L'Assassinat de la Duchesse de Praslin
Le comte de Breteuil, pair de France.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
IV
La Question des Mariages.
Plus les jours passent, plus l'exaspération de la duchesse contre Henriette Deluzy s'accroît. Conformément à la consigne qu'elle a reçue, l'institutrice exige des sous-maîtresses qu'elles ne quittent jamais leurs élèves. Un jour, l'une d'elles qu'elle a toujours traitée avec égards envoie les enfants à la duchesse. «Qu'avez-vous fait? M. le duc n'était pas là. Il fallait les accompagner», s'écrie-t-elle et elle bouscule Mlle Josz qui fond en larmes. Alors elle lui fait des excuses de sa vivacité. «J'ai des ordres formels,» dit-elle. La vie des enfants Praslin a été jusque-là très séparée de celle de leurs parents. A la campagne, ils ont peu de contact avec la mère que leur présence semble fatiguer. A Paris, Mme de Praslin qui va beaucoup dans le monde, se lève tard et, le plus souvent, ne paraît pas au déjeuner. Elle ne voit les enfants qu'avant de partir pour ses visites et le soir après le dîner chez le maréchal pendant deux heures. C'est M. de Praslin qui veille sur tout. Quand ses filles aînées grandissent, comme il n'aime pas le monde, il se rapproche d'elles. Il prend l'habitude de passer ses soirées à la salle d'études dans une intimité qui rappelle à Henriette Deluzy les milieux anglais où elle a vécu. Toute étiquette en est bannie, mais la présence continue des enfants n'est-elle pas à ses yeux la certitude que cette intimité ne peut rien avoir de blâmable. La duchesse n'en juge pas ainsi. Sa colère éclate dans une série de lettres à son mari. «Lorsque l'enivrement dans lequel vous vivez en ce moment aura cessé, Théobald, combien vous regretterez amèrement d'avoir abandonné nos enfants à des mains aussi indignes. Soyez-en sûr, un jour vos yeux s'ouvriront; vous jugerez comme elle le mérite cette femme qui ne respecte ni les droits d'une mère, ni ceux d'une femme; qui, malgré moi, reste dans cette maison pour se targuer à mes yeux d'avoir assez d'ascendant sur vous pour m'enlever mes enfants, pour se moquer de moi avec eux, pour vivre avec vous, devant eux, dans la plus révoltante et familière intimité. Lorsque vos yeux s'ouvriront sur l'indécence de ses manières, sur l'immoralité de ses principes, sera-t-il temps d'arrêter les ravages des idées fausses dont elle aura imbu nos filles aînées. Hélas! vous êtes si dominé que vous ne distinguez plus ce qu'il y a de danger à faire de nos enfants les spectateurs de la conduite d'une personne si inconvenante et qui n'attache aucun prix à sa réputation. Lorsqu'on est assez malheureux pour avoir une conduite aussi légère, il ne faut pas se charger d'une place où la réserve et la pudeur sont la première condition. Elle n'a nullement le sentiment de ses devoirs. Il y a des fautes qui peuvent quelquefois s'excuser, lorsqu'elles viennent de l'entraînement du cœur, mais ceux qui les éprouvent sentent encore leurs torts, ils ont la pudeur de les cacher, mais elle ne pense qu'à acheter au prix de sa réputation la gloire de vous mener comme un petit enfant. Elle est hardie, familière, dominante, sans souci, gourmande, curieuse, bavarde, insolente, avide de cadeaux et de parties de plaisir. N'est-ce pas plutôt le propre d'une certaine nature de femmes qui, en général, ne sont pas gouvernantes de jeunes personnes? Non, non, Théobald, vous n'avez pas le droit de m'ôter mes enfants pour les donner à une semblable femme».
C'est le temps où elle dessine la caricature des attitudes de l'institutrice avec le père de ses élèves, méchanceté gratuite, d'ailleurs, puisqu'elle n'a rien pu voir d'analogue, ne mettant pas les pieds dans la fameuse salle d'études, ce qui est un de ses principaux griefs. «Au nom du ciel, ne vous laissez point aveugler à ce point par la passion, dit-elle un autre jour. Songez que nos filles sont dans un âge où tout est grave, et que le spectacle des manières indécentes, du langage et de la familiarité, auxquels vous vous laissez aller maintenant tous deux sans contrainte, c'est l'exemple le plus dangereux pour ces pauvres enfants. Vous avez tous deux ensemble de ces manières qu'on évite même entre gens mariés d'avoir devant des jeunes filles. Ces morceaux de sucre au café pris à la gamelle, ces cadeaux de cœurs enflammés percés d'une flèche, ces tapotements de mains, cette nécessité de toujours s'asseoir l'un contre l'autre, de se pencher l'un vers l'autre, de se faire des visites en robes de chambre, tout cela fausse les idées des pauvres enfants. Si, plus tard, vous les voyez contracter de pareilles habitudes de familiarité avec des hommes, elles vous diront: «Pourquoi trouver cela mal? Celle en qui vous aviez toute confiance pour nous en faisait bien d'autres avec vous.» Pitié, Théobald, pour ces pauvres enfants. Ne leur enseignez pas ainsi tout ce qui les perdra. Songez que celle à qui vous confiez nos filles devrait être un modèle de pudeur, de réserve, et qu'au contraire elle ne cherche qu'à s'afficher et à satisfaire ses goûts. Vous avez rompu nos liens pour en contracter d'autres. Comme femme, j'y suis résignée, mais comme mère, je meurs de douleur de voir mes filles à cette école de corruption et je ne dois pas garder le silence. Oh! lorsque votre enivrement sera passé, Théobald, croyez-moi, vous regretterez amèrement d'avoir été si faible pour cette personne. Vous sentirez combien il faut qu'elle soit corrompue pour jouer ici le rôle qu'elle a de rester chez un homme malgré sa femme.»
Caricature dessinée par la duchesse de Praslin.
(Archives Nationales CC. 809.)
La duchesse, qui trace de si vilains portraits d'Henriette Deluzy, lui pardonnerait tout, en effet, si elle quittait la place, mais rien n'est moins dans les intentions du duc. Au printemps de 1844, Henriette Deluzy n'est plus seulement maîtresse absolue dans la salle d'études. La volonté formelle du duc de dresser des barrières entre sa femme et ses enfants, la nécessité de réprimer les infractions à l'aide desquelles les gens de la maison favorisent les violations que la duchesse tente à la loi établie, ont amené l'institutrice à avoir la main sur tout, aussi bien à Vaux-Praslin, qu'à l'hôtel à Paris. La domesticité est toujours impitoyable pour ceux ou celles qui ont la confiance de ses maîtres. Telle observation, que ses gens accepteraient du duc, leur paraît une sorte d'atteinte à leur dignité, quand elle passe par la bouche d'Henriette Deluzy. Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, sont des gens du Vaudreuil, de familles toutes dévouées aux Coigny, partisans nés de la duchesse. Il y a donc, chez les Praslin, tout un clan qui respire l'hostilité la plus féroce contre l'institutrice, surtout alors qu'elle a amené le duc à quelques exécutions, à quelques-uns de ces renvois brusques qui ne sont pas dans son caractère. Pour ceux-là, la grande intimité qui existe entre Praslin et Mlle Deluzy, le pouvoir absolu que le duc lui a confié sur ses enfants, ne s'expliquent que parce qu'elle est sa «maîtresse». Joséphine Aubert, la femme de chambre, qui paraît singulièrement délurée pour ses dix-neuf ans, ne mâche pas les mots. C'est elle qui fait le lit de Mlle Deluzy. «J'ai eu souvent occasion, dira-t-elle plus tard à l'instruction, de remarquer que le lit de Mlle Deluzy, que je faisais chaque jour, n'était pas le matin dans l'état où il eût dû être, s'il n'avait été occupé pendant la nuit que par une seule personne. Ce lit était foulé dans toute sa largeur et présentait l'empreinte de deux corps couchés à côté l'un de l'autre. J'ai même souvent trouvé les draps de ce lit maculés de taches qui ne pouvaient être produites par les écoulements naturels à une femme. J'ai également trouvé dans ce lit des mouchoirs sales, présentant des taches absolument semblables à celles des draps. J'étais donc convaincue que M. le duc venait pendant la nuit, une ou deux fois la semaine, faire des visites à Mlle Deluzy [42].» A en croire Joséphine Aubert, tous les domestiques connaissent, comme elle, cette intimité. Leurs racontars créent à Melun un courant d'opinion. Quand Duttenhoffer, le peintre décorateur que Visconti a présenté au duc, travaille à Vaux, il entend dire dans les cafés: «Voilà le duc qui passe avec sa maîtresse, avec sa polkeuse [43].»
Ce furent ces bas cancans d'office qui firent naître un incident grave, à la suite duquel Henriette Deluzy songea à se séparer des Praslin. C'était au lendemain d'un orageux séjour à Dieppe, où la duchesse, à la suite d'une explication avec son mari, s'est enfuie en menaçant de se jeter à la mer; à minuit, calmée, elle faisait des achats dans une boutique. Le duc veut arracher quelques semaines ses filles à cette atmosphère. En septembre, le maréchal Sébastiani, qui n'était pas allé en Corse depuis une grave maladie qu'il avait faite en 1836, projeta un voyage dans l'île. Il fut décidé qu'après avoir parcouru l'Italie, le duc, Louise, Berthe, Aline de Praslin et Mlle Deluzy iraient passer quelques semaines à Bastia et assister aux ovations qui se préparaient. «Partout, écrivait le Journal de la Corse, partout où le maréchal mettra le pied dans notre île, il trouvera la même sympathie. Partout il sera salué comme le vaillant général de Napoléon, comme le courageux défenseur des libertés publiques pendant la Restauration, comme le conseiller et le ministre de S. M. Louis-Philippe Ier, auquel la Corse doit sa régénération». Accompagnant ainsi ses élèves chez leur grand-père, l'institutrice ne pouvait prévoir le coup dont on allait la frapper par derrière. A l'instigation d'une femme de chambre qu'elle avait fait congédier, le rédacteur d'un petit journal parisien publia que le duc de Praslin, pair de France, avait abandonné le domicile conjugal en enlevant l'institutrice de ses enfants. Cette calomnie atterra Mlle Deluzy, et il ne fallut rien moins pour la consoler que les égards que lui témoignèrent à l'envi le maréchal et le duc de Montebello dont elle reçut à Naples l'hospitalité.
Voyageur et voyageuses trouvèrent toute la Corse en fête. Le bâtiment, qui les transportait, était pavoisé et leur arrivée annoncée par le télégraphe. «Aussitôt entrés dans le port, racontait Louise de Praslin à sa mère, trois de nos cousins sont venus nous chercher, au grand désespoir du maire qui voulait réunir toute sa garde nationale pour nous recevoir et nous conduire jusqu'à l'hôtel. Pour arriver du port chez grand-père, il nous a fallu traverser plusieurs arcs de triomphe. Il paraît qu'il y a eu dans toute la ville de magnifiques fêtes pour sa réception. Deux cents drapeaux et autant de fanaux avaient été envoyés de Livourne pour orner les maisons. La foule était si grande que l'on ne pouvait pas circuler dans les rues. Comme grand-père avait écrit qu'il ne voulait pas de fêtes, on avait bouché toutes les rues, dans la crainte qu'il ne passât pas sous les arcs de triomphe. Le soir de notre arrivée, le Conseil municipal donnait un grand banquet à grand-père. La musique du régiment jouait pendant tout le temps. Il y avait une si grande foule sous les fenêtres que nous avons été obligés de faire un détour pour entrer dans la maison. Ensuite, on a tiré un beau feu d'artifice au bord de la mer, ce qui faisait un effet charmant. Les Corses paraissent très heureux de revoir grand-père. Lorsque nous allons nous promener, tous les jours, en voiture, il y a une foule de monde dans la rue et sur le chemin. Tous ceux qui le rencontrent le saluent.» La ville de Bastia, la ville d'Ajaccio donnèrent des bals à Berthe et à Louise de Praslin. «Nous aurions été dans un grand désespoir pour nos toilettes, si nous n'avions pas trouvé ici autant de ressources qu'à Paris, et notre cousin Angeli doit nous envoyer des camélias de son jardin pour mettre dans nos cheveux.» Il n'est pas jusqu'aux bandits qui sortent du maquis pour voir le maréchal et ses petites filles. «Bastianesi, le plus fameux de la Corse, qui a tué son ennemi, son oncle et plusieurs autres personnes qui l'avaient offensé, raconte Berthe dans une lettre à Léontine, avait si envie de nous voir que, pendant une nuit et un jour, il nous a attendus dans la forêt que l'on traverse pour aller à Ajaccio, derrière un gros rocher. Mais il y avait deux gendarmes devant la voiture et il a dit que, comme il ne voulait pas nous effrayer, il ne les avait pas tués et il s'était caché dans la forêt. Le lendemain, il nous a fait proposer d'escalader les murs du jardin de ma tante et de venir la nuit nous faire une visite, mais comme nous savions que si un gendarme le voyait, il le tuerait, nous lui avons fait dire de bien s'en garder. Ce bandit est si dévoué pour grand-père qu'il nous a fait dire que si quelqu'un nous avait offensés, nous n'avions qu'à lui dire le nom de la personne, qu'il se chargerait de la tuer. Tu vas bien sûr croire que c'est un conte, mais si, je t'assure que c'est la simple vérité, et quand le procureur du roi, M. Paoli, un de nos meilleurs amis de la Corse, viendra à Paris, tu n'auras qu'à le lui demander.»
Bastia.
Dessiné par L. Garneray, 1843.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
A sa rentrée en France, les trois petites mises au couvent, le duc de Praslin commence à se préoccuper de marier ses filles aînées. Isabelle est dans sa dix-neuvième année, Louise dans sa dix-septième. Il est temps de songer à les pourvoir. Malgré sa grosse fortune, Praslin, dont les ressources sont absorbées par les travaux de Vaux, ne peut disposer que de dots relativement médiocres. C'est une sérieuse difficulté. Mais ce que Praslin se refuse à admettre, c'est que la duchesse mène ses filles dans des salons qu'il qualifie de «vrais bureaux de mariage». Deux de ces salons lui sont suspects au plus haut point. «Je ne parlerai même pas, dit-il dans une lettre du 25 février 1845, de la réputation de Mme de M... et Mme de V..., ce qui cependant devrait être examiné avant de conduire des jeunes personnes dans cette société... Supposez un instant que vous ne pensiez pas à marier maintenant vos filles. Les conduiriez-vous chez Mme de M...? Non, vous ne les conduiriez pas. C'est donc avouer et montrer à tout le monde que vous êtes pressée et embarrassée de les marier et que pour en arriver là, vous employez toute espèce de moyens. Mme de M... est, je pense, un excellent canal pour trouver des maris, mais un canal qu'il ne faut pas avouer et publier. Ces petites négociations l'amusent et elle n'est pas fâchée de prouver que sa réputation est moins mauvaise qu'on ne le dit, puisqu'on lui amène des jeunes personnes. Mais aux dépens de qui essaie-t-elle de le prouver?... Un autre motif encore me fait regretter que l'entrevue ait lieu chez Mme de M... C'est que nos filles seront beaucoup plus embarrassées et plus gauches encore que chez vous.» La duchesse se soumet. Mais, emballée comme toujours, elle a peine à comprendre le calme, la réflexion et la prudence avec lesquelles le duc traite ces questions de mariage. Tandis qu'elle écrit en tous pays, quêtant des maris par l'Europe, elle est révoltée de voir Praslin accueillir avec des haussements d'épaules ses innombrables notes sur des prétendants possibles. Elle est révoltée de se voir refuser les entretiens qu'elle sollicite pour délibérer sur ce que son mari considère comme des songes creux. «Ce qui franchement est bien bizarre, c'est cet excès de haine qui ne vous laisse pas m'accorder cinq minutes pour parler du mariage de nos filles ou me prévenir des arrangements que vous faites pour des intérêts de fortune qui sembleraient aussi devoir être communs. Pour moi, j'avoue que je ne saurais comprendre votre nature qui ne trouve de bonheur qu'à me rendre malheureuse et m'abreuver de tous les chagrins, les humiliations inimaginables, sans compter l'ennui d'une telle vie. Voyons, comment vous arrangeriez-vous d'un gendre, qui serait pour une de vos filles, ce que vous êtes pour moi?».
La marquise de Dolomieu a vaguement parlé de faire épouser M. de Valon à Isabelle. Quant à Louise, elle lui réservait M. de Costa, «homme de beaucoup d'esprit et de beaucoup de moyens», qui pensait qu'on ne repousserait pas un Savoyard, puisqu'on avait recherché un Hongrois. Mme de Praslin est fort étonnée de cette déclaration que lui rapporte son amie. Comment peut-on savoir qu'elle s'est préoccupée d'un seigneur hongrois? La vérité est qu'elle n'en est pas à une maladresse près. Qu'il s'agisse du comte hongrois, du comte de Beurges, de bien d'autres, elle a toujours agi sans la discrétion accoutumée en pareille matière. Une circonstance permet de la voir à l'œuvre. Le onzième duc d'Ossuna, don Pedro de Alcantara Tellez Giron y Beaufort, est mort célibataire à Madrid, le 22 août 1844. C'est son frère cadet, don Mariano Francisco, qui a relevé le titre. Ce douzième duc d'Ossuna possède plus d'un million de revenu. Il a 31 ans et veut épouser une Française. M. Bresson, l'ambassadeur à Madrid, craint une fiancée du faubourg Saint-Germain. Il signale donc à Louis-Philippe les velléités matrimoniales du duc d'Ossuna et suggère qu'il y aurait intérêt à diriger ses idées sur Mlle Olivia de Chabot [44]. «Mais elle est protestante et plus âgée que le duc», fait observer Mme Adélaïde. Et la sœur du roi songe tout de suite aux petites-filles du maréchal Sébastiani.
C'est pour elle un vieil ami grognon, dont la Monarchie de Juillet est un peu la prisonnière et dont toute l'habileté diplomatique de Mme Adélaïde s'emploie à contenir les éclats. Quand, à la fin de janvier 1840, Guizot a rappelé Sébastiani de l'ambassade de Londres, le général a fait tempête. «Mon enfant, écrivait-il à sa fille le 4 février, on s'est bien trompé, si, en me rappelant de l'ambassade de Londres, on a cru me faire beaucoup de chagrin. Je me trouverai avec bonheur au milieu de vous, mais la manière dont mon rappel a eu lieu, exige une explication à la Chambre, et je dirai toute la vérité. C'est par trop doctrinaire. Certes, je ne garderai pas le silence. Ils ne me connaissent pas. Aucune considération, ni d'avancement ni d'intérêt, ne me retiendra. J'aspire à rentrer dans la vie privée pur, sans tache, et n'ayant pas fait du grade de maréchal une compensation. Mais en voilà assez. Je te connais trop d'élévation pour penser le contraire.» Malgré ses menaces de tout dire, le vieux soldat ne dit rien. Comment se fâcherait-il d'ailleurs? Sitôt qu'il débarque à Calais, Mme Adélaïde, prévenue télégraphiquement, en avise Fanny de Praslin en termes caressants: «Le général a débarqué ce matin à Calais, à une heure après-midi en parfaite santé. Ainsi, soyez tranquille. Je présume qu'il sera ici demain soir, et je serai bien contente de le revoir. J'espère que Mme de Flahaut vous aura fait mon message, que j'aurai le plaisir de vous voir chez moi, au Palais-Royal, mardi prochain, avec vos cinq charmantes petites.» Quand Sébastiani est promu au maréchalat, le 20 octobre 1840, c'est encore Mme Adélaïde qui l'écrit à Fanny de Praslin: «Je veux être la première à vous annoncer, ma chère Fanny, qu'enfin nos vœux sont exaucés pour votre excellent père et que notre cher roi vient de signer sa nomination de maréchal, et que, justement, il était chez moi peu de minutes après, ce qui fait que le roi et moi avons eu la satisfaction de le lui dire tout de suite. Mais il ne faut pas encore en parler. Je n'ai pas le temps de vous dire pourquoi, car la poste va partir. C'est en grande hâte que j'écris.» A chaque instant, les jeunes Praslin sont appelés à Neuilly chez la duchesse d'Orléans: témoin ce petit billet de Gaston qui date de juillet 1844: «J'ai été hier jouer à Neuilly avec le comte de Paris, mais Horace n'y a pas été, parce qu'il était en retenue. Il y avait un des princes belges: c'était le plus jeune; il s'appelle Philippe (le comte de Flandre). Nous avons beaucoup joué et la duchesse d'Orléans nous a donné à chacun une boîte de baptême du duc d'Alençon.»
Martyrium Sancti Sebastiani.
(La Caricature, no 21.)
Avec cette intimité, il est tout naturel que Mme Adélaïde songe à se mêler du mariage des demoiselles de Praslin. Le duc Théobald, qui n'avait pas été réélu en 1842, a été 93 élevé à la pairie quatre mois avant. Un duc et pair, cela vaut un Ossuna. «Quand Madame est arrivée à Trianon, raconte la duchesse à son mari, elle m'a dit: «Il faut absolument que je vous parle après dîner.» En sortant de table, par conséquent, je me suis approchée d'elle. «Un parti admirable pour une de vos filles arrive. C'est le duc d'Ossuna. Il ne faut pas perdre une minute.—Mais Madame n'y songe pas; nous ne pouvons pas avoir de telles prétentions.—Ne croyez pas cela; c'est très possible. Il est arrivé hier soir. Ce matin, on a reçu une lettre de Madrid de Bresson... Bresson est sûr, d'après ce qu'il dit, qu'il ne cherche pas de fortune, qu'il ne tient qu'au nom, à la position. C'est votre affaire. Vous êtes la sienne, bien plus, bien autrement qu'Olivia qui n'a pas le sou, qui n'est plus jeune, qui est protestante.—Mais mon Dieu, quand même ce que je ne puis croire, Madame, ce serait possible, comment arriver aux aboutissants du duc d'Ossuna?—Rien de plus aisé par la duchesse d'Hijar.—Je ne la connais pas du tout, ai-je repris.—Cherchez... Voyons, vous devez savoir par quel moyen arriver à la duchesse. Je vous dis, ma chère, qu'il faut, que je veux absolument que vous tentiez cela.—Il me semble que la maréchale Lobau connaît la duchesse d'Hijar.—Certainement, certainement, beaucoup, très particulièrement, ma chère. Voilà un bon canal de trouvé, le meilleur de tous. Dès demain matin, sans perdre une minute, il faut que vous alliez trouver la maréchale, que vous lui disiez que j'ai eu cette idée, que je vous ai conseillée, tourmentée de l'aller trouver et moi, de mon côté, je vais voir aussi la maréchale et la pousser vivement. Ne prenez pas ainsi la chose comme impossible. Je ne puis ici vous expliquer tout cela, mais d'après la lettre de Bresson, la chose est très faisable en ne perdant pas une minute. Comptez sur moi, mais de votre côté ne manquez pas de voir la maréchale demain matin et expliquez-lui tout ce que je vous dis.» En sortant du spectacle, Madame m'a encore répété qu'elle mènerait chaudement cette affaire.» La fortune du duc d'Ossuna hypnotise la duchesse de Praslin. Ce n'est pas un mari pour Isabelle qui n'a pas assez grand air, mais Louise qui a un port de reine, de l'esprit jusqu'au bout des ongles, fera une merveilleuse duchesse d'Ossuna. «Notre devoir est de tout tenter, n'est-ce pas? conclut Mme de Praslin. Mon Dieu! mon Dieu! que ce serait beau! Cela a bien l'air d'un château en Espagne.»
Mme Adélaïde tient parole. Elle parle à la Maréchale de Lobau. Le maréchal Sébastiani met en avant M. Desages qui interroge le comte Bresson. Le bruit court à Bagnères où il prend les eaux, que le duc d'Ossuna va épouser une fille de Lord Stafford, pair catholique. «Je crois, ajoute-t-il, que c'est une méprise. Je ne connais pas à lord Stafford de fille assez jeune.» Il a écrit au duc d'Ossuna, il n'a pas eu de réponse. «En tout cas, il n'y a personne de compromis, j'ai suggéré l'idée comme m'appartenant à moi seul.» Mme de Berwick, M. de los Rios pourraient peut-être quelque chose. Le comte Edgar de Praslin était jadis lié avec le duc d'Ossuna. Le duc l'a rencontré. Il se disposait à l'aborder et à lui serrer la main, lorsque Edgar de Praslin passa outre, en soulevant son chapeau comme s'il ne le reconnaissait pas. «Le duc est un peu soupçonneux, un peu méfiant... Il serait très sensible à une démarche, à une intervention d'en haut, mais c'est très délicat, et je ne vois pas comment Mme Adélaïde pourrait paraître en personne.»
Portrait de Madame Adélaïde d'Orléans.
Peinture de Gérard (1826). Gravée par P. Adam.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Cette fois, le duc de Praslin entre en ligne. «Je sors de chez Mme Adélaïde, écrit-il à sa femme. L'affaire du duc d'Ossuna marche bien. Les nouvelles de la maréchale étaient tout à fait inexactes. Madame désire beaucoup vous voir avant son départ, mais il n'y a pas un moment à perdre, car elle ne sait pas si elle pourra trouver un instant dimanche. Je n'entre pas dans les détails; elle vous les racontera. En un mot, le duc d'Ossuna ne veut pas d'une protestante, et l'idée de Louise lui convient. Il est en Angleterre pour quelques jours et, de Belgique, il reviendrait à Paris très facilement, s'il y avait un moyen de lui faire parler. La duchesse de Berwick, femme de tête et toute dévouée à la famille royale, peut mener l'affaire. Elle est depuis quelques jours seulement à Paris. Madame ne l'a pas vue à son grand regret, mais Mme de Montjoie la connaît beaucoup et vous abouchera au besoin avec elle. Madame vous attend demain soir samedi, à Neuilly [45]. Mme la duchesse d'Orléans m'a reproché de la laisser partir pour Eu, d'où elle ne reviendra qu'en octobre, sans lui avoir mené Isabelle qu'elle ne pourrait plus voir. Elle vous attendra avec elle, dimanche à deux heures, aux Tuileries.»
C'est une visite de fiancée que va faire Isabelle de Praslin à la duchesse d'Orléans. Grâce à l'intervention de la princesse de Beaufremont et en employant les bons offices de l'abbé Dupanloup qui a des relations savoyardes, son mariage vient de se conclure avec Hermann de Roburent, fils du marquis de Pamparra, haut dignitaire de la Cour de Turin. Les noces sont fixées au mois d'octobre, et les jeunes mariés doivent aller habiter Turin. Hermann est ravi de sa fiancée, il sera ravi de sa femme. «Je vous aime sans vous connaître, écrit-il à Mlle Deluzy, je vous aime parce que vous m'avez fait une femme, parce que je vous dois le bonheur.»
La duchesse et ses filles rentrent à Praslin. Le duc est au Vaudreuil. «Mademoiselle te fait dire, écrit Louise le 1er octobre, que ma mère paraît de meilleure humeur depuis hier. Elle a vu Mademoiselle lire les Trois Mousquetaires et lui a dit que ce livre était trop sale et qu'elle allait lui faire venir celui de grand-père qui est tout neuf.» Il semble donc qu'il y ait une détente. C'est qu'au lendemain du mariage d'Isabelle, Henriette Deluzy a parlé de départ. Elle nourrit l'idée de se rendre à Rome et, tout en se livrant à des études de peinture, d'y donner des leçons et de vivre en artiste. C'est un projet que lui déconseille lady Hislop à qui elle l'a confié. Quant à son départ de Vaux-Praslin, lady Hislop l'approuve de toutes ses forces. «Je vous avoue, lui dit-elle, qu'il m'est tombé un poids du cœur quand j'ai lu que vous quittiez décidément une position qui n'était plus convenable pour vous, et de plus, strictement 97 entre nous, je vous confierai qu'hier seulement j'ai eu une conversation à votre sujet avec une personne que je ne veux pas vous nommer, crainte of more mischief [46], qui m'a montré de tels sentiments acharnés contre vous, et qui m'a prouvé qu'il existait un projet si arrêté de vous forcer à quitter la maison où vous avez été si cruellement traitée, que j'avais décidé à vous écrire le plus tôt possible, pour vous conseiller fortement de donner votre démission. Déjà à Gênes on m'avait parlé des bruits injurieux qui roulaient seulement sur votre compte, mais jamais je n'oublierai les vilenies qu'on a osé se permettre en me parlant de vous ici. Il n'est pas nécessaire que je vous dise que, de mon côté, je n'ai pas mis moins de chaleur à parler comme je le devais, avec bonne connaissance de cause, de votre caractère, de vos principes, de votre inattaquable conduite pendant les années que vous avez passées avec nous. Surtout, chère Mlle Deluzy, j'ai cherché, for your joke [47] de ne pas aigrir les esprits, et je crois que la nouvelle de votre résolution, et elle est celle que vos chers amis doivent approuver, cette résolution donc de vous retirer, je crois, fera une espèce de révolution en votre faveur.» La confidente de la duchesse de Praslin qui a entretenu lady Hislop, rend de son côté compte de la conversation du 1er décembre et se félicite de la retraite volontaire de l'institutrice. «Je désire très sincèrement, conclut-elle, que vous vous réjouissiez de ce dénouement... J'espère qu'en ce moment vous voilà débarrassée d'elle, ce qui sera un grand poids de moins sur mon esprit.»
Quand arrivent ces deux lettres à Vaux-Praslin, il n'est plus question de départ et de séparation. La duchesse semble au mieux avec l'institutrice. Elle lui fait classer ses papiers avec Louise et Berthe. Elle passe une soirée à leur lire les lettres de la grand'maman Coigny. «Ma mère, écrit Louise à son père, nous en a lues quelques-unes qui étaient pleines de flatteries. Les adresses sont «à la plus jolie, à la plus aimée, à la plus spirituelle», et dans l'intérieur, on lui dit que lorsqu'on l'a vue, on trouve toutes les autres laides, et une quantité de choses de ce genre. Cela a duré jusqu'à dix heures. C'était bien ennuyeux... Lorsque nous sommes hors de la salle d'études, nous nous ennuyons passablement.»
Le calme n'est, d'ailleurs, que relatif à Vaux-Praslin. Au cours de décembre, il y a eu de nouveaux éclats entre la duchesse et l'institutrice, et ce doit être avec une certaine surprise que, le 1er janvier 1846, Henriette décachète cette lettre qu'accompagne un bracelet: «S'il est défendu de se coucher sans s'être réconcilié avec son prochain, il me semble qu'une nouvelle année doit avoir plus forte raison pour mettre fin à tous les dissentiments et oublier tous les griefs. C'est donc de bon cœur que je vous tends la main, Mademoiselle, et vous demande d'oublier, pour bien vivre désormais ensemble, tous les moments pénibles que j'ai pu vous occasionner, et je vous promets aussi de passer une éponge sur les motifs qui, en me blessant, m'y avaient excitée. Chacun a ses torts en ce monde et je suis bien tentée de croire que c'est trop heureux. Cela doit rendre plus indulgent mutuellement et faciliter les réconciliations. Je suis bien convaincue de votre attachement sincère et tendre pour mes enfants, et, croyez-moi, personne n'est plus que moi disposée à la reconnaissance et à l'affection pour les personnes qui se consacrent à eux, si je ne suis pas blessée au cœur par la pensée qu'on les détache de moi. Vous le savez comme moi, c'est l'habitude qui attache, et surtout les enfants. En ne voyant pas leur mère, elle perd sa place dans leur cœur comme dans leur vie; ils finissent par douter de son affection. Bien heureux si plus tard leur estime et leur confiance n'en sont pas ébranlées. Certes, ce n'est pas votre but, car vous devez sentir qu'il serait un jour aussi pernicieux pour les enfants qu'il serait douloureux pour leur mère de détruire les liens les plus sacrés.»
«De picoteries en picoteries, on en arrive à faire des choses qui sont, en commençant, bien loin de la pensée. Si, au lieu de s'exciter sur les défauts que l'on se reconnaît mutuellement, on les ménageait réciproquement, je crois que chacun en ce monde ferait un bon marché. Il ne s'agit que d'être bon cocher et de faire le tour des tas de pierre, au lieu de passer dessus. Pour ma part, je confesse que j'accroche souvent. J'avais depuis longtemps formé le projet de vous écrire pour tout renouveler avec l'année. C'est donc avec un double plaisir que j'ai reçu votre charmant ouvrage ce soir, puisqu'il m'a donné la preuve que vous étiez aussi disposée à mettre fin à un état de choses qui, j'en ai la conviction, ne peut être que fâcheux pour les enfants, vous mettre vous-même dans une position souvent fausse et désagréable et moi me placer dans une position bien cruelle pour moi, qui vis si isolée, depuis quelque temps, de mes affections les plus chères, au milieu desquelles j'étais si heureuse! J'envisageais avec tant d'ardeur le moment où mes filles seraient grandes et, je l'avoue, je souffre bien de les voir ce qu'elles sont pour moi. Mais en voici bien long pour dire qu'il faut que nous tâchions de perdre un faux pli pour en prendre un autre, et vous prier de recevoir et de porter ce gage d'une nouvelle alliance, à laquelle, j'espère, vous consentirez.»
S'ouvrant sous ces auspices, l'année 1846 est au début beaucoup moins agitée que les précédentes. Pourtant, la duchesse n'a pas abandonné ses griefs. Elle retrouve toutes ses accusations, dans une lettre qui paraît être du début de juin. «Ah! vous trouvez que je ne mets pas d'esprit de conciliation! Et qu'est-ce donc, s'il vous plaît, que je fais en dînant et en passant la soirée (comme pour mille bonnes raisons, j'avais durant des années renoncé à faire) avec Mlle D..., en ayant pour elle mille attentions, mille prévenances? Je ne suis pas, il est vrai, en position de lui faire les mêmes cadeaux, ni les mêmes caresses, ni lui procurer les mêmes plaisirs que vous le faites, mais en vérité, je fais tout ce que je puis, et même plus que je ne devrais, envers une personne, pour qui je n'ai ni confiance, ni estime; qui, malgré moi, élève mes filles, et dont la position vis-à-vis de vous est un motif plus que suffisant pour que son habitation sous le même toit soit non seulement une grave insulte pour moi, mais un scandale hideux pour élever mes filles. Cette femme qui ose devant moi vous faire des reproches jaloux! Avoir mis une gouvernante sur le pied de vous railler avec dépit sur l'emploi de votre temps, tandis que moi, je dois tout voir, tout supporter, et que vous trouvez très mauvais que je n'aie pas assez de confiance en votre maîtresse pour être bien aise de lui voir élever mes filles. Car, enfin, croyez-vous donc que je sois la dupe de tous vos arrangements? Mlle D... vit avec vous avec une familiarité qu'on n'a qu'avec son mari ou son amant. Ceci est terrible. Ce qui se passe dans l'ombre, je ne puis le voir; mais j'espérais du moins que la condescendance que j'avais mise, depuis près d'un an, à être vis-à-vis d'elle et de vous comme si tout cela était naturel vous avait donné assez de pitié pour ma position, pour prendre des dehors de convenance et d'exiger d'elle d'être plus décente avec vous, devant le public, les enfants et moi. Mais expliquez-vous donc, grand Dieu. Vous dites toujours que cela dépend de moi que cela change? Que faut-il donc de plus que je ne fais depuis un an. Parlez avant de partir, et quels sont les changements, d'ailleurs, que vous admettez. Si vous sentez à quel point vous faites du tort à nos filles avec ce genre de vie, comment hésitez-vous un moment à changer cet état de choses. Vous dites que vous aimez vos filles, vous dites que notre intérieur, leur direction n'est pas ce qu'elle devrait être et vous attendez, vous hésitez à changer tout cela de crainte que je n'en éprouve du bonheur. De bonne foi, pourquoi tenez-vous à ce que nous ne nous séparions pas, si ce n'est parce que ma présence sert de manteau à la position de Mlle D...? Quelle part m'avez-vous laissée dans votre vie, dans celle de nos enfants? Rejetée par vous en dehors de tous mes droits, de tous mes devoirs depuis tant d'années, vous auriez dû m'excuser si j'avais été chercher ailleurs des affections pour me dédommager de celles que vous m'ôtiez. Pendant neuf ans, je vous ai attendu, je vous ai espéré, j'ai cru qu'un jour viendrait où vous vous diriez que si vous me priviez de l'affection que j'attendais de vous, du moins vous me deviez de ne point me retirer plus longtemps celle de mes filles et m'accorder la consolation de m'occuper d'elles. Vous pouvez bien ne pas m'aimer, je le trouve tout simple. Vos idées, vos goûts, vos sentiments sont trop changés pour que cela ne soit pas, mais quel que soit le dédain avec lequel vous me traitez au fond de votre cœur, vous n'éprouvez pas pour moi le mépris et la défiance qui, seuls, pouvaient me priver de la direction de mes filles. Mais, mon ami, le temps s'écoule, je ne puis attendre toute ma vie. Je perds l'espoir maintenant après tant de concessions, de sacrifices inutiles. Si votre intention n'est pas de saisir cette occasion de commencer dans une nouvelle voie, lorsque nous nous retrouverons après cette séparation d'environ quatre mois, mieux vaut prolonger définitivement cette séparation indéfiniment que de reprendre la vie telle qu'elle est maintenant, ennuyeuse pour vous, cruelle pour moi, fâcheuse pour les enfants, et dont les résultats seront déplorables pour eux. Avant de nous quitter, répondez-moi franchement si vous désirez sincèrement, si vous croyez utile un changement dans notre organisation intérieure, de quelle nature, dans quelle mesure seraient les changements que vous admettez, et ce qu'il faut que je fasse pour les obtenir. Je vous l'ai dit souvent, ne craignez rien pour votre liberté. Je ne suis pas assez absurde pour demander à un homme de me donner des témoignages d'une affection que je ne lui inspire pas. Je réclame seulement les marques d'une estime et d'une confiance que je crois mériter, et les droits qu'ont toutes les mères de diriger leurs filles.»
Quelques jours après cette missive furieuse, Mme de Praslin fait porter ce billet à Henriette Deluzy. «Je ne veux pas vous déranger, Mademoiselle, sans quoi, je vous aurais fait demander d'avoir la bonté de descendre un instant chez moi, ayant un service à vous demander que, j'espère, vous ne me refuserez pas de me rendre. J'y attache beaucoup de prix et j'en serai sincèrement reconnaissante. Il y a deux jours, croyant que M. de Praslin revenait pour quelques jours, j'ai engagé Louise et ses sœurs à ne pas souhaiter la fête de leur père, la veille qui se trouvait un si triste anniversaire [48] et à attendre le jour même. Hier soir, en apprenant qu'il repartait aujourd'hui, j'ai pensé qu'il ne fallait pas différer et je m'étais promis de le dire à mes filles en allant à la messe, puisque je n'y avais pas songé avant d'aller nous coucher. Au moment de partir, mon bouquet est arrivé. Je l'ai étourdiment envoyé de suite, avant de les avoir vues et le malheur a voulu qu'elles se trouvassent justement là et elles ont pu croire que j'avais pu gâter leur plaisir. Je ne puis dire à quel point je suis affligée de ma sotte maladresse; j'ai peur qu'elles ne m'en veuillent. Vous avez trop d'influence sur elles pour que je n'espère pas qu'elles ne m'en voudront pas et qu'elles comprendront bien les choses, si vous voulez bien vous charger de leur exprimer mes regrets et leur expliquer ces contretemps si maladroits de ma part. Je m'adresse avec confiance à vous, Mademoiselle, et je serais sensiblement peinée si vous me refusiez ce service, mais je ne puis le supposer et vous offre d'avance mille sincères expressions de reconnaissance. J'avais été atterrée en voyant les enfants là juste au moment où je voulais les prévenir. Puis-je compter sur votre bon vouloir?»
Le mois suivant, le duc, Louise, Berthe, Raynald et Henriette Deluzy quittaient Vaux. Le plan de voyage comportait la traversée de la France jusqu'en Piémont, un séjour chez Isabelle de Roburent, puis, après une rapide visite à Florence, un séjour en Corse chez le maréchal Sébastiani. Henriette Deluzy, dans une série de lettres, devait fournir à la duchesse les détails les plus circonstanciés sur Isabelle de Roburent, installée à Morozzo, à quelque distance de Turin, pour y passer l'été parmi les fleurs, les ombrages et les eaux. «Dans ces quelques jours passés près d'elle, écrivait-elle, je l'ai trouvée si complètement ce qu'elle était, il y a un an, que j'ai plutôt acquis la conviction du bonheur parfait dont elle jouit que je n'ai su quelque particularité sur sa nouvelle existence.» La duchesse, demeurée à Praslin avec les petites, Gaston et Horace, leur lisait le soir des pièces de Molière qui, pensait-elle, les ravissaient. Les courriers d'Italie lui apportaient la nouvelle des succès de Raynald qui avait «fait la conquête de toutes les personnes qui l'avaient vu parfaitement sage, s'intéressant à tout, faisant les plus amusantes remarques sur ce qui le frappait.» Puis, c'étaient la rapide vision de Florence et de sa belle campagne, les Cascines, la laiterie du Grand-Duc, ensuite la Corse grillée par le soleil de septembre dépouillant arbres et prairies, «au point qu'on se croirait déjà en hiver.»
Vue de la Fontaine de Ficayola, près Bastia.
Dessiné par d'Aubigny, gravé par Née.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Le duc de Praslin écrivait aussi: «Nous arriverons à Praslin du 5 au 10 (octobre). Il faudrait que vous fissiez dès à présent vos préparatifs de départ, car malheureusement, votre départ suivra de très près notre arrivée. Les couches d'Isabelle ne seront pas aussi prochaines qu'elle le supposait. Mme de Pampara ne les attend que vers le 20 au plus tôt. Il est indispensable que vous veniez à Turin, car Isabelle a pris une mauvaise direction, vis-à-vis de sa nouvelle famille. Je ne puis pas entrer ici dans des détails; ce serait trop long. Il ne s'agit de rien de grave. C'est une suite de petites choses qu'en un quart d'heure je vous aurai expliqué de vive voix, mais l'intérieur d'une famille se compose d'une foule de petits détails qui rendent la vie plus ou moins heureuse. Je crois que votre arrivée modifiera beaucoup de choses d'une manière importante dans les idées d'Isabelle.» Henriette Deluzy donnait une note à peu près semblable. «La vie matérielle de Turin ressemble si peu à celle de Paris qu'un établissement parfaitement convenable au Piémont peut, au premier moment, ne point répondre à nos idées françaises. Puis, l'obligation pour M. de Pampara de vivre au château a encore de beaucoup circonscrit son établissement. Isabelle a la plus belle part. Son appartement est certainement beaucoup mieux que celui de bien des jeunes femmes à Paris, chez leurs parents. Elle est contente et semble ne rien désirer, ne rien regretter. Quant à elle personnellement, elle n'est changée en rien. Vous trouverez les mêmes choses à louer, les mêmes 105 choses à combattre, mais elle aime son mari, paraît avoir confiance en vous, Madame, et vos conseils lui feront certainement un grand bien. Ce qui lui nuit le plus, je crois, c'est le manque absolu d'occupations sérieuses et sous ce rapport, Madame, vous lui donnerez un exemple précieux.» La preuve de confiance, l'appel à l'influence maternelle qu'en tant d'autres circonstances elle reprochait au duc de ne pas invoquer, n'avait pas désarmé Mme de Praslin. Tandis que son mari voyageait, elle ourdissait on ne sait quelles combinaisons louches pour lesquelles elle crut devoir prendre les conseils de l'évêque d'Évreux.
Ancien curé de Saint-Roch, ancien confesseur de la reine Marie-Amélie, parvenu par son influence à la mitre, Théodore-Nicolas Olivier était pour la duchesse de Praslin une vieille connaissance. Quand, le 15 août 1841, le prélat, prenant possession de son diocèse, était venu visiter Notre-Dame du Vaudreuil, la duchesse, en grand deuil de son beau-père mort moins de deux mois avant, s'était placée, entourée de ses enfants, au pied de la chaire pour saluer son ancien directeur de conscience [49]. Mgr Olivier, partout accueilli dans l'Eure avec une froideur, et bientôt une hostilité marquée, par un clergé fidèle aux idées légitimistes, n'avait pas oublié l'appui que la duchesse lui avait ainsi prêté. Quelle était la question qui lui avait été posée? Sa lettre, peu explicite, éclaire mal sur le caractère de la «licence à prendre», mais elle est d'un ton qui manque regrettablement de franchise. «Madame la duchesse, écrivait le casuiste mitré, s'il était permis de vous dire combien votre lettre m'a peu surpris mais combien elle m'a fait de plaisir, vous jugeriez assez bien de mon respect et de mon dévouement pour vous; mais il faut traiter le sujet qui vous occupe et voici mon avis: Il faut savoir si le refus de consentement du père n'entraînera pas un refus de subsides indispensablement nécessaires; et sans le savoir précisément, je le crains beaucoup. Si ce refus de consentement n'a pas de graves inconvénients, je m'interdis de conseiller de passer outre seulement en raison [50] de ma double position d'évêque et de confesseur; je ne puis pas permettre que le père puisse dire: «Voilà ce qu'a produit l'influence d'un homme d'église dans ma maison.» C'est vous dire assez, madame la duchesse, que je trouve la licence à prendre parfaitement légitime. Enfin, je pense qu'il ne faudrait pas en venir là sans le consentement explicite et l'approbation de la reine. Je me résume. Je ne puis ni ne veux conseiller ce qui fait l'objet de votre lettre, mais je veux que vous croyiez, madame la Duchesse, à tous mes vœux pour votre bonheur» [51].
C'est lui, c'est ce prélat de Cour qui mourra honni de tout son diocèse, c'est cet homme d'église politicien, qui va, avec des airs de sainte Nitouche, diriger désormais les entreprises de la duchesse de Praslin contre son mari, guider la femme hésitante dans la voie qui les perdra, le duc et elle. [52] Une lettre de Valentine Delessert, la femme du préfet de police, jette quelques lueurs sur le désarroi de l'âme de Fanny de Praslin au moment où elle se préparait à partir pour Turin: «Votre lettre m'a fait bien de la peine. Je vois beaucoup de chagrin au fond de vos projets et cela me fait penser à vous bien tristement. Je viendrai vous voir demain de midi à une heure, si cela ne vous gêne pas, j'en ai bien envie et vous seriez ingrate si vous croyiez que j'aie une sympathie moins grande et moins profonde pour vos peines. Au contraire, chaque année qui s'accumule sur moi, me fait sentir plus profondément les affections qui me restent et vous êtes ma meilleure amie.» [53] La duchesse prend ses passe-ports, part pour Turin où Isabelle de Roburent accouche le 29 octobre. «Isabelle est très bien, mon ami. Ce matin, à 3 heures, elle a commencé à souffrir, et à 10 h. 1/4, elle est accouchée d'une fille vraiment charmante qui pèse 12 livres de Piémont, c'est-à-dire 8 ou 9 des nôtres. Elle a eu beaucoup de courage. Elle s'est si bien aidée qu'elle a abrégé par ses efforts ses douleurs de quelques heures; les dernières ont été terribles. La petite est superbe et très forte. Je suis encore toute émue. Adieu, mille expressions de mes sentiments. J'embrasse mes chers enfants. Je regrette vivement que vous ne soyez pas ici. Veuillez annoncer l'événement à Edgar et Georgina. Hermann écrit à ma belle-mère.»
Chez les Pampara, le séjour de la duchesse de Praslin est marqué par des incidents peu propres à satisfaire les beaux-parents de sa fille. Le 25 novembre, M. de Pampara écrit au duc. «Vous aviez raison de dire que Mme la Duchesse gâte ses enfants en flattant leurs défauts. Elle ne tarit pas d'éloges à Isabelle sur sa tenue, sur sa beauté, sur son maintien, sur les occupations qu'elle se donne et même sur son esprit. J'ai humblement hasardé un jour de prier la duchesse de vouloir bien nous aider, par ses bons conseils à Isabelle, à la rendre plus franche, à lui donner du goût pour l'occupation et à se défaire de son opiniâtreté. Elle a eu la bonté de me dire que tous ces défauts, elle ne les avait pas à la maison, et qu'Isabelle était une dame tout comme une autre, qu'elle ne voyait rien à corriger en elle. Comme de raison, je n'ai plus soufflé mot.... Jamais Mme la Duchesse n'a eu, comme vous, la bonté de nous faire la moindre question sur sa fille. Elle la croit parfaite et croit peut-être que nous ne la gâtons pas assez.» Bref, M. de Pampara n'est pas sans inquiétude sur les conséquences de la correspondance qui va s'échanger, après le départ de la duchesse, entre la mère et la fille. Une lettre de Mme de Praslin à Henriette Deluzy est, en effet, consacrée à tenter de démontrer qu'Isabelle lit, s'occupe, travaille, et elle avoue qu'elle s'est préoccupée à Turin d'assurer à sa fille l'appui de vieilles dames «qui m'ont pris en affection, comme ma pauvre vieille duchesse de M....» Aline joint à la lettre de sa mère, qui lui a été dictée en partie, un billet des plus caressants pour son institutrice: «Vous ne pouvez pas vous douter, chère Azelle, du bonheur que j'ai eu en lisant votre bonne et excellente lettre qui m'a causé un si grand plaisir et un tel bonheur qu'étant dans le bain en ce moment je ne me suis même pas donné la peine de bien essuyer mes mains. La lettre de Louise m'a fait aussi un si grand plaisir que je suis dans un état de bonheur qu'on ne peut pas s'imaginer. Mme de Pampara m'a donné hier soir le plus joli petit verre d'eau qu'on puisse voir. Je remercie beaucoup mon père de sa bonne intention. Adieu, chère Azelle, je vous embrasse tous de cœur.» Et elle signe: «Aline qui vous aime comme la prunelle de ses yeux».
On vit heureux à Vaux. On y coule des jours tranquilles jusqu'à l'arrivée de la duchesse. Mais elle n'est pas plutôt là que recommencent les scènes et les interminables lettres à son mari. «Lorsque je suis arrivée ici, j'espérais avoir quelques instants de distraction et de trève; mais l'illusion n'a pas duré longtemps: le marchepied de la voiture n'était pas achevé de baisser que j'avais lu dans votre air glacial, dédaigneux et mécontent, dans l'expression contrainte du regard de mes enfants, dans les petits yeux verts qui apparaissaient derrière votre épaule, que j'allais être soumise à des traitements humiliants, à la vie la plus pénible, à supporter le spectacle des choses les plus inconvenantes, pour ne pas me servir du mot propre. Croyez-le bien, Théobald, si je lutte encore, c'est parce que je suis fermement consciencieuse; qu'il est de mon devoir de ne pas renoncer, pour obtenir une paix et une tranquillité factices, de ne pas donner, par mon silence, une apparence de consentement tacite à un état de choses qui regarde mes enfants et que je désapprouve vivement, parce que je le crois fermement détestable, fâcheux pour le présent, pernicieux, dangereux pour l'avenir. Tu as beau faire, me détester. Je suis leur mère à ces enfants que tu donnes aux premières venues. Je sais fort bien que tu es le maître, tu peux tout sur moi; mais il est une chose dans laquelle les droits d'une femme sont presque égaux à ceux du mari; tu l'oublies entièrement. Ne sais-tu pas que les lois, si je les invoquais, décideraient en ma faveur? Tu sais que je ne le ferai jamais, mais, est-ce une raison pour en abuser? Tu te crois obligé à céder en toutes choses, afin de conserver Mlle D... à tout prix. Tu la crois irremplaçable, près de toi, près de mes enfants. Toi qui crois si simple, si facile de remplacer une mère, pourquoi crois-tu donc si prodigieusement impossible de remplacer une gouvernante? Si tu l'avais voulu, elle aurait pu être une bonne gouvernante; mais tu as dénaturé sa position, sa fonction, et tel qui brille au second rang, s'éclipse au premier. Comment la tête ne lui tournerait-elle pas, elle à qui ta conduite dit tous les jours plus clairement que les paroles encore: «J'ai une femme, mais je préfère votre société, vos soins; mes enfants ont une mère, mais vous que je connais à peine, qui êtes plus jeune, j'ai plus confiance, en vos principes, votre expérience, vos soins, votre dévouement, vos manières, votre jugement, votre tendresse, pour leur tenir lieu de tout. Prenez la place, commandez, ordonnez. Celle qui remplace la mère de mes enfants, doit être souveraine chez moi.»
«Théobald, cela est logique, mais tu pars d'un point faux et dangereux. Toi-même, tu n'as pas le droit de me condamner à cette ignominieuse mort civile. Tu ne le peux qu'en me laissant soupçonner d'une conduite et de vices infâmes, et par mes enfants encore! Oh! je suis bien punie de t'avoir tant aimé, préféré même à eux. Mais n'étais-je pas déjà assez punie d'avoir perdu sans retour, sans espoir, le seul vrai bonheur pour moi, ton affection? Mais voir mes enfants conduits dans une voie de principes faux et légers, habitués à trouver naturelles et convenables des manières inconsidérées, des positions fausses et inconvenantes! Si tu veux y réfléchir toi-même, tu sentiras qu'en mettant à part tous mes sentiments personnels de joie et de bonheur intérieur anéantis, je dois cruellement souffrir de voir mes nombreux enfants dans une direction si pernicieuse pour leur conduite à venir. Demande-toi franchement ce que tu ferais, ce que tu sentirais vis-à-vis de quelqu'un qui t'ôterait à la fois, une femme que tu aimerais avec ardeur, et tes enfants pour leur donner des impressions fausses et dangereuses. Lorsque j'ai eu la faiblesse, par un excès d'amour pour toi, de te faire un immense sacrifice en t'abandonnant mes enfants, me figurant, dans un coupable aveuglement, que ce sacrifice, plus il était grand, me rendrait ton affection, entraînée par tes promesses à cet égard, j'ai commis, j'en conviens, une grave faute. J'aurais dû mourir avant d'y renoncer, et j'ai fait un bien faux calcul, car ce sacrifice, fait dans l'intérêt de mon amour, t'a donné une mauvaise opinion de mes principes et de mon jugement, de mon cœur, je le conçois. Cependant, je dois ajouter pour ma justification, que ma tendresse confondait tous nos droits en un seul. Je me croyais une portion de toi-même; il me semblait que tout devait être commun entre nous et supporté à deux. Maintenant, tu as établi une séparation complète entre nous; nous ne sommes plus que des étrangers l'un pour l'autre. Je me suis longtemps bercée d'illusions, de retour, d'épreuves, que sais-je moi? toutes les possibilités en ce monde pour me figurer que c'était un temps à passer; que tous les mystères se dérouleraient par toi d'une manière naturelle et satisfaisante; enfin tous les rêves de bonheur à venir, je les ai faits longtemps avec confiance, plus longtemps encore avec espérance. Maintenant... Mais n'en parlons plus, il ne s'agit plus de bonheur! Mais puisqu'il faut renoncer à toi, dont j'espérais le retour avec celui de mes enfants, il faut au moins que je sache à quoi m'en tenir. Ma vie n'est pas supportable. Elle est douloureuse, honteuse pour moi, et ne t'y trompe pas, très fâcheuse pour l'avenir des enfants. Les choses ne peuvent durer ainsi plus longtemps. Ainsi réfléchis, mais songe que je te supplie en grâce de me donner enfin une position convenable et un intérêt dans la vie. Oh! que tu es faible! Tu en es arrivé à un point que tu n'oserais faire une course avec ta femme et tes enfants sans cette personne pour laquelle tu me reprends ce que tu m'avais donné dans les premiers jours de notre mariage. Tu es tellement sous son joug que tu n'oserais rien entreprendre sans elle. Tu trouverais inconvenant de la quitter un moment et ta femme, la mère de neuf enfants, doit vivre et mourir seule.»
Praslin a pris le parti de s'absenter sans cesse. Il vit au Vaudreuil, à Vaux, dans ses fermes. C'est en étant toujours absent qu'il obtient la paix. Aussi a-t-il presque complètement déserté la maison, tactique passive que la faiblesse de son caractère lui faisait adopter volontiers. Il laissait ainsi le champ libre à certaines machinations. Au milieu de janvier, la duchesse déclare qu'elle ne mettra plus les pieds à Praslin «tant que Mlle D... y sera.» Mgr Olivier vient d'arriver à Paris. Il est descendu chez une de ses pénitentes, rue d'Argenteuil. La duchesse lui explique par le menu ses griefs. La «maîtresse» de son mari, pour s'éterniser dans la maison, pousse celui-ci à s'opposer à un projet de mariage qui ferait le bonheur de sa fille aînée. N'est-il pas de son devoir d'employer la toute-puissante influence du maréchal à la faire chasser? Mgr Olivier la console, la réconforte. Oui, c'est son devoir. Malheureusement il doit rester peu de jours à Paris. Il ne peut voir le maréchal, mais il déléguera quelqu'un auprès de lui, le curé de la Madeleine, son chanoine honoraire, l'abbé Beuzelin, ou à son défaut l'abbé Gallard, premier vicaire, qui est le neveu de son ancien ami, Mgr Romain-Frédéric Gallard, ancien aumônier de la reine Marie-Amélie, mort évêque de Meaux, le 14 janvier 1839.
L'abbé Gallard se met aussitôt à l'œuvre: il vante au maréchal, sur la foi de la duchesse de Praslin, le parti qu'elle a choisi pour Louise. Le maréchal est, d'abord, un peu étonné, car sa petite-fille a toujours paru hostile aux projets qu'on dit qu'elle regrette. Il ne peut croire qu'elle soit victimée. Il lui parlera. Il lui parle en effet. «Mon cher papa, écrit Louise à son père, grand-père m'a dit ce soir qu'il avait deux mots à me dire. En rentrant j'y ai été. Il m'a demandé si j'avais changé d'idées. Je lui ai répondu que je n'avais rien su de nouveau et qu'ainsi je ne pouvais pas avoir changé. Grand-père m'a répondu que lui avait changé, et qu'on me trompait et que je me trompais, mais que, cependant, il ne fallait rien faire, parce qu'il fallait que ce fût pour moi que je me marie et que, pour lui, ça lui était égal. Je lui ai dit que je le pensais bien et je lui ai demandé si à mon âge il aurait voulu d'une femme qui ne pouvait rien faire et trouvait Walter Scott trop sérieux. Il a répondu que certainement il n'en aurait pas voulu pour lui. Mais à tout, il a toujours dit qu'il ne fallait pas que cela se fit si je ne voulais pas parce que ce serait moi qui serais mariée.» L'abbé Gallard a échoué: la partie est à rejouer. La duchesse essaie d'associer Henriette Deluzy à ses combinaisons de mariage. Elle est avec elle plus aimable, plus gracieuse qu'elle ne le fut jamais. Au début de mars 1847, l'institutrice, qui vient de soigner Gaston malade de la scarlatine, croit sa situation inébranlable chez les Praslin: «Les gens qui me blâmaient le plus, écrit-elle à la vicomtesse Melgund, me portent aux nues comme une excellente gouvernante. Dans toute la famille, on m'invite à tout; on me met de toutes les parties de plaisir. Enfin toutes mes tribulations sont finies et je vois devant moi un avenir paisible, sinon bienheureux [54]».
C'est à ce moment, que se produit, sous la forme de revendications d'un corsetier, Bourgogne, un incident bizarre et inquiétant. Bourgogne réclame paiement d'un compte qui, dit-il, n'a pas été acquitté. «Le compte est payé», répliquent le duc et Henriette Deluzy. Alors, Bourgogne fait intervenir l'ancienne institutrice, Mme Desprez. Il obtient d'elle une lettre où elle certifie que c'est bénévolement qu'elle lui a procuré la clientèle de la duchesse et qu'elle n'a jamais prétendu obtenir de lui une concession quelconque sur les prix des marchandises qu'il lui fournissait personnellement. Mme Desprez écrit la lettre demandée. Bourgogne l'insère dans un mémoire imprimé dont certaines pages semblent évoquer des dessous étranges [55]. Mme Desprez, qui a reçu le mémoire, écrit à la duchesse une lettre où elle proteste contre l'emploi fait de son attestation et entremêle ses plaintes, sur la façon dont la duchesse la tient à l'écart, d'allusions à sa «discrétion». A réception, cette lettre semble déclencher quelque mystérieux ressort émotif chez Mme de Praslin. «Voici une lettre que je viens de recevoir, écrit-elle au duc, veuillez la lire et ne point la perdre. Mme Desprez y montre son caractère sur lequel je me suis si longtemps abusée; elle semble à la fois me rendre un service, selon elle, je suppose, et me menacer, en me parlant de sa discrétion, comme si j'avais pu lui confier quelque secret dangereux. En vérité, cela est curieux. Ce qui est certain, c'est que nous avons eu bien du guignon de tomber en de semblables mains. Bien des ennuis résulteront, je le prévois, de toutes les intrigues que vous avez, avec trop de faiblesse, laissé envahir notre intérieur. Vous avez voulu, après vous être éloigné de moi, détruire tout ce qui est naturel. On ne crée pas des positions fausses sans qu'un jour ou l'autre il n'en résulte de grands inconvénients. Ce sont les enfants hélas! qui paient toujours pour les parents dans ces circonstances-là. Vous pouviez en aimer d'autres et n'affliger que mon cœur, mon ami, mais en changeant l'ordre de la nature et des usages, vous avez tout compliqué dans votre vie. Ce procès peut devenir odieux: il est nécessaire que nous nous entendions bien. Ne perdez pas cette lettre, je vous prie; ne vous bornez pas à M. Destigny. Consultez, voyez M. Riant. Redoutez Mme Desprez mais n'imaginez pas d'arranger cela vous-même avec elle. Elle est perfide, vous le savez. Quand on a de grandes filles, il faut toujours se garer d'une personne qui peut amener du scandale.»
Pour une simple note de corsetière, qui, payée ou non en somme, ne monte pas à 400 francs, voilà des mots qui sont vraiment bien gros!
V
Trois mois d'Enfer.
L'hôtel, dont le duc et la duchesse habitent l'étage principal, est situé dans le quartier des Champs-Élysées, entre l'avenue Gabriel et le faubourg Saint-Honoré [56]. Là, au numéro 55, s'ouvre un peu de biais une haute porte cochère cintrée que flanquent deux colonnes et que surmonte un encadrement d'un style dorique bâtard. Cette porte donne accès à une longue avenue étranglée entre deux constructions, l'hôtel Castellane et la maison Lavayne. C'est par elle qu'on arrive à la cour d'honneur. Les appartements du duc (chambre à coucher et cabinet de travail) sont en aile, appuyés à l'hôtel Castellane, et bornés par derrière par une allée herbeuse qui sépare l'hôtel Sébastiani de l'Élysée. De même, derrière la maison Lavayne, une nouvelle allée, pavée celle-ci, donne du jour à diverses fenêtres de l'hôtel, qu'elle sépare des chantiers Visconti, alors en pleine activité. Sur la cour d'honneur, sitôt qu'on a dépassé le péristyle, on aborde les appartements: la salle à manger aligne ses fenêtres sur la cour d'honneur. Le boudoir, la chambre de la duchesse, le grand salon, le petit salon ont jour sur le jardin qui s'étend jusqu'à l'avenue Gabriel dont le sépare une double grille [57].
Extérieur de l'Hôtel Praslin.
Image populaire publiée en août 1847
par la Lithographie Chatain, d'après le dessin
de J. Février.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
C'est dans ces pièces de parade qu'aux premiers jours de juin 1847, le pair de France et la duchesse donnent un dîner à quelques intimes. A propos d'une bagatelle, Fanny de Praslin s'emporte contre Henriette Deluzy. L'institutrice riposte par quelques saillies mordantes. [58] Depuis tant d'années qu'elle est dans la maison, elle est arrivée à se considérer comme étant de la famille. Puis, vraiment, ce soir, la mesure est comble. En plus d'une occasion, le maréchal Sébastiani s'est montré moins susceptible. Il connaît à merveille le caractère bizarre et fantasque de sa fille. Il sait qu'elle se plaint de tous, de lui comme des autres [59]. Il a toujours attaché peu d'attention à ses doléances. Ce soir-là, il est malade, on l'a habilement travaillé depuis quelques mois, et quand Fanny de Praslin lui apporte à nouveau des plaintes qu'elle a faites cent fois, l'incident l'a disposé à l'écouter. «Monsieur le duc, écrit-il le lendemain 14 juin, à son gendre, vous partez pour Praslin, toujours dans l'intention de garder Mlle Deluzy et de faire subir à ma fille la plus cruelle et la plus dégoûtante des humiliations. Il y a cinq ans que cela dure. La presse de Paris a pris soin d'en informer le monde entier, et aujourd'hui, vous êtes le sujet de toutes les conversations scandaleuses. Vos filles sont sacrifiées sans pitié. Je sais qu'elles ignorent tout ce qui est, tout ce qui se dit, mais, de bonne foi, à qui espérez-vous persuader? Croyez-vous qu'en vous voyant courir l'Angleterre, l'Italie, la France, avec vos filles et leur gouvernante, sans que la mère vous ait jamais accompagné, vous soyez à l'abri de réflexions malveillantes? J'ai poussé la complaisance jusqu'à vous inviter à venir deux fois chez moi, en Corse avec elle, parce que j'espérais que vous rentreriez en vous-même et que vous la renverriez. Je n'en ai jamais parlé à personne parce que j'ai pensé qu'un père ne peut balancer un instant entre les intérêts de sa nombreuse famille et cette femme. Vous êtes aveuglé par une passion fatale. Je vous ai entretenu cinq fois de cette affaire. Je fais une dernière démarche. Je paierai la pension qui lui est due. Je suis prêt à en passer le contrat authentique, pourvu qu'elle soit congédiée immédiatement. Dans le cas contraire, je ne la recevrai pas davantage dans ma maison, et vous n'éviterez pas un éclat. Réfléchissez bien. Je vous aime tendrement, et c'est avec beaucoup de peine que je me suis résolu à cette démarche. J'en espère les meilleurs résultats et ce ne peut être en vain que je parle à votre cœur et à votre raison».
Le duc est atterré à la lecture de ce billet. Depuis longtemps Henriette Deluzy possède tous les secrets de ce triste intérieur. Comment écarter le coup qui la menace? Faudra-t-il initier une autre institutrice à tant de douloureux mystères? Pendant qu'il est plongé dans ces réflexions, Henriette Deluzy, la figure décomposée, se présente à lui. L'abbé Gallard, intime ami de Mgr Olivier, envoyé par le maréchal Sébastiani, vient de lui signifier brutalement que si elle ne donne pas immédiatement sa démission de gouvernante, un scandale va se déchaîner. Si elle part, le maréchal lui constituera par acte notarié la donation viagère que lui a jadis promise Praslin. «Je suis chassée, lui dit-elle, atteinte dans mon honneur; protégez-moi.» Le duc lui promet de voir le maréchal. «J'arrangerai cela» lui dit-il. C'est sa formule habituelle en présence d'une difficulté qu'on lui signale. Le lendemain, Praslin voit le maréchal. Il voudrait qu'Henriette Deluzy ne quitte pas Louise avant son mariage. La scène est violente entre les deux hommes. Praslin se retire sans avoir pu rien obtenir. Il faut qu'Henriette Deluzy quitte la maison, qu'elle parte le plus tôt possible, au plus tard quand on ira à Vaux-Praslin. Enfin le maréchal consent à ce que l'acte de donation soit fait au nom de sa fille, ce qui constituera comme une sorte de certificat de bonne conduite et de marque de satisfaction à Henriette Deluzy. «Je ne suis pas libre, dit le duc à l'institutrice. Je vous en prie, cédez.» Elle fond en larmes. «Je vous en supplie, reprend Praslin, cédez de bonne grâce et sans irriter la duchesse, car le scandale dont on vous a parlé ne pourrait être qu'un procès en séparation, et alors je perdrais mes filles.» A peine Praslin a-t-il quitté le maréchal que celui-ci lui a adressé un nouveau billet. «Monsieur le duc, vous m'avez déchiré le cœur. Vous avez attribué à mon insensibilité d'avoir fermé ma maison à vous et à vos enfants. Vous êtes obligé de me rendre justice. J'ai tout fait pour éviter cette séparation qui vous coûte tant. J'ai pris sur moi tout l'odieux de fermer les yeux, d'avoir l'air de ne pas croire à tout ce que les journaux avaient répandu dans le public, à tout ce qui se disait dans Paris, et pour prix d'une conduite aussi généreuse, vous venez m'adresser les reproches les plus sanglants, les plus immérités. Je n'ai jamais parlé de Mlle Deluzy avec personne. Je suis prêt à lui donner tous les témoignages qui sont dans son intérêt; mais soyez juste et ne me demandez pas des choses impossibles. Je ne vois pas ma fille pour ne pas vous indisposer contre elle. Vous êtes le premier à me priver d'être avec mes petits-enfants. Je ne mérite pas d'être traité ainsi. Voyez les intérêts de ces jeunes personnes, écoutez-les. Vous ai-je jamais rien fait qui puisse m'attirer un pareil traitement? Mais vous êtes hors de vous-même et je vous excuse. Écoutez votre cœur qui est bon et doit me rendre justice.» Et Sébastiani ajoute en post-scriptum: «Quand vous serez vieux comme je le suis, vous vous ferez le reproche d'avoir été dur envers moi.»
Toute cette soirée du 18 juin, Henriette Deluzy la passe enfermée dans sa chambre, pleurant, sanglotant, se désespérant. Elle a dans sa petite pharmacie un flacon de laudanum. Elle l'avale tout entier. Elle passe la nuit dans l'engourdissement. Au matin, des vomissements violents la sauvent. Louise de Praslin la trouve dans cet état, court chercher le duc. Henriette avoue qu'elle a pris du laudanum. Le Dr Louis, le médecin de la famille, est appelé. Louise et Berthe soignent leur institutrice sur ses instructions et, quand dans la soirée, le notaire Cahouet monte lui faire signer l'acte de constitution de pension viagère, il juge qu'il n'y a rien de dangereux dans son état [60].
La Cour des Pairs: Une audience du procès Teste-Cubières. (Illustration du 17 juillet 1847.) Au fond, sous la tribune du public, le banc des accusés avec leurs défenseurs. A droite, le procureur général; à gauche, le grand chancelier.
Cependant, la duchesse triomphe. Dès le 15 juin, elle indique à son mari qu'elle entend être maîtresse désormais. «J'ai attendu jusqu'à ce moment, lui écrit-elle, le résultat des promesses, que vous m'avez renouvelées à mon retour d'Italie, de changer l'organisation de notre intérieur. Vous semblez l'avoir oublié et je me vois obligée de vous dire que je ne pense pas devoir retourner à Praslin sans y rentrer pour y exercer mes droits et remplir mes devoirs de mère et de maîtresse de maison dans toute leur étendue. Le régime des gouvernantes nous a toujours fort mal réussi. Il est temps dans l'intérêt de nos enfants et la dignité de notre intérieur d'y renoncer. Tant que nos filles ne seront pas mariées, j'habiterai partout au milieu d'elles, j'assisterai à toutes leurs occupations, je les accompagnerai partout. Tous mes plans sont fait, et lorsque vous y aurez réfléchi, vous trouverez autant de motifs de confiance dans les soins d'une mère, pour l'éducation de nos filles, que dans ceux d'une gouvernante. Des maîtres suppléeront aussi facilement à Praslin qu'à Paris aux leçons d'une gouvernante 121 qui, d'ailleurs, a toujours eu recours à leur aide. J'ai tout prévu: tout s'arrangera facilement. Mon père, je le sais, a fait offrir à Mlle D... une pension honorable et viagère. En se rendant avec ces moyens en Angleterre, ses talents et des protections lui procureront une position convenable, plus facilement qu'à Paris. Vous vous inquiéteriez à tort du chagrin qu'éprouveront nos filles; il sera beaucoup plus court et beaucoup moins profond que vous ne vous le figurez: j'ai des raisons certaines pour n'en pas douter. Depuis longtemps, vous vous êtes exprimé sur le compte de Mlle D... de manière à ne pas laisser douter que vous aviez les yeux ouverts sur une grande partie, du moins, de ces graves inconvénients. Ce qui peut assurer le mieux, d'une manière honorable, sa retraite, c'est une pension de mon père, garantie par moi, et son voyage en Angleterre qui expliquera, d'une manière favorable, son brusque départ. Par délicatesse, j'ai d'abord cherché un appui dans votre propre famille pour vous ouvrir les yeux. Après avoir attendu en vain des années le résultat, je dois enfin me soumettre au désir bien légitime de mon père de vous parler au nom des véritables intérêts de nos enfants.»
Deux jours après, Fanny de Praslin note ses impressions sur ce qui vient de s'accomplir: «J'ai besoin de me répéter à toutes les heures que j'ai accompli un devoir sacré vis-à-vis de mes filles en consentant à joindre enfin mes efforts à ceux de mon père pour renvoyer cette femme. Il m'en a bien coûté. Je hais l'éclat; mais enfin tout le monde me disait, et ma conscience aussi, que c'était mon devoir. Mon Dieu, quel sera l'avenir? Comme il est irrité! On dirait, en vérité, qu'il n'est pas le coupable. Peut-on s'aveugler à ce point? Mon Dieu, ne lui ouvrirez-vous donc pas les yeux? Je ne puis m'expliquer qu'on arrive à s'endurcir à ce point sur l'immoralité. Il dit qu'il aime ses enfants, qu'il consacre son temps à leur éducation. Il n'a pas assez de confiance en moi, leur mère, et il fait ses maîtresses de leurs gouvernantes. Il y a là une suspension de tout sens moral qui me confond... Il s'enfoncera chaque jour davantage dans ce bourbier, il y consumera sa santé, son intelligence, sa fortune. Et l'on veut élever ses enfants, ses filles, lorsqu'on mène une semblable vie! Quelle est cette illusion, aussi complète que son aveuglement? Il était las de cette femme depuis longtemps; mais il en a peur et c'est pour cela qu'il ne la renvoyait pas, c'est évident. Maintenant qu'on vient à son secours, son amour-propre se révolte; c'est là son seul regret en ce moment. En lui montrant de la douleur qu'il ne sent pas, il espère la calmer. Comme il était pressé hier d'aller à Praslin et de couper court de suite! Oui, comme on me l'a dit, je lui ai rendu à lui aussi un service réel; mais moi, jamais il ne me pardonnera, il se vengera sur moi, jour par jour, heure par heure, minute par minute, de lui avoir rendu ce service, d'avoir eu raison quand il avait tort. L'abîme se creusera tous les jours plus profond entre nous; plus il réfléchira, plus il se sentira coupable, plus il m'en voudra, plus il appesantira sa vengeance sur moi. L'avenir m'effraie; je tremble en y songeant; je me sens bien faible. Mon Dieu! venez à mon aide; donnez-moi la force de supporter ces nouvelles épreuves comme vous voudrez et de manière à attirer le plus de grâces sur mes enfants, sur lui, le malheureux. Ah! il me fait une cruelle vie. Mais je ne voudrais pas changer ma position pour la sienne. Comme il est changé! Toujours triste, morose, mécontent de tout le monde, en méfiance contre chacun, s'irritant de chaque chose! On voit que le remords réside là. Moi qui l'ai tant aimé, j'ai peine à le reconnaître; il me semble que ce n'est plus le même homme. Voilà le fruit de l'absence de principes religieux, d'idées morales; voilà le fruit du désœuvrement et de la paresse.»
Henriette Deluzy l'a remerciée de la «générosité avec laquelle elle rémunérait de faibles services», des offres de recommandation qu'elle lui faisait, s'excusant sur son état de santé qui l'empêche d'aller la remercier en personne. «Mademoiselle, répond la duchesse quelques instants plus tard, je regrette vivement que vous soyez souffrante et que dans cet état, vous ayez pris la fatigue de m'écrire pour une chose que vos soins pour mes enfants ont rendue si naturelle. Si des circonstances graves pour leurs intérêts ont précipité un événement que je regardais, il y a peu de jours encore, comme devant être assez éloigné, ne doutez pas que je n'en cherche avec plus de zèle toutes les occasions de vous être utile et que je serais heureuse que vous m'en indiquiez les moyens. J'ai entendu dire que vous vouliez aller voir lady Hislop; dans ce cas, je vous offrirais une lettre pour lady Tankarville [61] qui s'efforcera, j'en suis certaine, de seconder vivement lady Hislop dans toutes ses démarches pour faire réussir vos projets. S'il vous était aussi agréable d'avoir des lettres pour Mme de Flahaut et Miss Elphinston, disposez entièrement de moi. Je me suis rappelée que vous m'avez demandé de vous prêter un livre en arrivant à Praslin; j'espère que vous ne me refuserez pas d'accepter ce petit souvenir, que j'aurai grand plaisir à vous offrir. Je tiens à répéter, Mademoiselle, que je saisirai toutes les occasions qui se présenteront et celles que vous voudrez bien m'offrir de vous être utile en toutes circonstances.»
Henriette Deluzy n'a nulle envie de quitter Paris, et c'est vainement que M. Riant travaille à la persuader de passer la Manche, cela ressemblerait à une fuite; cela paraîtrait un aveu de ses relations avec le duc; cela accréditerait le bruit d'après lequel elle est enceinte. Toute la domesticité interprète ainsi son départ: c'est une maîtresse dont le duc est las, qu'il congédie. Dans ces circonstances, une maladie de deux des enfants prolonge heureusement un séjour à l'hôtel Praslin qui démontre, par lui-même, la fausseté des accusations qui circulent. Mme de Praslin vit renfermée dans ses appartements, dont elle ne sort plus, même pour les repas, même pour monter chez le Maréchal. Maintenant qu'elle a gagné sa cause, elle préfère ne pas se trouver en contact avec celle qu'elle fait chasser. Le duc vit dans son cabinet, monte rarement à la salle d'études. D'ailleurs, la scarlatine d'Aline et de Raynald est une cause d'isolement pour la gouvernante.
Aux intimes, tels que Rémy, professeur qui fait un cours de littérature aux jeunes filles, le départ de Mlle Deluzy est présenté comme la conséquence du mécontentement de la duchesse, qui croit, lui dit-on, qu'elle a influencé Louise contre un projet de mariage. Rémy, cependant, connaît les bruits qui courent. «Il y a, a-t-il dit à Henriette, une seule façon d'y mettre fin. Plus de professorat, plus d'éducation à parfaire, mariez-vous.» Les Rémy ont, parmi leurs amis, un brillant officier, le lieutenant-colonel Bisson. Ils entreprennent de le marier avec Henriette Deluzy. Celle-ci leur avoue le secret de sa naissance et leur confie ses espérances pécuniaires. Le docteur de la Berge, Odilon Barrot, amis de son grand-père, s'occupent d'obtenir du baron Desportes une somme de quarante mille francs qui serait remise à la jeune femme après la mort du vieillard. Avec ce fidéicommis, la pension viagère de 1 500 francs qui résulte de l'acte Cahouet, un trousseau que lui donnera son grand-père et les économies que lui garde le duc de Praslin, elle est à la tête d'une fortune d'environ 100 000 francs. Pauvres châteaux en Espagne! Sauf la donation, sauf les économies qui sont une libéralité de Praslin, tout le reste n'est que du rêve, des choses en projet. Rien n'a de consistance réelle. Le lieutenant-colonel Bisson n'est, d'ailleurs, pas homme à se satisfaire d'espérances. Il n'a que son épée. Elle vaut à son gré 100 000 francs d'espèces sonnantes et trébuchantes, et c'est ainsi qu'il se marierait... sous le régime de la communauté.
L'on en est à ce point, quand le 18 juillet, Henriette Deluzy quitte l'hôtel Sébastiani. Elle va s'installer, 9, rue du Harlay au Marais, dans la pension de Mme Closter-Lemaire, dans une petite chambre que Louise et Berthe lui ont meublée avec leurs économies [62]. «C'est hier soir seulement, écrit-elle le 17 juillet à Mme Rémy, que j'ai quitté mes enfants bien-aimés. Leur désespoir m'a ôté le peu de courage que j'avais appelé à mon aide. Oh! Madame, quelle affreuse nuit, moi, qui depuis six ans, ne me suis jamais couchée sans aller à chaque lit donner une dernière caresse et bénir chacun de ces enfants dont le cœur était à moi. Mon pauvre Bébé a eu une attaque de nerfs. Il a fallu l'arracher de mes bras. Être aimée comme cela, se sentir utile, nécessaire au bonheur de ces chères créatures et en être séparée par les plus mesquins, les plus misérables motifs! Oh! Madame, je suis bien malheureuse. Je leur avais voué ma vie en retour de tout le bonheur que me donnait leur affection. Je m'étais faite leur mère et maintenant me voilà seule, inutile. Elles ont tant, tant besoin de moi. Nul ne le sait comme moi, car elles sont malheureuses, bien malheureuses. On me tuera Louise qui était une perle à faire la joie, le bonheur de la vie [63]».
A l'hôtel Sébastiani, Berthe et Louise sont dans les larmes. Marie a presque eu une attaque de nerfs. «Ce pauvre bébé, écrit le duc à Henriette Deluzy, a pleuré jusqu'à onze heures dans son lit, et ce matin il me disait qu'il ne savait pas pourquoi, qu'il n'avait pas pu dormir de la nuit.» La pension Lemaire sera-t-elle un asile sûr pour Henriette? Mme Lemaire,—c'est la belle-mère de Louis Ulbach,—a fait un accueil maternel à la pauvre désolée et pourtant on est venu lui dire qu'elle avait quitté la maison Praslin pour une cause ignoble et qu'elle lui demanderait à faire un voyage avant peu. «On a à peine dissimulé la main qui me frappe avec tant de rage [64]». Rémy, au cours d'une visite, insiste sur le projet de mariage. «Il m'a parlé longtemps. Il m'a dit qu'à sa sœur, à sa fille, il conseillerait d'accepter, autant par amour pour vous, que par intérêt pour elles-mêmes. J'écris à votre père pour lui offrir ce sacrifice. Oui, mes anges chéris, ce sacrifice. Car je suis peu propre au mariage et celui-ci me répugne au dernier point. Mais sa précipitation est notre sauvegarde. Je vous aurai quittés pour me marier. Leur but sera manqué; il n'y aura pas d'esclandre. Mais, comprenez-moi bien, pour moi je refuserais. Il n'y a pas ici de fausse générosité. Ainsi, dans le conseil que vous tiendrez au Belvédère, comprenez bien ma position. Rentrée dans la vie obscure, le scandale versé sur moi ne m'atteindra bientôt plus. Je vivrai d'une manière calme et honorable, si ce n'est heureuse, mais vous, mes filles chéries, si l'on vous croit élevées par une femme sans principes, ne porterez-vous point, pour vos mariages, la peine de cette terrible accusation? Nos rapports ne seront-ils pas sans cesse entravés par les efforts que l'on fera pour leur donner quelque chose de clandestin et de caché? J'ai déjà quitté la maison en coupable, me laissera-t-on jamais y rentrer la tête levée comme il le faudrait, pour votre honneur et pour le mien? Je vais développer toutes ces raisons à votre père: vous jugerez: je suis à vous. Demandez-moi de faire d'abord et avant tout ce qui vous convient. S'il faut partir, mon cœur restera parmi vous et j'achèterai, par un supplice de quelques années, le bonheur d'être à mon retour votre mère et votre amie, à la face du monde entier.»
Lettre d'Henriette Deluzy au duc de Praslin. (Voir p. 127.)
(Archives Nationales. CC 809.)
C'est dans cette exaltation de sacrifice, dans cette ardeur d'amour qui confond dans un même sentiment le père et les filles, qu'elle écrit au duc pour offrir à sa «conscience de père» le mariage qu'elle croit utile à l'intérêt de «ses» filles. «Mon ami! Oh plus que mon ami, ma providence en ce monde! Comprenez-vous bien ce qui se passe en mon âme! Comprenez-vous mes regrets, mon désespoir, et mon malheur est complété par la conviction que vous souffrez autant que moi! Vous! Vous si bon, si généreux! Vous êtes malheureux, vous pleurez dans cette chambre où tant d'heures heureuses se sont écoulées! Et moi je suis ici, impuissante pour votre bonheur, impuissante à vous consoler. Je demandais à Dieu, cette nuit, dans les élans de ma reconnaissance, de ma tendresse pour vous, de me mettre à même de me sacrifier pour votre bonheur. A-t-il voulu m'exaucer? Si, dans votre conscience de père vous croyez qu'un mariage honorable fasse du bien aux enfants, dites-le. M. Rémy m'a dit que c'était bien plus les enfants que moi que l'on frappait par le scandale. Il m'a dit que ma position à Paris, cet hiver, deviendrait bien plus fausse, que le maréchal et XXX [65] s'opposaient à ce que je revinsse honorablement et ouvertement dans la maison; qu'on m'y ferait des avanies devant les domestiques;... que ne pouvant nous voir chez vous, très difficilement ici, nous n'aurions pas le courage de ne point nous réunir dans des promenades, dans des parties qui se sauraient, qui nous feraient un tort immense et qui renouvelleraient tous les bruits. Si nous devons vivre tout à fait étrangers, quel prétexte donnerais-je pour ne pas oser aller voir mes élèves! Mon mariage, ma position deviendraient plus difficiles. D'ailleurs, un mari à Paris ne pourrait pas plus, m'a-t-il dit, laisser continuer des rapports que Mme XXX présente comme elle le fait. Après une absence de quelques années, je reviens auprès de vous sans que rien puisse me séparer des enfants. Si les enfants ont souffert du scandale donné par d'autres et non par moi, je dois les aimer assez pour réparer le mal à tout prix. Si mon mariage fait disparaître l'espèce de blâme qui s'est attaché à elles, à elles pures et innocentes, je dois me marier. Car si j'ai été l'instrument involontaire du mal, il est dans mon devoir de mère, d'envisager leur bonheur avant tout, dussé-je le payer de ma vie. Vous connaissez le monde. Si on dit que Louise qui a dix-neuf ans, a été élevée par une femme indigne, elle ne se mariera pas. Mlle Muller arrive! Je ne puis continuer. Comprenez-moi, mon ami! Oh! oui, mon ami, c'est un sacrifice, un sacrifice digne d'un père, d'une mère. S'il est nécessaire, prescrivez-le. Réfléchissez. Je vais causer avec Mme Lemaire, savoir ce qu'elle pourrait faire pour moi, ce qu'elle me conseille pour l'avenir. Je ne puis continuer. Mlle Muller parle trop. Je suis brisée. Demain je vous dirai toutes mes visites... Si je pouvais vous montrer mon cœur ouvert, vous verriez quelle preuve de tendresse il y a à vous parler de ce mariage... Nous causerons ensemble. Je serai plus forte demain. Comme j'ai besoin de vous écrire!» A des lettres qui brûlent d'une telle flamme, le duc fait des réponses affectueuses, mais calmes et froides. Tandis que la séparation et la souffrance ont révélé presque sans gradation à Henriette Deluzy ce qu'elle ignorait jusque-là, qu'elle aimait le père de ses élèves, le duc, cela résulte nettement de sa correspondance, ne l'aime pas d'amour. Il l'estime. Il lui est reconnaissant des soins donnés à ses filles. Il la consultera à leur sujet. Il continuera à en faire la confidente de ses chagrins, parce qu'il n'a plus rien à lui révéler, mais, encore une fois, il ne l'aime pas. Ses lettres ne sont pas d'un amant, elles sont d'un ami, et souvent même d'un cadet qui s'appuie sur une âme plus forte que la sienne. «Quelle tristesse pour moi, lui écrit-il, de voir que vous êtes le souffre-douleur des coups que l'on me porte. Je ne puis vous en exprimer toute l'étendue de mon profond chagrin. Soignez bien votre santé pour l'amour de ces pauvres enfants dont rien n'égale la tristesse depuis notre arrivée. Hier, elles me disaient que Praslin ne leur avait jamais paru aussi triste. Depuis votre départ, pas un sourire n'est venu sur leurs lèvres. Soignez-vous bien, car elles sont horriblement inquiètes de votre santé. Tâchez de parvenir à dormir. Les heures de sommeil sont autant d'enlevées au chagrin. L'important pour nous tous, en ce moment, est que vous vous portiez bien. Plus tard, croyez-moi, des jours heureux viendront pour vous. Il est impossible qu'une suite de calomnies si basses et si viles ne finissent pas par tomber devant l'évidence. Oh! courage, courage pour nous.»
A Vaux, à côté des tristesses des jeunes filles, ce sont d'ailleurs des scènes continuelles. Le duc a-t-il donné à ses filles les porcelaines, jadis gages d'amour, qu'il avait reprises à sa femme? «Vous devriez attendre que je sois morte, pour partager à mes enfants des cadeaux que vous m'avez faits dans des temps plus heureux». A-t-il chargé Louise de faire près de ses frères et de ses sœurs la petite maman? «Quoi! vous prétendez qu'une jeune fille de 19 ans est plus capable qu'une mère de surveiller et de diriger une éducation et des santés. Mais songez donc que vous lui faites tort à elle-même. Votre aversion pour moi la fait servir d'instrument contre moi et vous ne voyez pas que vous la mettez dans une position que tout le monde blâmera». Puis, elle critique la façon dont Louise est logée: «Une jeune fille ne doit pas être dans un appartement où elle habite seule et sans sonnette. De tous côtés, on peut entrer chez elle sans que personne entende. Elle ne peut avoir du monde qu'en traversant des corridors. Et si elle se trouvait indisposée... Je suppose que vous ne pouvez pas continuer à la faire végéter sans voir âme qui vive et s'il venait quelqu'un, ce serait vraiment inconvenant» [66]. Les tracasseries contre Louise se multiplient. «Ce matin, écrit le duc, après une scène aux enfants dont Louise est revenue toute tremblante, j'ai demandé à XXX de ménager la santé et le caractère de ses enfants. Elle m'a répondu qu'elle voulait être la maîtresse, et que, si elle ne l'était pas dans huit jours, elle partirait alors pour Paris et se séparerait. Vous voyez quelle existence cela nous prépare. Nous déjeunons et dînons aujourd'hui au pavillon. C'est autant de gagné pour ces pauvres enfants. Ne vous sacrifiez donc pas pour eux, car vous voyez que vous n'êtes qu'une circonstance dans les malheurs qui les menacent.» Et dans la même lettre: «Si vous êtes poursuivie à Paris, nous ne le sommes pas moins ici. On voit où tendent les moindres actions. Elle veut m'enlever mes enfants et aller gaspiller à son aise sa fortune. Je lui abandonnerais l'argent avec bonheur, si elle voulait me laisser ces pauvres filles qu'elle n'aime pas et qu'elle rendrait aussi malheureuses que possible.» Cette lettre se croise avec celle dans laquelle Henriette Deluzy apprend au duc qu'elle renonce au mariage Bisson. «M. de la Berge m'a dit ne pas vouloir s'en mêler, surtout s'il demande la communauté. Il m'a fortement engagée à aller, en sortant de chez lui, donner un refus formel. Me rappelant votre lettre, sachant qu'un pauvre mariage ne servirait guère les enfants, j'ai enfin cédé à la conviction de tous, j'ai dit non sans attendre une nouvelle lettre de vous. J'ai un poids de 100 livres de moins sur le cœur. Au moins, si je dois mourir de douleur, je mourrai près de vous, je mourrai ce que j'ai vécu, entièrement à vous. Je voulais ce mariage comme une sorte de suicide, je suis si accablée par tout le monde, si malheureuse!» Et elle termine dans un nouveau cri d'angoisse: «On vient de m'apporter les vues de Praslin, les portraits des enfants. Quel plaisir et quel mal tout cela me fait. J'ai été trop heureuse. Jamais, jamais, je ne m'habituerai à la vie que je mène. C'est une mort à coups d'épingle. Vous dire les mille et un supplices de chaque jour, c'est impossible, mais je vous promets de combattre le mal qui m'envahit de tous côtés. Il serait si doux de mourir pour vous. Je fais tous mes efforts pour vivre. Quel changement! Quel affreux changement! Mais vous êtes ensemble à Praslin, à Praslin, ce paradis de ma vie, là où se sont écoulés mes plus beaux jours, et seule je pleure dans cette triste chambre. Les paroles que je dis ne sont plus l'écho de mon cœur. La solitude ou des indifférents, pires que la solitude, voilà mon partage. Pardonnez-moi mon incohérence, mon griffonnage.»
Le duc a conseillé de remonter à la source des bruits injurieux. Le docteur de la Berge a consenti à faire une démarche auprès de Mme Saint-Clair. «Elle n'a voulu rien dire. Elle a protesté que le caractère sacré de la personne qui lui avait parlé devait la convaincre, mais elle a été trop loin, et ne sait que répondre. M. de la Berge l'a pris très haut et a dit qu'il ne s'agissait de rien moins pour elle que d'un procès en diffamation... Il a nommé les amis de mon grand-père et le maréchal Gérard qui est son ami. En me voyant si bien entourée, on a eu grand peur de ce qui avait été fait. Soyez donc tranquille pour moi. Adieu, mes bien-aimés, mes adorés, je vous aime tous au-delà de toute expression humaine.»
Reçu des lettres de Louise et de Berthe de Praslin,
adressées à Mlle Deluzy,
et remises au général Tiburce Sébastiani
sur sa requête.
(Archives Nationales. CC 809.)
A Praslin, Louise et Berthe vivent chez leur père ou enfermées dans cette chambre d'où la duchesse voulait déloger Louise. Depuis que leur mère est installée dans la salle d'études; elles en ont fait leur boulevard, leur forteresse. «Chaque jour, écrit Louise, il me devient plus pénible de vivre en face de celle qui m'appelle son ange encore, l'épée de Damoclès suspendue sans cesse sur ma tête. Ce n'est pas tenable. Si cela continue, il me sera tout à fait impossible de la regarder, elle qui à toute minute du jour arrive dans ma chambre, me faire une scène ou me chercher pour aller voir si un ouvrage est mieux avec de grands jours ou de petits jours, si une chaise est mieux dans un coin que dans un autre. Et il faut cependant que j'obéisse, car si je refuse, on va pleurer dans la chambre de Joséphine en criant après moi.» C'est bien pis quand Praslin amène Raynald et Berthe à Paris «au risque de la rendre malade»... «tandis que Louise reste enfermée ici par le plus mauvais temps, qui ne permet pas de lui procurer aucune distraction [67].» Ne ferait-il pas mieux de s'occuper des affaires du partage, que de mener ces enfants chez Mlle Deluzy? Cela ne peut qu'entretenir un chagrin naturel mais passager «puisqu'au fond l'affection n'était pas profonde.»
Le duc s'est, en effet, rendu à Paris le 26 juillet et Henriette Deluzy a embrassé Berthe et Bébé. «En les tenant tous deux sur mon cœur, écrit l'institutrice à Louise, il me semblait que c'était vous que j'aimais mieux, vous que j'aurais surtout voulu voir, ma pauvre pâle et chère bien-aimée enfant. Ils disent que vous pleuriez si amèrement en les quittant... pauvre ange, oh! que j'aurai du bonheur à vous revoir! Bon courage, pauvre martyre, car elle vous martyrise. Si vous saviez de quelle indignation m'a remplie le récit de ce que vous aviez souffert, et il faut baisser la tête. Vous êtes pleine de raison, votre père me l'a dit, vous êtes admirable de patience et de résignation et vous êtes la consolation et le bonheur de sa vie. Dieu vous bénira, ma Louise. Soyez forte, pensez que tout cela n'a qu'un temps très limité, qu'en lui cédant pour quelques jours, vous sauvez votre avenir, celui de Berthe [68]». Le duc reste à Paris pendant les journées du 26, du 27, du 28. Avant de reprendre la route de Praslin, il remet à Henriette Deluzy un billet lui demandant un entretien en particulier. Il ne peut aborder certains sujets devant ses enfants. Henriette l'a trouvé changé, méconnaissable. Elle sent qu'il endure un supplice presque au-dessus des forces humaines. Elle se rend à son appel. Nul témoignage écrit de leur conversation. Elle dira dans un de ses interrogatoires qu'elle a roulé sur les enfants. C'est d'eux, en effet, qu'il a été question. Sur la fin de la semaine qui a précédé, un des garçons, interrogé par son père, lui a fait des confidences qui l'ont brisé. C'est à ce sujet qu'il veut parler à Henriette Deluzy. Celle-ci écrira à Mme Rémy le 30 juillet: «Nous avons éprouvé un grand chagrin en nous quittant, mais j'espère avoir donné du courage à M. de P... Il en avait besoin. X... [69] lui a avoué des infamies. Je reçois une lettre navrante de Louise. Pauvres enfants! Combien sans eux je serais heureuse d'être hors de tout cela [70]». Voici la lettre de Louise qui est datée du 29. «Quelles horreurs j'ai apprises hier, écrit-elle, elle nous a tout ôté; elle a détruit notre réputation, notre position dans le monde; elle ne peut nous ôter notre nom; elle le souille, elle le met aussi bas que possible. Ces correspondances secrètes, cette corruption de ses fils, c'est le comble à tout. Maintenant que n'attendrait-on pas, il faut tout craindre, toutes les limites ont été franchies... Vous avez remonté mon père, il paraît mieux. Il était si malheureux lorsqu'il est parti, il pleurait comme un enfant. Mais vous lui avez fait du bien, vous avez tant de courage [71].»
Une lettre, commencée depuis deux jours et terminée au crayon, à la porte du Sacré-Cœur le mercredi 28 juillet, est à rapprocher des deux précédentes. «Ma pauvre Louise, écrit Henriette, comme votre cœur va se serrer en apprenant les nouveaux chagrins de votre père. Quelles horreurs! Deux êtres si jeunes déjà pervertis par cette affreuse influence. Mon enfant chérie, redoublez d'amour pour votre père. La douleur que lui a fait ce dernier coup était horrible à voir. Sa figure s'était entièrement décomposée. Veillez bien sur Marie et sur Bébé qu'ils ne lui fassent pas le même chagrin. Pauvres petits êtres, ils frappent en aveugles mais leurs coups n'en sont que plus terribles. Je suis désolée que Mlle M... soit aussi faible, elle vous nuit plus qu'elle ne vous sert. Ne lui dites rien et ne la laissez pas trop s'ériger en directrice de votre conduite. Je vais m'effacer encore plus, hélas! Je n'ai plus d'espoir de vous voir. On ne vous laissera pas venir, mais ne pensez pas à moi. Je suis forte. C'est votre père qui doit nous occuper tous. C'est autour de lui que nous devons nous rallier pour l'aimer, le soutenir, le rattacher à la vie, lui donner confiance dans l'avenir. Un scandale le tuerait; il faut l'éviter à tout prix. Cachez vos sentiments, soyez conciliante. Qu'importe que dans le monde on croie que vous avez effectivement changé avec votre mère après mon départ, qu'importe qu'elle le dise. N'ai-je pas pour moi ma conscience et votre amour, et le mépris que nous ensevelissons au fond de notre âme, est-il moins grand, moins profond, parce qu'il nous fait souffrir toutes ces turpitudes. Aucun de nous ne les souffrirait pour lui-même; chacun les souffre pour un être aimé dont on espère alléger le fardeau. Adieu, ma fille bien-aimée, mon ange. Soyez forte. Soignez-vous: ça et votre père, voilà ma plus ardente prière. S'il fallait vous voir périr, j'en mourrais. Adieu, je vous bénis du fond du cœur [72]».
De même, elle réconforte Praslin. «La fermeté bien entendue et sans bravade inutile peut seule dompter la rage de XXX. Elle n'osera pas aller jusqu'à un scandale, et si le malheur voulait qu'elle y fût décidée, vous ne l'empêcheriez pas par des concessions auxquelles vous ne descendrez jamais. Ainsi vous ne risquez rien de faire le maître.» A Louise, elle écrit: «Je reçois votre lettre, ma chère Louise. Hélas! comment vous consoler? Patience, résignation! elle ne fera pas ce dont elle vous menace (évidemment le procès de séparation). Elle veut seulement vous rendre aussi misérable que possible, et je vois qu'elle y réussit complètement. Pauvres enfants! Quelle jeunesse!... Si elle va aux bains de mer, que ferez-vous avec elle, rassemblés dans un petit logement et sans occupation, sans prétexte pour la fuir? Rappelez-vous Dieppe, les scènes, les horreurs de ces quinze jours. Tâchez d'y aller, mais sans elle, car excitée par la mer, par l'oisiveté, elle sera furieuse. Si vous allez dans un endroit où il y a du monde, vous serez la fable de toute la société. On l'excitera pour s'amuser de ses rages et si l'on vous rend justice, en vous voyant opprimées et pleines de douceur, qui voudra d'une pareille belle-mère? Il est certain qu'elle a un plan. Elle veut vous pousser à bout pour quelque mariage. Pauvre Louise! Du courage, mon enfant chérie... Quelque mal qui vous entoure, croyez au bien. Oh! si vous saviez comme je redoute pour vous, dont le jugement n'est pas formé, l'influence de toutes ces turpitudes! Vous deviez passer votre vie sans avoir même imaginé de semblables horreurs.»
Les tortures, que lui causent les souffrances du duc et de Louise, n'empêchent pas Henriette Deluzy de se préoccuper de son avenir. Le 29 juillet, elle est allée à Bellevue chez son grand-père pour tâcher d'obtenir de lui les 40.000 francs qui peuvent soit assurer son mariage, soit lui permettre de succéder à Mme Lemaire. «Je n'ai trouvé qu'égoïsme et méchanceté, écrit-elle; il n'a cessé de me plaisanter sur la perte de mes grandeurs, de mon parc, de mes équipages, que pour me donner des craintes sur l'avenir. Il m'a dit de partir pour la Russie, et de travailler comme s'il ne devait rien me donner, car, il n'y avait rien de sûr en ce monde que ce que l'on doit à son travail. Caroline dit que c'est pure méchanceté, qu'il joue ainsi avec moi, comme le chat avec la souris, mais qu'il finira par faire mon acte. Mais je ne l'espère pas.» Avec le docteur de la Berge, elle est encore plus amère. «Il ne trouve pas que quinze années de dépendance soient assez pour sa petite fille. Il ne pense ni à mon isolement ni à la tristesse d'une existence privée d'affections. Il n'a pas de cœur pour moi. J'ai mis mon dernier espoir dans la tentative que vous et M. Odilon Barrot aurez la bonté de faire auprès de lui à son retour. Si vous échouez, eh bien, je me résignerai à une continuelle misère et ne me laisserai plus leurrer par le fol espoir d'une vie plus heureuse.»
Tout ce qui lui arrive de Vaux-Praslin la désole. «Je vous assure, écrit-elle, que je voudrais voir cesser ce mystère que l'on fait de ma demeure, cette défense de prononcer mon nom.» On a fait croire à la duchesse qu'elle est à Bellevue chez son grand-père, et cela la met dans une position fausse. Destigny et sa femme qui reviennent de Vaux, comblés d'amabilités par tout le monde, lui semblent changés à son égard. «Tous ces imbéciles me croient traitée en coupable, s'écrie-t-elle sur un mot qui a mal sonné à ses oreilles... Je regrettais presque hier de n'avoir pas accepté le mariage Bisson et de ne m'être pas enfuie au fond de l'Afrique. Ces froissements perpétuels me tuent à coups d'épingle. Je ne puis rien pour vous, mais je meurs pour vous. Ce matin, je me suis levée si pâle, si hagarde, que je me fais peur. Si cet hiver, je ne trouve pas un mariage à peu près convenable, je m'enfuis me cacher dans quelque coin. Je ne pourrais supporter une seconde année de cette humiliante dépendance dans le caprice d'un tas de gens imbéciles et peureux par crainte pour vous et pour moi.»
Elle était allée consulter le peintre Delorme, son ancien maître, dont la fille était son amie. Il s'est montré pressé, ennuyé des avis qu'on lui demandait. «Il m'a dit, comme M. Rémy, que l'on m'empêcherait certainement d'aller à la maison plus d'une ou deux fois dans l'année, que nous verrions les enfants, vous et moi, d'une manière clandestine, et que le mal serait bien plus grand encore et prêterait des armes bien plus terribles à Mme XXX. A mes protestations de courage et de prudence, il m'a répondu qu'il n'y avait pas de force humaine qui pût résister à l'attrait d'affections partagées, que nous serions prudents deux mois, mais qu'ensuite les enfants, votre propre cœur nous entraînerait, qu'infailliblement, les maris de Louise et de Berthe, ne me connaissant pas, auraient des préventions contre moi, que ma position à Praslin, eussé-je passé des années dans la retraite, redeviendrait fausse sur un seul mot de XXX et me deviendrait intolérable par vos gendres, vos fils, les domestiques mêmes.» Demain peut-être, d'ailleurs, la position ne sera plus tenable à la pension Lemaire. «Ah! ils m'ont tuée, allez! Vous chercherez en vain celle que vous avez connue si gaie, si heureuse. Chaque coup que l'on frappe charge mon cœur d'un poids qui m'étouffera. Mes yeux ne peuvent plus verser de larmes, et mon sang bat dans mes tempes à me rendre folle. Que le repos, l'oubli de tout me serait doux, car le souvenir du bonheur tue quand on sent que le bonheur se perd sans retour. Sans vous, sans la pensée du chagrin que je vous ferais, je n'aurais pas la force de vivre... Mais je pense que de votre côté vous n'avez que chagrins et inquiétude. Je vous ai vu pleurer! A ce souvenir je retrouve des larmes pleines d'amertume, car nous n'y pouvons rien. Bons, honnêtes, loyaux, nous ne pouvons rien contre cette destinée qui nous accable. L'arme qui nous frappe a deux tranchants: si nous la détournons de nous, elle frappe les enfants.»
Vainement, Praslin s'efforce de la consoler. «Oh! si vous saviez comme Praslin est devenu triste depuis que vous n'êtes plus là pour tout diriger, tout animer. Il me semble qu'il y a un mois que nous sommes ici. Les enfants parlent déjà du bonheur de retourner se fixer à Paris, et je partage bien leur manière de voir. Ces rencontres continuelles dans les escaliers, chez les enfants, à la promenade, me sont odieuses. Mais, peut-être en évitant de trop s'irriter, obtiendrai-je un peu de répit dans ces atroces calomnies dont on vous harcelle sans interruption. Y a-t-il un supplice pareil pour un cœur noble à voir une personne qu'il vénère, qu'il estime, traînée dans la boue à cause de lui par de lâches calomniateurs, qui se dissimulent dans l'ombre, sans moyen de les atteindre? Je donnerais avec joie ma vie pour les trouver, les confondre. Tâchez, je vous en conjure, de remonter petit à petit à la source; ce serait si heureux pour les enfants, pour vous, pour moi. Mais vous êtes trop franche, trop loyale, pour pouvoir lutter avec des êtres aussi vils.» Il la pousse à mener une vie active, à ne pas s'enfermer dans sa chambre. C'est sur son avis que Rémy organise une partie de campagne. On passe une journée entière à battre le pays de Jouy à Versailles. «Le soir, raconte Henriette Deluzy, nous avons visité les parterres et nous avons été presque plus loin que Trianon. La soirée était divine. De toute la journée, nous n'avons pas rencontré une âme, et comme je me propose de vous faire faire cette promenade au printemps, j'ai été bien heureux d'acquérir par moi-même la preuve de cette solitude complète.» Mais, le lendemain, elle retombe dans son apathie. Le duc et ses enfants, avec ou sans la duchesse, vont aller passer les vacances à Dieppe. Pourquoi ne s'arrangerait-elle pas elle-même pour venir en villégiature avec les Rémy sur un point quelconque de la côte. Pendant plusieurs jours, le professeur hésite [73]. Henriette Deluzy s'énerve et s'irrite. Il lui semble que Mme Rémy prend vis-à-vis d'elle des airs de protection. Elle écrit qu'elle va chez elle à contre-cœur et il faut qu'on lui persuade que la solitude ne lui vaut rien. Enfin, elle se décide pour ce séjour au bord de la mer avec les Rémy. Ce sera pour septembre. Elle se reprend à vivre.
Le dimanche 8 août, elle va à Saint-Mandé. «Je vous regrettais bien pendant que je me promenais toute seule, derrière toute la bande qui pataugeait et faisait retentir, de ses cris et de ses rires, tous les échos d'alentour, écrit-elle. Le ciel était sombre et orageux. Le château, qui est si pittoresque, se détachait éclairé par un dernier rayon de soleil et ce tableau était si magnifique que je ne comprenais pas que, dans nos six mois de bonheur, nous ne soyons jamais venus à Vincennes. Certes, cela ne ressemble guère à Praslin, mais l'aspect général du terrain me rappelait mon cher paradis. Nous irons là au printemps. C'est là ma première pensée dès que je vois quelque chose qui me plaît. Si de quelque manière je n'y rattachais pas votre pensée, si je n'avais pas le vague espoir d'en jouir ainsi avec vous, rien ne me plairait.» Aux conseils que demande Praslin pour l'éducation de ses enfants, elle répond en lui traçant un plan. «Les trois petites au couvent, les deux grandes sous la protection d'une sorte de dame de compagnie pour les accompagner, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Vous donnez Marie à sa mère comme un os à ronger, passez-moi l'expression, et c'est une sorte d'assassinat moral.» C'est aussi l'avis de Louise. «Ce sera bien triste pour Berthe et moi d'être toutes seules, écrit-elle, mais je vous assure que nous sommes bien impatientes, toutes les deux, de voir ces pauvres enfants casés hors de la maison. Marie est encore bien gentille, mais elle serait vite gâtée et ce pauvre Bébé, que vous avez fait si spirituel, si avancé, il devient raisonneur, impérieux, ne parle que par impertinences à XXX. Avec nous, il est encore charmant, mais il se moque de XXX et de Mlle Muller. Il est indiscipliné. Hier à dîner, il s'est mis à chanter tout haut la chanson de Mme Gibou. Comme il aurait fait cela avec vous! Il nous dit quelquefois quand nous parlons de tous nos ennuis, dont il a sa part, que quant à ceci il ne se calmera jamais. Si on l'écoutait, il quitterait la salle d'études toute la journée, pour venir vous écrire dans ma chambre.»
Tous les jours, des lettres s'échangent ainsi entre Vaux-Praslin et la rue du Harlay. On pleure, on s'excite mutuellement. A mesure, d'ailleurs, que se prolonge cette correspondance, Henriette boit à longs traits le poison d'amour. «Je suis malade, dit-elle, je ne dors pas et je maigris tous les jours. Je vais bien me soigner, pour ne pas vous paraître à tous trop laide et trop triste. Comme je vais compter les heures et les jours! (jusqu'à leur arrivée le 17 août). Il y aura un long mois que nous ne nous serons trouvés réunis. Je suis heureuse de voir que votre vie est plus calme, qu'il n'y a plus de scènes. Peu à peu, j'en suis sûre, vous allez vous arranger une existence plus agréable. Ah! que je ne vous manque pas au point de vous rendre malheureux, mais ne m'oubliez jamais! N'oubliez jamais les jours heureux que nous avons passés ensemble!» Et le soir, dans sa chambre où elle a placé ses dessins, les trois portraits au crayon rouge qu'elle a faits de ses élèves, une Vierge, deux vues de Praslin, il lui semble que la présence de tant de souvenirs fait revivre la Ronce, le pré du Mont, la Gerbe, le Pavillon, tant de sites qu'elle a cent fois parcourus avec eux. Le lit est sans rideaux, si bien que couchée elle ne cesse pas de voir les portraits. Elle est toujours avec eux; sa pensée ne les quitte pas, dans cette chambrette qu'admire Mme Lemaire, parce que tout y respire la femme de cœur, la femme distinguée. «Chaque soir, dit-elle dans une de ses lettres à Louise, en faisant ma couverture, je pense au temps où vous la faisiez pour moi.»
On lui a reproché de n'avoir pas de sentiments religieux. Toute sa correspondance proteste contre cette accusation. La vérité c'est qu'elle a l'esprit religieux et hétérodoxe. «Les petites considérations, écrit-elle un jour à Louise, peuvent aider à supporter le chagrin, mais elles rapetissent l'être qui souffre, et l'âme avilie, s'affaissant sous le poids qu'elle ne peut supporter, perd toute son énergie. On devient alors égoïste, presque méchant; on se perd dans toutes les petitesses d'une lutte mesquine, on rend le mal pour le mal... Mais quand Dieu est notre confident, notre consolateur, il nous dit d'être grand dans notre douleur, digne dans notre résignation et plus il nous abaisse, plus nous nous élevons. L'âme qui a souffert avec ce sentiment chrétien devient chaque jour plus forte, plus angélique. Les prêtres vous enseignent rarement cette religion de l'âme; mais, ma Louise bien-aimée, quand le cœur oppressé de douleur, vous verrez le calme d'une belle nuit... quand vous lirez sur le visage de votre père bien-aimé les traces d'un profond chagrin... alors, vous sentirez dans votre âme cette ardente aspiration vers celui-là seul qui peut consoler. Alors, mon ange, priez avec ferveur, laissez votre âme s'épancher dans le sein de Dieu et il vous consolera et vous serez vraiment pieuse; vous comprendrez ce que veulent dire ces mots: La religion console et vivifie le cœur. Je vous parle comme nous parlions bien souvent dans ma chambre et dans nos longues promenades. Ils disent que je ne vous ai pas donné de religion! Comme si la religion s'apprenait, se faisait comme un devoir de salle d'études! A présent que vous souffrez, que vous vous initiez aux douleurs de la vie, essayez de répéter machinalement de ces froides prières, de dire votre chapelet. Serez-vous consolée?... Mais prosternez-vous devant Dieu; parlez-lui de votre douleur; priez-le, avec ces mots qui sortent du cœur, de soutenir votre faiblesse, de proportionner le fardeau à votre force ou d'augmenter vos forces pour que cette lourde charge ne vous accable pas, et vous verrez que ce n'est pas en vain que Dieu a dit qu'il donnerait la force aux faibles et aux humbles de cœur et que les larmes de la douleur seraient recueillies par les anges comme le tribut le plus digne de lui.»
D'autres fois, le ton de ses conseils est moins lyrique: «Mon enfant chérie, vous êtes à une terrible épreuve, mais ayez de la force, de la dignité, avec beaucoup de douceur et de patience. Pensez à votre pauvre père. Il est le plus malheureux, car il souffre dans chacun de nous. Ne répondez jamais rien aux attaques dirigées contre vous. Votre conduite dans le monde, et en particulier, doit être marquée par une respectueuse abnégation. Défendez les petits le plus que vous pourrez. Pour eux, tout cela est d'un danger qui me remplit de terreur. A la place du sentiment le plus doux et le plus saint, le mépris et la haine!... Pauvres enfants! quel triste apprentissage de la vie! Tout cela doit vous donner l'expérience que ne comporte pas votre âge. Vous ne pouvez plus être une jeune fille: une immense responsabilité pèse sur vous. Relevez votre courage, montrez-vous la mère des petits, l'amie, la consolatrice de votre père [74]. Que votre tendresse développe votre tact. Tout en n'ayant jamais la faiblesse de fléchir dans ce qui est important, évitez la fermeté trop prononcée pour des misères auxquelles les esprits étroits et méchants attachent toujours une grande importance. Voyez toujours grandement les choses. Ce n'est pas une lutte mesquine qui s'engage. C'est votre avenir, votre bonheur, la réputation de votre famille qui sont en jeu, ne l'oubliez pas. Dominez l'ennemi, mais ne l'irritez point.»
Praslin vient de passer trois jours à Paris et les entrevues qu'Henriette Deluzy a eues avec lui, ont exaspéré son regret d'être loin de Vaux. «Que le monde est une stupide chose! écrit-elle. Je n'ai ni affaires ni obligations d'aucun genre ici. Tout en moi aspire vers la solitude, le repos de la campagne. Je me guérirais de corps et d'esprit, si je pouvais passer quelques semaines dans un beau pays, travaillant, pensant à vous, respirant cet air pur dont je rêve, dont je sens qu'il me faut impérieusement pour vivre. Eh bien! il me faut au lieu de cela, pour rien, sans aucun devoir que l'opinion de ce monde méprisable, que je reste ici, que je meure lentement dans cette étouffante prison. Ceux que j'aime, ceux auxquels je suis si chère, ont de splendides demeures et ils ne peuvent me dire: «Viens sous ces ombrages qui sont à nous, viens jouir de nos belles fleurs, de nos belles nuits étoilées.» Hier soir, à minuit, ne pouvant dormir, je cherchais un peu d'air dans cette cour sans horizon. Mais pas un souffle ne rafraîchissait mon front. Les fétides émanations des rues viciaient l'air autour de moi. Je pensais aux parterres de Praslin, à ce bassin si frais qui réfléchissait dans ce moment les mille et mille étoiles que nous admirons tant. Quelle belle nuit! Quel calme et ravissant coup d'œil de ma petite chambre! Qu'il ferait bon d'être là, rêvant à quelques pas de ceux que j'aime, sûre de les voir demain, d'entendre leurs voix chéries. Au lieu de cela, le jour se sera écoulé sans elles, dans cette triste et froide solitude! Le soir, je me dirai avec joie: «Encore un jour que je n'ai plus à vivre!» Les nerfs s'en mêlent et, un jour, elle commence une lettre au duc par des reproches: «J'aurai dû ne pas attendre un second sermon, comme vous les appelez, pour comprendre que je devais mettre des bornes à l'expression de ma tendresse. Je ne vous dirai pas que je vous fatigue, que je vous assomme...» Puis elle s'interrompt, jette le papier et l'oublia dans son sous-main où la police le trouvera plus tard.
Le baron Félix Desportes a quitté Bellevue pour Saint-Germain. Il s'est installé au pavillon Henri IV, mais avant qu'il ne se sépare de sa chère avenue Mélanie, Caroline Brousse a obtenu de lui qu'il prenne des dispositions en faveur de sa petite-fille. «Caroline m'a fait dire, écrit Henriette Deluzy, que l'acte qui assure ma petite fortune est enfin prêt. Ça m'a été complètement indifférent et il me semble que je n'ai plus d'avenir. Tant que mon grand-père n'est pas à Paris, il n'y a rien à faire. Une fois qu'il sera revenu, je prierai M. Odilon Barrot de s'emparer de cet acte.» Ce sont les intérêts des Praslin qui la préoccupent avant tout. «Engagez votre père à s'occuper de ses affaires, écrit-elle à Louise qui lui a parlé des craintes et des menaces de séparation. M. Destigny prétend qu'il y a du désordre, et XXX voudrait faire comme la duchesse de V... pour sauver sa fortune... Je ne crois plus du tout à ses menaces de séparation, conclut-elle cependant dans la même lettre, c'est une comédie entre elle et M. Riant. Nous sommes les dupes. Ah! pourquoi vous ai-je quittés?...»
Voici le 15 août qui approche, et la duchesse de Praslin, tient à présider la distribution des prix de l'école des sœurs placée sous son patronage. «J'attends une lettre du Maréchal, écrit Praslin, pour arrêter mes projets.... A cause de la fête, nous irions lundi seulement tous à Paris, et mercredi, nous irions aux bains de mer. Pendant les huit jours du Conseil général, je les laisserai et j'irai les reprendre aussitôt après en m'arrêtant chaque fois le plus possible à Paris».
Quelques jours avant, la duchesse a essayé de forcer la porte de ses filles. Elle était fermée à l'intérieur. Alors Fanny est entrée chez Joséphine Aubert, sa confidente habituelle, et là, elle s'est plainte amèrement des tortures qu'on lui faisait subir. Il faut que tout cela change. Elle entend entrer chez tous ses enfants quand il lui plaît. Joséphine fait chorus avec elle et le bruit des voix porte leurs paroles à travers la mince cloison jusqu'à Louise et Berthe qui sont enfermées ensemble. Louise rapporte la scène à son père. Deux jours après, un des domestiques est surpris dans le corridor qui donne accès chez la femme de chambre. Le duc hésite à sévir. «J'espère, écrit Henriette Deluzy, que l'on va renvoyer Joséphine. Vous êtes trop heureuses d'avoir une occasion de la mettre à la porte. Plus j'y pense, plus je le crois urgent, et je crois que votre père fera bien de l'intimider ferme, avant son départ, pour l'empêcher de faire des cancans au Vaudreuil. La peur de ne pas se replacer la tiendra silencieuse.» Le 16, en effet, à une heure de l'après-midi, le duc signifie son congé à Joséphine Aubert. «C'est pour me remercier d'avoir été aussi discrète que je l'ai été que vous me renvoyez? réplique-t-elle.—Tâchez de ne pas faire d'histoires au Vaudreuil, ou je vous forcerai bien à vous tenir tranquille. [75]» Elle obtient cependant de s'arrêter à Paris où elle a quelques bagages à reprendre.
Le 17, après déjeuner, toute la famille monte en wagon à Corbeil. C'était alors la station la plus rapprochée. Delaqui, le commissionnaire de l'hôtel Sébastiani, a reçu, de la femme de charge du Maréchal, l'ordre de se trouver à l'arrivée du train avec trois voitures. La duchesse, Marie, Gaston et Horace, M. Lemonnier, le jeune précepteur, et Mlle Muller, l'institutrice, prennent place dans l'une d'elles. Le duc, Berthe, Louise et Raynald prennent la seconde. Delaqui fait charger les bagages dans la troisième. [76] Tandis que la duchesse prend la route de l'hôtel Sébastiani, en s'arrêtant en chemin dans un cabinet de lecture, le duc se fait conduire rue du Harlay au Marais, à la pension Lemaire. Il est neuf heures environ quand la voiture s'arrête dans la silencieuse petite rue. Mlle Deluzy est appelée au parloir. Bien que gênée par les effusions des enfants, elle explique rapidement au duc que Mme Lemaire consent à lui donner un emploi de direction et de surveillance pour la rentrée, mais que comme elle craint les mauvais propos, qui sont déjà venus à ses oreilles, elle demande que la duchesse lui écrive une lettre qui puisse servir de témoignage à produire le cas échéant. M. de Praslin s'empresse d'aller voir Mme Lemaire, laissant ses enfants avec Henriette. Quand il revient, un professeur de musique, Reber, est entré au parloir, et c'est en tiers qu'il assiste à la conversation d'Henriette et de M. de Praslin, tandis que les jeunes filles et Raynald ont été saluer Mme Lemaire. Le duc a tout au plus le temps de lui dire qu'il n'a pu rien promettre à Mme Lemaire, tout en conseillant une démarche par lettre, et qu'il l'engage, elle, Henriette, à se présenter demain à deux heures, à l'hôtel Sébastiani, pour faire une visite de déférence à la duchesse. «J'en suis fâché pour vous, répète-t-il. Je joue un fâcheux rôle dans cette affaire.» A dix heures environ, les visiteurs quittent le parloir de la pension Lemaire. [77] «A demain, à demain!» se dit-on.
Vers dix heures et demie, le duc et ses enfants arrivent faubourg Saint-Honoré. La duchesse s'est déjà renfermée dans sa chambre. La plupart des domestiques sont restés à Praslin ou ont été autorisés à s'absenter, le cuisinier entr'autres. La duchesse a demandé du bouillon à Euphémie Merville-Desforges, son ancienne compagne d'enfance, femme de charge de l'hôtel. Comme il n'y en a pas, on lui offre du veau froid et des œufs, elle refuse. «Donne-moi du pain,» dit-elle à Euphémie. Elle lui apporte un couteau, du pain et du sel, et une demi-bouteille de sirop d'orgeat. «Tu te rappelles mes goûts d'enfant, fait Fanny de Praslin en souriant. J'aimais beaucoup déjeuner ainsi. Cela me rappellera des moments bien heureux.» Elle mange son pain salé, boit partie de la bouteille d'orgeat et se met à lire, assise dans sa causeuse, Les Gens comme il faut et les petites Gens ou Aventures d'Auguste Minard, fils d'un adjoint au maire de Paris. [78] A dix heures, on lui apporte la lampe de nuit et elle commande du café noir pour sept heures du matin. [79] Puis, elle fait sa toilette de nuit et se couche. Les jeunes filles ne peuvent donc lui dire bonsoir. Leur père les accompagne jusqu'à l'escalier qui mène à leur chambre et leur recommande de ne pas se lever de bonne heure, car il faut prendre des forces pour la journée de voyage [80], car le surlendemain, on sera à Dieppe où des appartements sont retenus à l'Hôtel Royal. Bientôt, vers onze heures du soir, tout est calme dans l'hôtel, tout semble dormir.
VI
Meurtre et Suicide.
Le duc est entré dans sa chambre et s'est couché. Il ne dort pas; il semble guetter les bruits de la maison. Le jour où il est arrivé de Praslin comme un fou, bouleversé par les récits de son fils, il a dévissé la targette du verrou qui ferme la porte de la chambre de sa femme sur l'antichambre [81]. Désormais, elle ne pourra plus s'enfermer chez elle. A-t-il à ce moment-là conçu l'idée de la tuer? N'agit-il que dans un but de surveillance? Il est difficile de préciser. Mais un autre indice, découvert plus tard, n'est explicable que par la préméditation. Quand, deux mois environ après la mort de la duchesse, on veut démonter le ciel de lit, énorme baldaquin chargé de lourds ornements et d'armoiries, le tapissier Leys s'aperçoit qu'il ne tient plus que par un écrou à demi dévissé, et qu'on a dissimulé, avec de la cire à cacheter, les vides formés par l'enlèvement des autres écrous. On cherche ces écrous, et on les découvre, avec les vis, dans le tiroir de la commode du duc. Comme à son voyage de fin juillet, Praslin a interdit aux domestiques de toucher à la chambre de la duchesse, il n'est pas douteux que, dès ce moment, sa décision de tuer sa femme ait été prise.
Cet homme, qui, dans l'affaire Teste-Cubières, a opiné pour les conclusions les plus rigoureuses [82] ne se considère certes pas comme un assassin. La duchesse s'est jugée elle-même. Ne lui disait-elle pas dans une de ses lettres qu'une mère capable de corrompre ses enfants était pire qu'une bête féroce? Après le récit de son fils, Praslin estime qu'il est en présence de ce monstre et qu'il doit l'abattre. Les reproches, qu'il peut faire désormais à la duchesse, ne sont pas de ceux qu'un homme de sa race apporte à la barre des tribunaux. Le scandale d'un procès rendrait impossible le mariage de ses filles et il en a cinq à pourvoir. C'est donc en justicier qu'il attend toute la nuit que l'accident, qu'il a préparé, se produise.
Deux pièces le séparent de la chambre de sa femme. Mais un baldaquin de ce poids ne peut crouler sans que le fracas frappe son oreille attentive. Au petit jour de cette nuit atroce, nuit d'affût, il entend Delaqui, qui couche dans le vestibule, se lever et partir pour son travail de frotteur. Il attend encore, mais comme rien ne s'est produit, vers quatre heures et demie il passe sa robe de chambre, met dans la poche un gros pistolet, emporte un couteau de chasse [83]. Il pénètre chez la duchesse. Elle dort. Il la frappe dans l'obscurité. Le sang coule. Mme de Praslin se débat, bondit hors du lit, court à travers la chambre, renversant dans sa fuite une petite table sur laquelle étaient les reliefs de son repas du soir. Elle lui arrache le couteau des mains, se coupant les doigts, au point que son pouce est presque détaché. Elle tâtonne, cherchant le cordon de sonnette, tachant de sang la tapisserie. Elle sonne. Il la frappe avec les massifs chandeliers de cuivre, avec la crosse du pistolet. C'est une boucherie. Enfin, elle s'abat, la tête près de la causeuse, sur laquelle sont entr'ouverts les deux livres empruntés au cabinet de lecture, qu'on retrouvera tachés de sang.
Au bruit de la sonnette d'appel agitée avec violence, la femme de chambre, qui couche au-dessus de l'appartement de la duchesse, Mme Leclerc, s'est éveillée. A demi vêtue, elle descend en hâte l'escalier de service et court à la chambre de sa maîtresse. La porte est fermée [84]. Elle frappe. On ne lui répond pas. Elle prête l'oreille et croit entendre de faibles gémissements et un bruit de pas. Charpentier, maître d'hôtel et valet de chambre du duc, qui loge dans les dépendances près du pavillon du portier, est comme elle accouru. En l'absence du valet de chambre de la duchesse, la sonnerie est pour lui. Il monte le perron de la cour d'honneur, traverse le vestibule et rejoint Mme Leclerc. Tous deux traversent le grand salon. Même échec à la porte de communication. On entend comme un bruit de lutte. Ils descendent le perron du jardin et Charpentier tente d'escalader successivement les fenêtres de la chambre et du boudoir. Elles sont closes. Ils contournent l'hôtel jusqu'au mur de la ruelle Castellane. Là, un petit escalier de bois donne accès à l'antichambre particulière des chambres, et par elle au cabinet de toilette. Les volets sont fermés, l'obscurité complète. Charpentier sent «une odeur de poudre et de sang».
Plan de l'Hôtel Praslin.
Placard vendu en août 1847.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
Les deux domestiques effarés se consultent, et, reprenant la route par laquelle ils sont venus, courent, Charpentier chez les Merville qui habitent le petit pavillon adossé à la maison Lavayne, Mme Leclerc réveiller les portiers au bout de l'avenue. Merville se lève, s'arme. On emporte une lampe. Nouvelle traversée du salon. Charpentier est en tête à quelques pas. Comme il contourne les massifs, il voit un homme manœuvrer les persiennes de l'antichambre. Il reconnaît le duc qui se rejette en arrière en l'apercevant, laissant une tache de sang à l'espagnolette. Quand Charpentier arrive à l'antichambre, il n'y a plus personne. Il prend la clé de la chambre suspendue à un clou près de la porte. Il ouvre. A la clarté de la lampe, Merville et lui aperçoivent la duchesse qui gît sur le parquet dans une mare de sang [85]. Tout indique que la victime a opposé une vive résistance. Le duc survient à cet instant, très pâle, très ému, vêtu de sa robe de chambre de molleton marron, sa calotte de velours noir brodée sur la tête. Il se jette sur le corps, l'étreint. «A-t-elle parlé? Vit-elle encore? dit-il à Charpentier. Que savez-vous? Qu'avez-vous vu?... Courez chercher un médecin.» Puis, il va vers l'escalier. Sur la deuxième marche, il rencontre Euphémie Merville. «Ah! mon Dieu! quel malheur! lui dit-elle.—Ah! ma pauvre Euphémie, réplique-t-il, qu'allons-nous devenir? Que feront mes pauvres enfants? Qui va dire cela au maréchal? [86]» Fanny de Praslin est en proie aux derniers hoquets. Elle expira quelques instants après dans les bras d'Euphémie. «Je vous l'avais bien dit qu'il arriverait un malheur, crie le duc dans une violente colère. Vous laissez toujours les portes ouvertes.» Cet état d'irritation se prolonge pendant une partie de la matinée [87].
Claude-Alphonse Delangle, procureur général. Lithographie éditée par Rosselin. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
En traversant la cour, Charpentier voit de la fumée s'élever de la cheminée du duc. «Que peut-il bien brûler là-dedans,» se demande-t-il. Bientôt les docteurs Simon, Cahuet, Reymond sont là. Les magistrats les suivent de près. Les commissaires de police Buzelin et Truy font les premières constatations. Puis arrivent le procureur de la République Boucly, le chef de la sûreté Allard, le procureur général Delangle. Allard et ses agents furètent dans tout l'appartement. «Vilain ouvrage, dit le successeur de Vidocq à la police de sûreté, c'est mal fait. Les assassins, dont c'est l'état, travaillent mieux. C'est un homme du monde qui a fait ça [88]». Et aussitôt, il se préoccupe de l'attitude du duc dont le récit lui paraît étrange. Quand le juge d'instruction Broussais est arrivé, M. Delangle veut se retirer. «Je n'ai rien à faire ici, dit-il.—Je crois au contraire, monsieur le Procureur général, que c'est votre affaire, réplique Allard. La Cour des Pairs pourrait bien être convoquée et c'est vous qui prendriez la parole devant elle.» Praslin pâlit à ce langage [89].
Des premières constatations faites par la justice, il résulte qu'aucun vol n'a été commis ni tenté. Le jardin, examiné avec le soin le plus minutieux, ne révèle aucune trace du passage des assassins. La nuit qui a précédé, on a bien tenté une effraction de l'hôtel Castellane [90], mais ici rien de pareil. Tout désigne le meurtrier. Dans les doigts crispés de la morte on a trouvé des cheveux: ils sont de même couleur et de même longueur que ceux du duc. Une trace sanglante va de la chambre de la morte à celle du duc. Le général Tiburce Sébastiani vient d'arriver. A la vue du cadavre de sa nièce, il a eu une faiblesse. Charpentier est entré dans la chambre du duc pour prendre de l'eau au broc. «Pas celle-ci, elle est sale», dit Praslin qui interdit de toucher à son broc. Il n'y a d'ailleurs plus une goutte d'eau chez lui.
Tout désigne Praslin aux suspicions. Sa déposition est enregistrée la première au procès-verbal. Aux cris et au bruit, raconte-t-il, il s'est habillé et est venu droit à la chambre de la duchesse en traversant le cabinet de toilette. Il y régnait une obscurité complète: personne ne répondait à ses appels. Il a allumé une bougie dans le cabinet de toilette, est entré dans la chambre, et comme il essayait de donner des soins à sa femme, sa robe de chambre a été toute tachée de sang. Aussi, quand il n'y a plus eu d'espoir, un de ses premiers actes a été d'aller laver sa robe de chambre, car il ne voulait pas se présenter à ses filles avec le sang de leur mère sur les vêtements. Dans sa chambre, le lit est défait et en désordre. La cheminée porte la trace d'un feu qui a consumé des étoffes. On y trouve les débris d'un foulard. «Je l'ai pris dans ma commode pour me coiffer, explique le duc sur question. Au moment de me coucher et de m'en servir, je l'ai trouvé en très mauvais état et je l'ai jeté dans la cheminée, où il y avait déjà une accumulation de papiers. Ce matin, j'ai jeté je ne sais comment une allumette dans ma cheminée. Les papiers ont pris feu et brûlé le foulard.» Le juge d'instruction objecte au duc que, quand il est entré dans sa chambre, il faisait grand jour et qu'il ne devait pas avoir eu besoin de lumière pour se diriger. Allard a ramassé dans la chambre de Mme de Praslin le pistolet du duc, à la crosse duquel adhère de la peau et des cheveux. Praslin reconnaît ce pistolet pour lui appartenir et ne peut expliquer l'état dans lequel on l'a trouvé [91].
La déposition de Charpentier est un enchaînement de charges terribles. Après l'avoir signée, le valet de chambre dit à un agent en lui désignant la chambre du duc dans laquelle celui-ci s'est retiré: «Si on ne le surveille pas, il va détruire les pièces à conviction et peut-être se tuer [92]». Un peu après, le duc subit docilement l'examen des médecins. Son attitude est celle d'un homme écrasé. Nerveux, énergique, fier d'habitude, il est atterré et c'est sans trouver une parole de protestation qu'il se livre aux hommes de l'art. «Il fallait savoir son nom et la dignité dont il est revêtu, dit Allard, pour reconnaître qu'il ne s'agissait pas d'un de ces criminels ordinaires que nous voyons tous les jours. Le baron Pasquier, médecin du roi, qui est présent à l'hôtel, a été frappé de ma remarque et compare M. de Praslin pour le laisser-aller, au moment de l'examen sur toutes les parties de son corps, à Meunier, lorsqu'il fut visité aux Tuileries [93]». Le procès-verbal des médecins constate qu'il a reçu de nombreuses écorchures. Il explique l'une par un coup qu'il s'est donné la veille au marchepied de la voiture, l'autre par une boucle de pantalon qui l'a écorché, mais pour les autres il ne sait rien dire.
A minuit, la justice n'a plus de doute, l'assassin ne doit pas être recherché ailleurs. Mais une difficulté de droit se présente. La Charte défère les Pairs à la juridiction de la Cour dont ils sont membres et la Cour des Pairs n'est constituée, toujours d'après la Charte, que sur décret royal. Le roi est au château d'Eu. Il faut lui en référer et jusqu'à signature du décret, il n'y a pas de magistrat compétent pour délivrer un mandat d'arrêt [94]. A la suite donc de la première information faite sur les lieux, le juge d'instruction consigne dans l'hôtel, à l'exception des enfants de la victime, toutes les personnes qui s'y trouvaient au moment de l'assassinat. Allard est chargé de garder à vue le duc, simplement surveillé jusque-là. Dans la soirée, Pasquier, qui préside la Chambre des Pairs, s'est rendu à l'hôtel Sébastiani. Il a assisté aux investigations de la justice, mais sans y prendre part. Allard ou ses agents ne quittent pas le duc. Plusieurs fois, son prisonnier a demandé à se rendre aux water-closets. Allard ou l'agent Philippe l'y accompagnent, l'attendant derrière la porte entr'ouverte. «M. le duc de Praslin, que nous gardons à vue dans toute l'acception du mot, écrit Allard dans son rapport daté de onze heures du soir, est dans un état d'agitation extrême. Il se lève de dessus son siège, se promène, s'assied de nouveau, pousse des soupirs, appuie sa tête dans ses mains et devient un homme qui n'a aucune espèce de forces pour repousser tout ce qui lui est dit, au sujet du crime, contre lui».