L'Atlantide
CHAPITRE X
LA SALLE DE MARBRE ROUGE
Nous traversâmes derechef une interminable suite d'escaliers et de couloirs à la suite de M. Le Mesge.
—On perd tout sentiment de l'orientation, au milieu de ce labyrinthe,—murmurai-je à Morhange.
—On perdrait surtout la tête,—répondit à mi-voix mon compagnon.—Ce vieux fou est incontestablement fort savant. Mais Dieu sait où il veut en venir. Enfin, il a promis que nous allions savoir.
M. Le Mesge s'était arrêté devant une lourde porte obscure, toute incrustée de signes bizarres. Ayant fait jouer la serrure, il ouvrit.
—Messieurs, je vous en prie,—dit-il,—passez.
Une bouffée d'air froid nous frappa en plein visage. Il régnait une véritable température de cave dans la nouvelle salle où nous venions de pénétrer.
L'obscurité me permit d'abord assez mal d'apprécier ses proportions. L'éclairage, volontairement restreint, consistait en douze énormes lampes de cuivre, formant colonnes, posées à même le sol, brillantes de larges flammes rouges. Quand nous entrâmes, le vent du corridor fit osciller ces flammes qui agitèrent, une minute, autour de nous, nos ombres agrandies et étrangement déformées. Puis, le souffle se tassa, et les flammes redevenues rigides dardèrent de nouveau parmi les ténèbres leurs immobiles becs rouges.
Ces douze lampadaires géants (chacun avait environ trois mètres de hauteur) étaient disposés en une sorte de couronne, dont le diamètre avait pour le moins cinquante pieds. Au milieu de cette couronne, un tas sombre m'apparut, tout strié de tremblants reflets rouges. En m'approchant, je discernai une source jaillissante. C'était cette eau fraîche qui entretenait la température dont j'ai parlé.
D'immenses sièges naturels étaient taillés à même le rocher central, d'où s'épandait la murmurante et ténébreuse fontaine. Ils étaient matelassés par de soyeux coussins. Douze brûle-parfums, à l'intérieur de la couronne de flambeaux rouges, dessinaient une seconde couronne, d'un diamètre moitié moins long. On ne voyait pas, dans l'obscurité, monter leur fumée vers la voûte, mais leur alanguissement, combiné avec la fraîcheur et le bruit de l'eau, bannissait de l'âme tout désir autre que celui de demeurer là, toujours.
M. Le Mesge nous avait fait asseoir au centre de la salle, sur les fauteuils cyclopéens. Lui-même prit place entre nous.
—Dans quelques instants,—dit-il, vos yeux se seront accoutumés à l'obscurité.
Je remarquai que, comme dans un temple, il parlait bas.
Peu à peu, nos yeux se firent en effet à cette lumière rouge. Il n'y avait guère que la partie inférieure de l'énorme salle qui fût éclairée.
Toute la voûte était noyée dans l'ombre, et l'on n'en pouvait dire la hauteur. Vaguement, au-dessus de nos têtes, j'apercevais un grand lustre dont l'or était léché, comme tout le reste, par de sombres lueurs rouges. Mais rien ne permettait d'évaluer la longueur de la chaîne qui le suspendait au plafond obscur.
Le pavé de marbre était d'un grain si poli que les grandes torchères s'y reflétaient.
Cette salle, je le répète, était ronde, cercle parfait dont la fontaine à laquelle nous tournions le dos était le centre.
Nous faisions donc face aux parois arrondies. Bientôt, nos regards ne purent s'en détacher. Voici ce qui rendait ces parois remarquables: elles se divisaient en une série de niches sombres, dont la ligne noire était coupée, devant nous, par la porte qui venait de s'ouvrir pour nous livrer passage; derrière nous, par une seconde porte, trou plus noir que je devinai dans l'ombre en me retournant. D'une porte à l'autre, je comptai soixante de ces niches, soit, au total, cent vingt. Chacune d'elles était haute de trois mètres, large d'un. Chacune d'elles contenait une espèce d'étui, plus large du haut que du bas, fermé seulement dans sa partie inférieure. Dans ces étuis, dans tous sauf dans deux qui me faisaient face, je crus discerner une forme brillante, une forme humaine à n'en pas douter, quelque chose comme une statue d'un bronze très pâle. Dans l'arc de cercle que j'avais devant moi, je comptai nettement trente de ces bizarres statues.
Qu'étaient ces statues? Je voulus voir, je me levai.
La main de M. Le Mesge se posa sur mon bras.
—Tout à l'heure,—murmura-t-il à voix toujours très basse,—tout à l'heure.
Les regards du professeur étaient fixés sur la porte par laquelle nous avions pénétré dans la salle, et derrière laquelle un bruit de pas de plus en plus distinct se faisait maintenant entendre.
Elle s'ouvrit en silence et livra passage à trois Touareg blancs. Deux d'entre eux partaient sur leurs épaules un long paquet; le troisième me parut être le chef.
Sur ses indications, ils déposèrent le paquet sur le sol et retirèrent d'une des niches dont j'ai parlé l'étui oblong que, toutes, elles contenaient.
—Vous pouvez approcher, messieurs,—nous dit alors M. Le Mesge.
Sur un signe de sa part, les trois Touareg se retirèrent de quelques pas en arrière.
—Vous m'avez demandé tout à l'heure,—dit M. Le Mesge, s'adressant à Morhange,—de vous donner une preuve des influences égyptiennes sur ce pays. Que dites-vous de cette caisse, d'abord?
Disant ces mots, il désignait l'étui que les serviteurs venaient d'allonger sur le sol, après l'avoir retiré de sa niche.
Morhange poussa une sourde exclamation.
Nous avions devant nous une de ces caisses destinées à conserver les momies. Même bois luisant, même peinture de vives couleurs avec cette seule différence qu'ici les caractères tifinar remplaçaient les hiéroglyphes. La forme, étroite du bas, large du haut, eût dû, à elle seule, immédiatement nous en avertir.
J'ai déjà dit que la moitié inférieure de ce grand étui était close, donnant à l'ensemble l'aspect d'un sabot rectangulaire.
M. Le Mesge s'agenouilla et fixa sur la partie antérieure de la caisse un rectangle de carton blanc, une large étiquette, qu'il avait prise sur son bureau quelques instants plus tôt, en quittant la bibliothèque.
—Vous pouvez lire,—dit-il simplement, mais toujours à voix basse.
Je m'agenouillai aussi, car la lueur des grands candélabres ne permettait qu'à peine de déchiffrer l'étiquette, où je reconnus néanmoins l'écriture du professeur.
Elle portait ces simples mots, en grosse ronde:
Numéro 53. Major Sir Archibald Russell. Né à Richmond, le 5 juillet 1860. Mort au Hoggar, le 3 décembre 1896.
Je m'étais relevé d'un bond.
—Le major Russell!—m'écriai-je.
—Plus bas, plus bas,—fit M. Le Mesge.—Personne n'a le droit d'élever la voix, ici.
—Le major Russell,—répétai-je, obéissant comme malgré moi à cette injonction,—qui partit, l'année dernière, de Khartoum, pour explorer le Sokoto?
—Lui-même,—répondit le professeur.
—Et... où est-il le major Russell?
—Il est ici,—répondit M. Le Mesge.
Le professeur fit un signe. Les Touaregs blancs se rapprochèrent.
Un silence poignant régnait dans la salle mystérieuse, que troublait, seul, le glou-glou frais de la fontaine.
Les trois nègres s'étaient mis en devoir de défaire le paquet qu'ils avaient déposé en entrant près de la caisse peinte. Courbés sous le poids d'une indicible horreur, Morhange et moi, nous regardions.
Bientôt, une forme raidie, une forme humaine nous apparut. Un éclair rouge brilla sur elle. Nous avions devant nous, allongée sur le sol, enveloppée d'une espèce de pagne de mousseline blanche, une statue de bronze pâle, une statue semblable à celles qui, tout autour de nous dans les niches, droites, paraissaient fixer sur nous un impénétrable regard.
—Sir Archibald Russell,—murmura lentement M. Le Mesge.
Morhange, muet, s'approcha, il eut la force de soulever le voile de mousseline. Longuement, longuement, il dévisagea la morne statue de bronze.
—Une momie, une momie,—dit-il enfin,—vous vous trompez, monsieur ce n'est pas une momie.
—A proprement parler, non—répliqua M. Le Mesge,—ce n'est pas une momie. C'est bien pourtant la dépouille mortelle de Sir Archibald Russell, que vous avez devant vous. Je dois, en effet, cher monsieur, vous faire remarquer que les procédés d'embaumement employés pour le compte d'Antinéa diffèrent des procédés usités dans l'ancienne Egypte. Ici, point de natron, point de bandelettes, point d'aromates. L'industrie du Hoggar, du premier coup, est parvenue à un résultat que la science européenne n'a obtenu qu'après de longs tâtonnements. Quand je suis arrivé ici, quel n'a pas été mon étonnement en constatant qu'on y pratiquait une méthode que je croyais connue uniquement du monde civilisé.
M. Le Mesge, de son index ployé, frappa un petit coup sur le front mat de Sir Archibald Russell. Un tintement métallique retentit.
—C'est du bronze,—murmurai je.—Ce n'est pas là un front humain. C'est du bronze.
M. Le Mesge haussa les épaules.
—C'est un front humain,—affirma-t-il, tranchant,—et ce n'est pas du bronze. Le bronze est plus foncé, monsieur. Ce métal-ci est le grand métal inconnu dont parle Platon dans le Critias, et qui tient le milieu entre l'or et l'argent; c'est le métal particulier à la montagne Atlantide. C'est l'orichalque.
Me penchant davantage encore, je constatai que ce métal était le même que celui dont étaient revêtues les parois de la bibliothèque.
—C'est l'orichalque,—continua M. Le Mesge.—Vous n'avez pas l'air de comprendre comment un corps humain peut vous apparaître sous l'espèce d'une statue d'orichalque. Capitaine Morhange voyons, vous à qui je faisais crédit d'un certain savoir, n'avez-vous donc jamais entendu parler du procédé du docteur Variot pour conserver le corps autrement que par l'embaumement? N'avez-vous jamais lu le livre[12] de ce praticien? Il y expose la méthode dite galvanoplastique. Les tissus cutanés, en vue d'être rendus conducteurs, sont enduits d'une couche de sel d'argent, très légère. Le corps est ensuite trempé dans un bain de sulfate de cuivre, et la polarisation fait son œuvre. Le procédé avec lequel on a métallisé le corps de cet estimable major anglais est le même. Le même, à cela près que le bain de sulfate de cuivre a été remplacé par un bain de sulfate d'orichalque, matière autrement rare. C'est ainsi qu'au lieu d'une statue de pauvre hère, d'une statue de cuivre, vous avez devant vous, une statue d'un métal plus précieux que l'or et l'argent, une statue, en un mot, digne de la petite-fille de Neptune.
M. Le Mesge fit un signe. Les esclaves noirs saisirent le corps. En quelques instants ils eurent glissé le fantôme d'orichalque dans sa gaine de bois peint. Celle-ci, mise droite, fut placée dans sa niche, à côté de la niche où une gaine toute pareille portait l'étiquette nº 52.
Puis, leur tâche achevée, sans mot dire, ils se retirèrent. L'air froid de la mort balança une fois de plus les flammes des torchères de cuivre et fit danser autour de nous de grandes ombres.
Morhange et moi étions restés aussi figés que les spectres de métal pâle qui nous entouraient. Soudain, je fis un effort, et m'approchai en chancelant de la niche voisine de celle où l'on venait, de dresser la dépouille du major anglais. Mes yeux cherchèrent l'étiquette, l'étiquette nº 52.
M'appuyant contre le marbre rouge de la paroi je lus:
—Numéro 52. Capitaine Laurent Deligne. Né à Paris, le 22 juillet 1861. Mort au Hoggar, le 20 octobre 1896.
—Le capitaine Deligne,—murmura Morhange,—parti en 1895 de Colomb-Béchar pour Timmimoun, et dont on n'avait plus eu de nouvelles!
—Parfaitement,—dit M. Le Mesge, avec un petit signe de tête approbateur.
—Numéro 51,—lut Morhange, claquant maintenant des dents,—Colonel von Wittmann, né à Iéna en 1855. Mort au Hoggar le 1er mai 1896. Le colonel Wittmann, l'explorateur du Kanem, disparu du côté d'Agadès!
—Parfaitement,—dit encore M. Le Mesge.
—Numéro 50,—lus-je à mon tour, m'agrippant à la muraille pour ne pas tomber.—Marquis Alonze d'Oliveira, né à Cadix le 21 février 1868. Mort au Hoggar, le 1er février 1896... Oliveira, qui marchait vers Araouan!
—Parfaitement,—dit toujours M. Le Mesge.—Cet Espagnol était des plus instruits. J'ai eu avec lui des discussions intéressantes sur la position géographique exacte du royaume d'Antée.
—Numéro 49,—dit Morhange, et sa voix n'était plus qu'un souffle.—Lieutenant Woodhouse, né à Liverpool, le 16 septembre 1870. Mort au Hoggar, le 4 octobre 1895.
—Presque un enfant,—dit M. Le Mesge.
—Numéro 48,—dis-je.—Sous-lieutenant Louis de Maillefeu, né à Provins, le...
Je n'achevai pas. L'émotion étrangla ma voix.
Louis de Maillefeu, mon meilleur ami, mon ami d'enfance, à Saint-Cyr, partout... Je le regardais, je le reconnaissais sous la croûte métallique. Louis de Maillefeu!...
Et, le front collé à la muraille froide, les épaules secouées, je me mis à pleurer à longs sanglots.
J'entendis la voix oppressée de Morhange, s'adressant au professeur.
—Monsieur, cette scène a assez duré. Finissons-en.
—Il a voulu savoir,—répondit M. Le Mesge.—Qu'y puis-je?
Je marchais sur lui. Je le saisis aux épaules.
—Comment est-il ici? De quoi est-il mort?
—Comme tous les autres,-répondit le professeur,—comme le lieutenant Woodhouse, comme le capitaine Deligne, comme le major Russell, comme le colonel von Wittmann, comme les quarante-sept d'hier, comme tous ceux de demain.
—De quoi sont-ils morts?—dit à son tour impérativement Morhange.
Le professeur regarda Morhange; je vis mon camarade pâlir.
—De quoi sont-ils morts, monsieur? Ils sont morts d'amour.
Et il ajouta d'une voix très basse et très grave:
—Maintenant vous savez.
Doucement, avec des précautions que nous n'aurions guère pu lui soupçonner, M. Le Mesge nous arracha au regard fixe des statues de métal. Un instant après, nous nous trouvions, Morhange et moi, assis de nouveau, effondrés plutôt, parmi les coussins, au centre de la pièce. La plainte de la fontaine invisible murmurait à nos pieds.
M. Le Mesge était entre nous.
—Maintenant, vous savez,—répéta-t-il.—Vous savez, mais vous ne comprenez pas encore.
Alors, à voix très lente, il laissa tomber ces paroles.
—Vous êtes, comme ils l'ont été, des prisonniers d'Antinéa... Et Antinéa a à se venger.
—A se venger,—dit Morhange, dont le calme était revenu.—Et de quoi, je vous prie? Qu'avons-nous fait, le lieutenant et moi, à l'Atlantide? En quoi avons-nous encouru sa haine?
—C'est une vieille, une très vieille querelle,—répondit gravement le professeur.—Une querelle qui vous dépasse, monsieur Morhange.
—Expliquez-vous, je vous prie, monsieur le professeur.
—Vous êtes les Hommes. Elle est la Femme.—dit la voix songeuse de M. Le Mesge.—Tout est là.
—Vraiment, monsieur, je ne vois... nous ne voyons pas bien.
—Vous allez comprendre. Avez-vous réellement oublié à quel point les belles reines barbares de l'antiquité ont eu à se plaindre des étrangers que la fortune poussa vers leurs rivages? Le poète Victor Hugo a exprimé assez bien leurs détestables agissements, dans son poème colonial intitulé la Fille d'O-Taïti. Si loin que nous reportent nos souvenirs, nous ne voyons que procédés semblables de grivèlerie et d'ingratitude. Ces messieurs usaient largement de la beauté de la dame et de ses richesses. Puis, un matin, ils disparaissaient. Bien heureuse encore si le quidam, ayant fait soigneusement le point, ne revenait pas avec des navires et des troupes d'occupation.
—Votre érudition me ravit, monsieur,—dit Morhange,—continuez.
—Vous faut-il des exemples? Hélas, ils foisonnent. Songez à la façon cavalière dont se comportèrent Ulysse vis-à-vis de Calypso, Diomède à l'égard de Callirhoé. Que dire de Thésée avec Ariane? Jason fut avec Médée d'une légèreté inconcevable. Les Romains ont continué la tradition, avec plus de brutalité encore. Enée, qui a tant de traits communs avec le Révérend Spardek, a traité Didon de la façon la plus indigne. César fut pour la divine Cléopâtre un goujat lauré. Tite, enfin, cet hypocrite de Tite, après avoir vécu une année entière en Idumée à ses crochets, n'a emmené à Rome la plaintive Bérénice que pour mieux la bafouer. Il était temps que les fils de Japhet payassent aux filles de Sem ce formidable arriéré d'injures.
«Une femme s'est rencontrée pour rétablir au profit de son sexe la grande loi hégélienne des oscillations. Séparée du monde aryen par la formidable précaution de Neptune, elle évoque vers elle les hommes les plus jeunes et les plus vaillants. Son corps est condescendant, si son âme est inexorable. De ces jeunes audacieux, elle prend ce qu'ils peuvent donner. Elle leur prête son corps tandis qu'elle les domine de son âme. C'est la première souveraine que la passion n'ait jamais faite, même un instant, esclave. Jamais elle n'a eu à se ressaisir, car elle ne s'est jamais abandonnée. Elle est la seule femme qui ait réussi la dissociation de ces deux choses inextricables, l'amour et la volupté.
M. Le Mesge se tut un moment, puis reprit:
—Elle vient, une fois par jour, dans cet hypogée. Elle s'arrête devant ces stalles. Elle médite devant ces statues rigides. Elle touche ces poitrines froides, qu'elle a connues si brûlantes. Puis, après avoir rêvé autour de la stalle vide où bientôt il dormira pour toujours dans sa froide gaine d'orichalque, nonchalante, elle s'en retourne vers celui qui l'attend.
Le professeur cessa de parler. La fontaine s'entendit de nouveau au milieu de l'ombre. Mes poignets battaient, ma tête était en feu. Une fièvre immense me brûlait.
—Et tous, tous,—criai-je, sans souci du lieu,—ils ont accepté! Ils ont plié! Ah! Elle n'a qu'à venir, elle verra bien.
Morhange se taisait.
—Cher Monsieur,—dit M. Le Mesge d'une voix très douce,—vous parlez comme un enfant. Vous ne savez pas. Vous n'avez pas vu Antinéa. Dites-vous bien une chose, c'est que, parmi eux,—et d'un geste, il embrassa le cercle muet des statues,—il y avait des hommes aussi courageux que vous, et moins nerveux peut-être. L'un, celui qui repose sous l'étiquette numéro 32, je me rappelle, était un Anglais flegmatique. Quand il parut devant Antinéa, il fumait son cigare. Comme les autres, cher monsieur, il s'est courbé sous le regard de sa souveraine.
«Ne parlez pas, tant que vous ne l'avez pas vue. L'état universitaire qualifie peu pour discourir des choses de la passion, et je me sens emprunté pour vous dire ce qu'est Antinéa. Je vous affirme seulement ceci, c'est que, dès que vous l'aurez vue, vous ne vous souviendrez plus de rien. Famille, patrie, honneur, tout, vous renierez tout pour elle.
—Tout, monsieur,—interrogea d'un ton très calme Morhange.
—Tout,—affirma avec force M. Le Mesge.—Vous oublierez tout, vous renierez tout.
De nouveau, un léger bruit retentit. M. Le Mesge consulta sa montre.
—Au reste, vous allez voir.
La porte s'ouvrit. Un grand Targui blanc, le plus grand de ceux que nous ayons encore aperçus dans cette redoutable demeure, entra et se dirigea vers nous.
Il me toucha légèrement le bras, après s'être incliné.
—Suivez-le, monsieur,—dit M. Le Mesge.
CHAPITRE XI
ANTINÉA
Nous longeâmes, mon conducteur et moi, un nouveau corridor. Ma surexcitation grandissait. Je n'avais qu'une hâte, être en face de cette femme, lui dire... Pour le reste, j'avais fait le sacrifice de ma vie.
Je me trompai en espérant voir immédiatement cette aventure prendre une tournure héroïque. Dans la vie, les genres ne sont jamais délimités. J'aurais dû me rappeler, par une infinité de détails précédents, que le burlesque était, dans mon équipée, régulièrement enchevêtré avec le tragique.
Etant arrivé devant une petite porte claire, mon guide s'effaça pour me laisser entrer.
Je me trouvai alors dans le plus confortable des cabinets de toilette. Un plafond de verre dépoli déversait sur le dallage de marbre une lumière gaie et rose. Le premier objet que je vis fut une pendule, accrochée au mur, et dont les chiffres étaient remplacés par les signes du Zodiaque. La petite aiguille n'avait pas encore atteint le signe du Bélier.
Trois heures, trois heures seulement!
Cette journée m'avait déjà paru longue d'un siècle... Et je n'en avais parcouru qu'un peu plus de la moitié.
Puis une autre idée traversa mon cerveau, et un rire convulsif me secoua.
«Antinéa tient à ce que je lui sois présenté avec tous mes avantages.»
Une grande glace d'orichalque tenait tout un côté de la chambre. En y jetant un coup d'œil, je compris que, décemment, la prétention n'avait rien d'exagéré.
Ma barbe inculte, une effroyable couche de crasse plombant mes yeux, descendant en rigoles sur mes joues, mon costume maculé par toutes les glaises sahariennes, déchiré par toutes les brousses du Hoggar, faisaient de moi, à la vérité, un assez piteux cavalier.
J'eus tôt fait de me dévêtir et de me plonger dans la baignoire de porphyre qui tenait le milieu du cabinet de toilette. Un engourdissement délicieux me saisit dans l'eau tiède et parfumée. Devant moi dansaient mille petits pots dispersés sur une précieuse coiffeuse de bois sculpté. Ils étaient de toutes les dimensions et de toutes les couleurs, taillés dans une sorte de jade extrêmement transparent. La douce moiteur de l'atmosphère amortit mon énervement.
«Au diable l'Atlantide, et l'hypogée, et M. Le Mesge», eus-je encore la force de penser.
Et je m'endormis dans mon bain.
Quand je rouvris les yeux, la petite aiguille de la pendule atteignait presque le signe du Taureau. Devant moi, ses mains noires appuyées au bord de la baignoire, se tenait un grand nègre, visage découvert, bras nus, front serré dans un immense turban orange. Il me regardait, en riant silencieusement de toutes ses dents blanches.
—Qu'est-ce que c'est encore que ce particulier?
Le nègre rit plus fort. Sans mot dire, il m'empoigna et me souleva comme une plume hors de mon eau parfumée, maintenant d'une teinte sur laquelle je préfère ne pas insister.
En un rien de temps, je me trouvai allongé sur une table de marbre inclinée.
Le nègre se mit à masser avec une vigueur extraordinaire.
—Eh là! plus doucement, animal.
Mon masseur ne répondit pas, mais il se mit à rire et à me frotter plus fort.
—D'où es-tu, toi? Du Kanem? du Borkou? Tu ris trop pour être un Targui.
Même silence. Ce nègre était aussi muet qu'hilare.
«Après tout, je m'en moque, me dis-je, en désespoir de cause. Tel qu'il est, je le trouve plus sympathique que M. Le Mesge, avec son érudition cauchemardesque. Mais, vrai Dieu, quelle recrue il ferait pour le Hammam de la rue des Mathurins!»
—Cigarette, sidi.
Sans attendre ma réponse, le nègre m'avait introduit dans la bouche une cigarette qu'il alluma, et se remit derechef à m'astiquer sur toutes les coutures.
«Il parle peu, mais il est obligeant», pensai-je.
Et je lui envoyai une bouffée de fumée en plein visage.
Cette plaisanterie parut infiniment de son goût. Il manifesta aussitôt son contentement en m'appliquant de grandes claques.
Quand il m'eut dûment étrillé, il prit sur la coiffeuse un petit pot, et se mit à m'oindre le corps d'une pâte rose. Toute fatigue parut s'envoler de mes muscles rajeunis.
Un coup de marteau frappé sur un timbre de cuivre. Mon masseur disparut. Entra une vieille négresse rabougrie, vêtue des plus criards oripeaux. Elle était bavarde comme une pie, mais je ne compris d'abord pas un traître mot dans l'interminable chapelet qu'elle dévidait, tandis que, s'étant emparée de mes mains, puis de mes pieds, elle polissait leurs ongles avec des grimaces convaincues.
Un nouveau coup de timbre. La vieille fit place à un second nègre, celui-ci grave, tout de blanc vêtu, avec une calotte de coton tricoté sur son crâne oblong. C'était le barbier, et sa main était douée d'une prodigieuse dextérité. Il eut tôt fait de couper mes cheveux, fort convenablement, ma foi. Puis, sans me demander si je n'avais pas une taille préférée, il me rasa complètement.
Je considérai avec plaisir mon visage tout entier réapparu.
«Antinéa doit aimer le genre américain, pensai-je. Quel affront à la mémoire de son digne grand-père, Neptune!»
Au même instant, le nègre gai entra, et déposa un paquet sur le divan. Le barbier s'éclipsa. J'eus quelque étonnement à constater que le paquet, déployé soigneusement par mon nouveau valet de chambre, contenait un costume complet de flanelle blanche, pareil en tous points à ceux que portent, l'été, les officiers français d'Algérie.
Le pantalon ample et souple paraissait fait sur mesure. La tunique était sans reproche, et avait même, ce qui acheva de me combler de stupéfaction, les deux galons d'or mobiles, insignes de mon grade, retenus de chaque côté des manches par deux ganses. Comme chaussures, une paire de hautes pantoufles de maroquin rouge soutaché d'or. La lingerie, toute de soie, semblait venir en droite ligne de la rue de la Paix.
—Le dîner était délectable,—murmurai-je, en me considérant dans la glace d'un œil satisfait.—Le gîte est parfaitement ordonné. Oui, mais voilà, il y a le reste.
Je ne pus réprimer un petit frisson, en repensant, pour la première fois, à la salle de marbre rouge.
Au même instant, la pendule sonna la demie avant cinq heures.
On frappa discrètement à la porte. Le grand Targui blanc qui m'avait conduit parut sur le seuil.
S'étant avancé, il me toucha de nouveau le bras et fit un signe.
De nouveau, je le suivis.
Nous enfilâmes encore de longs corridors. J'étais ému, mais j'avais retrouvé au contact de l'eau tiède une certaine désinvolture. Et puis, surtout, plus, beaucoup plus que je ne voulais me l'avouer, je sentais grandir en moi une immense curiosité. Dès ce moment, si on était venu me proposer de me reconduire sur la route de la Plaine blanche, près de Shikh-Salah, aurais-je accepté? Je ne crois pas.
J'essayai de me faire honte de cette curiosité. Je songeai à Maillefeu:
«Lui aussi, il a suivi le couloir que je suis à présent. Et maintenant, il est là-bas, dans la salle de marbre rouge.»
Je n'eus pas le temps de prolonger cette réminiscence. Brusquement, comme par une sorte de bolide, j'étais bousculé, projeté à terre. Le couloir était noir, je ne vis rien. J'entendis seulement un hurlement railleur.
Le Targui blanc s'était effacé, le dos collé à la muraille.
—Bon,—murmurai-je en me relevant,—voilà les diableries qui commencent.
Nous continuâmes notre route. Bientôt une lueur autre que celle des veilleuses roses commença à éclairer le couloir.
Nous arrivâmes ainsi devant une haute porte de bronze, toute découpée à jour par de bizarres dentelles lumineuses. Un timbre pur tinta, les deux battants s'entr'ouvrirent. Le Targui resté dans le couloir les referma derrière moi.
Machinalement, je fis quelques pas dans la salle où je venais de pénétrer seul; puis, je m'arrêtai, figé sur place, portant la main à mes yeux.
J'étais ébloui de l'azur qui venait de m'apparaître.
Il y avait plusieurs heures que les lumières tamisées m'avaient déshabitué du grand jour. Il entrait à flots, par tout un côté de l'immense salle.
Elle était située dans la partie inférieure de cette montagne, plus taraudée de couloirs et de galeries qu'une pyramide égyptienne. De plain-pied avec le jardin que j'avais, le matin, aperçu du balcon de la bibliothèque, elle paraissait le continuer. La transition était insensible: si des tapis s'étendaient sous les grands palmiers, des oiseaux voletaient à travers la forêt des colonnes de la salle.
Le contraste la faisait obscure, dans toute la partie que ne baignait pas directement le jour de l'oasis. Le soleil, en train de mourir derrière la montagne, peignait de rose les graviers des allées, et de rouge sanglant le flamant hiératique posé, une patte en l'air, au bord du petit lac de profond saphir.
Soudain, une seconde fois, je roulai à terre. Une masse brusque venait de tomber sur mes épaules. Je sentis un chaud contact soyeux sur mon cou, une haleine brûlante sur ma nuque. En même temps, le hurlement moqueur qui m'avait si fort troublé dans le couloir retentissait de nouveau.
D'un tour de reins, je m'étais dégagé, envoyant au hasard un solide coup de poing dans la direction de mon assaillant. Le hurlement jaillit encore, de douleur et de colère cette fois.
Il eut pour écho un long éclat de rire. Furieux, je me redressai cherchant des yeux l'insolent pour lui dire son fait. Et alors, mon regard devint fixe, fixe.
Antinéa était devant moi.
Dans la partie la moins éclairée de la salle, sous une espèce de voûte rendue artificiellement lumineuse par le jour mauve de douze vitraux myrrhins, sur un amoncellement de coussins bariolés et de tapis de Perse blancs,—les plus précieux,—quatre femmes étaient allongées.
Je reconnus dans les trois premières des femmes touareg, à la beauté splendide et régulière, vêtues de magnifiques blouses de soie blanche, bordées d'or. La quatrième, très brune de peau, presque une négrillonne, était la plus jeune, et sa blouse de soie rouge rehaussait la sombre teinte de son visage, de ses bras, de ses pieds nus. Toutes quatre, elles entouraient l'espèce de tour de tapis blancs, recouverte d'une gigantesque peau de lion sur laquelle Antinéa était accoudée.
Antinéa! chaque fois que je l'ai revue, je me suis demandé si je l'avais bien regardée alors, troublé comme je l'étais, tellement, chaque fois je la trouvais plus belle. Plus belle! pauvre mot, pauvre langue. Mais vraiment est-ce la faute de la langue, ou de ceux qui galvaudent un tel mot?
On ne pouvait se trouver en présence de cette femme sans évoquer celle pour qui Ephractœus soumit l'Atlas, pour qui Sapor usurpa le sceptre d'Osymandias, pour qui Mamylos subjugua Suze et Tentyris, pour qui Antoine prit la fuite...
| O tremblant cœur humain, si jamais tu vibras, |
| C'est dans l'étreinte altière et chaude de ses bras. |
Le klaft égyptien descendait sur ses abondantes boucles, bleues à force d'être noires. Les deux pointes de la lourde étoffe dorée atteignaient les frêles hanches. Autour du petit front bombé et têtu, l'uræus d'or s'enroulait, aux yeux d'émeraude, dardant au-dessus de la tête de la jeune femme sa double langue de rubis.
Elle avait une tunique de voile noir glacé d'or, très légère, très ample, resserrée à peine par une écharpe de mousseline blanche, brodée d'iris en perles noires.
Tel était le costume d'Antinéa. Mais elle, sous ce charmant fatras, qu'était-elle? Une sorte de jeune fille mince, aux longs yeux verts, au petit profil d'épervier. Un Adonis plus nerveux. Une reine de Saba enfant, mais avec un regard, un sourire, comme on n'en a jamais vu aux Orientales. Un miracle d'ironie et de désinvolture.
Le corps d'Antinéa, je ne le voyais pas. Vraiment, ce fameux corps, je n'aurais pas pensé à le regarder, même si j'en avais eu la force. Et c'est peut-être ce qu'il y eut de plus extraordinaire dans cette première impression. Songer aux suppliciés de la salle de marbre rouge, aux cinquante jeunes gens qui avaient pourtant tenu entre leurs bras ce mince corps: rien que cette pensée m'eût paru, en cette seconde inoubliable, la plus horrible des profanations. Malgré sa tunique audacieusement fendue sur le côté, sa fine gorge découverte, les bras nus, les ombres mystérieuses devinées sous le voile, cette femme, en dépit de sa monstrueuse légende, trouvait le moyen de demeurer quelque chose de très pur, que dis-je de virginal.
Pour l'instant, elle était toute au rire qui l'avait saisie, quand, en sa présence, j'avais roulé à terre.
—Hiram-Roi,—appela-t-elle.
—Je me retournai. J'aperçus mon ennemi.
Sur le chapiteau d'une des colonnes, à vingt pieds du sol, un splendide guépard était agrippé. Son regard était furieux encore du coup de poing que je lui avais décoché.
—Hiram-Roi,—répéta Antinéa,—ici!
La bête se détendit comme un ressort. Elle se trouvait maintenant blottie aux pieds de sa maîtresse. Je vis la langue rouge lécher les fines chevilles nues.
—Demande pardon au monsieur,—dit la jeune femme.
Le guépard me regardait haineusement. La peau jaune de son mufle se fronça autour de la moustache noire.
—Fftt,—grogna-t-il, à la façon d'un gros chat.
—Allons,—ordonna Antinéa, impérative.
A regret, le petit fauve rampa vers moi. Humblement, il mit sa tête entre ses pattes, et attendit.
Je caressai le beau front ocellé.
—Il ne faut pas lui en vouloir,—dit Antinéa.—Il est d'abord ainsi avec tous les étrangers.
—Il doit être alors bien souvent de mauvaise humeur,—dis-je simplement.
Ce furent mes premières paroles. Elles amenèrent un sourire sur les lèvres d'Antinéa.
Elle promena sur moi un long et tranquille regard, puis:
—Aguida,—dit-elle, s'adressant à une des femmes touareg,—tu auras soin de faire compter vingt-cinq livres d'or à Cegheïr-ben-Cheïkh.
—Tu es lieutenant?—demanda-t-elle, après une pause.
—Oui.
—D'où es-tu?
—Je pouvais m'en douter,—fit-elle avec ironie.—Mais de quel pays de France?
—D'un pays qui s'appelle le Lot-et-Garonne.
—De quel endroit, dans ce pays?
—De Duras.
Elle réfléchit un instant.
—Duras! Il y coule une petite rivière, le Dropt. Il y a un grand vieux château.
—Vous connaissez Duras,—murmurai-je, abasourdi.
—On y va de Bordeaux, par un petit chemin de fer,—poursuivit-elle.—C'est une route encaissée, avec des coteaux pleins de vignobles, que couronnent des ruines féodales. Les villages ont de beaux noms: Monségur, Sauveterre-de-Guyenne, la Tresne, Créon... Créon, comme dans Antigone.
—Vous y êtes allée?
Elle me regarda.
—Dis-moi tu,—fit-elle avec une sorte de lassitude.—Il faudra, tôt ou tard, que tu me tutoies. Commence tout de suite.
Cette promesse menaçante me combla sur l'heure d'un immense bonheur. Je songeai aux paroles de M. Le Mesge: «Ne parlez pas tant que vous ne l'aurez pas vue. Dès que vous l'aurez vue, vous renierez tout pour elle.»
—Si je suis allée à Duras?—poursuivit-elle avec un éclat de rire.—Tu t'amuses. T'imagines-tu la petite-fille de Neptune dans un compartiment de première classe, sur une ligne d'intérêt local?
Etendant la main, elle me montra l'énorme rocher blanc qui dominait les palmiers du jardin.
—Il est tout mon horizon,—dit-elle gravement.
Parmi plusieurs livres qui traînaient autour d'elle, sur la peau de lion, elle en prit un, qu'elle ouvrit au hasard.
—C'est l'indicateur des chemins de fer de l'Ouest,—dit-elle.—Quelle lecture admirable pour quelqu'un qui ne bouge pas! Actuellement, il est cinq heures et demie du soir. Un train, un train omnibus, est arrivé, il y a trois minutes, à Surgères, dans la Charente-Inférieure. Il en repartira dans six minutes. Dans deux heures, il arrivera à la Rochelle. Comme c'est bizarre ici, de songer à ces choses. Tant de distance!... Tant de mouvement! Tant d'immobilité!...
—Vous parlez bien le français,—fis-je.
Elle eut un petit rire nerveux.
—J'y suis bien obligée. Comme l'allemand, comme l'italien, comme l'anglais, comme l'espagnol. C'est mon genre de vie qui m'a faite une fameuse polyglotte. Mais c'est le français que je préfère, au touareg et à l'arabe même. Il me semble que je l'ai toujours su. Et crois bien que je ne dis pas cela pour te faire plaisir.
Il y eut un silence. Je songeai à son aïeule, à celle dont Plutarque disait: «Il y avait peu de nations avec qui elle eût besoin d'interprète; Cléopâtre parlait dans leur propre langue aux Ethiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes.»
—Ne reste pas ainsi planté au milieu de la salle. Tu me fais de la peine. Viens t'asseoir, là, à mon côté. Poussez-vous, monsieur Hiram-Roi.
Le guépard obéit avec humeur.
—Donne ta main,—commanda-t-elle.
Il y avait à son côté une grande coupe d'onyx. Elle y prit un anneau d'orichalque, très simple. Elle le passa à mon annulaire gauche. Je vis alors qu'elle portait le même.
—Tanit-Zerga, offre à monsieur de Saint-Avit un sorbet à la rose.
La négrillonne de soie rouge s'empressa.
—Ma secrétaire particulière,—présenta Antinéa,—mademoiselle Tanit-Zerga, de Gâo, sur le Niger. Sa famille est presque aussi antique que la mienne.
Disant cela, elle me regardait. Ses yeux verts pesaient sur moi.
—Et ton camarade, le capitaine,—interrogea-t-elle d'une voix lointaine,—je ne le connais pas encore. Comment est-il? Est-ce qu'il te ressemble?
Alors, pour la première fois depuis que j'étais auprès d'elle, je songeai à Morhange. Je ne répondis pas.
Antinéa sourit.
Elle s'allongea tout à fait sur la peau de lion. Sa jambe droite devint nue.
—Il est l'heure d'aller le retrouver,—dit-elle languissamment.—Tu recevras d'ici peu mes ordres. Tanit-Zerga, reconduis-le. Montre-lui d'abord sa chambre. Il ne doit pas la connaître.
Je me levai et lui pris la main pour la baiser. Cette main, elle l'appuya fortement à mes lèvres à les faire saigner sous cette espèce de marque de possession.
J'étais maintenant dans le couloir sombre. La petite fille à la tunique de soie rouge allait devant.
—Voilà ta chambre,—dit-elle.
Elle reprit:
—Maintenant, si tu veux, je te mènerai vers la salle à manger. Les autres vont s'y réunir pour le dîner.
Elle parlait un adorable français zézayant.
—Non. Tanit-Zerga, non, je préfère rester ici, ce soir. Je n'ai pas faim. Je suis fatigué.
—Tu te rappelles mon nom,—fit-elle.
Elle en paraissait fière. Je sentis que j'aurais en elle, le cas échéant, une alliée.
—Je me rappelle ton nom, petite Tanit-Zerga, parce qu'il est beau[13].
J'ajoutai:
—Maintenant, laisse-moi, petite, je veux être seul.
Elle s'éternisait dans la pièce. J'étais touché et agacé. Un immense besoin de me replier sur moi-même m'avait saisi.
—Ma chambre est au-dessus de la tienne,—dit-elle.—Sur cette table, il y a un timbre de cuivre, tu n'auras qu'à frapper, si tu veux quelque chose. Un Targui blanc viendra.
Cette recommandation, une seconde, m'amusa. J'étais dans un hôtel, au milieu du Sahara. Je n'avais qu'à sonner pour le service.
Je regardai ma chambre. Ma chambre! pour combien de temps serait-elle mienne?
C'était une pièce assez large. Des coussins, un divan, une alcôve taillée dans le roc, le tout éclairé par une vaste baie que voilait un store de paille.
J'allai vers cette fenêtre, je levai le store. La lueur du soleil couchant entra.
Le cœur plein de pensées inexprimables, je m'accoudai à l'appui rocheux. La fenêtre était orientée vers le Sud. Elle dominait le sol d'au moins soixante mètres. La muraille volcanique filait au-dessous, vertigineusement lisse et noire.
Devant moi, à deux kilomètres environ, s'élevait une autre muraille: la première enceinte de terre du Critias. Puis, très loin, au delà, j'aperçus l'immense désert rouge.
CHAPITRE XII
MORHANGE SE LÈVE ET DISPARAIT
Ma fatigue était telle que je ne fis qu'un somme jusqu'au lendemain. Je me réveillai vers trois heures de l'après-midi.
Immédiatement, je songeai aux événements de la veille, et ne manquai pas de les trouver très étonnants.
—Voyons, me dis-je. Procédons par ordre. Il faut d'abord consulter Morhange.
En outre, je me sentais un formidable appétit.
Le timbre indiqué par Tanit-Zerga était à portée de ma main. Je le heurtai. Un Targui blanc parut.
—Mène-moi à la bibliothèque,—commandai-je.
Il obéit. En traversant de nouveau un labyrinthe d'escaliers et de couloirs, je compris que je ne saurais jamais me retrouver sans aide.
Morhange était effectivement dans la bibliothèque. Il lisait avec intérêt un manuscrit.
—Un traité perdu de Saint-Optat,—me dit-il.—Ah! si Dom Granger était ici! Voyez: de l'écriture semi-onciale.
Je ne répondis pas. Sur la table, à côté du manuscrit, un objet avait immédiatement fixé mon attention. C'était une bague d'orichalque, identique à celle qu'Antinéa m'avait remise la veille, et à celle qu'elle-même portait.
Morhange sourit.
—Eh bien?—dis-je.
—Eh bien?
—Vous l'avez vue?
—Je l'ai vue effectivement,—répondit Morhange.
—Elle est bien belle, n'est-ce pas?
—La chose me paraît difficile à contester,—répondit mon compagnon.—Je crois même pouvoir affirmer qu'elle est aussi intelligente que belle.
Il y eut un silence. Morhange, très calme, faisait tourner entre ses doigts l'anneau d'orichalque.
—Vous savez quel doit être notre destin ici?—demandai-je.
—Je le sais. M. Le Mesge nous l'a expliqué hier en termes discrets et mythologiques. C'est évidemment une très extraordinaire aventure.
Il se tut, puis, me regardant bien en face:
—Mon repentir est immense de vous y avoir entraîné. Une seule chose pourrait l'adoucir, c'est de voir que vous prenez assez facilement, depuis hier soir, votre parti de tout cela.
Où Morhange avait-il puisé cette science du cœur humain? Je ne répondis pas, lui fournissant ainsi la meilleure preuve qu'il avait vu juste.
—Que comptez-vous faire?—murmurai-je enfin.
Il referma son manuscrit, se carra confortablement dans un fauteuil, alluma un cigare et me répondit en ces termes:
—J'y ai mûrement réfléchi. Un peu de casuistique aidant, j'ai découvert ma ligne de conduite. Elle est simple, et ne souffre pas de discussion.
«La question ne se pose pas pour moi tout à fait comme pour vous, à cause de mon caractère quasi-religieux qui, je dois le reconnaître, est embarqué dans une inquiétante galère. Je n'ai pas prononcé de vœux, c'est entendu, mais outre que je me vois interdire par le vulgaire neuvième commandement des relations avec une personne qui n'est pas ma femme, j'avoue que je n'ai aucun goût pour l'espèce de service commandé en vue duquel cet excellent Cegheïr-ben-Cheïkh a bien voulu nous recruter.
«Ceci posé, il reste cependant à considérer que ma vie ne m'appartient pas en propre, avec faculté d'en disposer comme pourrait le faire un explorateur privé, voyageant pour des buts à lui et par ses propres moyens. Moi, j'ai une mission à remplir, des résultats à recueillir. Si je pouvais donc reconquérir ma liberté, après avoir payé le singulier droit de péage qui est de coutume ici, je consentirais à donner satisfaction à Antinéa, dans la mesure de mes moyens. Je connais assez l'esprit large de l'Eglise, et en particulier celui de la congrégation à laquelle j'aspire: cette façon de procéder serait immédiatement ratifiée, et, qui sait? peut-être approuvée. Sainte Marie l'Egyptienne a livré son corps aux bateliers dans une circonstance analogue. Elle n'en a retiré que glorifications. Mais, ce faisant, elle avait la certitude d'atteindre son but, qui était saint. La fin justifiait les moyens.
«Or, en ce qui me concerne, rien de semblable. Que j'obtempère aux caprices les plus saugrenus de cette dame, cela ne m'empêchera pas d'être bientôt catalogué dans la salle de marbre rouge avec le numéro 54, ou 55 si elle préfère s'adresser d'abord à vous. Dans ces conditions...
—Dans ces conditions?
—Dans ces conditions, je serais impardonnable d'acquiescer.
—Que comptez-vous faire, alors?
—Ce que je compte faire?...
Morhange appuya sa nuque sur le dossier du fauteuil, lança au plafond une bouffée de fumée, sourit.
—Rien,—dit-il,—et c'est assez. Voyez-vous, l'homme a, sur la femme, en la matière, une incontestable supériorité. De par sa conformation, il peut opposer la plus complète des fins de non-recevoir. La femme, pas.
Et il ajouta, avec un regard ironique:
—N'est contraint que qui le veut bien.
—J'ai essayé,—reprit-il,—vis-à-vis d'Antinéa, de tous les trésors de la plus subtile dialectique. Peine perdue. «Mais enfin, ai-je dit, à bout d'arguments, pourquoi pas M. Le Mesge?» Elle s'est mise à rire. «Pourquoi pas le pasteur Spardek? a-t-elle répondu. MM. Le Mesge et Spardek, sont des érudits que j'estime. Mais
| Maudit soit à jamais le rêveur inutile, |
| Qui voulut, le premier, dans sa stupidité, |
| S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, |
| Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté. |
«En outre, a-t-elle ajouté, avec ce sourire qu'elle a réellement charmant, il est probable que tu ne les as ni l'un ni l'autre bien regardés.» Ont suivi quelques compliments sur ma plastique, auxquels je n'ai rien trouvé à répondre, tant ces quatre vers de Baudelaire m'avaient désarçonné.
«Elle a daigné m'expliquer encore: «M. Le Mesge est un savant qui m'est utile. Il connaît l'espagnol et l'italien, classe mes papiers et s'efforce de mettre en ordre ma généalogie divine. Le révérend Spardek sait l'anglais et l'allemand. Le comte Bielowsky possède à fond les langues slaves; en outre je l'aime comme un père. Il m'a connue petite du temps que je ne songeais pas encore aux bêtises que tu sais. Ils me sont indispensables dans les rapports que je peux avoir avec des visiteurs de nationalités différentes, quoique je commence à user assez bien des dialectes dont j'ai besoin... Mais voilà bien des mots, et c'est la première fois que je donne des explications sur ma conduite. Ton ami n'est pas si curieux.» Là-dessus, elle m'a congédié. Drôle de femme, en vérité. Je la crois un peu renanienne, mais avec plus d'habitude que le maître des choses de la volupté.»
—Messieurs,—dit tout à coup M. Le Mesge survenant,—que tardez-vous? On vous attend pour le dîner.
Le petit professeur était ce soir particulièrement de bonne humeur. Il avait une rosette violette neuve.
—Alors?—interrogea-t-il d'un petit air gaillard.—Vous l'avez vue?
Ni Morhange, ni moi ne lui répondîmes.
Le révérend Spardek et l'hetman de Jitomir avaient déjà commencé de dîner quand nous arrivâmes. Le soleil à son déclin mettait sur les nattes crème des reflets framboise.
—Asseyez-vous, messieurs,—fit bruyamment M. Le Mesge.—Lieutenant de Saint-Avit, vous n'étiez pas des nôtres hier soir. Vous allez goûter pour la première fois de la cuisine de Koukou, notre cuisinier bambara. Vous m'en direz des nouvelles.
Un serviteur nègre déposa devant moi un superbe grondin, émergeant d'une sauce au piment rouge comme tomate.
J'ai déjà dit que je mourais de faim. Le mets était exquis. La sauce me donna aussitôt soif.
—Hoggar blanc, 1879,—me souffla l'hetman de Jitomir, en emplissant mon gobelet d'une fine liqueur topaze.—C'est moi qui le soigne: rien pour la tête, tout pour les jambes.
Je vidai d'un trait mon gobelet. La société commença à m'apparaître charmante.
—Hé, capitaine Morhange,—cria M. Le Mesge à mon compagnon qui dégustait posément son grondin,—que dites-vous de cet acanthoptérygien? Il a été péché aujourd'hui dans le lac de l'oasis. Commencez-vous à admettre l'hypothèse de la mer Saharienne?
—Ce poisson est un argument,—dit mon compagnon.
Et il se tut, soudain. La porte venait de s'ouvrir. Le Targui blanc entra. Les convives firent silence.
Lentement, l'homme voilé alla vers Morhange. Il toucha son bras droit.
—Bien,—dit Morhange.
Et, s'étant levé, il suivit le messager.
La buire de Hoggar 1879 était entre moi et le comte Bielowsky. J'en emplis mon gobelet,—un gobelet d'un demi-litre,—et le vidai nerveusement.
L'hetman me jeta un regard sympathique.
—Hé! hé!—dit M. Le Mesge, me poussant le coude,—Antinéa respecte l'ordre hiérarchique.
Le révérend Spardek eut un pudique sourire.
—Hé! hé!—répéta M. Le Mesge.
Mon gobelet était vide. Une seconde, j'eus la tentation de le lancer à la tête de l'agrégé d'histoire. Mais, baste! je le remplis et le vidai de nouveau.
—M. Morhange ne goûtera que par cœur à ce délicieux rôti de mouton,—fit le professeur, de plus en plus égrillard, en s'adjugeant une large tranche de viande.
—Il n'aura pas à le regretter,—dit l'hetman avec humeur.—Ce n'est pas du rôti: c'est de la corne de mouflon. Vraiment, Koukou commence à se moquer de nous.
—Prenez-vous-en au révérend,—riposta la voix aigre de M. Le Mesge.—Je lui ai répété assez souvent de chercher des catéchumènes autres que notre cuisinier.
—Monsieur le professeur,—dit avec dignité M. Spardek.
—Je maintiens ma protestation.—cria M. Le Mesge, qui, dès cette minute, me parut un peu gris.—J'en fais juge monsieur,—continua-t-il en se tournant de mon côté.—Monsieur est nouveau venu. Monsieur est sans parti pris. Eh bien, je le lui demande. A-t-on le droit de détraquer un cuisinier bambara en lui bourrant tout le jour la tête de discussions théologiques auxquelles rien ne le prédispose?
—Hélas!—répondit tristement le pasteur,—comme vous vous trompez. Il n'a qu'une propension trop forte à la controverse.
—Koukou est un fainéant, qui profite de la vache à Colas pour ne plus rien faire et laisser brûler nos escalopes,—opina l'hetman.—Vive le pape,—hurla-t-il en remplissant les verres à la ronde.
—Je vous assure que ce Bambara m'inquiète,—reprit avec beaucoup de dignité M. Spardek.—Savez-vous où il en est maintenant? Il nie la présence réelle. Le voici à deux doigts des erreurs de Zwingle et d'Œcolampade Koukou nie la présence réelle.
—Monsieur,—dit M. Le Mesge, très excité,—on doit laisser en paix les gens chargés de la cuisine. Ainsi le comprenait Jésus, qui, je pense, était aussi bon théologien que vous, et à qui l'idée ne vint jamais de détourner Marthe de ses fourneaux pour lui conter des sornettes.
—Parfaitement,—approuva l'hetman.
Il tenait entre ses genoux une jarre qu'il s'efforçait de déboucher.
—Côtes rôties, côtes rôties,—me souffla-t-il, y étant parvenu.—Les gobelets, rassemblement!
—Koukou nie la présence réelle,—continua le pasteur, en vidant tristement son verre.
—Eh!—me dit à l'oreille l'hetman de Jitomir,—laissez-les dire. Vous ne voyez donc pas qu'ils sont tout à fait ivres.
Lui-même grasseyait beaucoup. Il eut toutes les peines du monde à remplir mon gobelet à peu près jusqu'au bord.
J'eus envie de repousser le vase. Puis, une pensée me vint:
«A l'heure actuelle, Morhange... Quoi qu'il puisse dire... Elle est si belle!»
Alors, attirant le gobelet à moi, je le vidai de nouveau.
Maintenant M. Le Mesge et le pasteur s'embrouillaient dans la plus extraordinaire controverse religieuse, se jetant à la tête le Book of commun Prayer, la Déclaration des Droits de l'homme, la Bulle Unigenitus. Petit à petit, l'hetman commençait à prendre sur eux cet ascendant de l'homme du monde qui, même ivre à en pleurer, s'impose de toute la supériorité qu'a l'éducation sur l'instruction.
Le comte Bielowsky avait bien bu cinq fois plus que le professeur et le pasteur. Mais il portait dix fois mieux le vin.
—Laissons là ces ivrognes,—fit-il avec dégoût.—Venez, cher ami. Nos partenaires nous attendent dans la salle de jeu.
—Mesdames et messieurs,—fit l'hetman en y pénétrant,—permettez-moi de vous présenter un nouveau partenaire, mon ami, monsieur le lieutenant de Saint-Avit.—Laisse faire,—murmura-t-il à mon oreille.—Ce sont les serviteurs de la maison... Mais je me donne l'illusion, vois-tu.
Je vis effectivement qu'il était très ivre.
La salle de jeu était étroite et longue. Une vaste table, à ras du sol, entourée de coussins sur lesquels étaient vautrés une douzaine d'indigènes, composait l'essentiel de l'ameublement. Au mur, deux gravures témoignant du plus heureux éclectisme: le Saint Jean-Baptiste, du Vinci, et la Maison des dernières cartouches, d'Alphonse de Neuville.
Sur la table, des gobelets de terre rouge. Une lourde jarre, pleine d'alcool de palme.
Parmi les assistants, je retrouvai des connaissances: mon masseur, la manucure, le barbier, deux ou trois Touareg blancs qui avaient abaissé leur voile et fumaient gravement leurs longues pipes à couvercle de cuivre. Tous étaient en attendant mieux, plongés dans les délices d'une partie de cartes qui me parut bien être le rams. Deux des belles suivantes d'Antinéa, Aguida et Sydya, étaient au nombre des convives. Leur lisse peau bistre luisait sous les voiles lamés d'argent. J'eus de la peine de ne point apercevoir la tunique de soie rouge de la petite Tanit-Zerga. De nouveau, je pensai à Morhange, mais seulement l'espace d'une seconde.
—Les jetons, Koukou,—commanda l'hetman.—Nous ne sommes pas ici pour nous amuser.
Le cuisinier zwingliste déposa devant lui une caisse de jetons multicolores. Le comte Bielowsky se mit en devoir de les compter, les répartissant en petits tas avec une gravité infinie.
—Les blancs valent un louis,—m'expliqua-t-il.—Les rouges cent francs. Les jaunes cinq cents. Les verts mille. Ah! c'est qu'on joue ici un jeu d'enfer, vous savez. Au reste, vous allez voir.
—Je prends la banque à dix mille,—dit le cuisinier zwingliste.
—Douze mille,—dit l'hetman.
—Treize,—dit Sydya, qui, avec un sourire mouillé, assise sur un des genoux du comte, disposait amoureusement ses jetons en petites piles.
—Quatorze,—dis-je.
—Quinze,—fit la voix aigre de Rosita, la vieille négresse manucure.
—Dix-sept,—proclama l'hetman.
—Vingt mille,—trancha le cuisinier.
Et il martela, nous jetant un regard de défi:
—Vingt. Je prends la banque à vingt mille.
L'hetman eut un geste de mauvaise humeur.
—Satané Koukou! Il n'y a rien à faire contre cet animal. Vous allez avoir à jouer serré, lieutenant.
Koukou s'était placé en potence en bout de la table. Il battait maintenant les cartes avec une maestria dont je restai interloqué.
—Je vous l'avais dit: comme Chez Anna Deslions—murmura l'hetman avec fierté.
—Messieurs, faites vos jeux.—glapit le nègre.—Faites vos jeux, messieurs.
—Attends, animal,—dit Bielowsky.—Tu vois bien que les verres sont vides. Ici, Cacambo.
Les gobelets furent immédiatement remplis par le masseur hilare.
—Coupe,—fit Koukou, s'adressant à Sydya, la belle Targui, qu'il avait à sa droite.
La jeune femme coupa, en personne superstitieuse, de la main gauche. Mais il faut dire que sa droite était occupée par le gobelet qu'elle portait à ses lèvres. Je vis se gonfler la fine gorge mate.
Nous étions placés de la manière suivante: à gauche, l'hetman, Aguida, dont il enserrait la taille avec la plus aristocratique désinvolture. Cacambo, une femme targui, puis deux nègres voilés, graves, attentifs au jeu. A droite, Sydya, moi, la vieille manucure Rosita, Barouf, le barbier, une autre femme, deux Touareg blancs, graves et attentifs, symétriques de ceux de gauche.
—J'en veux, me dit l'hetman.
Sydya fit un geste négatif.
Koukou tira, donna un quatre à l'hetman, se servit un cinq.
—Huit,—annonça Bielowsky.
—Six,—dit la jolie Sydya.
—Sept,—abattit Koukou.—Un tableau paie l'autre,—ajouta-t-il froidement.
—Je fais paroli,—dit l'hetman.
Cacambo et Aguida l'imitèrent. De notre côté, on était plus réservé. La manucure, notamment, ne risquait que vingt francs à la fois.
—Je demande l'égalité des tableaux,—fit Koukou, imperturbable.
—Que ce particulier est insupportable,—maugréa le comte.—Voilà. Es-tu content?
Koukou donna, et abattit neuf.
—Honneur et patrie!—hurla Bielowsky.—J'avais huit...
Moi qui avais deux rois, je ne manifestai pas ma mauvaise humeur. Rosita me prit les cartes des mains.
Je regardai, à ma droite, Sydya. Ses immenses cheveux noirs couvraient ses épaules. Elle était réellement très belle, un peu ivre, comme toute cette fantasmagorique assistance. Elle me regardait aussi, mais en dessous, avec un air de bête timide.
«Ah! pensai-je. Elle doit avoir de la crainte. Il y a écrit sur ma tête: chasse gardée.»
Je frôlai son pied. Elle le recula peureusement.
—Qui veut des cartes?—demanda Koukou.
—Pas moi,—fit l'hetman.
—Servie,—dit Sydya.
Le cuisinier tira un quatre.
—Neuf,—dit-il.
—La carte qui m'était destinée,—sacra le comte.—Et cinq, j'avais cinq.—Ah! si je n'avais pas jadis promis à Sa Majesté l'empereur Napoléon III de ne plus jamais tirer à cinq. Il y a des moments où c'est dur, dur... Et voilà cette brute de nègre qui fait Charlemagne.
C'était vrai, Koukou, ayant raflé les trois quarts des jetons, se levait avec dignité, et saluant l'assistance.
—A demain, messiés.
—Allez-vous-en tous,—hurla l'hetman de Jitomir.-Restez avec moi, monsieur de Saint-Avit.
Quand nous fûmes seuls, il se versa encore un grand gobelet d'alcool. Le plafond de la salle disparaissait dans la fumée grise.
—Quelle heure est-il?—demandai-je.
—Minuit et demi. Mais vous n'allez pas m'abandonner comme cela, mon enfant, mon cher enfant. J'ai le cœur lourd, lourd.
Il pleurait à chaudes larmes. Les basques de son habit, sur le divan, derrière lui, faisaient de grands élytres vert pomme.
—N'est-ce pas qu'Aguida est belle,—fit-il pleurant toujours.—Tenez, elle me rappelle, à peine en plus brun, la comtesse de Teruel, la belle comtesse de Teruel, Mercédès, vous savez bien, qui se baignait toute nue, à Biarritz, devant le rocher de la Vierge, un jour que le prince de Bismarck était sur la passerelle. Vous ne vous souvenez pas? Mercédès de Teruel?
J'eus un haussement d'épaules.
—C'est vrai, j'oubliais, vous étiez trop jeune. Deux ans, trois ans. Un enfant. Oui, un enfant. Ah! mon enfant, avoir été de cette époque, et être réduit à tailler une banque avec des sauvages... Il faut que je vous raconte...
Je me levai et le repoussai.
—Reste! reste!—supplia-t-il.—Je te dirai tout ce que tu voudras, je te conterai ce que tu voudras, comment je suis venu ici, des choses que je n'ai jamais dites à un autre. Reste, j'ai besoin de m'épancher dans le sein d'un véritable ami. Je te dirai tout, je te répète. J'ai confiance en toi. Tu es Français, gentilhomme. Je sais que tu ne lui répéteras rien.
—Que je ne lui répéterai rien. A qui?
Sa voix s'empâta. Je crus y saisir un frisson de crainte.
—A qui?
—A... à elle, à Antinéa,—murmura-t-il.
CHAPITRE XIII
HISTOIRE DE L'HETMAN DE JITOMIR
Le comte Casimir en était arrivé à ce point où l'ivresse prend une sorte de gravité, de componction.
Il se recueillit une seconde, et commença ce récit dont je regrette de ne pouvoir reproduire qu'imparfaitement le savoureux archaïsme.
«—Lorsque les nouveaux muscats commenceront à rosir dans les jardins d'Antinéa, j'aurai soixante-huit ans. C'est une triste chose, mon cher enfant, d'avoir mangé son blé en herbe. Il n'est pas vrai que la vie est un perpétuel recommencement. Quelle amertume, quand on a connu les Tuileries en 1860, d'en être réduit au point où j'en suis!
«Un soir, bien peu avant la guerre (je me rappelle que Victor Noir vivait encore), des femmes charmantes dont je tairai les noms (je lis de temps à autre ceux de leurs fils dans la chronique mondaine du Gaulois) me manifestèrent le désir de coudoyer des lorettes authentiques. Je les menai à un bal de la Grande Chaumière. C'était un public de rapins, de filles, d'étudiants. Au milieu du bastringue, plusieurs couples dansaient le cancan à en décrocher les lustres. Nous remarquâmes surtout un petit jeune homme brun, vêtu d'une mauvaise redingote et d'un pantalon à carreaux que ne soutenait sûrement nulle bretelle. Il était bigle, avait une vilaine barbe et des cheveux poisseux comme des berlingots noirs. Les entrechats qu'il battait étaient extravagants. Ces dames se le firent nommer: Leone Gambetta.
«Quelle misère, lorsque je pense qu'il m'eût suffi alors d'abattre d'un coup de pistolet ce vilain avocat pour garantir à tout jamais ma félicité et celle de mon pays d'adoption, car, mon cher ami, je suis Français de cœur, sinon de naissance.
«Je suis né en 1829, à Varsovie, d'un père polonais et d'une mère russe, plus exactement volhynienne. C'est d'elle que je tiens mon titre d'hetman de Jitomir. Il me fut restitué par le tsar Alexandre II, sur la demande que lui en fit, lors de sa visite à Paris, mon auguste maître, l'empereur Napoléon III.
«Pour des raisons politiques, sur lesquelles on ne pourrait insister sans refaire l'histoire de la malheureuse Pologne, mon père, le comte Bielowsky, quitta Varsovie en 1830, et vint habiter Londres. Sa fortune, immense, il se mit à la dilapider à la mort de ma mère, par chagrin, m'a-t-il dit. Quand il mourut à son tour, au moment de l'affaire Pritchard, il ne me laissait guère qu'un millier de livres sterling de rente, plus deux ou trois martingales, dont j'ai reconnu plus tard l'inopérance.
«Je ne me souviendrai jamais sans émotion de mes dix-neuvième et vingtième années, époque où je liquidai complètement ce petit héritage. Londres était véritablement alors une ville adorable. Je m'étais arrangé une très aimable garçonnière dans Piccadilly.
| Piccadilly! Shops, palaces, bustle and breeze, |
| The whirling of wheels, and the murmur of trees. |
«La chasse au renard en briska, les promenades en boggy à Hyde-Park, le raout, sans préjudice des petites parties fines avec les faciles Vénus de Drury-Lane prenaient tout mon temps. Tout, je suis injuste. Il restait le jeu, et un sentiment de pitié filiale me poussait à y vérifier les martingales du défunt comte mon père. C'est le jeu qui fut la cause de l'événement que je vais dire, et dont ma vie devait être si étrangement bouleversée.
«Mon ami lord Malmesbury m'avait répété cent fois: «Il faut que je vous mène chez une femme exquise qui habite Oxford Street, nº 277, miss Howard.» Un soir, je me laissai faire. C'était le 22 février 1848. La maîtresse de maison était vraiment d'une beauté parfaite et les convives étaient charmants. Outre Malmesbury, j'y comptai plusieurs relations: lord Clebden, lord Chesterfield, sir Francis Mountjoye, major au 2e Life Guards, le comte d'Orsay. On joua, puis on se mit à parler politique. Les événements de France faisaient les frais de la conversation, et on discutait à perte de vue sur les conséquences de l'émeute qui avait éclaté le matin même à Paris, à la suite de l'interdiction du banquet du XIIe arrondissement, et dont le télégraphe venait d'apporter la nouvelle. Je ne m'étais jamais occupé jusque-là des choses publiques. Je ne sais donc ce qui me passa par la tête lorsque j'affirmai avec la fougue de mes dix-neuf ans que les nouvelles arrivées de France signifiaient la République pour le lendemain et l'Empire pour le surlendemain.
«Les convives accueillirent ma boutade avec un rire discret, et leurs regards se portaient du côté d'un invité qui était assis cinquième à une table de bouillotte où l'on venait de s'arrêter de jouer.
«L'invité sourit aussi. Il se leva, vint vers moi. Je le vis de taille moyenne, plutôt petit, serré dans une redingote bleue, l'œil lointain et vague.
«Tous les assistants considéraient cette scène avec un amusement ravi.
«—A qui ai-je l'honneur?—demanda-t-il d'une voix très douce.
«—Comte Casimir Bielowsky,—répondis-je vertement, pour lui prouver que la différence d'âge n'était pas un motif suffisant à justifier son interrogation.
«—Eh bien, mon cher comte, puisse votre prédiction se réaliser, et j'espère que voudrez bien ne pas négliger les Tuileries,—fit en souriant l'invité à la redingote bleue.
«Et il ajouta, consentant enfin à se présenter:
«—Prince Louis-Napoléon Bonaparte.
«Je n'ai joué aucun rôle actif dans le coup d'Etat, et je ne le regrette point. Mon principe est qu'un étranger ne doit pas s'immiscer dans les tumultes intérieurs d'un pays. Le prince comprit cette discrétion, et n'oublia pas le jeune homme qui lui avait été d'un si heureux augure.
«Je fus un des premiers qu'il appela à l'Elysée. Ma fortune fut définitivement assise par une note diffamatoire de Napoléon le Petit. L'an d'après, quand Mgr Sibour eut passé par là, j'étais fait gentilhomme de la chambre et l'Empereur poussait sa bonté jusqu'à me faire épouser la fille du maréchal Repeto, duc de Mondovi.
«Je n'ai aucun scrupule à proclamer que cette union ne fut pas ce qu'elle aurait dû être. La comtesse, âgée de dix ans de plus que moi, était revêche et pas particulièrement jolie. En outre, sa famille avait formellement exigé le régime dotal. Or, je n'avais plus à cette époque que mes vingt-cinq mille livres d'appointements comme gentilhomme de la chambre. Triste sort pour quelqu'un qui fréquentait le comte d'Orsay et le duc de Gramont-Caderousse. Sans la bienveillance de l'Empereur, comment eussé-je fait?
«Un matin du printemps de 1862, j'étais dans mon cabinet à dépouiller mon courrier. Il y avait une lettre de Sa Majesté, me convoquant pour quatre heures aux Tuileries; une lettre de Clémentine, m'informant qu'elle m'attendait à cinq heures chez elle. Clémentine était la toute belle pour qui je faisais alors des folies. J'en étais d'autant plus fier que je l'avais soufflée, un soir, à la Maison Dorée, au prince de Metternich qui en était très épris. Toute la cour m'enviait cette conquête; j'étais moralement obligé de continuer à en assurer les charges. Et puis Clémentine était si jolie! L'Empereur lui-même... Les autres lettres, mon Dieu, les autres lettres étaient précisément les notes des fournisseurs de cette enfant qui, malgré mes remontrances discrètes, s'obstinait à me les faire tenir à mon domicile conjugal.
«Il y en avait pour un peu plus de quarante mille francs. Robes et sorties de bal à la maison Gagelin-Opigez, 23, rue Richelieu; chapeaux et coiffures de Mme Alexandrine, 14, rue d'Antin; jupons multiples et lingerie de Mme Pauline, 100, rue de Cléry; passementeries et gants Joséphine de la Ville de Lyon, 6, rue de la Chaussée-d'Antin; foulards de la Malle des Indes; mouchoirs de la Compagnie Irlandaise; dentelles de la maison Ferguson; lait antéphélique de Candès... Ce lait antéphélique de Candès, surtout, me combla de stupéfaction. La facture portait cinquante et un flacons. Six cent trente-sept francs cinquante de lait antéphélique de Candès. De quoi édulcorer l'épiderme d'un escadron de cent gardes!
«—Cela ne peut continuer ainsi,—dis-je, mettant les factures dans ma poche.
«A quatre heures moins dix, je franchissais le guichet du Carrousel.
«Dans le salon des aides de camp, je tombai sur Bacciochi.
«—L'Empereur est grippé,—me dit-il.—Il garde la chambre. Il a donné l'ordre de vous introduire dès que vous serez là. Venez.
«Sa Majesté, vêtue d'un veston à brandebourgs et d'un pantalon cosaque, rêvait devant une fenêtre. On voyait onduler les pâles verdures des Tuileries qui luisaient sous une petite pluie tiède.
«—Ah! te voilà,—fit Napoléon.—Tiens, prends une cigarette. Il paraît que vous en avez fait de belles, toi et Gramont-Caderousse, hier soir, au Château des Fleurs.
«J'eus un sourire de satisfaction.
«—Eh quoi, Votre Majesté sait déjà...
«—Je sais, je sais vaguement.
«—Connaît-elle le dernier mot de Gramont-Caderousse.
«—Non, mais tu vas me le dire.
«—Eh bien, voilà. Nous étions cinq ou six, moi, Viel-Castel, Gramont, Persigny...
«—Persigny,—fit l'Empereur,—il a tort de s'afficher avec Gramont, après tout ce que Paris raconte de sa femme.
«—Justement, Sire. Eh bien, Persigny était ému, il faut le croire. Il s'est mis à nous parler des tristesses que lui causait la conduite de la duchesse.
«—Ce Fialin manque un peu de tact,—murmura l'Empereur.
«—Justement, Sire. Alors, Votre Majesté sait-elle ce que Gramont lui a lancé?
«—Quoi?
«—Il lui a dit: «Monsieur le duc, je vous défends de dire devant moi du mal de ma maîtresse.»
«—Gramont exagère,—fit Napoléon avec un sourire rêveur.
«—C'est ce que nous avons tous trouvé, Sire, y compris Viel-Castel, qui était pourtant ravi.
«—A ce propos,—fit l'Empereur après un silence,—j'ai oublié de te demander des nouvelles de la comtesse Bielowsky.
«—Elle va bien, Sire. Je remercie Votre Majesté.
«—Et Clémentine? Toujours aussi bonne enfant?
«—Toujours, Sire. Mais...
«—Il paraît que M. Baroche en est amoureux fou.
«—J'en suis très honoré, Sire. Mais cet honneur devient bien onéreux.
«J'avais tiré de ma poche les notes de la matinée et les étalais sous les yeux de l'Empereur.
«Il regarda avec son sourire lointain.
«—Allons, allons. Ce n'est que cela. J'y remédierai, d'autant que j'ai à te demander un service.
«—Je suis à l'entière disposition de Votre Majesté.
«Il agita une sonnette.
«—Faites venir M. Mocquard.
«—Je suis grippé,—ajouta-t-il.—Mocquard t'expliquera la chose.
«Le secrétaire particulier de l'Empereur entra.
«—Voici Bielowsky, Mocquard,—dit Napoléon.—Vous êtes au courant de ce que j'attends de lui. Mettez-l'y.
«Et il se mit à tapoter les vitres, sur lesquelles la pluie giclait avec rage.
«—Mon cher comte,—dit Mocquard en prenant place,—c'est très simple. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler d'un jeune explorateur de talent, M. Henry Duveyrier.
«Je secouai négativement la tête, fort surpris par cette entrée en matière.
«—M. Duveyrier,—continua Mocquard,—est revenu à Paris après un voyage particulièrement audacieux dans le Sud Algérien et le Sahara. M. Vivien de Saint-Martin, que j'ai vu ces jours-ci, m'a affirmé que la Société de Géographie comptait lui décerner à ce propos sa grande médaille d'or. Au cours de son voyage, M. Duveyrier est entré en relations avec les chefs du peuple qui s'est montré jusqu'ici si rebelle à l'influence des armées de Sa Majesté, les Touareg.
«Je regardai l'Empereur; mon ahurissement était tel qu'il se mit à rire.
«—Ecoute,—dit-il.
«—M. Duveyrier,—continua Mocquard,—a pu obtenir qu'une délégation de ces chefs vînt à Paris présenter ses respects à Sa Majesté. Des résultats très importants peuvent sortir de cette visite, et Son Excellence le ministre des Colonies ne désespère pas d'en obtenir la signature d'un traité de commerce réservant à nos nationaux des avantages particuliers. Ces chefs, au nombre de cinq, parmi lesquels le Cheikh Othman, amenokal ou sultan de la Confédération des Adzger, arrivent demain matin à la gare de Lyon. M. Duveyrier les y attendra. Mais l'Empereur a pensé qu'en outre...
«—J'ai pensé,—dit Napoléon III, comblé d'aise par mon air ébahi,—qu'il était correct qu'un des gentilshommes de ma chambre attendit à leur arrivée ces dignitaires musulmans. C'est pourquoi tu es ici, mon pauvre Bielowsky. Ne t'effraye pas,—ajouta-t-il en riant plus fort.—Tu auras avec toi M. Duveyrier. Tu n'es chargé que de la partie mondaine de la réception: accompagner ces imans au déjeuner que je leur offre demain aux Tuileries, puis, le soir, discrètement à cause de leur religion qui est très susceptible, arriver à leur donner une haute idée de la civilisation parisienne, sans rien exagérer: n'oublie pas qu'ils sont, au Sahara, de hauts dignitaires religieux. Là-dessus, j'ai confiance en ton tact et te laisse carte blanche... Mocquard!
«—Sire?
«—Vous ferez porter au budget, mi-partie des Affaires étrangères, mi-partie des Colonies, les fonds nécessaires au comte Bielowsky pour la réception de la délégation targui. Il me semble que cent mille francs pour commencer... Le comte n'aura qu'à vous faire savoir s'il a été induit à dépasser ce crédit.
«Clémentine habitait, rue Boccador, un petit pavillon mauresque que j'avais acheté pour elle à M. de Lesseps. Je la trouvai au lit. En m'apercevant, elle fondit en larmes.
«—Grands fous que nous sommes,—murmura-t-elle au milieu de ses sanglots,—qu'avons nous fait!
«—Clémentine, voyons!
«—Qu'avons-nous fait, qu'avons-nous fait!—répétait-elle, et j'avais contre moi ses immenses cheveux, noirs, sa chair tiède qui fleurait l'eau de Nanon.
«—Qu'y a-t-il? Mais qu'y a-t-il?
«—Il y a,—et elle me murmura quelque chose à l'oreille.
«—Non,—fis-je abasourdi.—Es-tu bien sûre?
«—Si j'en suis sûre!
J'étais atterré.
«—Cela n'a pas l'air de te faire plaisir,—dit-elle, très aigre.
«—Je ne dis pas cela, Clémentine, mais enfin... Je suis très heureux, je t'assure.
«—Prouve-le mot: passons demain la journée ensemble.
«—Demain,—sursautai-je,—impossible!
«—Pourquoi?—demanda-t-elle, soupçonneuse.
«—Parce que, demain, il faut que je pilote la mission targui dans Paris... Ordre de l'Empereur.
«—Qu'est-ce que c'est encore que cette craque?—fit Clémentine.
«J'avoue que rien ne ressemble plus à un mensonge que la vérité.
«Je refis tant bien que mal à Clémentine le récit de Mocquard. Elle m'écoutait avec un air qui signifiait: on ne me la fait pas!
«A la fin, furieux, j'éclatai.
«—Tu n'as qu'à venir voir. Je dîne demain soir avec eux, je t'invite.
«—Sûr que j'irai,—fit Clémentine très digne.
«J'avoue avoir manqué de sang-froid en cette minute. Mais aussi, quelle journée. Quarante-mille francs de notes au réveil. La corvée d'avoir à convoyer des sauvages dans Paris pour le lendemain. Et, par-dessus le marché, l'annonce d'une prochaine paternité irrégulière...
«Après tout, pensai-je en rentrant chez moi, ce sont les ordres de l'Empereur. Il m'a demandé de donner à ces Touareg une idée de la civilisation parisienne. Clémentine se tient très bien dans le monde, et, pour le moment, il ne faut pas l'exaspérer. Je vais retenir un cabinet pour demain soir au Café de Paris et dire à Gramont-Caderousse et Viel-Castel qu'ils amènent leurs folles maîtresses. Ce sera très gaulois de voir l'attitude des enfants du désert au milieu de cette petite partie.»
«Le train de Marseille arrivait à 10 h. 20. Sur le quai, je trouvai M. Duveyrier, un bon jeune homme de vingt-trois ans, avec des yeux bleus et une petite barbiche blonde. Les Touareg tombèrent dans ses bras en descendant du wagon. Il avait vécu deux ans avec eux, sous la tente, au diable vauvert. Il me présenta au chef, le Cheik Othman, et aux quatre autres, des hommes splendides sous leurs cotonnades bleues et leurs amulettes de cuir rouge. Heureusement tous ces gens-là parlaient une sorte de sabir qui facilita bien les choses.
«Je ne mentionne que pour mémoire le déjeuner aux Tuileries, les visites de la soirée, au Muséum, à l'Hôtel de Ville, à l'Imprimerie Impériale. Chaque fois, les Touareg inscrivaient leur nom sur le livre d'or de l'endroit. Cela n'en finissait plus. Pour en donner une idée, voici quel était le nom complet du seul Cheikh Othman: Othman-ben-el-Hadj-el-Bekri-ben-el-Hadj-el-Faqqi-ben-Mohammed-Boûya-ben-si-Ahmed-es-Soûki-ben-Mahmoud[14].
«Et il y en avait cinq comme cela!
«Mon humeur se maintint bonne, cependant, car, sur les boulevards, partout, notre succès fut colossal. Au Café de Paris, à 6 h. ½, ce fut du délire. La délégation, un peu grise, m'embrassait, Bono, Napoléon; bono Eugénie; bono Casimir; bono roumis. Gramont-Caderousse et Viel-Castel étaient déjà dans le numéro 8, avec Anna Grimaldi, des Folies-Dramatiques, et Hortense Schneider, toutes deux belles à faire peur. Mais la palme revint, quand elle entra, à ma chère Clémentine. Il faut que tu saches comment elle était mise: robe de tulle blanc, sur jupe en tarlatane bleue de Chine, avec plissé et bouillonné de tulle au-dessus du plissé. La jupe de tulle se trouvait relevée de chaque côté par des guirlandes de feuillage vert entremêlées de volubilis roses. Elle formait ainsi baldaquin rond, ce qui permettait de voir la jupe de tarlatane devant et sur les côtés. Les guirlandes remontaient jusqu'à la ceinture, et, dans l'espace des deux branches, il se trouvait des nœuds de satin rose à longs bout. Le corsage à pointe était drapé de tulle, accompagné d'une berthe bouillonnée de tulle avec volant de dentelle. Comme coiffure, elle avait sur ses cheveux noirs une couronne-diadème des mêmes fleurs. Deux longues traînes de feuillage tournaient dans les cheveux et retombaient sur le cou. Comme sortie de bal, une sorte de camail en cachemire bleu brodé d'or et doublé en satin blanc.
«Tant de splendeur et de beauté émurent immédiatement les Touareg, et surtout le voisin de droite de Clémentine. El-Hadj-ben-Guemâma, propre frère du Cheikh Othman, et amenokal du Hoggar. Au potage essence de gibier, arrosé de tokay, il était déjà très épris. Quand on servit la compote de fruits Martinique à la liqueur de Mme Amphoux, il manifestait les signes les plus excessifs d'une passion sans bornes. Le vin de chypre de la Commanderie acheva de l'éclairer sur ses sentiments. Hortense me faisait du pied sous la table. Gramont, pour avoir voulu en faire autant à Anna, se trompa et souleva les protestations indignées d'un des Touareg. Je puis affirmer que lorsque l'heure vint de partir pour Mabille, nous étions fixés sur la façon dont nos visiteurs respectaient la prohibition édictée par le Prophète à l'égard du vin.
«A Mabille, tandis que Clémentine, Horace, Anna, Ludovic et les Trois Touareg se livraient au plus endiablé des galops, le Cheikh Othman m'avait pris à part, et me confiait avec une visible émotion certaine commission dont venait de le charger son frère, le Cheikh Ahmed.
«Le lendemain, à la première heure, j'arrivai chez Clémentine.
«—Ma fille,—commençai-je après être, non sans peine, parvenu à la réveiller,—écoute-moi, j'ai à te parler sérieusement.
«Elle se frotta les yeux avec humeur.
«—Comment trouves-tu ce jeune seigneur arabe qui, hier soir, te serrait de si près?
«—Mais... pas mal,—fit-elle en rougissant.
«—Sais-tu que dans son pays, il est prince souverain, et règne sur des territoires cinq ou six fois plus étendus que ceux de notre auguste maître, l'Empereur Napoléon III?
«—Il m'a murmuré quelque chose comme cela,—fit-elle, intéressée.
«—Eh bien, te plairait-il de monter sur un trône à l'instar de notre auguste souveraine, l'Impératrice Eugénie?
«Clémentine me regarda ébahie.
«—C'est son propre frère, le Cheikh Othmam, qui m'a chargé en son nom de cette démarche.
«Clémentine ne répondit pas, hébétée autant qu'éblouie.
«—Moi, impératrice!—finit-elle par dire.
«—Tu n'as qu'à décider. Il faut ta réponse avant midi. Si c'est oui, nous déjeunons ensemble chez Voisin, et tope-là.
«Je voyais que déjà la résolution de Clémentine était prise, mais elle crut bon de faire montre d'un peu de sentiment.
«—Et toi, toi,—gémit-elle.—T'abandonner ainsi, jamais!
«—Mon enfant, pas de folies,—fis-je doucement.—Tu ignores peut-être que je suis ruiné. Mais là, complètement; je ne sais même pas comment je vais pouvoir payer demain ton lait antéphélique.
«Elle ajouta cependant:
«—Et... l'enfant?
«—Quel enfant?
«—Le... le nôtre.
«—Ah! c'est vrai. Eh! mais, tu le passeras aux profits et pertes. Je suis même sûr que le Cheikh Ahmed trouvera qu'il lui ressemble.
«—Tu as toujours le mot pour rire,—fit-elle, souriant et pleurant à demi.
«Le lendemain, à la même heure, l'express de Marseille emportait les cinq Touareg et Clémentine. La jeune femme, radieuse, s'appuyait sur le bras du Cheikh Ahmed qui ne se connaissait pas de joie.
«—Y a-t-il beaucoup de magasins dans notre capitale?—demandait-elle langoureusement à son fiancé.
«Et l'autre, avec un large rire sous son voile, répondait:
«—Besef, besef. Bono, roumis, bono.
«Au moment du départ, Clémentine eut une crise d'émotion.
«—Casimir, écoute, tu as toujours été bon pour moi. Je vais être reine. Si tu as des ennuis ici, promets-moi, jure-moi...
«Le Cheikh avait compris. Il prit une bague à son doigt et la passa au mien.
«—Sidi Casimir camarade,—affirma-t-il énergiquement.—Toi venir nous retrouver. Prendre bague Sidi Ahmed et montrer. Tout le monde au Hoggar camarade. Bono, Hoggar, bono.
«Quand je sortis de la gare de Lyon, j'avais la sensation d'avoir réussi une excellente plaisanterie.
L'hetman de Jitomir était complètement ivre. J'eus toutes les peines du monde à comprendre la fin de son histoire, d'autant qu'il l'entremêlait à chaque instant de couplets empruntés au meilleur répertoire de Jacques Offenbach:
| Dans un bois passait un jeune homme, |
| Un jeune homme frais et beau, |
| Sa main tenait une pomme, |
| Vous voyez d'ici le tableau. |
«Qu'est-ce qui fut désagréablement surpris par le coup de Sedan! ce fut Casimir, le petit Casimir. Pour le 5 septembre, cinq mille louis à payer, et pas le premier sou, non, pas le premier sou. Je prends mon chapeau et mon courage, et pars pour les Tuileries. Il n'y avait plus d'Empereur, pardieu, non. Mais l'Impératrice était si bonne. Je la trouve seule,—ah! les gens déguerpissent vite dans ces circonstances,—seule avec un sénateur, M. Mérimée, le seul homme de lettres que j'aie connu qui fût en même temps homme du monde. «Madame, lui disait-il, il faut abandonner tout espoir. M. Thiers, que je viens de rencontrer sur le pont Royal, ne veut rien entendre.
«—Madame,—dis-je à mon tour,—Votre Majesté saura toujours où sont ses vrais amis.
«Et je lui baise la main.
| Evohé, que les déesses |
| Ont de drôles de façons |
| Pour enjôler, pour enjôler, pour enjôler les gaâarçons. |
«Je rentre chez moi, rue de Lille. En route, je croise la canaille qui se rendait du Corps législatif à l'Hôtel de Ville. Mon parti était pris.
«—Madame,—dis-je à ma femme,—mes pistolets.
«—Qu'y a-t-il?—fait-elle, effrayée.
«—Tout est perdu. Il reste à sauver l'honneur. Je vais me faire tuer sur les barricades.
«—Ah! Casimir,—sanglote-t-elle en tombant dans mes bras,—je vous avais méconnu. Pardonnez-moi?
«—Je vous pardonne, Aurélie,—fis-je avec une dignité émue,—j'ai eu moi-même bien des torts.
«Je m'arrachai à cette triste scène. Il était six heures. Rue du Bac, je hèle un fiacre en maraude.
«—Vingt francs de pourboire,—dis-je au cocher,—si tu arrives gare de Lyon pour le train de Marseille, six heures trente-sept.»
L'hetman de Jitomir ne put en dire davantage. Il avait roulé sur les coussins et dormait à poings fermés.
En chancelant, je m'approchai de la grande baie.
Le soleil montait, jaune pâle, derrière les montagnes d'un bleu cru.
CHAPITRE XIV
HEURES D'ATTENTE
C'était la nuit que Saint-Avit aimait à me conter par le menu sa prestigieuse histoire. Il me la débitait en petites tranches, rigoureuses et chronologiques, n'anticipant point sur les épisodes d'un drame dont je connaissais par avance la tragique issue. Non par souci de ménager ses effets, sans doute,—je le sentai tellement éloigné d'un calcul de cette sorte! Uniquement à cause de l'extraordinaire nervosité où le plongeait l'évocation de tels souvenirs.
Ce soir-là, le convoi nous apportant le courrier de France venait d'arriver. Les lettres que Châtelain nous avait remises gisaient sur la petite table, non décachetées. Le photophore, halo blême au milieu de l'immense désert noir, permettait de reconnaître les écritures des adresses. Oh! le sourire victorieux de Saint-Avit, lorsque, repoussant de la main toutes ces lettres, je lui dis, d'une voix haletante:
—Continue.
Il acquiesça sans se faire prier.
—Rien ne pourra te donner une idée de la fièvre qui fut la mienne du jour où l'hetman de Jitomir me raconta son équipée jusqu'au jour où je me retrouvai en présence d'Antinéa. Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que la pensée que j'étais en quelque sorte condamné à mort n'entrait pour rien dans cette fièvre. Au contraire, elle était surtout motivée par ma hâte de voir arriver l'événement qui serait le signal de ma perte, la convocation d'Antinéa. Mais cette convocation ne se pressait pas d'arriver. Et c'est de ce retard que naissait ma maladive exaspération.
Ai-je eu, au cours de ces heures, quelques instants de lucidité? Je ne le crois pas. Je ne me souviens pas de m'être jamais dit: «Eh quoi, n'as-tu pas honte? Captif d'une situation sans nom, non seulement tu ne fais rien pour t'en affranchir, mais encore tu bénis ta servitude et aspires à ta ruine.» Le goût de demeurer là, à souhaiter la suite de l'aventure, je ne le colorais même pas du prétexte qu'aurait pu m'offrir la volonté de ne pas chercher à m'évader sans Morhange. Si une sourde inquiétude me prenait de ne plus voir ce dernier, c'était pour des raisons autres que le désir de le savoir sain et sauf.
Sain et sauf, d'ailleurs, je savais qu'il l'était. Les Touareg Blancs du service particulier d'Antinéa étaient, certes, peu communicatifs. Les femmes n'étaient guère plus loquaces. Je savais, il est vrai, par Sydya et Aguida, que mon compagnon aimait bien les grenades, ou qu'il ne pouvait souffrir le kouskous aux bananes. Mais, dès qu'il s'agissait d'avoir un renseignement d'ordre différent, elles prenaient la fuite dans les longs couloirs, effarouchées. Avec Tanit-Zerga, c'était bien autre chose. Cette petite paraissait avoir une sorte de répulsion à évoquer devant moi le moindre fait se rapportant à Antinéa. Elle était pourtant, je le savais, dévouée comme un chien à sa maîtresse. Mais elle gardait un mutisme obstiné si je venais à prononcer son nom, et, par répercussion, celui de Morhange.
Quant aux blancs, il ne me plaisait guère d'interroger ces sinistres fantoches. D'ailleurs, tous trois s'y prêtaient peu. L'hetman de Jitomir sombrait de plus en plus dans l'alcool. Ce qui lui restait de raison, il semblait qu'il l'eût liquidé le soir qu'il avait évoqué pour moi sa jeunesse. Je le rencontrai de temps en temps dans les couloirs devenus soudain pour lui trop étroits, fredonnant d'une voix pâteuse un couplet de l'air de la Reine Hortense:
| De ma fille Isabelle |
| Sois l'époux à l'instant, |
| Car elle est la plus belle |
| Et toi le plus vaillant. |
Le pasteur Spardek, j'eusse giflé avec bonheur ce fesse-mathieu. Quant au hideux petit homme à palmes, au rédacteur placide des étiquettes de la salle de marbre rouge, comment le rencontrer sans avoir envie de lui crier à la face: «Eh! eh! monsieur le professeur, un très curieux cas d'apocope: 'Ατλαντἱνεα.—Suppression de l'alpha, du tau et du lambda! j'ai à votre disposition un cas aussi curieux: Κληυἡντἱνεα. Clémentine.—Apocope du kappa, du lambda, de l'epsilon et du mû.—Si Morhange était parmi nous, il vous dirait à ce sujet beaucoup de jolies choses érudites. Mais, hélas! Morhange ne daigne plus venir parmi nous. On ne voit plus Morhange.»
Ma fièvre de savoir trouvait un accueil un peu moins réservé auprès de Rosita, la vieille négresse manucure; jamais je me suis fait autant polir les ongles qu'en ces jours d'incertitude. A cette heure,—après six ans,—elle doit être morte. Je ne manquerai pas à sa mémoire en notant qu'elle aimait fort la bouteille. La pauvre était sans défense contre celles que je lui apportais, et que je vidais avec elle, par politesse.
A l'inverse des autres esclaves, qui viennent du Sud vers la Turquie par l'intermédiaire des marchands de Rhât, elle était née à Constantinople, et avait été amenée en Afrique par son maître devenu kaïmakam de Rhadamès... Mais n'attends pas de moi que je complique une histoire déjà assez fertile en péripéties par le récit des avatars de cette manucure.
—Antinéa,—me disait-elle,—est fille d'El-Hadj-Ahmed-ben-Guemâma, amenokal du Hoggar, et cheikh de la grande tribu noble des Kel-Rhela. Elle est née en l'an douze cent quarante et un de l'Hégire. Elle n'a jamais voulu épouser quiconque. Sa volonté a été respectée, car la volonté des femmes est souveraine dans ce Hoggar, sur lequel elle règne aujourd'hui. Elle est petite-cousine de Sidi-El-Senoussi, et elle n'a qu'un mot à dire pour que le sang roumi coule à flot du Djerid au Touat et du Tchad au Sénégal. Si elle l'avait voulu, elle aurait vécu belle et respectée au pays des roumis. Mais elle préfère qu'ils viennent à elle.
—Cegheïr-ben-Cheïkh,—disais-je,—tu le connais? Il lui est tout dévoué?
—Nul ne connaît ici très bien Cegheïr-ben-Cheïkh, parce qu'il est constamment en voyage. Il est vrai qu'il est tout dévoué à Antinéa. Cegheïr-Ben-Cheïkh est Senoussi, et Antinéa est la cousine du chef des Senoussi. En outre, il lui doit la vie. Il est un de ceux qui assassinèrent le grand Kébir Flatters. A cause de cela, Ikhenoukhen, amenokal des Touareg Azdger, par crainte des représailles des Français, voulut qu'on leur livrât Cegheïr-ben-Cheïkh. Quand tout le Sahara le rejetait, c'est auprès d'Antinéa qu'il trouva asile. Cegheïr-ben-Cheïkh ne l'oubliera jamais, car il est brave et pratique la loi du Prophète. Pour la remercier, il conduisit à Antinéa, alors âgée de vingt ans et vierge, trois officiers français du premier corps d'occupation de Tunisie. Ce sont ceux qui portent dans la salle de marbre rouge les numéros 1, 2 et 3.
—Et Cegheïr-ben-Cheïkh s'est toujours acquitté avec succès de sa mission?
—Cegheïr-ben-Cheïkh est bien dressé, et il connaît l'immense Sahara comme, moi, je connais ma petite chambre au sommet de la montagne. Au commencement, il a pu se tromper. C'est ainsi qu'à ses premiers voyages. Il a ramené le vieux Le Mesge et le marabout Spardek.
—Qu'a dit Antinéa en les voyant?
—Antinéa? Elle a tellement ri qu'elle leur a fait grâce. Cegheïr-ben-Cheïkh était vexé de la voir rire ainsi. Depuis, il ne s'est plus jamais trompé.
—Il ne s'est plus jamais trompé?
—Non. A tous ceux qui sont venus ici, ramenés par lui, j'ai soigné les pieds et les mains. Tous étaient jeunes et beaux. Mais je dois dire que ton camarade, qu'on m'a conduit l'autre jour après toi, était peut-être le plus beau.
—Pourquoi,—demandai-je, détournant la conversation,—pourquoi, puisqu'elle leur faisait grâce, n'a-t-elle pas rendu leur liberté au pasteur et à M. Le Mesge?
—Elle a trouvé à les employer, paraît-il,—fit la vieille.—Et puis, quiconque entre une fois ici n'en doit plus ressortir. Sinon les Français auraient tôt fait d'arriver, et, quand ils verraient la salle de marbre rouge, ils massacreraient tout le monde. D'ailleurs, tous ceux qui ont été conduits ici par Cegheïr-ben-Cheïkh, tous, sauf un, quand ils ont vu Antinéa, n'ont plus essayé de s'échapper.
—Les garde-elle longtemps?
—Cela dépend d'eux et du plaisir qu'elle y trouve. Deux mois, trois mois, en moyenne. Cela dépend. Un grand officier belge, taillé comme un colosse, n'a pas fait huit jours. Par contre, tout le monde se rappelle ici le petit Douglas Kaine, un officier anglais: elle l'a gardé près d'un an.
—Et puis?
—Et puis, il est mort,—fit la vieille, comme étonnée de ma question.
—De quoi est-il mort?
Elle eut le mot de M. Le Mesge:
—Comme tous les autres: d'amour.
«D'amour,—continua-t-elle.—Ils meurent tous d'amour, quand ils voient que leur temps est fini, et que Cegheïr-ben-Cheïkh part pour en chercher d'autres. Plusieurs sont morts doucement, avec aux yeux de grosses larmes. Ils ne dormaient ni ne mangeaient plus. Un officier de marine français est devenu fou. Il chantait, la nuit, un triste chant de chez lui qui résonnait dans toute la montagne. Un autre, un Espagnol, était comme enragé; il voulait mordre. Il a fallu l'abattre. Beaucoup sont morts du kif, un kif plus violent que l'opium. Quand ils n'ont plus Antinéa, ils fument, fument. La plupart sont morts ainsi... les plus heureux. Le petit Kaine est mort autrement.
—Comment est mort le petit Kaine?
—D'une façon qui nous fit à tous beaucoup de peine. Je t'ai dit que c'est lui qui est resté le plus longtemps parmi nous. Nous en avions pris l'habitude. Dans la chambre d'Antinéa, sur une petite table de Kairouan, peinte en bleu et or, il y a un timbre, avec un long marteau d'argent, à manche d'ébène, très lourd. C'est Aguida qui m'a conté la scène. Quant Antinéa, en souriant comme elle le fait sans cesse, signifia son congé au petit Kaine, il resta devant elle, muet, très pâle. Elle frappa le timbre pour qu'on l'emmenât. Un Targui blanc entra. Mais le petit Kaine avait sauté sur le marteau, et le Targui blanc gisait à terre, le crâne fracassé. Antinéa souriait toujours. On entraîna le petit Kaine dans sa chambre. La même nuit, trompant la surveillance de ses gardiens, il sauta par la fenêtre, d'une hauteur de deux cents pieds. Les ouvriers de l'atelier d'embaumement m'ont dit qu'ils avaient eu toutes les peines du monde avec son corps. Mais ils s'en sont assez bien tirés. Tu n'as qu'à aller voir. Dans la salle de marbre rouge, il occupe la niche numéro 26.
La vieille, dans son verre, noya son émotion.
—Deux jours avant,—reprit-elle,—j'étais venue lui faire les ongles, ici, car c'était sa chambre. Sur le mur, près de la fenêtre, avec son canif, il écrivait dans la pierre quelque chose. Regarde, ça se voit encore.
Was it not Fate, that, on this July midnight...
En n'importe quel autre instant, ce vers, gravé dans la pierre de la fenêtre par où le petit officier anglais s'était précipité, m'eût empli d'une émotion infinie. Mais une autre pensée voyageait alors dans mon cœur.
—Dis-moi,—fis-je d'une voix aussi calme que je pus,—quand Antinéa tient l'un de nous sous sa puissance, elle l'enferme auprès d'elle, n'est-ce pas? On ne le voit plus?
La vieille eut un geste négatif.
—Elle ne craint pas qu'il s'échappe. La montagne est bien close. Antinéa n'a qu'à frapper sur son timbre d'argent; il sera immédiatement auprès d'elle.
—Mon compagnon pourtant. Je ne l'ai pas revu depuis qu'elle l'a appelé...
La négresse sourit d'un air entendu.
—Si tu ne le vois pas, c'est qu'il préfère rester auprès d'elle. Antinéa ne l'y force pas. Elle ne l'en empêche pas non plus.
Violemment, j'assénai un coup de poing sur la table.
—Va-t-en, vieille folle! Et plus vite que cela.
Effarée, Rosita s'enfuit, ayant pris à peine le temps de rassembler ses petits instruments.
Was it not Fate that, on this July midnight...
J'ai obéi à la suggestion de la négresse. Suivant les couloirs, me trompant, remis dans le droit chemin par le pasteur Spardek rencontré, j'ai poussé la porte de la salle de marbre rouge. Je suis entré.
Cette fraîcheur de crypte parfumée m'a fait du bien. Il n'est pas d'endroit si sinistre qu'il ne soit comme clarifié par le murmure de l'eau courante. La cascade bruissant au milieu de la salle me réconforte. Un jour, avant un combat, j'étais couché avec ma section parmi les grandes herbes, attendant le moment, le coup de sifflet qui fait qu'on se lève sous les balles. A mes pieds, un ruisseau. J'écoutais le frais glou-glou. J'admirais les jeux d'ombre et de lumière dans l'eau transparente, les petites bêtes, les petits poissons noirs, les herbes vertes, le sable jaune et ridé... Le mystère de l'eau m'a toujours transporté.
Ici, dans la salle tragique, ma pensée est polarisée par la cascade ténébreuse. Je la sens amie. Elle me permet de ne pas défaillir au milieu des témoignages figés de tant de monstrueux forfaits.
Le numéro 26. C'est bien lui. Lieutenant Douglas Kaine, né à Edimbourg, le 21 septembre 1862. Mort au Hoggar, le 16 juillet 1890. Vingt-huit ans. Il n'avait pas vingt-huit ans! Une face émaciée sous la gaine d'orichalque. Une triste bouche passionnée. C'est bien lui. Pauvre petit.—Edimbourg.—je connais Edimbourg sans y être jamais allé. Des murailles du château, on aperçoit les collines de Pentland. «Regardez un peu plus bas, disait à Anne de Saint-Yves la douce miss Flora de Stevenson, regardez un peu plus bas, vous verrez, au pli de la colline, un bouquet d'arbres et un filet de fumée qui s'élève entre eux. C'est Swanston Cottage, où mon frère et moi demeurons avec ma tante. Si sa vue peut vraiment vous faire plaisir, j'en serai heureuse.» Quand il partit pour le Darfour, Douglas Kaine laissait sûrement à Edimbourg une miss Flora, aussi blonde que celle de Saint-Yves. Mais que sont ces minces jeunes filles à côté d'Antinéa! Kaine, si raisonnable cependant, si fait pour un amour de cette sorte, il a aimé l'autre. Il est mort. Et voici le numéro 27, celui à cause de qui il s'est brisé sur les rochers sahariens, et qui est mort aussi.
Mourir, aimer. Comme ces mots résonnent naturellement dans la salle de marbre rouge. Comme Antinéa paraît plus grande au milieu de cette ronde de statues blêmes. L'amour a-t-il donc besoin à ce point de la mort pour être ainsi multiplié! D'autres femmes, de par le monde, sont sans doute aussi belles qu'Antinéa, plus belles peut-être. Je te prends à témoin que je n'ai que peu parlé de sa beauté. Comment alors cette inclination, cette fièvre, cet holocauste de tout mon être? Comment suis-je prêt, pour presser une seconde entre mes bras ce chancelant fantôme, à des choses que je n'ose même pas imaginer, de crainte d'avoir aussitôt à en frémir?
Voici le numéro 53, le dernier. Le 54 ce sera Morhange. Le 55, ce sera moi. Dans six mois, huit peut-être,—toutes choses égales d'ailleurs,—c'est dans cette niche qu'on m'érigera, simulacre sans yeux, âme morte, corps comblé.
Je touche à l'extrême de la félicité, l'exaltation qui s'analyse. Quel enfant je faisais, tout à l'heure! Je récriminais devant une manucure nègre. J'étais jaloux de Morhange, ma parole! Pourquoi, tant que j'y étais, ne pas jalouser ceux-ci les présents, puis les autres, les absents, qui viendront, un à un, remplir le cercle noir de ces niches encore vides... Morhange, je le sais, en cette minute, est auprès d'Antinéa, et ce m'est une joie amère et splendide que de penser à la sienne. Mais un soir, dans trois mois, quatre peut-être, les embaumeurs viendront ici. La niche 54 recevra sa proie. Alors, un Targui blanc s'avancera vers moi. Je frissonnerai d'une extase magnifique. Il me touchera le bras. Et ce sera mon tour de pénétrer dans l'éternité par la porte sanglante de l'amour.
. . . . . . . . . . . .
Quand, sorti de ma méditation, je me retrouvai dans la bibliothèque, la nuit tombante brouillait les ombres des personnages qui y étaient rassemblés.
Je reconnus M. le Mesge, le pasteur, l'hetman, Aguida, deux Touareg blancs, d'autres encore, tous réunis dans le plus animé des conciliabules.
Etonné, inquiet même de voir ensemble tant de gens, qui, d'ordinaire, ne sympathisaient guère, je m'approchai.
Un fait, fait inouï, venait de se produire, qui, à cette heure, mettait en révolution toute la population de la montagne.
Deux explorateurs espagnols, venus de Rio de Oro, avaient été signalés à l'ouest, dans l'Adrar Ahnet.
Cegheïr-ben-Cheïkh, à peine informé, s'était préparé sur-le-champ à aller à leur rencontre.
A la minute, il avait reçu l'ordre de n'en rien faire.
Désormais il était impossible d'élever le moindre doute.
Pour la première fois, Antinéa aimait.
CHAPITRE XV
LA COMPLAINTE DE TANIT-ZERGA
—Arraoû, arraoû.
Vaguement, je sortis du demi-sommeil auquel j'avais fini par succomber. Mes yeux s'entr'ouvrirent. Je me rejetai brusquement en arrière.
—Arraoû.
A deux pieds de ma figure, il y avait le mufle jaune, pointillé de noir, d'Hiram-Roi. Le guépard assistait à mon réveil, sans grand intérêt d'ailleurs, car il bâillait; sa gueule carmin sombre, où luisaient les beaux crocs blancs, s'ouvrait et se fermait paresseusement.
Au même instant, j'entendis un éclat de rire.
C'était la petite Tanit-Zerga. Elle se tenait accroupie sur un coussin, près du divan où j'étais moi-même allongé, et surveillait curieusement ma confrontation avec le guépard.
—Hiram-Roi s'ennuyait,—crut-elle bon de m'expliquer.—Je l'ai amené.
—C'est bon,—maugréai-je.—Mais, dis-moi, ne pourrait-il aller s'ennuyer ailleurs?
—Il est tout seul, maintenant,—dit la petite.—On l'a chassé. Il faisait du bruit en jouant.
Ces mots me rappelèrent les événements de la veille.
—Si tu veux, je vais le faire partir,—dit Tanit-Zerga.
—Non, laisse-le.
Je regardai le guépard avec sympathie. Notre commune infortune nous rapprochait.
Je caressai même le front bombé. Hiram-Roi marqua son contentement en s'étirant de toute sa longueur et en exhibant ses énormes griffes d'ambre. La natte du sol eut en cette seconde prodigieusement à souffrir.
—Il y a aussi Galé,—fit la petite fille.
—Galé! Qu'est-ce encore?
En même temps, j'aperçus sur les genoux de Tanit-Zerga un bizarre animal, de la taille d'un gros chat, aux oreilles plates, au museau allongé. Sa fourrure gris pâle était rugueuse.
Il me dévisageait avec de drôles de petits yeux roses.
—C'est ma mangouste,—expliqua Tanit-Zerga.
—Dis donc,—fis-je avec humeur,—est-ce tout?
Je devais avoir un air si rechigné et ridicule que Tanit-Zerga se mit à rire. Je ris aussi.
—Galé est mon amie,—dit-elle, quand son sérieux lui fut revenu.—C'est moi qui lui ai sauvé la vie. Elle était alors toute petite. Je te raconterai cela un autre jour. Regarde comme elle est aimable.
Ce disant, elle déposait la mangouste sur mes genoux.
—C'est gentil à toi, Tanit-Zerga, d'être venue me faire une visite,—fis-je lentement, en passant ma main sur la croupe de la bestiole.—Quelle heure est-il donc?
—Un peu plus de neuf heures. Vois, le soleil est déjà haut. Laisse que je baisse le store.
L'ombre emplit la pièce. Les yeux de Galé se firent plus roses. Ceux d'Hiram-Roi devinrent verts.
—C'est très gentil,—répétai-je, poursuivant mon idée.—Je vois que tu es libre aujourd'hui. Jamais encore tu n'étais venue de si bon matin.
Une ombre passa sur le front de la petite fille.
—Je suis libre, en effet,—fit-elle, presque durement.
Je regardai alors avec plus d'attention Tanit-Zerga. Pour la première fois, je m'aperçus qu'elle était belle. Ses cheveux, qu'elle portait répandus sur ses épaules, étaient moins crépelés qu'ondulés. Ses traits étaient d'une pureté remarquable: nez très droit, petite bouche aux lèvres fines, menton volontaire. Le teint était cuivré et non noir. Le corps mince et souple n'avait rien de commun avec les ignobles boudins graisseux que deviennent les corps des noirs bien soignés.
Un large cercle de cuivre faisait autour de son front et de ses cheveux une lourde ferronnière. Elle avait quatre bracelets, plus larges encore, aux poignets et aux chevilles, et, comme vêtement, une tunique de soie verte, échancrée en pointe, soutachée d'or. Vert, bronze, or.
—Tu es Sonrhaï, Tanit-Zerga?—fis-je doucement.
Elle répliqua, avec une sorte de fierté dure:
—Je suis Sonrhaï.
«Bizarre petite», pensai-je.
Visiblement, il y avait un point sur lequel Tanit-Zerga n'entendait pas laisser dévier la conversation. Je me rappelai l'air presque de souffrance quand elle m'avait dit qu'on avait chassé Hiram-Roi, avec lequel elle avait prononcé ce on.
—Je suis Sonrhaï,—répéta-t-elle.—Je suis née à Gâo, sur le Niger, l'antique capitale sonrhaï. Mes pères ont régné sur le grand empire mandingue. Si je suis ici comme esclave, il ne faut pas me mépriser.
Dans un rayon de soleil, Galé, assise sur son petit derrière, lustrait ses moustaches luisantes avec ses pattes de devant; Hiram-Roi, vautré sur la natte, dormait, poussant, de-ci, de-là, un grognement plaintif.
—Il rêve,—dit Tanit-Zerga, un doigt sur les lèvres.
—Il n'y a que les jaguars qui rêvent,—fis-je.
—Les guépards rêvent aussi,—répondit-elle gravement, sans paraître saisir le moins du monde le sel de cette facétie parnassienne.
Il y eut un moment de silence. Puis elle dit:
—Tu dois avoir faim. Et je pense que tu n'aurais pas de plaisir à manger avec les autres.
—Je ne répondis pas.
—Il faut manger,—reprit-elle.—Si tu le permets, je vais aller chercher à manger, pour toi et pour moi. J'apporterai aussi le dîner d'Hiram-Roi et de Galé. Quand on a du chagrin, il ne faut pas rester seul.
Et la petite fée verte et dorée sortit, sans avoir attendu ma réponse.
C'est ainsi que se nouèrent mes relations avec Tanit-Zerga. Chaque matin, elle arrivait dans ma chambre avec les deux bêtes. Il était rare qu'elle me parlât d'Antinéa, et toujours de façon indirecte. La question qu'elle voyait sans cesse à mes lèvres semblait lui être insupportable, et je la sentais fuir tous les sujets sur lesquels j'osais moi-même ramener la conversation.
Pour mieux les éviter, comme une petite perruche fiévreuse, elle parlait, parlait, parlait.
Je fus malade, et soigné comme on ne l'a jamais été par cette sœur de charité de soie verte et en bronze. Les deux fauves, le grand et le petit, étaient là, de chaque côté de ma couche, et, durant mon délire, je voyais, fixées sur moi, leurs tristes prunelles mystérieuses.
De sa voix chantante, Tanit-Zerga me contait ses belles histoires, parmi lesquelles celle qu'elle jugeait la plus belle, l'histoire de sa vie.
Ce n'est que plus tard, tout d'un coup, que je me suis rendu compte à quel point cette petite barbare avait pénétré dans la mienne. Où que tu sois à l'heure actuelle, chère petite fille, quel que soit le rivage apaisé d'où tu assistes à ma tragédie, jette un regard sur ton ami, pardonne-lui de ne t'avoir pas accordé, de prime abord, l'attention que tu méritais tant.
—Je garde de mes années enfantines,—disait-elle,—l'image d'un jeune et rose soleil montant, parmi les buées matinales, sur un grand fleuve roulant par larges ondes lisses, le fleuve qui a de l'eau, le Niger. C'était... Mais tu ne m'écoutes pas.
—Je t'écoute, je te le jure, petite Tanit-Zerga.
—Vraiment, je ne t'ennuie pas? Tu veux que je parle?
—Parle, Tanit-Zerga, parle.
—Eh bien, avec mes petites compagnes, pour lesquelles j'étais très bonne, nous jouions au bord du fleuve qui a de l'eau, sous les jujubiers, frères du zeg-zeg, dont les épines ensanglantèrent la tête de votre prophète, et que nous appelons l'arbre du paradis, parce que c'est sous lui, a dit notre prophète à nous, que les élus du paradis feront leur séjour[15], et qui est parfois si grand, si grand, qu'un cavalier ne peut, en un siècle, traverser l'ombre qu'il projette.
«C'est là que nous tressions de belles guirlandes, avec des mimosas, des fleurs roses de câprier et des nigelles blanches. On les jetait ensuite aux eaux vertes, pour conjurer le mauvais sort, et nous riions comme de petites folles lorsqu'un hippopotame sortait en reniflant sa bonne grosse tête mafflue, à le bombarder sans méchanceté jusqu'à ce qu'il replongeât au milieu d'une pluie d'écume.
«Cela, c'était pour le matin. Puis s'étendait sur Gâo grésillant la mort de la rouge sieste. Puis, quand elle était finie, nous retournions au bord du fleuve, pour voir, parmi les nuées de moustiques et d'éphémères, les énormes caïmans blindés de bronze s'élever petit à petit sur les berges et s'enliser traîtreusement dans les boues jaunes des marigots mitoyens.
«Alors, nous les bombardions encore, comme les hippopotames du matin, et, pour fêter le soleil qui était en train de décroître derrière les branches noires des douldouls, nous faisions, frappant des pieds, puis des mains, la ronde rituelle, en chantant l'hymne sonrhaï.
«Telles étaient nos occupations ordinaires de petites filles libres. Mais tu te tromperais cependant à nous croire uniquement frivoles, et je te raconterai, si tu veux, comment, moi qui te parle, j'ai sauvé un chef français, qui devait être beaucoup plus que toi, à en juger par le nombre des rubans dorés qu'il avait sur ses manches blanches.
—Raconte, petite Tanit-Zerga,—disais-je, les yeux ailleurs.
—Tu as tort de sourire,—poursuivait-elle un peu froissée,—et de ne pas me prêter attention davantage. Mais qu'importe! C'est pour moi que je raconte ces choses, à cause du souvenir. Eh bien, en amont de Gâo, le Niger fait un coude. Il y a dans le fleuve un petit cap, tout chargé d'énormes gommiers. C'était un soir d'août, et le soleil allait mourir, puisque, dans la forêt environnante, il n'y avait plus un oiseau qui ne fût perché, immobile, jusqu'au lendemain. Soudain, vers l'ouest, nous entendîmes un bruit inconnu, boum-boum, boum-baraboum, boum-boum, qui grandissait,—boum-boum, boum-baraboum, et ce fut brusquement un vol extraordinaire d'oiseaux aquatiques, aigrettes, pélicans, canards armés et sarcelles, qui s'éparpillait au-dessus des gommiers, suivi dans l'air d'une colonne de fumée noire à peine infléchie par la brise qui naissait.
«C'était une canonnière qui tournait le cap, soulevant, de chaque côté du fleuve, des remous qui faisaient tressauter les broussailles pendantes. A son arrière, on voyait, traînant dans l'eau, tellement la soirée était chaude, le drapeau bleu-blanc-rouge.
«Elle vint aborder au petit môle de bois. Une chaloupe fut descendue, avec deux laptots qui ramaient et trois chefs qui, bientôt, sautèrent sur le sol.
«Le plus vieux, un marabout français, avec un grand burnous blanc, qui connaissait à merveille notre langue, demanda à parler au Cheikh Sonni-Azkia. Mon père s'était avancé et ayant dit que c'était lui, le marabout lui raconta que le commandant du cercle de Tombouctou était très en colère, qu'à un mille de là, la canonnière venait de donner dans une digue invisible de pilotis, et qu'il y avait des avaries, et qu'elle ne pouvait continuer ainsi son voyage vers Ansango.
«Mon père répondit que les Français, protecteurs des pauvres sédentaires contre les Touareg, étaient les bienvenus; que ce n'était pas par malice, mais à cause du poisson et de la nourriture qu'avait été construit le barrage et qu'il mettait à la disposition du chef français toutes les ressources de Gâo, dont une forge, pour la réparation de la canonnière.
«Pendant qu'ils parlaient, le chef français me regardait, et je le regardais aussi. C'était un homme déjà âgé, aux épaules fortes un peu voûtées, aux yeux bleus aussi clairs que la source dont je porte le nom.
«—Viens ici, petite,—fit-il d'une voix qu'il avait douce.
«—Je suis la fille de Cheikh Sonni-Arkia, et je fais ce que je veux,—répondis-je, vexée de tant de désinvolture.
«—Tu as raison,—reprit-il en souriant,—car tu es jolie. Veux-tu me donner les fleurs que tu as au cou.
«C'était un grand collier d'hibuscus pourpres. Je le lui tendis. Il m'embrassa. La paix était faite.
«Pendant ce temps, sous la direction de mon père, les laptots et les hommes les plus forts de la tribu avaient halé la canonnière dans une anse du fleuve.
«—Il y en a pour toute la journée de demain, mon colonel,—dit le chef mécanicien qui revenait d'inspecter les avaries.—Nous ne pourrons repartir qu'après-demain matin. Et encore faudra-t-il que ces fainéants de laptots ne boudent pas à la tâche.
«—Quelle scie!—grommela mon nouvel ami.
Mais son humeur ne resta pas longtemps mauvaise, tant je mis avec mes petites compagnes d'ardeur à le distraire. Il écouta nos plus belles chansons, et, pour nous remercier, nous fit goûter aux très bonnes choses qu'on avait descendues du bateau pour son dîner. Il dormit dans notre grande case, que mon père lui avait cédée, et moi, très longtemps, à travers les branches des murs de la case où je m'étais retirée avec ma mère, je vis, avant de m'endormir, le fanal de la canonnière trembloter, en vrilles rouges, à la surface des flots assombris.
«Cette nuit, je fis un rêve effrayant. Je vis mon ami, l'officier français, sommeillant en paix, tandis qu'un grand corbeau planait au-dessus de sa tête en croassant: crââ, crââ, l'ombre des gommiers de Gâo—crââ, crââ, ne vaudra rien la nuit prochaine—crââ, crââ, au chef blanc, ni à son escorte.
«L'aube naissait à peine que j'allai trouver les laptots. Ils étaient étendus sur le pont de la canonnière, profitant de ce que les blancs reposaient encore pour fainéanter.
«J'avisai le plus vieux, et lui parlai avec autorité.
«—Ecoute, j'ai vu cette nuit en rêve le corbeau noir. Il m'a dit que l'ombre des arbres de Gâo serait fatale la nuit qui vient à votre chef...
«Et, comme ils restaient tous immobiles, allongés, les yeux au ciel, sans même l'air d'avoir entendu, j'ajoutai:
«—Et à son escorte.
«Il était l'heure du plus haut soleil, et le colonel était en train de manger dans la case, avec les autres Français, quand le mécanicien entra.
«—Je ne sais ce qui a pris aux laptots. Ils travaillent comme des anges. S'ils continuent ainsi, mon colonel, nous pourrons repartir ce soir.
«—Tant mieux,—dit le colonel,—mais qu'ils ne sabotent pas la besogne par trop de hâte. Nous n'avons pas besoin d'être à Ansango avant la fin de la semaine. Il vaut mieux repartir au jour.
«Je frémis. Suppliante, je m'approchai de lui et lui contai l'histoire de mon rêve. Il écouta, avec un sourire étonné, puis, à la fin, il me dit gravement:
«—C'est entendu, petite Tanit-Zerga, nous repartirons ce soir, puisque tu le veux.
«L'ombre était déjà tombée quand la canonnière réparée sortit de son anse. Les Français, au milieu desquels je voyait mon ami, nous saluèrent longtemps en agitant leurs casques, tant que nous pûmes les apercevoir; et, restée seule sur la jetée vacillante, je demeurai ainsi, à regarder couler le fleuve, jusqu'au moment où le bruit du vaisseau de fumée, baoum-baraboum, se fut évanoui dans la nuit[16].
Tanit-Zerga fit une pause.
—Cette nuit-là fut la dernière de Gâo. Comme je dormais et que la lune était encore haute sur la forêt, un chien cria, mais pas longtemps. Puis ce furent des hurlements d'hommes, puis de femmes, des cris, vois-tu, qu'on ne peut plus jamais oublier quand on les a entendus une fois. Lorsque le soleil se leva, il me trouva, toute nue, avec mes petites, compagnes, courant, en trébuchant, vers le nord, à cause de la vitesse des chameaux montés par les Touareg qui nous escortaient. Derrière, les femmes de la tribu, dont ma mère, deux par deux, la fourche au cou, suivaient. Il n'y avait que peu d'hommes. Presque tous étaient restés, avec mon père, le brave Sonni-Azkia, égorgés sous les décombres de chaume de Gâo, de Gâo rasé une fois de plus par une bande d'Aouelimiden accourus pour massacrer les Français de la canonnière.
«Maintenant, les Touareg nous pressaient, nous pressaient, car ils avaient peur d'être poursuivis. Nous allâmes ainsi environ dix jours et, à mesure que disparaissaient le mil et le chanvre, la marche devenait plus affreuse. Enfin, près d'Isakeryen, dans le pays de kidal, les Touareg nous vendirent à une caravane de Maures Trarza qui allaient de Mabrouk à Rhât. D'abord, parce qu'on marchait moins vite, je crus que c'était le bonheur. Mais, soudain, le désert se fit de durs cailloux et les femmes commencèrent à tomber. Les hommes, il y avait longtemps que le dernier était mort sous le bâton pour avoir refusé d'aller plus loin.
«J'avais la force de trotter encore, et même aussi en avant que possible, pour essayer de ne pas entendre le cri de mes petites amies; quand une d'elles était tombée sur la route, et qu'il était visible qu'elle ne se relèverait pas, un des gardiens descendait de chameau et la traînait un peu sur le côté de la caravane pour l'égorger. Mais, un jour, j'entendis un cri qui me força à me retourner. C'était ma mère. Elle était agenouillée et me tendait ses pauvres bras. En un instant, je fus près d'elle. Mais un grand Maure, vêtu tout de blanc, nous sépara. Il avait, pendu au cou par un chapelet noir, une gaine de maroquin rouge d'où il retira son coutelas. Je vois encore la lame bleue sur la peau brune. Un autre cri, horrible. L'instant d'après, chassée à coups de matraque, je trottinais en avalant mes petites larmes pour rattraper ma place dans la caravane.
«Du côté des puits d'Asiou, les traitants maures furent attaqués par un parti de Touareg Kel-Tazhôlet, serfs de la grande tribu Kel-Rhelâ, qui donne ses lois au Hoggar, et massacrés à leur tour jusqu'au dernier. C'est ainsi que je fus conduite ici et offerte en hommage à Antinéa, à qui je plus, et qui fut depuis toujours bonne pour moi. C'est ainsi que tu as aujourd'hui, pour bercer ta fièvre par des histoires que tu n'écoutes même pas, non une esclave quelconque, mais la dernière descendante des grands empereurs sonrhaï, de Sonni-Ali, le destructeur d'hommes et de pays, de Mohammed-Azkia, qui fit le pèlerinage de la Mecque, emmenant avec lui quinze cents cavaliers et trois cent mille mithkal d'or, alors que notre puissance s'étendait sans conteste du Tchad au Touat et à la mer occidentale, et que Gâo élevait au-dessus des autres villes sa coupole, sœur du ciel, plus haute parmi les coupoles, ses rivales, que ne l'est le tamaris parmi les humbles plants de sorgho.»
CHAPITRE XVI
LE MARTEAU D'ARGENT
| Je ne m'en défends plus et je ne veux qu'aller |
| Reconnaître la place où je dois l'immoler. |
| (Andromaque.) |
Voici le temps qu'il fit, la nuit où se passa ce que je vais dire. Vers cinq heures, le ciel s'obscurcit et les marques d'un orage prochain parurent dans l'air étouffant.
Je m'en souviendrai toujours. C'était le 5 janvier 1897.
Accablés, Hiram-Roi et Galé gisaient sur la natte de ma chambre. Accoudé avec Tanit-Zerga à la baie rocheuse, j'épiais les signes avant-coureurs des éclairs.
Un à un, ceux-ci surgirent, zébrant l'obscurité, maintenant complète, de leurs raies bleuâtres. Mais nul coup de tonnerre ne suivit. L'orage n'avait dû s'accrocher aux cimes du Hoggar. Il passait, sans éclater, nous laissant dans notre morne bain de sueur.
—Je vais me coucher,—dit Tanit-Zerga.
J'ai déjà dit que sa chambre était au-dessus de la mienne. La baie qui l'éclairait dominait d'une dizaine de mètres celle où je demeurai accoudé.
Elle prit Galé dans ses bras. Mais Hiram-Roi ne voulut rien entendre. Accroché des quatre pattes à la natte, il poussait des miaulements de colère et de détresse.
—Laisse-le,—dis-je, en fin de compte, à Tanit-Zerga.—Pour une fois, il peut bien dormir ici.
C'est ainsi que le petit fauve porte sa large part de responsabilité dans les événements qui vont suivre.
Resté seul, je m'abîmai dans mes réflexions. La nuit était noire. La montagne tout entière était ensevelie dans le silence.
Il fallut les grondements de plus en plus rauques du guépard pour me tirer de ma méditation.
Dressé contre la porte, Hiram-Roi la labourait de ses griffes grinçantes. Lui qui, tout à l'heure, avait refusé de suivre Tanit-Zerga, il voulait sortir. Il voulait sortir.
—Paix!—dis-je.—En voilà assez. Couche-toi.
Et j'essayai de l'arracher de la porte.
Je n'obtins d'autre résultat qu'un coup de patte qui me fit chanceler.
Alors, je m'assis sur mon divan.
Mon immobilité fut de courte durée. «Un peu de sincérité avec moi-même, me dis-je. Depuis que Morhange m'a abandonné, depuis que j'ai vu Antinéa, je n'ai plus qu'une pensée. A quoi bon me leurrer avec les histoires, d'ailleurs charmantes, de Tanit-Zerga. Ce guépard est un prétexte, peut-être un guide. Oh! je sens qu'il va se passer cette nuit des choses mystérieuses. Comment ai-je pu rester si longtemps dans l'inaction!»
Immédiatement, ma résolution fut prise.
«Si j'ouvre la porte, pensai-je, Hiram-Roi bondira à travers les couloirs, et j'aurai fort à faire pour suivre sa piste à la course. Il faut procéder autrement.»
Le store de la baie était mû par une cordelette. Je le fis choir. Je tordis une solide laisse que je fixai au collier métallique du guépard.
J'entr'ouvris la porte.
—Là, maintenant tu peux aller. Doucement, eh! doucement.
J'avais en effet toutes les peines du monde à modérer l'ardeur d'Hiram-Roi qui m'entraînait à travers le ténébreux dédale des couloirs.
Il était un peu moins de neuf heures et les veilleuses roses étaient presque éteintes dans leurs niches. De temps en temps, nous en croisions une qui jetait en grésillant ses derniers feux. Quel labyrinthe! D'ores et déjà, je savais que je ne pourrais pas reconnaître le chemin de la chambre. Je n'avais qu'à suivre le guépard.
D'abord furieux, il s'était, petit à petit, habitué à me remorquer. Il filait, presque à ras du sol, avec des reniflements de bonheur.
Rien qui ressemble à un corridor noir comme un corridor noir. Un doute me vint. Si j'allais me prouver tout à coup dans la salle de baccara. Mais c'était de l'injustice envers Hiram-Roi. Frustrée, elle aussi, depuis trop longtemps, d'une chère présence, elle me conduisait bien, la brave bête, là où je souhaitais qu'elle me conduisît.
Soudain, à un tournant, l'obscurité vers laquelle nous marchions s'irradia. Une rosace verte et rouge, d'un éclairage très pâle, apparut.
En même temps, le guépard s'arrêtait avec un miaulement sourd devant une porte où était découpée cette rosace lumineuse.
Je reconnus la porte que m'avait fait franchir, le lendemain de mon arrivée, le Targui blanc, quand j'avais été assailli par Hiram-Roi, quand je m'étais trouvé en présence d'Antinéa.
—Nous sommes aujourd'hui de bien meilleurs compagnons,—soufflai-je en le flattant pour qu'il ne poussât pas un grognement indiscret.
En même temps, j'essayai d'ouvrir la porte. Sur le sol, la verrière se répétait, verte et rouge.
Un simple loquet, que je fis tourner. En même temps, je raccourcissais la laisse, pour être plus maître d'Hiram-Roi, qui commençait à devenir nerveux.
La grande salle, où j'avais vu pour la première Antinéa, était toute noire. Mais le jardin sur lequel elle s'ouvrait brillait sous une lune trouble, dans un ciel pesant d'orage qui n'éclate pas. Aucun souffle d'air. Le lac luisait comme une masse d'étain.
Je m'assis sur un coussin, le guépard ronronnant d'impatience maintenu solidement entre mes deux genoux. Je réfléchis. Non sur mon but. Il y avait longtemps qu'il était arrêté. Mais sur les moyens.
C'est alors qu'il me sembla percevoir un murmure lointain, un bruit assourdi de voix.
Hiram-Roi grogna plus fort, se débattit. Je lui rendis un peu de laisse. Il se mit à raser les murs sombres, du côté d'où semblait partir le bruit. Je le suivis, trébuchant le plus discrètement possible dans les coussins épars.
Maintenant, mes yeux accoutumés à l'obscurité discernaient la pyramide de tapis où m'était apparue Antinéa.
Soudain, je trébuchai. Le guépard s'était arrêté. Je sentis que je lui avais marché sur la queue. Brave animal, il ne cria pas.
Tâtant la muraille, je sentis une seconde porte. Doucement, doucement, comme la précédente, je l'ouvris. Le guépard rugit faiblement.
—Hiram-Roi,—murmurai-je,—tais-toi.
Et j'entourai de mes bras son cou puissant.
Je sentis sur mes mains sa langue humide et tiède. Ses flancs battaient. Un immense bonheur les secouait.
Devant nous, éclairée dans sa partie centrale, une nouvelle salle venait de surgir. Au milieu, six hommes, accroupis sur une natte, jouaient aux dés, en buvant du café dans de minuscules tasses de cuivre à longue tige.
C'étaient les Touareg blancs.
Une lanterne pendue au plafond éclairait en rond leur cercle. Tout autour de ce nœud régnait l'ombre la plus compacte.
Les visages noirs, les tasses de cuivre, les burnous blancs, l'obscurité et la lumière mouvantes composaient une singulière eau-forte.
Ils jouaient avec une gravité recueillie, annonçant les coups d'une voix rauque.
Alors, toujours doucement, doucement, je détachai la laisse du collier de l'impatient petit fauve.
—Va, mon fils.
Il bondit avec un glapissement aigu.
Ce que je prévoyais était arrivé.
Le premier bond d'Hiram-Roi l'avait porté au milieu des Touareg blancs, semant le désarroi dans ce corps de garde. D'un autre bond, il était rentré dans l'ombre. J'entrevis vaguement la bouche ténébreuse d'un second couloir, de l'autre côté de la pièce, vis-à-vis de celui où je m'étais arrêté.
«C'est là», pensai-je.
Dans la pièce, la confusion était indescriptible, muette cependant, et l'on voyait que la proximité d'une grande présence imposait cette réserve aux gardes exaspérés. Les mises et les cornets à dés avaient roulé d'un côté, les tasses de l'autre.
Deux des Touareg, violemment courbaturés, se frottaient les côtes avec de sourds jurons.
Inutile de dire que j'avais profité de ce silencieux tohu-bohu pour me glisser dans la pièce. J'étais maintenant blotti contre la paroi du second couloir, celui par lequel venait de disparaître Hiram-Roi.
Au même instant, un timbre clair tinta dans le silence. Au tressaillement qui secoua les Touareg, je constatai que l'itinéraire que j'avais suivi était le bon.
Un des six hommes se leva. Il passa à côté de moi, j'emboîtai son pas. Mon calme était parfait. Le moindre de mes mouvements était admirablement calculé.
«Au point où j'en suis, me répétai-je, qu'est-ce que je risque: d'être reconduit poliment chez moi.»
Le Targui souleva une tenture. A sa suite, je venais d'entrer dans la chambre d'Antinéa.
Cette chambre, immense, était à la fois éclairée et très sombre. Tandis que la partie droite où se tenait Antinéa, brillait de lumières exactement circonscrites par des abat-jour, la partie gauche restait obscure.
Ceux qui ont pénétré dans un intérieur musulman savent ce que c'est qu'un guignol, sorte de niche carrée dans la muraille, à quatre pieds du sol, à l'entrée obstruée par un tapis. On y accède par des marches de bois. Je venais de deviner, à gauche, un guignol. Je m'y introduisis. Mes artères battaient dans l'ombre. Mais j'étais toujours calme.
De là, je voyais, j'entendais tout.
J'étais dans la chambre d'Antinéa. Rien de particulier dans cette chambre, sauf un grand luxe de tapis. Le plafond était dans l'ombre, mais plusieurs lanternes multicolores épandaient sur les étoffes lustrées et les fourrures une lueur lointaine et douce.
Etendue sur une peau de lion, Antinéa fumait. Un petit plateau d'argent, une buire étaient à côté d'elle. Hiram-Roi, blotti à ses pieds, les léchait éperdument.
Le Targui blanc se tenait debout, rigide, une main sur le cœur, l'autre sur le front, dans l'attitude du salut.
D'une voix très dure, sans le regarder, Antinéa parla.
—Pourquoi avez-vous laissé passer le guépard? J'ai dit que je voulais être seule.
—Il nous a bousculés, maîtresse,—fit humblement le Targui blanc.
—Les portes n'étaient donc pas fermées?
Le Targui ne répondit pas.
—Faut-il emmener le guépard?—demanda-t-il.
Et ses yeux, sur Hiram-Roi qui le fixait sans bienveillance, disaient suffisamment qu'il souhaitait une réponse négative.
—Laisse-le, puisqu'il est là,—dit Antinéa.
Elle tapotait fébrilement le plateau de sa petite pipe d'argent.
—Que fait le capitaine?—demanda-t-elle.
—Il a dîné tout à l'heure de bon appétit,—répondit le Targui.
—N'a-t-il rien dit?
—Si, il a demandé à voir son camarade, l'autre officier.
Antinéa martela de coups plus brefs le petit plateau.
—N'a-t-il rien dit encore?
—Non, maîtresse,—fit l'homme.
Une pâleur courut sur le petit front de l'Atlantide.
—Va le chercher,—dit-elle brusquement.
S'étant incliné, le Targui sortit.
C'est avec une anxiété inexprimable que j'avais écouté ce dialogue. Ainsi Morhange, Morhange... Etait-il donc vrai? Etait-ce injustement que j'avais douté de Morhange? Il avait voulu me revoir et ne l'avait pu!
Je ne quittais pas des yeux Antinéa.
Ce n'était plus la princesse hautaine et railleuse de notre première entrevue. L'uræus d'or ne se dressait plus sur son front. Pas un bracelet, pas une bague. Seule une large tunique lamée la vêtait. Ses cheveux noirs, libres de tout lien, s'épandaient en nappes d'ébène sur ses fragiles épaules, sur ses bras nus.
Ses belles paupières étaient largement bleuies. Un pli lassé tordait sa divine bouche. Avais-je de la joie ou de la peine à voir ainsi palpitante cette nouvelle Cléopâtre, je ne savais.
Blotti à ses pieds, Hiram-Roi laissait peser sur elle un long regard soumis.
Un immense miroir d'orichalque, aux reflets dorés, était incrusté dans la paroi de droite. Soudain, Antinéa se dressa devant lui. Je la vis nue.
Spectacle amer et splendide! Comment se comporte devant sa glace une femme qui se croit seule, dans l'attente de l'homme qu'elle veut dompter.
De six brûle-parfums disséminés dans la pièce montaient d'invisibles colonnes de fumée odorante. Les essences balsamiques de l'Arabie-Pétrée tissaient des trames ondoyantes où se prenaient mes sens dévergondés... Et, me tournant le dos, toujours droite, comme un lys, devant son miroir, Antinéa souriait.
Des pas assourdis sonnèrent dans le couloir. Instantanément, Antinéa reprit la pose nonchalante sous laquelle, la première fois, elle m'était apparue. Il faut avoir vu une telle transformation pour y pouvoir croire.
Précédé par le Targui blanc, Morhange venait de pénétrer dans la chambre.
Lui aussi était un peu pâle. Mais je fus surtout frappé par l'expression de paix sereine qui régnait sur ce visage que je croyais cependant connaître. Je sentis que jamais je n'avais compris l'homme qu'était Morhange, jamais.
Il se tint droit devant Antinéa, sans avoir l'air de remarquer le geste d'invitation à s'asseoir qu'elle lui avait fait.
Elle le regarda en souriant.
—Tu t'étonnes peut-être,—fit-elle enfin,—qu'à une heure si tardive je te fasse venir.
Morhange ne sourcilla pas.
—As-tu bien réfléchi? demanda-t-elle.
Morhange eut un sourire grave, et ne répondit pas.
Je vis sur le visage d'Antinéa l'effort qu'elle faisait pour continuer à sourire; j'admirai la maîtrise de ces deux êtres.
—Je t'ai fait venir,—reprit-elle.—Tu ne devines pas pourquoi? Eh bien, c'est pour t'annoncer quelque chose à quoi tu ne t'attends pas. Ce n'est pas te faire une révélation que te dire: je n'ai jamais rencontré un homme tel que toi. Durant ta captivité auprès de moi, tu n'as manifesté qu'un seul désir. Tu te rappelles lequel?
—Je vous ai demandé,—dit simplement Morhange,—l'autorisation de revoir, avant de mourir, mon ami.
Je ne sais, en entendant ces paroles, lequel des deux sentiments surpassa en mon cœur l'autre, du ravissement ou de l'émotion: ravissement de constater que Morhange disait vous à Antinéa; émotion d'apprendre quel avait été son unique vœu.
Mais déjà, d'une voix très calme, Antinéa disait:
—Justement, c'est pour cela que je t'ai convoqué, pour te dire que tu vas le revoir. Je fais plus. Tu me mépriseras peut-être davantage en constatant qu'il t'a suffi de me tenir tête pour m'amener à subir ta volonté, moi qui jusqu'ici ai plié tous les autres à la mienne. Quoi qu'il en soit, c'est décidé: à tous les deux, je vous rends votre liberté. Demain, Cegheïr-ben-Cheïkh vous reconduira en dehors de la quintuple enceinte. Es-tu satisfait?
—Je le suis,—fit Morhange avec un sourire railleur.
Antinéa le regardait.
—Cela me permettra,—reprit-il,—d'organiser un peu mieux la prochaine excursion que je compte faire par ici. Car vous ne doutez pas que je ne tienne à revenir vous témoigner ma reconnaissance. Seulement, cette fois, pour rendre à une aussi grande reine les honneurs qui lui sont dus, je prierai mon gouvernement de me confier deux ou trois cents soldats européens ainsi que quelques canons.
Antinéa s'était dressée, très pâle.
—Tu dis?
—Je dis,—fit froidement Morhange,—que c'était prévu. Après les menaces, les promesses.
Antinéa marcha sur lui. Il avait croisé ses bras. Il la regardait avec une sorte de pitié grave.
—Je te ferai mourir dans les plus atroces supplices,—dit-elle enfin.
—Je suis votre prisonnier,—dit Morhange.
—Tu souffriras des choses que tu ne peux même supposer.
Et Morhange répéta avec le même calme triste:
—Je suis votre prisonnier.
Antinéa tournait dans la salle comme une bête en cage. Elle alla vers mon compagnon, et, ne se connaissant plus, le frappa au visage.
Il sourit et la maîtrisa, unissant ses petits poignets qu'il tenait serrés avec un étrange mélange de force et de délicatesse.
Hiram-Roi rugit. Je crus qu'il allait bondir. Mais les yeux froids de Morhange le retinrent, fasciné.
—Je ferai périr devant toi ton compagnon,—balbutia Antinéa.
Il me sembla que Morhange était devenu plus pâle, mais ce ne fut qu'une seconde. Il riposta par une phrase dont la noblesse et la perspicacité me stupéfièrent.
—Mon compagnon est brave. Il ne craint pas la mort. Et je suis sûr en outre qu'il la préférera à une vie que je lui rachèterais au prix que vous me proposez.
Ce disant, il avait lâché les poignets d'Antinéa. Elle était d'une pâleur effrayante. De sa bouche, je sentis que les paroles définitives allaient sortir.
—Ecoute,—dit-elle.
Qu'elle était belle, alors, dans sa majesté méprisée, dans sa beauté pour la première fois impuissante!
—Ecoute,—reprit-elle.—Ecoute. Une dernière fois. Songe que je tiens les portes de ce palais, songe que j'ai un empire suprême sur ta vie. Songe que tu ne respires qu'autant que je t'aime, songe...
—J'ai songé à tout cela,—dit Morhange.
—Une dernière fois,—répéta Antinéa.
La merveilleuse sérénité du visage de Morhange se fit alors telle que je ne vis plus son interlocutrice. Il n'y avait plus rien de la terre dans ce visage transfiguré.
—Une dernière fois,—fit la voix presque brisée d'Antinéa.
Morhange ne la voyait plus.
—Eh bien, sois satisfait!—dit-elle.
Un son clair retentit. Elle avait frappé sur le timbre d'argent. Le Targui blanc parut.
—Sors.
Et Morhange, tête droite, sortit.
. . . . . . . . . . .
Maintenant Antinéa est entre mes bras. Ce n'est plus l'altière, la méprisante voluptueuse que je presse sur mon cœur. Ce n'est plus qu'une petite fille malheureuse et bafouée.
Telle est sa prostration: elle ne s'est pas étonnée de me voir surgir à côté d'elle. J'ai sa tête sur mon épaule. Comme le croissant lunaire dans les nuages noirs, je vois apparaître et disparaître parmi la chevelure le petit profil d'épervier. Ses bras tièdes m'étreignent convulsivement...
O tremblant cœur humain...
Qui pourrait résister à de tels embrassements, parmi ces parfums multipliés, cette moiteur nocturne! Je sens que je ne suis plus qu'un être abdiqué. Est-ce ma voix, cette voix qui murmure:
—Ce que tu voudras, ce que tu me demanderas, je le ferai, je le ferai.
Mes sens sont aiguisés, décuplés. Ma tête renversée repose sur un petit genou nerveux et doux. Les nuages d'odeurs tourbillonnent. Il me semble soudain que les lanternes d'or du plafond se mettent à osciller comme des encensoirs géants. Est-ce ma voix, cette voix qui répète dans un rêve:
—Ce que tu voudras, je le ferai.
Presque contre mon visage, j'aperçois celui d'Antinéa; dans les prunelles immenses, une lueur étrange a passé.
Un peu plus loin, je vois les prunelles fulgurantes d'Hiram-Roi. A côté de lui, il y a une petite table de Kairouan, bleu et or. Sur cette table, je vois le timbre qui sert à Antinéa pour appeler. Je vois le marteau dont elle l'a heurté tout à l'heure, un marteau à manche d'ébène très long, à lourde tête d'argent... le marteau avec lequel le petit lieutenant Kaine a donné la mort.
CHAPITRE XVII
LES VIERGES AUX ROCHERS
Je me réveillai dans ma chambre. Le soleil déjà au zénith l'emplissait d'une lumière et d'une chaleur insupportables.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut le store arraché et gisant au milieu de la pièce. Alors, les événements de la nuit commencèrent à me revenir confusément.
Ma tête alourdie me faisait mal. Mon intelligence vacillait. Ma mémoire était comme obstruée. «Je suis sorti avec le guépard, c'est certain. La marque rouge de mon index est la preuve de la force avec laquelle il tirait sur sa laisse.—Mes genoux sont encore maculés de poussière.—Il est vrai que j'ai rampé un moment le long du mur, dans la salle où les Touareg blancs jouaient aux dés, au moment où Hiram-Roi a bondi. Et puis, après? Ah! oui, Morhange et Antinéa... Et puis, après?...»
Après je ne savais plus. Et cependant, il avait dû y avoir quelque chose, quelque chose dont je ne me souvenais pas.
Un malaise me prit. J'aurais voulu me souvenir, et, cependant, il me semblait que j'avais peur d'y parvenir; jamais je n'ai rien éprouvé de plus pénible que cette contradiction.
«Le parcours est long, d'ici aux appartements d'Antinéa. Fallait-il que je dormisse profondément quand on m'a rapporté ici,—car enfin on m'a rapporté—pour ne m'être aperçu de rien!»
J'arrêtai là mes investigations. J'avais trop mal à la tête.
—Allons prendre l'air,—murmurai-je.—On cuit, ici; j'y deviendrais fou.
J'avais besoin de voir des hommes, n'importe lesquels. Machinalement, je me dirigeai vers la bibliothèque.
Je trouvai M. Le Mesge dans un accès de joie délirante. Le professeur était en train d'éventrer un énorme ballot soigneusement cousu dans une couverture brune.
—Vous tombez bien, cher monsieur,—cria-t-il en me voyant entrer.—Les revues viennent d'arriver.
Il se démenait avec une hâte fébrile. Du flanc du ballot coulait maintenant un ruisseau de brochures bleues, vertes, jaunes, saumon.
—Allons, allons, tout va bien,—poursuivit-il en dansant de bonheur. Pas trop de retard, puisque voilà les numéros du 15 octobre. Il faudra voter des félicitations à ce brave Ameur.
Son allégresse était communicative.
—C'est le digne commerçant turc de Tripoli qui consent à prendre des abonnements à toutes les revues intéressantes des deux continents. Il les achemine vers une destination dont il se soucie peu par Rhadamès. Mais voici les revues françaises.
M. Le Mesge parcourait fiévreusement les sommaires.
—Politique intérieure: des articles de MM. Francis Charmes, Anatole Leroy-Beaulieu d'Haussonville sur le voyage du tsar à Paris. Tiens, une étude sur les salaires du moyen âge par M. d'Avonel. Maintenant des vers, des vers de jeunes poètes, Fernand Gregh, Edmond Haraucourt. Ah! un compte rendu de livre d'Henry de Castries sur l'Islam. Cela peut être plus intéressant... Mais je vous en prie, cher monsieur, prenez ce qui vous conviendra.
La joie rend les gens aimables, et véritablement M. Le Mesge délirait.
Un peu de brise venait maintenant de la fenêtre. Je m'approchai de la balustrade, et, m'étant accoudé, je me mis à parcourir un numéro de la Revue des Deux Mondes.
Je ne lisais pas, je feuilletais, les yeux tantôt sur les pages où grouillaient les petits caractères noirs, tantôt sur la cuvette rocheuse, qui grésillait, rose pâle, sous le soleil déclinant.
Soudain mon attention commença à se fixer. Une correspondance étrange s'établissait entre le texte et le paysage.
«Sur nos têtes, le ciel ne gardait de ses nuages que quelques traces légères, pareilles au peu de cendre blanche que laissent les bûchers consumés. Le soleil embrasait en cercle les cimes des rochers, faisant saillir sur l'azur leurs lignes solennelles. D'en haut une grande tristesse et une grande douceur tombaient dans l'enceinte solitaire, comme un breuvage magique dans une coupe profonde...[17]»
Fébrilement, je tournai quelques pages. On eût dit que mes pensées commençaient à se clarifier.
Derrière moi, M. Le Mesge, plongé dans un numéro, manifestait par des grognements l'indignation où le jetait sa lecture.
Je poursuivis la mienne.
«De toutes parts, dans la lumière crue, se déployait sous nos pieds un superbe spectacle. La chaîne des rochers, visible tout entière dans sa stérilité désolée jusqu'aux extrêmes sommets, s'allongeait comme un immense entassement de choses gigantesques et informes, demeuré pour la stupeur des humains en témoignage de quelque titanomachie primordiale. Tours écroulées...
—C'est une honte, une pure honte,—répétait le professeur.
«...Tours écroulées, citadelles renversées, coupoles effondrées, colonnades brisées, colosses mutilés, proues de vaisseaux, croupes de monstres, ossatures de titans, cette masse formidable par ses reliefs et ses creux, simulait tout ce qu'il y a d'énorme et de tragique. Si limpides étaient les lointains...
—Une pure honte,—disait toujours M. Le Mesge exaspéré, frappant du poing la table.
«...Si limpides étaient les lointains que je distinguais chaque contour comme si j'avais eu sous les yeux, infiniment agrandi, le rocher que Violante m'avait fait voir par la fenêtre, avec, un geste, créateur...»
Je fermai la revue en frissonnant. A mes pieds, maintenant rouge, j'avais, énorme, abrupt, dominant le jardin mordoré, le rocher blanc qu'Antinéa m'avait désigné le jour de notre première entrevue.
—Il est tout mon horizon,—avait-elle dit.
A présent les transports de M. Le Mesge ne connaissaient plus de bornes.
—C'est plus qu'une honte, c'est une infamie.
J'aurais voulu l'étrangler pour le faire taire. Il m'avait saisi le bras et me prenait à témoin.
—Vous lirez cela, monsieur, et, sans être particulièrement compétent, vous verrez que cet article sur l'Afrique romaine est un prodige d'inconscience, un monument d'ignorance. Et c'est signé, savez-vous de qui c'est signé?
—Laissez-moi,—lui dis-je brutalement.
—Eh bien, c'est signé Gaston Boissier. Parfaitement, monsieur! Gaston Boissier, grand-officier de la Légion d'honneur, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure, secrétaire perpétuel de l'Académie française, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, un de ceux qui refusèrent jadis mon sujet de thèse, un de ceux... Pauvre Université, pauvre France!
Je ne l'écoutais plus. Je m'étais remis à lire. Mon front était baigné de sueur. Mais il me semblait que dans ma tête, claire comme une chambre dont on ouvre une à une les fenêtres, les souvenirs revenaient, ainsi que des colombes qui regagnent, en battant des ailes, leur pigeonnier.
«...A présent, un tremblement insurmontable la secouait toute; et ses yeux se dilataient comme si une atroce vision les eût remplis d'horreur.
«—Antonello...—balbutia-t-elle.
«Et pendant quelques secondes, elle ne put prononcer d'autre parole.
«Je la regardai avec une indicible angoisse, et je souffrais en mon âme les contractions de ses chères lèvres. Et la vision qui était dans ses yeux passait dans les miens, et je revoyais le visage blême et émacié d'Antonello, et le rapide battement de ses paupières, et les ondes d'angoisse qui, investissant soudain son corps long et maigre, le secouaient comme un roseau fragile.»
Sans lire davantage, je jetai la revue sur la table.
—C'est bien cela,—dis-je.
Je m'étais servi, pour découper les pages, du couteau avec lequel M. Le Mesge avait tranché les cordes du ballot, un court poignard à manche d'ébène, un de ces poignards que les Touareg, dans une gaine à bracelet, portent collés à leur biceps gauche.
Je le mis dans l'ample poche de mon dolman de flanelle et marchai vers la porte.
J'allais la franchir quand je m'entendis appeler par M. Le Mesge.
—Monsieur de Saint-Avit! Monsieur de Saint-Avit!
Je me retournai.
—Un petit renseignement, s'il vous plaît.
—Qu'y a-t-il.
—Oh! pas grand'chose. Vous savez que c'est moi qui suis chargé de l'établissement des étiquettes de la salle de marbre rouge...
Je me rapprochai de la table.
—Eh bien, j'ai omis de m'enquérir tout d'abord auprès de M. Morhange de la date et du lieu de sa naissance. Puis je n'ai plus eu l'occasion. Je ne l'ai plus revu. De sorte que, maintenant, je suis forcé de recourir à vous. Pouvez-vous me renseigner?
—Je le puis,—dis-je, très calme.
Il avait pris, dans une boîte qui en contenait plusieurs, une large étiquette de carton blanc; il trempa sa plume d'encre.
—Nous disons donc: Numéro 54... Capitaine?
—Capitaine Jean-Marie-François Morhange.
Et, tandis que je dictais, une main posée au bord de la table, j'apercevais sur ma manche blanche, une tache, une petite tache rouge brun.
—Morhange,—répétait M. Le Mesge, achevant de mouler le nom de mon compagnon.—Né à...
—Villefranche.
—Villefranche. Rhône. Quelle date?
—Le 14 octobre 1859.
—Le 14 octobre 1859. Bien. Décédé au Hoggar le 5 janvier 1897. Là, voilà qui est fait. Et tous mes remerciements, cher monsieur, pour votre obligeance.
—A votre service, monsieur.
Là-dessus, je quittai paisiblement M. Le Mesge.
Ma résolution était désormais bien prise et, je le répète, mon calme était grand. Je me sentis néanmoins, en prenant congé de M. Le Mesge, le besoin de mettre quelques instants entre la décision et l'exécution.
J'errai d'abord dans les couloirs. Puis, m'étant trouvé à proximité de ma chambre, je me dirigeai vers elle. J'y entrai. Elle était toujours insupportablement chaude. Je m'assis sur mon divan et me pris à réfléchir.
Le poignard me gênait dans ma poche. Je l'en retirai et le déposai sur le sol.
C'était un solide poignard, à lame en losange.
Il y avait entre le manche et la lame une virole de cuir roux.
Sa vue me rappela le marteau d'argent. Je me souvins de la facilité avec laquelle je l'avais en main, quand je frappai...
Tous les détails de la scène me revenaient avec une incomparable netteté. Mais je n'avais pas un frisson. Il semblait que la détermination où j'étais de tuer dans un instant l'instigatrice du meurtre m'eût permis d'évoquer avec placidité ses farouches détails.
Si je réfléchissais à mon acte, c'était pour m'en étonner, non pour me condamner.
«Eh quoi! me disais-je, ce Morhange, qui a été un enfant, qui, comme tous les autres, a coûté tant de peines à sa mère, lors de ses maladies de bébé, c'est moi qui l'ai tué. C'est moi qui ai tranché cette vie, qui ai réduit à néant ce monument d'amour, de larmes, d'embûches surmontées qu'est une existence humaine. Vraiment, quelle extraordinaire aventure!»
C'était tout. Ni crainte, ni remords, ni cette horreur shakespearienne consécutive au meurtre et qui fait qu'aujourd'hui, sceptique pourtant, et blasé, et désabusé plus qu'on ne peut l'être, je me prends tout à coup à frémir si je suis seul, la nuit, dans une chambre obscure.
«Allons, pensai-je, il est l'heure. Il faut en finir.»
Je ramassai le poignard et, avant de le remettre dans ma poche, je fis le geste de frapper. Tout allait bien. La poignée était assurée dans ma main.
Je n'avais jamais fait le chemin des appartements d'Antinéa que guidé, la première fois par le Targui blanc, la seconde par le guépard. Je le retrouvai néanmoins sans aucune peine. Un peu avant de parvenir à la porte à rosace lumineuse, je rencontrai un Targui.
—Laisse-moi passer,—ordonnai-je.—Ta maîtresse m'a fait appeler.
L'homme obéit en s'effaçant.
Bientôt une mélopée sourde parvint à mes oreilles. Je reconnus le son d'une rebaza, le violon à corde unique des femmes touareg. C'était Aguida qui jouait, accroupie comme d'ordinaire aux pieds de sa maîtresse. Les trois autres femmes l'entouraient également. Tanit-Zerga n'y était pas.
Ah! puisque cette fois est la dernière que je l'ai vue, laisse, laisse-moi te parler d'Antinéa, te dire comment, en cet instant suprême, elle m'apparut.
Sentait-elle la menace qui pesait sur sa tête, et avait-elle voulu la braver en recourant à ses plus invincibles artifices? J'avais dans le souvenir le mince corps dépouillé que j'avais pressé contre mon cœur la nuit précédente, sans bagues, sans bijoux. Et voici que je reculai presque en trouvant maintenant devant moi, parée comme une idole, non une femme, mais une reine.
Le formidable luxe des Pharaons écrasait ce mince corps. Elle avait en tête le pschent des dieux et des rois, énorme et d'or, sur lequel les émeraudes, qui sont les pierres nationales des Touareg, traçaient et retraçaient son nom en caractères tifinar. Elle était vêtu de la schenti, comme d'une gaine hiératique. Une schenti de satin rouge brodée, en or, de lotus. Elle avait à ses pieds un sceptre d'ébène, terminé par un trident. Ses bras nus étaient cerclés de deux uræus dont les gueules remontaient jusque sous les aisselles, comme pour s'y blottir. Des oreillettes du pschent ruisselait un collier d'émeraudes, dont le premier rang passait sous le menton têtu, en forme de jugulaire, tandis que les autres descendaient en rond sur la gorge nue.
Quand j'entrai, elle eut un sourire.
—Je t'attendais,—fit-elle simplement.
Je m'avançai, et, quand je fus à quatre pas du trône, je m'arrêtai, droit devant elle.
Elle me regardait ironiquement.
—Qu'est ceci?—fit-elle avec le plus grand calme.
Je suivis la direction de son geste. Je vis le manche du poignard qui émergeait de ma poche.
Je le retirai complètement, et le tins ferme dans ma main, prêt à frapper.
—La première de celles de vous qui bougera, je la ferai abandonner à six lieues d'ici, toute nue, au milieu du désert rouge,—dit froidement Antinéa à ses femmes, parmi lesquelles mon geste avait fait courir un murmure de frayeur.
Elle reprit, s'adressant à moi:
—Ce poignard est à la vérité bien laid, et tu me parais bien mal le tenir. Veux-tu que j'envoie Sydya dans ma chambre te chercher le marteau d'argent? Tu le manies mieux que ce poignard.
—Antinéa,—dis-je sourdement,—je vais vous tuer.
—Dis-moi tu, dis-moi tu. Tu me tutoyais bien hier soir. N'oses-tu devant celles-ci?—fit-elle en désignant les femmes aux yeux exorbités de terreur.
Elle reprit:
—Me tuer? Tu n'es guère conséquent avec toi-même. Me tuer, au moment où tu peux recueillir le prix du meurtre de l'autre...
—A... A-t-il souffert?—fis-je soudain, en tressaillant.
—Peu. Je te l'ai déjà dit que tu t'étais servi du marteau comme si tu n'avais fait que cela toute ta vie.
—Comme le petit Kaine,—murmurai-je.
Elle eut un sourire étonné.
—Ah! tu connaissais cette histoire... Oui comme le petit Kaine. Mais au moins Kaine était logique. Tandis que toi... je ne comprends pas.
—Je ne comprends pas très bien non plus.
Elle me regardait avec une curiosité amusée.
—Antinéa,—dis-je.
—Qu'y a-t-il?
—Ce que tu m'as demandé de faire, je l'ai fait. Puis-je, à mon tour, t'adresser une prière, te poser une question?
—Dis toujours.
—Il faisait sombre, n'est-ce pas, dans la chambre où il était.
—Très sombre. J'ai été obligée de te conduire jusqu'au divan où il dormait.
—Il dormait, tu en es sûre?
—Je te le dis.
—Il... n'est pas mort sur le coup, n'est-ce pas.
—Non. Je sais exactement quand il est mort, deux minutes après que, ayant frappé, tu t'es enfui en poussant un cri.
—Alors, sans doute, il n'a pu savoir...
—Quoi?
—Que c'est moi qui ai... tenu le marteau.
—Il aurait pu ne pas le savoir, effectivement,—dit Antinéa,—et pourtant, il l'a su.
—Comment?
—Il l'a su, parce que je lui ai dit,—dit-elle, fixant avec un courage magnifique ses yeux dans les miens.
—Et, murmurai-je,—il l'a cru?
—Mon explication aidant, il t'a reconnu dans le cri que tu as poussé. S'il n'avait pas dû savoir que c'était toi, la chose n'eût eu aucun intérêt pour moi,—acheva-t-elle avec un petit rire méprisant.
Quatre pas, je l'ai dit, me séparaient d'Antinéa, D'un bond, je les franchis, mais, avant d'avoir pu frapper, je roulai à terre.
Hiram-Roi venait de me sauter à la gorge.
En même temps, j'entendais la voix impérieuse et calme d'Antinéa.
—Appelez les hommes,—commanda-t-elle.
Une seconde plus tard, j'étais délivré de l'étreinte du guépard. Les six Touareg blancs m'entouraient et cherchaient à me garrotter.
Je suis assez fort et très nerveux. Un instant, je réussis à me mettre debout. Un de mes ennemis gisait à dix pieds, projeté par un coup de poing placé au menton suivant les meilleures règles de l'art. Un autre, sous mon genou, râlait. C'est alors que j'entrevis, une dernière fois, Antinéa. Elle était debout, appuyée des deux mains contre son sceptre d'ébène, et contemplait la lutte avec un sourire d'ironique intérêt.
Au même instant, je poussai un grand cri et lâchai ma victime. Un craquement dans mon bras gauche: un des Touareg, saisissant ce bras par derrière et le tordant sur lui-même, m'avait désarticulé l'épaule.
Quand je m'évanouis tout à fait, c'était dans les couloirs, au travers desquels deux fantômes blancs m'emportaient, ligoté à ne plus pouvoir faire un mouvement.
CHAPITRE XVIII
LES LUCIOLES
Par la baie grande ouverte, la lumière pâle de la lune pénétrait à flots dans ma chambre.
A côté du divan où j'étais étendu, une mince forme blanche se tenait droite.
—C'est toi! Tanit-Zerga,—murmurai-je.
Elle mit un doigt sur ses lèvres.
—Chut, c'est moi.
Je voulus me soulever sur ma couche, une atroce douleur étreignit mon épaule. Les événements de l'après-midi revinrent dans ma pauvre tête dolente.
—Ah! petite, petite, si tu savais!
—Je sais,—fit-elle.
J'étais plus faible qu'un enfant. A la grande surexcitation du jour avait succédé, avec la nuit, une absolue dépression nerveuse. Un flot de larmes monta à ma gorge, m'étrangla.
—Si tu savais, si tu savais!... Emmène-moi, petite, emmène-moi.
—Parle plus bas,—fit-elle,—il y a un Targui blanc derrière ta porte en sentinelle.
—Emmène-moi, sauve-moi,—répétai-je.
—Je suis venue pour cela,—fit-elle simplement.
Je la regardai. Elle n'avait plus sa belle tunique de soie rouge: un simple haïk blanc l'entourait; elle en avait relevé un pan sur sa tête.
—Moi aussi,—dit-elle d'une voix éteinte,—je veux partir; il y a longtemps que je veux partir. Je veux revoir Gâo, le village au bord du fleuve, les gommiers bleus, l'eau verte.
Elle répéta:
—Depuis que je suis ici, je veux partir; mais je suis trop petite pour aller seule dans le grand Sahara. Jamais je n'ai osé en parler à ceux qui sont venus ici, avant toi. Tous, ils ne pensaient qu'à elle... Mais toi, tu as voulu la tuer.
Je poussai un gémissement sourd.
—Tu souffres,—dit-elle,—ils t'ont cassé le bras.
—Démis, tout au moins.
—Montre.
Avec une infinie douceur, elle passait sur mon épaule ses petites mains plates.
—Il y a un Targui blanc en sentinelle derrière ma porte, Tanit-Zerga,—fis-je.—Par où es-tu venue, alors?
D'un geste, elle montrait la fenêtre. Une raie noire et perpendiculaire barrait par le milieu le trou d'azur carré.
Tanit-Zerga alla à la fenêtre. Je la vis debout sur l'appui; dans sa main brillait un couteau; elle coupa la corde en haut, au ras de l'ouverture; le filin s'affaissa avec un bruit sec sur la dalle.
Elle revint près de moi.
—Partir, partir,—dis-je,—par où?
—Par là,—répéta-t-elle.
Et elle me montra de nouveau la fenêtre.
Je me penchai. Mon œil plein de fièvre scruta le puits ténébreux, cherchant les rocs invisibles, les rocs sur lesquels s'était brisé le petit Kaine.
—Par là!—dis-je en frissonnant.—Il y a deux cents pieds d'ici au sol.
—La corde en a deux cent cinquante,—répliqua-t-elle.—C'est une bonne corde, bien solide, je l'ai volée tout à l'heure dans l'oasis; elle servait à abattre des arbres. Elle est toute neuve.
—Descendre par là, Tanit-Zerga.—Et mon épaule!
—C'est moi qui te descendrai,—dit-elle avec force.—Touche mes bras, et vois comme ils sont nerveux. Je ne te descendrai pas à bout de bras bien sûr. Mais regarde: de chaque côté de la fenêtre il y a une colonne de marbre. En passant la corde autour de l'une d'elles, et en la faisant tourner une fois, je te laisserai glisser sans guère sentir ton poids.
—Et puis, vois: j'ai fait un gros nœud tous les dix pieds; ils me permettront d'arrêter de temps en temps la descente, si j'ai besoin de reprendre force.
—Et toi?—fis-je.
—Quand tu seras en bas, j'attacherai la corde à la colonne et je viendrai te retrouver. J'aurai les nœuds pour me reposer, si la corde scie trop mes mains. Mais n'aie crainte: je suis très agile. A Gâo, tout enfant, je grimpais dans des gommiers presque aussi hauts, pour dénicher les petits toucans. Il est plus facile de descendre.
—Mais quand nous serons en bas, comment sortirons-nous? Tu connais donc les enceintes?
—Personne ne connaît les enceintes,—dit-elle,—à part Cegheïr-ben-Cheïkh, et peut-être Antinéa.
—Alors?
—Alors... il y a aussi les chameaux de Cegheïr-ben-Cheïkh, ceux qui lui servent dans ses voyages. J'en ai détaché un, le plus vigoureux, je l'ai conduit en bas, avec beaucoup d'herbe pour qu'il ne crie pas, et qu'il ait bien mangé quand nous partirons.
—Mais...—dis-je encore.
Elle frappa du pied.
—Mais quoi?... Reste, si tu veux, si tu as peur; moi je partirai; je veux revoir Gâo, les gommiers bleus, l'eau verte.
Je me sentis rougir.
—Je partirai, Tanit-Zerga, je préfère mourir de soif au milieu des sables que rester ici. Allons...
—Chut,—fit-elle, pas encore.
Elle me montrait la vertigineuse arête éclairée violemment par la lune.
—Pas encore, il faut attendre. On nous verrait. Dans une heure, la lune aura tourné derrière la montagne, ce sera le moment.
Elle s'assit et resta sans mot dire, son haïk ramené complètement sur sa petite figure sombre. Priait-elle? Peut-être.
Soudain, je ne la vis plus. L'obscurité était entrée par la fenêtre. La lune avait tourné.
La main de Tanit-Zerga s'était posée sur mon bras. Elle m'entraînait vers le gouffre; je m'appliquai à ne pas trembler.
Au-dessous de nous, il n'y avait plus que l'ombre. A voix très basse, mais ferme, Tanit-Zerga me dit:
—C'est prêt, j'ai arrangé la corde autour de la colonne. Voici le nœud coulant. Passe-le au-dessous de tes bras. Ah! prends ce coussin. Garde-le serré contre ton épaule malade... Un coussin de cuir... Il est bien rembourré. Tiens-toi face à la muraille. Il te protégera contre les heurts et le frottement.
J'étais maintenant très maître de moi, très calme; je m'assis sur le bord de la fenêtre, les pieds dans le vide. Une bouffée d'air frais venue des cimes me fit du bien.
Je sentis dans la poche de ma veste la petite main de Tanit-Zerga.
—C'est une boîte. Quand tu seras au bas, il faudra que je le sache, pour descendre moi aussi. Tu ouvriras cette boîte. Il y a des lucioles, je les verrai et je viendrai.
Sa main serra longuement la mienne.
—Va, maintenant,—murmura-t-elle.
J'allai.
De cette descente de deux cents pieds, je ne me rappelle qu'une chose: j'avais des accès de mauvaise humeur quand la corde s'arrêtait et que je me trouvais, jambes ballantes, au flanc de cette muraille absolument lisse. «Qu'attend cette petite sotte, me disais-je, il y a bien un quart d'heure que je suis ainsi en suspens... Ah! enfin! Bon, me voilà encore arrêté.» Une ou deux fois, je crus que je touchais le sol. Mais ce n'était qu'une aspérité dans la roche. Il fallait vite donner un léger coup de pied... Et, tout à coup, je me trouvai assis par terre, j'étendis les mains. Des buissons... une épine me piqua le doigt, j'étais arrivé.
Immédiatement, je redevins extraordinairement nerveux.
Je me débarrassai du coussin, enlevai le nœud coulant. De ma main valide, je tendis la corde, l'éloignant de cinq à six pas du ras de la montagne, et mis le pied dessus.
En même temps, je prenais dans ma poche la petite boîte de carton, je l'ouvris.
Successivement, trois halos voyageurs s'élevèrent dans la nuit d'encre; je vis les lucioles monter, monter au flanc du rocher. Leur auréole rose pâle glissait mollement. Une à une, elles tournèrent, disparurent...
—Tu es fatigué, sidi lieutenant. Laisse, que je tienne la corde.
Cegheïr-ben-Cheïkh venait de surgir à mon côté.
Je regardai sa haute silhouette noire. Je frémis longuement, mais je ne lâchai pas la corde, sur laquelle je percevais déjà de lointaines saccades.
—Laisse,—répéta-t-il avec autorité.
Et il me la prit des mains.
En cette minute, je ne sais pas ce que je suis devenu. J'étais debout, à côté du grand fantôme sombre. Et que faire, je te prie, avec mon épaule démise, contre cet homme dont je connaissais la force agile. Et puis, à quoi bon? je le voyais, arc-bouté, tendant des deux mains, des deux pieds, de tout le corps, la corde, bien mieux que je n'eusse pu le faire moi-même.
Un frôlement au-dessus de nos têtes. Une petite forme ténébreuse.
—Là,—dit Cegheïr-ben-Cheïkh, saisissant dans ses bras puissants la petite ombre et la déposant à terre, tandis que la corde libre s'en allait battre contre le rocher.
Tanit-Zerga eut un gémissement en reconnaissant le Targui.
Il lui mit brutalement la main sur la bouche.
—Veux-tu te taire, voleuse de chameaux, vilaine petite mouche.
Il l'avait prise par le bras. Il se tourna vers moi.
—Venez, maintenant,—fit-il d'une voix impérieuse.
J'obéis; pendant le court trajet, j'entendais claquer de terreur les mâchoires de Tanit-Zerga.
Nous arrivâmes à une petite grotte.
—Entrez,—dit le Targui.
Il alluma une torche. La rouge lueur me permit d'apercevoir, ruminant paisiblement, un superbe méhari.
—La petite n'est pas bête,—dit Cegheïr-ben-Cheïkh en désignant l'animal,—elle a su choisir le plus beau, le plus fort; mais elle est étourdie.
Il approcha sa torche du chameau.
—Elle est étourdie,—continua-t-il.—Elle n'a su que le seller. Ni eau, ni provision. Dans trois jours, à pareille heure, vous seriez tous les trois morts sur la route... et sur quelle route!
Tanit-Zerga ne claquait plus des dents. Elle regardait le Targui avec un mélange d'épouvante et d'espoir.
—Sidi lieutenant,—dit Cegheïr-ben-Cheïkh,—viens ici, à côté du chameau, que je t'explique.
Quand je fus près de lui, il dit:
—De chaque côté, il y a une outre pleine d'eau. Ménagez cette eau le plus possible, car vous allez traverser un pays terrible. Il se peut que, de cinq cents kilomètres, vous ne trouviez pas un puits.
«Là,—reprit-il,—dans ces fontes, il y a des boîtes de conserves. Pas beaucoup, car l'eau est plus précieuse; il y a aussi une carabine, ta carabine, sidi. Tâche de n'avoir à t'en servir que contre les antilopes. Maintenant, il y a ceci.
Il déployait un rouleau de papier; je vis son visage voilé se pencher; ses yeux sourirent; il me regarda.
—Une fois sorti des enceintes, où pensais-tu te diriger?—demanda-t-il.
—Vers Idelès, pour rejoindre la route où tu nous a rencontrés, le capitaine et moi,—dis-je.
Cegheïr-ben-Cheïkh secoua la tête.
—Je le pensais bien,—murmura-t-il.
Et il ajouta:
—Avant que le soleil, demain, se soit couché, vous seriez, toi et la petite, rattrapés et massacrés,—dit-il froidement.
Il reprit:
—Vers le Nord, c'est le Hoggar, et tout le Hoggar est soumis à Antinéa. C'est vers le Sud qu'il faut aller.
—Nous irons donc vers le Sud,-dis-je.
—Par où irez-vous vers le Sud?
—Mais par Silet et Timissao.
Le Targui secoua de nouveau la tête.
—On vous cherchera aussi de ce côté,—dit-il,—c'est la bonne route, la route avec des puits. On sait que tu la connais. Les Touareg ne manqueront pas de t'attendre aux puits.
—Alors,—dit Cegheïr-ben-Cheïkh,—il ne faut rejoindre la route de Timassao à Tombouctou qu'à sept cents kilomètres d'ici, vers Iferouane, ou, mieux encore, vers l'oued Telemsi. Là, cessent les terrains de parcours des Touareg du Hoggar et commencent ceux des Touareg Aouelimiden.
La petite voix volontaire de Tanit-Zerga s'éleva.
—Ce sont les Aouelimiden qui ont massacré les miens et m'ont réduite à l'esclavage; je ne veux pas passer par chez les Aouelimiden.
—Tais-toi, vilaine petite mouche,—fit durement Cegheïr-ben-Cheïkh.
Il continua, s'adressant toujours à moi:
—Ce que j'ai dit est dit. La petite n'a pas tort. Les Aouelimiden sont farouches. Mais ils craignent les Français. Beaucoup sont en rapport avec les postes au nord du Niger. D'autre part, ils sont en guerre avec les gens du Hoggar, qui n'iront pas vous poursuivre chez eux. Ce que j'ai dit est dit: il faut que vous rejoigniez la route de Tombouctou à l'endroit où elle pénètre dans les terrains de parcours des Aouelimiden. Leur pays est boisé et riche en sources. Si vous parvenez à l'oued Telemsi vous achèverez votre voyage sous un dôme de mimosas en fleurs. D'ailleurs, d'ici à l'oued Telemsi, la route est plus courte que par Timissao. Elle est toute droite.
—Elle est toute droite, c'est vrai,—dis-je—mais tu sais que, pour la suivre, c'est le Tanezrouft qu'il faut traverser.
Cegheïr-ben-Cheïkh eut un geste d'impatience.
—Cegheïr-ben-Cheïkh le sait,—dit-il.—Il sait ce qu'est le Tanezrouft. Il sait que, lui qui a voyagé dans tout le Sahara, il frémirait de passer par le Tanezrouft et le Tasili du Sud. Il sait que les chameaux qui s'y égarent ou périssent ou deviennent sauvages, car personne ne veut exposer sa vie pour aller les rechercher... C'est justement la crainte qui entoure cette région qui peut vous sauver. Et puis, il faut choisir: ou risquer de mourir de soif sur les pistes du Tanezrouft, ou être sûrement égorgé sur n'importe quelle autre route.
Il ajouta:
—Vous pouvez aussi rester ici.
—Mon choix est fait, Cegheïr-ben-Cheïkh,—dis-je.
—Bien,—fit-il, déployant de nouveau le rouleau de papier.—Le trait que voici a son origine à l'orifice de la deuxième enceinte de terre, où je vais vous conduire. Il aboutit à Iferouane. J'ai marqué les puits, mais ne t'y fie pas trop, car beaucoup sont à sec. Veille à ne pas t'écarter de ce tracé. Si tu t'en éloignes, c'est la mort. Maintenant, monte sur le chameau avec la petite. Deux font moins de bruit que quatre.
Nous marchâmes longtemps en silence. Cegheïr-ben-Cheïkh était devant, son méhari suivait avec docilité. Successivement, nous traversâmes un couloir ténébreux, une gorge encaissée, un autre couloir... Chaque entrée était dissimulée par un inextricable fouillis de roches et de broussailles.
Soudain, un souffle brûlant vola autour de nos temps. Une sombre lueur rougeâtre entra dans le couloir qui finissait. Le désert était là.
Cegheïr-ben-Cheïkh s'était arrêté.
—Descendez,—fit-il.
Une source chantait dans la roche, le Targui s'en approcha; il emplit d'eau un gobelet de cuir.
—Buvez,—dit-il, en nous le tendant successivement.
Nous obéîmes.
—Buvez encore,—ordonna-t-il.—C'est autant d'économisé sur le contenu des outres. Tâchez maintenant de n'avoir plus soif avant le coucher du soleil.
Il vérifiait les sangles du méhari.
—Tout va bien,—murmura-t-il.—Allons, dans deux heures, l'aube va naître: il faut que vous soyez hors de vue.
Une espèce d'émotion me saisit, en cette minute extrême; je marchai vers le Targui, je lui pris la main.
—Cegheïr-ben-Cheïkh,—dis-je à voix basse,—ce que tu fais, pourquoi le fais-tu?
Il recula, je vis luire ses profonds yeux sombres.
—Pourquoi?—fit-il.
—Oui, pourquoi?
—Le Prophète,—répondit-il gravement,—permet au juste de laisser, une fois dans son existence, la pitié prendre le pas sur le devoir. Cegheïr-ben-Cheïkh use de cette autorisation en faveur de celui qui lui a sauvé la vie.
—Et,—dis-je,—tu ne crains pas, si je reviens parmi les Français, que je parle, que je dévoile le secret d'Antinéa?
Il secoua la tête.
—Je ne le crains pas,—fit-il; et sa voix était ironique.—Tu n'as pas intérêt, sidi lieutenant, à ce que les gens de chez toi sachent comment est mort le sidi capitaine.
Je frémis à cette réponse si logique.
—Je fais peut-être une faute,—ajouta le Targui,—en ne tuant pas la petite... Mais elle t'aime. Elle ne dira rien. Allez, le jour va bientôt naître.
J'essayais de serrer les mains de ce bizarre sauveur, mais il recula de nouveau.
—Ne me remercie pas, ce que je fais, c'est pour moi, pour m'acquérir du mérite auprès de Dieu. Sache bien que je ne le referai jamais plus, ni pour un autre, ni pour toi.
Et comme j'avais un geste pour le rassurer à cet égard.
—Ne proteste pas,—dit-il sur un ton dont la raillerie résonne encore à mes oreilles.—Ne proteste pas. Ce que je fais est utile pour moi, pas pour toi.
Je le regardai sans comprendre.
—Pas pour toi, sidi lieutenant, pas pour toi,—fit-il de sa voix grave,—car tu reviendras, et ce jour-là, ne compte plus sur la complaisance de Cegheïr-ben-Cheïkh.
—Je reviendrai?—murmurai-je en frissonnant.
—Tu reviendras, tu reviendras,—fit le Targui.
Il était debout, statue sombre au flanc du rocher gris.
—Tu reviendras,—reprit-il avec force.—Tu fuis maintenant, mais tu te trompes, si tu te figures revoir ton monde avec les mêmes yeux que lorsque tu l'as quitté. Une pensée, la même, va te suivre désormais partout, et un jour, dans un an, dans cinq, dans dix peut-être, tu repasseras par ce même couloir sous lequel tu viens de passe.
—Tais-toi, Cegheïr-ben-Cheïkh!—fit la voix frémissante de Tanit-Zerga.
—Tais-toi, toi-même, vilaine petite mouche,—dit Cegheïr-ben-Cheïkh.
Il eut un ricanement.
—La petite a peur, vois-tu, parce qu'elle sait que ce que je dis est vrai, parce qu'elle connaît l'histoire, l'histoire du lieutenant Ghiberti.
—Le lieutenant Ghiberti?—dis-je, les tempes trempées de sueur.
—C'était un officier italien, je l'avais rencontré entre Rhât et Rhadamès, il y a huit ans. Il se trouva que l'amour qu'il eut pour Antinéa, ne lui fit pas tout à fait oublier d'abord celui de la vie. Il essaya de se sauver, il y réussit, je ne sais comment, car, celui-là, je ne l'aidai pas; il rentra dans son pays. Eh bien! écoute: deux ans après, jour pour jour, partant moi-même à la découverte, je trouvai, devant l'enceinte nord dont il cherchait vainement l'entrée, un misérable dépenaillé, à moitié mort de fatigue et de faim. C'était le lieutenant Ghiberti qui revenait. Il occupe dans la salle de marbre rouge la stalle numéro 39.
Le Targui eut un petit rire.
—Telle est l'histoire du lieutenant Ghiberti, que tu as voulu connaître. Mais en voilà assez. Remonte sur ton chameau.
J'obéis sans mot dire. Tanit-Zerga, en croupe, m'enserrait de ses petits bras.
Cegheïr-ben-Cheïkh tenait toujours la bride de l'animal.
—Un mot encore,—dit-il, en me désignant au coin, vers le Sud, une tache noire sur la ligne violette du ciel. Tu vois ce gour là-bas: c'est votre direction. Il est à trente kilomètres. Vous devez être à sa hauteur quand le soleil se lèvera. Alors, consulte ta carte. Le prochain point de repère est indiqué. Si tu ne t'écartes pas de la ligne, vous serez à l'oued Telemsi dans huit jours.
Le grand col du chameau se tendait vers le vent sombre qui venait du Sud.
Le Targui lâcha la bride de la bête avec un geste large:
—Allez, maintenant.
—Merci,—lui dis-je, en me retournant sur la selle,—merci, Cegheïr-ben-Cheïkh, et adieu.
J'entendis sa voix, déjà lointaine, qui répondait:
—Au revoir, lieutenant de Saint-Avit.