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L'Atlantide

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The Project Gutenberg eBook of L'Atlantide

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Title: L'Atlantide

Author: Pierre Benoît

Release date: November 28, 2010 [eBook #34469]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif, wagner,
www.archive.org and the Online Distributed Proofreading
Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ATLANTIDE ***

L'ATLANTIDE

DU MÊME AUTEUR
 
Diadumène, poèmes.
Kœnigsmark, roman.
Pour Don Carlos, roman.
Les Suppliantes, poèmes.
Le Lac Salé, roman.
La Chaussée des Géants, roman.
L'Oublié, roman.
Mademoiselle de la Ferté, roman.
La Châtelaine du Liban, roman.
Le Puits de Jacob, roman.
Alberte, roman.
 
A PARAITRE:
 
Le Roi Lépreux, roman.
Axelle, roman.
Monsieur de la Ferté, roman.



PIERRE BENOIT

———

L'ATLANTIDE

ROMAN

«Je dois vous en prévenir
d'abord, avant d'entrer en
matière, ne soyez pas surpris
de m'entendre appeler des
barbares de noms grecs.
     Platon; Critias.

PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

50 exemplaires sur papier du Japon

170 exemplaires sur papier de Hollande

TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE



Droits de traduction et de reproduction réservés pour tout pays.

Copyright by ALBIN MICHEL

1920



A André Suarès



TABLE DES MATIÈRES

LETTRE LIMINAIRE[1]

Hassi-Inifel, 8 novembre 1903.

Si les pages qui vont suivre voient un jour la lumière du soleil, c'est qu'elle m'aura été ravie. Le délai que je fixe à leur divulgation m'en est un assez sûr garant.

Cette divulgation, qu'on ne se méprenne pas sur mon but quand je la prépare, lorsque je la réclame. On peut me croire, si j'affirme que je n'attache aucun amour-propre d'auteur à ce cahier fiévreux. D'ores et déjà, je suis loin de toutes ces choses! Mais, vraiment, il est inutile que d'autres s'engagent sur la route par laquelle je ne serai pas revenu.

Quatre heures du matin.—Bientôt, l'aurore va mettre sur le hamada son incendie rose. Autour de moi le bordj sommeille. Par la porte de sa chambre entr'ouverte, j'entends la respiration calme, si calme, d'André de Saint-Avit.

Dans deux jours, lui et moi, nous partons. Nous quittons le bordj. Nous nous enfonçons là-bas, vers le Sud. L'ordre ministériel est arrivé hier matin.

Maintenant, même si j'en avais l'envie, il serait trop tard pour reculer. André et moi avons sollicité cette mission. L'autorisation que j'ai demandée, de concert avec lui, est à l'heure actuelle devenue un ordre. La voie hiérarchique parcourue, des influences mobilisées au ministère, tout cela pour ensuite avoir peur, renâcler devant l'entreprise!...

Avoir peur, ai-je dit. Je sais que je n'ai pas peur. Une nuit, dans le Gourara, quand j'ai trouvé deux de mes sentinelles massacrées, avec, au ventre, l'ignoble incision cruciale des Berabers, j'ai eu peur. Je sais ce que c'est que la peur. Aussi maintenant, quand je fixe l'immensité ténébreuse d'où tout à l'heure surgira brusquement l'énorme soleil rouge, je sais que ce n'est point de peur que je tressaille. Je sens lutter en moi l'horreur sacrée du mystère et son attrait.

Fumées, peut-être. Imaginations d'un cerveau surchauffé et d'un œil affolé par les mirages. Un jour viendra sans doute où je relirai ces pages avec un sourire de pitié gênée, le sourire de l'homme de cinquante ans qui relit de vieilles lettres.

Fumées. Imaginations. Mais ces fumées, ces imaginations me sont chères. «Le capitaine de Saint-Avit et le lieutenant Ferrières, dit la dépêche ministérielle, s'appliqueront à dégager, au Tassili, les relations statigraphiques des grès albiens et des calcaires carbonifériens... Ils en profiteront pour se renseigner, éventuellement, sur les modifications d'attitude des Azdjer vis-à-vis de notre influence, etc.». Si ce voyage devait, à la fin, n'avoir trait qu'à d'aussi pauvres choses, je sens que je ne partirais pas...

Donc, je souhaite ce que je redoute. Je serai déçu si je ne me trouve pas face à face avec ce qui me fait étrangement frémir.

Au fond de la vallée de l'Oued Mia, un chacal aboie. Par intervalles, quand un rayon de lune, crevant d'argent les nuages gonflés de chaleur, lui fait croire au jeune soleil, une tourterelle roucoule dans les palmeraies.

Un pas au dehors. Je me penche à la fenêtre. Une ombre vêtue d'étoffes noires et luisantes glisse sur le pisé de la terrasse du fortin. Un éclair dans la nuit électrique. L'homme vient d'allumer une cigarette. Il s'est accroupi, face au Midi. Il fume.

C'est Cegheïr-ben-Cheïkh, notre guide targui, celui qui dans trois jours va nous entraîner vers les plateaux inconnus du mystérieux Imoschaoch, à traverse les hamadas de pierres noires, les grands oueds desséchés, les salines d'argent, les gours fauves, les dunes d'or mat que surmonte, quand souffle l'alizé, un tremblant panache de sable blême.

Cegheïr-ben-Cheïkh! C'est cet homme. Elle me revient à l'esprit, la tragique phrase de Duveyrier: «Le colonel met le pied à l'étrier et reçoit au même moment un coup de sabre[2]...» Cegheïr-ben-Cheïkh!... Il est là. Il fume paisiblement une cigarette, une cigarette du paquet que je lui ai donné... Mon Dieu! pardonnez-moi cette félonie.

Le photophore jette sur le papier sa lumière jaune. Bizarre destinée, celle qui, à seize ans, sans que j'aie su au juste pourquoi, à décidé un jour que je me préparerais à Saint-Cyr, a fait de moi le camarade d'André de Saint-Avit. J'aurais pu étudier le droit, la médecine. Je serais aujourd'hui quelqu'un de bien tranquille, dans une ville, avec une église et des eaux courantes; et non pas ce fantôme vêtu de coton, accoudé, avec une anxiété inexprimable, sur le désert qui va l'engloutir.

Un gros insecte est entré par la fenêtre. Il bourdonne, rebondit des murs crépis au globe du photophore, et enfin, vaincu, les ailes brûlées par la bougie encore haute, il s'abat sur la feuille blanche, là.

C'est un hanneton d'Afrique, énorme, noir, avec des taches d'un gris livide.

Je songe aux autres, à ses frères de France, aux hannetons mordorés que, par les soirs orageux d'été, je voyais s'élancer comme de petites balles du sol de ma campagne natale. Enfant, je passais là mes vacances; plus tard, mes permissions. Lors de la dernière, dans cette même prairie, à côté de moi marchait une mince forme blanche, avec une écharpe de mousseline, à cause de l'air du soir, si frais là-bas. Maintenant, c'est à peine si, effleuré par ce souvenir, je laisse, une seconde, mon regard s'élever vers un coin sombre de ma chambre, sur le mur nu où brille la vitre d'un portrait imprécis. Je comprends combien ce qui a pu me sembler devoir être toute ma vie a perdu de son importance. Ce mystère plaintif est désormais sans intérêt pour moi. Si les chanteurs ambulants de Rolla venaient sous cette fenêtre de bordj murmurer leurs fameux airs nostalgiques, je sais que je ne les écouterais pas, et s'ils se faisaient trop pressants, que je leur signifierais leur chemin.

Qu'est-ce qui a suffi pour cette métamorphose? Une histoire, un conte peut-être, conté en tout cas par quelqu'un sur qui pèse le plus monstrueux des soupçons.

Cegheïr-ben-Cheïkh a terminé sa cigarette. Je l'entends qui regagne à pas lents sa natte, dans le bâtiment B, près du poste de garde, à gauche.

Notre départ devant avoir lieu le 10 novembre, le manuscrit joint à cette lettre a été commencé le dimanche 1er et terminé le jeudi 5 novembre 1906.

OLIVIER FERRIÈRES,
Lieutenant au 3e spahis.

CHAPITRE PREMIER

UN POSTE DU SUD

Le samedi 6 juin 1903 rompit la monotone vie qu'on menait au poste de Nassi-Inifel par deux événements d'inégale importance: l'arrivée d'une lettre de Mlle Cécile de C... et celle des plus récents numéros du Journal officiel de la République française.

—Si mon lieutenant le permet?—dit le maréchal des logis chef Châtelain, se mettant à parcourir les numéros dont il avait fait sauter les bandes.

D'une signe de tête, j'acquiesçai, déjà tout entier plongé dans la lecture de la lettre de Mlle de C...

«Lorsque ceci vous parviendra, écrivait en substance cette aimable jeune fille, maman et moi aurons sans doute quitté Paris pour la campagne. Si, dans votre bled, l'idée que je m'ennuie autant que vous peut vous être une consolation, soyez heureux. Le Grand Prix a eu lieu. J'ai joué le cheval que vous m'aviez indiqué, et, naturellement j'ai perdu. L'avant-veille, nous avons dîné chez les Martial de la Touche. Il y avait Elias Chatrian, toujours étonnamment jeune. Je vous envoie son dernier livre, qui fait assez de bruit. Il paraît que les Martial de la Touche y sont peints nature. J'y joins les derniers de Bourget, de Loti et de France, plus les deux ou trois scies à la mode dans les cafés-concerts. En politique, on dit que l'application de la loi sur les congrégations rencontrera de réelles difficultés. Rien de bien nouveau dans les théâtres. J'ai pris un abonnement d'été à l'Illustration. Si ça vous chante... A la campagne, on ne sait que faire. Toujours le même lot d'idiots en perspective pour le tennis. Je n'aurai aucun mérite à vous écrire souvent. Epargnez-moi vos réflexions à propos du petit Combemale. Je ne suis pas féministe pour deux sous, ayant assez de confiance en ceux qui me disent jolie, et en vous particulièrement. Mais enfin, j'enrage à l'idée que si je me permettais vis-à-vis d'un seul de nos garçons de ferme le quart des privautés que vous avez sûrement avec vos Ouled-Naïls... Passons. Il y a des imaginations trop désobligeantes.»

J'en étais à ce point de la prose de cette jeune fille émancipée, lorsqu'une exclamation scandaleuse du maréchal des logis me fit relever la tête.

—Mon lieutenant!

—Qu'y a-t-il?

—Eh bien! Ils en ont de bonnes au ministère. Lisez plutôt.

Il me tendit l'Officiel. Je lus:

«Par décision en date du 1er mai 1903, le capitaine de Saint-Avit (André), hors cadres, est affecté au 3e spahis, et nommé au commandement du poste de Hassi-Inifel.»

La mauvaise humeur de Châtelain devenait exubérante:

—Le capitaine de Saint-Avit, commandant du poste! Un poste auquel on n'a jamais eu rien à redire! On nous prend donc pour un dépotoir!

Ma surprise égalait celle du sous-officier. Mais en même temps, je vis la mauvaise figure de fouine de Gourrut, le joyeux que nous employions aux écritures; il s'était arrêté de griffonner et écoutait avec un intérêt sournois.

—Maréchal des logis, le capitaine de Saint-Avit est mon camarade de promotion,—dis-je sèchement.

Châtelain s'inclina, prit la porte; je le suivis.

—Allons, vieux,—dis-je en lui frappant sur l'épaule,—pas de moue. Rappelez-vous que dans une heure nous partons pour l'oasis. Préparez les cartouches. Il faut sérieusement améliorer l'ordinaire.

Rentré dans le bureau, je congédiai d'un geste Gourrut. Resté seul, je terminai rapidement la lettre de Mlle de C..., puis ayant pris de nouveau l'Officiel, je relus la décision ministérielle qui donnait au poste un nouveau chef.

Voilà cinq mois que j'en faisais fonction, et, ma foi, je supportais bien cette responsabilité et goûtais fort cette indépendance. Je puis même affirmer, sans me flatter, que, sous ma direction, le service avait marché autrement que sous celle du capitaine Dieulivol, le prédécesseur de Saint-Avit. Brave homme, ce capitaine Dieulivol, colonial de la vieille école, sous-officier des Dodds et des Duchesne, mais affecté d'une effroyable propension aux liqueurs fortes, et trop enclin, quand il avait bu, à confondre tous les dialectes et à faire subir à un Haoussa un interrogatoire en sakalave. Personne ne fut jamais plus parcimonieux des ressources en eau du poste. Un matin qu'il préparait son absinthe, en compagnie du maréchal des logis chef, Châtelain, les yeux fixés sur le verre du capitaine, vit avec étonnement la liqueur verte blanchir sous une dose d'eau plus forte qu'à l'ordinaire. Il releva la tête, sentant que quelque chose d'anormal venait de se produire. Raidi, la carafe inclinée à la main, le capitaine Dieulivol fixait l'eau qui dégouttait sur le sucre. Il était mort.

Cinq mois durant, après la disparition de ce sympathique ivrogne, on avait semblé se désintéresser en haut lieu de son remplacement. J'avais même espéré un moment qu'une décision serait prise, m'investissant en droit des fonctions que j'exerçais en fait... Et aujourd'hui, cette soudaine nomination...

Le capitaine de Saint-Avit... A Saint-Cyr, il était de mes recrues. Je l'avais perdu de vue. Puis mon attention avait été rappelée sur lui par son avancement rapide, sa décoration, récompense méritée de trois voyages d'exploration particulièrement audacieux, au Tibesti et dans l'Aïr; et soudain, le drame mystérieux de son quatrième voyage, cette fameuse mission entreprise avec le capitaine Morhange, et d'où un seul des explorateurs était revenu. Tout s'oublie vite, en France. Il y avait bien six ans de cela. Je n'avais plus entendu parler de Saint-Avit. Je croyais même qu'il avait quitté l'armée. Et maintenant, voici que je me trouvais l'avoir pour chef.

«Allons, pensai-je, celui-là ou un autre!... A l'Ecole, il était charmant, et nous avons toujours eu les meilleurs rapports. D'ailleurs je n'ai pas les annuités voulues pour passer capitaine.» Et je sortis du bureau en sifflotant.


Nous étions maintenant, Châtelain et moi, nos fusils posés sur la terre déjà moins chaude, auprès de la mare qui tient le milieu de la maigre oasis, dissimulés derrière une sorte de claie d'alfa. Le soleil couchant faisait roses les petits canaux stagnants où s'irriguent les pauvres cultures des sédentaires noirs.

Pas un mot durant le parcours. Pas un mot durant l'affût. Châtelain visiblement, boudait.

En silence, nous abattîmes tour à tour quelques-unes des misérables tourterelles qui venaient, leurs petites ailes traînantes sous le poids de la chaleur du jour, étancher leur soif à la lourde eau verte. Quand une demi-douzaine de minces corps ensanglantés furent alignés à nos pieds, je mis la main sur l'épaule du sous-officier.

—Châtelain!

Il tressaillit.

—Châtelain, je vous ai rudoyé tout à l'heure. Il ne faut pas m'en vouloir. La mauvaise heure avant la sieste. La mauvaise heure de midi.

—Mon lieutenant est le maître,—répondit-il d'un ton qu'il voulait bourru, et qui n'était qu'ému.

—Châtelain, il ne faut pas m'en vouloir... Vous avez quelque chose à me dire. Vous savez de quoi je veux parler.

—Je ne vois pas vraiment. Non, je ne vois pas.

—Châtelain, Châtelain, soyons sérieux. Parlez-moi un peu du capitaine de Saint-Avit.

—Je ne sais rien,—dit-il avec brusquerie.

—Rien? Alors, ces mots de tout à l'heure?...

—Le capitaine de Saint-Avit est un brave,—murmura-t-il, le front obstinément baissé.—Il est parti seul pour Bilma, pour l'Aïr, tout seul dans des endroits où personne n'a jamais été. C'est un brave.

—C'est un brave, sans doute,—dis-je avec une infinie douceur.—Mais il a assassiné son compagnon, le capitaine Morhange, n'est-ce pas?

Le vieux maréchal des logis trembla.

—C'est un brave,—s'obstina-t-il.

—Châtelain, vous êtes un enfant. Craignez-vous donc que je ne rapporte vos paroles à votre nouveau capitaine?

J'avais touché juste. Il sursauta.

—Le maréchal des logis Châtelain n'a peur de personne, mon lieutenant. Il a été à Abomey, contre les Amazones, dans un pays où, de chaque buisson, sortait un bras noir qui vous saisissait la jambe, tandis qu'un autre, d'un coup de coutelas, vous la tranchait, raide comme balle.

—Alors, ce qu'on dit, ce que vous-même...

—Alors, tout cela, ce sont des mots.

—Des mots, Châtelain, qu'on répète en France, partout.

Il courba le front plus bas encore, sans répondre.

—Tête de bourrique,—éclatai-je,—parleras-tu!

—Mon lieutenant, mon lieutenant,—supplia-t-il,—je vous jure que ce que je sais ou rien...

—Ce que tu sais, tu vas me le dire, et tout de suite. Sinon je te donne ma parole que, d'un mois, je ne t'adresse plus un mot que dans le service.

Hassi-Inifel: Trente goumiers indigènes. Quatre Européens, moi, le maréchal des logis, un brigadier et Gourrut. La menace était terrible. Elle fit son effet.

—Eh bien, voilà! mon lieutenant,—fit-il avec un gros soupir.—Mais du moins, après, vous ne me reprocherez pas de vous avoir rapporté sur un chef des choses qui ne sont pas à dire, surtout quand elles ne reposent que sur des propos de mess.

—Parle.

—C'était en 1899. J'étais alors brigadier-fourrier, à Sfax, au 4e spahis. J'étais bien noté, et comme, en outre, je ne buvais pas, le capitaine adjudant-major m'avait désigné pour la popote des officiers. Vraiment, une bonne place. Le marché, les comptes, marquer les livres de la bibliothèque qui sortaient (il n'y en avait pas beaucoup), et la clef de l'armoire aux liqueurs, parce que, pour cela, on ne peut se reposer sur les ordonnances. Le colonel, étant garçon, prenait ses repas au mess. Un soir, il arriva en retard, le front un peu soucieux, et s'étant assis, réclama le silence:

«—Messieurs,—dit-il,—j'ai une communication à vous faire et vos avis à recueillir. Voici de quoi il s'agit. Demain matin, la Ville-de-Naples arrive à Sfax. Elle a à son bord le capitaine de Saint-Avit qui vient d'être affecté a Feriana et qui rejoint son poste.

«Le colonel s'arrêta: «Bon, pensai-je, c'est le menu de demain à soigner.» Car vous connaissez la coutume, mon lieutenant, suivie depuis qu'il y a en Afrique des cercles d'officiers. Quand un officier est de passage, ses camarades vont le chercher en bateau et l'invitent au cercle pour la durée de l'escale. Il paie son écot en nouvelles du pays. Ce jour-là, on fait bien les choses, même pour un simple lieutenant. A Sfax, un officier de passage, cela voulait dire: un plat de plus, du vin bouché et de la meilleure fine.

«Or, cette fois, je compris, au regard qu'échangèrent les officiers que peut-être la vieille fine resterait dans son armoire.

«—Vous avez tous, je pense, messieurs, entendu parler du capitaine de Saint-Avit, et de certains bruits qui courent à son sujet. Nous n'avons pas à apprécier ces bruits, et l'avancement qu'il a reçu, sa décoration, nous permettent même d'espérer qu'ils n'ont rien de fondé. Mais, entre ne pas suspecter d'un crime un officier, et recevoir à notre table un camarade, il y a une distance que nous ne sommes pas obligés de franchir. C'est à ce sujet que je serais heureux d'avoir votre avis.

«Il y eut un silence. Les officiers se regardèrent, soudain devenus graves, tous, jusqu'aux plus rieurs des petits sous-lieutenants. Dans le coin où je me rendais compte qu'on m'avait oublié, je faisais mon possible pour qu'aucun bruit ne vînt rappeler ma présence.

«—Nous vous remercions, mon colonel,—dit enfin un commandant,—d'avoir eu la bonté de nous consulter. Tous mes camarades, je pense, savent à quels bruits pénibles vous faites allusion. Si je me permets de prendre la parole, c'est qu'à Paris, au Service géographique de l'armée, où j'étais avant de venir ici, bien des officiers, et des plus qualifiés, avaient, sur cette triste histoire, une opinion qu'ils évitaient de formuler, mais qu'on sentait défavorable au capitaine de Saint-Avit.

«—J'étais à Bammako, à l'époque de la mission Morhange-Saint-Avit,—dit un capitaine.—L'opinion des officiers de là-bas diffère, hélas! bien peu de celle qu'exprime le commandant. Mais je tiens à ajouter que tous reconnaissaient n'avoir que des soupçons. Et des soupçons, vraiment, sont insuffisants, quand on songe à l'atrocité de la chose.

«—Ils peuvent en tout cas suffire amplement, messieurs,—répliqua le colonel,—à motiver notre abstention. Il n'est pas question de porter un jugement; mais s'asseoir à notre table n'est pas un droit. C'est une marque de fraternelle estime. Le tout est de savoir si vous jugez devoir l'accorder à M. de Saint-Avit.

«Ce disant, il regardait ses officiers, à tour de rôle. Successivement, ils firent de la tête un signe négatif.

«—Je vois que nous sommes d'accord,—reprit-il.—Maintenant notre tâche n'est malheureusement pas terminée. La Ville-de-Naples sera dans le port demain matin. La chaloupe qui va chercher les passagers part à huit heures du port. Il faut, messieurs, qu'un de vous se dévoue et se rende au paquebot. Le capitaine de Saint-Avit pourrait avoir l'idée de venir au cercle. Nous n'avons nullement l'intention, de lui infliger l'affront qui consisterait à ne pas le recevoir, s'il s'y présentait, confiant dans la coutume traditionnelle de la réception. Il faut prévenir sa venue. Il faut lui faire comprendre qu'il vaut mieux qu'il reste à bord.

«Le colonel regarda de nouveau les officiers. Ils ne purent qu'approuver; mais comme on voyait que chacun d'eux n'était pas à son aise!

«—Je n'espère pas trouver parmi vous un volontaire pour une mission de cette sorte. Force m'est de désigner quelqu'un d'office. Capitaine Grandjean, M. de Saint-Avit est capitaine. Il est correct que ce soit un officier de son grade qui lui fasse notre communication. Par ailleurs, vous êtes le moins ancien. C'est donc à vous que je suis contraint de m'adresser pour cette pénible démarche. Je n'ai pas besoin de vous demander de la faire avec tous les ménagements possibles.

«Le capitaine Grandjean s'inclina, tandis qu'un soupir de soulagement s'échappait de toutes les poitrines. Tant que le colonel fut là, il resta à l'écart, sans mot dire. Ce n'est que lorsque le chef se fut retiré qu'il laissa échapper cette phrase:

«—Il y a des choses qui devraient bien compter pour l'avancement.

«Le lendemain, au déjeuner, tout le monde attendait avec impatience son retour.

«—Eh bien?—interrogea brièvement le colonel.

«Le capitaine Grandjean ne répondit pas tout de suite. Il s'assit à la table où ses camarades étaient en train de se fabriquer leurs apéritifs, et lui, l'homme dont on raillait la sobriété, il but, presque d'un trait, sans attendre que le sucre fût fondu, un grand verre d'absinthe.

«—Eh bien, capitaine?—répéta le colonel.

«—Eh bien, mon colonel, c'est fait. Vous pouvez être tranquille. Il ne descendra pas à terre. Mais, vrai Dieu, quelle corvée!

«Les officiers n'osaient souffler mot. Seuls, leurs regards disaient leur anxieuse curiosité.

«Le capitaine Grandjean se versa une gorgée d'eau.

«—Voilà, j'avais bien préparé ma phrase, en route, dans la chaloupe. En montant l'escalier, je sentis que tout s'était envolé. Saint-Avit était au fumoir, avec le commandant du paquebot. Il me sembla que je n'aurais pas la force de lui dire la chose, d'autant que je le voyais prêt à descendre. Il était en tenue de jour, son sabre sur la banquette, et il avait des éperons. On ne garde pas d'éperons à bord. Je me présentai, nous échangeâmes quelques paroles, mais je devais avoir l'air bien emprunté, car, dès la première minute, je compris qu'il avait deviné. Sous un prétexte quelconque, ayant quitté le commandant, il me conduisit à l'arrière, près de la grande roue du gouvernail. Là, j'osai parler: mon colonel, qu'ai-je dit? Ce que j'ai dû bafouiller! Il ne me regardait pas. Accoudé au bastingage, il laissait ses yeux errer au loin, avec un sourire. Puis, soudain, quand je me fus bien empêtré dans mes explications, il me fixa froidement et me dit:

«—Je vous remercie, mon cher camarade, de vous être donné tout ce dérangement. Mais vraiment, c'était bien inutile. Je suis fatigué, et n'ai pas l'intention de débarquer. J'aurai eu du moins l'agrément de faire votre connaissance. Puisque je ne peux profiter de votre hospitalité, vous me ferez la grâce d'accepter la mienne, tant que la chaloupe sera au flanc du paquebot.

«—Alors, nous sommes revenus au fumoir. Il a préparé lui-même des cocktails. Il m'a parlé. Nous nous sommes retrouvé des amis communs. Jamais je n'oublierai ce visage, ce regard ironique et lointain, cette voix triste et douce. Ah! mon colonel, messieurs, j'ignore ce qu'on peut raconter au Service géographique ou dans les postes du Soudan... Mais il ne peut y avoir là qu'une horrible équivoque. Un tel homme, coupable d'un tel crime, croyez-moi, ce n'est pas possible.»

—C'est tout, mon lieutenant,—acheva Châtelain après un silence.—Jamais je n'ai vu repas plus triste que celui-là. Les officiers dépêchèrent leur déjeuner, sans mot dire, dans une impression de malaise contre laquelle personne n'essaya de lutter. Et, parmi ce grand silence, on voyait les regards revenir sans cesse, à la dérobée, vers la Ville-de-Naples, qui dansait là-bas, sous la brise à une lieue en mer.

«Elle y était encore le soir, quand ils se trouvèrent pour le dîner, et ce ne fut que lorsqu'un coup de sirène, suivi de volutes de fumée, s'échappant de la cheminée rouge et noire, eut annoncé le départ du paquebot pour Gabès, ce fut seulement alors que reprirent les causeries, mais pas aussi gaies que d'habitude.

«Depuis, mon lieutenant, au cercle de Sfax, on a fui, comme la peste, tout sujet qui risquait de ramener la conversation sur le capitaine de Saint-Avit.»


Châtelain avait parlé à voix presque basse, et le petit peuple de l'oasis n'avait pas entendu sa singulière histoire. Il y avait une heure que notre dernier coup de fusil avait résonné. Autour de la mare, les tourterelles rassurées s'ébrouaient. De grands oiseaux mystérieux volaient sous les palmiers assombris. Un vent moins chaud berçait en frémissant les palmes mornes. Nous avions posé à côté de nous nos casques, pour que nos tempes pussent recevoir la caresse de cette maigre brise.

—Châtelain,—dis-je,—il est l'heure de rentrer au bordj.

Lentement, nous ramassâmes les tourterelles tuées. Je sentais le regard du sous-officier peser sur moi et, dans ce regard, un reproche, comme un regret d'avoir parlé. Mais, pendant tout le temps que dura notre retour, je ne pus trouver la force de rompre, par un mot quelconque, notre silence désolé.

La nuit était presque tombée quand nous arrivâmes. On voyait encore, affaissé contre sa hampe, le drapeau qui surmontait le poste, mais, déjà, on n'en distinguait plus les couleurs. A l'occident, derrière les dunes ébréchées sur le violet noir du ciel, le soleil avait disparu.

Quand nous eûmes franchi la porte du fortin, Châtelain me quitta.

—Je vais aux écuries,—dit-il.

Resté seul, je regagnai la partie du fort où se trouvent le logement des Européens et le magasin à munitions. Une inexprimable tristesse courbait mon front.

Je pensai à mes camarades des garnisons françaises: à cette heure, ils devaient être en train de rentrer chez eux, où les attendait, disposée sur le lit, leur tenue de soirée, le dolman à brandebourgs, les épaulettes étincelantes.

«Dès demain, me dis-je, j'adresserai une demande de mutation.»

L'escalier de terre battue était déjà noir. Mais quelques lueurs pâles rôdaient encore dans le bureau quand j'y pénétrai.

Penché sur les registres d'ordre, un homme était accoudé à ma table. Il me tournait le dos. Il ne m'avait pas entendu venir.

—Eh bien, Gourrut, mon garçon, je vous en prie, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous.

L'homme s'était levé, je le vis, assez grand, svelte et pâle.

—Lieutenant Ferrières, n'est-ce pas?

Il s'avança et me tendit la main.

—Capitaine de Saint-Avit. Enchanté, mon cher camarade.

Au même moment, Châtelain apparaissait sur le seuil du bureau.

—Maréchal des logis chef,—dit sèchement le nouveau venu,—je n'ai pas de compliments à vous faire sur le peu que j'ai vu. Il n'y a pas une selle de mehari à laquelle il ne manque des boucles, et les plaques de couche des lebels sont dans un état à faire croire qu'il pleut à Hassi-Inifel trois cents jours par an. En outre, où étiez-vous cet après-midi? Sur quatre Français que compte le poste, je n'ai trouvé, quand je suis arrivé, qu'un joyeux attablé devant un quart d'eau-de-vie. Tout cela changera, n'est-ce pas? Rompez.

—Mon capitaine,—dis-je d'une voix blanche, tandis que Châtelain médusé restait au garde à vous,—je tiens à vous dire que le maréchal des logis était avec moi, que c'est moi qui suis responsable de son absence du poste, qu'il est un sous-officier irréprochable, à tous points de vue, et que si nous avions été prévenus de votre arrivée...

—Evidemment,—dit-il avec un sourire de froide ironie.—Aussi, lieutenant, n'ai-je pas l'intention de le rendre responsable des négligences qui doivent rester à votre actif. Il n'est pas obligé de savoir que l'officier qui abandonne, ne fût-ce que deux heures, un poste comme Hassi-Inifel, risque fort de ne pas trouver grand'chose à son retour. Les pillards Chaamba, mon cher camarade, aiment fort les armes à feu et, pour s'adjuger les soixante fusils de vos râteliers, je suis sûr qu'ils n'auraient aucun scrupule à profiter, au risque de le faire passer en conseil de guerre, de l'absence d'un officier dont je connais, par ailleurs, les excellentes notes. Mais suivez-moi, voulez-vous. Nous allons compléter la petite inspection à laquelle je n'ai pu me livrer que trop rapidement tout à l'heure.

Il était déjà dans l'escalier. J'emboîtai le pas sans mot dire. Châtelain fermait la marche. Je l'entendis qui murmurait, sur un ton d'humeur que je laisse à imaginer:

—Eh bien, vrai, ça va être drôle, ici.

CHAPITRE II

LE CAPITAINE DE SAINT-AVIT

Peu de jours suffirent à nous convaincre que les craintes de Châtelain étaient vaines, relativement aux rapports de service avec notre nouveau chef. Souvent, j'ai pensé que, par la brusquerie dont il avait fait montre au premier abord, Saint-Avit avait voulu prendre barre sur nous, nous prouver qu'il savait porter tête haute le poids de son lourd passé... Toujours est-il que, le lendemain de son arrivée, il se révéla très différent, fit même des compliments au maréchal des logis chef sur la tenue du poste et l'instruction des hommes. A mon égard, il fut charmant.

—Nous sommes de la même promotion, n'est-ce pas?—me dit-il.—Je n'ai pas à t'autoriser à employer le tutoiement traditionnel. Il est de droit.

Vaines marques de confiance, hélas! Faux témoignages de liberté d'esprit, l'un vis-à-vis de l'autre. Quoi de plus accessible, en apparence, que l'immense Sahara, ouvert à tous ceux qui veulent s'y engloutir? Quoi de plus fermé que lui? Après six mois d'une cohabitation, d'une communion de vie telles qu'en offre un poste du Sud, je me demande si le plus extraordinaire de mon aventure n'est pas de partir demain, vers les solitudes insondées, avec un homme dont la pensée véritable m'est sans doute aussi inconnue que ces solitudes, auxquelles il a réussi à me faire aspirer.


Le premier sujet de surprise qui me fut donné par ce singulier compagnon, je le dus aux bagages dont il s'était fait suivre.

Quand il nous arriva inopinément, seul, d'Ouargla, il avait confié au mehari de race qu'il montait uniquement ce que peut porter sans déchoir un aussi susceptible animal: ses armes, sabre et revolver d'ordonnance, plus une solide carabine, et quelques effets strictement réduits. Le reste n'arriva que quinze jours plus tard, par le convoi chargé du ravitaillement du poste.

Trois caisses de dimensions respectables furent successivement montées dans la chambre du capitaine, et les grimaces des porteurs en disaient assez sur leur poids.

Par discrétion, je laissai Saint-Avit à son emménagement, et me mis à dépouiller le courrier que m'apportait le convoi.

Il rentra peu après dans le bureau, et jeta un coup d'œil sur les quelques revues qui venaient de me parvenir.


Il parcourait en même temps le dernier numéro de la Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde in Berlin.

—Oui, répondis-je.—Ces messieurs veulent bien s'intéresser à mes travaux sur la géologie de l'Oued Mia et du haut Igharghar.

—Cela peut m'être utile,—murmura-t-il, continuant à feuilleter la revue.

—A ta disposition.

—Merci. Je crains bien de n'avoir rien à t'offrir en échange, à part Pline peut-être. Et encore... Tu connais certainement aussi bien que moi ce qu'il dit de l'Igharghar, d'après le roi Juba. Au reste, viens m'aider à mettre en place tout cela, et tu verras si quelque chose te convient.

J'acceptai sans me faire prier davantage.

Nous commençâmes par mettre au jour divers instruments météorologiques et astronomiques: des thermomètres Baudin, Salleron, Fastré, un anéroïde, un baromètre Fortin, des chronomètres, un sextant, une lunette astronomique, une boussole avec lunette... En résumé, ce que Duveyrier appelle le matériel le plus simple et le plus facilement portatif à dos de chameau.

A mesure que Saint-Avit me les tendait, je rangeais ces instruments sur l'unique table de la pièce.

—Maintenant,—m'annonça-t-il,—il n'y a plus que des livres. Je vais te les faire passer. Mets-les en tas, dans un coin, en attendant qu'on me fabrique des rayons.

Deux heures durant, je l'aidai à empiler une véritable bibliothèque. Et quelle bibliothèque! comme jamais poste du Sud n'en aura vu.

Tous les textes consacrés, à un titre quelconque, par l'antiquité aux régions sahariennes, étaient réunis entre les quatre murs crépis de cette chambre de bordj. Hérodote et Pline, naturellement, et aussi Strabon et Ptolémée Pomponius Mela et Ammien Marcellin. Mais, à côté de ces noms qui rassuraient un peu mon impéritie, j'apercevais ceux de Corippus, de Paul Orose, d'Eratosthène, de Photius, de Diodore de Sicile, de Solin, de Dion Cassius, d'Isidore de Séville, de Martin de Tyr, d'Ethicus, d'Athénée... Les Scriptores Historiæ Augustæ, l'Itinerarium Antonini Augusti, les Geographi latini minores de Riese, les Geographi græci minores de Karl Müller... Depuis, j'ai eu l'occasion de me familiariser avec les Agatarchide de Cos et les Artémidore d'Ephèse, mais j'avoue qu'en cet instant la présence de leurs dissertations dans les cantines d'un capitaine de cavalerie ne fut pas sans me causer quelque émoi.

Je note encore la Descrittione dell'Africa, de Léon l'Africain; les histoires arabes d'Ibn-Khaldoun, d'Al-Iaqoub, d'El-Bekri, d'Ibn-Batoutah, de Mohammed El-Tounsi... Au milieu de cette Babel, je ne me souviens que de deux volumes portant les noms de savants français contemporains. Encore étaient-ils les thèses latines de Berlioux[3] et de Schirmer[4].

Tout en procédant à des empilements aussi équilibrés que possible de ces multiples formats, je me disais:

«Et moi qui croyais que, dans sa mission avec Morhange, Saint-Avit était surtout chargé des observations scientifiques. Ou ma mémoire me trompe de façon étrange, ou, depuis, il a joliment changé son fusil d'épaule. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'y a rien pour moi, au milieu de tout ce fatras.»

Il devait lire sur mon visage des traces par trop apparentes de surprise, car il dit, sur un ton où je crus deviner une pointe de défiance:

—Le choix de ces livres te surprend, peut-être?

—Je n'ai pas le droit de dire qu'il me surprend,—répliquai-je,—puisque j'ignore le travail en vue duquel tu t'es entouré d'eux. En tout cas, je crois pouvoir affirmer, sans crainte d'être démenti, que jamais officier des bureaux arabes n'a possédé de bibliothèque où les humanités fussent aussi bien représentées.

Il sourit évasivement, et, ce jour-là, nous ne poussâmes pas plus loin cet entretien.


Parmi les livres de Saint-Avit, j'avais remarqué un volumineux cahier muni d'une solide serrure. A plusieurs reprises, je le surpris en train d'y jeter des notes. Quand un motif quelconque l'appelait hors de sa chambre, il enfermait soigneusement cet album dans une petite armoire en bois blanc, due à la munificence de l'administration. Lorsqu'il n'écrivait pas, et que le service ne réclamait pas absolument son concours, il faisait seller le mehari qui l'avait amené, et, quelques minutes plus tard, de la terrasse du fortin, je pouvais voir la double silhouette, à grandes enjambées, disparaître à l'horizon, derrière un pli de terrain rouge.

Chaque fois, ces courses devenaient plus longues. De chacune, il rapportait une espèce d'exaltation qui me faisait le regarder au moment des repas, le seul que nous passions véritablement ensemble, avec une inquiétude chaque jour grandissante.

«Mauvais! me dis-je, un jour que ses propos avaient brillé plus encore que de coutume par leur décousu. Il n'est pas agréable d'être à bord d'un sous-marin dont le commandant pratique l'opium. Quelle peut-être sa drogue, à celui-là?»

Le lendemain, j'avais jeté un rapide coup d'œil dans les tiroirs de mon camarade. Cette inspection, que je jugeais de mon devoir, me rassura momentanément. «A moins, toutefois, pensai-je, qu'il ne porte sur lui ses tubes et sa seringue de Pravaz.»

J'en étais encore à l'époque où je pouvais me figurer que les imaginations d'André avaient besoin de stimulants artificiels.

Une observation méticuleuse me détrompa. Rien de suspect, sous ce rapport. D'ailleurs, il ne buvait guère, fumait à peine.

Et pourtant, pas moyen de nier les progrès de cette inquiétante fièvre. De ces randonnées, il revenait toujours les yeux plus brillants; il était plus pâle, plus expansif, plus irritable.

Un soir, il quitta le poste vers six heures, à la tombée de la grosse chaleur. Nous l'attendîmes toute la nuit. Mon anxiété était d'autant plus forte que, depuis quelque temps, les caravanes signalaient, dans les environs du poste, des bandes de rôdeurs.

A l'aube, il n'était toujours pas de retour. Il ne rentra que vers midi. Son chameau s'abattit plutôt qu'il ne s'agenouilla.

Son premier coup d'œil fut pour le détachement que j'avais commandé afin d'aller à sa rencontre, et qui, hommes et bêtes, était déjà rassemblé dans la cour, entre les bastions.

Il comprit qu'il avait à s'excuser. Mais il attendit que nous fussions tous deux seuls, pour le déjeuner.

—Je suis navré d'avoir pu vous causer de l'inquiétude. Mais les dunes sous la lune étaient si belles!... Je me suis laissé entraîner assez loin...

—Mon cher, je n'ai pas de reproches à te faire. Tu es libre, et le chef ici. Permets-moi, cependant, de te rappeler certaine phrase sur les pillards Chaamba, et sur les inconvénients qu'il peut y avoir pour un commandant de poste à s'absenter trop longtemps.

Il eut un sourire.

—Je ne déteste pas qu'on ait de la mémoire,—répondit-il simplement.

Il était de bonne, de trop bonne humeur.

—Il ne faut pas m'en vouloir. J'étais parti pour un petit tour, comme d'ordinaire. Puis, la lune s'est levée. Et alors, j'ai reconnu le paysage. C'est par là, il y aura en novembre prochain vingt-trois ans, que Flatters s'est acheminé vers sa destinée, dans une volupté que la certitude de ne pas revenir faisait plus âcre et plus immense.

—Drôle de mentalité pour un chef de mission,—murmurai-je.

—Ne dis pas de mal de Flatters. Nul homme comme lui n'a aimé le désert... à en mourir.

—Palat et Douls, entre tant d'autres, l'ont aimé ainsi,—répliquai-je.—Mais ceux-là étaient seuls à s'exposer. Responsables de leur vie seule, ils étaient libres. Flatters, lui, portait la responsabilité de soixante existences. Et tu ne peux nier qu'il ait fait massacrer sa mission.

A peine eus-je prononcé cette dernière phrase que je la regrettai. Je songeai au récit de Châtelain, au cercle des officiers de Sfax où l'on évitait, comme la peste, toute conversation susceptible d'aiguiller les pensées vers certaine mission Morhange-Saint-Avit.

Heureusement, je vis que mon camarade n'avait pas écouté. Ses yeux brillants étaient ailleurs.

—Quelle a été ta première garnison?—demanda-t-il brusquement.

—Auxonne.

Il eut un rire saccadé.

—Auxonne. Côte-d'Or. Arrondissement de Dijon, six mille habitants, chemin de fer P.-L.-M. L'école de peloton et les revues de détail. La femme du chef d'escadron qui reçoit le jeudi, et celle du capitaine adjudant-major le samedi. Les permissions du dimanche: le premier du mois, à Paris; les trois autres, à Dijon. Cela m'explique ton jugement sur Flatters.

«A moi, mon cher, ma première garnison à été Boghar. C'est là que je suis débarqué un matin d'octobre, sous-lieutenant de vingt ans au 1er bataillon d'Afrique, avec sur ma manche noire le galon blanc... «Les tripes au soleil», comme disent les bagnards en parlant des insignes de leurs gradés. Boghar!... Deux jours plus tôt, du pont du paquebot, j'avais commencé à apercevoir la terre d'Afrique. Je les plains, ceux qui, lorsqu'ils voient pour la première fois les pâles rochers, ne sentent pas un grand coup à leur cœur, en songeant que cette terre se prolonge des milliers et des milliers de lieues... J'étais presque un enfant, j'avais de l'argent. J'étais en avance. J'aurais pu rester trois ou quatre jours à Alger, à m'amuser. Eh bien, le soir même, je prenais le train pour Berrouaghia.

«Là, à cent kilomètres à peine d'Alger, plus de voie ferrée. En droite ligne, on ne rencontrera la première qu'au Cap. La diligence voyage de nuit, à cause de la chaleur. Dans les côtes, je descendais et marchais à côté de la voiture, m'efforçant de goûter, dans cette nouvelle atmosphère, le baiser avant-coureur du désert.

«Vers minuit, à Camp des Zouaves, qui est un humble poste sur la route en remblai, dominant une vallée desséchée d'où montent les fiévreux parfums des lauriers roses, on relaya. Il y avait là une troupe de joyeux et de disciplinaires, conduite par des tirailleurs et des tringlots vers les tas de cailloux du Sud. Les uns, suppôts des geôles d'Alger et de Douéra, en uniforme, sans arme, naturellement; les autres, en civil—quels civils! les recrues de l'année, les jeunes souteneurs de la Chapelle et de la Goutte-d'Or.

«Ils repartirent avant nous. Puis, la diligence les rattrapa. De loin, je vis, dans une flaque de lune, sur la route jaune, la masse noire et égrenée du convoi. Puis, j'entendis une mélopée sourde, les misérables chantaient. Un, d'une voix triste et gutturale, disait le couplet, qui se traînait, sinistre, au fond des ravins bleus:

Maintenant qu'elle est grande,
Elle fait le trottoir,
Avec ceux de la bande
A Richard-Lenoir.

«Et les autres reprenaient eh chœur l'horrible refrain:

A la Bastille, à la Bastille,
On aime bien, on aime bien
Nini Peau d'Chien;
Elle est si belle et si gentille
A la Bastille.

«Je les vis tout contre moi, quand la diligence les dépassa. Ils étaient terribles. Sous la hideuse viscope, les yeux brillaient d'un feu sombre dans les visages blêmes et rasés. La poussière brûlante étranglait les voix rauques dans les gorges. Une affreuse tristesse s'emparait de moi.

«Quand la diligence eut laissé derrière elle ce cauchemar, je me ressaisis.

«—Plus loin, plus loin,—m'écriai-je,—vers le Sud, jusqu'aux endroits où n'atteint pas l'ignoble marée de gravats de la civilisation.

«Quand je suis fatigué, que j'ai une minute d'angoisse et l'envie de m'asseoir sur la route que je me suis choisie, je pense aux joyeux de Berrouaghia, et je ne songe plus alors qu'à repartir.

«Mais quelle récompense, lorsque je suis dans un de ces lieux où les pauvres animaux ne pensent pas à s'enfuir, parce qu'ils n'ont jamais vu d'homme, quand le désert s'étend à l'entour, si profondément, que le vieux monde pourrait crouler sans qu'une seule ride de la dune, un seul nuage au ciel blanc vint m'en avertir.

—C'est vrai,—murmurai-je,—moi aussi, une fois, en plein désert, au Tidi-Kelt, j'ai senti cela.

Jusque-là, je l'avais laissé s'exalter sans l'interrompre. Je compris trop tard la faute que j'avais commise en plaçant cette malheureuse phrase.

Son mauvais rire nerveux l'avait repris.

—Ah! vraiment, au Tidi-Kelt? Mon cher, je t'en conjure, dans ton intérêt, si tu ne veux pas te ridiculiser, évite ce genre de réminiscence. Tiens, tu me rappelles Fromentin, ou ce pauvre Maupassant, qui a parlé du désert parce qu'il était allé jusqu'à Djelfa, à deux jours de la rue Bab-Azoun et de la place du Gouvernement, à quatre jours de l'avenue de l'Opéra;—et qui, pour avoir vu près de Bou-Sâada un malheureux chameau en train de crever, s'est cru en plein Sahara, sur l'antique voie des caravanes... Le Tidi-Kelt, le désert!

—Il me semble pourtant qu'In-Salah...—dis-je, un peu vexé.

—In-Salah? Le Tidi-Kelt! Mais, mon pauvre ami, la dernière fois que j'y suis passé, il y avait autant de vieux journaux et de boîtes de sardines vides que le dimanche, au bois de Vincennes.

Une partialité, un si évident désir de me froisser me firent oublier ma réserve.

—Evidemment,—répondis-je avec aigreur,—je ne suis pas allé, moi, jusque...

Je m'étais arrêté. Mais il était déjà trop tard.

Il me regardait, bien en face.

—Jusqu'où?—dit-il avec douceur.

Je ne répondis pas.

—Jusqu'où?—répéta-t-il encore.

Et, comme je m'empêtrais dans mon mutisme:

—Jusqu'à l'Oued Tarhit, n'est-ce pas?

C'était sur la berge est de l'Oued Tarhit, à cent vingt kilomètres de Timissao, par 23°5 de latitude Nord, disait le rapport officiel, qu'était enterré le capitaine Morhange.

—André,—m'écriai-je maladroitement, je te jure...

—Qu'est-ce que tu me jures?

—Que je n'ai jamais eu l'intention...

—De parler de l'Oued Tarhit? Pourquoi? Pour quelle raison ne parlerait-on pas devant moi de l'Oued Tarhit?

Devant mon silence plein de supplications, il haussa les épaules.

—Idiot,—dit-il simplement.

Et il me quitta, sans que je songeasse même à relever le mot.


Tant d'humilité cependant ne l'avait pas désarmé. J'en eus la preuve le lendemain, et la façon dont il me manifesta son humeur fut même marquée au coin du plus mauvais goût.

Je venais à peine de me lever qu'il pénétra dans ma chambre.

—Peux-tu m'expliquer ce que cela signifie?—demanda-t-il.

Il avait en main un des registres administratifs. Dans ses crises de nervosité, il se mettait à les éplucher, avec l'espoir d'y trouver prétexte à se montrer militairement insupportable.

Cette fois, le hasard l'avait servi à souhait.

Il ouvrit le registre. Je rougis violemment en y apercevant l'épreuve à peine virée d'une photographie que je connaissais bien.

—Qu'est-ce que cela?—répéta-t-il dédaigneusement.

Trop souvent, je l'avais surpris en train d'examiner dans ma chambre, sans aucune bienveillance, le portrait de Mlle de C... pour n'être pas, en cette minute, fixé sur la mauvaise foi qu'il mettait à me chercher querelle.

Je me contins, toutefois, et serrai dans un tiroir la pauvre petite épreuve.

Mais mon calme ne faisait pas son compte.

—Dorénavant,—dit-il,—veille, je t'en prie, à ne pas laisser traîner tes souvenirs galants dans les papiers administratifs.

Il ajouta avec le plus insultant des sourires:

—Il ne faut pas fournir de sujets d'excitation à Gourrut.

—André,—dis-je, blême,—je t'ordonne...

Il se redressa de toute sa hauteur:

—Eh bien, quoi? En voilà, une affaire. Je t'ai autorisé à parler de l'Oued Tarhit, n'est-ce pas? J'ai bien le droit, moi, je suppose...

—André!

Il regardait, maintenant, au mur, d'un air narquois, le portrait dont je venais de soustraire la petite épreuve à cette pénible scène.

—Là, là, je t'en prie, ne te fâche pas. Mais, vraiment, entre nous, avoue qu'elle est un peu maigre.

Et, avant que j'eusse trouvé le temps de lui répondre, il s'éclipsa, en fredonnant son honteux refrain de la veille:

A la Bastille, à la Bastille,
On aime bien, on aime bien
Nini Peau d'Chien...

De trois jours, nous ne nous adressâmes pas la parole. Mon exaspération était indicible. Etais-je donc responsable de ses avatars! Y avait-il de ma faute si, sur deux phrases, une semblait toujours quelque allusion...

«Cette situation est intolérable, me dis-je. Elle ne peut durer davantage.»

Elle devait cesser bientôt.

Une semaine après la scène de la photographie, le courrier nous arriva. A peine avais-je jeté les yeux sur le sommaire de la Zeitschrift, la revue allemande dont j'ai parlé déjà, qu'un sursaut d'étonnement me secoua. Je venais d'y lire: Reise und Entdeckungen zwei französischer offiziere, Rittmeisters Morhange und Oberleutnant de Saint-Avit, im westlichen Sahara.

Au même instant, j'entendis la voix de mon camarade.

—Y a-t-il quelque chose d'intéressant dans ce numéro?

—Non,—dis-je négligemment.

—Montre.

J'obéis. Que pouvais-je faire d'autre?

Il me sembla qu'il avait pâli, en parcourant le sommaire. Et pourtant, ce fut sur le ton le plus naturel qu'il me dit:

—Tu me prêtes cela, n'est-ce pas?

Et il sortit, en me jetant un regard de défi.


La Journée passa, lentement. Je ne le revis que le soir. Il était gai, très gai, d'une gaieté qui me fit mal.

Quand nous eûmes fini de dîner, nous allâmes nous accouder à la balustrade de la terrasse. De là, on embrassait le désert, que l'obscurité rongeait déjà vers l'Est.

André rompit le silence.

—Ah! à propos, je t'ai rendu ta revue. Tu avais raison, rien d'intéressant.

Il avait l'air de s'amuser énormément.

—Qu'as-tu? Mais qu'as-tu donc?

—Rien,—répondis-je, la gorge serrée.

—Rien? Veux-tu que je te dise, moi, ce que tu as?

Je le regardai d'un air suppliant.

Il haussa les épaules. Idiot! devait-il répéter encore.

La nuit tombait avec rapidité. Seule, la berge sud de l'Oued Mia était encore jaune. Dans les éboulis, un petit chacal dévala brusquement, avec un cri plaintif.

—Le dib pleure sans raison, mauvaise affaire, dit Saint-Avit.

Il reprit, impitoyablement:

—Alors, tu ne veux pas parler?

Je fis un grand effort, pour proférer cette pitoyable phrase:

—Quelle journée écrasante! Quelle nuit, lourde, lourde?... On ne se sent plus soi-même; on ne sait plus...

—Oui,—dit la voix lointaine de Saint-Avit, une nuit lourde, lourde; aussi lourde, vois-tu, que celle où j'ai tué le capitaine Morhange.

CHAPITRE III

LA MISSION MORHANGE-SAINT-AVIT

—J'ai donc tué le capitaine Morhange,—me disait André de Saint-Avit le lendemain, à la même heure, à la même place, avec un calme qui ne tenait aucun compte de la nuit, de l'effroyable nuit que je venais de passer.—Pourquoi t'ai-je dit cela? je n'en sais rien. A cause du désert, peut-être. Es-tu l'homme qu'il faut pour supporter le poids de cette confidence, et ensuite, au besoin, pour accepter les conséquences qu'elle comporte? Je n'en sais rien non plus. L'avenir le dira. Pour l'instant, il n'est donc qu'un fait certain, c'est, je le répète, que j'ai tué le capitaine Morhange.

Je l'ai tué. Et, puisque ton désir est que je précise à quelle occasion, tu penses bien que je ne vais pas me mettre la cervelle à l'envers pour t'arranger un roman, ni commencer par te raconter afin d'être dans la tradition naturaliste, de quelle étoffe furent faites mes premières culottes, ou, comme le veulent les néo-catholiques, si, enfant, je me confessais souvent, et le plaisir que j'y prenais. Je n'ai aucun goût pour les exhibitions inutiles. Tu trouveras donc bon que ce récit commence strictement à l'époque où j'ai connu Morhange.

Et d'abord, je te dirai que, malgré ce qu'il a pu en coûter à ma tranquillité et à ma réputation, je ne regrette pas de l'avoir connu. En somme, indépendamment de toute question de mauvaise camaraderie, j'ai fait preuve d'une assez noire ingratitude en l'assassinant. C'est à lui, c'est à sa science des inscriptions rupestres, que je dois la seule chose par laquelle ma vie aura été plus intéressante que les misérables petites vies traînées par mes contemporains, à Auxonne ou ailleurs.

Ceci posé, voici les faits:

C'est au bureau arabe d'Ouargla, où j'étais lieutenant, que j'ai, pour la première fois, entendu prononcer ce nom, Morhange. Et je dois ajouter que ce fut pour moi le sujet d'un joli accès de mauvaise humeur. On était à une époque plutôt mouvementée. L'hostilité du sultan du Maroc était latente. Au Touat, où s'étaient déjà ourdis les assassinats de Flatters et de Frescaly, cette majesté prêtait la main aux manigances de nos ennemis. C'était, ce Touat, le grand centre des complots, des razzias, des défections, en même temps que le lieu de ravitaillement des insaisissables nomades. Les gouverneurs de l'Algérie, Tirman, Cambon, Laferrière, en réclamaient l'occupation. Les ministres de la Guerre, tacitement, étaient du même avis... Mais voilà, il y avait le Parlement qui ne marchait pas, à cause de l'Angleterre, de l'Allemagne, à cause surtout d'une certaine Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui prescrit que l'insurrection est le plus sacré des devoirs, même lorsque les insurgés sont des sauvages qui vous coupent proprement la tête. Bref, l'autorité militaire en était réduite à augmenter discrètement les garnisons du Sud, à créer de nouveaux postes: celui-ci, ceux de Berresof, Hassi-el-Mia, fort Mac-Mahon, fort Lallemand, fort Miribel... Mais, comme dit Castries «on ne tient pas les nomades avec des bordjs, on les tient par le ventre.» Le ventre c'étaient les oasis du Touat. Il fallait convaincre de la nécessité de s'emparer des oasis du Touat ces messieurs les avocats de Paris. Le mieux était de leur présenter un tableau fidèle des intrigues qui s'y tramaient contre nous.

Les principaux auteurs de ces intrigues étaient et sont encore les Senoussis, dont le chef spirituel a été contraint par nos armes de transporter le siège de la confrérie à quelque mille lieues de là, à Schimmedrou, dans le Tibesti. On eut,—je dis on par modestie,—l'idée de repérer les traces laissées par ces agitateurs sur leurs parcours favoris: Rhât, Temassinin, la plaine d'Adjemor et In-Salah. C'était, tu le vois, du moins à partir de Temassinin, sensiblement le même itinéraire que celui suivi, en 1864, par Gérard Rohlfs.

Je m'étais déjà acquis quelque notoriété par deux promenades menées l'une à Agadès, l'autre à Bilma, et passais, parmi les officiers des bureaux, pour un de ceux qui connaissaient le mieux la question Senoussis. On me demanda donc d'assumer cette nouvelle tâche.

Je fis alors remarquer qu'il y aurait intérêt à faire d'une pierre deux coups, et à jeter, en cours de route, un coup d'œil sur le Hoggar septentrional, afin de s'assurer si les Touareg d'Ahitarhen avaient toujours avec les Senoussis des rapports aussi cordiaux qu'à l'époque où ils s'entendirent pour massacrer la mission Flatters. On me donna immédiatement raison. La modification de mon trajet primitif consistait en ceci: c'est qu'arrivé à Ighelaschem, à six cents kilomètres sud de Temassinin, au lieu de gagner directement le Touat par la route de Rhât à In-Salah, je devais, m'enfonçant entre les massifs du Mouydir et du Hoggar, piquer au Sud-Ouest jusqu'à Shikh-Salah. Là, je remonterais au Nord, vers In-Salah, par la route du Soudan et d'Agadès. Soit à peine huit cents kilomètres de plus, sur un voyage total d'environ sept cents lieues, mais la certitude d'exercer une surveillance aussi complète que possible sur les routes suivies pour se rendre au Touat par nos ennemis, les Senoussis du Tibesti et les Touareg du Hoggar. En chemin,—chaque explorateur ayant son violon d'Ingres—je n'étais pas fâché de songer que je pourrais examiner un peu la constitution géologique de ce plateau d'Eguéré, sur laquelle Duveyrier et les autres sont si désespérément brefs[5].

Tout était prêt pour mon départ d'Ouargla. Tout, c'est-à-dire peu de chose. Trois meharâ: le mien, celui de mon compagnon Bou-Djema,—un fidèle Chaamba, que j'avais eu avec moi dans ma randonnée vers l'Aïr, moins guide, dans des pays que je connais, que machine à bâter et à débâter les chameaux,—plus un troisième, portant les vivres et outres d'eau potable, très petites, les haltes avec puits ayant été, par mes soins, suffisamment repérées.

Des gens sont partis, pour ces sortes de voyages, avec cent réguliers, et même du canon. Moi, j'en suis pour la tradition des Douls et des René Caillié: j'y vais seul.

J'en étais à cet instant délicieux où l'on ne tient plus que par un fil au monde civilisé, lorsqu'une dépêche ministérielle arriva à Ouargla.

«Ordre au lieutenant de Saint-Avit, y était-il dit brièvement, de surseoir à son départ jusqu'à l'arrivée du capitaine Morhange qui doit l'accompagner dans son voyage d'exploration.»

Je fus plus que désappointé. J'avais eu seul l'idée de cette excursion. J'avais eu toutes les difficultés que tu penses pour en faire agréer en haut lieu le principe. Et voilà qu'au moment où je me faisais une fête de ces longues heures à passer tête à tête avec moi seul, en plein désert, on m'adjoignait un inconnu, et qui plus était, un supérieur!

Les condoléances de mes camarades décuplèrent ma mauvaise humeur.

L'Annuaire, immédiatement consulté, leur avait donné les renseignements suivants:


«Morhange (Jean-Marie-François), promotion de 1881. Breveté. Capitaine hors cadres (Service géographique de l'Armée)».


—Voilà l'explication,—dit l'un.—C'est un pistonné que l'on t'envoie pour tirer les marrons du feu, dans une chose où tu auras eu tout le mal. Breveté! La belle affaire. Les théories d'Ardant du Picq ou rien, par ici, c'est kif-kif.

—Je ne suis pas tout à fait de votre avis,—opina notre commandant. Ils ont su, au Parlement—il y a, hélas! toujours des indiscrétions—le but véritable de la mission de Saint-Avit: leur forcer la main pour l'occupation du Touat. Et ce Morhange doit être un homme à la dévotion de la Commission de l'Armée. Tous ces gens-là, voyez-vous, ministres, parlementaires, gouverneurs, se surveillent entre eux. Il y aura un jour à écrire une jolie histoire paradoxale de l'expansion coloniale française, qui s'est toujours faite à l'insu des pouvoirs, quand ce n'a pas été malgré eux.

—Quoi qu'il en soit, le résultat sera le même,—dis-je amèrement: nous allons être deux Français à nous épier nuit et jour, sur les routes du Sud. Aimable perspective, alors qu'on n'a pas trop de toute son attention pour déjouer les facéties des indigènes. Quand va-t-il être ici, ce Monsieur?

—Après-demain, sans doute. Un convoi m'est annoncé de Ghardaïa. Il est vraisemblable qu'il en profitera. Tout porte à croire qu'il ne doit pas savoir très bien voyager seul.


Le capitaine Morhange arriva en effet le surlendemain à la faveur du convoi de Ghardaïa. Je fus la première personne qu'il demanda à voir.

Quand il pénétra dans ma chambre, où je m'étais retiré dignement, sitôt que le convoi avait été en vue, j'eus la surprise désagréable de constater qu'il me serait assez difficile de lui tenir longtemps rigueur.

Il était grand, le visage plein et coloré, les yeux bleus rieurs, la moustache petite et noire, les cheveux déjà presque blancs.

—J'ai mille excuses à vous adresser, mon cher camarade,—dit-il aussitôt, avec une franchise que je n'ai connue qu'à lui.—Vous devez bien en vouloir à l'importun qui a dérangé vos projets et retardé votre départ.

—Nullement, mon capitaine,—répondis-je froidement.

—Prenez-vous-en un peu à vous-même. C'est votre science des routes du Sud, célèbre à Paris, qui m'a fait désirer vous avoir pour initiateur, quand les ministères de l'instruction publique et du Commerce et la Société de Géographie se sont concertés pour me charger de la mission qui m'amène ici. Elles m'ont en effet confié, ces trois honorables personnes morales, le soin de reconnaître l'antique voie des caravanes qui, dès le IXe siècle, trafiquaient entre Tunis et le Soudan, par Tozeur, Ouargla, Es-Souk et le coude de Bourroum, en étudiant la possibilité de restituer à ce parcours son antique splendeur. Mais en même temps, au Service géographique, j'apprenais le voyage que vous entrepreniez. D'Ouargla à Shikh-Salah, nos deux itinéraires sont communs. Or, il faut vous avouer que c'est le premier voyage de ce genre que j'entreprends. Je ne craindrais pas de disserter une heure sur la littérature arabe dans l'amphithéâtre de l'Ecole des langues orientales, mais je me rends compte que je serais assez emprunté pour demander, dans le désert, s'il faut tourner à gauche ou à droite. Une occasion unique s'offrait de me mettre au courant, tout en étant redevable de cette initiation à un compagnon charmant. Il ne faut pas m'en vouloir si je l'ai saisie, si j'ai usé de tout mon crédit pour retarder votre départ d'Ouargla jusqu'à l'instant où je pourrais vous y joindre. A ceci, je n'ai plus à ajouter qu'un mot. Je suis chargé d'une mission que ses origines rendent essentiellement civile. Vous, vous êtes investi par le ministère de la Guerre. Jusqu'au moment donc où, arrivés à Shikh-Salah, nous nous tournerons le dos pour gagner, vous le Touat, et moi le Niger, tous vos conseils, tous vos ordres, seront suivis à la lettre par un subalterne et, je l'espère, aussi par un ami.

A mesure qu'il parlait avec une si aimable franchise, je sentais une immense joie à voir mes pires craintes de tout à l'heure se dissiper. J'éprouvais néanmoins la mauvaise envie de lui marquer quelque réserve, pour avoir ainsi disposé, à distance, sans que j'eusse été consulté, de ma compagnie.

—Je vous suis très reconnaissant, mon capitaine, d'aussi flatteuses paroles. Quand désirez-vous que nous quittions Ouargla?

Il eut un geste de complet désintéressement:

—Mais, quand vous voudrez. Demain, ce soir. Je vous ai retardé. Vos préparatifs doivent être achevés depuis longtemps.

Ma petite manœuvre s'était retournée contre moi, qui n'avais pas mis dans mes projets de partir avant la semaine suivante.

—Demain, mon capitaine? Mais... vos bagages?

Il eut un bon sourire.

—Je croyais qu'il fallait se faire suivre du moins d'objets possible. Quelques effets, du papier: mon brave chameau n'a pas eu de peine à porter cela. Pour le reste, je m'en remets à vos conseils et aux ressources d'Ouargla.

J'étais battu. Je n'avais plus rien à objecter. Et d'ailleurs, une telle liberté d'esprit et de manières me séduisait déjà étrangement.

—Eh bien,—dirent mes camarades, quand l'heure de l'apéritif nous eut rassemblés.—Il a l'air tout à fait épatant, ton capitaine.

—Tout à fait.

—Tu n'auras sûrement pas d'histoires avec lui. A toi seulement de veiller à ce qu'il ne tire pas à lui, après, toute la couverture.

—Nous ne travaillons pas dans la même partie,—répondis-je évasivement.

J'étais pensif, uniquement pensif, je le jure. Dès ce moment, je n'en voulais plus à Morhange. Et pourtant, mon silence les persuada que je lui conservais de la rancune. Et tous, tu m'entends, tous, se sont dit, plus tard, quand ont commencé à courir les soupçons sur la chose:

«Coupable, il l'est sûrement. Nous qui les avons vus partir ensemble, nous pouvons l'affirmer.»

Coupable, je le suis... Mais, pour ces bas motifs de jalousie... Quelle nausée!

Après cela, il n'y a plus qu'à fuir, fuir, jusqu'aux lieux où l'on ne rencontre plus des hommes qui pensent et raisonnent.

Morhange survint, son bras passé sous celui du commandant, qui avait l'air enchanté de cette nouvelle connaissance.

Il le présenta bruyamment:

—Capitaine Morhange, messieurs. Un officier de la vieille école, sous le rapport de la gaîté, je vous en donne ma parole. Il veut partir demain. Mais il faut que nous lui fassions une réception telle que cette idée, avant deux heures, ait quitté sa tête. Voyons, capitaine, vous avez bien huit jours à nous donner.

—Je suis à la disposition du lieutenant de Saint-Avit,—répondit Morhange en souriant doucement.

La conversation était devenue générale. Les verres et les rires s'entre-choquaient. J'entendais mes camarades se pâmer aux histoires qu'avec une inaltérable bonne humeur ne cessait de leur raconter le nouveau venu. Et moi, jamais, jamais, je ne m'étais senti aussi triste.

L'heure vint de passer à la salle à manger.

—A ma droite, capitaine,—cria le commandant, de plus en plus radieux.—Et j'espère que vous allez continuer à nous en servir de bonnes, sur Paris. Ici, on n'est plus au courant, vous savez.

—A vos ordres, mon commandant,—dit Morhange.

—Asseyez-vous, messieurs.

Les officiers obéirent, dans un brouhaha joyeux de chaises remuées.

Je ne quittai pas des yeux Morhange, toujours debout.

—Mon commandant, messieurs, vous permettez,—dit-il.

Et, avant de prendre place à cette table, où, pas une minute, il ne devait cesser de se montrer le plus gai des convives, à mi-voix, les yeux clos, le capitaine Morhange récita le Benedicite.

CHAPITRE IV

VERS LE VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ

—Vous voyez,—me disait, une quinzaine de jours plus tard, le capitaine Morhange,—que vous êtes beaucoup plus instruit des anciennes routes du Sahara que vous n'aviez voulu me le laisser supposer, puisque vous connaissez l'existence des deux Tadekka. Mais celle de ces deux villes dont vous venez de me parler est la Tadekka d'Ibn-Batoutah, placée par cet historien à soixante-dix jours du Touat, et que Schirmer situe avec raison dans le pays inexploré des Aouelimmiden. C'est par cette Tadekka que passaient, au XIXe siècle, les caravanes sonrhaï qui faisaient, chaque année, le voyage d'Egypte.

«Ma Tadekka, à moi, est l'autre, la capitale des gens du voile, placée par Ibn-Khaldoun à vingt jours au sud d'Ouargla, à trente jours par El-Bekri, qui l'appelle Tadmekka. C'est vers cette Tadmekka que je me dirige. C'est cette Tadmekka qu'il faut reconnaître dans les ruines d'Es-Souk. C'est par Es-Souk que passait la, route commerciale qui, au IXe siècle, reliait le Djerid tunisien au coude que le Niger fait à Bourroum. C'est pour étudier la possibilité de remettre en valeur cet antique parcours que les ministères m'ont chargé de la mission qui me vaut l'agrément d'être votre compagnon.

—Vous aurez sans doute des désillusions,—murmurai-je.—Tout me dit que le commerce qui emprunte aujourd'hui cette voie est insignifiant.

—Nous verrons bien,—fit-il avec placidité.


Ceci, tandis que nous longions les bords unicolores d'une sebkha. La large étendue saline luisait, bleu pâle, sous le soleil levant. Les enjambées de nos cinq meharâ y projetaient leurs ombres mouvantes, d'un bleu plus foncé. Par moment, seul habitant de ces solitudes, un oiseau, espèce de héron indéterminé, s'enlevait et planait dans l'air, comme suspendu à un fil, pour se reposer sitôt que nous étions passés.

J'allais devant, attentif à l'itinéraire. Morhange suivait. Enveloppé dans son immense burnous blanc, coiffé de la chéchia droite des spahis, avec, au cou, un grand chapelet à gros grains alternés noirs et blancs, terminé par une croix de même, il réalisait le type parfait des Pères blancs du cardinal Lavigerie.

Nous venions d'abandonner, pour obliquer vers le Sud-Ouest, la route suivie par Flatters, après une halte de deux jours à Temassinin. J'ai l'honneur d'avoir, avant Foureau, signalé l'importance de Temassinin, point géométrique du passage des caravanes, et d'avoir indiqué l'endroit où le capitaine Pein vient de construire un fort. Croisement des routes qui vont au Touat du Fezzan et du Tibesti, Temassinin est le siége futur d'un merveilleux bureau de renseignements. Ceux que, pendant ces jours, j'y recueillis sur les menées de nos ennemis senoussis furent d'importance. J'y notai en outre le détachement complet avec lequel Morhange me vit procéder à mes enquêtes.

Ces deux jours, il les passa en conversation avec le vieux gardien nègre du turbet qui conserve, sous sa coupole de plâtre, les restes du vénéré Sidi-Moussa. Les entretiens qu'ils eurent, lui et ce fonctionnaire, je regrette qu'ils me soient sortis de l'esprit. Mais, à l'étonnement admiratif du nègre, je compris l'ignorance où je me trouvais des mystères de l'immense Sahara, et combien ils étaient familiers à mon compagnon.

Et si tu veux avoir idée de l'extraordinaire originalité qu'apportait dans une telle équipée ce Morhange, toi qui as malgré tout une certaine habitude des choses du Sud, écoute. Ce fut précisément à quelque deux cents kilomètres d'ici, en pleine région de la Grande Dune, dans l'horrible trajet des six jours sans eau. Il ne nous en restait que pour deux jours, avant d'atteindre le premier puits, et tu sais que ces puits-là, comme l'écrivait Flatters à sa femme, «il faut y travailler pendant des heures pour les déboucher et parvenir à faire boire bêtes et gens». Eh bien, nous rencontrâmes là une caravane qui allait vers l'Est, vers Rhadamès, et qui avait pris un peu trop au Nord. Les bosses des chameaux, réduites à rien et ballottées, disaient les souffrances de la troupe. Par derrière venait un petit âne gris, un pitoyable bourricot, butant à chaque pas, et que les marchands avaient délesté, parce qu'ils savaient bien qu'il allait mourir. Instinctivement, de ses dernières forces, il suivait, sentant que quand il ne pourrait plus, ce serait la fin, et le grand frou-frou des vautours chauves. J'aime les animaux, que j'ai de solides raisons de préférer aux hommes. Mais jamais je n'aurais eu la pensée de faire ce que fit Morhange. Il faut te dire que nos outres étaient presque à sec, et que nos propres chameaux, sans lesquels on n'est plus rien dans le désert vide, n'avaient pas été abreuvés depuis de longues heures. Morhange fit agenouiller le sien, délia une outre et fit boire le bourricot. J'avais certes du contentement à voir sursauter de bonheur les pauvres flancs pelés de cette misérable bête. Mais j'avais la responsabilité, je voyais aussi l'air éberlué de Bou-Djema, et l'air désapprobateur des assoiffés de la caravane. Je fis donc une observation. Comme je fus reçu! «Ce que j'ai donné, répondit Morhange, c'est ce à quoi j'avais droit. Nous serons aux puits d'El-Biodh demain soir, vers six heures. D'ici là, je sais que je n'aurai pas soif.» Et cela sur un ton où, pour la première fois, je sentais apparaître le capitaine. «C'est facile à dire, pensai-je d'assez mauvaise humeur. Il sait que, quand il le voudra, mon outre et celle de Bou-Djema seront à sa disposition.» Mais je ne connaissais pas encore bien Morhange, et il est vrai que, jusqu'au lendemain soir où nous atteignîmes El-Biodh, opposant à nos offres une obstination souriante, il ne but pas.

Ombre de saint François d'Assise! Collines d'Ombrie, si pures au soleil levant! Ce fut par un lever de soleil analogue au bord d'un pâle ruisseau coulant à pleines cascades d'une échancrure des rocs gris d'Eguéré, que Morhange s'arrêta. Les eaux inattendues roulaient sur le sable, et nous voyions, sous la lumière qui les doublait, des petits poissons noirs. Des poissons au milieu du Sahara! Nous restions tous les trois muets devant ce paradoxe de la nature. L'un s'était égaré dans une minuscule crique de sable. Il restait là, barbotant en vain, son ventre blanc en l'air... Morhange le prit, le considéra une seconde, et le restitua à la mince eau vive... Ombre de saint François. Collines d'Ombrie... Mais j'ai juré de ne point rompre par des digressions intempestives l'unité de cette narration...

—Vous voyez,—me disait une semaine plus tard le capitaine Morhange,—que j'avais raison, en vous conseillant de marcher un peu vers le Sud avant de rejoindre votre Shikh-Salah. Quelque chose me disait que ce massif d'Eguéré n'avait pas d'intérêt, au point de vue qui vous importe. Ici, vous n'avez qu'à vous baisser pour ramasser des cailloux qui vous permettront d'établir, de façon plus péremptoire que ne le firent Bou-Derba, des Cloizeaux et le docteur Marrès, l'origine volcanique de cette région.

Ceci, tandis que nous longions le versant occidental des monts Tifedest, vers le vingt-cinquième degré de latitude Nord.

—J'aurais en effet mauvaise grâce à ne pas vous remercier,—dis-je.

Je me souviendrai toujours de cet instant. Nous avions quitté nos chameaux et étions en train de procéder à la cueillette des fragments de roches les plus topiques. Morhange s'y employait avec un discernement qui en disait long sur ses connaissances en géologie, science qu'il s'était si souvent défendu de posséder le moins du monde.

Ce fut alors que je lui posai la question suivante:

—Puis-je vous manifester ma reconnaissance en vous faisant un aveu?

Il releva la tête et me regarda.

—Je vous en prie.

—Eh bien, je ne vois pas très bien l'intérêt pratique du voyage que vous avez entrepris.

Il eut un sourire.

—Comment cela? L'exploration de l'antique voie des caravanes; la démonstration qu'un lien a existé dès la plus haute antiquité entre le monde méditerranéen et le pays des noirs, cela ne compte pas à vos yeux? L'espoir de liquider une fois pour toutes la controverse séculaire qui a mis aux prises tant de bons esprits: d'Anville, Heeren, Berlioux, Quatremère d'un côté; de l'autre, Gosselin, Walekenaer, Tissot, Vivien de Saint-Martin, vous le jugez dénué d'intérêt? Peste, mon cher, vous êtes difficile.

—J'ai parlé d'intérêt pratique,—dis-je.—Vous ne nierez pas que cette controverse soit uniquement affaire de géographes de cabinet et d'explorateurs en chambre.

Morhange souriait toujours.

—Mon cher ami, ne m'accablez pas. Daignez vous rappeler que votre mission vous a été confiée par le ministère de la Guerre, et que, moi je tiens la mienne du ministère de l'Instruction publique. Cette origine différente justifie nos buts divergents. Elle explique en tout cas, je vous le concède aisément, que celui que je poursuis n'ait en effet aucun caractère pratique.

—Vous êtes également mandaté par le ministère du Commerce,—répliquai-je, piqué au jeu.—De ce chef, vous vous êtes engagé à étudier la possibilité de restaurer l'ancienne route commerciale du IXe siècle. Or, sur ce point, n'essayez pas de m'abuser: avec votre science de l'histoire et de la géographie du Sahara, avant de quitter Paris, vous étiez fixé. La route de Djerid au Niger est morte, bien morte. Vous saviez qu'aucun trafic important ne passerait plus par le trajet dont vous acceptiez cependant d'étudier les possibilités de restauration.

Morhange me regarda bien en face.

—Et quand cela serait,—dit-il avec la plus aimable désinvolture,—quand j'aurais eu, avant de partir, la conviction que vous me prêtez, savez-vous ce qu'il faudrait en conclure?

—Je serais heureux de vous entendre me le dire.

—Tout simplement, mon cher ami, que j'ai eu moins d'habileté que vous à trouver un prétexte à mon voyage, que j'ai habillé de moins bonnes raisons les motifs véritables qui me conduisent par ici.

—Un prétexte? Je ne vois pas...

—A votre tour, je vous en prie, soyez sincère. Vous avez, j'en suis persuadé, le plus vif désir de renseigner les bureaux arabes sur les menées des Senoussis. Mais avouez que ces renseignements à fournir ne sont pas le but exclusif et intime de votre promenade. Vous êtes géologue, mon cher. Vous avez trouvé dans cette mission une occasion de satisfaire votre penchant. Nul ne songerait à vous en blâmer, puisque vous avez su concilier ce qui est utile à votre pays et agréable à vous-même. Mais, pour l'amour de Dieu, ne niez pas: je ne veux d'autre preuve que votre présence ici, au flanc de ce Tifedest, fort curieux sans doute du point de vue minéralogique, mais dont l'exploration ne vous a pas moins rejeté à quelque cent cinquante kilomètres au sud de votre itinéraire officiel.

Il était impossible de me river mon clou avec une grâce meilleure. Je parai en attaquant.

—Dois-je conclure de tout ceci que j'ignore les motifs véritables de votre voyage, et qu'ils n'ont rien à voir avec ses motifs officiels?

J'étais allé un peu loin. Je le sentis au sérieux dont fut, cette fois, empreinte la réponse de Morhange.

—Non, mon cher ami, vous ne devez pas conclure ainsi. Je n'aurais eu aucun goût pour un mensonge qui se fût doublé d'une escroquerie à l'égard des estimables corps constitués qui m'ont jugé digne de leur confiance et de leurs subsides. Les buts qui m'ont été assignés, je ferai de mon mieux pour les atteindre. Mais je n'ai aucune raison de vous cacher qu'il en est un autre, tout personnel, qui me tient infiniment plus à cœur. Disons, si vous le voulez bien, pour employer une terminologie d'ailleurs regrettable, que ce but-là est la fin, tandis que les autres ne sont que les moyens.

—Y aurait-il quelque indiscrétion?

—Aucune,—répondit mon compagnon.—Shikh-Salah n'est plus qu'à peu de jours. Bientôt, nous allons nous quitter. Celui dont vous avez guidé les premiers pas dans le Sahara avec tant de sollicitude ne doit avoir rien de caché pour vous.

Nous nous étions arrêtés dans la vallée d'un petit oued desséché où poussaient quelques maigres plantes. Une source, près de là, avait autour d'elle comme une couronne de verdure grise. Les chameaux, débâtés pour la nuit, s'escrimaient, à grandes enjambées, à brouter d'épineuses touffes de had. Les parois noires et lisses des monts Tifedest montaient, presque verticales, au-dessus de nos têtes. Déjà, dans l'air immobile, s'élevait la fumée bleue du feu sur lequel Bou-Djema cuisait notre dîner.

Pas un bruit, pas un souffle d'air. La fumée, droite, droite, gravissait lentement les degrés pâles du firmament.

—Avez-vous entendu parler de l'Atlas du Christianisme?—demanda Morhange.

—Je crois que oui. N'est-ce pas un ouvrage de géographie publié par les Bénédictins, sous la direction d'un certain Dom Granger?

—Votre mémoire est fidèle,—dit Morhange.—Souffrez néanmoins que je précise des choses auxquelles vous n'avez pas eu les mêmes raisons que moi de vous intéresser. L'Atlas du Christianisme s'est proposé d'établir les bornes de la grande marée chrétienne, au cours des âges, et cela pour toutes les parties du globe. Œuvre digne de la science bénédictine, digne du prodigieux érudit qu'est Dom Granger.

—Et ce sont ces bornes que vous êtes sans doute venu constater par ici? murmurai-je.

—Ce sont-elles, en effet,—répondit mon compagnon.

Il se tut, et je respectai son silence, bien décidé d'ailleurs à ne m'étonner de rien.

—On ne peut entrer à demi, sans ridicule, dans la voie des confidences,—reprit-il après quelques instants de méditation, d'une voix redevenue, tout à coup, très grave, et d'où avait disparu jusqu'au reflet de cette bonne humeur qui avait, un mois plus tôt, causé tant de joie aux jeunes officiers d'Ouargla.—J'ai commencé les miennes. Je vous dirai tout. Fiez-vous néanmoins à ma discrétion pour ne pas insister sur certains événements de ma vie intime. Si, il y a quatre ans, à la suite de ces événements, je résolus d'entrer au cloître, peu vous importe de savoir quelles furent mes raisons. Je puis admirer, moi, que le passage dans la vie d'un être absolument dénué d'intérêt ait suffi pour modifier la direction de cette vie. Je puis admirer qu'une créature, dont le seul mérite fut d'être belle, ait été commise, par le seul Créateur pour agir sur ma destinée dans un sens aussi inattendu. Le monastère, à la porte duquel je vins frapper, avait, lui, les motifs les plus valables pour douter de la solidité d'une telle vocation. Ce que le siècle perd de cette façon, il le reprend trop souvent de même. Bref, je ne peux désapprouver le Père Abbé pour m'avoir interdit de donner alors ma démission. J'étais capitaine, breveté de l'année précédente. Sur son ordre, je demandai et obtins ma mise en congé d'inactivité pour trois ans. Au bout de ces trois ans d'oblature, on devait bien voir si le monde était définitivement mort pour votre serviteur.

«Le premier jour de mon arrivée au cloître, je fus mis à la disposition de Dom Granger, et affecté par lui à l'équipe du fameux Atlas du Christianisme. Un bref examen lui permit de juger quel genre de services j'étais susceptible de lui rendre. C'est ainsi que j'entrai dans l'atelier chargé de la cartographie de l'Afrique du Nord. Je ne savais pas un mot d'arabe, mais il se trouvait que, en garnison à Lyon, j'avais suivi, à la Faculté des lettres, les cours de Berlioux, géographe illuminé sans doute, mais plein d'une grande idée: l'influence exercée sur l'Afrique par les civilisations grecque et romaine. Ce détail de ma vie suffit à Dom Granger. Incontinent, je fus pourvu par ses soins des vocabulaires berbères de Venture, de Delaporte, de Brosselard, de la Grammatical sketch of the Temâhaq, par Stanhope Fleeman, et de l'Essai de grammaire de la langue temâchek, par le commandant Hanoteau. Au bout de trois mois, j'étais en mesure de déchiffrer n'importe quelle inscription tifinar. Vous savez que le tifinar est l'écriture nationale des Touareg, l'expression de cette langue temâchek qui nous apparaît comme la plus curieuse protestation de la race targui vis-à-vis de ses ennemis mahométans.

«Dom Granger avait en effet la conviction que les Touareg furent chrétiens, à partir d'une époque qu'il s'agit de déterminer, mais qui coïncide sans doute avec la splendeur de l'église d'Hippone. Mieux, que moi, vous savez que la croix est chez eux un motif d'ornementation fatidique. Duveyrier a constaté qu'elle figure dans leur alphabet, sur leurs armes, parmi les dessins de leurs vêtements. Le seul tatouage qu'ils portent sur le front, sur le dos de la main, est une croix à quatre branches égales; le pommeau de leurs selles, les poignées de leurs sabres, de leurs poignards, sont en croix. Et faut-il vous rappeler que, malgré la proscription des cloches considérées par l'islamisme comme un symbole chrétien, les harnachements des chameaux touareg ont pour garniture des clochettes?

«Ni Dom Granger, ni moi n'attachions une importance exagérée à de telles preuves, trop semblables à celles qui font florès dans le Génie du Christianisme. Mais, enfin, il est impossible de refuser toute valeur à certains arguments théologiques. Le Dieu des Touareg, Amanaï, incontestablement l'Adonaï de la Bible, est unique. Ils ont un enfer, tîmsi-tan-elâkhart, le dernier feu, où règne Iblis, notre Lucifer. Leur paradis, où ils reçoivent la récompense de leur bonnes actions, est habité par les andjeloûsen, nos anges. Et ne nous objectez pas les ressemblances de cette théologie avec celle du Koran, car je vous opposerais, moi, les arguments historiques, et vous rappellerais que les Touareg ont lutté au cours des âges, jusqu'à une quasi-extermination, pour maintenir leurs croyances contre les empiètements du fanatisme mahométan.

«Maintes fois, avec Dom Granger, j'ai étudié cette formidable épopée où l'on voit les aborigènes tenir tête aux conquérants arabes. Avec lui, j'ai vu l'armée de Sidi-Okha, un des compagnons du Prophète, s'enfoncer dans le désert, pour réduire les grandes tribus touareg et leur imposer le rudiment musulman. Ces tribus étaient alors riches et prospères. C'étaient les Ihoggaren, les Imededren, les Ouadelen, les Kel-Guéress, les Kel-Aïr. Mais les querelles intestines énervèrent leur résistance. Elle se montra cependant redoutable, et ce ne fut qu'après une longue et atroce guerre que les Arabes réussirent à s'emparer de la capitale des Berbères. Ils la détruisirent après en avoir massacré les habitants. Sur ses ruines, Okha construisit une nouvelle cité. Cette cité, c'est Es-Souk. Celle que Sidi-Okha détruisit est la Tadmekka berbère. Ce que me demanda Dom Granger fut précisément que j'allasse essayer d'exhumer des ruines de l'Es-Souk musulmane les vestiges de la Tadmekka berbère, et peut-être chrétienne.

—Je comprends,—murmurai-je.

—Très bien,—dit Morhange.—Mais ce qu'il faut maintenant que vous saisissiez, c'est le sens pratique de ces religieux, mes maîtres. Souvenez-vous que, même après trois années de vie monastique, ils conservaient des doutes sur la solidité de ma vocation. Ils trouvèrent à la fois le moyen de l'éprouver une fois pour toutes et celui de faire concourir les facilités officielles et leurs visées particulières. Un matin, je fus appelé chez le Père Abbé, et voici comment il me parla, en présence de Dom Granger qui opinait silencieusement:

«—Votre congé de non-activité expire dans quinze jours. Vous allez rentrer à Paris et solliciter au ministère votre réintégration. Avec ce que vous avez appris ici, et les quelques relations que nous avons pu conserver à l'état-major, vous n'aurez aucune difficulté à être affecté au Service géographique de l'armée. Quand vous serez rue de Grenelle, vous recevrez nos instructions.

«J'étais étonné de leur confiance en mon savoir. Redevenu capitaine au Service géographique, je compris. Au monastère, la fréquentation journalière de Dom Granger et de ses émules m'avait tenu dans la conviction continuelle de la débilité de mes connaissances. Au contact de mes camarades, je compris la supériorité de l'enseignement que j'avais reçu là. Des détails de ma mission je n'eus même pas à me préoccuper. Ce furent les ministères qui vinrent me solliciter afin que je l'acceptasse. Mon initiative ne s'exerça en tout ceci qu'à une seule occasion: ayant appris que vous alliez quitter Ouargla pour le voyage que voici, et possédant quelques raisons de récuser ma valeur pratique d'explorateur, j'agis de mon mieux pour retarder votre départ, afin de me joindre à vous. J'espère que vous avez cessé de m'en vouloir.


La lumière fuyait vers l'ouest, où le soleil était tombé dans un luxe inouï de draperies violettes. Nous étions seuls dans cette immensité, au pied des rocs noirs et rigides. Rien que nous. Rien, rien que nous.

Je tendis à Morhange une main qu'il serra.

Puis il dit:

—S'ils me paraissent infiniment longs, les quelques milliers de kilomètres qui me séparent de l'instant où, ma tâche accomplie, je pourrai enfin trouver au cloître l'oubli des choses pour lesquelles je n'étais pas fait, permettez-moi de vous dire ceci: ils me semblent à cette heure, infiniment courts, les quelque cent kilomètres qui me restent, avant d'atteindre Shikh-Salah, à parcourir en votre compagnie...


Sur l'eau pâle de la petite source, immobile et fixe comme un clou d'argent, une étoile venait de naître.

—Shikh-Salah,—murmurai-je, le cœur plein d'une indéfinissable tristesse, patience! Nous n'y sommes pas encore.


Effectivement, nous ne devions jamais y parvenir.

CHAPITRE V

L'INSCRIPTION

D'un seul coup de sa canne ferrée, Morhange fit sauter un morceau de roche du flanc noir de la montagne.

—Qu'est ceci?—demanda-t-il, me l'ayant tendu.

—Un basalte à péridot,—dis-je.

—Ce n'est pas intéressant: vous n'y avez jeté qu'un coup d'œil.

—C'est très intéressant, au contraire. Mais pour l'instant, j'avoue que j'ai d'autres sujets de préoccupation.

—Quoi?

—Regardez un peu de ce côté,—lui dis-je, désignant vers l'Ouest, à l'horizon, un point sombre, de l'autre côté de la plaine blanche.

Il était six heures du matin. Le soleil était né. Mais on le cherchait en vain au ciel étonnamment lisse. Et pas un souffle d'air, pas un souffle.

Soudain, un de nos chameaux piaula. Une énorme antilope venait de surgir et s'en était allée donner de la tête, affolée, contre la muraille rocheuse. Elle restait là, hébétée, à quelque pas de nous, grelottant sur ses minces jambes.

Bou-Djema nous avait rejoints.

—Quand les jambes du mohor vacillent, c'est que les colonnes du firmament ne sont pas loin de s'ébranler,—murmura-t-il.

Les yeux de Morhange me fixèrent, puis se reportèrent vers l'horizon, sur le point noir maintenant doublé.

—Un orage, n'est-ce pas?

—Oui, un orage.

—Et vous voyez là un motif de vous inquiéter?

Je ne lui répondis pas tout de suite. J'étais en train d'échanger quelques brèves paroles avec Bou-Djema, occupé lui-même à maîtriser les chameaux qui devenaient nerveux.

Morhange réitéra sa question. Je haussai les épaules.

—De l'inquiétude? Je n'en sais rien. Je n'ai jamais vu d'orage au Hoggar. Mais je me méfie. Et tout me porte à croire que celui qui se prépare va être d'importance. Au reste, voyez déjà.

Sur la roche plate, une légère poussière s'était élevée. Dans l'atmosphère immobile, quelques grains de sable se mirent à tourner en rond, avec une vitesse qui s'accrut jusqu'à devenir vertigineuse, nous donnant par avance le spectacle microscopique de ce qui allait fondre tout à l'heure sur nous.

Poussant d'aigres cris, un vol d'oies sauvages passa. Très basses, elles venaient de l'Ouest.

—Elles fuient vers la Sebkha d'Amandghor,—dit Bou-Djema.

—Il n'y a plus d'erreur possible,—pensai-je.

Morhange me considérait avec curiosité.

—Que devons-nous faire?—demanda-t-il.

—Remonter immédiatement sur nos chameaux, nous hâter de chercher abri sur quelque élévation de terrain. Rendez-vous compte de notre situation. Il est commode de suivre le lit d'un oued desséché. Mais, avant un quart d'heure peut-être, l'orage aura éclaté. Avant une demi-heure, c'est un véritable torrent qui va se ruer par ici. Sur ce sol, à peu près imperméable, les pluies roulent comme un seau d'eau projeté sur un trottoir bitumé. Rien en profondeur, tout en hauteur. Au reste, voyez plutôt.

Et je lui désignai, à une dizaine de mètres en l'air, au flanc du couloir rocheux, longues traînées creuses et parallèles, de vieilles traces d'érosion.

—Dans une heure, les eaux ruisselleront à cette hauteur-là. Voilà les marques de la précédente inondation. Allons, en route. Il n'y a plus un instant à perdre.

—En route,—fit placidement Morhange.

Nous eûmes toutes les peines du monde à faire agenouiller nos chameaux. Lorsque chacun de nous fut juché sur le sien, ils filèrent à une allure que la terreur faisait de plus en plus désordonnée.

Brusquement, le vent s'éleva, un vent formidable, et presque en même temps le jour sembla s'éclipser du ravin. Au-dessus de nos têtes, le ciel était devenu, en un clin d'œil, plus ténébreux que les parois noires du couloir où nous dévalions à perdre haleine.

—Un gradin, un escalier dans la roche,—criai-je dans le vent à mes compagnons.—Si nous n'en atteignons pas un avant une minute, c'est fini.

Ils ne m'entendirent pas, mais, m'étant retourné, je vis qu'ils ne perdaient pas leurs distances, Morhange immédiatement derrière moi. Bou-Djema le dernier, poussant devant lui, avec une admirable maîtrise, les deux chameaux porteurs de nos bagages.

Un éclair aveuglant déchira l'obscurité. Un coup de tonnerre, répercuté à l'infini par la muraille rocheuse, retentit, et, aussitôt, d'énormes gouttes tièdes se mirent à tomber. En un instant, nos burnous, tendus par la vitesse horizontalement derrière nous, furent collés à nos corps ruisselants.

Brusquement, sur notre droite, une faille venait de s'ouvrir au milieu de la muraille. C'était le lit presque à pic d'un oued, affluent de celui où nous avions eu la malencontreuse idée de nous engager le matin. Un véritable torrent s'en écoulait déjà avec fracas.

Jamais je n'ai mieux apprécié l'incomparable sûreté des chameaux à gravir les endroits les plus abrupts. Se raidissant, distendant leurs immenses jambes, s'arc-boutant parmi les roches qui commençaient à se desceller, les nôtres firent en cette minute ce que n'auraient peut-être pas réussi des mulets pyrénéens.

Au bout de quelques instants d'efforts surhumains, nous nous trouvâmes enfin hors de danger, sur une espèce de terrasse basaltique qui dominait d'une cinquantaine de mètres le couloir de l'oued où nous avions failli rester. Le hasard avait bien fait les choses: une petite grotte s'ouvrait derrière nous. Bou-Djema réussit à y abriter les chameaux. De son seuil, nous eûmes le loisir de contempler en silence le prodigieux spectacle qui s'offrait à notre regard.

Tu as, je pense, assisté, au camp de Chalons, aux tirs d'artillerie. Tu as vu, sous l'éclatement des percutants, cette terre de craie de la Marne entrer en effervescence, comme les encriers où, au lycée, nous jetions un morceau de carbure de calcium. Cela s'enfle, monte, bouillonne, parmi le vacarme des obus qui éclatent. Eh bien, ce fut à peu près ainsi, mais au milieu du désert, mais au milieu de l'obscurité. Les eaux se précipitaient, blanches, au fond de ce trou noir, montaient, montaient vers notre socle. Et c'était, sans interruption, le fracas du tonnerre, et celui, plus fort encore, de pans entiers de murailles rocheuses, sapées par l'inondation, qui s'écroulaient d'un seul coup et se dissolvaient en quelques secondes au milieu du flot déferlant.

Tout le temps que dura ce déluge, une heure, deux peut-être, Morhange et moi demeurâmes, sans un mot, penchés sur cette fantastique cuve, anxieux de voir, de voir toujours, de voir quand même, nous complaisant avec une espèce d'horreur ineffable à sentir osciller, sous les coups de bélier de l'eau, le piton de basalte où nous avions trouvé refuge. Je crois que pas un instant nous ne songeâmes, tant ce fut beau, à souhaiter la fin de ce gigantesque cauchemar.

Enfin, un rayon de soleil brilla. Alors, seulement, nous nous regardâmes.

Morhange me tendit la main.

—Merci,—me dit-il simplement.

Et il ajouta en souriant:

—Finir noyés au beau milieu du Sahara eût été prétentieux et ridicule. Vous nous avez, grâce à votre esprit de décision, évité cette fin paradoxale.

Ah! que n'a-t-il, son chameau ayant buté, roulé pour toujours au milieu de ce flot! Ce qui est arrivé ensuite ne serait pas arrivé: voilà à quoi je songe aux heures de faiblesse. Mais je te l'ai dit, je me reprends bien vite. Non, non, je ne regrette pas, je ne peux pas regretter que ce qui a eu lieu depuis ait eu lieu.

Morhange me quitta pour pénétrer dans la petite grotte, où s'entendaient les gloussements satisfaits des chameaux de Bou-Djema. Je restai seul à contempler le torrent qui montait, montait sans cesse, sous l'apport impétueux de ses affluents déchaînés. Il ne pleuvait plus. Le soleil brillait au ciel redevenu bleu. Je sentais sécher sur moi, avec une incroyable rapidité, mes vêtements, une minute auparavant tout trempés.

Une main se posa sur mon épaule. Morhange était de nouveau à côté de moi. Un étrange sourire de satisfaction éclairait son visage.

—Venez,—me dit-il.

Assez intrigué, je le suivis. Nous pénétrâmes dans la grotte.

L'ouverture, suffisante pour en avoir permis l'accès aux chameaux, laissait passer le jour. Morhange me conduisit devant un pan de roche lisse, en face.

—Regardez,—dit-il avec une joie mal contenue.

—Eh bien?

—Eh bien, vous ne voyez donc pas?

—Je vois qu'il y a là plusieurs inscriptions touareg,—répondis-je, un peu déçu.—Mais je croyais vous avoir dit que je lisais mal l'écriture tifinar. Ces inscriptions ont-elles plus d'intérêt que celles que nous avons déjà, à plusieurs reprises, rencontrées?

—Regardez celle-ci,—dit Morhange.

Il y avait un tel accent de triomphe dans sa voix que, cette fois, toute mon attention se trouva fixée.

Je regardai.

C'était une inscription dont les caractères étaient disposés en forme de croix. Elle tient dans cette aventure une place assez considérable pour que je n'omette pas de te la retracer.

Voici:

Elle était dessiné avec beaucoup de régularité, les caractères assez profondément entaillés dans la roche. Sans avoir, à cette époque, une grande science des inscriptions rupestres, je n'eus pas de peine à reconnaître celle-là comme très ancienne.

Morhange la considérait avec un air de plus en plus radieux.

Je lui jetai un regard interrogateur.

—Eh bien! Qu'en dites-vous?—fit-il.

—Que voulez-vous que je dise? Je vous répète que je sais à peine déchiffrer le tifinar.

—Voulez-vous que je vous aide?—proposa mon compagnon.

Ce cours d'épigraphie berbère, après les émotions par lesquelles nous venions de passer, me semblait pour le moins inopportun. Mais la joie de Morhange était tellement visible que je me serais fait un scrupule de la lui gâter.

—Eh bien donc,—commença mon compagnon, aussi à son aise que devant un tableau noir,—ce que vous remarquerez d'abord dans cette inscription, c'est sa répétition en forme de croix. C'est-à-dire qu'elle contient deux fois le même mot de bas en haut, et de droite à gauche. Le mot qui la compose étant de sept lettres, la quatrième lettre, **W**, se trouve figurer naturellement au centre. Cette disposition, unique dans l'épigraphie tifinar, est déjà assez remarquable. Mais il y a mieux. Déchiffrons maintenant.

Me trompant trois fois sur sept, j'arrivai, avec l'aide patiente de Morhange, à épeler le mot.

—Y êtes-vous?—fit, avec un clignement d'œil, Morhange, quand je fus au bout de mon exercice.

—Moins que jamais,—répondis-je un peu agacé,—j'ai épelé le mot: a, n, t, i, n, h, a: Antinha. Antinha, je ne vois aucun mot de ce genre, ni qui s'en rapproche, dans tous les dialectes sahariens que je connais.

Morhange se frotta les mains. Sa jubilation prenait des proportion insolites.

—Vous avez trouvé. C'est précisément en quoi cette découverte est unique.

—Comment?

—Il n'y a rien en effet, ni en arabe, ni en berbère, d'analogue à ce mot.

—Alors?

—Alors, mon cher ami, c'est que nous sommes en présence d'un vocable étranger traduit en caractères tifinar.

—Et ce vocable appartient, selon vous, à quelle langue?

—Vous commencerez par vous souvenir que la lettre e ne figure pas dans l'alphabet tifinar. Ici, elle a été remplacée par le signe phonétique qui en est le plus proche: h. Restituez-le, à la place qui lui appartient dans ce mot, et vous obtiendrez.

Antinéa.

—Antinéa, parfaitement. Nous nous trouvons en présence d'un vocable grec reproduit en tifinar. Et je pense que maintenant vous êtes d'accord avec moi pour reconnaître que ma trouvaille a un certain intérêt.


Ce jour-là, nous n'expliquâmes pas plus avant ces textes. Un grand cri, angoissé, effrayant, venait de retentir.

Au dehors, où nous nous étions immédiatement précipités, un bizarre spectacle nous attendait.

Bien que le ciel fût redevenu tout à fait pur, le torrent roulait toujours ses eaux d'écume jaune sans qu'on pût encore présager sa prochaine décrue. Au milieu, une extraordinaire épave, grisâtre, molle et ballottée, filait désespérément dans le courant.

Mais ce qui, de prime abord, nous combla d'étonnement, fut de voir, bondissant parallèlement dans les éboulis des rochers de la berge, comme à la poursuite de l'épave, Bou-Djema, d'habitude si calme, et qui, en cette minute, semblait atteint de parfaite folie.

Tout à coup, je saisis le bras de Morhange. La chose grisâtre s'animait. Il en sortit un long cou pitoyable, avec un navrant appel de bête affolée.

—Le maladroit,—criai-je.—C'est un de nos chameaux qu'il a laissé échapper et que le torrent emporte.

—Vous vous trompez,—dit Morhange.—Nos chameaux sont au complet dans la caverne. Celui après lequel Bou-Djema est en train de courir n'est pas à nous. J'ajouterai que le cri d'angoisse que nous venons d'entendre, ce n'est pas Bou-Djema qui l'a poussé. Bou-Djema est un brave Chaamba qui, à l'heure actuelle, n'a qu'une idée: s'approprier le capital en déshérence que constitue ce chameau à vau-l'eau.

—Qui a crié alors?

—Essayons, voulez-vous,—dit mon compagnon,—de remonter le cours de ce torrent, que notre guide est en train de descendre à si belle allure.

Et sans attendre ma réponse, il s'était déjà engagé le long de la rive rocheuse fraîchement saccagée...


En ce moment, on peut bien dire que Morhange est allé au-devant de sa destinée.


Je le suivis. Nous eûmes toutes les peines du monde à faire deux ou trois cents mètres. Enfin, nous aperçûmes, à nos pieds, une petite crique clapotante, où le flot était en train de baisser.

—Regardez,—dit Morhange.

Un paquet noirâtre se balançait sur les eaux de la crique.

Quand nous fûmes au bord, nous vîmes que c'était le corps d'un homme vêtu des longs voiles bleu foncé des Touareg.

—Donnez-moi une main,—dit Morhange,—et arc-boutez-vous de l'autre à la roche, ferme.

Il était fort, très fort. En un instant, comme se jouant, il avait ramené le corps sur la berge.

—Il vit encore,—constata-t-il avec satisfaction.—Maintenant il s'agit de le conduire à la grotte. Cet endroit ne vaut rien pour ranimer un noyé.

Il souleva le corps entre ses bras puissants.

—C'est étonnant comme il pèse peu, pour un homme de sa taille.

Quand nous eûmes fait en sens inverse le chemin de la grotte, les cotonnades du Targui étaient à peu près sèches. Mais elles avaient abondamment déteint; et c'était un homme indigo que Morhange était en train de rappeler à la vie.

Lorsque je lui eus administré un quart de rhum, il ouvrit les yeux, nous dévisagea tous deux avec surprise, puis les ayant refermés, murmura, en arabe, d'une voix à peine intelligible, cette phrase dont nous ne devions comprendre le sens que quelques jours plus tard:

Se peut-il que je sois arrivé au terme de ma mission!

—De quelle mission veut-il parler?—dis-je.

—Laissez-le revenir tout à fait à lui,—répondit Morhange.—Tenez, ouvrez une boîte de conserve. Avec des gaillards de cette trempe, on ne doit pas observer les précautions prescrites pour nos noyés européens.

C'était en effet à une espèce de géant que nous venions de sauver la vie. Le visage, quoique très maigre, était régulier, presque beau. Le teint était clair, la barbe rare. Les cheveux déjà blancs révélaient un homme d'une soixantaine d'années.

Quand j'eus déposé devant lui une boîte de corn-beef, un éclair de joie vorace passa dans ses yeux. Cette boîte renfermait bien les portions de quatre solides mangeurs. Elle fut vidée en un clin d'œil.

—Là,—dit Morhange,—voilà un robuste appétit. Nous allons maintenant pouvoir poser nos questions sans scrupule.

Déjà, le Targui avait ramené sur son front et sur son visage le voile bleu rituel. Il fallait même qu'il fût bien affamé pour n'avoir pas accompli plus tôt cette formalité indispensable. Seuls, maintenant, étaient visibles ses yeux, qui nous regardaient avec une flamme de plus en plus sombre.

—Officiers français,—murmura-t-il enfin.

Et ayant pris la main de Morhange, il la posa contre sa poitrine, puis la porta à ses lèvres.

Soudain, une expression d'anxiété courut dans son regard.

—Et mon mehari?—demanda-t-il.

Je lui expliquai que notre guide était en train d'essayer de sauver la bête. A son tour, il nous conta comment celle-ci ayant buté, puis dégringolé dans la torrent, il y avait roulé lui-même en s'efforçant de la retenir. Son front avait heurté un rocher. Il avait crié. Ensuite, il ne se souvenait plus de rien.

—Tu t'appelles?—demandai-je.

—Eg-Anteouen.

—A quelle tribu appartiens-tu?

—A la tribu des Kel-Tahat.

—Les Kel-Tahat sont bien les serfs de la tribu des Kel-Rhelâ, les grands nobles du Hoggar?

—Oui,—répondit-il en me jetant un regard de biais. On aurait dit que des questions si précises, sur les choses du Hoggar, n'étaient pas de son gré.

—Les Kel-Tahat, si je ne me trompe, sont installés sur le flanc sud-ouest de l'Atakor[6]. Que faisais-tu, si loin de vos terrains de parcours, quand nous t'avons sauvé la vie?

—J'allais, par Tit, vers In-Salah,—dit-il.

—Qu'allais-tu faire à In-Salah?

Il était sur le point de répondre. Mais, soudain, nous le vîmes tressaillir. Ses yeux fixes ne quittaient plus un point de la caverne. Notre regard s'y porta. Il rencontra l'inscription rupestre qui avait, une heure plus tôt, donné tant de joie à Morhange.

—Tu connais cela?—interrogea celui-ci avec une soudaine curiosité.

Le Targui ne proféra pas un mot, mais ses yeux eurent un éclair étrange.

—Tu connais cela?—insista Morhange. Et il ajouta:

—Antinéa?

—Antinéa,—répéta l'homme.

Et il se tut.

—Réponds donc au capitaine,—criai-je, sentant une bizarre colère me gagner.

Le Targui me regarda. Je crus qu'il allait parler. Mais ses yeux devinrent tout à coup durs. Sous le voile lustré, je sentis ses traits qui se raidissaient.

Morhange et moi, nous nous retournâmes.

Sur le seuil de la caverne, haletant, déconfit, fourbu par une heure de course vaine, Bou-Djema venait de surgir.

CHAPITRE VI

LES INCONVÉNIENTS DE LA LAITUE

A l'instant où Eg-Anteouen et Bou-Djema se trouvèrent face à face, il me sembla surprendre chez le Targui comme chez le Chaamba un tressaillement, aussitôt réprimé de part et d'autre. Ce ne fut, je le répète, qu'une impression toute fugitive. Elle suffit, néanmoins, pour me donner la résolution d'interroger d'un peu près, dès que nous serions tous deux seuls, mon guide sur notre nouveau compagnon.

Ce début de journée nous avait assez fatigués. Nous décidâmes donc de la terminer là, et même de passer la nuit dans la grotte, afin d'attendre la complète décrue.

Au réveil, tandis que j'étais en train de repérer sur la carte notre itinéraire de la journée, Morhange s'approcha de moi. Je remarquai son air un peu gêné.

—Nous serons dans trois jours à Shikh-Salah,—lui dis-je.—Peut-être même après-demain soir, pour peu que nos chameaux marchent bien.

—Nous allons peut-être nous séparer avant,—articula-t-il.

—Comment cela?

—Oui, j'ai modifié légèrement mon itinéraire. Je n'ai plus l'intention de marcher directement sur Timissao. Auparavant, je serais heureux de pousser une petite pointe à l'intérieur du massif du Hoggar.

Je fronçai le sourcil:

—Qu'est-ce que cette nouvelle idée?

En même temps, mes yeux cherchaient Eg-Anteouen, que, la veille et quelques instants plus tôt, j'avais pu voir s'entretenant avec Morhange. Il était en train de raccommoder placidement une de ses sandales avec du fil poissé donné par Bou-Djema. Il ne releva pas la tête.

—Voici,—expliqua Morhange, de moins en moins à l'aise.—La présence d'inscriptions analogues m'est signalée par cet homme dans plusieurs cavernes du Hoggar occidental. Ces cavernes se trouvent à proximité du chemin qu'il a à faire pour rentrer chez lui. Il doit passer par Tit. Or, de Tit à Timissao, par Silet, il y a à peine deux cents kilomètres. C'est un parcours quasi classique[7], de moitié plus court que celui que j'aurais à faire seul, quand nous nous serions quitté, de Shikh-Salah à Timissao. Vous voyez, c'est aussi un peu la raison qui me pousse à...

—Un peu? Très peu,—répliquai-je.—Mais votre parti est-il absolument arrêté?

—Il l'est,—me fut-il répondu.

—Quand comptez-vous me quitter?

—J'aurais intérêt à le faire aujourd'hui même. La route par laquelle Eg-Anteouen compte pénétrer dans le Hoggar coupe celle que voilà à environ quatre lieues d'ici. J'ai même, à ce propos, une petite requête à vous adresser.

—Je vous en prie.

—Ce serait, mon compagnon Targui ayant perdu le sien, de me laisser un des deux chameaux de charge.

—Le chameau qui porte vos bagages vous appartient au même titre que votre mehari,—répondis-je froidement.

Nous demeurâmes quelques instants sans parler. Morhange gardait un silence gêné. Moi, j'étais en train d'examiner ma carte. Un peu partout, mais surtout vers le Sud, les régions inexplorées du Hoggar y faisaient, parmi le bistre des montagnes supposées, de nombreuses, de trop nombreuses taches blanches.

Je dis enfin:

—Vous me donnez votre parole qu'après avoir vu ces fameuses grottes, vous rallierez Timissao par Tit et Silet?

Il me regarda sans comprendre.

—Pourquoi une telle question?

—Parce que, si vous me donnez cette parole, et pour peu naturellement que ma compagnie ne vous soit pas désagréable, je vous accompagnerai. Je n'en suis plus à deux cents kilomètres près. Je rallierai Shikh-Salah par le sud, au lieu de le rallier par l'ouest, voilà tout.

Morhange me regarda avec émotion.

—Pourquoi faites-vous cela?—murmura-t-il.

—Mon cher ami,—c'était la première fois que je donnai ce nom à Morhange,—mon cher ami, j'ai un sens qui prend dans le désert une merveilleuse acuité, le sens du danger. Je vous en ai donné un petit exemple hier matin, au moment de l'orage. Avec toute votre science rupestre, vous me paraissez ne pas vous faire une idée très nette de ce qu'est le Hoggar, ni des rencontres qu'on y peut faire. Ceci posé, j'aime autant ne pas vous laisser courir seul au-devant de certains risques.

—J'ai un guide,—fit-il avec son adorable naïveté.

Toujours accroupi, Eg-Anteouen continuait à rapetasser sa savate.

Je marchai vers lui.

—Tu as entendu ce que je viens de dire au capitaine?

—Oui,—répondit le Targui avec calme.

—Je l'accompagne. Nous te quitterons à Tit, où tu t'arrangeras pour nous faire arriver sans encombre. Où est l'endroit où tu as proposé au capitaine de le conduire?

—Ce n'est pas moi qui le lui ai proposé, c'est lui qui me l'a demandé,—fit remarquer froidement le Targui.—Les grottes où sont les inscriptions sont à trois jours de marche, au Sud, dans la montagne. La route est d'abord assez rude. Mais ensuite elle s'infléchit, et l'on gagne sans peine Timissao. Il y a de bons puits, où les Touareg Taïtoq, qui aiment les Français, vont faire boire leurs chameaux.

—Et tu connais bien le chemin?

Il haussa les épaules. Ses yeux eurent un soupire méprisant.

—Je l'ai fait vingt fois,—dit-il.

—Eh bien, alors, en avant.


Pendant deux heures, nous allâmes. Je n'échangeai pas une parole avec Morhange. J'avais l'intuition nette de la folie que nous étions en train de commettre en nous risquant avec cette désinvolture dans la région la moins connue, la plus dangereuse du Sahara. Tous les coups qui, depuis vingt ans, travaillent à saper l'avance française sont sortis de ce Hoggar redoutable. Mais quoi! c'était de plein gré que j'avais apporté mon adhésion à cette folle équipée. Je n'avais plus à y revenir. A quoi m'eût servi de gâter mon geste par une apparence continuelle de mauvaise humeur? Et puis, il fallait bien me l'avouer, la tournure que commençait à prendre notre voyage n'était point pour me déplaire. J'avais, dès cet instant, la sensation que nous nous acheminions vers quelque chose d'inouï, vers quelque monstrueuse aventure. On n'est pas impunément des mois, des années, l'hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités. Qu'y a-t-il derrière ces rochers mystérieux, ces solitudes mates, qui ont tenu en échec les plus illustres traqueurs de mystères?... On va, te dis-je, on va.


—Etes-vous au moins bien sûr que cette inscription possède un intérêt de nature à justifier ce que nous allons tenter?—demandai-je à Morhange.

Mon compagnon tressaillit agréablement. Je compris la crainte où il était, depuis le départ, que je ne l'accompagnasse à contre-cœur. Du moment où je lui offrais l'occasion de me convaincre, ses scrupules n'existaient plus et son triomphe lui paraissait certain.

—Jamais,—répondit-il d'une voix qu'il voulait mesurée, mais sous laquelle perçait l'enthousiasme,—jamais une inscription grecque n'a été découverte sous une latitude aussi basse. Les points extrêmes où elles ont été mentionnées appartiennent au sud de l'Algérie et de la Cyrénaïque. Mais au Hoggar! Rendez-vous donc compte. Il est vrai que celle-ci est traduite en caractères tifinar. Mais cette particularité ne diminue pas l'intérêt de la chose: elle l'accroît.

—A votre avis, quel est le sens de ce mot?

—Antinéa ne peut être qu'un nom propre,—dit Morhange.—A qui s'applique-t-il? J'avoue l'ignorer, et si, à l'heure actuelle, je marche vers le Sud en vous y entraînant, c'est que je compte sur un supplément d'informations. Son étymologie? Il n'y en a pas une, il y en a trente possibles. Songez bien que l'alphabet tifinar est loin de cadrer avec l'alphabet grec, ce qui multiplie les hypothèses. Voulez-vous que je vous en soumette quelques unes?

—J'allais vous en prier.

—Eh bien, il y a d'abord 'ἁντι et ναὑς, la femme qui est placée en face du vaisseau, explication qui eût bien plu à Gaffarel et à mon vénéré maître Berlioux. Ceci s'appliquerait assez aux figures sculptées à l'avant des navires. Il y a un nom technique que je ne retrouverais pas en ce moment, même si l'on me donnait cent cinquante coups de bâton[8].

«Il y a ensuite 'ἁντινἡα, qu'il faudrait rattacher à 'ἁντι et ναὑς, celle qui se tient devant le ναὑς, le ναὑς du temple, celle qui est en face du sanctuaire, la prêtresse par conséquent. Interprétation qui charmerait de tout point Girard et Renan.

«Il y a ensuite 'ἁντινἡα, de ἁντι et νἑος, neuf, ce qui peut signifier deux choses: ou celle qui est le contraire de jeune, c'est-à-dire vieille; ou celle qui est l'ennemie de la nouveauté, ou l'ennemie de la jeunesse.

«Il y a encore un autre sens de 'ἁντι, en échange de, qui survient à propos pour compliquer les possibilités ci-dessus; il y a également quatre sens au verbe νἑω qui signifie tour à tour aller, couler, filer ou tisser, amonceler. Il y a de plus... Et remarquez que je n'ai à ma disposition, sur la bosse d'ailleurs confortable de ce méhari, ni le grand dictionnaire d'Estienne, ni les lexiques de Passow, de Pape ou de Liddel-Scott. Ceci uniquement, mon cher ami, pour vous prouver combien l'épigraphie est science relative toujours subordonnée à la découverte d'un texte nouveau qui contredit les données antérieures quand elle n'est pas à la merci des humeurs des épigraphistes et de leurs conceptions particulières de l'univers[9].

—C'est un peu mon avis,—dis-je.—Mais laissez-moi m'étonner qu'avec une vue aussi sceptique des buts que vous poursuivez, vous n'hésitiez pas à affronter des risques qui peuvent être assez grands.

Morhange eut un pâle sourire.

—Je n'interprète pas, mon ami, je collige. De ce que je lui rapporterai, Dom Granger a la science qu'il faut pour tirer des conclusions qui échapperaient à mes faibles connaissances. J'ai voulu m'amuser un peu. Pardonnez-moi.

En cet instant, la sangle d'un des chameaux de charge, sans doute insuffisamment serrée, tourna. Une partie du chargement bascula et tomba à terre.

Déjà Eg-Anteouen était descendu de sa bête et aidait Bou-Djema à réparer le dommage.

Quand ils eurent terminé, je fis marcher mon mehari à côté de celui de Bou-Djema.

—Il faudra mieux sangler les chameaux, à la prochaine halte. Ils vont avoir à marcher en montagne.

Le guide me regarda avec étonnement. Jusque-là, j'avais jugé inutile de le tenir au courant de nos nouveaux projets. Mais je me figurais qu'Eg-Anteouen l'en aurait informé.

—Mon lieutenant, la route de la plaine blanche jusqu'à Shikh-Salah n'est pas montagneuse,—dit le Chaamba.

—Nous ne prenons plus la route de la plaine blanche. Nous allons descendre vers le Sud, par le Hoggar.

—Par le Hoggar,—murmura-t-il.—Mais...

—Mais quoi?

—Je ne connais pas la route.

—C'est Eg-Anteouen qui nous conduira.

—Eg-Anteouen!

Je regardai Bou-Djema, qui venait de pousser cette exclamation sourde. Ses yeux se portèrent avec un mélange de stupeur et d'effroi sur le Targui.

Le chameau d'Eg-Anteouen cheminait une dizaine de mètres en avant, côte à côte avec celui de Morhange. Les deux hommes conversaient. Je compris que Morhange devait entretenir Eg-Anteouen des fameuses inscriptions. Mais nous n'étions pas si en arrière qu'ils ne pussent entendre nos paroles.

De nouveau, je regardai mon guide. Je le vis blême.

—Qu'y a-t-il, Bou-Djema, qu'y a-t-il?—demandai-je à voix basse.

—Pas ici, mon lieutenant, pas ici,—murmura-t-il.

Ses dents claquaient. Il ajouta, comme dans un souffle:

—Pas ici. Le soir, à la halte, lorsqu'il sera tourné vers l'Orient, en train de faire sa prière, quand le soleil disparaîtra. Alors, appelle-moi, près de toi. Je te dirai... Mais pas ici. Il parle, mais il écoute. Va-t'en. Rejoins le capitaine.

—En voilà bien d'une autre,—murmurai-je, pressant du pied le col de mon mehari pour rattraper Morhange.


Il était environ cinq heures du soir, lorsque Eg-Anteouen, qui allait en tête, s'arrêta.

—C'est ici,—dit-il, mettant pied à terre.

L'endroit était sinistre et beau. A notre gauche, une fantastique muraille de granit découpait son arête grise sur le ciel rouge. Cette muraille était, de haut en bas, fendue par un couloir sinueux haut de mille pieds peut-être, d'une largeur parfois à peine suffisante pour laisser passer trois chameaux de front.

—C'est ici,—répéta le Targui.

Vers l'Ouest, droit devant nous, dans la lumière du couchant, la piste que nous allions quitter déroulait son ruban pâle. La plaine blanche, la route de Shikh-Salah, les haltes sûres, les puits connus... Et, du côté opposé, cette muraille noire sur le ciel mauve, ce couloir sombre.

Je regardai Morhange.

—Arrêtons-nous,—dit-il simplement,—Eg-Anteouen nous conseille de refaire au grand complet notre provision d'eau.

D'un commun accord, nous décidâmes de passer la nuit là, avant de nous engager dans la montagne.

Il y avait une source, dans une cuvette ténébreuse, où tombait une belle petite cascade; quelques arbustes, quelques plantes.

Déjà, les chameaux, à l'entrave, s'étaient mis à brouter.

Bou-Djema déposait sur une grosse pierre plate notre couvert de campagne, gobelets, assiettes d'étain. Une boîte de conserve ouverte par ses soins fut placée à côté d'un plat de laitue qu'il venait de cueillir sur les bords humides de la source. Je voyais, aux gestes saccadés avec lesquels il disposait sut la roche ces divers objets, combien son trouble était grand.

A un moment qu'il s'était penché vers moi pour me tendre une assiette, il me désigna d'un geste le lugubre couloir ténébreux où nous allions nous enfoncer.

Blad-el-Khouf!—murmura-t-il.

—Que dit-il?—demanda Morhange, qui avait surpris son geste.

—Blad-el-Khouf. Voici le pays de la peur. C'est ainsi que les Arabes appellent le Hoggar.

Bou-Djema était revenu s'asseoir à l'écart, nous laissant à notre dîner. Accroupi, il se mit à manger quelques feuilles de laitue, qu'il avait réservées pour lui.

Eg-Anteouen était immobile.

Tout à coup, le Targui se leva. Le soleil à l'Ouest n'était plus qu'un tison rouge. Nous vîmes Eg-Anteouen s'approcher de la fontaine, étendre à terre son burnous bleu, s'agenouiller.

—Je ne croyais pas les Touareg si respectueux de la tradition musulmane,—dit Morhange.

—Moi non plus,—dis-je pensivement. Mais j'avais autre chose à faire, en cette minute, qu'à m'étonner.

—Bou-Djema,—appelai-je.

En même temps, je regardai Eg-Anteouen. Absorbé dans sa prière, tourné vers l'Ouest, il ne m'accordait visiblement aucune attention. Il était en train de se prosterner, lorsque, à voix plus forte, je criai de nouveau.

—Bou-Djema, viens avec moi vers mon mehari, j'ai quelque chose à prendre dans la fonte.

Lentement, posément, toujours agenouillé, Eg-Anteouen murmurait sa prière.

Bou-Djema, lui, n'avait pas bougé.

Seul, un gémissement sourd me répondit.

Morhange et moi avions immédiatement sauté sur nos pieds et couru auprès du guide. Eg-Anteouen y parvint en même temps que nous.

Yeux clos, extrémités déjà froides, le Chaamba râlait entre les bras de Morhange. J'avais saisi une de ses mains. Eg-Anteouen avait pris l'autre. Chacun avec nos moyens, nous nous efforcions de deviner, de comprendre...

Soudain, Eg-Anteouen sursauta. Il venait d'apercevoir la pauvre gamelle bosselée que l'Arabe tenait, une minute plus tôt entre ses genoux, et qui, maintenant, gisait à terre, renversée.

Il s'en saisit, écarta, les examinant rapidement l'une après l'autre, les quelques feuilles de laitue qui y restaient encore, et poussa une rauque exclamation.

—Bon,—murmura Morhange,—au tour de celui-là maintenant, va-t-il devenir fou!

L'œil fixé sur Eg-Anteouen, je le vis sans mot dire se précipiter vers la pierre où était disposé notre couvert; une seconde après, il était de nouveau à nos côtés, tenant le plat de laitue auquel nous n'avions pas encore touché.

Il prit alors dans la gamelle de Bou-Djema une feuille verte et charnue, large et pâle, et la rapprocha d'une autre feuille qu'il venait de saisir dans notre plat, à nous.

Afahlehlé!—dit-il simplement.

Un frisson me secoua, ainsi que Morhange—c'était donc là l'afahlehlé, le falesiez des Arabes sahariens, la terrible plante qui avait frappé de mort, plus vite et plus sûrement que les armes touareg, une partie de la mission Flatters.

Eg-Anteouen était maintenant debout. Sa haute silhouette se profilait en noir sur le ciel devenu tout à coup d'un lilas très pâle. Il nous regardait.

Et, comme nous nous empressions auprès du malheureux guide:

—Afahlehlé,—répéta le Targui en secouant la tête.

Bou-Djema mourut au milieu de la nuit, sans avoir repris connaissance.

CHAPITRE VII

LE PAYS DE LA PEUR

—Il est curieux,—dit Morhange,—de constater combien notre expédition, si dénuée d'incidents depuis Ouargla, tend maintenant à devenir mouvementée.

Cette phrase, il la prononça comme il se relevait, après s'être agenouillé un instant sur la fosse péniblement creusée, où nous avions déposé le corps du guide, et y avoir prié.

Je ne crois pas en Dieu. Mais si jamais quelque chose peut influer sur une puissance, qu'elle soit du mal ou du bien, de la lumière ou des ténèbres, c'est la prière murmurée par un tel homme.

Deux jours durant, nous cheminâmes à travers un gigantesque chaos de roches noires, dans un paysage lunaire à force de dévastation. Rien que le bruit des pierres roulant sous le pied des chameaux, et tombant au fond des précipices, comme des détonations.

Curieuse marche, en vérité. Pendant les premières heures, avec la planchette à boussole, j'avais essayé de relever la route que nous suivions. Mais mon tracé s'était vite emmêlé: sans doute une erreur dans l'étalonnage du pas des chameaux. Alors, j'avais remisé la planchette dans une de mes fontes. Désormais, sans contrôle, Eg-Anteouen était notre maître. Nous n'avions plus qu'à lui faire confiance.

Il allait devant, Morhange le suivait. Je fermais la marche. Les plus curieux spécimens de roches éruptives s'offraient à chaque moment à mes regards, mais en vain. Je ne m'intéressais plus à ces choses. Une autre curiosité s'était emparée de moi. La folie de Morhange était devenue mienne. Si mon compagnon était venu me dire: «Ce que nous faisons est insensé; revenons en arrière, vers des pistes tracées, revenons.» Je lui aurais, dès cette minute, répondu: «Vous êtes libre. Moi, je continue.»

Vers le soir du deuxième jour, nous nous trouvâmes au pied d'une montagne noire, dont les contreforts déchiquetés se profilaient à deux mille mètres au-dessus de nos têtes. C'était un énorme bastion ténébreux, aux arêtes de donjon féodal, qui se dessinait avec une incroyable netteté sur le ciel orange.

Un puits se trouvait là, avec quelques arbres, les premiers que nous rencontrions depuis que nous nous étions enfoncés dans le Hoggar.

Un groupe d'hommes l'entourait. Leurs chameaux, à l'entrave, cherchaient une problématique nourriture.

A notre vue, les hommes se resserrèrent, inquiets sur la défensive.

Eg-Anteouen, se retournant vers nous, dit:

—Touareg Eggali.

Et il se dirigea vers eux.

C'étaient de beaux hommes, ces Eggali. Les plus grands Touareg que j'eusse jamais rencontrés. Avec un empressement inattendu, ils s'étaient écartés du puits, nous en abandonnant l'usage. Eg-Anteouen leur adressa quelques paroles. Ils nous regardèrent, Morhange et moi, avec une curiosité voisine de la peur, en tout cas avec respect.

Etonné d'une telle discrétion, je me vis refuser par leur chef les menus cadeaux que j'avais retirés des fontes de ma selle. Il avait l'air de redouter jusqu'à mon regard.

Quand ils furent partis, j'exprimai à Eg-Anteouen la stupéfaction où me plongeait une réserve à laquelle mes rapports antérieurs avec les populations sahariennes ne m'avaient guère habitué.

—Ils t'ont parlé avec respect, avec crainte même,—lui dis-je.—Et pourtant, la tribu des Eggali est noble. Et celle des Kel-Tahat, à laquelle tu m'as dit appartenir, est une tribu serve.

Un sourire passa dans les sombres yeux d'Eg-Anteouen.

—C'est vrai,—dit-il.

—Alors?

—Alors, c'est que je leur ai dit qu'avec toi et le capitaine nous marchions vers le Mont des Génies.

D'un geste, Eg-Anteouen désignait la montagne noire.

—Ils ont eu peur. Tous les Touareg du Hoggar ont peur du Mont des Génies. Tu as vu, rien qu'à entendre prononcer son nom, comme ceux-ci ont détalé?

—C'est vers le Mont des Génies que tu nous conduis?—demanda Morhange.

—Oui,—répondit le Targui.—C'est là que sont les inscriptions dont je t'ai parlé.

—Tu ne nous avais pas prévenus de ce détail.

—A quoi bon? Les Touareg redoutent les ilhinen, les génies au front cornu, qui ont une queue, du poil pour vêtement, font mourir les troupeaux et tomber les hommes en catalepsie. Mais je sais que les Roumis n'en ont pas peur, et que même ils se moquent des craintes des Touareg à ce sujet.

—Et toi,—dis-je,—tu es Targui, et tu ne crains pas les ilhinen?

Eg-Anteouen me désigna un sachet de cuir rouge qui pendait d'un chapelet à grains blancs sur sa poitrine.

—J'ai mon amulette,—répliqua-t-il gravement,—bénie par le vénéré Sidi-Moussa lui-même. Et puis, je suis avec vous. Vous m'avez sauvé la vie. Vous avez voulu voir les inscriptions. Que la volonté d'Allah soit faite.

Ayant ainsi parlé, il s'accroupit, tira sa longue pipe de roseau à couvercle de cuivre, et gravement, se mit à fumer.

—Tout ceci commence à devenir bien étrange—murmura Morhange, qui venait de se rapprocher de moi.

—Il ne faut rien exagérer,—lui répondis-je.—Vous vous rappelez aussi bien que moi le passage où Barth raconte son excursion à l'Idinen, qui est le Mont des Génies des Touareg Azdjer. L'endroit avait si mauvaise réputation qu'aucun Targui ne consentit à l'accompagner. Il en revint, pourtant.

—Il en revint, sans doute, répliqua mon camarade,—mais il commença par s'égarer. Sans eau, sans vivres, il faillit périr de faim et de soif, à ce point qu'il dut s'ouvrir une veine pour en boire le sang. Cette perspective n'a rien de bien attrayant.

J'eus un haussement d'épaules: après tout, ce n'était pas ma faute si nous en étions là.

Morhange comprit mon mouvement, et crut devoir s'excuser.

—Je serais d'ailleurs curieux,—reprit-il avec une gaieté un peu forcée,—d'entrer en relation avec ces génies et de vérifier les informations de Pomponius Mela, qui les a connus, et les place effectivement dans les montagnes des Touareg. Il les appelle Egipans, Blemyens, Gamphasantes, Satyres... «Les Gamphasantes, dit-il, sont nus; les Blemyens n'ont pas de tête leur visage étant placé sur leur poitrine; les Satyres n'ont rien de l'homme que la figure. Les Egipans sont faits comme on le dit communément». Satyres, Egipans... vraiment, n'est-il pas curieux d'entendre ces noms grecs appliqués aux génies barbares de par ici? Croyez-moi, nous sommes sur une piste curieuse; je suis sûr qu'Antinéa va nous être la clef de découvertes bien originales.

—Chut,—lui dis-je, un doigt sur les lèvres,—écoutez.

De bizarres bruits, dans le soir qui tombait à grands pas, venaient de naître autour de nous. Espèces de craquements, suivis de plaintes longues et déchirantes, qui se répercutaient à l'infini dans les ravins environnants. Il semblait que la montagne noire tout entière se fût mise soudain à gémir.

Nous regardâmes Eg-Anteouen. Il fumait toujours, sans broncher.

—Les Ilhinen s'éveillent,—dit-il simplement.

Morhange écoutait, sans m'adresser une parole. Comme moi, il comprenait, sans doute: les rochers surchauffés, le craquement de la pierre, toute une série de phénomènes physiques, le souvenir de la statue chantante de Memnon... Mais ce concert imprévu n'en influait pas moins de façon pénible sur nos nerfs surexcités.

La dernière phrase du pauvre Bou-Djema me revint à la mémoire.

—Le pays de la peur,—murmurai-je à voix basse.

Et Morhange répéta de même:

—Le pays de la peur.

Le singulier concert cessait, comme parurent au ciel les premières étoiles. Avec une émotion infinie, nous les vîmes s'allumer l'une après l'autre, les minuscules flammes d'azur pâle. En cette minute tragique, elles nous accordaient, nous, les isolés, les condamnés, les perdus, nous reliaient à nos frères des latitudes supérieures, ceux qui, à cette heure, dans les villes où surgit tout à coup la blancheur des globes électriques, se ruent dans une frénésie délirante à leurs plaisirs étriqués.

Chét-Ahadh esa hetîsenet
Mâteredjrê d-Erredjeâot,
Mâteseksek d-Essekâot,
Mâtelahrlahr d'Ellerhâot
Ettâs djenen, barâd tît-ennit abâtet.

Lente et gutturale, c'était la voix d'Eg-Anteouen qui venait de s'élever. Elle résonnait avec une majesté grave et triste dans le silence maintenant total.

Je touchai le bras du Targui. D'un geste de tête, il me montra au firmament une constellation clignotante.

—Les Pléiades,—murmurai-je à Morhange, lui désignant les sept pâles étoiles, tandis qu'Eg-Anteouen, de la même voix monotone, reprenait sa lugubre chanson:

Les Filles de la Nuit sont sept:
Mâteredjrê et Erredjeâot
Mâteseksek et Essekâot,
Mâtelahrlahr et Ellerhâot,
La septième est un garçon dont un œil s'est envolé.

Un brusque malaise s'empara de moi. Je saisis le bras du Targui, alors que, pour la troisième fois, il s'apprêtait à psalmodier son refrain.

—Quand serons-nous à la grotte aux inscriptions?—lui demandai-je brutalement.

Il me regarda et me répondit avec son calme habituel:

—Nous y sommes.

—Nous y sommes? Qu'attends-tu alors pour nous la montrer?

—Que vous me l'ayez demandé,—répondit-il, non sans impertinence.

Morhange avait sauté sur ses pieds.

—La grotte, la grotte est là?

—Elle est là,—répéta posément Eg-Anteouen, qui se relevait.

—Mène-nous à la grotte.

—Morhange,—dis-je, soudain inquiet,—la nuit tombe. Nous n'y verrons rien. Et c'est peut-être encore loin.

—Il y a à peine cinq cents pas,—répliqua Eg-Anteouen;—la grotte est pleine d'herbes sèches. On les allumera, et le capitaine y verra comme en plein jour.

—Allons,—répéta mon compagnon.

—Et les chameaux?—hasardai-je encore.

—Ils sont à l'entrave,—dit Eg-Anteouen,—et nous ne serons pas longtemps absents.

Il était déjà en route vers la montagne noire. Morhange, nerveux à faire frémir, suivait; je suivais aussi, dès cette minute en proie à un profond malaise. Mes tempes battaient: «Je n'ai pas peur, me répétai-je; je jure que ce n'est pas de la peur.»

Non, vraiment, ce n'était pas de la peur. Et pourtant, quel étrange vertige! Une taie était sur mes yeux. Mes oreilles bourdonnaient. J'entendis à nouveau la voix d'Eg-Anteouen, mais multipliée, mais immense, et cependant, sourde, sourde:

Les Filles de la Nuit sont sept...

Et il me semblait que les voix, de la montagne lui faisant écho, répétaient à l'infini le sinistre vers final:

La septième est un garçon dont un œil s'est envolé.

—C'est ici,—dit le Targui.

Un trou noir s'ouvrait dans la paroi. Eg-Anteouen y pénétra en se baissant. Nous le suivîmes. Les ténèbres s'emparèrent de nous.

Une flamme jaune. Eg-Anteouen avait battu le briquet. Il mit le feu à un tas d'herbe, près du seuil. D'abord, nous ne pûmes rien voir. La fumée nous aveuglait.

Eg-Anteouen était resté à côté de l'orifice de la grotte. Il s'était assis; et, plus calme que jamais, avait recommencé à tirer de sa pipe de longues bouffées grises.

Une lumière pétillante sortait maintenant des herbes embrasées. J'entrevis Morhange. Il me parut extraordinairement pâle. Appuyé des deux mains à la muraille, il travaillait à déchiffrer un fatras de signes que je n'entrevoyais qu'à peine.

Je crus voir néanmoins que ses mains tremblaient.

«Diable, serait-il aussi mal en point que moi», me dis-je, ressentant une peine de plus en plus grande à coordonner deux idées.

Je l'entendis crier avec violence, il me semblait, à Eg-Anteouen:

—Mets-toi de côté. Laisse entrer l'air. Quelle fumée!

Il déchiffrait, il déchiffrait toujours.

Soudain, je l'entendis de nouveau, mais mal. Il me sembla que les sons, eux aussi, étaient dans la fumée.

—Antinéa... Enfin... Antinéa... Mais pas gravé dans la pierre... signes tracés à l'ocre... il n'y a pas dix ans, pas cinq peut-être... Ah!...

Il avait pris sa tête dans ses mains. Il poussa un grand cri.

—C'est une mystification. Une tragique mystification!

J'eus un petit rire goguenard:

—Allons, allons, ne vous fâchez pas.

Il m'avait saisi par le bras et me secouait. Je vis ses yeux agrandis d'épouvante et d'étonnement.

—Etes-vous fou?—me hurla-t-il en plein visage.

—Ne criez pas si fort,—répondis-je avec mon petit rire.

Il me regarda encore, et s'assit, accablé, sur une pierre, en face de moi. A l'embouchure de la grotte, Eg-Anteouen fumait toujours avec la même placidité. On voyait dans le noir luire le couvercle rouge de sa pipe.

—Fou! fou!—répétait Morhange, dont la voix parut s'empâter.

Brusquement, il se pencha vers le brasier qui jetait ses dernière flammes, plus hautes et plus claires. Il saisit une herbe non encore consumée. Je le vis l'examiner avec attention puis la rejeter au feu avec un grand rire strident.

—Ah! ah! Elle est bien bonne!

En chancelant, il s'approcha d'Eg-Anteouen et lui désigna le feu.

—Du chanvre, hein! Hachich, hachich. Ah! Ah! elle est bien bonne.

—Elle est bien bonne,—répétai-je en éclatant de rire.

Eg-Anteouen approuva par un rire discret. Le feu mourant éclairait sa face voilée et brillait dans ses terribles yeux sombres.

Il s'écoula une seconde, puis, tout à coup, Morhange saisit le bras du Targui.

—Je veux fumer, moi aussi,—dit-il,—donne-moi une pipe.

Imperturbable, le fantôme tendit à mon compagnon ce qu'il lui demandait.

—Ah! Ah! une pipe européenne...

—Une pipe européenne,—répétai-je, de plus en plus gai.

—Avec une initiale. M... Comme un fait exprès, M capitaine Morhange.

—Capitaine Masson,—rectifia tranquillement Eg-Anteouen.

—Capitaine Masson, répétai-je avec Morhange.

Nous rîmes de nouveau.

—Ah! Ah! Ah! capitaine Masson... Le colonel Flatters... Le puits de Garama. On l'a tué pour lui prendre sa pipe, cette pipe-ci. C'est Cegheïr-ben-Cheïkh qui a tué le capitaine Masson.

—C'est effectivement Cegheïr-ben-Cheïkh,—répondit, avec son inébranlable placidité, le Targui.

—Le capitaine Masson, avait quitté le convoi avec le colonel Flatters, pour aller reconnaître le puits,—dit Morhange en s'esclaffant.

—C'est alors que les Touareg les ont assaillis,—complétai-je, riant de plus belle.

—Un Targui Hoggar saisit la bride du cheval du capitaine Masson,—dit Morhange.

—Cegheïr-ben-Cheïkh tenait celle du cheval du colonel Flatters,—dit Eg-Anteouen.

—Le colonel met le pied à l'étrier et reçoit en même temps un coup de sabre de Cegheïr-ben-Cheïkh,—dis-je.

—Le capitaine Masson tire son revolver et fait feu sur Cegheïr-ben-Cheïkh, à qui il coupe trois doigts de la main gauche,—dit Morhange.

—Mais,—achève Eg-Anteouen imperturbable,—Cegheïr-ben-Cheïkh, d'un coup de sabre, fend le crâne au capitaine Masson...

Il a un petit rire silencieux et satisfait en prononçant cette phrase. La flamme mourante l'éclaire. Nous voyons le tuyau de sa pipe noir et luisant. Il la tient de la main gauche. Un doigt, deux doigts seulement à cette main. Tiens, je n'avais pas encore remarqué ce détail.

Morhange aussi vient de s'en apercevoir, car il termine, dans un rire strident.

—Alors, après lui avoir fendu le crâne, tu l'as dévalisé, tu lui a pris sa pipe. Bravo, Cegheïr-ben-Cheïkh!

Cegheïr-ben-Cheïkh ne répond pas. Mais on sent son contentement intime. Il fume toujours. Je ne distingue plus ses traits que mal. La flamme du feu pâlit, la flamme est morte. Jamais je n'ai tant ri que ce soir. Morhange, non plus, j'en suis sûr. Il va peut-être en oublier le cloître. Tout cela parce que Cegheïr-ben-Cheïkh a volé sa pipe au capitaine Masson... Fiez-vous donc aux vocations religieuses.

Encore cette maudite chanson. La septième est un garçon dont un œil s'est envolé. On n'a pas idée de paroles aussi idiotes. Ah! très drôle, vraiment; voici que nous sommes quatre maintenant, dans cette cave. Quatre, que dis-je, cinq, six, sept, huit... Ne vous gênez pas, mes amis. Tiens, il n'y en a plus... Je vais enfin savoir comment sont faits les esprits de par ici, les Gamphasantes, les Blemyens... Morhange dit que les Blemyens ont le visage au milieu de la poitrine. Celui qui me saisit entre ses bras n'est sûrement pas un Blemyen. Voilà qu'il m'emporte au dehors. Et Morhange. Je ne veux pas qu'on oublie Morhange...

On ne l'a pas oublié: je l'aperçois, hissé sur un chameau, qui marche devant celui sur lequel je suis attaché. On a bien fait de m'attacher, car autrement je dégringolerais, c'est certain. Ces génies ne sont vraiment pas de mauvais diables. Mais que ce chemin est long! J'ai envie d'être étendu. Dormir! Nous avons sûrement suivi tout à l'heure un long couloir, puis nous avons été à l'air libre. Nous voici de nouveau dans un couloir interminable, où l'on étouffe. Voici de nouveau les étoiles... Est-ce que cette course ridicule va continuer longtemps encore?...

Tiens des lumières... Des étoiles, peut-être. Non, des lumières, je dis bien. C'est un escalier, ma parole, en roches, si l'on veut, mais un escalier. Comment les chameaux peuvent-ils... Mais ce n'est plus un chameau, c'est un homme qui me porte. Un homme tout vêtu de blanc, pas un Gamphasante, ni un Blemyen. Morhange doit en faire une tête, avec ses inductions historiques, toutes fausses, je le répète, toutes fausses. Brave Morhange. Pourvu que son Gamphasante ne le laisse pas tomber, dans cet escalier qui n'en finit plus. Au plafond, quelque chose brille. Mais oui, c'est une lampe, une lampe en cuivre, comme à Tunis, chez Barbouchy. Bon, voilà que, de nouveau, on n'y voit plus rien. Mais je m'en moque, je suis allongé; maintenant, je vais pouvoir dormir. Quelle journée stupide!... Ah! messieurs, je vous assure, c'est bien inutile de me ficeler, je n'ai pas envie de descendre sur les boulevards.

Encore une fois, l'obscurité. Des pas s'éloignent. Le silence.

Pour un moment seulement. On parle à côté de nous. Qu'est-ce qu'ils disent... Non, pas possible! Ce bruit métallique, cette voix. Savez-vous ce qu'elle crie, cette voix, savez-vous ce qu'elle crie, et avec l'accent de quelqu'un qui a l'habitude? Eh bien, elle crie:

—Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux. Il y a dix mille louis en banque. Faites vos jeux, messieurs.


Enfin, suis-je oui ou non au Hoggar, sacré nom de Dieu?

CHAPITRE VIII

LE RÉVEIL AU HOGGAR

Il faisait grand jour quand j'ouvris les yeux. Immédiatement, je pensai à Morhange. Je ne le vis pas, mais je l'entendis, tout près de moi, qui poussait de petits cris de stupéfaction.

Je l'appelai. Il accourut.

—Ils ne vous avaient donc pas attaché?—lui demandai-je.

—Je vous demande bien pardon. Mais mal: j'ai réussi à me débarrasser.

—Vous auriez pu me détacher aussi,—remarquai-je, de très mauvaise humeur.

—A quoi bon, je vous aurais réveillé. Et je pensais bien que votre premier cri serait pour m'appeler. Là! voilà qui est fait.

Je chancelai en me mettant sur mes jambes.

Morhange sourit.

—Nous aurions passé toute la nuit à fumer et à boire que nous ne serions pas en plus piteux état,—fit-il.—N'importe, cet Eg-Anteouen, avec son hachich, est un beau scélérat.

—Cegheïr-ben-Cheïkh,—rectifiai-je.

Je passai la main sur mon front.

—Où sommes-nous?

—Mon cher ami,—répondit Morhange,—depuis que je suis réveillé de cet extraordinaire cauchemar qui va de la grotte enfumée à l'escalier aux lampadaires des Mille et une Nuits, je marche de surprise en surprise, d'ahurissement en ahurissement. Regardez plutôt autour de vous.

Je me frottai les yeux, regardai. Et je saisis la main de mon compagnon.

—Morhange,—suppliai-je,—dites-moi que nous continuons à rêver.

Nous nous trouvions dans une salle arrondie, d'un diamètre de cinquante pieds environ, d'une hauteur presque égale, éclairée par une immense baie, ouverte sur un ciel d'un azur intense.

Des hirondelles passaient et repassaient avec de petits cris joyeux et hâtifs.

Le sol, les parois incurvées, le plafond étaient d'une espèce de marbre veiné comme du porphyre, plaqués d'un bizarre métal, plus pâle que l'or, plus foncé que l'argent, recouvert en cet instant de la buée de l'air matinal qui entrait à profusion par la baie dont j'ai parlé.

Je marchai en chancelant vers cette baie, attiré par la fraîcheur de la brise, par la lumière dissipatrice des songes, et m'accoudai à la balustrade.

Je ne pus retenir un cri d'admiration.

Je me trouvais sur une sorte de balcon, surplombant le vide, taillé au flanc même d'une montagne. Au-dessus de moi, l'azur; au-dessous, ceint de toutes parts par des pics qui lui faisaient une ceinture continue et inviolable, un véritable paradis terrestre venait de m'apparaître, à quelques cinquante mètre plus bas. Un jardin s'étendait là. Les palmiers berçaient mollement leurs grandes palmes. A leurs pieds, tout le fouillis des petits arbres qu'ils protègent dans les oasis, amandiers, citronniers, orangers, d'autres, beaucoup d'autres, dont je ne discernais pas encore, d'une telle hauteur, les essences... Un large ruisseau bleu, alimenté par une cascade, aboutissait à un lac charmant, aux eaux duquel l'altitude prêtait sa merveilleuse transparence. De grands oiseaux tournaient en cercle dans ce puits de verdure; on voyait, sur le lac, la table rose d'un flamant.

Quant aux montagnes, qui, tout à l'entour, dressaient leurs hautes cimes, elles étaient complètement recouvertes de neige.

Le ruisseau bleu, les palmes vertes, les fruits d'or, et par-dessus cette neige miraculeuse, tout cela, dans l'air immatériel à force de fluidité, composait quelque chose de si pur, de si beau, que ma pauvre force d'homme n'en put supporter plus longtemps l'image. J'appuyai mon front sur la balustrade, toute ouatée elle-même de cette divine neige, et je me mis à pleurer comme un enfant.

Morhange aussi était un autre enfant. Mais, réveillé avant moi, il avait eu le temps sans doute de se familiariser avec chacun des détails dont le fantastique ensemble m'écrasait.

Posant sa main sur mon épaule, il me contraignit doucement à revenir dans la salle.

—Vous n'avez encore rien vu,—dit-il.—Regardez; regardez.

—Morhange, Morhange!

—Eh! mon cher, que voulez-vous que j'y fasse? Regardez!

Je venais de m'apercevoir que l'étrange salle était meublée—Dieu me pardonne—à l'européenne. Il y avait bien, de-ci, de-là, des coussins touaregs, ronds, en cuir violemment bariolé, des couvertures de Gafsa, des tapis de Kairouan, des portières de Caramani que j'aurais, en cet instant, frémi de soulever. Mais un panneau, entr'ouvert dans la muraille, laissait apercevoir une bibliothèque bondée de livres. Aux murs était accrochée toute une série de photographies représentant les chefs-d'œuvre de l'art antique. Il y avait enfin une table qui disparaissait sous un invraisemblable amoncellement de papiers, de brochures, de livres. Je crus m'effondrer en apercevant un numéro—récent—de la Revue Archéologique.

Je regardai Morhange. Il me regarda, et soudain un rire, un rire fou, s'empara de nous, nous secoua une bonne minute.

—Je ne sais pas,—put enfin articuler Morhange,—si nous regretterons un jour notre petite excursion au Hoggar. Avouez, en attendant, qu'elle s'annonce fertile en péripéties imprévues. Cet ineffable guide qui nous endort à seule fin de nous soustraire aux désagréments de la vie de caravane et qui me permet de connaître, en tout bien tout honneur, les extases tant préconisées du hachich; cette fantastique chevauchée nocturne, et pour finir cette grotte d'un Noureddin qui aurait reçu à l'Ecole normale l'enseignement de l'athénien Bersot, il y a de quoi, ma parole, faire dérailler les esprits les plus pondérés.

—Sérieusement, que pensez-vous de tout cela?

—Ce que j'en pense, mon pauvre ami? Mais ce que vous pouvez en penser vous-même. Je ne comprends rien, rien, rien. Ce que vous appelez gentiment mon érudition est à vau-l'eau. Et comment voulez-vous qu'il n'en soit pas ainsi? Ce troglodytisme m'effare. Pline parle bien d'indigènes vivant dans des cavernes, à sept jours de marche au sud-ouest des pays des Amantes, à douze jours à l'ouest de la grande Syrie. Hérodote dit aussi que les Garamantes chassaient, sur leurs chars à chevaux, les Ethiopiens troglodytes, mais enfin, nous sommes au Hoggar, en plein pays targui, et les Touareg nous sont présentés par les meilleurs auteurs comme ne consentant jamais à séjourner dans une grotte. Duveyrier est formel à ce sujet. Et qu'est-ce, je vous prie, que cette caverne aménagée en cabinet de travail, avec au mur des reproductions de la Vénus de Médicis et de l'Apollon Sauroctone? Fou, je vous dis, il y a de quoi devenir fou.

Et Morhange, se laissant tomber sur un divan, recommença à rire de plus belle.

—Voyez,—dis-je,—du latin.

Je m'étais saisi de feuillets épars sur la table de travail qui tenait le milieu de la salle. Morhange me les prit des mains et les parcourut avidement. La stupéfaction peinte sur son visage fut alors sans bornes.

—De plus fort en plus fort, mon cher! Il y a ici quelqu'un en train de composer, à grand renfort de textes, une dissertation sur les îles des Gorgones: de Gorgonum insulis. Méduse, d'après lui, fut une libyenne sauvage, qui habitait les environs du lac Triton, notre Chott Melhrir actuel, et c'est là que Persée... Ah!

La voix de Morhange s'était étranglée dans sa gorge. Au même instant, une voix, aigre et flûtée, venait de retentir dans l'immense salle.

—Je vous en prie; monsieur. Laissez mes papiers tranquilles.

Je me retournai vers le nouveau venu.


Une des portières de Caramani s'était écartée, livrant passage au plus inattendu des personnages. Si résignés que nous fussions aux éventualités saugrenues, cette apparition dépassait en incohérence tout ce qu'il peut être permis de concevoir.

Sur le seuil de la porte se tenait un petit homme, au crâne chauve, à la figure jaune et pointue à demi-cachée par une énorme paire de lunettes vertes, avec une petite barbe poivre et sel. Peu de linge apparent, mais une impressionnante cravate à plastron cerise. Un pantalon blanc, du genre appelé flottard. Des babouches de cuir rouge constituaient le seul détail oriental de son costume.

Il portait, non sans ostentation, la rosette d'officier de l'Instruction publiques.

Il ramassa les feuillets que, dans son ébahissement, Morhange avait laissé choir, les compta, les reclassa, et, nous ayant jeté un regard courroucé, agita une sonnette de cuivre.

La portière se souleva de nouveau. Un gigantesque Targui blanc entra. Il me sembla reconnaître en lui un des génies de la caverne[10].

—Ferradji,—demanda avec colère le petit officier de l'Instruction publique,—pourquoi a-t-on conduit ces messieurs dans la bibliothèque?

Le Targui s'inclina respectueusement.

—Cegheïr-ben-Cheïkh est revenu plus tôt qu'on ne l'attendait, sidi,—répondit-il,—et les embaumeurs n'avaient pas terminé hier soir leur besogne. On les a conduits ici en attendant, acheva-t-il en nous désignant.

—C'est bon, tu peux te retirer,—fit rageusement le petit homme.

Ferradji gagna la porte à reculons. Sur le seuil, il s'arrêta et dit encore:

—J'ai à te rappeler, sidi, que la table est servie.

—C'est bon, va-t'en.

Et l'homme aux lunettes vertes, s'asseyant devant le bureau, se mit à paperasser fébrilement.

Je ne sais pourquoi, en cet instant, une folle exaspération s'empara de moi. Je marchai vers lui.

—Monsieur,—lui dis-je,—nous ne savons, mon compagnon et moi, ni où nous sommes, ni qui vous êtes. Nous voyons seulement que vous êtes Français, puisque vous portez une des plus estimables distinctions honorifiques de notre pays. Vous avez pu faire, de votre côté, le même raisonnement,—ajoutai-je en désignant le mince ruban rouge que j'avais sur ma veste blanche.

Il me regarda avec une surprise dédaigneuse:

—Eh bien, monsieur?...

—Eh bien, monsieur, le nègre qui vient de sortir a prononcé un nom, Cegheïr-ben-Cheïkh, le nom d'un brigand, le nom d'un bandit, d'un des assassins du colonel Flatters. Connaissez-vous ce détail, monsieur?

Le petit homme me dévisagea froidement et haussa les épaules.

—Certes. Mais qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?

—Comment!—hurlai-je, hors de moi.—Mais qui êtes-vous, alors?

—Monsieur,—dit avec une dignité comique le petit vieux en se tournant vers Morhange,—je vous prends à témoin des façons singulières de votre compagnon. Je suis ici chez moi, et je n'admets pas...

—Il faut excuser mon camarade, monsieur,—fit Morhange en s'avançant.—Ce n'est pas un homme d'étude, comme vous. Un jeune lieutenant, vous savez, cela a la tête chaude. Et vous devez d'ailleurs comprendre que nous avons quelques motifs, l'un et l'autre, de ne pas posséder tout le calme désirable.

Furieux, j'étais sur le point de désavouer les paroles si étrangement humbles de Morhange. Mais un regard me convainquit que l'ironie tenait sur son visage une place maintenant au moins égale à celle de la surprise.

—Je sais bien que la plupart des officiers sont des brutes,—bougonna le petit vieux,—mais ce n'est pas une raison...

—Je ne suis moi-même qu'un officier, monsieur,—repartit Morhange, d'un ton de plus en plus humble,—et, si j'ai jamais souffert de l'infériorité intellectuelle que comporte cet état, je vous jure que ce fut bien tout à l'heure, en parcourant—indiscrétion dont je m'excuse—les doctes pages que vous consacrez à la passionnante histoire de la Gorgone, d'après Proclès de Carthage, cité par Pausanias.

Un étonnement risible distendit les traits du petit vieux. Il essuya ses conserves avec précipitation.

—Comment?—s'écria-t-il enfin.

—Il est bien regrettable, à ce propos,—continua imperturbablement Morhange,—que nous ne soyons pas en possession du curieux traité consacré à la brûlante question dont il s'agit par ce Statius Sebosus, que nous ne connaissons que par Pline, et que...

—Vous connaissez Statius Sebosus?

—Et que mon maître, le géographe Berlioux...

—Vous avez connu Berlioux, vous avez été son élève!—balbutia, éperdu, le petit homme aux palmes.

—J'ai eu cet honneur,—répondit Morhange, maintenant très froid.

—Mais, alors, mais, monsieur, alors, vous avez entendu parler, vous êtes au courant de la question, du problème de l'Atlantide?

—Je ne suis pas, effectivement, sans avoir pris connaissance des travaux de Lagneau, de Ploix, d'Arbois de Jubainville,—fit Morhange, glacial.

—Ah! mon Dieu,—et le petit homme était dans la plus extraordinaire des agitations,—monsieur, mon capitaine, que je suis heureux, que d'excuses!...

Au même instant, la portière se soulevait de nouveau. Ferradji reparut.

—Sidi, ils te font dire que, si vous n'arrivez pas, ils vont commencer sans vous.

—J'y vais, j'y vais, Ferradji, dis que nous y allons. Ah! monsieur, si j'avais pu prévoir... Mais c'est si extraordinaire, un officier qui connaît Proclès de Carthage et Arbois de Jubainville. Encore une fois... Mais, que je me présente: M. Etienne Le Mesge, agrégé de l'Université.

—Capitaine Morhange,—fit mon compagnon.

Je m'avançai à mon tour.

—Lieutenant de Saint-Avit. Il est effectif, monsieur, que je suis très susceptible de confondre Arbois de Carthage avec Proclès de Jubainville. Je verrai plus tard à combler ces lacunes. Pour le moment, je désirerais savoir où nous sommes, mon compagnon et moi, si nous sommes libres, ou quelle puissance occulte nous détient. Vous avez l'air, monsieur, de posséder suffisamment vos aises dans la maison pour me fixer sur ce point, que j'ai la faiblesse de considérer comme capital.

M. le Mesge me regarda. Un assez vilain sourire erra sur ses lèvres. Il ouvrit la bouche...

Au même instant, un timbre impatient retentissait.

—Tout à l'heure, messieurs, je vous apprendrai, je vous expliquerai... Mais pour l'instant, voyez, il faut nous hâter. C'est l'heure du déjeuner, et nos commensaux commencent à se lasser d'attendre.

—Nos commensaux?

—Ils sont au nombre de deux,—expliqua M. Le Mesge.—Nous constituons à nous trois le personnel européen de la maison,—le personnel fixe,—crut-il devoir compléter, avec son inquiétant sourire. Deux originaux, messieurs, avec qui vous préférerez sans doute avoir le moins de rapports possible. L'un est un homme d'église, esprit étroit, quoique protestant. L'autre, un homme du monde dévoyé, un vieux fou.

—Permettez, demandai-je,—ce doit être lui que j'ai entendu la nuit dernière. Il était en train de tailler une banque; avec vous et le pasteur, sans doute?...

M. le Mesge eut un geste de dignité froissée.

—Y pensez-vous, monsieur, avec moi! C'est avec les Touareg qu'il joue. Il leur a appris tous les jeux imaginables. Tenez, c'est lui qui frappe furieusement sur le timbre, pour que nous nous hâtions. Il est 9 h. ½, et la salle de trente-et-quarante s'ouvre à 10 heures. Faisons vite. Je pense que vous ne serez d'ailleurs pas fâchés de vous restaurer un peu.

—Ce ne sera en effet pas de refus,—répondit Morhange.


Par un long couloir sinueux, avec des marches à chaque pas nous suivîmes M. Le Mesge. Le parcours était sombre. Mais, par intervalles, dans de petites niches ménagées en plein roc, brillaient des veilleuses roses et des brûle-parfums. Les émouvantes odeurs orientales embaumaient l'ombre et faisaient un doux contraste avec l'air froid des pics neigeux.

De temps à autre, un Targui blanc, fantôme muet et impassible, nous croisait, et nous entendions décroître, derrière nous, le claquement de ses babouches.

Devant une lourde porte bardée du même métal pâle que j'avais remarqué aux murs de la bibliothèque, M. Le Mesge s'arrêta, et, ayant ouvert, s'effaça pour nous laisser entrer.

Bien que la salle à manger où nous venions de pénétrer n'eût que peu d'analogie avec les salles à manger européennes, j'en connais beaucoup qui pourraient lui envier son confortable. Comme la bibliothèque, une grande baie l'éclairait. Mais je me rendis compte qu'elle était exposée vers l'extérieur, tandis que la bibliothèque avait vue sur le jardin situé à l'intérieur de la couronne montagneuse.

Pas de table centrale, ni ces meubles barbares qu'on appelle des chaises. Mais une infinité de crédences en bois doré, comme vénitiennes, des tapis en masse, aux couleurs lointaines et assourdies, des coussins, touareg ou tunisiens. Au milieu, une immense natte où était disposée, dans des paniers de fine vannerie, parmi des buires d'argent et des bassins de cuivre emplis d'eau odorante, une collation dont la vue seule nous prodigua un réconfort enfantin.

M. Le Mesge, s'avançant, nous présenta aux deux personnages qui avaient déjà pris place sur la natte.

—Monsieur Spardek,—dit-il—et je compris combien notre interlocuteur se mettait, par cette simple phrase, au-dessus des vains titres humains.

Le révérend Spardek, de Manchester, nous fit un salut compassé, et nous demanda l'autorisation de conserver sur la tête son haut-de-forme à larges bords. C'était un homme sec et froid, grand et maigre. Il mangeait avec une onction triste, énormément.

—Monsieur Bielowsky,—dit M. Le Mesge, après nous avoir présentés au second convive.

—Comte Casimir Bielowsky, hetman de Jitomir,—rectifia ce dernier avec une bonne grâce parfaite, tandis qu'il se levait pour nous serrer la main.

Tout de suite, je me sentis pris d'une certaine sympathie pour l'hetman de Jitomir, qui réalisait le type parfait du vieux beau. Une raie séparait ses cheveux de couleur chocolat (j'ai su plus tard que l'hetman les teignait à l'aide d'une décoction de khol). Il avait de splendides favoris à la François-Joseph, également chocolat. Le nez était un peu rouge, sans doute, mais si fin, si aristocratique. Les mains étaient des merveilles. Je mis quelque temps à évaluer la date de la mode à laquelle se rapportait l'habit du comte, vert bouteille, à revers jaunes, adorné d'un gigantesque crachat argent et émail bleu. Le souvenir d'un portrait du duc de Morny me fit opter pour 1830 ou 1862. La suite de ce récit montrera que je ne m'étais guère trompé.

Le comte me fit asseoir à côté de lui. Une des premières questions qu'il me posa fut pour me demander si je tirais à cinq.

—Cela dépend de l'inspiration,—répondis-je.

—Bien dit. Moi je ne tire plus, depuis 1866. Un serment. Une peccadille. Un jour, chez Walewski, une partie d'enfer. Je tire à cinq. Je m'embarque, naturellement. L'autre avait quatre. «Idiot!», me crie le petit baron de Chaux-Giseux, qui pontait sur mon tableau des sommes vertigineuses. V'lan, je lui lance une bouteille de champagne à la tête. Il la baisse. C'est le maréchal Vaillant qui reçoit la bouteille. Tableau! La chose s'arrangea, parce que nous étions tous deux francs-maçons. L'empereur me fit jurer de ne plus tiré à cinq. J'ai tenu ma promesse. Mais il y a des moments où c'est dur, dur.

Il ajouta, d'une voix noyée de mélancolie:

—Un peu de ce Hoggar 1880. Excellent cru. C'est moi, lieutenant, qui ai enseigné aux gens d'ici l'usage du jus de la vigne. Le vin de palmier, estimable quand on l'a fait convenablement fermenter, deviendrait, à la longue, insipide.

Il était puissant, ce Hoggar 1880. Nous le dégustions dans de larges gobelets d'argent. Il était frais comme un vin du Rhin, sec comme un vin de l'Ermitage. Et puis, soudain, remembrance des vins brûlés du Portugal, il se faisait sucré, fruiteux; un vin admirable, te dis-je.

Il arrosait, ce vin, le plus spirituel des déjeuners. Peu de viandes, à la vérité, mais toutes remarquablement épicées. Beaucoup de gâteaux, crêpes au miel, beignets aromatisés, bonbons au lait caillé et aux dattes. Et surtout, dans les grands plats vermeils ou dans les jarres d'osier, des fruits, des masses de fruits, figues, dattes, pistaches, jujubes, grenades, abricots, énormes grappes de raisin, plus longues que celles qui firent ployer les épaules des fourriers hébreux dans le pays de Chanaan, lourdes pastèques ouvertes en deux, à la chair humide et rose, avec leurs régimes de grains noirs.

J'achevais à peine de déguster un de ces beaux fruits glacés que M. Le Mesge se leva.

—Messieurs, si vous voulez bien,—dit-il, s'adressant à Morhange et à moi.

—Le plus tôt que vous le pourrez, quittez ce vieux radoteur,—me glissa l'hetman de Jitomir.—La partie de trente-et-quarante va commencer. Vous verrez, vous verrez. Beaucoup plus fort que chez Cora Pearl.

—Messieurs,—répéta d'un ton sec M. Le Mesge.

Nous le suivîmes. Quand nous fûmes de nouveau tous trois dans la bibliothèque:

—Monsieur,—me dit-il, s'adressant à moi,—vous m'avez demandé tout à l'heure quelle puissance occulte vous détient ici. Vos façons étant comminatoires, j'aurais refusé d'obtempérer, n'eût été votre ami, que sa science met mieux à même que vous d'apprécier la valeur des révélations que je vais vous faire.

Ce disant, il avait fait jouer un déclic dans la paroi de la muraille. Une armoire apparut, bondée de livres. Il en prit un.

—Vous êtes, tous les deux,—continua M. Le Mesge,—sous la puissance d'une femme. Cette femme, la reine, la sultane, la souveraine absolue du Hoggar, s'appelle Antinéa. Ne sursautez pas, monsieur Morhange, vous finirez par comprendre.

Il ouvrit le livre et lut cette phrase:


«Je dois vous en prévenir d'abord, avant d'entrer en matière: ne soyez pas surpris de m'entendre appeler des barbares de noms grecs.»


—Quel est ce livre?—balbutia Morhange, dont la pâleur, en cet instant, m'épouvanta.

—Ce livre,—répondit lentement, pesant ses mots, avec une extraordinaire impression de triomphe, M. Le Mesge,—c'est le plus grand, le plus beau, le plus hermétique des dialogues de Platon, c'est le Critias ou l'Atlantide.

—Le Critias? Mais il est inachevé,—murmura Morhange.

—Il est inachevé en France, en Europe, partout,—dit M. Le Mesge.—Ici, il est achevé. Vérifiez l'exemplaire que je vous tends.

—Mais quel rapport, quel rapport,—répétait Morhange, tandis qu'il parcourait avidement le manuscrit,—quel rapport y a-t-il entre ce dialogue, complet, il me semble, oui, complet, quel rapport avec cette femme, Antinéa? Pourquoi est-il en sa possession?

—Parce que,—répondit imperturbablement le petit homme,—parce que ce livre, à cette femme, c'est son livre de noblesse, son Gotha, en quelque sorte, comprenez-vous? Parce qu'il établit sa prodigieuse généalogie; parce qu'elle est...

—Parce qu'elle est?—répéta Morhange.

—Parce qu'elle est la petite-fille de Neptune, la dernière descendante des Atlantes.

CHAPITRE IX

L'ATLANTIDE

M. Le Mesge considéra Morhange victorieusement. Il était visible qu'il ne s'adressait qu'à lui, qu'il le jugeait seul digne de ses confidences.

—Nombreux sont, monsieur,—dit-il,—les officiers français ou étrangers, que le caprice de notre souveraine, Antinéa, a conduits ici. Vous êtes le premier à qui je fais l'honneur de mes révélations. Mais vous avez été l'élève de Berlioux, et je dois tant à la mémoire de ce grand homme qu'il me semble lui rendre hommage en faisant part à l'un de ses disciples des résultats uniques, j'ose dire, de mes recherches particulières.

Il agita sa sonnette. Ferradji parut.

—Du café pour ces messieurs,—commanda M. Le Mesge.

Il nous tendit un coffret, peinturluré de couleurs voyantes, plein de cigarettes égyptiennes.

—Je ne fume jamais,—expliqua-t-il,—mais Antinéa vient quelquefois ici. Ces cigarettes sont les siennes. Prenez, messieurs.

J'ai toujours eu horreur de ce tabac blond, qui permet à un garçon coiffeur de la rue de la Michodière de se donner l'illusion des voluptés orientales. Mais, en l'espèce, ces cigarettes musquées n'étaient pas sans attrait. Et il y avait longtemps que ma provision de caporal était épuisée.

—Voici la collection de la Vie Parisienne, monsieur, me dit M. Le Mesge,—usez-en, si elle vous intéresse, tandis que je m'entretiendrai avec votre ami.

—Monsieur,—répondis-je assez vertement, il est vrai que je n'ai pas été l'élève de Berlioux. Vous me permettrez néanmoins d'écouter votre conversation: je ne désespère pas de la trouver intéressante.

—A votre aise,—dit le petit vieux.

Nous nous installâmes confortablement. M. Le Mesge s'assit devant le bureau, tira ses manchettes et commença en ces termes:


—Si épris que je sois, monsieur, d'une complète objectivité en matière d'érudition, il ne m'est pas possible d'abstraire totalement mon histoire propre de celle de la dernière descendante de Clito et de Neptune. C'est à la fois mon regret et mon honneur.

«Je suis fils de mes œuvres. Dès l'enfance, la prodigieuse impulsion donnée aux sciences historiques par le XIXe siècle me frappa. Je vis où était ma voie. Je l'ai suivie, envers et contre tous.

«Envers et contre tous, je dis bien. Sans autres ressources que celles de mon travail et de mon mérite, je fus reçu agrégé d'histoire et de géographie au concours de 1880. Un grand concours. Sur les treize admis, il y eut des noms qui depuis sont devenus illustres: Jullian, Bourgeois, Auerbach... Je n'en veux pas à mes collègues aujourd'hui parvenus au faîte des honneurs officiels; je lis avec commisération leurs travaux, et les pitoyables erreurs auxquelles les condamne l'insuffisance de leur documentation me dédommageraient amplement de mes déboires universitaires et me combleraient d'une ironique joie, si, depuis longtemps, je n'étais au-dessus de ces satisfactions d'amour-propre.

«Professeur au lycée du Parc, à Lyon, c'est là que je connus Berlioux, et que je suivis avec passion ses travaux sur l'histoire de l'Afrique. Dès cette époque, j'eus l'idée d'une très originale thèse de doctorat. Il s'agissait d'établir un parallèle entre l'héroïne berbère du VIIe siècle, qui lutta contre l'envahisseur arabe, la Kahena, et l'héroïne française qui lutta contre l'envahisseur anglais, Jeanne d'Arc. Je proposai donc à la Faculté des Lettres de Paris ce sujet de thèse: Jeanne d'Arc et les Touareg. Ce simple énoncé souleva dans le monde savant un tolle général, un éclat de rire inepte. Des amis m'avertirent discrètement. Je me refusais à les croire. Force m'en fut, pourtant, le jour où, appelé chez mon recteur, celui-ci, après avoir manifesté pour mon état de santé un intérêt qui m'étonna, me demanda finalement s'il me déplairait de prendre un congé de deux ans, à demi-traitement. Je refusai avec indignation. Le recteur n'insista pas mais, quinze jours après, un arrêté ministériel, sans autre forme de procès, me nommait dans un des lycées de France les plus infimes, les plus reculés, à Mont-de-Marsan.

«Comprenez bien que j'étais ulcéré, et vous excuserez les déportements où je me livrai dans ce département excentrique. Et que faire, dans les Landes, si on ne mange ni ne boit? Je fis, ardemment, l'un et l'autre. Mon traitement fila en foies gras, en bécasses, en vins de sable. Le résultat fut assez prompt: en moins d'un an, mes articulations se mirent à craquer comme les moyeux trop huilés d'une bicyclette qui a fourni une longue course sur une piste poussiéreuse. Une bonne crise de goutte me cloua sur mon lit. Heureusement, dans ce pays béni, le remède est à côté du mal. Je partis donc, aux vacances, pour Dax, en vue de faire fondre ces douloureux petits cristaux.

«Je louai une chambre au bord de l'Adour, sur la promenade des Baignots. Une brave femme venait faire mon ménage. Elle faisait également celui d'un vieux monsieur, juge d'instruction en retraite et président de la Société Roger-Ducos, vague magma scientifique, où des savants d'arrondissement s'appliquaient, avec une prodigieuse incompétence, à l'étude des questions les plus hétéroclites. Une après-midi, j'étais chez moi, à cause d'une forte pluie. La brave femme était en train d'astiquer avec frénésie le loquet de cuivre de ma porte. Elle employait une pâte appelée tripoli, qu'elle étendait sur un papier, et frottait, et frottait... L'aspect particulier du papier m'intrigua. J'y jetai un coup d'œil. «Grands dieux! Où avez-vous pris ce papier?» Elle se trouble: «Chez mon maître, il y en a comme ça des tas. J'ai arraché celui-ci à un cahier.—Voilà dix francs, allez me chercher ce cahier.»

«Un quart d'heure plus tard, elle revint, me le rapportant. Bonheur! Il n'y manquait qu'une page, celle dont elle avait astiqué ma porte. Ce manuscrit, ce cahier, savez-vous ce que c'était? tout simplement le Voyage à l'Atlantide, du mythographe Denys de Milet, cité par Diodore, et dont j'avais si souvent entendu déplorer la perte par Berlioux[11].

Cet inestimable document contenait de nombreuses citations du Critias. Il reproduisait l'essentiel de l'illustre dialogue, dont vous avez eu entre les mains tout à l'heure le seul exemplaire qui subsiste au monde. Il établissait de façon indiscutable la position du château des Atlantes, et démontrait que ce site, nié par la science actuelle, n'a pas été submergé par les flots, ainsi que se le figurent les rares défenseurs timorés de l'hypothèse atlantide. Il le nommait «massif central mazycien.» Vous savez qu'il ne subsiste plus de doute sur l'identification des Mazyces d'Hérodote avec les peuplades de l'Imoschaoch, les Touareg. Or, le manuscrit de Denys identifie péremptoirement les Mazyces de l'histoire avec les Atlantes de la prétendue légende.

«Denys m'apprenait donc que la partie centrale de l'Atlantide, berceau et demeure de la dynastie neptunienne, non seulement n'avait pas sombré dans la catastrophe contée par Platon, et qui engloutit le reste de l'île Atlantide, mais encore que cette partie correspondait au Hoggar targui, et que, dans ce Hoggar, du moins à son époque, la noble dynastie neptunienne était réputée se perpétuer encore.

«Les historiens de l'Atlantide estiment à neuf mille ans avant l'ère chrétienne la date du cataclysme qui anéantit tout ou portion de cette contrée fameuse. Si Denys de Millet, qui écrivait il n'y a guère plus de deux mille ans, juge qu'à son époque la dynastie issue de Neptune donnait encore ses lois, vous concevrez que j'eus vite l'idée suivante: ce qui a subsisté neuf mille ans peut subsister onze mille ans. Dès ce moment, je n'eus plus qu'un but: entrer en relations avec les descendants possibles des Atlantes, et si, comme j'avais maintes raisons de le croire, ils étaient bien déchus et ignorants de leur splendeur première, leur révéler leur illustre filiation.

«Il est également compréhensible que je n'aie pas fait part de mes intentions à mes supérieurs universitaires. Solliciter leur concours ou même leur autorisation, étant données les dispositions que j'avais pu constater chez eux à mon égard, c'eût été, de façon à peu près certaine, risquer gratuitement le cabanon. Je réalisai donc mes petites économies et m'embarquai pour Oran sans tambour ni trompette. J'arrivai le 1er octobre à In-Salah. Mollement étendu sous un palmier, dans l'oasis, j'avais un plaisir infini à penser que, le même jour, le proviseur de Mont-de-Marsan, affolé, contenant avec peine vingt horribles marmots hurlants devant la porte d'une salle de classe vide, lançait de tous côtés des télégrammes à la recherche de son professeur d'histoire.

M. Le Mesge s'arrêta et nous lança un regard satisfait.

J'avoue que je manquai alors de dignité, et ne me souvins pas de l'affectation perpétuelle qu'il avait marquée de ne se mettre en frais que pour Morhange.

—Excusez-moi, monsieur, si votre récit m'intéresse plus que je ne m'y attendais. Mais vous savez que bien des éléments me font défaut pour vous comprendre. Vous avez parlé de la dynastie neptunienne. Qu'est cette dynastie, dont vous faites, je crois, descendre Antinéa? Quel est son rôle dans l'histoire de l'Atlantide?

M. Le Mesge sourit avec condescendance, tout en clignant de l'œil du côté de Morhange. Celui-ci, sans sourciller, sans mot dire, menton dans la main, coude sur le genou, écoutait.

—Platon vous répondra pour moi, monsieur,—dit le professeur.

Et il ajouta, avec un accent de pitié indicible:

—Est-il donc possible que vous n'ayez jamais eu connaissance du début du Critias?

Il avait pris sur la table le manuscrit dont la vue avait tant ému Morhange. Il ajusta ses lunettes, se mit à lire. On eût dit que la magie platonicienne secouait, transfigurait ce petit vieillard ridicule.


«Ayant tiré au sort les différentes parties de la terre, les dieux obtinrent, les uns une contrée plus grande, les autres une plus petite... C'est ainsi que Neptune, ayant reçu en partage l'île Atlantide, plaça les enfants qu'il avait eus d'une mortelle dans une partie de cette île. C'était, non loin de la mer, une plaine située au milieu de l'île, la plus belle, assure-t-on, et la plus fertile des plaines. A cinquante stades environ de cette plaine, au milieu de l'île, était une montagne. Là habitait un de ces hommes qui, à l'origine des choses, naquirent de la terre, Evénor avec sa femme, Leucippe. Ils engendrèrent une fille unique, Clito. Elle était nubile lorsque son père et sa mère moururent, et Neptune, s'en étant épris, l'épousa. La montagne où elle demeurait, Neptune la fortifia en l'isolant tout autour. Il fit des enceintes de mer et de terre, alternativement, les unes plus petites, les autres plus grandes, deux de terre et trois de mer, et les arrondit au centre de l'île, de manière que toutes leurs partis s'en trouvassent à une égale distance...»


M. Le Mesge interrompit sa lecture.

—Cette disposition ne vous rappelle-t-elle rien?—interrogea-t-il.

Je regardai Morhange, abîmé dans des réflexions de plus eu plus profondes.

—Ne vous rappelle-t-elle rien?—insista la voix incisive du professeur.

—Morhange, Morhange,—balbutiai-je—souvenez-vous, hier, notre course, notre enlèvement, les deux couloirs qu'on nous a fait traverser avant d'arriver dans cette montagne... Des enceintes de terre et de mer... Deux couloirs, deux enceintes de terre.

—Hé! hé!—fit M. Le Mesge.

Il souriait en me regardant. Je compris que son sourire signifiait: «Serait-il moins obtus que je n'aurais cru?»

Comme en un grand effort, Morhange rompit le silence.

—J'entends bien, j'entends bien... Les trois enceintes de mer... Mais alors, monsieur, vous supposez, dans votre explication, dont je ne conteste pas l'ingéniosité, vous supposez exacte l'hypothèse de la mer Saharienne!

—Je la suppose et je la prouve,—répondit l'irascible petit vieillard, avec un coup sec frappé sur le bureau. Je sais bien ce que Schirmer et les autres ont avancé contre elle. Je le sais mieux que vous. Je sais tout, monsieur. Je tiens à votre disposition toutes les preuves. En attendant, ce soir au dîner, vous vous régalerez sans doute avec de succulents poissons. Et vous me direz si ces poissons-là pêchés dans le lac que vous pouvez apercevoir de cette fenêtre, vous semblent des poissons d'eau douce.

«Comprenez bien,—poursuivit-il plus calme,—l'erreur des gens qui, croyant à l'Atlantide, se sont mêlés d'expliquer le cataclysme où ils ont jugé que l'île merveilleuse avait tout entière sombré. Tous, ils ont cru à un engloutissement. En l'espèce, il n'y a pas eu immersion. Il y a eu émersion. Des terres nouvelles ont émergé du flot atlantique. Le désert a remplacé la mer. Les sebkhas, les salines, les lacs Tritons, les sablonneuses Syrtes sont les vestiges désolés des flots mouvants sur lesquels cinglèrent jadis les flottes partant à la conquête de l'Attique. Le sable, mieux que l'eau, engloutit une civilisation. Aujourd'hui, de la belle île que la mer et les vents faisaient orgueilleuse et verdoyante, il ne reste que ce massif calciné. Seule a subsisté, dans cette cuvette rocheuse isolée à jamais du monde vivant, l'oasis merveilleuse que vous avez à vos pieds, ces fruits rouges, cette cascade, ce lac bleu, témoignages sacrés de l'âge d'or disparu. Hier soir, en arrivant ici, vous avez franchi les cinq enceintes: les trois enceintes de mer, pour jamais desséchées; les deux enceintes de terre, creusées d'un couloir où vous avez passé à dos de chameau, et où, jadis, voguaient les trirèmes. Seule, dans cette immense catastrophe, s'est maintenue semblable à ce qu'elle fut alors, dans son antique splendeur, la montagne que voici, la montagne où Neptune enferma sa bien-aimée Clito, fille d'Evénor et de Leucippe, mère d'Atlas, aïeule millénaire d'Antinéa, la souveraine sous la dépendance de laquelle vous venez d'entrer pour toujours.

—Monsieur,—dit Morhange, avec la plus exquise politesse,—le souci n'aurait rien que de très naturel qui nous pousserait à nous enquérir des raisons et du but de cette dépendance. Mais voyez à quel point m'intéressent vos révélations: je diffère cette question d'ordre privé. Ces jours-ci, dans deux cavernes, il m'a été donné de découvrir une inscription tifinar de ce nom, Antinéa. Mon camarade m'est témoin que je l'avais tenu pour un nom grec. Je comprends maintenant, grâce à vous et au divin Platon, qu'il ne faille plus m'étonner d'entendre appeler une barbare d'un nom grec. Mais je n'en reste pas moins perplexe sur l'étymologie de ce vocable. Pouvez-vous éclairer ma religion à ce sujet?

—Monsieur,—répondit M. Le Mesge,—je n'y manquerai certainement pas. Que je vous dise à ce propos que vous n'êtes pas le premier à me poser une telle question. Parmi les explorateurs que j'ai vus entrer ici depuis dix ans, la plupart y ont été attirés de la même manière, intrigués par ce vocable grec reproduit en tifinar. J'ai même dressé un catalogue assez exact de ces inscriptions, et des cavernes où on les rencontre. Toutes, ou presque, sont accompagnées de cette formule: Antinéa. Ici commence son domaine. J'ai moi-même fait repeindre à l'ocre telle ou telle qui commençait à s'effacer. Mais, pour en revenir à ce que je vous disais tout d'abord, aucun des Européens conduits ici par ce mystère épigraphique n'a plus eu, dès qu'il s'est trouvé dans le palais d'Antinéa, cure d'être éclairé sur cette étymologie. Ils ont tous eu immédiatement autre martel en tête. A ce propos, il y aurait bien des choses à dire sur le peu d'importance réelle qu'ont les préoccupations purement scientifiques même pour les savants, comme ils les sacrifient vite aux soucis les plus terre à terre, celui de leur vie, par exemple.

—Nous y reviendrons une autre fois, voulez-vous, monsieur,—fit Morhange, toujours admirable de courtoisie.

—Cette digression n'avait qu'un but, monsieur: vous prouver que je ne vous compte pas au nombre de ces savants indignes. Vous vous inquiétez en effet de connaître les racines de ce nom, Antinéa, et cela avant de savoir quelle sorte de femme est celle qui le porte, ou les motifs pour quoi, vous et monsieur, êtes ses prisonniers.

Je regardai fixement le petit vieux. Mais il parlait avec le plus profond sérieux.

«Tant mieux pour toi, pensai-je. Autrement, j'aurais tôt fait de t'envoyer par la fenêtre ironiser à ton aise. La loi de la chute des corps ne doit pas être modifiée, au Hoggar.»

—Vous avez sans doute, monsieur,—continua, imperturbable sous mon regard ardent, M. Le Mesge s'adressant à Morhange,—formulé quelques hypothèses étymologiques, lorsque vous vous êtes trouvé la première fois en face de ce nom, Antinéa. Verriez-vous un inconvénient à me les communiquer?

—Aucun, monsieur,—dit Morhange.

Et très posément, il énuméra les étymologies dont j'ai parlé plus haut.

Le petit homme au plastron cerise se frottait les mains.

—Très bien,—apprécia-t-il, avec un accent de jubilation intense.—Excessivement bien, du moins pour les médiocres connaissances helléniques qui doivent être vôtres. Tout ceci n'en est pas moins, faux, archi-faux.

—C'est bien parce que je m'en doute que je vous questionne,—fit doucement Morhange.

—Je ne vous ferai pas languir davantage,—dit M. Le Mesge.—Le mot Antinéa se décompose de la façon suivante: ti n'est autre chose qu'une immixtion barbare dans ce nom essentiellement grec: Ti est l'article féminin berbère. Nous avons plusieurs exemples de ce mélange. Prenez celui de Tipasa, la ville nord-africaine. Son nom signifie l'entière, de ti et de νἁρ. En l'espèce, tinea signifie la nouvelle, de ti et de ἑα.

—Et le préfixe an?—interrogea Morhange.

—Se peut-il, monsieur,—répliqua M. Le Mesge,—que je me sois fatigué une heure à vous parler du Critias pour aboutir à un aussi piètre résultat? Il est certain que le préfixe an, en lui-même, n'a pas de signification. Vous comprendrez qu'il en a une, lorsque je vous aurai dit qu'il y a là un cas très curieux d'apocope. Ce n'est pas an qu'il faut lire, c'est atlan. Atl est tombé, par apocope; an a subsisté. En résumé, Antinéa se décompose de la manière suivante: Τἱ—νἑα—'ατλ 'Αν. Et sa signification, la nouvelle Atlante, sort éblouissante de cette démonstration.

Je regardai Morhange. Son étonnement était sans bornes. Le préfixe berbère ti l'avait littéralement sidéré.

—Avez-vous eu l'occasion de vérifier cette très ingénieuse étymologie, monsieur?—put-il enfin proférer.

—Vous n'aurez qu'à jeter un coup d'œil sur ces quelques livres,—fit dédaigneusement M. Le Mesge.

Successivement, il ouvrit cinq, dix, vingt placards. Une prodigieuse bibliothèque s'amoncela à notre vue.

—Tout, tout, il y a tout ici,—murmura Morhange, avec une étonnante inflexion de terreur et d'admiration.

—Tout ce qui vaut la peine d'être consulté, du moins,—dit Le Mesge.—Tous les grands ouvrages dont le monde réputé savant déplore aujourd'hui la perte.

—Et comment sont-ils ici?

—Cher monsieur, comme vous me navrez, moi qui vous avais cru au courant de certaines choses! Vous oubliez donc le passage où Pline l'Ancien parle de la bibliothèque de Carthage et des trésors qui y étaient entassés? En 146, quand cette ville succomba sous les coups du bélître Scipion, l'invraisemblable ramassis d'illettrés qui avait nom le Sénat romain eut pour ces richesses le plus profond mépris. Il en fit don aux rois indigènes. Ce fut ainsi que Mastanabal recueillit le merveilleux héritage; il fut transmis à ses fils et petits-fils, Hiempsal, Juba Ier, Juba II, le mari de l'admirable Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre et de Marc-Antoine. Cléopâtre Séléné engendra une fille qui épousa un roi atlante. C'est ainsi qu'Antinéa, fille de Neptune, compte au nombre de ses aïeules l'immortelle reine d'Egypte. C'est ainsi que, par ses droits d'héritage, les vestiges de la bibliothèque de Carthage, enrichis des vestiges de la bibliothèque d'Alexandrie, se trouvent actuellement sous vos yeux.

«La Science fuit l'homme. Alors qu'il instaurait ces monstrueuses Babels pseudo-scientifiques, Berlin, Londres, Paris, la Science s'est reléguée dans ce coin désertique du Hoggar. Ils peuvent bien, là-bas, forger leurs hypothèses, basées sur la perte des ouvrages mystérieux de l'antiquité: ces ouvrages ne sont pas perdus. Ils sont ici. Ici les livres hébreux, chaldéens, assyriens. Ici, les grandes traditions égyptiennes, qui inspirèrent Solon, Hérodote et Platon. Ici, les mythographes grecs, les magiciens de l'Afrique romaine, les rêveurs indiens, tous les trésors, en un mot, dont l'absence fait des dissertations contemporaines de pauvres choses risibles. Croyez-m'en, il est bien vengé, l'humble petit universitaire qu'ils ont pris pour fou, dont ils ont fait fi. J'ai vécu, je vis, je vivrai dans un perpétuel éclat de rire devant leur érudition fausse et tronquée. Et, quand je serai mort, l'erreur, grâce aux précautions jalouses prises par Neptune pour isoler sa bien-aimée Clito du reste du monde, l'erreur, dis-je, continuera à régner en maîtresse souveraine sur leurs pitoyables écrits.

—Monsieur,—dit Morhange d'une voix grave,—vous venez d'affirmer l'influence de l'Egypte sur la civilisation des gens de par ici. Pour des raisons que j'aurai peut-être un jour l'occasion de vous expliquer, je tiendrais à avoir la preuve de cette immixtion.

—Qu'à cela ne tienne, monsieur,—répondit M. Le Mesge.

Alors, à mon tour, je m'avançai.

—Deux mots, s'il vous plaît, monsieur,—dis-je brutalement.—Je ne vous cacherai pas que ces discussions historiques me paraissent absolument hors de saison. Ce n'est pas ma faute, si vous avez eu des déboires universitaires, et si vous n'êtes pas aujourd'hui au Collège de France ou ailleurs. Pour l'instant, une seule chose m'importe: savoir ce que nous faisons, ce que je fais ici. Beaucoup plus que l'étymologie grecque ou berbère de son nom, il m'importe de savoir ce que me veut au juste cette dame, Antinéa. Mon camarade désire connaître ses rapports avec l'Egypte antique: c'est très bien. Pour ma part, je désire être surtout fixé sur ceux qu'elle entretient avec le Gouvernement général de l'Algérie et les bureaux arabes.

M. Le Mesge eut un rire strident.

Je vais vous faire une réponse qui vous donnera satisfaction à tous deux,—répondit-il.

Et il ajouta:

—Suivez-moi. Il est temps que vous appreniez.

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