fermée la coupole.

Pour bien faire comprendre cette structure, nous en donnons la vue perspective intérieure, planche XXV.

Il est évident que ces combinaisons d'arcs se prêtent singulièrement à la décoration en donnant des jeux d'ombres et de lumière d'un grand effet; les surfaces verticales recevant le jour d'en haut et les arcs projetant des ombres assez fermes pour faire ressortir l'éclat des parties éclairées.

Chacun a pu constater combien les pendentifs supportant les coupoles, depuis la construction de l'église de Sainte-Sophie de Constantinople, sont d'un aspect lourd, mou, et comme la lumière se répand mal sur leurs surfaces gauches.

S'ils paraissent lourds, aussi le sont-ils en effet. On ne peut faire le même reproche à la structure dont nous donnons ici un spécimen. Les forces et les pesanteurs sont parfaitement équilibrées, les poussées aussi réduites que possible.

Les architectes russes, en chevauchant les arcs, avaient donc appliqué un des principes de la structure des voûtes byzantines et ouvert un champ étendu aux combinaisons des constructeurs.

Le système d'arcs chevauchés est très-soutenable en théorie, les branches d'arcs étant et devant être considérées comme des lignes de transmission des pesanteurs. Car, en supposant un plan vertical de constructions élevé conformément au tracé, figure 63, il est clair que toutes les pressions passent par les lignes AB, CD, EF, GH, et se résolvent aux points BFHD, suivant un équilibre parfait.

Fig. 63.

Fig. 63.

Les Romains avaient déjà adopté ce système dans quelques-unes de leurs constructions et notamment au Panthéon de Rome; les Byzantins le développèrent et plus encore les Russes dans leurs édifices des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Rien n'empêche qu'on ne continue à en tirer tout le parti possible.

Pour les coupoles, par exemple, en combinant les encorbellements avec les arcs chevauchés, on peut obtenir des jours dans les tympans de ces arcs, lesquels seraient d'un effet saisissant.

Fig.

 

Fig.

 

Fig. 64.

Fig. 64.

Soit, figure 64, en A, le plan du quart d'une coupole posée sur quatre arcs-doubleaux. On obtiendra d'abord un octogone au moyen de quatre arcs en gousset; puis, suivant la méthode indiquée précédemment, on chevauchera un deuxième octogone au moyen d'arcs, sur le premier; puis un troisième également chevauché. Mais, pour éviter les angles rentrants dans les tympans des arcs, sur l'extrados de ceux-ci,—on procédera par encorbellement, de telle sorte que ces tympans, sous les cintres, soient parallèles aux faces des arcs. Dès lors, il sera possible d'ouvrir des jours dans ces tympans, ainsi que le fait voir la perspective intérieure, figure 65.

Fig. 65.

Fig. 65.

La coupe B (fig. 64), faite sur ab, indique la construction, et la moitié de l'élévation géométrale C montre comme ces arcs se manifestent à l'extérieur et forment la décoration naturelle du soubassement de la tour cylindrique, percée elle-même de baies et fermée par une calotte hémisphérique.

Nous n'avons pas là prétention de montrer toutes les ressources que l'on peut tirer de ce système de voûtage des coupoles, car elles se présentent à l'infini; nous avons voulu seulement démontrer comment, ce système admis, les constructeurs ont entre les mains un procédé ingénieux, simple, léger,—car tout cela peut s'élever sans cintrages, mais avec quelques planches coupées à la demande des courbes,—qui laisse une grande liberté de combinaisons et qui permet l'emploi de matériaux ordinaires, brique ou tuf; car ces structures sont habituellement enduites à l'intérieur comme à l'extérieur; peintes ou revêtues de faïences émaillées, à l'instar des édifices de la Perse.

Avant de quitter ce sujet, il est utile, pensons-nous, de donner encore un exemple de voûte de coupole suivant un parti conforme aux données byzantines, mais avec une application d'arcs croisés.

Soit en A, figure 66, le plan de la moitié d'une coupole inscrite dans un carré. Nous traçons quatre arcs plein-cintre ab, cd, ef, etc. Ces quatre arcs se croisent en g et h. Dans le carrée ghbd, nous poserons les arcs goussets ik, qui nous permettront d'élever une lanterne octogone.

En B est tracée la coupe de cette construction sur mn et en C l'élévation extérieure.

Ce système nous a permis d'ouvrir les jours oop dans les tympans, lesquels éclairent parfaitement les berceaux rampants q et l'intrados des berceaux formant goussets, de telle sorte que les triangles s demeurent relativement sombres, ce qui ajoute à l'effet de ce voûtage.

Fig. 66.

Fig. 66.

Seuls les quatre arcs croisés exigent des cintres, les remplissages pouvant être fermés suivant la méthode byzantine précédemment indiquée. On admettra que cet intérieur se prête parfaitement à la peinture, et il ne faut pas oublier que l'architecture russe au moment de sa splendeur, comme toutes les architectures qui comptent dans l'histoire des arts, a toujours appelé la peinture à son aide, aussi bien à l'extérieur des édifices qu'à l'intérieur, non point par l'apport parcimonieux de quelques marbres colorés ou de quelques touches brillantes, mais en adoptant de grands partis, francs, en trouvant pour cette peinture de larges places convenablement disposées, et en accusant hardiment des contrastes entre les parties peintes et des surfaces unies.

C'est en cela encore que la bonne architecture russe se rapproche des arts de l'Orient; elle fixe l'attention sur un point, sait faire des sacrifices pour obtenir un effet saisissant, et ne porte pas indifféremment partout une ornementation banale. Nous disons la bonne architecture russe; car cet excès d'ornementation, de détails, de membres inutiles, se manifeste précisément au moment où cette architecture s'avise de vouloir imiter l'Italie et l'Allemagne.

Alors, les pilastres, les corniches, les ornements de toutes sortes viennent se plaquer les uns contre les autres ou les uns sur les autres, sans trop de raison et détruisent cette unité qui charme dans les monuments dépourvus de ces superfétations.

C'est sur cette qualité d'unité que nous allons maintenant insister, en démontrant d'abord qu'elle est liée au système de structure adopté et qu'elle n'est obtenue que si la décoration n'est en réalité que l'expression de cette structure.

On sait avec quelle large entente des effets l'architecture dite arabe, aussi bien que l'architecture de la Perse, avaient su répartir l'ornementation à l'intérieur comme à l'extérieur des édifices. Celle-ci s'attachait à quelques parties de remplissage en laissant reposer les yeux sur de grandes surfaces lisses et solides. Cette qualité est intimement liée au système de structure. Elle laisse voir l'ossature spéciale, ne dérange en rien ses grandes lignes qui conservent toute leur pureté. Et, à ce propos, que l'on nous permette une courte digression.

Quand les Grecs ont inauguré l'admirable système d'architecture dont nous connaissons les débris, ils ont admis comme principes la plate-bande et le support vertical, c'est-à-dire l'entablement et la colonne. C'est cette ossature à laquelle ils ont prétendu donner une élégance et une beauté de formes incomparables, sans toutefois que cette décoration nuisit en rien à la qualité de support et de membres supportés. Au contraire, le galbe des colonnes dorique et ionique, le profil des entablements de ces ordres accusent nettement les fonctions de ces parties essentielles de l'architecture.

Mais les Grecs de la haute antiquité ne firent pas de voûtes, non certainement par ignorance, mais parce qu'ils ne trouvèrent pas l'emploi de ce mode de structure, ou qu'ils le dédaignèrent comme œuvre de Barbares.

En effet, les Assyriens, Mèdes et Perses, faisaient des voûtes et les maintenaient au moyen de massifs épais composés habituellement de briques crues avec revêtements d'enduits, de terres entaillées et de plaques de pierre. Les Grecs ne voulurent pas s'assujettir à ce travail d'empilage de matériaux grossiers qui ne représentait pas, pour eux, une œuvre d'art. D'ailleurs, ils ne disposaient pas des moyens puissants, des bras employés par les monarques asiatiques, et s'en tinrent au principe de la plate-bande ou du plafond reposant sur des supports verticaux.

Cependant les Romains avaient, dès l'époque de la république, adopté la voûte; et, avec plus d'amour de la richesse que de goût, sous l'empire, ils appliquèrent à cette structure les ordonnances grecques. Ce vêtement grec ne s'accordait guère avec le mode de structure voûtée; mais les Romains prenaient volontiers de toutes parts et s'inquiétaient médiocrement de savoir si les arts divers qu'ils mettaient ainsi en contact s'accordaient entre eux.

Lorsque l'empire fut transporté à Byzance, les artistes grecs reprirent ce mélange et firent dériver les formes apparentes de l'architecture de la voûte. Ils abandonnèrent ces ordres et ces entablements qui n'avaient plus que faire avec le mode de structure adopté, et accusèrent les points d'appui des voûtes en se gardant de leur enlever leur puissance apparente par des décorations parasites. L'ornementation fut reléguée dans les remplissages, dans les tympans, sur les couronnements. Ce système était déjà, du reste, admis en Orient et notamment dans les édifices voûtés de la Mésopotamie. Il fut suivi dans la Perse et se manifesta dans les anciens édifices arabes du Caire.

Il était naturel que l'art russe s'y conformât, et ainsi fit-il jusqu'au moment où l'engouement pour les arts italiens de la décadence détourna les architectes russes des principes inhérents à la structure voûtée, suivant le mode byzantin, pour leur faire adopter ces ordonnances de placages prétendus classiques et d'un goût douteux.

Il est donc essentiel de poser les limites dans lesquelles la décoration architectonique des édifices voûtés, suivant le mode russe, peut se développer sans nuire au caractère propre à la structure adoptée.

Nous avons vu que l'un des caractères de cette structure voûtée est de faire apparaître, à l'extérieur, les traces des voûtages intérieurs.

Les monuments russes présentent des exemples nombreux de ce système rationnel, solide, et qui se prête à la bonne disposition des couvertures métalliques posées sur l'extrados même de ces voûtes.

Ainsi l'édifice voûté s'accuse, à l'extérieur, par des travées, et sous les voûtes, la construction, suivant le mode byzantin, n'est plus qu'une clôture qui n'a rien à porter, qui peut être percée de baies et recevoir telle décoration que l'on veut y mettre, d'autant que cette décoration peut être abritée par la saillie des archivoltes traçant à l'extérieur les voûtes intérieures.

La planche VI explique comment les architectes russes du XIIe siècle surent se conformer à cette donnée.

La cathédrale de l'Assomption, à Moscou (Kremlin), qui date du XIVe siècle, nous montre une disposition décorative d'un grand effet. Sous les archivoltes extérieures qui tracent les voûtes, dans les tympans, sont disposées de grandes peintures au-dessus de l'abside et des absidioles. Pour mieux abriter ces peintures, les couvertures semi-circulaires forment une saillie très-prononcée, et sont portées par une combinaison de charpenterie.

Il est bon d'indiquer le parti que l'on peut tirer de cette conception.

Soit, figure 67, une travée d'angle d'un édifice voûté conformément au mode admis dans la construction des églises russes. En A le plan de cette travée, et en B l'élévation géométrale. En examinant le plan, on observera que les piles portant les arcs sont évidées en c, suivant une disposition fréquemment admise dans les édifices de l'Arménie. Et, en effet, la buttée des arcs D est largement maintenue par les deux saillies E.

Nous allons voir maintenant de quelle utilité peuvent être ces évidements.

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