L'Assassinat de la Duchesse de Praslin
The Project Gutenberg eBook of L'Assassinat de la Duchesse de Praslin
Title: L'Assassinat de la Duchesse de Praslin
Author: Albert Savine
Other: duc Étienne-Denis Pasquier
Release date: March 19, 2014 [eBook #45176]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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L'Assassinat
de la Duchesse de Praslin
Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous pays.
Published 30 juillet 1908
Privilege of copyright in the United
States reserved under the Act approved
March 3 1905 by Louis-Michaud, Paris.
COLLECTION HISTORIQUE ILLUSTRÉE
Albert SAVINE
L'Assassinat
de la
Duchesse de Praslin
D'après les Documents d'Archives et les Mémoires.
Illustrations documentaires
LOUIS-MICHAUD
ÉDITEUR
168, Boulevard Saint-Germain, 168
PARIS
PRÉFACE
L'assassinat de la duchesse de Praslin fut l'un des plus épouvantables scandales qui, en 1847, ébranlèrent le trône de la Monarchie de Juillet.
Depuis, l'imagination populaire a brodé toute sorte de légendes autour de ce drame, qui, demeurant inexpliqué, favorisait l'éclosion de cent hypothèses.
Le premier, l'auteur de ce livre a eu la redoutable fortune d'étudier le dossier de cette procédure, et c'est à la lumière des correspondances saisies qu'il a pu entrevoir les mystérieux secrets que les juges de 1847 avaient soigneusement voilés à tous les regards.
C'est un triste et déplorable drame de famille. C'est une lamentable histoire que celle de Théobald de Praslin et de Fanny Sébastiani. Que de fois, écœuré, envahi par un cauchemar, l'auteur de ce livre, après lecture d'une des pièces volontairement négligées par les pairs de 1847, s'est arrêté dans sa tâche, refusant d'en croire ses yeux et en appelant contre la logique de la raison «à toutes les mères!» Mais aussitôt, un nouveau document venait confirmer et consolider les affirmations du premier.
Quel carnage des opinions préconçues, legs de nos pères! La légende de «l'ange de vertu», qu'aurait été Mme de Praslin, a vécu; il ne reste plus qu'une horrible, qu'une monstrueuse détraquée. La légende des amours du duc et de «l'ambitieuse» institutrice, se réduit à l'idylle platonique d'une pauvre fille isolée, sans affection dans la vie, et d'un dégoûté de la femme, en qui ne vivait plus que le sentiment paternel.
On ne pourra plus parler du boucher aux trente blessures. L'horrible et douloureux justicier paraîtra ce qu'il fut en réalité, un père atrocement malheureux, un faible qui, mal armé pour la lutte, fut très inférieur aux infortunes qui l'accablèrent.
Comme dans tous les volumes de cette collection, des reproductions de quelques documents du procès, des portraits, des estampes, des témoignages graphiques de tout genre, forment l'illustration documentaire, et comme une sorte de commentaire de cette étude.
L'Assassinat
de la Duchesse de Praslin
I
Un grand Mariage en 1824.
Vendu par Mme Fouquet à la mort de son fils, le château de Vaux vit renaître, après 1705, ses jours de splendeurs sous son nouveau propriétaire, le maréchal de Villars. La maréchale y reçut noble et élégante compagnie et, après la mort du vainqueur de Denain, sous sa belle-fille choyée par la reine Marie Leczinska, parfois, sur le perron grandiose, quand les nuits étaient claires, Voltaire, qui se piquait de science, fit à de belles dames un cours d'astronomie. Puis, Vaux fut encore une fois négligé, ses nobles salles désertées et démeublées, ses parterres délaissés, abandonnés. Un paysan de Maincy avait-il besoin de pierres de taille, on lui laissait enlever celles des vasques et des bassins que rendait inutiles la destruction des canalisations.
Dans cette détresse de parc en ruines, Vaux retrouva un créateur. En 1764, la terre fut cédée à Gabriel, duc de Choiseul-Praslin, alors ministre de la marine, à côté de son cousin le grand Choiseul. Ce fut une possession d'un caractère intelligent et réparateur. Gabriel de Choiseul habita parfois Vaux,—Vaux-Praslin, comme on l'appela dès lors—et quand la Dubarry fit congédier l'exilé de Chanteloup, la cour d'honneur du château vit aussi défiler ces nombreux carrosses dont la présence était un geste d'opposition contre les caprices de la favorite. Pour accueillir dignement tant de nobles visiteurs, Gabriel de Choiseul fit tendre dans le salon d'admirables tapisseries de Boucher: La Jeunesse de Bacchus, le Char du Soleil, les Cyclopes. Son œuvre de reconstitution fut continuée par Regnault de Praslin, maréchal de camp, député à l'Assemblée Nationale par la noblesse de l'Anjou, l'un des premiers à se réunir au Tiers. Regnault mourut au début de la Révolution le 5 décembre 1791. Ce fut avec son fils, Antoine-César-Gabriel, que le château de Vaux connut les jours mauvais de la Terreur. Député suppléant à la Constituante, maréchal de camp sous le régime constitutionnel, il n'avait pas émigré. Il fut donc incarcéré dans les cachots révolutionnaires, et, quand Bonaparte rétablit l'ordre, il devint en l'an VIII un de ses premiers sénateurs. Charles-Raynald-Laure-Félix, qui porta le titre de duc de Praslin, se trouvait donc tout naturellement enrégimenté dans le personnel de la Cour impériale. Chambellan de Napoléon, il fut pair de France à la première Restauration, mais, ayant adhéré aux Cent-Jours, il tomba en disgrâce et ne fut de nouveau appelé à la pairie qu'en 1819. Il avait épousé Charlotte-Laure-Olympe le Tonnelier de Breteuil, fille du comte de Breteuil, l'ancien confident de Marie-Antoinette, rallié lui aussi sur ses vieux jours au gouvernement impérial. Sa femme, d'un caractère autoritaire, lui laissait, disait-on, toute liberté et toute indépendance à condition d'être maîtresse absolue à Vaux-Praslin et dans leur maison de Paris et de diriger à son gré l'éducation de leurs enfants. Il avait pour elle, bien qu'ils se détestassent [1], tous les égards, et même les soins les plus attentifs, quand elle devint aveugle. Mais le château, qui avait beaucoup souffert pendant la tourmente révolutionnaire, demeura au second plan dans ses préoccupations. Il n'eut pas moins de six enfants. L'aîné, Charles-Laure-Hughes-Théobald, était né le 29 juin 1805, bientôt suivi par Edgar (28 octobre 1806), Césarine (29 octobre 1807) qui devait être marquise d'Harcourt, Régine qui épousa Edgar de Sabran-Pontevès, neveu d'Elzéar de Sabran, pair et duc en 1825, Laure mariée au marquis de Calvière, Marguerite qui épousa Louis-Hector de Galard de Béarn, comte de Brassac.
Marie-François-Henri de Franquetot, duc de Coigny.
Dessin de Maurin, d'après Rouget.
Lith. de Villain.
(Bibliothèque Nationale, Estampes.)
En 1823, Théobald, alors âgé de 18 ans, ses études finies, se préparait à concourir à l'École Polytechnique. Joli homme, très choyé dans le monde que lui ouvrait son grand nom, il y rencontra dans un bal la fille du général Horace Sébastiani. Elle était fort jolie. Elle reçut à merveille ses avances. N'était-il pas l'héritier désigné de ce château de Vaux-Praslin qui, tout abandonné, tout ruiné qu'il fût, s'embellissait, à ses yeux d'imaginative emballée, des resplendeurs d'un glorieux passé? N'avait-elle pas parié avec des amies, les filles du duc de Rovigo, que Vaux serait à elle? Ayant ainsi joué «à mon beau château», elle ne pouvait être sévère à son futur propriétaire. Elle confondit dans un même élan d'amour château et futur châtelain. «Ma grand'mère [2] n'avait aucun rapport avec votre père à cette époque, écrit-elle; mon père pas davantage. Il revint de Corse en mars 1824. Il eut plusieurs propositions pour moi. Il s'arrêta à celle de M. de Fitz-James. La veille du jour où la première entrevue devait avoir lieu avec M. de Fitz-James, le courage me manqua. C'était le 14 avril 1824, jour où j'accomplis mes dix-sept ans. J'allai trouver ma grand'mère et lui dis que j'étais décidée à rompre. Alors, elle me fit subir un long interrogatoire. Je finis par lui dire que je vous avais rencontré plusieurs fois cet hiver et que je préférais vous épouser. Elle fut effrayée de cette idée en me disant qu'il paraîtrait absurde à mon père que de neuf propositions je n'en voulusse aucune et que je fusse déterminée à épouser quelqu'un pour lequel on n'avait jamais songé à moi. Inutile de rapporter ici toutes les fureurs de mon père. Ma grand'mère, songeant à me tirer d'affaires, s'entendit avec Mme Victor de Tracy [3], qui voyait souvent à cette époque votre père. Elle se décida à acheter un bouquet de bois afin d'avoir l'occasion de prier votre père de venir lui donner ses bons avis. Alors seulement elle lui parla, et même assez ouvertement, la première. Huit jours après ma rupture avec M. de Fitz-James, votre père vint me demander. C'était le 22 avril 1824. Il fut convenu que vous entreriez à l'École Polytechnique et que le mariage aurait lieu lorsque vous en sortiriez. Les événements se pressèrent et le mariage eut lieu le 19 octobre 1824.»
Ce fut un grand mariage. Le baron Pasquier était le premier témoin du marquis. Toutes les aristocraties s'y rencontraient. Les Praslin y amenaient le faubourg Saint-Germain, auquel ils tenaient par leur origine; le comte Sébastiani, la noblesse impériale et la grand'mère, la marquise de Coigny, ses amitiés orléanistes. Fanny Sébastiani était, en effet, la petite-fille d'une femme qui avait beaucoup fait parler d'elle sous l'ancien régime, la marquise de Coigny.
Louise-Marthe de Conflans, petite-fille elle-même du maréchal marquis d'Armentières, élevée en dehors de ses parents qui vivaient séparés, presque depuis sa naissance, avait été mariée à 17 ans, au marquis de Coigny, fils du duc. Elle en eut successivement deux enfants, Antoinette-Françoise-Jeanne dite Fanny, née le 23 juin 1778, et Auguste-Louis-Joseph-Casimir-Gustave, qui vint au monde dix ans plus tard [4]. Les Franquetot de Coigny, comtes depuis 1650, ducs en 1747, appartenaient à une bonne noblesse et possédaient le château de Coigny, vieux castel féodal et Franquetot, château du XVIIIe siècle. Le chef de la famille, l'ex-favori de Marie-Antoinette, excellent courtisan, d'un ton exquis, d'une politesse admirable, d'une raison simple et juste, bien qu'il n'eût ni talents militaires, ni hautes qualités administratives, avait été l'un des plus brillants causeurs de la société de la reine [5]. Son fils, le marquis, n'avait pas vécu en longue intelligence avec la marquise. Présentée à la Cour le 11 juin 1780, elle y avait rencontré Lauzun et l'on ne rencontrait pas en vain ce beau charmeur. «Je ne pouvais me rendre compte, dit cet amant indiscret s'il en fût, des sentiments qu'elle m'inspirait. Je n'osais m'y livrer. Ils n'en étaient pas moins délicieux. Moi, de l'amour pour Mme de Coigny, jeune, jolie, fêtée, entourée d'hommages, tous plus séduisants que les miens! Mme de Coigny m'aimer! J'étais bien plus certain d'être sans espoir que sans amour.» Bientôt Lauzun fut fixé sur les sentiments de la dame. C'était le 21 janvier 1782, jour où la ville de Paris offrait au roi un festin à l'Hôtel de Ville. «Au dîner, raconte Lauzun, Mme de Coigny, parfaitement bien mise, avait une grande plume de héron noir, à droite, sur le devant de son habit. Voir cette plume et la désirer fut l'affaire du même instant.» Bientôt il eut la plume et avec la plume la femme. Le marquis de Coigny fut un des premiers à suivre La Fayette en Amérique. Puis, à son tour, Lauzun s'embarqua. Attaqué en mer par les Anglais, il attacha sur son cœur les lettres de la marquise et ordonna de le jeter à la mer sans le déshabiller s'il était tué. Cette correspondance si tendre se poursuivit au delà de l'océan. «Avec quelle simplicité touchante elle peignait son âme, raconte Lauzun. Elle ne me disait pas qu'elle m'aimait, mais elle me disait qu'elle comptait tant sur mes sentiments pour elle qu'elle me faisait presque autant de plaisir.» Leurs amours reprirent de plus belle, quand, après dix-huit mois d'absence, Lauzun revint d'Amérique chargé de lauriers conquis à Whiteplains et Yorktown. Ce sont des amants sinon fidèles, du moins inséparables. Lauzun avait beau avoir cent maîtresses, il n'oubliait pas Mme de Coigny. La marquise pouvait tourner la tête au prince de Ligne; elle ne fermait pas pour cela son cœur à celui à qui elle avait donné sa plume de héron. Un jour, cependant, Lauzun sembla lui être définitivement ravi. Sa cousine, la belle Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, la future «Jeune Captive» était entrée en ligne. Pourtant, il n'y eut point de rupture et quand Gustave naquit le 4 septembre 1788, il passa pour le fils de Lauzun.
Si la marquise était légère, elle n'entendait pas qu'on le dît. Elle prétendait que Laclos l'avait peinte dans sa Mme de Merteuil et lui fit fermer sa porte. «Ce n'est pas une bête que le baron, disait-elle, c'est un sot.» Les flèches que lui décochaient les poètes lui étaient insupportables et, certes, ils ne lui ménageaient pas leurs traits:
Vous voltigez de conquête en conquête,
Plus vous fuyez, plus nous nous éloignons.
Pour moi, je cours de coquette en coquette;
Chemin faisant, nous nous rencontrerons.
Elle aussi avait la langue mauvaise et l'hôtel de Coigny, rue Saint-Nicaise, était un des principaux centres d'où partaient les épigrammes contre la reine et ce que la belle marquise appelait la racaille aristocratique. «Je ne serai jamais que la reine de Versailles, disait mélancoliquement Marie-Antoinette, la marquise sera toujours la reine de Paris.» La faillite de Guémenée, la disgrâce de Rohan, peu de temps après le mariage de Louise-Aglaé, sa sœur cadette, avec le jeune prince de Rohan, l'avait jetée dans l'opposition. Elle fut furieuse de voir le cardinal brisé par le procès du Collier. Et puis comment ne pas sentir la dureté de certains mots de Louis XVI à son père le marquis de Conflans? Ce courtisan avait été un des premiers à faire courir, ce qui n'était pas pour plaire au roi. «Homme, disait Esterhazy, qui faisait parade de plus de vices qu'il n'en avait, immoral par principe et se plaisant à braver tout ce qu'il appelait préjugés, mais obligeant, menteur sans être faux, ivrogne sans aimer le vin, et libertin sans tempérament,» le marquis de Conflans n'était pas dépourvu d'ambition. «Il faut convenir que le Cordon bleu te serait nécessaire, lui lança Louis XVI, car tu ressembles à un serrurier.»
Berger qui nous intéresse
Vaut bien mieux qu'un forgeron!
fit riposter la marquise par un de ses poètes [6]. Elle en avait toute une cour qui étaient par-dessus le marché ses patitos. Philippe de Ségur lui rimait ses madrigaux et l'abbé d'Espagnac se disait son fou. Dans le monde de la Cour, on n'était pas en reste avec elle. On prétendait que le marquis, son père, compagnon de plaisir du prince de Galles, était son directeur de conscience galante. Il n'y a pas de fumée sans feu. Un ambassadeur russe à Londres les accuse tous deux d'avoir contribué à donner des mœurs dépravées à l'amant volage de Mme Fitzherbert [7].
«Le prince de Galles, lit-on dans la Correspondance Secrète, n'est ni moins aimable ni moins galant depuis qu'il est devenu régent d'Angleterre. Il n'a pas oublié qu'il a vu dans son île la marquise de Coigny. En prenant les rênes de l'empire britannique, il lui a envoyé comme marque de son souvenir, un très joli chapeau à la Régence.»
Survient la Révolution. La marquise de Coigny est une des premières à se prononcer pour les idées nouvelles. Un jour, pendant un discours de l'abbé Maury à la Constituante, une amie et elle sont dans une tribune. Leur attitude est si hostile, leurs papotages si bruyants que l'orateur s'arrête. «Monsieur le Président, dit-il, faites taire ces deux sans-culottes.» En 1791 et en 1792, son opposition ne se relâche pas. «Vraiment, écrit-elle le 1er septembre 1791, cette Marie-Antoinette est trop insolente et trop vindicative pour ne pas prendre plaisir à la remettre à sa place.» Mais, pendant l'hiver de 1791-1792, le séjour de Paris se révèle à elle tout à coup comme dangereux, et elle part pour Londres, recommandant sa fille, qui n'a pas émigré, à Lauzun. «Aimez-la, lui écrit-elle, aimez-moi, en attendant que nous puissions nous dire: aimons-nous.» En exil, elle conserve son empire. Même chez les Anglais, sa réputation d'esprit demeure parfaitement assise et quand elle rentre officiellement en France à la suite de l'amnistie du 24 avril 1802—elle y est cachée depuis un certain temps—on la retrouve vieillie, mais toujours pétillante dans ses propos et jeune dans ses enthousiasmes et ses indignations. Royaliste qui avait la haine des rois, elle éprouve pour Napoléon une vraie passion. Liée à M. de Perrey, ami de Fouché, ses lettres amusent l'ancien conventionnel. «Comment va la langue?» lui demande Napoléon quand il la rencontre, car il a pour elle et ses saillies qui ne le touchent pas, une indulgence qu'il refuse à l'indépendance de Mme de Staël. C'est que, rentrée en France où elle retrouve un fils de 12 ans, avec une fille de 23, une fortune à rétablir, des séquestres à lever, la mordante marquise est bien trop intelligente pour faire de l'opposition. Ce n'est pas le chemin des grâces. Mieux vaut faire sa cour. Chez Joséphine, qui est toujours le trait d'union entre les deux sociétés, elle rencontre Sébastiani.
Le général Sébastiani n'est pas à proprement parler un homme nouveau [8]. Né à La Porta en Corse, le 10 novembre 1772, élevé par l'abbé Ciavatti, plus tard vicaire général de Mgr Sébastiani, évêque d'Ajaccio, son oncle, il appartient à une de ces familles de la bourgeoisie que l'accès aux dignités du haut clergé rendait capables de faire leur chemin sous l'ancien régime. Pour lui, la Révolution a simplement précipité sa carrière. Sous-lieutenant le 27 août 1789 à 17 ans, il s'emploie en Corse, pendant la Révolution, à lutter contre Paoli et contre les Anglais. Lacombe Saint-Michel et Salicetti le protègent. Puis, Joseph Casabianca l'emmène à l'armée des Alpes et en fait un adjudant général. A 23 ans, il est capitaine de dragons et conquiert à Arcole, sous les yeux de Bonaparte, le grade de chef d'escadron. Les belles Italiennes en sont toutes folles. «Il a reçu de la nature, dit un de ses biographes, un physique des plus séduisants, une de ces physionomies, une de ces allures qui font insurrection dans les salons et dans les boudoirs». Les maris seuls se montrent récalcitrants à tant de séductions et quand Bonaparte s'embarque pour l'Égypte, une blessure reçue en duel empêche Sébastiani de l'y accompagner. Par contre, il fait une seconde campagne en Italie et conquiert à Vérone, le 1er Floréal de l'an VII, le grade de colonel. A la veille du 18 Brumaire, il a toute la confiance de Bonaparte, qui le charge d'occuper, dans cette grande journée, le pont tournant des Tuileries avec cinq cents dragons à pied et de venir le prendre avec quatre cents cavaliers rue Chantereine pour aller balayer les bavards de Saint-Cloud. Quand en 1802, on veut traiter de la paix avec le sultan Sélim, c'est Sébastiani qui est envoyé à Constantinople et quelques mois plus tard, il s'embarque de nouveau à Toulon avec mission d'aller à Tunis et à Tripoli faire reconnaître le pavillon de la République et de visiter les cheiks arabes et les chrétiens de Syrie. Le rapport de sa mission, bruyamment inséré au Moniteur le 30 juillet 1803, hâte la rupture avec l'Angleterre. Rentré à Paris le 21 novembre, général de brigade à la suite de ses services, Sébastiani, inspecteur des côtes de l'Océan, est un des premiers légionnaires choisis quand Napoléon crée la Légion d'honneur.
Blessé à Austerlitz, général de division le 21 décembre 1805, il rentre à Paris couvert de gloire. Mlle Fanny de Coigny, blonde, blanche, gracieuse dans son sourire, dans tous ses mouvements, dansant comme une sylphide, légère, suave, bonne autant que spirituelle, accueille gracieusement cet ami de sa mère. Elle a 26 ans. «C'est, dit la duchesse d'Abrantès, une de ces personnes qui mettent l'esprit à l'aise dès qu'il faut en parler. L'éloge en vient d'abord sur les lèvres; il est naturel comme elle». Sébastiani, ce soldat qui est général de division à 32 ans, compatriote de l'Empereur, bien vu dans les salons de l'Impératrice, ne résiste pas à tant de grâce et de beauté. Il est d'une taille moyenne mais bien prise. «Tous ses gestes, dit un portraitiste, sont arrondis et gracieux. Tous ses mouvements se proportionnent sans effort aux espaces qu'il occupe; il n'en est pas de si étroit où il ne paraisse à son aise. Il conserverait sa grâce dans un sac et son agilité dans un étau. Sa figure ronde, fine, rose et blanche a quelque chose d'angélique et de chérubin. De longs cheveux noirs d'ébène, soyeux, luisants et bouclés avec art encadrent merveilleusement sa tête harmonieuse qui semble une conception raphaélesque». Joséphine s'est faite la protectrice des amoureux. La marquise donne aisément son consentement et, le 2 mai 1806, le mariage est célébré. Sébastiani a reçu à cette occasion un don impérial de 40 000 francs.
Au lendemain du mariage, il est désigné pour remplacer à l'ambassade de Constantinople le général Brune. Il part avec sa femme, emmenant comme aide de camp son beau-frère Gustave de Coigny, à peine échappé des bancs du lycée. La marquise accompagne sa fille jusqu'à Strasbourg. «Il est certain, écrit-elle le 15 août 1806 à son amie lady Foster, que mon bonheur est au comble et serait sans mélange s'il n'était pas acheté au prix de cette cruelle séparation qui me paraît la mort placée au milieu de la vie.» Elle ne savait pas si bien dire.
_Le général Horace Sébastiani,
ambassadeur de la République française à Constantinople.
Peint par Gérard, gravé par Denon.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
A Constantinople, Sébastiani lutte avec acharnement contre les tentatives des Anglais qui multiplient les nouvelles alarmantes et font ensuite bloquer le Bosphore par leur flotte. Rien n'est prêt. Pas de défenses, pas de canons sur les murailles. «L'effroi des Turcs ne peut se peindre, écrivait Sébastiani à Talleyrand, il galvanise la ville.» Transformé d'ambassadeur en général, Sébastiani appelle tout le monde aux fortifications. En cinq jours, il installe, des Sept Tours au Sérail, 102 canons, 7 obusiers, 252 pièces, 175 pièces en face du canal, 108 sur la côte d'Asie. Les plans des Anglais sont déjoués et, le 7 mars, la fortune semble si bien tourner contre eux qu'ils s'inquiètent et se hâtent de mettre à la voile. «Nous l'avons échappé belle» écrit un des officiers de l'amiral Duckworth. Sélim n'a pas assez de remerciements pour célébrer les services que lui a rendus Sébastiani. «On arrêtait dans les rues les Français pour les combler de bénédictions et de témoignages d'affection». L'écho de tant de louange n'est pas encore éteint que Fanny Sébastiani meurt le 5 mai 1807, d'une fièvre puerpérale, dans les bras de son frère Gustave et de son mari. Trois semaines avant, le 14 avril 1807 elle a donné le jour à une jolie fillette, Altarice-Rosalba-Fanny, la future marquise de Choiseul-Praslin, la mariée du 19 octobre 1824. «Fille tendre, épouse incomparable, sœur excellente, bonne, bienfaisante, douce envers tout le monde, elle avait gagné tous les cœurs», dit une correspondance de Constantinople. A peine le convoi avait-il accompagné le corps par la grande rue de Péra jusqu'au lieu de l'inhumation au pied de l'autel dans l'église des Pères Capucins, le général Sébastiani dut se préoccuper de faire partir pour la France, l'enfant qui, désormais, lui était doublement chère. Sélim vient d'être assassiné. Les services des Français sont oubliés: demain, c'est l'inconnu, le massacre peut-être. Il était impossible de suivre la voie de la mer. On ne pouvait non plus traverser le territoire russe, la Russie étant, comme l'Angleterre, en guerre avec la France. Accompagnée d'une nourrice, la toute dévouée Desforges, dont la fille sera sa compagne d'enfance, escortée de quelques serviteurs, la petite Fanny n'arriva à Paris qu'après de longs et pénibles détours [9]. La marquise de Coigny, désespérée de la mort de sa fille, attendait avec impatience sa petite-fille. L'été, elle le passa à Plombières, en compagnie de Sarah Newton [10]. C'était en quelque sorte un pieux pèlerinage qu'elle faisait en ces lieux où partout elle retrouvait le souvenir de la jeune femme. Si, dans ses promenades, elle rencontrait une petite fille avec des yeux bleu-noir comme ceux du général, «Ah! s'écriait-elle, si sa petite Fanny lui ressemble, nous regretterons encore davantage sa pauvre mère qui ne la reverra plus.» Retrouvait-elle un arbre sur lequel sa fille avait inscrit ses initiales, aussitôt elle écrivait à l'administrateur des domaines pour obtenir de lui ce précieux tronc qu'elle faisait scier et mettre sous verre. «Elle écrit au général, notait un jour Sarah Newton dans son journal. Il n'y a pas moyen d'en avoir un mot; elle est tout entière dans l'encrier.» Brichanteau, jadis aide de camp de Sébastiani, lui apporte des vers sur la mort de Fanny. «Ah! dit-elle, que vous savez bien le chemin de mon cœur.—Le général, répliqua Brichanteau, va vous ramener sa fille.—Oh! il ne me rapporte qu'une tige et je lui avais donné une fleur.» Cependant, la fillette arrivée près d'elle, elle va, en souvenir de sa grande Fanny, s'attacher à la petite avec une adoration qui sera certainement des plus nuisibles à l'éducation de l'enfant.
Entre elle, l'oncle Gustave de Coigny, l'oncle Tiburce Sébastiani, l'arrière grand-père, le duc de Coigny, dont la Restauration fera un pair de France, un maréchal et un gouverneur des Invalides, il se crée une atmosphère de gâteries, de passion, d'idolâtrie. A Brécy, à Paris, chez l'arrière-grand'mère Conflans, à l'hôtel Sébastiani, où le second mariage du général n'amènera point d'enfants [11], Fanny compte tout autant de royaumes sur lesquels elle règne capricieusement. Toutes ces tendresses s'épanchent en petits billets aux adresses florianesques. «Pour ma Fanny, près son agneau, sur son gazon,» aux suscriptions pleines d'adulations «à la plus jolie et la mieux aimée.» Et que de choses mignardes et caressantes lui écrivent pêle-mêle, grand'mère, arrière-grand'mère, oncles, tante et même marâtre. «Il fait si beau, chère Fanny, que je t'aime mieux dans le jardin de papa que dans la chambre de maman. Ainsi, amuse-toi avant dîner avec ton petit agneau au grand air et après va, comme l'a dit Mlle Mendelssohn, au bois te réjouir et te rafraîchir. Je t'aime et t'embrasse de toute mon âme.» Mlle Mendelssohn, la gouvernante, dont il est fait cette brève mention, gâte l'enfant comme sa grand'mère. Cette jeune Israélite avait la main malheureuse. Après Fanny Sébastiani, elle élèvera d'autres jeunes filles et partout où elle passera, elle laissera après elle le germe fatal de vices qui ont parfois fait quelque bruit dans des enceintes de justice.
«Chère Fanny, dit une autre lettre de la marquise, comme je ne veux pas que tu m'aimes sans fruit, je t'envoie, chère, mes plus belles oranges, tant rouges que jaunes. Mange-les en pensant à ta chère petite maman qui t'adore, comme elle trouve que tu le mérites, et qui viendra demain soir coucher sous ton toit paternel pour te mener le lendemain à neuf heures et demie chez ta marraine. God bless you, my dearest! Dites mille tendresses à Mlle Mendelssohn et aux petites de Rovigo [12].»
Papiers verts, papiers bleus, papiers roses se succèdent. «Chère petite Fanny, je veux te faire un arc-en-ciel de mes lettres. Aujourd'hui, en lieu et place de ma feuille de rose d'hier, c'est une feuille verte et la première de la saison que je vais mettre sous tes beaux yeux et alors ce sera justement comme si tu lisais dans mon cœur tout plein de toi.» Et une autre fois: «Ma chère petite. J'ai une lettre de papa et une de Gustave qui pense toujours à toi, et papa dit que quand il voit des petites filles, il les trouve laides parce qu'elles ne ressemblent pas à sa Fanny. Pour Gustave, il s'ennuie beaucoup de ne plus jouer avec toi et Lawoestine, qui est un peu moqueur, le voyant bâiller souvent, lui a dit l'autre jour: «Veux-tu, Gustave, pour t'amuser, jouer au loup avec moi et Lascours [13], comme avec Fanny et Mugna? Ils t'aiment tous à la folie, chère petite, mais aucun ne t'aime plus que maman qui t'adore et t'embrasse bien tendrement.»
Quels charmants billets que ceux de la marquise de Coigny à une fillette de cinq ans. C'était l'âge de Fanny en 1812. «Il faut remettre à mercredi, chère petite, lui écrit-elle le 27 avril, le plaisir de dîner avec toi, chez ta maman Conflans, parce que nous n'arriverons que ce jour-là à deux heures. Nous avons si beau temps que je te regrette encore plus ici que je ne croyais, car vraiment le lieu est superbe et tu t'y promènerais et tu t'y porterais bien, j'en suis sûre. Adieu, chère, je t'aime tendrement en attendant que je t'embrasse de même.» Vient l'anniversaire de la mort de la mère. La marquise écrit de Brécy le lendemain. «J'ai bien souffert hier, j'ai versé bien des larmes et ce qui les rendait plus douloureuses encore, c'est que tu n'étais plus là, comme les autres années, pour les essuyer de ta douce petite main, bonne chère petite. J'espère au moins que tu as bien prié de ton côté pour ta petite maman ou plutôt avec elle, car c'est un ange que ta petite maman. Il le faut croire et l'aimer comme si tu la voyais, parce qu'elle te voit, elle, du haut du ciel où elle est, et qu'elle y regarde toujours sa chérie petite Fanny. Je t'embrasse de tout mon cœur et si je n'avais pas l'âme si triste et la tête si malade, je t'écrirais plus longtemps et je te parlerais de toutes les bonnes gens de cet endroit que tu n'as pas encore oubliés, et qui t'adorent et ne t'oublieront jamais.» Et deux jours après: «Ma chère petite Fanny. J'espère que quoique tu ne voies pas maman, tu penses à elle et que tu auras bien du plaisir à l'embrasser bien fort quand elle reviendra et ce sera quand elle se portera mieux et ne pleurera plus tant parce que ta petite maman est morte. Tu n'as pas oublié, n'est-ce pas, dimanche, de demander à mettre ta petite ceinture noire pour ta petite maman, car tu l'aimeras toujours bien, quoique tu ne puisses plus la voir. Pauvre chère petite maman qui est un ange dans le ciel, comme elle en était un sur la terre. Sois bien sage, douce, belle et bonne comme elle, ma jolie petite Fanny, et tout le monde qui aimait tant ta petite maman dira que tu lui ressembles, ce qui me fera plaisir et à ton papa aussi, et à nonnon Gustave, qui était le frère de ta petite maman, que tu as perdue parce qu'elle est morte. Je t'embrasse pour elle et pour toi, ma chère petite. Es-tu déjà installée à ton petit Brécy? Il fait bien vilain à celui-ci et le temps y semble pleurer, comme moi, ta petite maman. Je travaille à ta jolie petite chaise quand je ne souffre ou ne pleure pas trop, parce que mes larmes la gâteraient en tombant dessus. Le bon M. Picard, M. le curé baisent tes jolies petites mains, sans gants même, disent-ils. Moi j'embrasse chère Mme de Rivet et Mademoiselle de tout mon cœur.»
Maintenant elle est toute blanche sans poudre surannée, la grand'mère! Charmante encore, sous son grand air, ses couleurs à demi-effacées de pastel passé, si elle garde encore aux yeux, entre deux migraines, un peu du feu de ses anciennes flammes, c'est pour regarder tendrement sa Fanny. Pour elle, elle rappelle les derniers restes de son humeur enjouée. «Si triste que je sois d'être loin de toi, écrit-elle l'année suivante, ma bien chère petite Fanny, il vaut pourtant mieux aujourd'hui que je t'écrive que je te parle, attendu que tu ne m'entendrais pas. A la suite d'une terrible migraine qui a duré deux jours, après celui de la mort de ta chère petite maman, il m'est survenu une extinction de voix,—demande à Mademoiselle ce que c'est, car il ne faut jamais te payer de mots que tu n'entendes pas,—probablement occasionnée par la chaleur du temps et surtout par la cruelle contraction et la douloureuse contrainte que j'ai souffertes au service de ta petite maman. Mais je ne suis pas bien à plaindre, de souffrir pour celle pour qui j'aurais voulu donner ma vie. N'est-ce pas, chère petite, qu'hier lorsque Mademoiselle t'a dit le matin que c'était le jour où Notre-Seigneur était monté au ciel, tu as pensé que ta petite maman avait fait de même en mourant. J'ai dans le cœur que cette idée t'est venue dans la tête, mais je ne veux pas t'affliger plus longtemps de ma douleur, de peur d'altérer, avec ta douce humeur, ta bonne petite santé qui nous est si précieuse à tous et que je bénis tous les jours le ciel d'accorder à mes prières et aux bons et tendres soins de Mademoiselle. Elle a été bien inspirée de te faire prendre du quina et tu tiens bien de ton papa et de ton oncle le bon effet que tu en retires déjà. Tu n'en éprouverais pas un moins salutaire de respirer le bon air de ce lieu remarquablement sec et par cela seul plus salubre, et puis la vue est délicieuse en ce moment. Tous les arbres y sont en fleurs et les seigles en épis et les bois, par le beau soleil, commencent à s'y couvrir de feuilles ou semblent tout honteux de n'en pas avoir encore.» Puis elle rappelle à la fillette le bon curé, «M. La Messe», comme elle l'appelait, les poules, les lapins à qui elle aimait donner à manger, les asperges qu'elle voulait couper de sa main. «Adieu, amour de ma vie, conclut-elle, porte-toi bien et aime-moi de même.»
Fanny a dix ans. C'est maintenant une grande personne à qui l'on offre pour sa fête des livres à tranches dorées. L'ancienne amoureuse de Lauzun est devenue dévote à sa manière. Quand elle voyage, elle lit son livre d'heures, rapporte Sarah Newton. Elle envoie à sa petite-fille Le Génie du Christianisme. «Moi qui voudrais donner pour toi le plus pur de mon sang, je m'en sers pour tracer ces lignes et t'adresser ce livre que tu as désiré pour ton jour de naissance, jour pour moi d'inépuisable douceur et d'éternelle douleur. Lis quelquefois avec Mademoiselle, un chapitre de ce beau et bon livre et, en le lisant, élève ton âme à Dieu, ton cœur à ta petite maman et demande au ciel de te la donner pour ange, puisqu'il t'en a privée pour guide et ne te l'a pas laissée pour modèle, hélas!... Je t'embrasse de toute ma tendresse et t'aime de toute celle dont je la pleure.»
Cependant, tandis que Fanny grandit, le général Sébastiani continue sa carrière. Depuis qu'il est de retour de Constantinople jusqu'aux jours de la campagne de France, il est partout où l'on se bat. C'est toujours le beau soldat plein de vanité corse et de brio méridional, le Cupidon, le Don Juan de l'armée impériale. Comme Murat, il aime les broderies, les panaches, les fourrures, les grands sabres traînant sur le pavé et battant les flancs. Chacune de ses apparitions à Paris, entre deux campagnes, est pour la fillette la rapide vision d'un beau causeur au sourire et au regard harmonieux et, chaque fois, il revient plus riche, plus généreux et comble de cadeaux sa petite Fanny. A quoi bon compter? Le roi Joseph ne lui a-t-il pas promis le titre de duc de Murcie et un riche apanage? Mais titre et apanage sont anéantis par les canons perdus aux victoires de Talaveyra et d'Almonacid. Napoléon ne permet pas qu'on lui perde des canons. Ainsi dépossédé dans ses espérances, Sébastiani est mécontent, et lors de l'abdication de Fontainebleau, il n'est pas fâché de se reposer de ses chevauchées à travers l'Europe, et de rentrer dans la vie civile. La Restauration le fait chevalier de Saint-Louis, le 2 juin 1814. Mais aussitôt, il se sent en disgrâce, si bien qu'au retour de l'île d'Elbe, il est un des premiers à prendre position. Le 20 mars, il se rend à l'hôtel des Postes et y installe Lavalette. C'est lui qui met Benjamin Constant en rapport avec Napoléon. Après Waterloo, il est commissaire de la Chambre des Députés pour traiter de la paix. Son attitude aux Cent-Jours pèse sur lui et jusqu'en 1819, il se retire en Angleterre. Alors, Decazes le recommande aux électeurs de la Corse, comme «possédant toute sa pensée.» L'année suivante, il est accusé par Buiema et le baron de Saint-Clair d'avoir été un des instigateurs du complot de Louvel [14]. Il porte ainsi le poids des recommandations de Decazes. Il a des succès de tribune qui contrebalancent presque ceux du général Foy. Telle est la 25 situation de Sébastiani, au moment où sa fille épouse le marquis de Praslin.
Caricature de Grandville et Forest. (La Caricature, 1830.)
Le jeune ménage s'est installé dans l'hôtel du général, 55, faubourg Saint-Honoré. C'est là que Sébastiani tient chaque matin un petit lever presque royal où se rendent tous ses compatriotes qui ont besoin de sa protection [15]. Chez lui fréquentent les sommités du parti libéral, tout ce qui, quelques années plus tard, constituera l'état-major de la monarchie de juillet. La vieille marquise est aussi du même monde, bien qu'elle y conserve l'indépendance de ses saillies. «Que dis-tu, écrit-elle à sa petite-fille, du mariage de M. de Chabannes avec la nièce de Mme Feuchères, apportant en dot 6 millions et le château de Saint-Leu. Conviens qu'il est richement peu délicat et encore moins que le mariage Fouché, malgré le père coupable. Au reste, ces deux unions paraissent scellées du sang royal, sans être plus pures pour cela [16].» La marquise n'est pas au courant des négociations que son ami Talleyrand mène, pour, au prix de cette alliance, et du testament que la baronne veut dicter au duc de Bourbon, acheter le concours du duc d'Orléans [17]. Les journées de juillet vont faire de Sébastiani une des grandes utilités de la Monarchie nouvelle. Il sera ministre, le 11 août 1830, et c'est alors qu'il prononcera à la tribune le mot qui réconcilie le gouvernement de Louis-Philippe avec celui du Tsar: «L'ordre règne dans Varsovie.» A partir de cette heure, soit par ses services antérieurs, soit par ses services de l'heure présente [18], si bafoué qu'il soit par les caricaturistes, si maltraité qu'il soit par l'opposition, il devient l'homme indispensable aux yeux de Louis-Philippe. N'est-il pas celui qui a arraché la reconnaissance de la branche cadette au tsar Nicolas [19]? Il est mûr pour les ambassades, pour le maréchalat, pour la pairie et il entraîne dans son sillage son gendre. Les Choiseul-Praslin, ballotés depuis quarante ans entre la monarchie légitime, la république et l'empire, ne sont-ils pas de vrais déracinés? Ce n'est pas la marquise de Coigny qui trouvera mauvais le ralliement de son petit-fils à un prince qu'elle aime. Elle est toute acquise à l'ordre de choses nouveau. Dès l'établissement de «la meilleure des républiques», La Fayette ne lui a-t-il pas adressé ce curieux billet: «Comment se peut-il, chère Madame, qu'après avoir reçu une si aimable et si bonne lettre je n'ai pas encore eu la satisfaction de vous en remercier? Vos amis du Palais-Royal n'ont pas mérité ce reproche ou plutôt ce regret, et c'est ce qui augmente, s'il est possible, l'apparence de mes torts. J'ai néanmoins été profondément touché des nouveaux témoignages de votre amitié et de votre manière, qui est toute à vous, d'exprimer votre approbation. Vous souvenez-vous d'une chanson de nos anciens qui disait:
«Mardi, mercredi, jeudi,
«Sont trois jours de la semaine.
«Il était question d'une défaite de je ne sais plus quel général de Louis XV. Nos trois jours ont suffi pour la victoire du peuple. Celui de 89 s'était déjà bien montré, mais quelle supériorité nous avons trouvée dans la Révolution de 1830. Quelques personnes ont l'air de croire que parce qu'on s'est abstenu de lanternes et de proscriptions, il n'y a pas eu de révolution. C'est une grande erreur et notre dernière révolution pousse de profondes racines. Elle sera féconde parce qu'elle a été pure et généreuse. Il y a bien eu, depuis, quelques légères agitations d'ouvriers, suites assez naturelles d'un orage et de mauvais conseillers déguisés, comme autrefois, en patriotes, pour simuler des troubles et introduire un peu de licence. Quelque chose de plus sérieux s'est manifesté à Nîmes en mémoire de Trestalion et autres acteurs de 1815. Mais tout cela n'a rien de vraiment inquiétant. J'espère que vous nous reviendrez bientôt pour trouver à Paris le peuple vainqueur, une Cour citoyenne, un roi républicain, le vieux drapeau tricolore et votre plus ancien ami qui vous renouvelle toutes ses tendresses vieilles d'âge et jeunes de cœur [20].»
Deux ans après, le 13 septembre 1832, la marquise de Coigny expirait rue Ville-l'Évêque où elle s'était logée pour se rapprocher de son gendre et de son fils. Fanny et le marquis de Praslin lui fermèrent les yeux.
II
Seize ans de Vie conjugale.
De 1826 à 1838, le marquis et la marquise de Choiseul-Praslin ne comptent guère leurs années que par la naissance de leurs enfants. Isabelle naît le 14 septembre 1826, Louise le 15 juin 1828, Berthe le 18 février 1830, Aline le 22 août 1831, Marie le 10 juillet 1833, Gaston le 7 août 1834, Léontine le 18 octobre 1835, Horace le 23 février 1837. Fanny Sébastiani, corse, d'une humeur violente, femme exaltée que la plus frivole circonstance transportait tout à coup de l'excès de la colère à l'excès de la tendresse, avait pris bientôt l'habitude de témoigner son amour par des éclats. Théobald de Praslin, calme, froid, sans expansions, se trouvait en quelque sorte accablé par ces alternatives de rages sans raison et d'effusions sans cause. Au lendemain de ses plus violentes ardeurs, de ses bourrasques les plus inexplicables, Fanny avait des retours qui lui paraissaient charmants. Une querelle avait-elle éclaté entre eux, il brillait après cet orage une sorte d'arc-en-ciel. Sous prétexte d'apporter au marquis des renseignements d'ordre intérieur, la jeune femme lui glissait ce billet: «Je voulais aussi te proposer d'aller promener, mais pas précisément du même côté. Franchement cela me fait un peu de peine. Ris-en si tu veux, mais cela est. En tout cas, j'irai chez toi de bonne heure. Veux-tu donner des ordres à Clément? Il fait si beau. Nous pourrons aller un peu du côté de Saint-Cloud: l'air y est si bon. Je t'embrasse tendrement.» Théobald, lui, n'avait pas l'habitude d'écrire de ces billets et de ces notes. Les quelques lettres de lui, qui se trouvent dans les papiers de la duchesse, correspondent aux voyages au Vaudreuil, propriété patrimoniale de Fanny, qu'il administrait [21]. Ce sont les lettres d'un bon mari, d'un père de famille attentif que la situation d'une femme toujours couchée ou enceinte a habitué à s'occuper de tous les détails de la maison: «Je suis arrivé ici sans encombre, chère Fanny, hier soir à 6 heures et demie, lui écrit-il en février 1835, j'ai trouvé pour me recevoir Diane et Mingo en fort bonne santé. Mingo, surtout, est engraissé, et est devenu énorme. Il fait aujourd'hui le même temps que j'ai eu pour ma route, un beau soleil et, de temps à autre, des giboulées. On s'aperçoit, cependant, déjà de l'approche du printemps. Les masses d'arbre prennent un reflet verdâtre à cause des boutons et les oiseaux chantent de tous côtés. Je t'engage à tenir Georges, mais il n'a pas du tout le même caractère qu'Eugène. Ainsi, tu en obtiendras ce que tu voudras en le lui disant doucement, si tu le peux. Eugène, au contraire, a besoin d'être brusqué: sans cela, il est insolent. J'ai oublié d'acheter du vin pour la table. Si tu en trouves l'occasion, tu pourrais demander à l'oncle de Beauveau de t'en acheter une pièce qui reviendrait environ à 20 sols la bouteille. Cette commission l'amusera peut-être et il m'a paru l'autre jour que vous étiez fort en confiance sur l'article de ménage. S'il n'y a plus de bois, fais-en acheter quelques voies. Dis qu'on ne prenne pas à la cave le bois de hêtre que j'ai fait acheter pour le salon, quand il y a du monde. Tu pourrais peut-être inviter mon père à dîner avec toi et M. Mignet, ou un autre jour si tu veux. Je t'en prie, sors beaucoup en mon absence afin de rester à la maison quand je viendrai. Ensuite, c'est toujours un exercice, ce qui est nécessaire. Fais des visites le matin et va le soir dans le monde. N'oublie pas la duchesse de Montmorency. Je te rappellerai aussi certaines bouteilles de céladon trop petites pour ma chambre et que tu devais échanger. J'aime tes cadeaux quoique je regrette beaucoup que tu n'emploies pas cet argent pour toi-même. Mais adieu, chère Fanny, je t'aime et t'embrasse bien tendrement. Brûle cette ennuyeuse lettre. J'espère demain en recevoir une autre. Comment trouves-tu le lit de Berthe pour 18 francs?»
Deux ans après, en 1837, lorsqu'il s'agit de former la maison de la duchesse Hélène d'Orléans, Sébastiani ménage à son gendre le poste de chevalier d'honneur. Le marquis hésite. «Il faut, écrit le général à sa fille, que Praslin (Théobald) fasse exactement ce qui lui convient. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'il accepte les fonctions qu'on lui propose, ne fût-ce que pour un temps. Il pourra, après avoir fait preuve de bonne volonté et de dévouement, prier Mgr le duc d'Orléans de lui permettre de rentrer dans sa famille. Au reste, il ne faut qu'il s'en tourmente et le refus est aussi facile à justifier que l'acceptation.»
Le marquis de Praslin devient chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans. L'ambition, la vanité de Fanny ne sont pas satisfaites. Un soir de septembre, elle écrit à son mari que son père a décidé avec le roi de se présenter aux élections en Corse. Un mois après, il acceptera la pairie et passera la députation à son gendre, et voici le père et la fille qui font des patiences et interrogent les cartes. Praslin ne sera député qu'en 1839, à contre-cœur d'ailleurs, sa nonchalance répugnant à l'effort, et la concession, qu'il est prêt à faire, ne rétablit pas le calme dans le ménage. Au contraire, à partir de janvier 1838, les scènes se renouvellent avec plus de violence, plus de fréquence. Mme de Praslin s'en reconnaît responsable. Elle les attribue à un état d'exaspération, dont elle ne peut être maîtresse et dont elle s'excuse de son mieux. Le 28 janvier 1838, elle écrit au marquis: «Cher Théobald, je me fais plus de reproches que tu ne peux l'imaginer; je suis dans un état de découragement que je ne puis t'exprimer. Je sens, je vois tout ce que je devrais faire pour te rendre heureux. Je le désire plus vivement que tu ne peux te le figurer. Je ne songe même plus à ramener les choses sur un pied qui serait mon bonheur personnel; c'est le tien seul que je veux, que je souhaite. J'en forme les plus fermes résolutions, mais un état d'exaspération, que je ne puis contenir, m'emporte à faire des choses que je blâme moi-même, et permets-moi de le dire, je suis aigre et méchante par les mêmes motifs qui te faisaient rire et chanter, il y a quelque temps, quand tu me voyais pleurer; et malheureusement, je le vois, j'aggrave tous les jours mes torts et cependant, ils sont bien plus maintenant dans la forme, que dans le fond. Si tu savais comme je suis profondément affligée de te rendre ainsi malheureux; mais, en vérité, je n'ai plus ma tête. Je ne me connais plus: tout m'amusait, me plaisait. Autrefois le spectacle, une fête comme aujourd'hui me charmait. Eh bien! tout me coûte, m'attriste, me pèse, me déplaît, parce que je suis mal avec toi et pour toujours, je commence à le craindre, à moins que tu n'aies pitié de moi. Je suis dans un état trop violent pour qu'il puisse durer: Oh! je tâcherai de me calmer, mais si tu savais ce que je souffre, tu m'en voudrais moins: je sens qu'en ce moment j'ai des droits à ta pitié et pas autre chose, mais je te sais si bon que je m'y confie en toute assurance. Un peu de patience, je t'en conjure, pendant un peu de temps encore, avant de me repousser et désespérer de l'avenir de ton bonheur. Bientôt je serai calme, résignée, je te le promets; maintenant, je suis dans un état trop violent pour être jugée pour toujours» [22].
Jusqu'ici, les scènes se sont contenues dans le milieu familial et rien n'en a transpiré au dehors. «Tu ne peux donc pas quitter ta tourterelle,» disait Edgar de Praslin à son frère. Partout si l'on parle du ménage Praslin, c'est pour le citer en modèle, comme un de ceux où règne l'accord parfait. Tel est l'avis des meilleures amies de Fanny. Léontine 34 de Rovigo, qui a épousé un officier, M. de Lhérault, ne pense pas autrement. Elle a des chagrins sérieux; son mari est atteint d'une inflammation d'entrailles avec enflure des pieds. Sa carrière est menacée. S'il y avait hydropisie, il n'y aurait aucune chance de le sauver. Alors quel serait le sort de la veuve et de l'enfant? Il faut soigner le malade qui a besoin d'une saison à Plombières; il faut régler des dettes urgentes, liquider une situation embarrassée. Mme de Lhérault s'adresse à Fanny de Praslin. Le marquis intervient. Il fait un de ces prêts qui ressemblent à des largesses, car le remboursement n'est à espérer que si une amélioration de situation, que rien ne fait prévoir, permet un jour de s'acquitter envers lui. «Tu es, ma chère Fanny, pour moi plus qu'une sœur et ma famille entière, écrit Mme de Lhérault, car tu m'as toujours tendu la main quand j'ai été malheureuse, ce qu'aucun d'eux n'a jamais voulu faire. Croirais-tu que j'ai écrit à ma mère, il y a trois semaines, au moment où la santé de M. de Lhérault m'a donné le plus d'inquiétudes et où j'ai réellement cru qu'il allait mourir, pour lui parler de mes anxiétés et de l'inquiétude où j'étais du sort de Tristan et du mien, en cas d'un semblable malheur. J'attends toujours sa réponse.» Puis, elle demande l'hospitalité à Fanny pendant que son mari ira à Plombières. La marquise s'empresse de lui répondre: «Bien certainement, ma chère Léontine, nous serons bien heureux. Je te recevrai le 3 septembre et pour aussi longtemps que tu le pourras. Je ne puis t'écrire qu'un mot, mais je veux te prier de faire une proposition à Hortense [23] qui me ferait un très vif plaisir à voir se réaliser. C'est de consentir à te laisser abréger ta visite à Neufchâtel et qu'elle vienne avec toi passer quelques jours ici où elle te laissera quand elle en aura assez du Vaudreuil, où nous serions enchantés de la recevoir. Propose-le lui. Tu dois te rappeler qu'elle me l'avait presque promis il y a deux ans. Tu me feras dire si tu veux une voiture et des chevaux à Rouen. Pas de discrétion! Cela les promène et leur rend service. Ils meurent de gras fondu. M. de P... est parti ce matin pour attendre les couches de Mme la duchesse d'Orléans (la prochaine naissance du comte de Paris). De là, il va au Conseil général. Je crains bien qu'il ne soit un mois absent ou au moins trois semaines. Je t'en prie, plaide ma cause près d'Hortense et reçois l'expression de tous mes tendres sentiments. Ne m'oublie pas auprès de ceux qui t'entourent [24]». La réunion projetée ne semble pas avoir eu lieu. M. de Lhérault meurt quelques semaines plus tard.
Le Vaudreuil (Eure). Dessin et lithographie de G. de Pontalba. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Le marquis de Praslin, après les couches de la duchesse d'Orléans, après le Conseil général, après un séjour à Vaudreuil où fut conçu Raynald de Praslin, repart pour Paris et de là pour l'Angleterre. «J'espère que tu as fait bon voyage, cher ami, lui écrit sa femme, et j'espère que le grand que tu projettes ne sera pas trop long. Il me semble qu'alors tout ira bien. Il me tarde bien de t'en voir revenu, car lorsqu'on aime bien, on est toujours comme dit Molière: «Alors qu'on désespère on espère toujours». Mais motus, n'est-ce pas, sur ce sujet? Je veux croire que tout ira bien, je t'aime trop pour ne pas me corriger et tu es trop bon pour m'en vouloir toujours et me fuir et être honteux de ma tendresse et intimement avec moi si tu étais content de moi. Horace est bien aujourd'hui, mais le nez de Gaston empire vraiment tous les jours et lorsque M. Delisle viendra, j'ai bien envie de lui proposer un vésicatoire pour Gaston. Raphaël vient d'arriver avec tous les chevaux en bon état; il m'a apporté mon ornement de 68 francs, mais comme tu as oublié de me dire ce que tu voulais à ce sujet, j'attends tes ordres pour le donner. N'en dis rien à Mme Desprez (l'institutrice en fonctions), mais je suis désespérée et Eugène en est bouleversé. Une souris s'est introduite par la serre dans le grand salon et a dévoré par places la belle chauffeuse de tapisserie bleue; mais je crois que cela est remédiable. Je la fais détendre et je vais l'envoyer à Morgat (son tapissier). Eugène était si désolé que je n'ai eu le courage de le gronder; mais cela est bien désagréable et je crois par exemple que la leçon est bonne pour l'engager à redoubler de soins. Tu auras trouvé un sac à argent que je ferai remonter plus tard avec une tapisserie, mais je n'ai pas eu le temps d'en faire une. Tu auras aussi trouvé un petit portefeuille de mon ouvrage pour tes bank-notes à Londres. Ma seule commission, c'est pour Mme Desprez qui m'avait priée de me charger d'une de ses soucoupes pour pouvoir lui en faire faire huit pour ses tasses à café. Tu vas être doublement bien reçu à Londres à cause du discours de ton père; j'en ai été touchée et reconnaissante comme d'un fait personnel. Si je l'avais osé, je lui aurais écrit: parle-lui bien de moi. Soigne mon anneau. La bague avec le petit chien, que tu m'as donnée, ne me quittera et je regarderai souvent avec confiance et amour cet emblème que tu m'as donné. M. Benech est fort cher [25]; j'ai appris que le moins à lui envoyer est de 6 à 800 francs: Mme Delessert lui a envoyé 2 000 francs, mais elle l'a vu bien plus et plus longtemps que moi; on paie les drogues à part, mais c'est peu de chose. Il demeure rue du Bouloy, no 10. Faut-il que je lui écrive? et dans ce cas comment faire pour l'argent? Mon bien-aimé, je te recommande instamment l'affaire de la sœur Saint-Benoit. Mme Belt, c'est dix leçons à 3 francs qu'on lui doit. Adieu, mon bien-aimé chéri, laisse-moi te dire que je t'aime et t'embrasse bien tendrement.»
La duchesse Hélène d'Orléans.
Imprimerie lithographique de Bêtremieux.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.
Cet accord, parfait tant que le marquis est absent, est sans cesse troublé sitôt qu'il est au Vaudreuil ou à Paris. Alors, les scènes recommencent. Les emportements d'abord et puis ensuite les regrets. Il semble que le marquis a menacé sa femme d'une rupture si elle ne renonçait point à ses violences. Là-dessus nouvelles lamentations, plus prolixes, plus tumultueuses que par le passé: «J'ai eu tort ce matin 37 et je commence très bien à sentir que, parce que je suis triste et malheureuse, ce n'est pas une raison, lors même que mon amour-propre est blessé, comme mes affections, d'être emportée et de mauvaise humeur. Je sens donc très bien que si je suis excusable d'être affligée de la position où ma conduite m'a mise, je ne saurais l'être de ma violence et de mon humeur, plus qu'un homme ne le serait de devenir un voleur, parce qu'on l'a volé. Je comprends que mes fautes, sans cesse renouvelées, doivent tous les jours aggraver ma position et que je n'ai que ce que je mérite; aussi, je comptais plus sur ton extrême bonté que sur moi; mais tu es lassé, c'est tout simple.
«Je n'oserais entrer avec toi dans le détail des pensées et des désirs que cette idée fait souvent naître dans mon esprit. Mais sache-le bien, Théobald, ni l'amour que j'ai pour tes enfants, ni l'espoir vague d'un bonheur que je n'attends plus, ni une terreur matérielle ne me retiennent en ce monde. Une seule pensée m'arrête, me retient et doit m'enchaîner à cette vie, quelque pénible, inutile et nuisible qu'elle puisse me paraître: c'est un devoir de vivre et peut-être de souffrir. Alors, il faut s'y soumettre. Crois-le bien, je sais qu'il faut que je vive et c'est seulement, parce qu'il le faut, que cela est. Ah! si tu savais tout, tu serais bien convaincu que ce n'est pas par faiblesse, mais par devoir, que je ne t'ai pas encore délivré de moi. Je le sais, tu as un plan: tu me veux corriger, et, si tu réussissais, je suis convaincue que tu voudrais me rendre heureuse; mais, mon ami, les moyens que tu emploies sont trop violents pour moi; ils m'irritent malgré moi et alors tu m'en veux et nous tournons dans un cercle vicieux. Tu veux me rendre moins exigeante et tu me prives (permets-moi de te dire la vérité) des droits les plus naturels (et tu ne saurais nier, cependant, qu'une femme en a quelques-uns aux égards et à la société de son mari); tu veux me rendre moins inquisitive, et tu me refuses la moindre réponse, la plus simple; tu veux me rendre plus douce et tu froisses sans cesse ce qu'il y a de plus tendre et de plus délicat dans le cœur d'une femme; tu veux me rendre moins jalouse, et tu mènes une vie, capable, je te le jure, d'exciter la jalousie de la femme la plus calme et la plus indifférente. Tu vas triompher en me disant qu'en cela, du moins, tu réussis, car je te fais des scènes de jalousie, et ce silence ne saurait-il avoir d'autres motifs que celui de ta confiance? Oui, je ne doute pas un instant, quand je suis de sang-froid, de tes bonnes intentions vis-à-vis de moi; mais je vois avec terreur les crises et les ravages que produit la violence des remèdes et je crains bien que lorsque la maladie cédera aux remèdes, le feu qui allume le médecin et le malade ne soit entièrement épuisé, chez le premier moralement, chez le second physiquement.
«Je ne m'aveugle point: hier soir tu m'avais su gré de n'avoir pas profité du temps de ton bain pour ne point te quitter et te parler de mes chagrins et des explications que je désirais; ce matin, j'ai détruit le peu de bons effets qu'avaient produits mes efforts. Je sais bien que tu n'admets pas qu'une femme ait des droits, mais cependant, en toi-même, ne comprends-tu pas, mon bien cher Théobald, qu'il y a certaines manières de vivre qui peuvent faire de la peine à une femme et lui inspirer de bien naturelles inquiétudes. Dans ce cas, une femme ne doit-elle pas demander des explications? Si elles sont refusées, l'inquiétude ne doit-elle pas s'accroître? Eh bien! je souscris encore à cela. Mais, du moins, faut-il les promettre entières et satisfaisantes pour l'avenir. Et quand je dis des explications, j'entends une réponse franche et nette sur des événements passés qui peuvent avoir excité des inquiétudes et des soupçons pénibles. Crois-tu que sans cela la confiance puisse jamais s'établir? Admets que je sois complètement corrigée de mes violences, de mes questions, de mes exigences (que je cherche sans les trouver maintenant). Admets enfin que depuis assez longtemps, tu sois content de moi, de manière à vouloir prendre un nouveau genre de vie, sera-t-il bien probable que ma tendresse soit aussi vive, affectueuse, empressée et confiante que tu pourrais le souhaiter, si j'ai conservé au fond du cœur des inquiétudes sur le passé? Et crois-tu donc que parce que je ne les aurai pas articulées, ces inquiétudes, elles n'en auront pas été aussi profondes et aussi pénibles? Lors même que j'aurais appris à dissimuler les doutes qui me resteront, parce qu'ils n'auront pas été éclaircis, crois-tu, cher ami, que ta femme pourra être telle que tu le désirerais. Il pourrait y avoir plus d'intimité, de confidences, de caresses que maintenant, mais peut-être moins de tendresse qu'il n'y en a encore maintenant. Je sais que lorsque tu me repousses, je dois m'éloigner sans me plaindre et murmurer surtout; que lorsque tu m'appelles, je dois venir sans conditions, sans réflexions, quelques inquiétudes, quelques soupçons qui puissent m'agiter; je t'appartiens, tu peux me prendre, me laisser, me reprendre à ta fantaisie; je dois obéir et faire tout ce qui est devoir avec toute l'affection qui dépend de moi, sans m'inquiéter de ta conduite, dont ta conscience doit être le seul juge pour nos rapports entre nous; mais la confiance, elle, fait seule tout le charme de la vie, le bonheur de l'intimité, la douceur des caresses. En disant tout cela, ne va pas t'imaginer que je serais capable de te soupçonner de m'appeler pour mieux cacher ton jeu. En vérité ce serait bien injuste, car tu affectes trop les mauvaises apparences, pour que les dessous de cartes soient aussi mauvais à beaucoup près. Mais tu es bien méchant, je t'assure, car, tu ne saurais le nier, tu serais bien fâché que j'eusse l'air radieux, enchanté de ma liberté extrême et de mon isolement, et plus j'en suis désolée, plus tu augmentes mon chagrin et mon trouble. Mais où veux-tu en venir? Peux-tu te figurer me rendre confiante en excitant mes soupçons par tous les moyens, sans me prouver par des éclaircissements que j'avais tort? Attends-tu que je puisse jamais avoir le calme et la douceur inaltérable comme Régine (Régine de Praslin, duchesse de Sabran-Pontevès)? Mais, mon ami, autant prendre la lune avec les dents. Je puis apprendre à me contenir, m'adoucir, devenir plus soumise, mais impassible, jamais! Ce serait tout au plus si tu me devenais tout à fait indifférent. Et plût à Dieu que je pusse jouer au naturel, pendant un bon mois, l'insouciance, la légèreté, 41 la gaieté! Tout changerait bien vite. Tu me traites comme une folle. N'as-tu jamais craint que je te prenne en grippe, comme elles le font de leur médecin? Hélas! tu as raison de compter sur l'excès de ma tendresse; et cependant, souvent je me dis: «Oh! s'il tenait moins à me corriger, et qu'il me traitât comme une indifférente, je ne le verrais plus.» Et vraiment je n'en puis plus».
Le Vaudreuil: L'Orangerie.
Dessiné par Hostein. Lithographie d'Engelmann.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Le début de sa grossesse semble exaspérer l'état d'excitation nerveuse de Mme de Praslin. Nouveaux cris de désespoir quelques jours après. Après un nouvel éclat, au cours duquel le marquis a menacé d'une longue absence, d'où il espère l'apaisement: «Mon cher Théobald, écrit-elle, je ne puis plus réellement avoir d'illusion; je sens que ma tête se perd. Au nom de tes enfants, aie pitié de leur mère. Ne m'excite pas lorsque je suis déjà au désespoir. Pourquoi, si tu veux me fuir, mettre tout le monde dans la confidence? N'est-ce pas assez pour moi d'être isolée, abandonnée? Crois-tu que ce soit là du bonheur pour une personne qui t'aime lorsque, après avoir passé mes nuits et mes matinées dans le chagrin, je parviens à prendre sur moi pour être calme? Éprouves-tu un secret plaisir à parler, sans cesse, devant tout le monde, de projets qui doivent m'être d'autant plus pénibles que je t'aime et que je sens qu'ils sont une punition? Pourquoi me désoler sans cesse par une affectation continuelle de cachotteries, pour des riens, vis-à-vis de moi? Tu dis, mon ami, que tu veux me quitter longtemps pour m'aimer encore davantage, peut-être pour perdre l'habitude des querelles. Ne sens-tu donc pas que plus je souffrirai, plus malheureusement mon caractère s'aigrira? Je sens que la bonté me ramènerait, mais, je te jure, la douleur me fait perdre la tête. Pourquoi chercher toujours les sujets les plus douloureux pour moi? Théobald, réfléchis toi-même, mon ami! Trouverais-tu bien tendre, bien aimable, un mari qui ne parlerait jamais d'abandon et qui affecterait les mystères en tout? Que tu le fasses quand j'ai été aigre ou méchante, je conçois; mais qu'avais-je fait ce matin, mon ami, pour choisir tous les sujets les plus pénibles?
«La plaie de mon cœur est au vif, mon ami. Si quelquefois je parviens, en vue de te ramener, à engourdir mes souffrances, pourquoi y verser toi-même des irritants? Mon ami, tu es si bon, tu me comprendras, j'en suis sûre. Une fois emportée, hélas! je ne sais plus m'arrêter. Par pitié, ne m'excite pas à te déplaire. Tu es poussé à bout, dis-tu, mon ami. Si lorsque tu voudras revenir, après être calmé, dis-tu, par un long abandon, tu me trouvais habituée à cette indépendance, aigrie, dégoûtée par cet abandon, me refusant comme tu le fais maintenant à tout accommodement, crois-tu que tu ne souffrirais pas cruellement? Il y a déjà maintenant, mon ami, des barrières infranchissables entre nous, à moins d'événements; maintenant, à moins d'une véritable maladie de l'un de nous, il n'est plus possible sans ridicule, sans inconvenance, sans une espèce d'aveu de réconciliation, et par conséquent de brouille, à laquelle on attacherait des idées fâcheuses, que, quelque désir que nous puissions en avoir, nous puissions habiter la même chambre. Bientôt il en sera de même des lettres. Une fois l'habitude perdue, il faut la continuer sans avoir l'air d'être en bonne intelligence, de même pour sortir, etc. Je fais ta part belle, tu le vois, je ne te demande plus que de ne pas toucher certains projets d'abandon et d'éviter des affectations de cachotteries. Si nous redevenons bons amis, tu me taquineras tant que tu voudras; d'ici là, non, je t'en prie. Tu devrais, je t'assure, t'arranger pour me....»
Et elle ne termine pas sa lettre. Une saute de vent quelconque dans son cerveau d'oiselle la fait expédier sans achever sa pensée. Mais bientôt, la crise reprend. Et voici la marquise qui adresse à son mari une sorte d'ultimatum: «Je ne sais, Théobald, si jamais votre colère contre moi sera assez calmée pour que vous puissiez lire, avec quelque souvenir de votre ancienne affection, ces lignes. Vous m'abandonnez complètement et vous me dites: «Soyez heureuse, que voulez-vous de plus? Vous êtes libre comme l'air! vous pourrez faire tout ce que vous voudrez, je ne m'en inquiète pas.» Quoi! cet isolement serait à vos yeux le bonheur; mais il faudrait que je n'aie ni âme ni affection, pour être heureuse avec la vie que je mène. Quoi! lorsqu'après ne vous avoir vu que dix minutes pendant le déjeuner, je n'ose pénétrer chez vous pour vous dire un mot, je dois être contente, heureuse, lorsque je vous revois, exactement pendant le dîner, devant dix personnes, lorsque tout ce que vous me dites m'est prouvé, quelques minutes après, être un mensonge pour les choses les plus simples et les plus naturelles. Toujours fuie, toujours chassée, je dois paraître riante et heureuse. Pourriez-vous nier que, depuis quelques jours, résignée à la triste vie à laquelle vous m'avez condamnée, je vous recevais avec la même tendresse que j'ai toujours eue pour vous. Hier soir encore, Théobald, après avoir passé ma journée à désirer vous revoir, heureuse, oh! oui, bien heureuse du quart d'heure que vous m'accordiez à la fin de la journée en rentrant du spectacle, je vous remerciais avec effusion, oubliant toutes mes souffrances pour un instant de bonté de votre part. Eh bien! pour prix de cette résignation, de ma soumission à toutes vos volontés, le lendemain, je vous vois encore moins et cependant vous m'aviez dit, Théobald, que moins je vous demanderais, plus je serais réservée, plus je vous verrais. Quoi! non seulement il faut être résignée, soumise à ce cruel isolement, mais un regret est même un crime à vos yeux. Vous convenez que peu de maris, qui soient de bons maris, aient autant de liberté que vous. Eh bien! ce n'est pas assez encore que le sacrifice complet de mon bonheur, car croyez-vous que ce soit du bonheur que de s'entendre répéter sans cesse qu'au prix de ne plus vous voir on ne saurait être heureux; et il faut que je sois gaie, contente, que je vous remercie de m'abandonner. Vous voudriez que je fusse plus aimable et plus heureuse que ne le sont bien des femmes, même pour des maris les plus affectueux. Il y a quelque temps, avant que je n'eusse pris encore sur moi de ne jamais enfreindre vos ordres, pour aller chez vous, pour vous questionner, vous soupçonner, vous accuser, j'aurais compris la manière dont vous me traitez, mais lorsque je vous ai montré ma soumission, ma confiance, de la manière la plus irrécusable, oh! pourquoi, Théobald, redoubler de dureté, pourquoi en me poussant au désespoir, faire perdre en quelques instants le fruit des efforts que vous devriez encourager. Théobald, tu m'en veux, parce que dans l'excès de mon amour j'ai été jalouse, inquiète, mais si je t'ai accusé injustement dans mes emportements, tu ne saurais le nier, jamais je ne t'ai, en aucun instant de ta vie, montré de défiance dans mes actions, jamais je ne t'ai refusé ma présence, mes caresses; mais toi, tu ne m'accuses pas, tu ne me soupçonnes pas, mais que ferais-tu de plus vis-à-vis de moi que tu ne fasses maintenant. Même les caresses qui t'échappent malgré toi, tu les regrettes, tu me les reproches comme si j'en étais indigne.
«Théobald, tu m'aimes encore, au nom de tes enfants, de ton bonheur,—car je le sais comme toi, tu ne peux pas être heureux ainsi, en menant une vie qui serait de l'inconduite à tes propres yeux, dis-tu, si j'étais plus aimable,—ne me force point, en me réduisant au désespoir, à me faire détester par toi. Soutiens-moi plutôt. Hélas! je ne puis donner que soumission et confiance. Bientôt, je l'espère, j'y joindrai de la douceur. Mais être gaie, aimable, le puis-je, lorsque je suis malheureuse et ne puis-je pas l'être avec la vie que nous menons, pour peu que j'aie de l'affection pour toi. Quoi! tu serais aise de me voir gaie, heureuse, étant abandonnée par toi! Ah! le jour où je serais ainsi consolée je ne me soucierai pas de te voir changer et revenir. Ce soir, quand tu es rentré, j'avais souffert moralement et physiquement toute la journée; je venais cependant de m'occuper de toi et cela m'avait fait du bien, car je t'aime, Théobald, et bien plus que tu ne le crois. Comme tu m'as traitée en rentrant! Oh! alors j'ai perdu la tête et j'ai fait mille choses dont tu ne m'accorderas jamais peut-être le pardon, car j'aurais dû renfermer mon chagrin et ne pouvant rentrer chez toi, je me suis promenée à minuit sous ta fenêtre. Tu me bannis de ta chambre comme une coupable. L'ai-je jamais fait dans ces soupçons dont tu te plains tant? Par pitié, Théobald, cède à ta bonté naturelle, à ton affection pour une femme qui meurt d'amour pour toi et qui deviendra folle. Ne persiste pas dans tes idées qui nous entraînent tous les jours plus loin l'un de l'autre. J'embrasse tes genoux. Par pitié, ne te raidis pas. Si tu savais comme je souffre et toi aussi tu souffres, mon bien-aimé.»
Pour causer une telle jalousie, le marquis est-il une merveille de beauté? «Brun, petit, de mince apparence», ainsi le voit le comte d'Alton-Shée. «C'est un blond blafard, pâle, blême, l'air anglais», dira Victor Hugo qui lui trouve «l'air faux». Sur sa douceur, tout le monde est d'accord. «Il adorait ses enfants, dit le docteur Louis, et passait sa vie à en avoir un sur ses genoux et, parfois en même temps, un autre sur le dos.» Il a l'intelligence paresseuse. Souvent il promet et il oublie, ou sa nonchalance a le dessus. Souvent il ne sait pas vouloir, ou s'il veut, il ne sait affirmer sa volonté et fait en dessous ce qu'il eût dû faire au vu et au su de tous. «Il a toujours l'air d'être prêt à dire quelque chose qu'il ne dit pas.» Ainsi sont les hommes qu'on a habitués à s'effacer.
Un jour, le 5 décembre, dans un moment d'exaspération, la marquise écrit à M. Riant, le notaire qui a dressé son contrat de mariage,—il a cédé son étude à Me Cahouet, mais il continue à s'occuper des affaires de ses anciens clients. Elle réclame son intervention entre elle et le marquis de Praslin. Pour une réconciliation? que non pas! pour une séparation amiable. «Monsieur, je viens m'adresser à vous pour obtenir de vous un grand service pour lequel je réclame votre entremise et votre discrétion. Depuis longtemps, je désire me séparer. Depuis un an environ, j'ai consenti à rester sous le même toit que M. de Praslin, malgré ce désir; mais cette vie ne m'est plus supportable. Ma santé s'altère tous les jours. Je n'ai plus que peu de temps à vivre et je voudrais le passer dans la solitude et le calme. Il me sera facile, en ayant besoin, de me faire ordonner un hiver dans le Midi. Je sais que M. de Praslin craint les éclats et que cette seule idée peut lui donner de l'opposition à une séparation. Je ne demande que la permission de partir seule, au 15 janvier, sous le prétexte de ma santé, en lui faisant le sacrifice de mes enfants. Je crois avoir le droit de demander une séparation qui, en ne dérangeant rien à ses affections, ses goûts, ses habitudes, me donnera la possibilité de mourir en paix dans la solitude qui peut être le seul véritable refuge des regrets. J'ai fait choix d'un lieu où je désire me retirer. C'est une toute petite ville sur les bords de la Méditerranée. Une pension de 6 000 francs suffira à mes besoins. Quels que pussent être les motifs qui aient donné l'idée à M. de Praslin qu'il avait le droit de me réduire à la vie qu'il m'impose, je sais que j'ai droit à toute son estime et que j'aurais tort de supporter des humiliations continuelles qui empoisonnent ma vie sans les avoir méritées. Je pense donc, Monsieur, que vous parviendrez à obtenir de lui la seule et dernière grâce que je lui demanderai de ma vie. Croyez, Monsieur, à mon éternelle reconnaissance de vouloir bien me prêter votre appui et d'être le dépositaire de ce triste secret de famille. Si vous parvenez à décider M. de Praslin à consentir à mon départ, je lui donne ma parole que je ne parlerai de notre séparation à personne. Une fois partie, on s'habituera à mon absence et tout esclandre sera évité. Si M. de Praslin n'y consentait pas, je suis tellement décidée à en arriver là, à moins d'un changement radical dans sa manière d'être avec moi, que je ne puis répondre que je n'amène, par un éclat dans sa famille et la mienne, la séparation que j'implore comme une faveur. Croyez-moi, Monsieur, il faut de réelles souffrances pour conduire là une femme qui n'a jamais eu d'autres affections que son mari et ses enfants.»
Cette lettre, encore elle ne l'envoie pas. Sitôt qu'elle s'est soulagée en l'écrivant, elle s'est rendu compte que ce n'est pas une séparation qu'elle veut mais un rapprochement, et sur le carnet où elle note ses pensées, elle inscrit trois réflexions où ses préoccupations s'épanchent: «Lorsqu'on attache deux lévriers au même poteau, si on ne met pas les deux chaînes d'égale longueur, celui qui aura la chaîne la plus courte sera entièrement à la merci de l'autre qui, tantôt le délaissera, tantôt lui fera subir sans recours la tyrannie de sa force et son indépendance.
«Cette fleur, elle vous plaît. Vous voudriez la conserver; elle répandrait un doux parfum sur vos jours, mais elle est délicate, il faut la manier avec délicatesse, avec soin, car elle se briserait aisément. Si vous la négligez, si vous la pliez de côté pour plus tard, oh! il sera trop tard alors. Elle aura langui et elle se sera fanée, desséchée, et elle tombera effeuillée quand vous voudrez la reprendre. Ainsi le cœur d'une femme.
«Si vous aviez une plante du Midi, ne savez-vous pas que pour la conserver, il faut l'entourer de soins, ne pas l'abandonner au froid, car si vous l'abandonnez, elle mourra, à moins que d'autres ne se chargent des soins que vous aurez négligés, et vous le regretterez, mais trop tard; car cette plante, quoique les soins excessifs vous fussent quelquefois à charge, vous y teniez peut-être, d'autant plus que ses qualités n'étaient pas celles qu'on rencontre communément et sa rareté ajoutait à son prix et flattait peut-être votre vanité comme vos plaisirs. Ainsi le cœur méridional d'une femme; il est moins doux, moins agréable, mais peut-être plus aimant, moins léger que celui d'une femme du Nord. L'amour est la vie qui l'anime, le feu qui l'échauffe. S'il est vertueux et que vous l'abandonniez, le froid de la solitude le glace et il meurt...»
Au moment où Mme de Praslin trace ces pensées, à quoi correspondent-elles dans la réalité? Elle est si peu délaissée, si peu «condamnée au froid» qu'elle porte dans son sein Raynald, dont la conception a suivi de fort près la guérison des troubles subséquents à ses couches du printemps. Las des scènes de jalousie, effrayé des aptitudes extraordinairement prolifiques de cette infatigable pondeuse, rassasié, distrait par d'autres amours, Praslin s'est-il refroidi? C'est un silencieux, un réservé, un timide, un scrupuleux aussi. Jamais il n'a pu se résigner à voir souffrir. «C'est un ange de bonté», diront la duchesse, Mlle Deluzy, ses serviteurs. Il n'aurait pu voir tuer un poulet et n'osait renvoyer un serviteur, et pourtant il est sourd aux lamentations de Mme de Praslin. Jamais il n'a parlé que par ses silences. Il n'a retracé nulle part ni une plainte, ni une 49 articulation. Les documents saisis dans son secrétaire se réduisent aux lettres de Mme de Praslin, et c'est dans celles-ci seules qu'il faut chercher la vérité. A les lire en psychologue averti, négligeant les appréciations de celle qui écrit pour s'en tenir aux faits qu'elle voit, il s'est accompli une évolution grave dans l'âme de Praslin. Il est triste, absorbé. Il a des chagrins mystérieux. Il s'éloigne visiblement de sa femme. Il observe, il surveille. Plus tard, la légende a prétendu—mais rien n'est venu la confirmer—qu'il l'avait soupçonnée d'une intrigue, qu'une lettre anonyme lui avait fait croire à l'existence d'un enfant mystérieux, élevé dans un réduit caché au fond du parc, qu'il l'y avait suivie et qu'alors, il s'était révélé à lui que Mme de Praslin secourait les malheureux à l'insu de tous. Tout ce qu'a écrit Fanny contredit cette version. Ce n'est pas M. de Praslin qui implore le pardon de la femme qu'il a calomniée; c'est la femme qui supplie, qui parle de «honte», de «regrets», de «remords», de «repentir», et c'est M. de Praslin qui lui dit qu'il la «méprise», qui l'écarte soigneusement de ses enfants, comme une influence malsaine, délétère, vicieuse. Il faut donc renoncer et à la théorie de Praslin, las du mariage, et à la théorie de Praslin jaloux, méfiant, injurieusement soupçonneux. L'hypothèse doit être autre.
Une soirée chez le duc d'Orléans. Dessin d'Eugène Lami. (Jules Janin: Un hiver à Paris.)
Longtemps avant la naissance de Raynald, longtemps même avant celle d'Horace, un scandale a bouleversé le grand monde parisien. Une jeune femme, au lendemain de couches douloureuses, a fui le domicile conjugal en criant sa haine pour les hommes et leur barbarie. La transfuge est partie, non pour Cythère mais pour Lesbos, en compagnie d'une femme de chambre. Au cours du procès de séparation qui a suivi cette fugue, un nom a retenti discrètement dans les prétoires, celui de Mlle Mendelssohn. Praslin peut n'en avoir rien su. Il y a, cependant, un vieillard qui siège sur les bancs de la Chambre des Pairs, un collègue du vieux duc de Praslin, dont la vie a été brisée par ce scandale. Mais le nom de l'institutrice a pu alors ne rien rappeler au marquis. Il semble qu'au courant de 1839, ce nom ait pris une signification pour lui. Quel est l'homme qui peut se vanter de connaître à fond un autre être humain? Est-il rien qui égale la souffrance de ne pas savoir, jusqu'à ce qu'on connaisse celle de savoir? Sitôt l'inguérissable soupçon pénétré en lui, Praslin a eu sa vie empoisonnée. Il a cherché, scruté, analysé, rapproché des riens qui, jusque-là, n'avaient pas eu de sens à ses yeux. Ces états d'âme, il les parcourt en un douloureux calvaire, pendant la fin de l'année 1838, l'année 1839, et toute l'année 1840. Ce n'est que celle-ci révolue, que l'on trouve, dans les lettres de Mme de Praslin, des allusions nettes à des reproches, à des griefs, à des accusations que son mari a articulés dans leurs querelles et qui n'y avaient point paru jusque-là.
Plusieurs mois encore, la malheureuse se débat, non contre ces soupçons qu'elle répète et ne semble pas comprendre, mais contre leur résultante qu'elle voit seule. Elle combat les moulins à vents que forge son imagination, et elle n'aborde, ni de face ni de côté, des griefs qui sont, entre tous, les plus difficiles à combattre. Jadis choyée, caressée, maintenant repoussée avec une sorte d'horreur et de dégoût, elle croit à des maîtresses. A entendre parler sans cesse de «maris qui ont de petits appartements», elle suspecte le sien. Elle s'habitue à accuser successivement toutes les gouvernantes de ses enfants de lui disputer le cœur de son mari. C'est le reproche qu'elle a fait d'abord à Mlle Desprez, qu'elle fait à celle qui lui a succédé et qui est pourtant une malade menacée par l'anévrisme, qu'elle fera bientôt à Mlle de Tschudy. En même temps, elle s'avoue à elle-même qu'elle ne soupçonne pas son mari, qu'elle n'a pas le droit de le soupçonner. Certains jours, ce ne sont pas des reproches qu'elle lui adresse, c'est son admiration qu'elle exprime: «J'admire ta bonté, ta patience avec moi. Je suis confuse, malheureuse de me sentir si coupable envers toi, le meilleur des hommes et des maris. Il n'y avait pas plus de dix minutes que j'étais rentrée dans ma chambre, que je sentais tous mes torts bien plus profondément que je ne puis te l'exprimer, et si je n'avais écouté que mon cœur, j'aurais couru me jeter à tes genoux, mais j'ai craint de te contrarier et de t'empêcher de dormir. Pour moi, il est une heure et je n'ai pu attendre à te demander pardon. Je me suis levée et je t'écris; mais je ne pourrai jamais te dire tout ce que j'éprouve de honte, de remords, de regrets, de repentirs de ma conduite, et d'admiration pour la tienne, et de reconnaissance. Oui, de reconnaissance, malgré tous les chagrins que j'éprouve, car je sens qu'une bien vive affection peut seule résister à une conduite comme la mienne, et t'inspirer ce désir et cette persévérance d'employer à me corriger tous les moyens qui doivent le plus répugner à ta douceur, ta tendresse, tes habitudes, car tu me sacrifies même dans ce but les apparences de ta conduite si exemplaire. Pardon, oh! pardon, mille fois pardon, mon bien-aimé Théobald, si j'ose me permettre de te nommer encore ainsi. Tu es un ange dont je n'étais pas digne et, cependant, je t'aime bien et c'est cet amour qui me fait perdre la tête et qui, dans le désespoir d'être séparée de toi, me fait faire et dire des choses dont je rougis et que jamais je ne pourrais assez expier, si ta bonté ne surpassait encore mes torts. Cher Théobald, aie pitié de moi. Je ne serai pas, je l'espère, toujours indigne de toi, encore un peu de patience. Hélas! je ne fais guère de progrès; mais intérieurement, je sens plus vite et plus profondément mes torts et ta bonté. Au nom du ciel, ne te décourage pas, car lorsque je reprends ma raison, je sens combien tu as raison d'agir ainsi que tu le fais. Corrige-moi, punis-moi autant, aussi longtemps que tu le voudras. Laisse-moi seulement penser au proverbe: «Qui aime bien châtie bien». Crois à mon repentir comme à mon amour. Pardon! Pardon.»
Vaux-le-Praslin (1845).
Dessin de Rauch, gravé par Schræder.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Puis, c'est une autre attitude. Le silence de Praslin, ce silence des calmes qui exaspère les esprits exaltés, porte ses fruits. Un jour, au Vaudreuil, elle tente de se frapper avec un stylet, et son mari se blesse à la main en la désarmant. Puis Fanny se déclare prête à tout. Elle semble avoir renoncé à un rapprochement désormais impossible à ses yeux (21 mai 1840): «Ne vous étonnez pas, mon cher Théobald, de ma crainte de me trouver seule avec vous. Nous sommes séparés pour toujours, vous l'avez dit. La journée d'hier vivra dans mon cœur par un bien pénible souvenir. Hier soir, vous avez pu juger que j'en comprenais le sérieux, puisque devant les personnes qui sont le motif de cette séparation, ma conduite a été telle qu'elle pouvait l'être si nous eussions été très unis. Oui, je vous jure, devant le monde, vous serez content de moi. Les efforts que j'ai faits hier, bien naturellement, après cette cruelle journée, vous en seront la meilleure preuve. Tant que j'ai conservé l'espoir d'un rapprochement, d'une réconciliation (et j'en avais beaucoup dernièrement), j'étais continuellement dans l'alternative de joie et de crainte qui me poussait à des boutades d'emportement; maintenant que le sacrifice est consommé, soyez tranquille: devant les enfants, les gens, la famille, le monde, jamais rien ne pourra vous accuser d'avoir détruit mon bonheur. Oh! quand je dis, toi, ce n'est pas toi que mon cœur accuse; mais, me trouver seule avec vous, mon ami, est au-dessus de mes forces: j'ai besoin de pleurer dans ma solitude, de m'y recueillir, de m'y reposer pour prendre l'énergie nécessaire pour cacher aux yeux de tous mon malheur. Mes illusions sont encore trop près, mes habitudes d'épanchement avec celui que j'aime, trop récentes, pour que je puisse prendre encore l'habitude d'une réserve froide et affectueuse vis-à-vis de vous, qui seule peut convenir dorénavant à ma position. Maintenant, mon cœur déborderait toujours; il faut que le temps calme les expressions de la douleur et lui donne la force de l'habitude. Alors, soyez-en sûr, mon ami, au lieu de vous fuir, vous serez encore, comme toujours par le passé, la personne avec laquelle je préférerai me trouver. Aujourd'hui, mon amour est encore trop chaud dans mon cœur: c'est un deuil que ma vie intérieure désormais: les sentiments qu'il me fait éprouver seront toujours les mêmes, mais le temps en adoucira les formes.
«Ne m'en voulez donc pas, mon ami, si je vous fuis; je sens que je le dois pour ne point empoisonner votre vie. Devant le monde, devant les tiers, oh! je serai bien plus à mon aise: il me sera libre et même convenable d'être, vis-à-vis de vous, affectueuse, empressée, causante. Ces moments-là seront des moments de consolation, de bonheur et de joie bien pure. Oh! donnez-m'en souvent, mon ami, j'en serai bien reconnaissante, je reprendrai des éclairs de gaîté par les illusions qu'ils me causeront. Certes, après ce qui s'était passé dans la matinée, la société d'hier soir n'avait rien de pénible pour moi. Eh bien! je paraissais heureuse, vous l'avez vu, je l'étais presque, je me disais: «Si nous étions bien unis, il faudrait dire ceci, faire cela», et je le faisais, et cette illusion me faisait du bien. Seule avec vous, je dois me tenir toujours sur mes gardes, en présence de la triste réalité; nous sommes séparés et quoiqu'il y ait trois ans que nous vivions comme si nous l'étions; il restait l'espérance: hier l'a tuée [26].
«Pour être vis-à-vis de vous, mon ami, comme je dois l'être dorénavant, il faut oublier le passé et surtout mes espérances. Le temps et l'habitude de l'isolement peuvent seuls m'apprendre à détacher dans ma pensée, Théobald de M. de Praslin, que le premier ne doit vivre que comme un mystère dans mon souvenir ou bien devant le monde, et que, seule avec vous ou dans vos pensées et dans vos habitudes, je ne suis plus qu'avec M. de Praslin. Ah? croyez-moi, je voudrais être certaine que vous serez heureux au prix de tout ce que j'ai souffert et de ce que je vais souffrir maintenant sans avenir. Venez sans crainte au Vaudreuil. Restez beaucoup chez vous avec vos enfants. Vous ne me trouverez jamais sur votre chemin. Je cherchais depuis longtemps toutes les occasions de faire renaître mes espérances, je les fuirai: il m'en coûte trop pour les perdre. Adieu! Oh! que ce mot renferme de douleurs maintenant que je ne prévoyais pas. Adieu, et cependant tu m'aimais. Adieu! Là-haut nous nous retrouverons. Ne refuse pas cette dernière prière, le seul rendez-vous que je te donnerai désormais. Que cette idée t'occupe quelquefois: je t'aime toujours.»
Durant l'hiver de 1840 à 1841, Praslin est arrivé à une conviction personnelle. Mlle de Tschudy, après dix mois de séjour, va quitter les Praslin. Elle est en désaccords continuels avec la marquise et le marquis n'est point satisfait, d'ailleurs, du laisser-aller avec lequel elle mène les éducations dont elle est chargée. Il faut une institutrice plus sévère, plus à cheval sur les consignes. Il élabore un règlement qui exclura complètement Mme de Praslin de la direction des enfants. Voici ce règlement, tel que la justice le trouva dans ses papiers: «La gouvernante mangera avec les enfants dans leur chambre à la campagne, et dans la salle à manger à Paris. La gouvernante sera chargée de toutes les dépenses concernant les enfants: toilette, instruction, femmes de chambres, bonnes, plaisirs. La gouvernante réglera, en un mot, tout ce qui concernera les enfants, sous sa responsabilité. Les enfants ne sortiront qu'avec leur gouvernante. La gouvernante décidera quelles personnes les enfants recevront ou ne recevront pas. La gouvernante devra tout décider elle-même et ne pas consulter d'avance les parents qui se réservent seulement le droit d'observation. Mme de Praslin ne montera jamais chez ses enfants; s'il y en a de malades, n'entrera que dans la chambre du malade; ne les fera jamais sortir sans la gouvernante, ne les verra qu'en présence de M. de Praslin ou de la gouvernante.» Mme de Praslin accepte cette exclusion colorée de prétextes de santé, mesure draconienne que peuvent seules dicter la folie ou la triste raison. Plus tard, quand elle protestera, elle déclarera ne l'avoir admise que pour complaire aux exigences de son mari et désarmer le mécontentement que lui avait inspiré ses violences. Ce qui est certain, c'est que, ni en 1840 ni en 1841, elle ne s'est préoccupée de cette exclusion et que la place qu'elle réclamait alors semble beaucoup plus un droit «sensuel» au lit qu'un droit «moral».
«Oh! pourquoi, mon bien-aimé, te refuser à épancher ton âme dans la mienne? écrit-elle au commencement de 1841, tu retranches de notre vie tout le charme de l'affection! Crois-tu donc, ou plutôt veux-tu t'efforcer à croire que l'indépendance, c'est l'isolement? Tu dis que je suis exigeante parce que je désire partager toutes tes peines; tu ne veux pas que je m'aperçoive lorsque tu en as; mais tu veux donc être pour moi un étranger, et pour cela ne faut-il pas que tu me deviennes complètement indifférent? Que de temps pour en arriver à cette insouciance pour la personne que l'on n'aime plus! Crois-tu donc que ce serait possible, que mon cœur ne serait pas brisé avant d'en arriver là? Tu es affligé toi-même de me voir triste, et tu en sais la cause; tu sais les consolations que tu pourrais me donner; et cependant tu en es peiné! Eh bien moi, je te vois souffrir, être triste; je sais qu'il y a dans mon cœur, des trésors d'amour pour calmer et adoucir en toi tous les chagrins et tu me repousses! Tu as quitté ma chambre parce que tu crains que je cherche à prendre de l'ascendant sur toi, mon ami. Je te le jure au nom de mon amour, du tien, sur ce qu'il y a de plus cher et de plus sacré pour moi, je ne demande que ton amour, ta confiance, comme tu as la mienne; je me laisserai conduire en tout par toi, je ne te tourmenterai plus de ma jalousie, je ne m'arrogerai plus de droit de reproche et de conseil. Je me repens trop, je souffre trop de mes fautes pour y retomber.
Le Château de Praslin.
En-tête du papier à lettre de Louise de Praslin.
(Archives Nationales.)
«Nous sommes bien jeunes, Théobald, ne nous condamnons pas à l'isolement tous les deux. Quoi! nous nous aimons, nous sommes purs tous deux et nous vivrions séparés de cœur et d'esprit! Oh! ne laisse pas opprimer ton cœur par un peu d'amour-propre; je te jure que je n'aspire qu'à ta tendresse, ton intimité et ta confiance; je serai la moitié aimante mais passive de ta vie. Va, crois-moi, jamais je n'abuserai de ta bonté, de ta tendresse; tes épanchements seront reçus dans mon cœur avec la même tendresse et le même mystère que tes caresses. Reprends ta Fanny; essaie-la encore quelque temps avec affection, confiance; tu verras que tu seras plus heureux que tu ne peux l'être dans l'isolement. Tu cherches des distractions, mais es-tu réellement heureux? Oh! non, mon ami, on ne l'est pas avec un cœur comme le tien et la vie que nous menons. Ta femme, elle, n'a d'autre bonheur, d'autre affection, d'autre famille, d'autre appui que toi. Oh! ne sois pas sourd à ses prières, à ses serments, à son repentir, car elle t'aime et sa vie ne sera plus que reconnaissance et amour pour toi. Tu la repousses comme une coupable: elle n'ose point se présenter à tes yeux, t'ouvrir son cœur, te couvrir de caresses, t'adresser ses prières. Tu l'as chassée de ton lit et de ton cœur; ferais-tu davantage si elle n'était pas fidèle? Elle pleure jour et nuit; elle attend à ta porte et n'ose entrer, car demain tu le lui reprocherais peut-être. Mon ami, au nom de tant de souvenirs qui te sont chers, que tu m'as si souvent dit d'invoquer dans le cas où tu m'en voudrais sérieusement, oh! ne me repousse plus. Rends-moi ta confiance, ton amour. Consens à recevoir les soins, les consolations de cette femme qui ne vit que pour t'aimer. Oh! je n'en abuserai jamais. Mon bien-aimé, de quoi m'en veux-tu, si ce n'est de mes soupçons et de mes emportements Y en a-t-il jamais eu qu'une caresse n'ait fait céder à l'instant? Ne cède pas à ton irritation, au ressentiment. Ne sois pas inflexible...
«Si tu savais avec quel bonheur j'ai entendu, ce soir, ton père te donner des éloges, s'étonner de tout ce que tu peux quand tu veux! Oh! j'étais heureuse et fière; mais moi, je ne m'en étonnais pas, car il y a longtemps que je sais tout ce que tu vaux. Ta femme est trop fière, trop heureuse de tes succès: elle t'aime trop, mon ami, pour ne point mériter de partager tes chagrins, toutes tes préoccupations. Théobald, je ne vis que par toi, en toi. Oh! fais que je vive pour toi. Plus mes offenses ont été grandes, plus il est digne d'un cœur comme le tien de les pardonner. Oui, mon amour, mon dévouement, mon repentir sont dignes de ton pardon. Oh! ne brise pas ce cœur qui ne respire que pour toi. Ami! ami! toi qui m'as tant aimée, pardonne. Sois sûr que tu ne te repentiras pas de ta confiance, de ta bonté. Crois-tu donc que, lorsque tu me confieras tes peines, ta tête appuyée sur mon cœur, tes mains dans les miennes, mes lèvres sur ton front, tu ne les sentiras pas moins amères que dans la solitude? Lorsque j'adoucirai tes ennuis par des paroles d'amour et d'intérêt, crois-tu donc que tu ne seras pas plus heureux que maintenant?
«Oh! ne sacrifie pas ton bonheur et le mien à une vaine crainte que mon caractère abusera de ta bonté...
«Tu seras toujours sûr de trouver chez toi un visage serein et un cœur joyeux de te revoir et d'être le dépositaire de tes impressions et, quand tu voudras m'emmener, une compagne heureuse de te suivre partout. M'as-tu jamais vue, en aucun temps, préférer aucun plaisir au bonheur d'être près de toi? Et, cependant, tu as peut-être été plus jaloux que moi au fond. Dieu sait jusqu'où vont tes soupçons à cet égard en ce moment, car je ne sais à quel motif attribuer tes chagrins secrets. Dans quelle angoisse je vis! Mon bien-aimé, nous pouvons encore être si heureux! Laisse-toi toucher. Essaie d'être confiant avec moi, tu verras que tu ne trouveras que douceur et consolation, que jamais je n'essaierai de t'imposer mes idées. Tu veux faire un essai; je ne puis croire que tu veuilles ainsi m'abandonner pour toujours, nous priver des plus doux sentiments de bonheur; mais la vie est si courte, mon bien-aimé, et il y a déjà si longtemps que nous sommes désunis, séparés. Bientôt je n'oserai plus faire des avances sans cesse repoussées comme mes caresses; il n'est pas dans ton caractère de faire les premiers pas. L'habitude sera prise, ta femme craindra trop pour essayer encore, et la vie passera ainsi, et tu ne seras pas heureux, et ta femme mourra de douleur. Oh! reviens, reviens à elle!»
III
Henriette Deluzy-Desportes.
Le moment approche du départ de Mlle de Tschudy. Mme de Flahaut recommande une jeune gouvernante, Mlle Deluzy-Desportes, qui vient de passer cinq ans en Angleterre, chez lord et lady Hislop. Miss Hislop devant épouser son cousin, le comte Malgund [27], son institutrice a été adressée par lady Hislop à des amis français et c'est sous leurs auspices, chaudement patronnée, qu'elle est proposée pour la charge de gouvernante des enfants Praslin. Praslin va la voir seul dans la pension de Mlle Renard où elle est logée. C'est là qu'elle a été élevée jadis. Elle a vingt-neuf ans. C'est une très jolie blonde dont les soyeuses anglaises encadrent le visage encore plus doux que régulier. Sa taille est pleine d'élégance et de distinction. Elle cause avec esprit, sans embarras. Elle dessine fort bien, elle est très musicienne. Mlle Deluzy est d'abord un peu effrayée à la pensée de distribuer la becquée intellectuelle et morale à neuf enfants. A Charlton, chez lady Hislop, elle n'avait eu qu'une élève. Ses appointements s'élevaient à dix-huit cents francs par an. Sa distinction, sa façon de s'exprimer, l'aisance de ses manières qui témoigne de l'habitude de la bonne société, ont tout de suite plu à Praslin. C'est bien la femme qu'il faut pour élever ses filles et les préparer à tenir leur rang dans la société qu'elles doivent fréquenter. Le marquis offre 2 000 francs d'appointements; si la gouvernante dirige les aînées des jeunes filles jusqu'à leur mariage, il lui assurera une pension viagère de 1 500 francs par an. Pour une jeune fille qui est seule dans le monde, sans fortune, sans protecteur, presque sans nom, la proposition est tentante. Henriette Deluzy, à qui Praslin garantit en outre l'assistance d'une sous-gouvernante et de professeurs choisis par elle, se laisse séduire. Elle rend une visite à Mme de Praslin qui l'instruit elle-même que jusque-là le plus grand désordre a régné dans le gouvernement des enfants. Trois gouvernantes se sont rapidement succédé dans la maison. Quant à elle, déclare-t-elle, sa santé, les obligations de sa position dans le monde, l'empêchent de s'occuper d'enfants aussi nombreux. Elle a donc reconnu avec M. de Praslin la nécessité de confier à la gouvernante l'entière direction des enfants. «Je reçus, dit Mlle Deluzy dans le Mémoire adressé à ses juges, des pouvoirs illimités. Je dus m'engager à ne jamais quitter les enfants, à ne pas m'éloigner un jour entier de la maison [28].» Elle accepte ces conditions, après avoir hésité un instant devant cette vie d'abnégation et de dévouement. Elle entre en fonctions le 1er mai 1841. Le jour même, Mlle de Tschudy lui fait ses confidences. Les jeunes filles sont charmantes et elle regrette autant de les quitter que de partir, mais Mlle Deluzy connaîtra aussi le revers de la médaille. La vie n'est pas gaie chez les Praslin. Le marquis et la marquise vivent dans un continuel désaccord. C'est une femme atrabilaire dont la jalousie est la vraie cause de son départ et qui a si peu de reproches réels à lui adresser qu'elle la place de sa main, dans la famille de Mérode. Mlle de Tschudy peut être un peu bizarre, mais ses avis valaient plus d'attention que ne leur en accorde Henriette. Elle est si heureuse de retrouver une situation. Elle ne désire que s'attirer la tendresse des beaux enfants dont elle vient de faire la connaissance. Elle se sent si seule, si isolée dans la pension où l'a accueillie une vieille fille acariâtre. Puis Vaux-Praslin l'enthousiasme avec son parc, ses parterres, son château. Elle a plus qu'une autre le besoin de s'identifier à un milieu riche qui semble lui rendre ce qu'elle estime lui avoir été dérobé par le sort. Qu'est-elle en effet? D'où vient-elle? Son histoire est simple et triste.
Henriette Deluzy-Desportes.
(Mrs. Harry M. Field).
Home Sketches in France, (New-York, 1875.)
A l'époque où Lucien Bonaparte a été expédié à Madrid comme ambassadeur par son frère, il avait pour secrétaire, au ministère de l'Intérieur qu'il quittait, un jeune et brillant causeur, Félix Desportes [29]. Fils d'un négociant de Rouen, qui appartenait à la famille du poète Philippe Desportes, Félix était maire de Montmartre au moment de la Révolution. Chargé d'une mission en Suisse par le ministre de Lessart qui était son ami, il a plus tard été envoyé auprès du duc des Deux-Ponts. En décembre 1792, Carra a exigé son rappel. La Terreur l'a emprisonné successivement aux Petits-Pères, puis au Plessis. A la veille du 9 Thermidor, il était porté sur les fameuses listes des Conspirations des prisons et marqué pour la guillotine. Il a été avec Barthélemy un des négociateurs de la paix de Bâle. Puis, il est entré dans la carrière administrative et c'est par elle qu'il a été mis en rapport avec Lucien qui l'emmène en Espagne parce qu'il est un de ses meilleurs amis et parce qu'ayant épousé une Espagnole, il peut lui être utile. Mme Desportes, aimable, jolie, mais inconséquente, vit en mauvais termes avec un mari volage et papillonnant. Ils ont deux filles et un fils, Lucile, Flore-Pierrette de Montmartre et Victor Desportes. La paix de Badajoz est pour Félix Desportes, comme pour Lucien, une source de brillants cadeaux. Quand ambassadeur et secrétaire reviennent en France, que Lucien s'installe au Plessis-Charmant, où l'on joue la tragédie avec Dugazon comme maître, Lekain et Talma comme critiques, Félix Desportes est un des acteurs obligés. Au Plessis-Charmant on rit, on danse, on fait de la musique, on flirte, on cache un renard dans le lit de Fontanes, et comme le ménage Desportes est plus que jamais en désaccord, Lucien juge amusant de ne leur donner qu'un lit et Desportes couche sur une chaise. Quand Lucien achète l'hôtel de Brienne, c'est Desportes qui l'aide à former son salon. Mais la brouille entre Napoléon et son frère exile Lucien et renvoie Félix Desportes dans une préfecture. Pendant treize ans, il est préfet du Haut-Rhin. Membre de la Légion d'honneur le 25 Prairial an XII, il est fait baron de l'Empire, le 25 février 1809. Il porte d'azur à la fasce canée de gueules chargé du signe des chevaliers, accompagné à dextre, en chef, d'une branche d'olivier d'argent et d'une clef brisée d'or et, en pointe, d'un rocher mouvant du bas de l'écu à dextre, surmonté d'un portique crénelé de trois arcades d'or ouvertes du champ et maçonnées de sable, et senestré de deux pallas d'argent s'avançant vers le portique, au franc quartier des barons préfets [30]. Avec de si belles armes, une grosse fortune, Desportes ne pouvait manquer de bien caser ses filles. Il y en a une qu'il néglige tout à fait. C'est Lucile, l'aînée, qui vit près de la mère à Paris, tandis qu'il ne quitte pas Colmar. En 1809, il marie Flore-Pierrette de Montmartre au baron de Boucheporn, maréchal de la Cour du roi de Westphalie et envoie Victor étudier à Gœttingue. Lucile demeure auprès de Mme Desportes que l'âge a rendue maladive, mais à qui il n'a pas appris ses devoirs de mère. La jeune fille se sent devenir vieille fille. Elle s'éprend d'un jeune homme pauvre, mécontente sa mère qu'elle veut quitter, son père qui ne la connaît guère. En 1812, le prétendant est repoussé. C'est un soldat qui va partir en campagne. Lucile Desportes se donne à lui. Vainement, elle supplie ses parents d'accorder leur consentement à un mariage qui la réhabiliterait. Le baron Desportes ne s'attendrit que lorsqu'il est trop tard. Le jeune officier a été tué. Le 1er juin 1813 naît à Paris, rue de la Pépinière, une fille déclarée sous le seul nom d'Henriette, née de père et mère inconnus, que Lucile Desportes reconnaîtra dix ans plus tard. Le baron Desportes sert à Lucile une pension de 3 000 francs, mais il n'a voulu prendre aucun engagement pour l'enfant qu'il se refuse à avouer comme sa petite-fille. Brusquement destitué en 1813, par un décret qui révoqua quarante-deux préfets; accusé de concussion pendant sa préfecture, harcelé par des ennemis qui ne lui accordent ni trève ni merci, le baron a cru rentrer en faveur sous les Cent-Jours, où le Haut-Rhin l'a élu représentant à la Chambre. Le zèle, qu'il y a déployé, l'a désigné à l'animadversion de la Restauration, qui l'exile dans ses terres du Haut-Rhin, puis le comprend en 1816, dans la loi de bannissement. Réfugié en Allemagne, poursuivi par les consuls de France qui le font sans cesse expulser, il a bien d'autres soucis que de s'occuper de Lucile, et quand, en 1820, l'amnistie lui permet de rentrer en France, lié avec tous les chefs de file du parti libéral, il n'a qu'un désir, c'est d'arriver de nouveau à convaincre les collèges électoraux qu'il est pour eux le représentant souhaitable. Toujours on le tient éloigné des fonctions publiques; toutes les batteries de l'autorité sont tournées contre lui. Les ministres, les préfets, les procureurs généraux représentent sa nomination comme une offense à la majesté des Bourbons. En 1830, il n'est pas plus heureux. La fuite d'un notaire chez qui est déposée une grosse partie de sa fortune, la faillite d'une maison de commerce de Rouen, dans laquelle il a des intérêts, lui font craindre une ruine complète. Il obtient difficilement la liquidation de sa pension de préfet. C'est une faveur qu'on accorde à son âge et à ses amitiés, plus qu'à ses droits. Dans ces conditions, le service de la pension qu'il fait à Lucile est bien irrégulier. Élevée dans le luxe, la pauvre fille-mère doit travailler pour assurer l'éducation de sa fille. Quand Henriette a treize ans, on la retire de pension pour la mettre en apprentissage chez un graveur, Narjot, puis elle étudie dans l'atelier du peintre Delormes. En 1832, le choléra emporte brusquement Lucile Desportes. Benjamin Desportes, administrateur des hôpitaux de Paris, grand-oncle de la jeune fille, la recueille d'abord chez lui. Des amis politiques du grand-père interviennent. On le décide à assurer à Henriette une pension de 1 500 francs pour parfaire son éducation. Elle devient l'élève de Mlle Renard, travaille à l'atelier de jeunes filles de Delormes et obtient quelques rares sorties chez son grand-père qui conserve environ 30 000 francs de revenus. Là, elle est rencontrée par le docteur de la Berge, Odilon Barrot, le général Préval, l'amiral Begeret. A tous, elle paraît une femme remarquable par sa capacité, son intelligence, son assiduité au travail. Elle atteint sa vingt et unième année. La gouvernante de son grand-père, Caroline Brousse, qui s'intéresse à elle, lui fait comprendre qu'il est maladroit de demander de l'argent à un vieillard avare. Il lui en donnerait plus aisément si elle n'avait pas besoin de lui, si elle se suffisait. Elle se résout à aller apprendre l'anglais à Brixton-Hill sous le nom d'Henriette Deluzy. «Excellente idée, c'est le moyen de devenir gouvernante», remarque le grand-père, qui lui fournit l'argent nécessaire pour le voyage et se désintéresse d'elle. Telle est, avec les cinq années passées chez lady Hislop, chez qui elle est entrée presque aussitôt après son arrivée en Angleterre, le passé d'Henriette Deluzy quand elle devient gouvernante des enfants Praslin.
Charles-Raynald-Laure-Félix, duc de Praslin, pair de France.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Chez les Hislop, elle avait été traitée avec la plus grande amitié et malgré la différence de rang et de situation, elle était habituée à vivre dans une intime familiarité avec les personnes qui l'entouraient. Le programme de Praslin avait éveillé ses réclamations. Elle avait obtenu de manger avec les enfants à la table de famille, à la mode anglaise, et, prévenue de la désunion du ménage, se sentant appuyée par Praslin, elle avait essayé de captiver la bienveillance de la marquise. Elle s'attacha bien vite aux enfants qui lui témoignaient une vive tendresse. Mais elle ne put jamais s'assurer la sympathie de la mère. «J'éprouvais en sa présence, dit-elle, une sorte de crainte que je n'ai jamais pu surmonter... Je vivais concentrée dans le centre de devoirs que je m'étais tracés. Chacun louait la direction donnée aux enfants. Je faisais tout au monde pour justifier la confiance placée en moi.» Cette année 1841 fut particulièrement chargée d'événements pour les Praslin. Le séjour à Vaux, que le duc vieilli et malade abandonnait à la direction de son fils, attirait de nombreux visiteurs. Longtemps le duc Charles-Laure s'était borné à entretenir les toitures et à préserver de dégradation les peintures et les dorures. Le marquis avait entrepris dans ce château qui devait lui appartenir un jour prochain des restaurations considérables. Par ses soins, on rétablit la salle des gardes dans son état primitif et, quelques années plus tard, sa rotonde, dont la lanterne a 80 mètres d'élévation, attirera l'attention dès Melun. Fanny se voyait à la veille de la réalisation de ses rêves de châtelaine. Bien qu'elle fût en réalité chez ses beaux-parents, elle avait tendance à se croire chez elle, et rien ne la flattait plus que les éloges que l'on faisait de Vaux-Praslin. «Je ne saurais vous dire, chère amie, lui écrivait après une visite à Vaux, Mme de Rémusat, combien j'ai été heureuse sous votre magnifique toit. Ces quelques jours me laissent une bonne impression et je vous remercie de tant de charme que vous avez donné à ce si court voyage. Je repense à vous sans cesse. Je ne vous aime ni mieux, ni autrement, mais je songe plus souvent à vous dans ma journée. Je rêve de Praslin. Je vois toujours ce beau parc, ces arbres, ces eaux, ce merveilleux château et ces splendeurs royales. Je voudrais vous y savoir aussi heureuse que possible, car vous le méritez plus que personne. Mais la vie n'est jamais simple... M. Mignet est comme moi; il radote de Praslin, mais plus encore de la châtelaine. Remerciez, je vous conjure, M. de Praslin de son bon accueil. J'en garde un souvenir très vif. Je suis dans un état d'exaltation sur Praslin où il trouve naturellement place. Ce qu'il fait est parfait.» Rien ne pouvait être plus agréable à Mme de Praslin que ces approbations. Comme elle l'avouait à Victor Cousin, elle était fanatique de tout ce qui concernait Vaux. «Voici les livres, monsieur, que vous avez eu la bonté de me prêter et que je vous renvoie non seulement avec mes remerciements mais avec l'espoir de nouveaux prêts, entre autres La Vie de La Fontaine par Walcknaër et le volume de son édition qui contient des vers sur Fouquet et sur Vaux. J'ai un grand penchant, je vous l'avoue, à connaître le plus possible tous les détails sur les lieux et les personnes qui ont habité les endroits où je me trouve. J'aime à m'entourer de tous ces souvenirs et à repeupler la solitude de tout ce monde passé. Vous seriez donc bien bon, monsieur, d'abord, de ne vous point trop moquer de moi, puis de venir à mon secours, pour me prêter appui dans ma manie, non seulement en me prêtant, mais en m'indiquant où je puis trouver le plus de détails sur les époques où je cherche ma société imaginaire, qui a trois époques brillantes à Vaux-Praslin: Fouquet, le maréchal de Villars et l'exil du duc de Praslin après la chute du ministère Choiseul. Voyez avec quelle confiance je vous mets au courant de ma monomanie. Vous m'en garderez le secret, n'est-ce pas monsieur; et vous viendrez à mon aide car vous aimez aussi mieux cette société que celle où nous vivons. Mais est-il possible que j'aie osé vous écrire presque une lettre! Trois pages, bon Dieu! pardon, mais faites-moi la justice de remarquer que c'est du papier à billet. Mille affectueux compliments; à bientôt, j'espère [31].» L'amoureux de Mme de Longueville répond avec autant de grâce: «Votre aimable billet me trouve au coin de mon feu, enrhumé et souffrant. J'espère pourtant, madame, que j'aurais le plaisir de vous voir lundi. Il ne faut pas moins pour me tirer de la solitude à laquelle me condamne déplus en plus notre situation politique».
Le maréchal comte Sébastiani.
Lithographie de Delpech.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Cependant la santé du duc Charles-Laure donnait depuis quelques mois de sérieuses inquiétudes. Le 26 juin 1841, une lettre du maréchal Sébastiani à sa fille faisait prévoir la fin du pair de France. «Ton beau-père, le duc de Praslin, est bien malade. Je crois que tu viendras à Paris, et le plus tôt sera le mieux. Tous les jours, il perd des forces et une crise malheureuse peut arriver d'un moment à l'autre. Théobald t'attend lundi. Il est touchant dans sa douleur qui est bien naturelle. Elle est sans apprêt et beaucoup plus poignante». Par le même courrier le marquis écrivait à sa femme: «La nuit a été affreuse... Les médecins sont venus de très bonne heure ce matin. Je ne les ai pas vus, mais ils n'ont rien ordonné. Mon père m'a dit qu'ils l'abandonnaient... M. Louis vient d'examiner mon père. Il trouve que la maladie fait des progrès bien rapides. Il m'a dit que tu n'avais pas de temps à perdre pour arriver.» Le duc expirait le 28 juin. «Vous avez bien raison, ma chère Fanny, écrivait Mme Adélaïde en apprenant son décès, vous avez bien raison d'être sûre de toute la part sincère que je prends à la réelle perte que vous venez de faire. Je regrette pour vous et pour nous votre excellent beau-père et c'est du fond de mon âme que je plains votre mari et vous. Dites-le lui bien de ma part, je vous prie. Le roi et la reine me chargent aussi d'être leur interprète auprès de vous et de lui. C'est un immense malheur dans une famille que la perte d'un si bon et si estimable chef, encore plus s'il est possible, dans le temps où nous vivons et croyez que personne ne comprend et n'apprécie mieux que moi vos justes regrets». Le testament du duc devait être une déception pour la marquise. Vaux-Praslin ne passait pas immédiatement sur la tête de son mari. La douairière conservait l'usufruit du mobilier et de la moitié du château. Le frère, les sœurs de Théobald avaient aussi leur part de droits sur le domaine et quand la nouvelle duchesse voulut agir en propriétaire, son mari dut lui faire comprendre qu'elle n'était pas chez elle à Vaux-Praslin, qu'il n'y était le maître, les partages n'étant pas faits, qu'en vertu d'un arrangement de famille et d'une procuration [32]. Jamais, elle ne put se résigner à accepter cet écroulement de ses espérances [33] et dans le journal qu'elle tint l'année suivante, sans cesse elle revient sur ce point, qu'elle n'a ni mari, ni enfants, ni maison qui lui appartienne. Elle avait toujours eu l'habitude de tenir un journal. Seulement «dans un moment d'espoir» comme elle dit, «pour effacer tout témoignage de ses souffrances» elle avait brûlé sur la fin de 1841, tout ce qu'elle avait écrit jusqu'à cette date. Le 13 janvier 1842, elle rouvrit le livre dont elle avait arraché les pages. Jadis elle se plaignait de voir sortir son mari le soir à pied, tout crotté du retour de la Chambre. «Quels hommes, quelles femmes vois-tu donc?» s'écriait-elle. Maintenant elle se plaint qu'il reste toujours à la maison et qu'il n'y reste pas pour elle.
«Deux années se sont écoulées, mes espérances sont maintenant anéanties pour cette vie, et j'éprouve le triste besoin que tu connaisses un cœur qui avait concentré en toi tous ses plus tendres sentiments, qui reposait en toi avec tant de confiance ses espérances de bonheur. Je sens que l'indifférence seule ne t'aurait pas conduit, avant un bon cœur, à traiter ainsi une personne qui t'aime d'une manière qui ne t'a jamais inspiré de doutes. Il faut de l'aversion pour m'avoir ôté vis-à-vis de toi tous les droits d'une femme; il fallait plus encore, il fallait du mépris pour m'arracher mes enfants. Mes enfants! peux-tu croire que je les corromprais; mais tu sais bien que ma vie et mon cœur sont purs; et tu sais qu'il y a bien peu de mères, quelque coupables qu'elles aient pu être, qui soient capables d'un tel crime. Crois-tu donc que je ne les aime pas, grand Dieu! mais tu crois donc que je n'ai pas d'âme, que je suis pire que les bêtes de proie. Mais tu dois bien savoir que je t'aimais trop pour ne pas aimer tes enfants, quand ce ne serait point par d'autres raisons. Oui, j'ai été longtemps indolente, incapable, mais j'étais toujours grosse; et maintenant que je sais, car tout me le prouve, que tu n'as plus d'affection pour moi, tu me retires aussi mes enfants, pour les donner, sans restriction, tous à une jeune personne légère qui n'a pas d'idées religieuses et que tu connais depuis huit mois [34]». Et pendant de longues pages, elle développait le tableau de ses souffrances morales qui avait amené une désorganisation dans sa santé. «Mes traits s'altèrent, disait-elle, mes forces diminuent, mon caractère s'aigrit, mon humeur s'assombrit, mon esprit s'éteint, mon énergie s'affaisse.» A l'entendre, elle ne dormait plus qu'à force d'opium et de laudanum. En réalité, loin de maigrir et de se décharner, elle était devenue énorme. De sa beauté qui avait eu tant d'admirateurs, il ne lui restait plus qu'un port majestueux et des traits empâtés. A l'entendre, chaque jour apportait une nouvelle douleur à sa triste vie. «Maintenant que tu m'as arraché tous mes enfants, pour les donner à une évaporée que tu connaissais à peine, à qui tu as donné tous mes devoirs à remplir, toutes mes joies, toute mon autorité; qui a le droit de disposer de mes biens les plus chers mes enfants; qui est la compagne de mon mari; qui a conquis le droit d'entrer à toute heure, en toutes circonstances, dans cet appartement où moi, ta femme, la mère de tes enfants, n'ai pas le droit d'entrer, même quand tu es malade. Oh! sous un masque d'inconséquence, il y a bien de l'intrigue, de l'inconvenance, du défaut de pudeur, dans cette personne qui manque de sentiments religieux, et sans eux, la vertu des femmes n'est qu'un sable mouvant. Cette personne, contenue, aurait pu faire une gouvernante très bonne pour l'instruction des enfants; mais en avoir fait la mère de mes enfants! Vivante encore, me condamner à me voir remplacée. Que Dieu te pardonne. Comme chrétienne je te pardonne; mais tu m'as fait trop souffrir, tu as brisé mes derniers liens. N'était-ce donc pas assez de m'avoir abandonnée, de t'être créé un intérieur, des joies, des occupations, des intérêts que j'ignorais? Fallait-il donc encore m'arracher mes enfants, me remplacer à mes propres yeux? On m'a calomniée car devant Dieu, je le jure, je n'ai jamais aimé que toi [35]». Toujours, comme leit-motiv, reviennent ses plaintes contre le règne de Mlle D... «On n'a jamais vu par la forme une position de gouvernante plus scandaleuse; et crois-moi, c'est un grand malheur, un grand mal même, car toutes ces habitudes si intimes, si familières avec toi, cette autorité sur toute la maison, montrent que c'est une personne qui se croit le droit de se mettre au-dessus de toutes les bienséances. Chez elle tout cela est vanité, goût d'empire, de domination et de plaisir. Songe qu'une intimité fraternelle, je le crois, est d'une haute inconvenance dans sa position vis-à-vis de toi et à vos âges. Quel exemple à donner à des jeunes personnes, que de leur montrer qu'on croit tout simple, à vingt-huit ans, d'aller et de venir, à toute heure en tout costume, dans la chambre d'un homme de trente-sept ans; de le recevoir en robe de chambre chez soi, de se ménager des tête-à-tête des soirées entières, de se commander des ameublements, de demander des voyages, des parties de plaisir, etc... Elle a rompu avec ses amies afin de se donner un relief plus grand et d'accaparer davantage ta société [36]». Un instant, l'idée lui est venue de s'adresser à Henriette Deluzy, de lui demander de servir de médiatrice entre elle et son mari. «Je regrette, madame, a répondu l'institutrice, que cela me soit impossible. Je conçois qu'il vous soit pénible d'être séparée de vos enfants, mais d'après la résolution positive de M. de Praslin à cet égard, je sens qu'il faut qu'il y ait des raisons trop graves pour avoir pris un semblable parti, pour qu'il ne me soit pas un devoir de m'y conformer [37]». Vainement la duchesse se plaint de l'insolence de la gouvernante, prétend exiger son départ. Elle n'obtient rien: «Est-il possible que ta femme qui a toujours été pure, qui n'a jamais aimé que tes enfants et toi surtout, soit contrainte à s'entendre insulter par celle que tu charges d'élever tes enfants et que tu connais à peine depuis quelques mois, et dont tu m'avais dit du mal dès les premiers mois? Tu crains que je ne corrompe mes enfants et c'est dans les mains d'une personne qui se moque de toutes les bienséances, qui les foule aux pieds, qui regarde comme des superstitions toutes les pratiques religieuses, que tu abandonnes tes enfants! Tu me méprises à un point tel que je n'ose répéter tes propres expressions pour me le dire, parce que je blâme l'inconséquence de ses manières, son arrogance. Il serait donc mieux d'approuver ce qui est blâmable pour obtenir qu'elle te permette d'être mieux pour moi; c'est bien alors que je serais méprisable d'acheter un plaisir, du bonheur même, par une lâcheté. Tu es dans un tel état d'irritation que tu ne veux pas m'écouter et que tu ne me comprends pas. Je ne te dis pas, comme tu parais toujours l'entendre, que Mlle D... soit ta maîtresse dans toute la force de l'expression. Cette supposition, à cause de tes enfants, te révolte et tu ne vois pas qu'aux yeux du monde, ses relations familières avec toi, son empire absolu dans la maison, mon isolement le font croire comme si elle l'était ouvertement. Tu conclus, sur des apparences bien moins grandes souvent, que les autres ont des liaisons criminelles. Ne comprends-tu pas ma douleur de voir mes enfants arrachés de leur mère pour être abandonnés complètement à une personne qui ne comprend pas que la bonne conduite et la vertu ont des formes extérieures qui ne doivent jamais adopter celles du vice.»
Le lendemain, Mme de Praslin trouve son mari en conversation avec Henriette Deluzy. Ce tête-à-tête révolte son esprit soupçonneux. Elle s'enfuit comme si elle donnait à entendre qu'elle avait surpris quelque rendez-vous coupable. Praslin la poursuit dans les escaliers. Ensuite, il vient briser chez elle son vase de Saxe, son aiguière de vermeil. Il enlève le petit plateau rose et les vases d'émail qu'il lui a donnés. «L'autre jour, écrit-elle, tu es venu briser toutes mes ombrelles; aujourd'hui, parce que je fuis en silence pour éviter une scène, tu brises mes objets les plus précieux, tu me voles les souvenirs d'un amour qui a été tout mon bonheur. Tu m'as déjà fait brûler les lettres, témoignages et seuls restes de cette tendresse; tu m'as arraché mes enfants, tu m'as condamnée à toutes les douleurs pour la vie présente, sans me laisser d'espoir pour un meilleur avenir, et tu m'ôtes mon passé» [38]. Les scènes avec Mlle Deluzy se renouvellent. Voici comment la duchesse raconte l'une d'elles: «Veuillez, Mademoiselle, me dire comment vous vous expliquez le droit de me fermer la porte de mes enfants au nez, lorsque j'arrive, attirée de deux étages plus bas, par des cris, des bruits de portes et des paroles si singulières, que je ne les croyais possibles que dans la bouche d'écolières. Quels que soient les droits que vous ayez acquis de diriger tout dans la maison, de traiter le père de vos élèves d'un ton cavalier, dont l'exemple est au moins fâcheux pour de jeunes personnes, je ne saurais comprendre que vous vous croyiez autorisée à donner à des enfants des conseils d'insubordination vis-à-vis de leur mère, et d'insultes, et c'en est une que de lui fermer leur porte (et voilà la seconde fois depuis un mois). Vous aviez en entrant deux routes à choisir. Celle que vous avez prise est probablement plus agréable puisqu'elle vous a donné la place de la mère. Mais pour prendre ce parti, sans attendre de contestation, il eût mieux valu entrer chez un homme tout à fait veuf. C'est un tort, Mademoiselle, et que lorsque des pensées plus sérieuses et plus rassises vous viendront, vous sentirez, je n'en doute pas, que d'arracher neuf enfants à leur mère, et de leur apprendre à la mal juger, à l'abandonner, à s'en moquer, lorsque sa triste vie (à laquelle des positions si bizarres sont parvenues à la condamner) la met dans un véritable état de désespoir, en voyant ses enfants, non seulement loin d'elle, mais sous des impressions, dans des sentiments, des habitudes si éloignées de ceux qu'elle leur voudrait. J'ai été trompée plusieurs fois dans ma confiance pour mes enfants. J'ai dû devenir difficile et je pensais que l'estime, que l'affection et la confiance de la mère des élèves, quoiqu'elle ne fût pas la directrice, pouvait, devait peut-être entrer pour quelque chose dans les actions de sa vie. Vous n'avez rien fait, Mademoiselle, qui pût indiquer que vous y teniez le moins du monde. Je puis donc dire que vous n'avez point désiré que je vous connaisse et que cette pensée n'a pu me donner des sentiments à votre égard, que j'étais disposée à avoir et que je croyais nécessaire dans l'intérêt des enfants comme de tous.»
Lettre de la duchesse de Praslin à son mari (15 mai 1842).
Voir page 75.
(Archives Nationales. CC. 810.)
Encore une lettre qui n'est pas envoyée et qui reste dans les papiers de la duchesse. Par contre, le 15 mai elle adresse ces lignes à Praslin: «Séparée de toi, quoique vivant sous le même toit, je ne puis résister au désir de t'écrire, tant est grand pour moi le besoin de m'entretenir avec toi. Oh! qui m'eût dit, il y a quelques années, que tu eusses prononcé entre nous une rupture éternelle, et sur un motif tel, que j'en sente moi-même la nécessité. Tu me méprises! Oh! j'en voudrais encore douter, me dire que c'est une de ces expressions offensantes et cruelles qu'imagine la colère, mais cette illusion consolante, je ne puis la nourrir, car ce mépris que tu m'avoues seulement depuis quelque temps, ta conduite me le prouve depuis des années. Ma vie a été si pure de toute autre affection que celle que je t'ai portée, ainsi qu'à mes enfants que j'aimais comme un reflet de toi, je me sentais si dévouée à mes devoirs que je me croyais sûre de ton estime, si ce n'est de ton amour pour toute ma vie. Un jour viendra, j'en suis certaine, où tes yeux s'ouvriront, où tu rendras justice à celle qui t'aimait tant, tu jetteras un regard sur sa vie et tu t'étonneras toi-même d'avoir pu l'accuser d'immoralité et d'une si monstrueuse immoralité qui t'ait engagé à lui enlever ses enfants dans la crainte qu'elle ne les corrompît. Alors je frissonne d'horreur en songeant qu'une semblable idée ait pu te venir. Oh! je t'aimais trop! mon Dieu vous me punissez par où j'ai péché. Va, je ne crains pas de le dire, jamais personne ne t'aimera comme moi. Tu étais l'unique pensée de ma vie. Encore maintenant où tu m'abandonnes si cruellement, où tu me condamnes au mépris de mes enfants par l'isolement et la nullité auxquels tu m'as réduite, tu es encore la pensée constante de mon cœur, de mon esprit. Je voudrais te voir parfait, aimé, estimé, apprécié de tous. Ah! si j'avais conservé ton estime en perdant ton affection, je pourrais du moins être ton amie, faire entendre d'affectueux conseils qui pourraient t'être utiles, j'aurais le bonheur d'être mère, mais tu m'as tout ôté, toi que j'aimais tant. Tu confies mes filles à la première personne que tu rencontres, avec sécurité, et leur mère, elles doivent la fuir comme si sa vie était dépravée. Oh! Théobald, quel aveuglement! Tes yeux s'ouvriront, mais trop tard. La vie s'épuise en d'aussi amères douleurs. Comment se fait-il que toi si bon, si juste, si faible même avec tout le monde, tu ne te dises jamais que les femmes les plus coupables sont rarement aussi maltraitées que je le suis par toi. Hé bien, Théobald, je ne t'en veux pas. Il me semble qu'il y a entre nous des mystères qui sont cause de tout. Quelle bizarrerie dans les destinées! Ta grand'mère qui aimait un autre homme était adorée par son mari qui ne la quittait ni jour ni nuit. Son chiffre est partout répété. Tous ses caprices étaient des lois que ton grand-père suivait avec bonheur; elle-même lui montrait de l'amitié et en avait pour lui. Ton père et ta mère ne pouvaient se souffrir. Elle le dominait entièrement et il rachetait aux yeux de ta mère ses infidélités par l'abandon de ses droits sur sa maison et ses enfants. Moi, je n'ai non seulement jamais aimé que toi, mais je t'ai toujours aimé d'un amour sans bornes, et tu m'as repoussée, et je ne suis plus ni ta femme, ni la mère de nos enfants. Je n'ai plus de position, je n'ai plus rien du mariage que la communauté de mon nom avec toi. Je ne puis me rendre compte de tes idées d'avenir. As-tu réellement comme tu me l'as dit l'autre jour, le projet de prendre une maîtresse? N'en as-tu jamais eu? Il m'est permis d'élever des doutes à ce sujet, car notre manière de vivre ensemble, certes, en avait bien toutes les apparences. Pour d'autres, ces apparences eussent été des certitudes, mais tu es si haut dans mon esprit que lorsque je réfléchis froidement, je ne le crois pas, et cependant tout se réunit pour me le faire croire. Il y avait un accent de grande vérité lorsque tu m'en as menacée, l'autre jour, comme d'une chose nouvelle. Oh! puisses-tu ne jamais céder à ce désordre dont le véritable mal est plus grand pour toi que pour moi, et c'est pour cela que je le redoute tant. Comme je te l'écrivais l'autre jour, c'est bien plus dans l'intérêt de ta vertu que je suis jalouse, je te veux parfait, et si je ne regardais pas comme un grand crime une vie irrégulière, tu me verrais toujours placer tes caprices en avant de mon bonheur. Tu ne me connais pas bien, je t'assure».
Vers la même époque, elle commence à se confier à des personnes dont le conseil peut lui être utile. Un jour, la marquise de Dolomieu, dame d'honneur de Marie-Amélie [39], lui a demandé: «Votre mari a un très tendre et entier dévouement pour vous, n'est-ce pas?» Elle en a profité pour s'ouvrir de ses chagrins. Praslin est absent, près de la duchesse d'Orléans dont le mari vient de périr au chemin de la Révolte. «Vous devriez utiliser votre solitude, lui écrit la marquise de Dolomieu, pour penser, lire, prier et apaiser votre imagination. Il faut être bien maître de ses pensées pour en faire du calme.» Et deux jours après, elle revient à la charge. «Vous avez une âme de feu, ma pauvre enfant, et puis vous avez mal au foie, mal aux nerfs et le physique abat le moral, et le moral tue le physique. C'est donc prêcher dans le désert que de demander une force de volonté qui ne dépend pas toujours de soi. Cependant il faut, avec l'aide de Dieu, se dominer, se résigner et lutter, au lieu de céder au charme du coin noir, se dire qu'il faut se rendre utile aux autres et surtout se créer des devoirs. La nature vous en avait donné d'immenses. J'ai peine à comprendre comment ils vous sont échappés des mains. Nous en causerons. Je m'étais, soit par instinct de délicatesse, soit par retenue de discrétion, je m'étais, dis-je, interdit de toucher cette corde, car comment expliquer que vous manquiez d'affections à satisfaire quand l'amour filial est là ou devrait être là. Vous me répondez que du moment que l'on sent d'une façon, il faut être comprise de cette façon et je suis loin de blâmer et de critiquer, mais je voudrais l'emploi de vos facultés de cœur. Et puis prenez garde de ne pas vous placer aussi à côté du devoir et de donner un jour pâture aux maux de nerfs en rêvant alors remords et responsabilité. Je crois qu'on peut d'avance régler ou du moins éclaircir les comptes que la Providence a le droit de nous demander, en lui demandant mais sincèrement, bien sincèrement, ce qu'il faudrait faire, s'interroger de bonne foi et soyez certaine qu'en écoutant la voix de la conscience elle répond clairement mais prenez garde à l'illusion qu'on est toujours prête à se faire et qu'on est souvent même prête à encourager. Paresse, orgueil, passion, pitié de soi, on se trompe, on ferme les yeux pour ne pas voir que là est la loi, que là serait le devoir, mais on cède parce que l'on se bute. Nous attaquerons un soir cette question entre nous deux, chère Fanny, et je parie que je trouve de quoi occuper ce cœur, de quoi répondre à ses exigences. Vous vous porterez bien plus légèrement quand vous aurez trouvé que votre imagination fait poids dans le fardeau. Je juge un peu votre destinée comme un aveugle de couleurs, mais je sais que vous aimez tendrement votre mari, que vous aimez vos enfants, que vous êtes la seule affection de votre père, que vous avez des amis. Voilà donc des trésors, et vous êtes au milieu criant la faim et vous reprochant votre ingratitude envers cette bonne Providence à laquelle il plaît de vous éprouver de cette manière. Croyez-le, elle a ses bonnes raisons pour cela. Elle trouve pour chacun son purgatoire terrestre. C'est en s'y soumettant, c'est en supportant la croix du soir qu'elle allégera celle du lendemain. Elle ne veut pas qu'on se débatte et s'agite; elle veut qu'on porte et qu'on marche... [40]»
La duchesse ne va pas plus loin dans les confidences avec Mme de Dolomieu. C'est au comte de Breteuil, c'est au prince de Beauveau qu'elle porte ses doléances, qu'elle demande leur appui. Elle voudrait s'éloigner, aller vivre au Prétot, obtenir que toutes les gouvernantes aient leur congé. Puis, elle semble renoncer à toute lutte et en décembre 1843, elle adresse à sa belle-sœur, la comtesse Edgar de Praslin, née de Schickler, une sorte de testament qui ne doit être ouvert par elle qu'après sa mort. Elle la prie de piloter ses filles dans le monde. Elle la met en garde contre Henriette Deluzy, «cette dangereuse et funeste personne», cette fatale gouvernante «dont les intrigues, l'astuce et l'esprit de domination ont brisé les liens les plus sacrés devant Dieu et dans la nature.... Mes pauvres enfants, Louise et Berthe, sont entièrement dominées, fascinées par elle, comme leur père. C'est donc sur lui, sur elles qu'il faut agir pour détruire cette dangereuse influence. Ma mort, au moins, pourra être utile à mes enfants, à mon mari, puisque ma vie n'a pu leur être consacrée comme je le désirais tant. Oui, je ne puis m'empêcher d'espérer. Lorsque je ne serai plus là, que Théobald n'aura plus la crainte d'être influencé par moi, il ouvrira les yeux, il verra que celle qui a détaché les enfants de leur mère, qui a acheté au prix de sa réputation, (car elle ne néglige rien pour tâcher de paraître sa maîtresse), le plaisir de le dominer, de régner ici despotiquement, il verra que cette femme, non seulement est indigne de la confiance qu'il lui accorde, mais qu'elle est de telle nature, qu'on devrait défendre sa société aux jeunes personnes.... Chère amie, songez qu'elle a réussi, dans tous les pays, à se faire passer pour la maîtresse du père de ses élèves, ce qui m'est démontré par tous les demi-mots qui m'arrivent de tous côtés, quoi que je fasse pour les repousser; songez combien cette réputation nuira à elle seule à l'avenir de nos pauvres enfants! Je sais que Théobald ne le croit pas, qu'il repousse cette idée, mais, plus il veut se mettre au-dessus de cette opinion, en ayant l'air de ne pas s'en inquiéter, plus il l'accrédite par les familiarités qu'il autorise, par la domination qu'il supporte.» [41]