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L'automne d'une femme

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The Project Gutenberg eBook of L'automne d'une femme

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Title: L'automne d'une femme

Author: Marcel Prévost

Release date: June 13, 2007 [eBook #21825]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTOMNE D'UNE FEMME ***

MARCEL PRÉVOST

———

L'Automne
d'une Femme

Il rêvera partout à la chaleur du sein.

A l f r e d  d e  V i g n y.

Illustrations de Bocchino

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

23-31, passage Choiseul, 23-31

———

———

Un remarquable roman de mœurs militaires a été publie, il y a quelques années, par Mme Claire de Chandeneux, sous le titre: L'Automne d'une Femme. Nous devons a l'obligeance des héritiers de cet écrivain le droit de conserver ce titre pour le présent volume.

A. L.


À M. LOUIS LEBLOIS

Je suis heureux, mon cher ami, de pouvoir vous offrir, avec ce roman, un témoignage de mon affection reconnaissante. Vous avez pris la peine de lire, en manuscrit, la plupart de mes livres, et, avec une patience que ne rebutait aucun de leurs défauts, vous leur avez fait subir ce suprême examen, qui n'est vraiment utile que s'il n'est point celui d'un confrère.

Vous vous êtes ainsi associé à mon œuvre; elle a bénéficié de votre connaissance des réalités morales, et de votre goût si sûr. Puissiez-vous trouver, dans les pages que vous allez relire, un peu de cette grâce sentimentale, de ce romanesque du réel où vous croyez voir, comme moi, le principal mérite, le plus aimable attrait des œuvres d'imagination.

MARCEL PRÉVOST.

Mars 1893.


PREMIÈRE PARTIE

I

Àcôté des grandes églises paroissiales ouvertes à la prière du peuple, il est, dans chaque quartier du Paris élégant, des asiles de recueillement plus discrets, plus intimes, plus luxueux aussi, où la piété mondaine, lorsqu'elle s'en avise, peut converser avec Dieu. C'est, pour le faubourg Saint-Germain, le Gésu de la rue de Sèvres; pour les Champs-Élysées, l'oratoire dominicain de l'avenue Friedland; la plaine Monceau a les Barnabites de la rue Legendre. Le quartier de l'Europe est le mieux partagé avec la jolie chapelle rococo de la rue de Turin.

Elle appartient aux Rédemptoristes, ordre féminin, fondé au dernier siècle par la marquise de Saint-Yvert-Leroy. Ces religieuses, toutes recrutées parmi les riches du monde, ne soignent point de malades, ne visitent point les pauvres. Elles enseignent un petit nombre d'élèves, choisies comme elles-mêmes dans la société; mais leur fondatrice leur a principalement destiné le rôle de Marie en la maison de Lazare: l'adoration aux pieds du Maître divin. Sur l'autel miroitant d'émeraudes,—telle la châsse des rois mages à Cologne,—le cercle pâle de l'hostie luit perpétuellement parmi les rayons de l'ostensoir. Elles, les Rédemptoristes, le corps chastement chemisé de blanc, un manteau de velours bleu, ceint d'or, les revêt en face de l'Époux: et remplacées par d'autres lorsque la fatigue les épuise, elles demeurent deux par deux agenouillées en muette prière devant le tabernacle illuminé.

Un silence profond s'exhale de la chapelle: sur les murs épais, sur les portes à matelas, tous les bruits de la Ville se brisent et meurent. La rue, d'ailleurs, est paisible, au moins dans la portion contiguë à la rue de Berlin, où est bâti le couvent.

Il est bien rare, hors même les heures d'offices, que les bancs de la chapelle soient vides, et qu'une silhouette de Parisienne ne s'encadre pas entre les agenouilloirs et les mains-courantes. Elles y viennent volontiers à pied, comme à un mystérieux rendez-vous qu'il vaut mieux tenir secret entre Dieu et soi. Quelle femme dans le monde, à Paris, n'a connu ces brusques à-coups de piété, ces retours subits à la dévotion dans l'effarement d'un déboire de cœur? Oh! les étranges grâces qu'implorent ces mains gantées, entre-closes comme un livre sur les visages voilés, et quels parfums suspects doivent monter au ciel avec les flammes des petits cierges fichés sur les ifs de l'autel! Quels appels désespérés vers l'amour en fuite se mêlent aux sincères éjaculations du remords! Et comme il faut là-haut un Dieu indulgent et intelligent pour trier le bon grain parmi tant d'ivraie!

...Ce n'était pas à coup sûr une telle pénitente qu'un coupé venait d'amener à la chapelle de la rue de Turin par cette fin d'après-midi d'octobre, sombrée dans la pluie.

À peine entrée, elle s'était agenouillée dans l'un des derniers bancs, sous la tribune, soit qu'elle fût très pressée de prier, soit que, comme le Publicain de l'Écriture, elle ne se sentît pas digne de pénétrer plus avant dans la maison de son Seigneur. Depuis de longues minutes elle restait là, le visage caché dans ses mains, ou bien les mains jointes au bout des bras tendus, dans la pose de la Béatrice de Rosetti, et le visage levé vers les lumières fixes du chœur. Comme à l'ordinaire, l'hostie brillait au centre des tiges d'or irradiées, et deux statues de l'immobilité, à genoux sur la dernière marche, en velours bleu ceinturé d'or, fixaient sur elle des yeux d'extase.

La pluie avait dissous les dernières pâleurs du jour; le fond de la chapelle plongeait dans l'ombre. Une converse sortit de la sacristie; elle tenait dans sa main une hampe à feu: d'un pas de velours elle glissa de pilier en pilier, allumant furtivement le gaz des lampes. La dernière allumée, juste au-dessus de cette femme qui priait, la surprit, lui fit brusquement lever la tête. Son regard rencontra les yeux de la converse; elles échangèrent un sourire discret de connaissance. Du même pas velouté, la sœur s'éloignait, gagnait les marches du chœur; l'autre essaya de prier encore, mais la clarté subite avait chassé le recueillement avec l'obscurité. Vainement la pénitente voulut renouer le fil rompu de sa prière; elle y renonça et demeura quelque temps à réfléchir, les yeux vagues, la figure bien éclairée par le globe dépoli du pilier voisin.

L'élégance heureuse de sa toilette, l'art de décorer sa beauté, la revêtaient de la grâce

un peu impersonnelle des Parisiennes du monde; et sous cette patine, l'âge vrai de la femme disparaissait. Pourtant, si ce n'était pas une femme très jeune, c'était assurément une jeune femme, même en deçà du sens indulgent que Paris accorde à ces mots. Les cheveux, qu'une imperceptible capote, faite de pervenches entrelacées autour d'un caducée d'or, couvrait à peine, avaient une franche couleur de jeunesse, châtains très clairs, mêlés de mèches dorées ou rouillées. La voilette, teintée de brun, estompait un visage doux, aux lignes pleines, un peu grasses, évoquant par les contours, sinon par la couleur, ces faces d'Italiennes, à l'ovale large, au fin menton, aux lèvres courtes et épaisses, au nez droit, au front bas: le visage des vierges qui puisent l'eau des citernes à Albano ou à Nemi. Comme il ne faisait point froid dans la chapelle, la jeune femme avait laissé retomber son manteau sur le dossier du banc: sa posture dessinait toute sa forme, riche et définitive. Le cou découvert, parfaitement blanc, rejoignait la nuque sous des frisons cuivrés, et le menton par une courbe un peu amollie, qu'on devinait plus affinée naguère, avant l'enflouement d'un embonpoint léger. Elle portait une robe unie de foulard prune, et comme corsage une simple chemisette pareille, ornée aux basques, au cou et aux manches, de dentelle noire. La chemisette drapait la ligne médiane du dos, l'entre-deux des seins, les bras, et moulait, dans une ceinture noire, la taille singulièrement étroite pour l'épanouissement des hanches.

Telle qu'elle était là, il eût fallu un visiteur bien distrait ou bien fervent pour passer près d'elle sans lui accorder un regard. Elle était la beauté féminine achevée, que les années échues, ont constamment perfectionnée, remplaçant par une affirmation du type ce qui disparaissait en charme indécis de jeunesse, en grâce de bouton. Mais les yeux surtout attachaient les yeux. L'âme y était pour ainsi dire affleurante, à la surface des prunelles indéfinissables, presque bleues, point bleues pourtant, de cette couleur pas nommée qu'ont certains métaux lorsqu'on les coupe.

Oui, toute l'âme de cette femme en prière était réfléchie dans les yeux, dévoilés maintenant, qu'elle levait vers l'Invisible, vers le doux Ami des inquiètes, des désorientées, des désolées: Dieu paternel aux amoureuses, qu'elles se plaisent à imaginer, suivant le mot des saints livres, le plus beau à la fois et le plus tendre des enfants des hommes. Dans ces yeux brillait une clarté d'innocence extraordinaire, illuminant le visage jusqu'à lui donner l'expression juvénile, ignorante, étonnée des petites filles qu'on voit sortir de l'école, vers l'heure de midi, bavardant et se tenant par la main. Il y vivait aussi une tendresse débordante, le besoin passionné de protéger, d'aimer, de répandre son cœur en aumône.

La converse, ayant allumé tous les globes de la chapelle, s'agenouilla devant l'autel et y pria quelque temps dans une humble attitude. Puis elle salua le tabernacle et regagna la sacristie. Le bruit de la porte refermée s'exagéra dans le silence de la chapelle: il réveilla la pénitente de son hypnose. Elle se leva, rajusta son manteau et se dirigea à son tour vers la sacristie. C'était une pièce lambrissée de bois clair qui ressemblait à une lingerie; la converse s'y trouvait encore occupée à examiner des rochets d'enfants de chœur; elle lui sourit d'un sourire de bienvenue plus franc que tout à l'heure, qu'autorisait la moindre sainteté du lieu: car pour les religieuses, il est une hiérarchie, même de sourires.

—Bonjour, sœur Zyte. L'abbé Huguet est-il chez lui?

La sœur chuchota, comme au confessionnal:

—Je pense... J'ai vu rentrer M. l'aumônier il y a trois quarts d'heure, et je ne l'ai pas vu ressortir.

—Il peut me recevoir?

—Si Madame veut monter... Mais ce n'est pas l'heure des confessions de M. l'aumônier.

—Oh! je ne viens pas pour me confesser.

La visiteuse attendit un instant une réponse plus précise; mais sœur Zyte, trouvant sans doute qu'elle avait assez parlé pour la journée, s'était remise à examiner ses rochets et se taisait. Alors la jeune femme se décida, et, avec la sûreté d'allures de quelqu'un qui connaît bien la maison, sortit de la sacristie par la porte opposée au chœur.

La fraîcheur de la pluie l'imprégna aussitôt, lui fit serrer les pans de son manteau; car la porte donnait sur un petit cloître carré, et l'eau fouaillée par le vent poussait des incursions jusqu'au milieu des arcades. Le petit cloître dormait sous cette pluie: quatre allées sablées menu, autour d'un carré de buis d'où émergeait la blancheur indécise d'une statue. Deux autres statues garnissaient des encognures; à leurs socles on avait accroché des lampes en verres de couleurs. Et le cloître n'était éclairé que par ces lueurs clignotantes et le reflet de quelques fenêtres.

La visiteuse courut vivement au bout des arcades, monta un étage. Une porte matelassée l'arrêta; elle l'ouvrit, trouva derrière une seconde porte en bois plein et frappa.

—...Trez! fit une voix douce, un peu nasale.

Elle entra. Une tête grise apparut derrière un bureau d'acajou, puis un grand corps se dressa.

—Madame Surgère!... Quelle bonne surprise... Veuillez donc vous asseoir, ma chère dame.

Le prêtre indiqua un fauteuil. C'était un homme de haute taille, accusant une soixantaine d'années, soigneusement tenu. Dans la chambre, les panneaux peints à la colle, le simple mobilier, le lit de fer vulgaire entrevu derrière les rideaux de l'alcôve, contrastaient avec les objets très précieux dont la cheminée, les meubles et même les murs étaient encombrés. Mme Surgère s'assit. L'abbé la regarda à travers ses lunettes et répéta:

—Quelle bonne surprise! Qu'est-ce qui vous amène à cette heure-ci? Rien de grave dans votre chère famille, j'espère?

—Oh! non, dit Mme Surgère, seulement je passais rue de Saint-Pétersbourg, en revenant d'une visite. Je suis entrée dans la chapelle. Sœur Zyte m'a dit que vous étiez là... et...

Le prêtre, s'inclinant, acquiesça à cette explication provisoire; il savait bien qu'il aurait l'autre, tout à l'heure, la vraie: quelque triste péché de chair, sans doute!... Il l'attendit un instant, puis comme elle ne venait pas, il rompit le silence.

—M. Surgère ne va pas plus mal?

—Non... La même chose toujours. Ce temps humide ne lui vaut rien. Malgré cela il va partir incessamment pour Luxembourg. Vous savez? la succursale de notre maison de banque de Paris. Il faut qu'il soit là avant la liquidation de janvier.

L'abbé demanda d'un air indifférent:

—Mais M. Surgère n'est pas seul... Il a bien un associé, n'est-ce pas? Ce monsieur très grand que j'ai eu l'honneur d'avoir à côté de moi, à votre table?... le père d'une charmante jeune fille, Melle Claire, je crois?...

—Oui, M. Esquier. Il suffirait parfaitement à mener la banque tout seul, d'autant que nous avons un administrateur excellent à Luxembourg... Mais on ne peut pas faire entendre cela à mon mari, il y met de l'amour-propre et veut être là.

Le prêtre fit un «hum» prolongé qui lui était ordinaire et qui signifia clairement, cette fois: «Je sais quel homme est votre mari et qu'on ne le mène pas comme on voudrait.»

—Et Mlle Claire, reprit-il, avez-vous eu de ses nouvelles récemment?

—Elle dîne à la maison ce soir.

—C'est juste, fit l'abbé en jetant un coup d'œil sur l'éphéméride suspendu au mur... C'est aujourd'hui le premier mercredi du mois, la sortie des pensionnaires de Sion.

Il toussa, puis reprit, jouant avec un coupe-papier:

—C'est une bien aimable personne: je puis le dire, puisque j'ai eu le plaisir de faire sa connaissance quand j'ai prêché une retraite à Sion. Très droite, très courageuse. Ce sera une grande chrétienne dans la vie. Elle est un peu votre parente, n'est-ce pas?

Mme Surgère rougit.

—Non. Claire est la fille de M. Jean Esquier, justement, ce grand monsieur, l'associé de mon mari. Nous sommes de très vieux amis, pas des parents.

Elle avait laissé glisser son manteau sur le dossier de sa chaise, envahie par la chaleur douillette de la chambre. Il y eut un court silence... L'abbé et la mondaine cherchaient un accès vers le vrai entretien demandé par elle, attendu par lui.

Mais cette fois encore ils ne trouvèrent point. L'abbé dit seulement, riant comme d'un propos spirituel:

—Alors, vous êtes tout à fait en famille, ce soir, place Wagram?

—Tout à fait, répondit Mme Surgère...

Elle hésita un instant, puis dit précipitamment:

—Nous avons même un nouvel hôte en ce moment, Maurice Artoy, M. Maurice Artoy, le fils de l'ancien directeur de la Banque de Paris et de Luxembourg.

—Celui qui s'est...?

—Oui... celui qui s'est suicidé.

—Et le pauvre jeune homme habite avec vous? fit l'abbé en marquant l'étonnement.

—Oh! non. Il habite le pavillon du fond avec M. Esquier.

Toutes sortes de lueurs passèrent dans les yeux innocents de Mme Surgère. Elle sentait rivé sur elle le regard de l'abbé, condensé pour ainsi, dire par les lunettes. Lasse de se contraindre, son inquiétude, son chagrin, ses remords remontèrent de son cœur à ses lèvres et à ses yeux; sans un sanglot, elle s'appuya du coude au coin du bureau, et fondit en pleurs. L'abbé Huguet la laissa pleurer quelques minutes. Il l'observait, il réfléchissait. Comme il les connaissait, les pauvres âmes de ces Parisiennes, ballottées par la houle des compromissions et des lâchetés ambiantes, sans fond solide où ancrer leurs résistances! Il connaissait cette âme-ci particulièrement, étant le confident en titre de ses menues fautes, et il l'aimait parce qu'elle se reflétait vraiment dans l'innocence et la tendresse de ces beaux yeux.

Mme Surgère ne sanglotait pas, ne remuait pas. Même son visage, que sa main laissait à demi découvert, à la lueur de la lampe, était à peine rougi par les pleurs.

L'abbé Huguet se leva, se pencha, et mettant sa main sur le bras de la jeune femme:

—Qu'y a-t-il, mon enfant? Vous souffrez?

Déjà il tirait d'un tiroir un flacon de cristal rose taillé, soulevait la capsule de vieil argent, car son métier de pasteur d'âmes féminines l'avait depuis longtemps muni de tout l'attirail destiné à combattre, à calmer les nerfs des femmes.

Mais Mme Surgère fit «non» de la tête; elle essuyait ses yeux et souriait déjà.

—Merci, je vous demande pardon... J'ai si mal aux nerfs depuis quelques jours! Il me semble, à certains moments, que j'ai un poids sur le cœur, une sorte de boule très lourde qui l'écrase, pèse sur lui et se soulève alternativement. Puis cela remonte à ma tête et cela se fond en larmes, comme tout à l'heure.

L'abbé murmura du ton d'un homme qui attend:

—Vous avez raison; c'est nerveux.

Mme Surgère achevait d'essuyer ses larmes. Elle dit:

—Je voudrais justement, monsieur l'abbé, vous parler à ce sujet.

La phrase était vague; l'abbé la comprit.

—Est-ce que vous désirez que je vous entende au saint tribunal?

—Oh! non. Je veux seulement vous consulter, vous demander conseil... Je suis très troublée en ce moment.

L'abbé vit que des larmes lui remontaient aux yeux. Il lui prit la main.

—Voyons, ma chère fille, ayez confiance... Parlez-moi... C'est le confesseur qui vous écoute.

Et comme pour remplacer le décor absent du confessionnal, de l'église silencieuse et sombre, de la grille qui sépare les visages, il éloigna la lampe, modéra la flamme, appuyant un mouchoir sur sa tempe, cachant ses yeux.

—Je vous écoute.

Elle parla, entrant dans son aveu par les voies les plus lointaines, comme font toutes les femmes, s'attardant aux menues circonstances, glissant sur les faits... «Vous savez, mon père, ma situation vis-à-vis de mon mari. J'ai bien souffert autrefois à cause de lui, puis j'ai pris mon parti de la séparation effective... Sa maladie l'a rendue toute naturelle. Nous vivons tranquillement l'un près de l'autre, et la présence de M. Esquier, notre ami à tous deux, amortit les chocs. Ce n'est pas, assurément, le rêve du mariage qu'une jeune fille se forme... mais c'est supportable...»

Le prêtre doucement l'empêcha de s'égarer.

—Oui, ma chère fille, je sais tout cela. Eh bien, y a-t-il quelque chose de nouveau dans votre intérieur? Est-ce que M. Surgère a changé d'attitude vis-à-vis de vous? Est-ce que...?»

Il avait soupçonné un instant l'aveu effaré d'un de ces retours offensifs qu'ont parfois les maris vers leur femme longtemps délaissée: retours plus redoutés de celles-ci que l'abandon et contre lesquels elles recourent tout d'abord à leurs alliés naturels, le prêtre et le médecin.

Mme Surgère le comprit.

—Oh! non... fit-elle. Grâce à Dieu, non!... Elle chercha à reprendre ses confidences, puis, ne trouvant plus, elle se résolut brusquement et, rejetant sa figure dans ses mains:

—C'est, dit-elle... c'est Maurice Artoy, le jeune homme dont je vous ai parlé... le fils de l'ancien associé de mon mari, qui habite le pavillon maintenant...

Le prêtre pensa:

«J'avais raison d'abord, décidément.»

Et pour aider l'aveu, il dit tout haut, avec des pauses, avec cette recherche d'expression où les prêtres excellent:

—Ce jeune homme, sans doute, vivant près de vous, a été frappé par votre extérieur... sympathique, par votre douceur de caractère, ma chère enfant?... Il vous a entourée, poursuivie de ses attentions...

Elle le laissait parler, acquiesçant par son silence. Ses larmes séchaient au bord des paupières.

—Sans doute, continua l'abbé, de cette voix blanche qui démonétise les mots, les émousse, les annule presque, c'est un jeune homme sans principes religieux, que la pensée de l'adultère (il pesa avec intention sur ce mot) ne ferait pas hésiter?

Elle l'interrompit vivement:

—Oh! non, mon père! ne dites pas cela... Je vous assure que le pauvre enfant n'est pas coupable!... ou du moins je le suis autant que lui... Mon Dieu! Je ne sais pas comment cela s'est fait. Je l'avais vu plus d'une fois sans prendre garde à lui. Il vivait à Cannes avec sa mère...

—Une Espagnole, n'est-ce pas? fit l'abbé. Une dame très élégante, toujours malade?

—Oui; il l'a perdue voilà bientôt deux ans: ça été pour lui le premier coup. Nous ne l'avons pas revu pendant des mois; il s'était enfui en Italie et ne voulait plus revenir. Il est revenu pourtant en février dernier, et presque tout de suite ces affreux événements sont arrivés... la faillite de la banque anglaise où son père avait de gros capitaux, le coup de revolver qu'il s'est tiré se croyant ruiné. Le jeune homme a tout appris le même jour. Il est tombé malade; nous l'avons recueilli et soigné.

—Et depuis?

—Depuis, il demeure avec nous, naturellement... ou du moins avec M. Esquier, et prend ses repas à la maison... Pauvre enfant, ajouta-t-elle attendrie au rappel de ses souvenirs, si vous l'aviez vu à ce moment-là! On ne pouvait pas ne pas en avoir pitié. Du jour au lendemain la perte du père et la ruine, à vingt-quatre ans...

—La ruine complète?

—Non, heureusement. Nous l'avions tous cru d'abord... Mais les créances ont été payées en partie. Il reste à Maurice douze mille francs de rente.

—Douze mille francs! s'écria l'abbé, mais c'est presque la richesse pour un jeune homme qui travaille.

—Oh! songez qu'il avait été élevé princièrement, qu'il se croyait destiné à cent mille francs de rente. On ne lui a pas enseigné de métier... C'est un artiste... Il compose de la musique, il écrit des vers... Enfin, désespéré, il est tombé malade dangereusement. Une méningite... Sa convalescence a été longue. Sans y prendre garde, je me suis attachée à lui, à ce moment-là. Quand il fut mieux, nous avons commencé à sortir ensemble, à passer des après-midi ensemble... Maintenant... il va tout à fait bien... un peu de nervosité, d'irritabilité, seulement; mais l'habitude est prise, nous ne nous quittons guère.

Elle s'interrompit. Sa pensée errait autour des souvenirs de ces promenades à deux, Maurice assis contre sa robe, sur la banquette du coupé, le coupé suivant au pas les allées du Bois découronnées par l'automne ou fendant droit la foule affairée et gaie, aux abords des boulevards. La voix de l'abbé Huguet, obscurcie par un vrai chagrin, interrogea:

—Et alors, ma pauvre enfant, vous avez succombé?

Mme Surgère releva sur lui ses yeux innocents, élargis par la surprise.

—Succombé, mon père?

—Vous vous êtes... abandonnée... à ce jeune homme?

Elle répondit: «Oh! non!» avec un élan si violent, une défense des mains jetées en avant si instinctive, que le prêtre pensa aussitôt: «Elle dit vrai.» Les confesseurs, du reste, doutent rarement de la sincérité d'un pénitent; ils savent que, seul à seul, et sûr du secret, le pécheur aime à crier sa faute.

L'abbé prit les mains de Mme Surgère et les serra.

—Ah! mon enfant, je suis heureux de ce que vous me dites là!... Mais alors, si vous n'avez pas succombé, si vous n'avez pas même été tentée, ce que je crois comprendre, pourquoi ces larmes... pourquoi?...

Elle, rassérénée maintenant, pesait ses mots pour bien préciser sa pensée.

—Mon Dieu, mon père... c'est vrai que je n'ai pas été absolument tentée... Voyez-vous, il me semble impossible que je succombe jamais de cette façon-là, impossible... (elle chercha une comparaison) impossible, comme de prendre chez une de mes amies un billet de banque oublié sur une table... comme de faire souffrir quelqu'un... tout à fait impossible. Mais en conscience, ce que je ressens pour Maurice me paraît mal tout de même, m'inquiète et me chagrine. Oh! dire pourquoi, je ne saurais pas, et c'est pour cela, justement, que je m'adresse à vous... Je souffre de ne pas distinguer mon devoir... vraiment, je souffre.

—Vous aimez ce jeune homme? dit le prêtre.

—Est-ce l'aimer?... je ne suis pas bien habile à démêler ce qui se passe en moi... Il y a des moments où je me dis: «Quelle folie de me tourmenter! j'aime Maurice comme j'aimerais un fils, si j'avais eu le bonheur d'en avoir un» (et je pourrais presque en avoir un de son âge).—À d'autres moments, je trouve qu'il y a tout de même dans mon affection quelque chose de... pas permis; quelque chose de pareil à ce que je rêvais de ressentir, étant jeune fille, pour mon futur mari... Et puis, Maurice surtout m'inquiète. Il n'est pas raisonnable; il me demande des choses que je ne dois pas lui accorder.

—Quelles choses? questionna l'abbé.

—Mais, fit Mme Surgère en inclinant son visage où une buée rose s'évapora... il veut, par exemple, garder ma main dans sa main, ou sa tête sur ma poitrine, ou bien...

Elle hésitait; l'abbé suggéra:

—Des baisers?

Elle fit un signe de tête affirmatif.

—Même sur les lèvres?

—Non... Jusqu'à hier, du moins... Hier, pour la première fois... Et c'est ce qui a réveillé mes scrupules, je crois.

Il n'insista pas. Ils furent silencieux quelques instants.

—Et ces... contacts vous énervent... physiquement?

—Oui.

Encore une fois le silence plana dans la pièce lourdement chauffée. L'abbé Huguet s'essuya le visage, posa son mouchoir sur la table. Mme Surgère attendait, les yeux attachés à terre.

—Ma chère fille, dit-il après un instant de méditation, vous avez une âme droite, et elle vous a inspiré de venir me trouver à temps... Certes, dans votre tendresse pour ce jeune homme, vos intentions sont pures, j'en suis certain; mais les siennes ne le sont point, n'est-ce pas? et alors, ou bien vous aurez à soutenir une lutte de plus en plus difficile, une de ces luttes dans lesquelles une honnête femme laisse à chaque fois un peu de sa pudeur... ou bien vous succomberez... Oui, mon enfant, vous succomberez, répéta-t-il en accentuant le mot pour répondre à un tressaillement de Mme Surgère... Vous me dites aujourd'hui que c'est impossible... vous le croyez, vous avez raison. C'est effectivement impossible aujourd'hui, mais un peu moins qu'hier, et cela le sera encore un peu moins demain,—jusqu'à ce qu'il suffise d'un rien, d'un choc imperceptible pour vous faire tomber.

Il arrangea symétriquement quelques porte-plumes sur son bureau, puis il reprit, non sans émotion dans la voix:

—Vous tomberez, et ce sera un grand malheur, ma chère fille. Vous avez su traverser le monde sans rien perdre de votre pureté, ce qui est rare. Vous êtes parmi les âmes confiées à ma direction une de celles à qui je pense volontiers pour me reposer de toutes sortes de tristes choses que je vois ou que j'entrevois autour de moi... Je me dis alors: «Celle-là, au moins, est tout à fait intacte,» et j'en rends grâce à Dieu. Vous êtes restée parfaitement pure et vous y avez eu du mérite, puisque votre mari n'a pas été pour vous un compagnon fidèle, d'abord, et que depuis sa maladie c'est un infirme dans votre maison... Si j'apprenais un jour que vous avez cédé, comme les autres, il me semblerait qu'on m'annonce la mort de votre âme.

Il avait volontiers ces paroles enveloppantes, ces sortes de caresses spirituelles, qui troublent les femmes dans leurs nerfs. Mme Surgère pleurait. Il lui prit la main:

—J'aurais beaucoup de chagrin... Ne croyez pas que vous serez heureuse, vous non plus. Vous aurez une fièvre qui vous obscurcira les yeux; vous voudrez vous persuader que c'est du bonheur, parce que vous aurez peur de vous avouer à vous-même que votre déchéance n'est pas, au moins, payée par du bonheur. Mais vous connaîtrez de cruels retours sur vous-même. Toutes les femmes qui tombent les éprouvent, les plus folles même. Elles ont beau se monter la tête, s'étourdir, elles se rendent compte qu'elles font mal, à certains moments. Ah! j'en ai vu qui raisonnaient, qui se rebellaient contre cet arrêt de leur conscience, qui se disaient: «Mais, enfin, qu'est-ce que je fais de coupable?... Je suis libre;» ou bien: «Mon mari me trompe, ma conduite lui est indifférente... J'aime un homme qui m'aime, je lui suis fidèle... Où est le mal?...» Et leur raison n'a pas d'argument à opposer. Seulement, au fond de leur conscience, une voix un peu sourde, mais opiniâtre, réplique: «C'est mal, c'est mal!...» et l'on dirait d'un tic-tac d'horloge qu'on oublie le jour parmi le bruit ambiant, mais qui s'exaspère dans le silence et l'obscurité de la nuit jusqu'à chasser le sommeil... C'est que, malgré tous les raisonnements du monde, il y a ici-bas quelque chose de mal dans l'amour, dès qu'il est à lui-même son but. L'humanité devine cela vaguement et ne se l'explique point. L'Église seule tranche la question en disant: «C'est mal parce que c'est interdit...» Et des philosophes comme Pascal, après avoir fait le tour de leur esprit, s'arrêtent à la raison de l'Église. Voilà, ma chère fille, la déchéance dont je ne veux pas pour vous.

Mme Surgère murmura:

—Soit... mais que faire? Dites-moi ce que je dois faire, mon père, je le ferai...

Elle était sincère. Les paroles de l'abbé sur la chute possible, sur la déchéance par l'amour, l'avaient épouvantée, comme si on lui eût montré un précipice de boue ouvert devant elle.

—Il faut éloigner ce jeune homme!

Elle pâlit; et son émotion fut si violente que ses lèvres se tordirent sans pouvoir prononcer un mot.

—Vous voyez bien que vous l'aimez déjà! dit l'abbé tristement.

Elle balbutia, sans oser regarder le prêtre:

—Mais c'est impossible de l'éloigner, mon père! cela ne dépend pas de moi. Je n'ai aucune autorité sur lui. Et puis, même s'il y consent, quelles raisons donner à mon mari et à M. Esquier, qui désirent le garder à la maison?

—Aussi n'est-ce pas à M. Esquier ni à votre mari que vous vous adresserez... C'est à ce jeune homme lui-même... Vous lui ordonnerez... vous le prierez de partir.

—Et s'il ne veut pas?

—Il voudra, si vous lui parlez d'une certaine façon... Représentez-lui que vous êtes résolue sincèrement, sans aucun artifice de coquetterie, à ne jamais lui céder... que dès lors un rapprochement de toutes les heures ne peut que le faire inutilement souffrir, et que dans l'intérêt de son repos, dans l'intérêt de votre réputation, vous lui demandez...

—Pauvre enfant! interrompit-elle, la voix obscurcie par les larmes. Que va-t-il devenir quand je lui aurai demandé cela?...

—Aimez-vous mieux être sa maîtresse? dit l'abbé.

Le mot la cingla. Elle se redressa:

—Je le lui dirai!

Ses yeux lâchèrent impétueusement les pleurs jusque-là contenus: elle pleura à grosses gouttes, à gros sanglots. L'abbé Huguet s'était approché d'elle, et ne trouvait devant cette grande douleur que ces mots:

—Ma fille! ma chère fille!

Quand elle parut un peu apaisée, il lui demanda:

—Voulez-vous, pour vous fortifier, que je vous donne l'absolution?

Elle répondit «oui», parmi ses larmes; chancelante, elle alla s'agenouiller sur un prie-Dieu placé près de l'alcôve. L'abbé la suivit et s'assit à côté d'elle.

—Faut-il me confesser? dit-elle.

—Non... Vous n'avez rien de particulier à vous reprocher, n'est-ce pas, hors les petites négligences ordinaires et ce que vous m'avez dit?

—Non, mon père...

—Eh bien, ma fille, faites votre acte de contrition, je vais vous absoudre...

Leurs bouches dirent des paroles latines, ensemble, lui de sa voix uniforme de prêtre, elle mouillant ses mots de ses larmes, un tel poids sur le cœur qu'il lui semblait ne pouvoir jamais se relever... Elle se releva pourtant, absoute. Quelque temps elle demeura à se sécher les yeux devant la pieuse gravure qui surmontait le prie-Dieu, et dont la vitre miroitante lui renvoyait son image.

Le prêtre, pour la laisser réparer son désordre, s'était éloigné et affectait d'écrire, assis à son bureau. Quand elle eut rajusté son manteau, rabattu sa voilette, elle revint vers lui et dit, très vite:

—Au revoir...

—À bientôt, chère madame. Mes respectueux souvenirs à tous, chez vous...

Ils se serrèrent la main. Tandis que l'abbé, resté dans sa chambre douillette, malgré lui cessait d'écrire et réfléchissait, une certitude lui venait de la chute prochaine de cette femme, une certitude confirmée par la fréquente expérience de telles épreuves. Alors à quoi bon ces discours, ces larmes, cette cruelle et loyale comédie de repentirs et de fermes propos?

Cependant la pénitente, ayant traversé la sacristie et la chapelle sans s'y arrêter, sentait en franchissant la porte de l'église, en remontant dans son coupé qui repartait sous la pluie, une allégeance, une libération, comme une fin de cauchemar, à n'être plus murée dans ce cloître, hypnotisée par ce prêtre. Pourtant elle voulait encore, bien fermement, tenir sa promesse et se déchirer l'âme en éloignant son aimé.

Oh! ténébreux et troubles, nos cœurs humains, même les plus sincères!


II

Déja le coupé traversait le pont de l'Europe, incendié par les reflets jaunes et mauves de la gare Saint-Lazare, quand elle s'avisa que vraiment elle était trop émue pour reparaître chez elle, les yeux gonflés, les joues brûlées par les larmes. Baissant la vitre d'avant, elle dit au cocher:

—Passez chez Moreri, place de l'Opéra.

Elle s'était rappelé qu'il n'y avait plus de ravioli à l'office, de ces petits gâteaux italiens, faits d'un peu de pâte autour d'une noix de hachis. Car Julie Surgère était une maîtresse de maison bien informée, de celles qui connaissent mieux que leurs gens le service de chacun et peuvent leur en remontrer. Paresseuse aux choses de l'esprit, lente aux conversations mondaines qui l'intimidaient et la troublaient, elle occupait plus volontiers son temps aux soins intérieurs, aux menues besognes des doigts féminins; et elle y excellait, avec beaucoup de bonne humeur et de simplicité.

Le coupé avait rebroussé chemin, descendant la rue de Londres, traversant la place de la Trinité. Là, il se mit au pas, tant les voitures se pressaient à l'entrée de la Chaussée-d'Antin; même il dut stationner quelque temps, juste sous le transparent où on lisait en lettres noires: Banque de Paris et de Luxembourg. Julie avait vécu là les vingt-deux années qui suivirent son mariage. Maintenant, les directeurs ayant installé place Wagram leur domicile particulier, le personnel occupait toujours les bureaux de l'ancien immeuble... Le cheval repartit, au pas. Par les vitres hachurées d'eau, Mme Surgère regardait Paris, l'amusant Paris des jours de pluie.

Depuis plusieurs mois qu'ils sortaient ensemble, en voiture, presque chaque jour, Maurice lui avait appris à observer cette physionomie mobile, divertissante et émouvante de Paris; et désormais il n'était guère de coin familier à ces courses quotidiennes, qui ne lui rappelât les mots du jeune homme devant les rues, les maisons, les gens près desquels elle passait naguère indifférente, comme sans les voir. Vraiment, à l'heure présente, il lui semblait qu'elle les voyait avec les yeux de Maurice. L'esprit de Maurice, plus alerte, avait peu à peu occupé tous les chemins, toutes les issues de son propre esprit; si bien que la Ville et la vie lui semblaient autres aujourd'hui, intéressantes comme jamais, plus nouvelles même que du temps où, petite fille, on l'avait menée pour la première fois hors de son Berry natal. C'est qu'en toute chose, à présent, elle voyait le cher ami, elle voyait Maurice. En toute chose elle se sentait faire pour lui comme un acte de tendresse, et c'était divin, cette possession par une idée unique, qui pour la première fois emplissait son cœur puéril et maternel.

Elle s'enlisait dans le souvenir des promenades communes, quand, d'un trait de flèche, la pensée lui revint de la promesse qu'elle avait faite tout à l'heure. Voilà qu'elle l'avait oubliée, reprise à vivre, à aimer, passé le seuil des Rédemptoristes.

«J'ai promis cela, j'ai promis de me séparer de lui, de l'éloigner. Mais c'est affreux! Pauvre chéri, lui si nerveux, si prompt à souffrir!... Et pourquoi le chasser, pourquoi?...»

Les raisons lui revinrent, dont Maurice usait pour vaincre ses premières résistances:

«Prouvez-moi qu'il y a quelque chose de mal dans un baiser?... Vous souffrez mes lèvres sur votre main, devant tous, devant votre mari et Claire... et vous me refusez vos lèvres... pourquoi? Toutes ces distinctions sont des chimères...»

Qui avait raison: l'enfant raisonneur ou le vieux prêtre austère?

«Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» Malgré tout, ces mots lui demeuraient étampés dans le cerveau, seuls de tout le discours de l'abbé. Oui, l'abbé avait dit juste. Une voix intérieure, complice de cette voix sévère, prononçait le même arrêt.

De nouveau elle sentait sourdre des larmes, quand le coupé s'arrêta place de l'Opéra. Elle essuya vivement ses yeux. La diversion de la descente, sous la pluie menue, venait à point pour la calmer.

Dans la boutique, largement éclairée, beaucoup de passants s'étaient réfugiés, grignotant des pâtisseries d'Italie et d'Autriche, trempées de vins lombards ou siciliens. Mme Surgère fit sa commande, choisissant lentement, dans les coupes qu'on lui tendait, les petits cercles de pâte; et elle goûtait la sensation apaisante d'oublier, de rentrer dans l'existence ordinaire interrompue par sa visite à l'abbé.

Remontée en voiture, elle regardait les maisons, les arbres, la découpure du ciel rougeâtre et pluvieux autour de la lourde silhouette du cocher; elle regardait cela obstinément, pour occuper sa pensée avec ses yeux, bâillonnant la voix qui disait: «Tout à l'heure, tout à l'heure...» Eh bien, soit, tout à l'heure! Mais d'abord, au moins, elle allait revoir l'aimé: il l'attendait, lisant le Temps, dans le petit boudoir du premier étage, qu'on appelait le «salon mousse» à cause de la nuance des tentures. Encore un tournant de rue, puis la station des voitures, puis la grande trouée de la place Wagram, et voici la maison: les roues frôlent légèrement le trottoir, le cheval s'arrête, s'ébrouant sous l'averse.

...C'était un vaste hôtel, au bord d'un jardin touffu comme un bois, édifié d'hier, pour une comédienne célèbre, par un directeur amoureux. L'artiste s'y était installée, les peintures à peine sèches, les tentures à demi posées; et comme l'hôtel était immense, avec des surfaces inusitées à décorer, des hauteurs de fenêtres qui défiaient les tapissiers, elle avait achevé sa liaison avant son installation, et un matin, tout craquant, le théâtre et l'amour à la fois, elle était partie, emportant les bijoux, laissant les meubles. Quelques semaines après, les deux directeurs associés de la Banque de Paris et de Luxembourg achetaient la maison et le mobilier. On annonça dans les journaux cette installation princière; il fallait relever aux yeux du public une Société que le suicide récent de M. Artoy et sa ruine personnelle avaient discréditée.

L'hôtel proprement dit, dont la façade donnait sur la place, fut affecté à M. et à Mme Surgère, qui y eurent chacun son appartement séparé. M. Surgère, impotent, incapable de marcher, de monter un escalier, habita le rez-de-chaussée, qui contenait encore les cuisines, l'office et le logement de Tonia, la nourrice corse de Julie, affectée maintenant au service de la porte. Le premier étage comprenait les salons, la salle de billard, la salle à manger, le boudoir mousse. L'appartement de Julie était au second, avec la bibliothèque et quelques chambres inoccupées. Un pavillon Louis XVI, maison de campagne de quelque Parisien d'autrefois, respecté au milieu du jardin par les démolisseurs, fut réservé à M. Esquier.

Deux portes monumentales ouvraient sur la place Wagram. Mme Surgère sonna à celle de droite, tandis que le cocher, virant court, criait: «Porte!» à celle de gauche.

Tout de suite, sous une marquise, le perron offrait des marches arrondies, jusqu'au lanterneau du vestibule, vrai vestibule de palais, avec ses quatre colonnes cannelées, les frises des corniches et l'escalier de pierre à double volée, tendu de tapisseries Renaissance.

Julie monta vite, jetant au passage, à la femme de chambre qui l'attendait, son parapluie avec un rapide: «Merci, Mary.»

En passant devant le salon mousse, son cœur battit si fort qu'elle s'appuya un instant au mur... Il était là, le pauvre ami; il attendait, ignorant qu'elle avait tout à l'heure trahi leur tendresse, qu'elle revenait armée contre lui!... Elle se remit en marche, atteignit sa chambre. Elle y entra au moment où Mary la rejoignait par un autre escalier. Tandis qu'on la débarrassait de ses vêtements mouillés, elle pensa avec une netteté absolue, comme si une voix étrangère eût prononcé les mots à son oreille: «Cela ne se fera pas, Maurice restera près de moi... certainement!»

...La glace triple de l'armoire anglaise mirait de la jeune femme ses épaules découvertes, ses bras nus, sa silhouette rajeunie par les jupons courts et le décolletage du corset. Avec la blancheur sans rides, sans macules, les courbes solides de ses épaules, certes elle était infiniment désirable et charmante. Naguère assez insoucieuse de sa beauté, elle s'en occupait aujourd'hui pour Maurice, parce qu'elle souhaitait dans ses yeux la flamme de contentement qu'allumait la vue d'une robe heureuse, d'une coiffure réussie, parce qu'elle voulait entendre ces mots à mi-voix, quand il s'asseyait près d'elle à table: «Vous êtes jolie»; parce qu'elle était femme après tout, encore que sans coquetterie, sans souci de plaire aux indifférents. La femme en trouble d'amour est une fiancée; la nature entend qu'elle se pare, qu'elle se couronne pour l'union prochaine.

—Quelle robe Madame mettra-t-elle pour dîner?

—Ma robe de grenadine noire, Mary.

Elle portait surtout ces deux nuances, mauve ou noir. Chavannes, le couturier, prétendait que les couleurs trop claires la grossissaient. Quant à Maurice, expert en toilettes féminines, il professait l'horreur des nuances vives dans les appartements demi-obscurs, sous la lumière rare de Paris.

Lorsqu'elle fut prête, la jupe agrafée, le corsage épinglé, elle renvoya Mary; un instant elle s'agenouilla sur le, prie-Dieu, au chevet de son lit; et là, ralliée par un puissant appel de sa conscience, elle demanda franchement à Dieu la grâce d'être forte et de faire tout son devoir. Elle prit heure avec soi-même: «Ce sera après le dîner, quand Esquier s'en va et que mon mari dort sur son fauteuil...»

Mais une voix appelait, d'en bas, une voix de fillette au timbre musical et grave:

—Mary!

—Mademoiselle?

—Est-ce que Madame est rentrée?

—Oui, mademoiselle, elle descend.

C'était Claire Esquier. Mme Surgère avait oublié, dans la tourmente de cette après-midi, qu'aujourd'hui, jour de sortie chez les dames de Sion, Claire devait dîner et coucher à la maison. La présence de la jeune fille lui fit plaisir, comme si son innocence devait la fortifier. Brusquement, la porte s'ouvrit; Mme Surgère vit dans la glace la triple image de Claire, trois jeunes filles identiques, vêtues de cet uniforme sombre dont les couvents se plaisent à endeuiller la jeunesse.

Claire était grande, moins que Julie cependant, étroite de taille et d'attaches, point encore dessinée tout à fait de la gorge et des hanches. Elle gardait un air de printemps, une sorte de grâce puérile par la minceur des bras, du cou, par l'extraordinaire fraîcheur de la peau. On la trouvait plutôt étrange que jolie, la peau trop blanche, les cheveux trop noirs, les yeux si obscurs que l'iris mangeait toute la pupille, la bouche rouge et les dents bleuâtres comme l'ivoire mince. Elle semblait à la fois délicate et musclée, volontaire et timide.

Elle dit de sa voix singulière:

—Je ne vous dérange pas?

—Mais non. Entre, petite.

Mme Surgère se retourna et embrassa Claire.

Elle aimait bien la fille d'Esquier, son plus cher ami, le témoin de sa vie intime depuis son mariage. Quand Esquier devint veuf, Claire atteignait cinq ans. Julie, qui passionnément et vainement avait rêvé d'être mère, dépensa sur Claire tous les trésors de tendresse que son cœur tenait en réserve. L'enfant lui rendit son affection, mais elle n'avait pas le goût d'être caressée et se dérobait d'instinct. C'était une de ces puériles histoires qui amusent deux générations dans une famille, qu'étant petite, quand des étrangers l'embrassaient, elle s'en allait après dans un coin du salon et s'essuyait furtivement les joues... Aujourd'hui, grande fille, à dix-sept ans, elle ne s'essuyait plus les joues, mais elle restait d'apparence sérieuse, concentrée, parlant peu, jalouse de sa pensée, comme intéressée par un rêve intérieur, par un secret où elle ne souhaitait point de participant.

En ce moment, attentive, elle regardait Julie.

—Comme vous êtes belle! dit-elle.

—Tu trouves?

Mme Surgère se regarda et pensa:

«Elle a raison, je suis belle.»

Sur ses joues, en larmes tout à l'heure, s'était posé de nouveau ce masque que l'habitude mondaine met aux plus sincères, ce masque nécessaire qui ne laisse rien transparaître de l'intérieure physionomie de l'âme, ni chagrin, ni peur, ni tendresse, rien.

—Et toi aussi, tu es belle, fit-elle en parcourant la jeune fille du regard. Pour rester jolie, ainsi fagotée...

L'enfant rougit.

—Tu seras ravissante quand nous t'habillerons. Toujours pour février la sortie définitive?

—Pour le commencement de mars... oui.

—Cela te fait plaisir?

Elle eut une moue incertaine. Bien vrai, sondant son cœur, elle n'y rencontrait aucun désir précis. Combien de jeunes filles renonceraient volontiers à connaître le monde, pour ne pas quitter le cher asile de leur enfance! Claire apercevait seulement, en cette sortie du couvent, un moyen de voir plus souvent quelqu'un qu'elle avait à la fois le désir et la crainte de rencontrer. Mais cela, c'était son secret.

Elle déclara, du ton décidé d'une femme qui comprend et accepte à l'avance son rôle dans la vie:

—Plaisir ou non, il le faut, n'est-ce pas?

La femme de chambre entrait discrètement:

—Madame, fit-elle, l'Allemande Hélo me dit que Monsieur est en bas avec M. Esquier et qu'il s'impatiente.

—Vite, Mary, un mouchoir... Claire, va prévenir Maurice qu'il descende. Il est dans le salon mousse.

Un peu de sang bistra la peau blanche de Claire. Elle hésita.

—Nous le préviendrons en passant, dit-elle.

Elles étaient prêtes; elles quittèrent la chambre, se tenant la main. Devant le salon mousse, Mme Surgère poussa la porte entre-bâillée:

--- Maurice, on dîne!

Elle semblait parfaitement calme, rassérénée par la présence de Claire.

Maurice se montra aussitôt. Elle ne put se défendre de l'envelopper d'un regard tendre qui la transfigurait, d'un regard d'amoureuse irrassasiée, souhaitant d'un seul coup boire tout l'être aimé... Petit et mince, extrêmement beau, Maurice semblait, tant le type de son visage s'imprégnait d'exotisme, quelque prince arabe vêtu à la dernière façon de Londres. Son teint mat s'avivait au noir luisant de ses cheveux, de sa moustache, de sa barbe légère; mais deux yeux admirables, aux prunelles d'ambre clair, donnaient à ce visage d'Oriental la mobilité, l'inquiétude, la nervosité de l'Occident... C'était un de ces hommes qui font à la fois envie et peur aux femmes, et qui dans leur vie sont destinés à plus d'admirations que d'aventures.

L'air préoccupé, mécontent, il salua Mme Surgère, sans répondre d'un sourire à son sourire.

—Vous vous êtes bien amusée, cette après-midi? fit-il.

Le ton de cette phrase condensait toute la rancune gardée à son amie d'avoir refusé de l'emmener avec elle, aujourd'hui, et refusé même d'avouer où elle allait.

Elle répondit:

—Mais non!—Vous savez bien que j'avais des courses ennuyeuses...

Il ne dit plus rien et suivit les deux femmes. Comme ils atteignaient la porte de la salle à manger, Claire les précéda; Maurice saisit la main de Mme Surgère, il la serra d'une pression qui signifiait:

«N'importe. Je ne vous en veux pas. Je vous aime.»

Elle n'eut pas le temps de répondre; Esquier venait à elle, et lui disait d'une voix bourrue et souriante:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'on fait donc là-haut, les trois enfants? Nous allions dîner au cabaret, un peu plus, Surgère et moi.

Son grand corps, vêtu d'étoffes fines, coupées à son goût et hors de toute mode, barrait l'entrée, un corps robuste et pourtant un peu ployé par la vie, une tête bonne, intelligente et ravagée, avec des prunelles bleues d'enfant, avec des cheveux blonds et gris mêlés, très fins, qui semblaient flamber sur sa tête, une flamme plus drue et plus haute au milieu du front...

—C'est ma faute, déclara Mme Surgère, c'est moi qui suis rentrée en retard.

Et passant de l'autre côté de la table, tandis que Maurice serrait la main d'Esquier, elle gagna le fauteuil roulant de M. Surgère.

Servi par une Allemande nommée Hélo, il ne quittait jamais ce fauteuil, même lorsqu'il voyageait entre Luxembourg et Paris. L'atroce maladie de la moelle dont il souffrait avait, en trois ans, raccorni, réduit aux proportions d'un enfant sa stature vigoureuse de sportsman vétéran. Julie l'embrassa légèrement sur le front, parmi les mèches blanches, nombreuses, mêlées aux boucles restées noires de ses cheveux. Lui ne dit rien. Ses yeux seuls remuèrent, car sa tête ne pouvait bouger sans souffrance.

Tout le monde s'assit, Esquier à droite de Mme Surgère, Maurice en face, Claire entre les deux, faisant vis-à-vis au groupe de Hélo et de M. Surgère.

Le dîner fut morne. Claire parlait peu. Elle se rendait compte que n'étant pas encore entrée dans la vie, elle ne dirait rien d'utile ni de nouveau sur des gens, sur des choses qu'elle connaissait mal.—Julie, sentant les yeux de Maurice fixés sur elle, avait trop à faire de maîtriser son émotion, pour risquer de la trahir par l'embarras de ses paroles. Quant à Antoine Surgère, il ne parlait jamais à table. L'Allemande Hélo l'aidait à manger, comme un enfant; à peine pouvait-il porter les aliments à sa bouche demi-inerte.

Seuls, Esquier et Maurice Artoy causèrent un peu; le premier s'efforçant de rompre par l'exorcisme des mots ce sort de tristesse qui pesait sur la table, l'autre afin de se tromper, se distraire, d'affecter l'indifférence vis-à-vis de Julie. Car sa rancune pour la mystérieuse absence de l'après-midi, bien qu'atténuée, ne désarmait pas. Et Julie le voyait bien.

Comme elle se sentait reprise à lui, déjà, reconquise par son désir de lui plaire, et de ne pas lui causer de chagrin, surtout!... Elle le regardait: une tiédeur amollissante l'envahissait, à le voir de si près, si charmant. Il était son enfant et son maître, quelque chose de redoutable et de faible, qu'elle avait besoin d'adorer et de protéger. Elle le contemplait et le trouvait beau. Pourtant, sous la grande lumière des lampes à flamme double, voici qu'il paraissait plus âgé que tout à l'heure, dans la pénombre de l'escalier, plus âgé même que ses vingt-cinq ans. Les cheveux, longs sur les tempes, se clairsemaient au sommet de la tête; une ride transversale creusait le front; d'autres, plus menues et sans nombre, griffaient en étoile les deux coins des yeux. La bouche était décolorée; les dents, parfaitement blanches, laissaient voir de nombreuses piqûres d'or. C'était un de ces visages de jeune homme que la moindre inquiétude, que le premier excès vieillit de dix ans en une nuit...

Quand il avait, comme aujourd'hui, «ses nerfs» et que Claire était là, il les «passait» sur elle, raillant sa toilette, ses travaux, ce qu'elle apprenait au couvent,—pour quoi il professait du mépris,—s'efforçant de découvrir aux rares paroles qu'elle prononçait un sens enfantin ou ridicule. Claire ne se fâchait pas, ne ripostait pas à cette escrime, se contentait de ne pas répondre, ce qui faisait tomber les mots de Maurice. Parfois pourtant, elle rougissait, et l'on voyait qu'elle cherchait à cacher un peu de tristesse. Alors Esquier l'embrassait.

—Ne te fais pas de chagrin pour ce garçon-là, petite. Tu vaux mieux que lui, va, et tu as plus de suite dans les idées, surtout.

Mais aujourd'hui, l'inquiétude réelle de Maurice lui ôtait le goût de plaisanter. Il devinait bien qu'un incident grave était survenu depuis le matin; un obstacle allait surgir entre Julie et lui... Il réfléchit. Julie avait insisté pour n'être pas accompagnée; elle avait tenu bon, elle qui, d'ordinaire, voulait uniquement ce qu'il voulait. Où pouvait-elle aller pour qu'il ne pût l'y suivre? À un rendez-vous? Il sourit d'incrédulité.

«Un rendez-vous! Ah! non, par exemple, la pauvre chérie... Ou plutôt si... un rendez-vous; mais celui qu'elles regardent comme licite... le rendez-vous avec le prêtre, avec le confesseur... Sûrement, c'est là qu'elle a été!»

Oui... C'était bien cela. La veille, il avait commis l'imprudence de l'effarer en la baisant sur les lèvres, pour la première fois. Sans doute ce baiser avait ressuscité sa conscience et, tout de suite, elle avait couru au confesseur. Maurice se rappela le visage de l'abbé Huguet, qu'il avait aperçu deux fois à cette table même. Julie en parlait volontiers... Que venait-il faire aujourd'hui dans leur amour, de quel droit se glissait-il entre eux deux, cet étranger? Il le haït un instant: une de ces haines courtes des nerveux, qui parfois les jettent au crime... Puis il se rassura:

«L'abbé est dans son cloître; moi je suis près d'elle. Nous verrons bien qui l'emportera...»

Le repas s'achevait. On regagna le salon mousse, comme chaque soir. Depuis l'aggravation du mal d'Antoine Surgère, Julie ne sortait guère après le dîner, ni pour le monde, ni pour le spectacle; Esquier n'acceptait que les invitations forcées. Et Maurice, naguère noctambule professionnel, depuis sa convalescence goûtait les soirées casanières, qu'il finissait toujours seul avec Julie, Esquier s'allant coucher tôt et M. Surgère s'endormant ou du moins feignant de dormir, immobile et les yeux clos, pendant que Hélo, à ses côtés, dormait sincèrement.

Sur la demande d'Esquier, Claire venait de se mettre au piano, et Maurice réclamait ironiquement la Prière d'une Vierge, quand la porte du petit salon s'ouvrit.

Le valet de chambre annonça:

—M. le baron de Rieu.

Le baron de Rieu, jeune député d'Ille-et-Vilaine, entra: grand jeune homme, blond et mince, très sérieux, très soigné, l'air d'un professeur élégant. Sa venue parut faire plaisir à tout le monde. Il était en frac. Il s'avança avec aisance vers Mme Surgère, lui baisa la main, salua Claire avec la même correction un peu cérémonieuse, puis serra les mains d'Esquier, et aussi les doigts gourds que lui tendait Antoine Surgère.

—Je viens vous enlever, dit-il à Maurice.

—Oh! cela, fit le jeune homme avec un sourire crispé, voilà qui m'étonnerait, par exemple!

—Emmenez-le, Rieu, fit Esquier. Il est insupportable, ce soir. Il ne s'interrompt de bouder que pour nous dire des choses désobligeantes. Emmenez-le, ou plutôt, si vous pouvez, envoyez-le où vous allez et restez avec nous.

—Où donc allez-vous, ce soir? demanda Mme Surgère.

—Je vais à la salle Wagram, où le prince de Cornouailles fait une conférence contradictoire pour les ouvriers de deux de nos cercles catholiques.

—Comment, vous là dedans? fit Maurice dédaigneux.

—Oui, moi là dedans. On a déjà essayé cela dans les églises, et cela a eu beaucoup de succès.

—C'est insensé, fit M. Surgère.

C'était la première parole qu'il prononçait; sa maladie lui donnait un accent sifflant qui aiguisait les mots. Ceux-ci, coupant net la conversation, firent un silence profond.

—C'est insensé, répéta-t-il. Avec toutes vos enrégimentations d'ouvriers, vous facilitez la mobilisation du parti socialiste, voilà tout. Ce sera bien fait: la crise aboutira cinquante ans plus tôt.

—Nous l'espérons bien, fit le baron de Rieu.

—Ah! alors!...

—Certes, nous l'espérons. Croyez-vous que nous prétendions empêcher une crise qui est inévitable, et en somme légitime?

—Non, déclara Maurice, vous voulez seulement «en être», voilà tout. Malins! va.

—Nous voulons, reprit le baron, que cette crise soit une évolution, non pas une révolution. Je n'aperçois aucun égoïsme personnel là dedans. Nous croyons distinguer la vérité mieux que les humbles que nous dirigeons: nous tâchons de la leur montrer, et accessoirement de leur faire un peu de bien matériel.

La conversation se poursuivit là-dessus, avec des retours sur le passé, des arguments tirés de l'histoire. M. Surgère s'y mêlait maintenant, jetant des phrases intelligentes, brèves, ironiques, qui crevaient les phrases un peu rondes et prédicantes du baron. Maurice se passionnait, changeait d'avis, soutenait un parti, l'abandonnait, puis finalement oubliait l'entretien en regardant Mme Surgère. À la fin le baron, s'adressant par politesse à Claire qui écoutait silencieusement:

—Et vous, mademoiselle, quel est votre avis? Comment faut-il traiter les pauvres?

Maurice affecta de rire; Claire, sans se troubler, répondit:

—Il me semble qu'il faut faire comme papa...

—Et que fait «papa», mademoiselle?

—Il les aime, monsieur.

«Papa», mécontent d'être mis en cause, déclara que «cette petite ne savait ce qu'elle disait». Mais tout le monde, rallié, opina qu'elle avait raison. Tous connaissaient la charité inépuisable d'Esquier.

Mme Surgère résuma l'opinion commune:

—Oh! le cher associé, lui, c'est un saint. Esquier haussa les épaules. Se penchant vers Julie, il lui dit: —Si je suis un saint, moi, qu'êtes-vous donc, vous, chère amie? Je tâche d'être un juste. C'est vous qui êtes la sainte.

Et, plus bas, il lui glissa dans l'oreille ces mots qu'elle seule entendit:

—Il ne vous manque même plus la tentation!

Elle rougit jusqu'aux frisures de son front. Pour la première fois Esquier faisait allusion à sa faiblesse; jus-que-là, il n'avait même pas paru s'en apercevoir. Elle fut bien aise, pour dissimuler son embarras, de voir entrer un nouveau visiteur. La haute taille de celui-ci le faisait paraître mince, il avait des cheveux noirs partagés sur le côté; un binocle fixe dirigeait son regard d'oiseau philosophe; sa tête un peu petite était charmante, avec une barbe noire et grise, courte, presque rase sur les joues, taillée en pointe arrondie sous le menton.

On annonça:

—M. le docteur Daumier.

Lorrain, comme Jean Esquier, plus jeune que lui de dix ans, leur amitié ancienne ne s'était jamais démentie, ni relâchée. On aime sans effort, sur le tard de la vie, les compagnons de son adolescence: c'est un peu de soi qu'on chérit en eux... Outre cette affection, Daumier et Esquier se donnaient quelque chose de plus rare: chacun d'eux était l'homme que l'autre admirait le plus. Daumier admirait la belle vie d'Esquier, constamment honnête et bienfaisante parmi le maniement corrupteur de l'argent. Esquier exaltait le désintéressement de son ami qui, vers la trentaine, avait abandonné les clientèles lucratives pour se vouer à la science. Aujourd'hui, marié modestement, père de deux enfants, Daumier s'isolait sans fonctions officielles, sans traitement, dans son laboratoire de la Salpêtrière, où il s'efforçait de fonder sur des bases nouvelles une doctrine de biologie expérimentale. Esprit catégorique, volonté impitoyable affichant le mépris des conventions morales, sans donner prise à nulle critique sur sa moralité, il tenait, dans la maison de la place Wagram, ce rôle augurai où nos mœurs, par le discrédit de la foi religieuse, ont élevé le médecin moderne. Maurice Artoy l'estimait comme un partenaire alerte au jeu des paradoxes; mais la timidité de Julie le redoutait un peu.

Il salua brièvement tout le monde.

—J'ai été appelé en consultation, cette après-midi, par les chirurgiens Frœder et Rodin, dit-il, quatre heures perdues à discuter avec ces entêtés... Comme j'ai encore à travailler cette nuit, je suis venu ici pour vous dire bonjour et me changer un peu les idées. De quoi parliez-vous?

Le baron de Rieu lui expliqua la question en termes subtils. Daumier répondit en souriant:

—Ah! le socialisme! Vous en parlez si souvent, de ce fantôme-là, que vous finirez par le faire apparaître.

—Bientôt, croyez-vous?

—Mon Dieu... vers la fin du siècle, à peu près au centenaire des grands événements, au plus tard au commencement du vingtième. Voyez-vous, la préoccupation de cette date est dans l'esprit de tout le monde. L'expression inepte: fin-de-siècle, qui nous horripile partout, en est le signe. Comme une fièvre chronique, mais à longues périodes, la France et l'humanité sentent passer sur elles ce souffle singulier qui enivra nos pères il y a cent ans. Vous voyez des gentilshommes, comme le baron, des bourgeois riches comme Esquier, enrégimenter les ouvriers, prendre la tête du mouvement du quart-état. Oui, nous sommes incontestablement aux limites de deux grandes époques. Pourvu qu'il n'y ait pas de sang dans le fossé qui les sépare!

—Oh! mon Dieu, oui! pas de mort, pas de Terreur... Donnons-leur ce qu'ils veulent, à ces gens-là!...

C'était Julie qui parlait ainsi: les derniers mots de Daumier lui avaient suggéré la peur des dangers que courrait Maurice, dans une révolution,—si sceptique, si dédaigneux du peuple, d'une aristocratie d'allure si arrogante. Et partie sur cette piste, retournée à son ami, sa pensée ne le quitta plus; elle le regarda parler, sans plus l'entendre. Hélas! À cet adoré, si intelligent, si beau, si aimant, elle allait faire de la peine! À lui elle allait dire: «Partez... Laissez-moi.» Se pouvait-il qu'elle se fût laissé arracher une pareille promesse? Maintenant, tout ce qu'elle avait promis à l'abbé, et les exhortations de celui-ci, tout cela lui paraissait incroyablement loin, dans un passé qui ne la regardait plus, dont elle n'était plus responsable.

Elle se reprit à écouter ce qu'on disait près d'elle. Comme toujours, entre esprits clairs, la discussion s'était vite réduite à la défense de principes contradictoires. Le baron de Rieu, philosophe catholique, sorte de prêtre séculier dont la vie privée offrait d'ailleurs, avec ses doctrines, un rare exemple de conformité, jugea le mal social inguérissable tant que la religion ne rendrait pas une morale au peuple.

—Une morale, certes, répliqua Daumier, la société en a besoin. Mais c'est une utopie de vouloir la fonder sur la religion, dont la société ne veut plus...

—Sur quoi la fonderez-vous, alors?

—Mais sur les bases mêmes où j'ai fondé ma morale personnelle; sur l'accord entre mon intérêt et l'intérêt de l'espèce à laquelle j'appartiens. Nos deux morales, la vôtre, Rieu, catholique pratiquant, la mienne, positiviste et incrédule, ont-elles des effets si différents? Nous sommes, l'un et l'autre, pour l'honnêteté contre le vol, pour la sincérité contre la tromperie, pour le mariage contre le libertinage... Seulement, vous pensez les choses au nom de préceptes révélés; moi, je les pense en vertu d'un sentiment irréfléchi, mais très fort, que j'appellerai l'égoïsme d'espèce, l'égoïsme spécifique...

À ce moment, Julie s'approcha de Claire:

—Mignonne, lui dit-elle tout bas, n'oublie pas qu'il faut être debout de bonne heure, pour rentrer à Sion demain, et qu'il est dix heures passées.

La jeune fille se leva, tendit son front aux baisers affectueux de Julie et d'Esquier; elle alla effleurer les mèches grises de M. Surgère: Maurice lui dit un adieu distrait. Puis, saluant d'un geste de la tête le baron et Daumier, elle sortit. Ce discret manège avait pourtant rompu l'entretien, rappelé à chacun la course de l'heure. Le baron se leva:

—Diable, dix heures un quart! La première partie de la conférence va être finie.

Il prenait congé.

—De quel côté descendez-vous? demanda Daumier.

—Vers l'Arc-de-Triomphe.

—Je vous accompagne.

Esquier se retira peu de temps après eux. Bientôt Maurice et Mme Surgère furent seuls, avec M. Surgère immobile, sans doute endormi.

C'était l'heure où, chaque soir, tous deux gagnaient, dans le coin le plus reculé du salon mousse, un large canapé Louis XIV, tapissé de verdures flamandes, au-dessus duquel formait comme un dais une gerbe énorme de ces plantes singulières qu'on nomme la «monnaie du pape». Là, dans la demi-obscurité, leurs mains aussitôt s'unissaient... Maurice s'appuyait contre son amie, le front réfugié, blotti sur son cœur. Et cette muette caresse, que longtemps Julie s'était refusée à juger coupable, durait souvent jusqu'au coucher.

Déjà Maurice, assis sur le canapé, attendait. Il s'étonnait de ne pas voir Julie prendre sa place accoutumée auprès de lui. Elle feuilletait une revue, les doigts inquiets, les yeux distraits...

Il appela à demi-voix:

—Yù!

Et cette appellation d'intimité, qui d'ordinaire, dans la bouche du jeune homme, sonnait si doucement aux oreilles de Mme Surgère, lui blessa le cœur et la conscience, cette fois:

«Comme j'ai été imprudente!... je lui ai donné tous les droits sur moi; sauf la dernière déchéance, je lui appartiens. Comment me reprendre à présent?»

Il fallait s'approcher pourtant, parler à Maurice. Elle implora Dieu, d'une courte prière.

Elle vint s'asseoir à son côté: lui, aussitôt, tendit ses bras, voulut la serrer, dévoré par le pressentiment. Et de fait, elle se révolta, recula en balbutiant:

—Voyons, Maurice, soyez sage!

Il recula à son tour, soudain figé, glacé par cette parole tellement imprévue après les complaisances que les semaines précédentes avaient peu à peu consenties. Ses prunelles se dilatèrent, pâlirent; les mains posées à plat sur le canapé, il sonda du regard les yeux de Julie. Elle se troublait déjà; elle s'effrayait à le voir si bouleversé, avant l'aveu... Elle implorait une inspiration, des mots en même temps fermes et tendres, pour lui dire ce qu'il fallait sans trop le torturer. Mais Maurice ne lui en laissa pas le temps.

—Il y a quelque chose, fit-il. Qu'est-ce qu'il y a?... Oh! je m'en étais douté tout de suite.

Et comme, montrant le groupe immobile de Hélo et de M. Surgère, Julie invitait le jeune homme à se calmer, il ajouta avec un geste qui signifiait l'indifférence:

—J'en étais sûr. Vous avez été rue de Turin, aujourd'hui. Et ce prud'homme d'abbé Huguet vous a tourné la tête. Ah! comme vous m'aimez mal!...

L'entre-vision du vide qui se creuserait dans sa vie, si la tendresse de cette femme l'abandonnait, l'effara. Il reprit, replaçant câlinement son front sur le sein de Mme Surgère:

—Oh! ne faites pas cela, Yù, je vous en conjure; je serais trop malheureux!

Elle ne se défendit pas, cette fois. Elle laissa cette jolie tête arabe s'appuyer sur elle, et comme les doigts de Maurice s'agitaient, cherchant leurs compagnons ordinaires, elle lui livra ses doigts.

Maurice répétait:

—Dites-moi que ce n'est pas vrai, Yù, que rien n'est changé, que vous ne me repousserez plus comme tout à l'heure?

Quand il lui parlait ainsi avec un abandon, avec des intonations et des gestes puérils, elle ne savait plus se défendre. Déjà sa conscience complice fléchissait, murmurait:

«Vois comme il t'aime: c'est un enfant, pas un amant; où est le danger?»

Elle eut cependant un ressaut d'énergie et, sans désenlacer ses doigts, elle dit:

—Écoutez-moi, Maurice... C'est vrai, je suis allée aujourd'hui rue de Turin, et j'ai vu l'abbé Huguet. Mais je l'ai fait parce que j'étais décidée à m'examiner, à me reprendre moi-même, après ce qui s'était passé hier, entre nous... Croyez-moi, mon cher ami... Je ne puis pas continuer de vivre comme je le fais près de vous... C'est trop périlleux pour nous deux, et je n'ai pas le droit de disposer de moi.

Elle attendait une objection, une réponse de Maurice... Mais il ne dit rien, gardant sa pose pelotonnée d'enfant boudeur et tendre. Elle reprit:

—Je me suis promis à moi-même... bien avant de l'avoir promis à... (elle hésitait devant ce grand nom que Maurice accueillit par un mouvement d'épaules)... à Dieu... de ne pas vous laisser... et me laisser... glisser sur cette pente.

Il ne répondit rien, cette fois encore, pressant seulement les doigts de son amie. Et sa pression disait: «Parlez, parlez; je sais bien que vous m'aimez, et que, tout de même, vous êtes à moi.» Ah! combien c'était vrai. En même temps que les lèvres de la pauvre femme débitaient ces paroles sages, elle s'épouvantait intérieurement de leur inanité; elle s'apercevait qu'elles ne convainquaient ni Maurice, ni elle-même. Hélas! ils étaient trop avant dans l'amour l'un de l'autre; pouvaient-ils, en un jour, sur un simple effort de volonté, ne plus s'aimer?...

Elle tâcha pourtant de continuer:

—Je suis la plus faible, mon ami, je le sais. Je n'ai aucune force de résistance; tout ce que vous désirez, je sens que mon cœur se déchire à vous le refuser... Sauf, cependant, si vous me demandez de ne plus être une honnête femme...

—Je vous aime, balbutia Maurice d'une voix imperceptible.

Et comme il levait un peu la tête vers elle, sollicitant une caresse, elle lui donna seulement ses doigts à baiser. Il les suçait l'un après l'autre, comme des friandises. Julie poursuivit, sans apercevoir l'opposition entre les mots qu'elle disait et les caresses qu'elle tolérait:

—Peu à peu, nous avons laissé dévier notre affection, mon ami. Moi, je vous aimais comme une mère: j'ai près de deux fois votre âge...

—Ne dites pas cela, c'est absurde! fit violemment Maurice. Je ne veux pas que vous disiez ça!

Elle n'insista pas, elle comprit que véritablement elle froissait un des sentiments les plus susceptibles du jeune homme, qui ne voulait pas la voir moins jeune que lui-même. Elle se tut, un moment désorientée dans le sermon qu'elle méditait. Maurice, qui la regardait, aperçut tout de suite son avantage.

—Eh bien, soit, fit-il. Où voulez-vous en venir? Je ferai ce que vous voudrez.

Dès qu'il eut dit ces mots, la chose qu'elle allait lui demander lui parut énorme, pas demandable, pas accordable.

Elle hésita, puis prenant son parti comme on se jette à l'eau, et détournant les yeux:

—Il faut nous séparer, Maurice.

Des larmes lui montaient aux yeux, de la même source amère et lointaine qui les avait épanchées, tantôt, chez l'abbé Huguet.

Il devint si pâle, qu'elle pensa le voir s'évanouir, entre ses bras, et ce fut elle, aussitôt vaincue, qui l'attira contre sa poitrine et baisa tendrement son front. Ses larmes roulaient une à une sur ce front, puis jusqu'aux lèvres du jeune homme: elles s'accrochèrent aux moustaches et à la barbe. Elle l'entendit qui murmurait:

—Si vous me chassez d'ici, je mourrai.

Il était si bouleversé, tout son corps semblait tendu par une si intense crise nerveuse, que ces mots, banals dans une bouche d'amant, avaient le goût âpre de la vérité. Tout d'un coup il se dégagea.

—Eh bien! dit-il brièvement, c'est dit, je partirai.

Elle murmura: «Maurice!» toute prête maintenant à se jeter à ses pieds, à le supplier de se démentir. Une pudeur puissante, dont rien n'avait encore triomphé, la retint. Elle le vit, comme dans un rêve, se lever.

Il répéta:

—Je partirai... demain... c'est entendu.

Elle le vit encore se diriger vers la porte, disparaître. Elle se vit pleurer: «Quoi, il est parti? Ce n'est pas possible... il va revenir... il va me demander...»

Mais non, il était parti, vraiment, et ne revenait pas... Elle entendit la porte du vestibule qui se refermait derrière lui, et les pas sur le sable de l'allée qui menait au pavillon. Puis ces frôlements eux-mêmes s'effacèrent dans le silence.

Alors elle sentit qu'on lui ôtait son cœur, et que pas un instant elle n'avait cru qu'ils se sépareraient. N'ayant plus la maîtrise d'elle-même, à son tour elle se leva; elle n'alla pas comme chaque soir, par une habitude étrangement gardée jusqu'à ce jour, tendre son front aux lèvres mortes de M. Surgère. Non; elle sortit du salon, monta dans sa chambre; elle renvoya Mary, jeta à la hâte ses vêtements, s'abattit sur son lit. Les pleurs qui obstruaient sa gorge et ses yeux, brusquement taris, s'obstinaient à ne plus couler. Un horrible sommeil intermittent la tortura avec cette vision de cauchemar: Maurice s'éloignant d'elle, s'éloignant pour la vie! Pour fuir ce rêve, elle s'efforçait de ne pas dormir.

«Comme je l'aime! Comme je l'aime! Pourquoi l'aimer comme cela? et comment est-ce venu, cet amour?»

Il lui semblait qu'elle le découvrait, qu'il avait inopinément surgi d'elle, sans que rien de sa vie passée, si calme, si exempte de pareils tourments, l'y eût préparée...

Tant elle s'aveuglait, n'apercevant pas que c'était justement cette stérilité sentimentale, tout le passé et tout le présent, depuis l'enfance jusqu'à la jeunesse et jusqu'au mariage, qui l'avaient conduite à l'amour actuel. Enfin il était venu, l'amour, il allait cueillir son cœur mûr pour la grande tendresse dont tressaille une fois tout cœur féminin.


III

Car jusqu'à ce tournant de la quarantaine, elle n'avait pas aimé. Son cœur s'était épanoui, avait mûri, toujours apte à l'amour, sans jamais rencontrer, de l'amour, autre chose que des apparences illusionnantes.

Julie Surgère était née Gabrielle-Solange-Julie de Crosse, d'une ancienne famille du Berry, fort pauvre, par le seul effet de l'accroissement des fortunes autour d'une fortune inactive depuis la Révolution. Les Crosse n'avaient rien perdu de leur patrimoine dans le grand cataclysme, grâce à la fidélité d'un intendant: mais autour d'eux on avait travaillé, les propriétaires doublaient leur revenu en exploitant la vigne et les bois; eux continuaient le maigre régime des fermages, irrégulièrement payés, et vivaient, bon an, mal an, de leur rapport. Terrés dans leur Berry, ils n'avaient tenté ni l'industrie, ni les fonctions publiques: seul, un oncle de Julie, le frère de son père, avait été préfet en Corse sous le second Empire; et l'essai fut malheureux: atteint des fièvres du pays, il revint traîner à Bourges, chez son frère, une agonie de six ans, ramenant de Corse Tonia, cette contadine de Calvi, qui éleva Julie et lui donna le surnom local de Yù.

Julie se rappelait son père comme un gentilhomme de petite taille, sec, hautain et hargneux, d'une ignorance extraordinaire, ne lisant jamais, même un journal, employant ses journées à fumer des cigarettes qu'il roulait lui-même, errant à travers la maison, de la cuisine au grenier, dérangeant tout pour que l'on s'occupât de lui. Mme de Crosse lui obéissait aveuglément: sans beauté, sans grâce féminine, sans esprit, sans volonté, le seul trait marqué de cette physionomie émoussée était une piété absorbante, presque effrayante, qui suffisait à remplir ses journées d'exercices religieux à domicile, de stations à l'église. Elle enseigna à Julie, née si tendre, un Dieu de Carmélite, maître très puissant et très exigeant, qu'il est fort malaisé de satisfaire, et envers qui, malgré tout effort, on est toujours redevable de dettes ignorées.

Telles furent les premières années de l'enfant, dans le morne hôtel de la rue Coursarlon. Oh! la mélancolique maison! Sous le toit d'ardoise à pente allongée, cinq fenêtres s'alignaient à chacun des deux étages, cinq hautes fenêtres croisillonnées. Devant la façade, une cour pavée; et, séparant cette cour de la rue, une lourde porte dont la peinture blanche s'écaillait, enchâssée entre deux pavillons inutiles, coiffés, eux aussi, d'ardoises moussues. Ce n'était ni vaste, ni élégant, ni luxueux surtout, encore que l'apparence ne fût pas dépourvue de grandeur: des détails en marquaient la noble ancienneté, l'usage aristocratique. Tels, les dimensions monumentales des cheminées, la largeur des corniches, la hauteur des baies, les gros pavés verdâtres de la cour, vieux de cent ans, et l'appareil décoratif de l'avant-corps.

À l'intérieur, c'était la déroute, l'abandon à la pauvreté, presque à l'indigence. Vers l'époque où Julie, à onze ans, quitta l'hôtel de Crosse, le revenu de ses parents atteignait à peu près un louis par jour. Sur ces vingt francs, six personnes devaient vivre. Mme de Crosse y pourvoyait par un procédé d'économie fort simple: se refuser tout ce qu'on ne pouvait se donner; et dans ce qu'on se refusait, beaucoup du nécessaire fut compris. Le cas, du reste, n'était pas unique parmi la noblesse berrichonne, où une seule famille était réputée pour sa fortune, qu'elle ne manifestait par aucun luxe extérieur: les Duclos de La Mare, alliés à Mme de Crosse. Une tante de ce nom habitait Paris, occupée de bonnes œuvres qui n'employaient pas tous ses revenus. Marraine de Julie, la chanoinesse de La Mare demeurait l'espoir réservé de ses parents pour son éducation et son établissement.

En effet, un an avant l'âge où l'enfant devait faire sa première communion, Mme de La Mare la désira près d'elle. Julie ignorait à ce point la misère de son enfance, qu'elle pleura lorsqu'il fallut quitter ses parents et l'hôtel de la rue Coursarlon. Ses larmes ardentes, reprochées comme un manque de soumission, mouillèrent les froids baisers d'adieu de M. et Mme de Crosse. Elle arriva à Paris, accompagnée de Tonia, car l'inertie et l'avarice de sa famille ne se résolut point au voyage. Elle y arriva inquiète autant que désolée; le nom de «chanoinesse», si souvent entendu pendant son enfance, lui représentait une sorte de religieuse, de prêtre-femme, en camail violet bordé d'hermine.

Cette imagination n'était point toute fausse. Julie tomba, chez Mme Duclos de La Mare, dans un nouveau milieu de piété, plus active que celle de sa mère, mais aussi peu attrayante, aussi peu indulgente à réchauffement du cœur. Elle connut la piété des congrégations sèches, des bonnes œuvres mortes; les congrès de vieilles demoiselles aristocratiques et renfrognées, secourant une catégorie spéciale de pauvres, qui semblaient rongés par un incurable ennui plus encore que par la misère... Là aussi, Julie de Crosse, le cœur plein d'inutiles trésors, chercha sans le trouver de quoi aimer. La chanoinesse la traitait comme une pauvre de bonne maison: beaucoup de préceptes, jamais un mot affectueux, jamais une caresse. Cette dévote, desséchée dans sa charité, ne chérissait qu'un seul être humain: son neveu, nommé Antoine Surgère, qu'elle avait élevé, et qui, au sortir de cette éducation, s'était révélé fêteur, joueur et libertin. Elle payait ses dettes en rechignant, mais lui refusait toute avance d'argent jusqu'au jour où il se marierait: car elle croyait à l'efficacité du sacrement pour le purifier...

Julie grandit dans ce triste ouvroir de vieilles filles, sans que personne s'inquiétât de modeler son esprit, à peine éclairée par quelques leçons de lecture et d'écriture que lui donnait la femme de chambre. Un prêtre, jeune encore, qui fréquentait la maison, s'avisa de cette ignorance et insista pour que l'enfant fût mise en pension. C'était l'abbé Huguet, nommé récemment aumônier des Rédemptoristes de la rue de Turin. Il l'y fit entrer comme élève.

Les années de couvent où, pour la première fois, Julie partagea la vie des fillettes de son âge, furent les meilleures de sa jeunesse. Dépaysée d'abord, presque grisée par l'indépendance inaccoutumée où la laissait cet asile de discipline, elle s'y habitua comme au bonheur. Ses compagnes, ses maîtresses, l'aimèrent; mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne fut longtemps qu'une élève soumise et médiocre. Elle apportait aux œuvres d'esprit une défiance de soi si effarée, que rien n'en triomphait, ni ses propres efforts, ni l'indulgence des éducatrices. On y renonça provisoirement, et elle y renonça. Elle déclarait elle-même, avec une humilité non feinte, qu'elle était tout à fait inintelligente. Autour d'elle, on disait:

—Oh! Julie de Crosse... Elle est un peu bébête... mais si douce, si douce!...

Julie ne souffrit pas de cette renommée. Elle souffrait d'une incomplétude singulière qu'elle ne pouvait définir. Elle s'interrogeait parfois là-dessus, avec l'humble conviction qu'elle ne saurait pas répondre.

«Je suis heureuse, se disait-elle... qu'est-ce qui me manque?»

Elle ne trouvait point. Mais le vide persistait, indéterminé, douloureux. Elle ne sut ce que cherchait son cœur que quand le hasard le lui donna, quand elle l'eut goûté, puis irrémédiablement perdu.

Deux ans la séparaient de la fin de ses études—et certes elle eût souhaité que son demi-bonheur de pensionnaire durât toute la vie!—lorsque sœur Cosyma parut au couvent des Rédemptoristes, chargée de diriger la grande division. C'était une Italienne du Sud, née aux environs de Viétri: elle avait de ses compatriotes le corps majestueux, le teint mûr, les traits de médaille. On ne pouvait la voir, surtout on ne pouvait l'entendre, sans ressentir le besoin d'être distingué par elle; car sa voix était la plus riche, la plus puissante, la plus troublante voix de contralto.

Il se passa, dès son arrivée rue de Turin, un phénomène bien conventuel, bien spécial à ces closes demeures, séparées de la vie sentimentale ambiante: toutes les élèves se prirent de passion pour sœur Cosyma. Elle accepta ces hommages, sans en paraître émue, comme une fleur s'épanouit sous les rayons. Gracieuse avec toutes, elle ne distingua réellement qu'une seule de ses élèves: Julie de Crosse. Peut-être pour sa passivité intellectuelle, pour cette jachère d'esprit où il lui plut de tenter l'ensemencement... Elle y réussit: elle fit germer l'idée, la volonté, la personnalité dans l'âme enfantine qui s'ignorait. Julie répondit par l'entier abandon d'elle-même: ce fut une éclosion chaste de son cœur intact, de son intelligence vierge, quelque chose comme la descente de la flamme apostolique sur le front des incultes pêcheurs de Galilée. Elle sut, par l'admirable femme qui l'enseignait, elle sut enfin, et du même coup, ce qu'est comprendre et ce qu'est aimer.

L'enchantement, hélas! fut bientôt rompu. Dans les couvents de femmes, on défend les amitiés sensibles, trop exclusivement dualistes. On y voit, avec raison, une forme déviée de cet amour humain, contre lequel le cloître se prétend un refuge; puis, sans doute, les dédaignées de ces chastes tendresses, plus nombreuses, se liguent contre les favorisées. L'affection de sœur Cosyma et de Julie de Crosse fut dénoncée, et aussitôt entravée. Autant qu'on le put, on leur interdit de se voir, de se parler; leur tendresse s'aiguisa de la séparation, de la persécution. Comme rien n'empêchait de s'aimer ces deux âmes fraternelles, comme d'autre part la beauté, la voix admirable de sœur Cosyma, très vite connues dans Paris, remplissaient la chapelle de jeunes gens que la dévotion n'y appelait pas, on décida d'envoyer l'Italienne dans une des maisons de province. Elle partit résignée, après avoir pressé une dernière fois sur son cœur l'enfant défaillante, qui lui disait parmi ses sanglots:

—Quand vous serez loin, je vais mourir, moi!

Elle ne mourut point: mais son cœur demeura saignant, meurtri, endolori pour la vie. Plus jamais le parfum de l'amitié disparue ne devait s'évaporer de l'âme qu'elle avait imprégnée. Julie fut longuement malade; même rétablie, elle entretint la douleur de sa chère blessure. Elle vécut dans son chagrin, parlant peu, ayant peu de compagnes, désintéressée des études qu'on ne lui imposait plus, pitoyable, touchante, aimée encore malgré tout, traversant la vie comme un rêve indifférent,—jusqu'au moment où, brusquement appelée chez sa tante Duclos de La Mare, on lui annonça qu'on la mariait.

La marier! Elle reçut la nouvelle comme un coup sur la tête. La marier! Lui ôter cette vie molle, oisive, où son cœur pouvait brûler silencieusement, à la façon d'une lampe de sanctuaire; la jeter dans un monde inconnu, plein d'une activité étrangère à elle, qui ne la tentait point, qui l'effrayait! La peur lui rendit la force de résister. Elle se jeta aux pieds de sa tante: elle la supplia de la laisser au couvent. Elle voulait, disait-elle, être religieuse. La chanoinesse ne s'émut guère. L'horreur anticipée du mariage chez une vierge lui plaisait comme un indice d'innocence. Elle avait décidé que Julie convenait à Antoine Surgère: car c'était Antoine Surgère, le prétendant.

À bout de ressources, las de médiocrité et d'expédients, tourmenté, à quarante ans passés, par un besoin de fortune et d'influence, le prodigue faisait amende honorable et consentait au mariage. Deux financiers de ses amis, Jean Esquier et Robert Artoy, avaient fondé, quelques années auparavant, deux maisons de banque correspondantes, l'une à Paris, l'autre à Luxembourg. Ces établissements prospéraient, mais les capitaux étaient faibles; on devait se contenter des menues opérations d'une clientèle régionale. Les directeurs rêvaient de l'accroître; ils offraient à Surgère la situation de co-directeur s'il apportait des capitaux: c'était la dot de Julie, largement fournie par Mme de La Mare, qu'il allait mettre dans l'affaire.

La pauvre Julie n'était certes pas de force à lutter contre les volontés alliées de la chanoinesse et de ses parents, venus de Bourges tout exprès pour la convaincre. Pourtant, avant de consentir, elle écrivit à sœur Cosyma, lui demandant: «Que dois-je faire?» Du fond de la retraite où on l'avait reléguée, l'Italienne répondit:

«Mon enfant, il n'y a pour nous, faibles femmes, que deux grandes routes menant à l'avenir: l'une est le mariage, l'autre la vie religieuse. Tout le reste est voie de traverse. Il me semble que je vous connais bien: vous n'êtes pas née pour la vie religieuse. Si vous vous sentez capable d'aimer votre mari, non pas tout de suite, mais plus tard, une fois la connaissance faite, mariez-vous.»

Julie s'interrogea sincèrement:

Était-elle capable d'aimer l'homme fatigué, mais élégant, prévenant, même galant, qu'on lui présenta et qui, dès lors, vint régulièrement chaque jour la visiter chez sa tante, apportant les fleurs les plus rares?... Hélas!... Comment répondre? Elle n'imaginait même pas ce que signifiait le mot «aimer» appliqué à un être si différent d'elle, qui l'intimidait à lui ôter l'usage des mots. Lui, sous ses dehors de viveur, gardait une âme vigoureuse, inquiète, tracassée d'aventures. Certes il eût préféré, pour l'aider à cette conquête de la fortune, une compagne plus vive, plus délibérée; mais Julie était belle, naturellement élégante: d'ailleurs il ne mit pas en doute un instant qu'elle ne fût éprise de lui. Ne plaisait-il pas, hier encore, à tant de femmes?

Le mariage eut lieu, en pompe, à la chapelle de la rue de Turin, «trop petite, dirent justement

les journaux, pour contenir les invités» Toute la noblesse du Berry y assista, exhibant aux yeux des Parisiens, amis ou parents d'Antoine Surgère, l'assemblage le plus divertissant de types et de toilettes de province. Puis Antoine emmena sa femme à Ville-d'Avray, dans une propriété louée pour le temps des épousailles.

La première journée suffit a consommer le malentendu qui les désunit pour jamais. Julie avait à peu près la sensation des anciennes captives qu'un barbare arrachait aux siens, emportait au galop en travers de sa selle. Sans souci de cet effarement, le mari la traita en maître, dès qu'ils furent seuls, n'attendant même pas l'heure nuptiale du soir... Pris d'une convoitise de débauche pour cette pensionnaire timide qu'on lui livrait, il l'étreignît brutalement sur le premier canapé rencontré... Ce que Julie éprouva en cette circonstance ne fut pas tant de la surprise, ni de la souffrance, que de l'horreur pour une violence mal comprise, même après son accomplissement. L'effet fut à ce point définitif que tous les retours de son mari lui donnèrent des crises de nerfs et de nausées.

Antoine Surgère, blessé dans sa vanité de séducteur, s'obstina quelque temps, tâchant de réparer, par la douceur d'une lente conquête, l'effet de sa brutalité. Il n'y avait plus de remède. Ne pouvant même adresser des reproches à sa femme, car il la trouvait constamment résignée à le subir, il se détourna bientôt d'elle.

D'autres soucis, du reste, le sollicitaient. Il fallait rentrer à Paris. La nouvelle société financière s'installait rue de la Chaussée-d'Antin, dans une des vastes cités qui ouvrent une seconde issue sur la rue Saint-Lazare. Les bureaux occupèrent tout le bâtiment en façade le long de la chaussée. Depuis plusieurs années, Robert Artoy habitait avec sa femme, une Espagnole de Cuba, et son fils, un petit hôtel au pourtour de la Trinité. Les Surgère louèrent simplement une des maisons de la Cité: Antoine ne jugeait pas le moment venu d'étonner Paris de son luxe; il était de ceux qui veulent un hôtel princier, ou point d'hôtel; les plus beaux chevaux de Paris ou un simple coupé de remise. Six mois après leur installation, le troisième associé, Jean Esquier, resté seul avec une petite fille après les couches mortelles de sa femme, venait habiter l'étage supérieur de la maison des Surgère, jusqu'alors inutilisé.

Julie avait eu l'idée de ce rapprochement, que son mari vit sans déplaisir. Condamnée à n'être point mère, elle trompait sa faim de maternité en élevant près d'elle la fille d'Esquier. D'ailleurs, Esquier, ni beau, ni flatteur, avait vite gagné son estime, son affection même. À lui comme à elle, à quinze ans de distance, la vie avait failli de parole: comme elle, il était seul, déshérité d'espoir; lui-même disait à Julie: «Nous sommes des veufs.» L'isolement de leurs cœurs les rapprocha, outre les penchants communs, goût de la conversation intime, horreur du monde, passion de la charité. Tandis qu'Antoine Surgère vivait la vie du financier mondain à Paris, Esquier et Mme Surgère fondèrent leur amitié dans de longues soirées en tête à tête, où, bribe par bribe, elle lui conta toute son histoire. Elle goûtait près de lui un sentiment singulier de sécurité, d'appui. Elle le sentait dévoué aussi passionnément qu'elle-même l'avait été naguère à sœur Cosyma. L'éducation de l'enfant leur fut un souci commun, où ils s'unirent mieux encore; puis, lorsque Claire quitta la maison pour entrer comme élève chez les dames de Sion, la solitude acheva de sceller leur union...

Durant cette longue suite d'années, Julie vit peu Maurice Artoy. La santé de Mme Artoy, toujours chancelante, s'accommodait mal du climat de Paris. Daumier conseilla le séjour à Cannes, un premier hiver, puis un second; puis enfin, retrouvant au soleil de là-bas un peu de son cher pays, l'Espagnole accoutuma d'y vivre, son fils auprès d'elle, ne passant que quelques semaines de l'année à Paris... Ainsi Maurice fut élevé sous ce ciel radieux, dans une villa princière, servi par une troupe de valets, mais privé de compagnons de son âge et sans goût, du reste, pour aucune autre société que celle de sa mère. Il l'adorait et elle l'adorait. Les voir ensemble était un curieux et touchant spectacle; lui attentif, galant, courtisan; elle prodigue, pour lui, de l'admiration la plus passionnée. Ceux qui vécurent

à Cannes à cette époque se rappellent certainement la terrasse de la villa des Œillets, qui donne en coin écorné sur la mer, à l'ouest de la ville. Ils évoqueront, vers l'heure où le soleil d'hiver est le plus tiède, ce couple aperçu chaque jour, l'enfant et la mère, beaux tous deux, étranges tous deux... Même lorsqu'il eut grandi, déjà remarqué par les femmes, pour sa jolie figure et ses bonnes façons,—même quand il eut goûté, avec la fougue de son âge, aux lèvres tentantes qui s'offraient à lui, parmi cette société cosmopolite de Cannes, si facile!—il demeura toujours le même fils adorateur, épris de la beauté de sa mère, préférant à tous les rendez-vous une heure auprès d'elle, le front réfugié, comme un petit enfant, dans la tiédeur de son sein.

Mme Surgère, qui ne passait point l'hiver dans le Midi, ne voyait la mère et le fils que pendant les courtes semaines qu'ils donnaient à Paris, vers le mois de mai. Elle vit un garçonnet vêtu à l'anglaise, possédant à douze ans la correction d'un clubman; puis les années s'ajoutant aux années, ce fut un jeune homme hâtif, que tout le monde—et elle-même—trouvèrent précieux et maniéré. Il parlait peu, affectant un tour singulier de pensée et d'expression. Sa mère disait tout bas qu'il écrivait des vers, mais qu'il ne fallait pas y faire allusion; et, là-dessus, lui-même restait muet. On ne pouvait lui refuser au moins d'être un musicien consommé, très informé des écoles modernes, et remarquable exécutant. En somme, Esquier et les Surgère le goûtaient peu. Claire seule paraissait s'entendre avec lui. Deux hivers de suite Mme Artoy avait reçu la fillette à Cannes, au moment où la crise de son âge l'éprouvait: les jeunes gens, vivant sous le même toit, avaient fait ample connaissance. Ce qu'on ignorait, c'est que de ces séjours datait entre eux un passé de tendresses puériles. La première fois que Maurice aperçut cette enfant de quinze ans, pâle, étrange et captivante, lui que ses vingt ans, ses succès de femmes si prompts, déjà si nombreux, grisaient au point de lui donner la foi qu'aucune ne résisterait, s'amusa à l'envelopper de caresses: et simplement l'enfant, tout de suite, l'aima. Mais elle était d'une honnêteté farouche, et de plus très religieuse: elle se défendit vaillamment contre Maurice; tout au plus celui-ci lui vola quelques baisers. Et dès lors, chaque fois qu'ils se rencontrèrent, à Cannes ou à Paris, la guerre des caresses recommençait entre eux, sans que Maurice pût se vanter d'un avantage.

Du reste, les événements allaient les séparer. Mme Artoy s'éteignit lentement. Maurice fut atteint aussitôt d'une sorte de mal de solitude, qui l'éloigna violemment des lieux où il avait respiré près d'elle, des êtres qui pouvaient lui parler d'elle. Il emporta son chagrin à travers l'Italie, s'y attarda plus d'un an, écrivant à peine quelques billets à son père... De lassitude, dans cette patrie de l'art, il crut sentir qu'il devenait peintre. Le temps, par touches insensibles, cicatrisait sa blessure: mais le vide demeurait dans l'âme de l'errant. S'il aima, au hasard des rencontres, ces amours de hasard ne lui rendirent pas la Femme, telle que sa mère lui était apparue, le cher asile où reposer son front las. Il le souhaitait cependant: il était de ces hommes qui ne s'en peuvent passer. Tout naturellement, au cours de son pèlerinage d'exil, sa pensée se reporta vers la frêle amie, dont la virginité timide et languissante l'avait naguère tenté, à Cannes. Les minutes où il songea de loin à Claire Esquier, de Venise ou de Capri, de Rome ou de Palerme, lui donnèrent l'illusion qu'il l'aimait: elle réalisa pour lui, alors, la présence féminine tant souhaitée. Un jour, il éprouva le besoin pressant de la revoir; il n'y résista plus. Que faisait-il, d'ailleurs, en Italie? Déjà, comme la poésie, comme la musique, la peinture lassait son effort, et l'angoisse de sentir ses doigts trop gauches pour traduire son rêve lui taisait presque haïr les chefs-d'œuvre.

Il revint à Paris; il s'installa dans un pavillon de la rue d'Athènes, entre une cour et un grand jardin. Il y vécut seul, ou presque: la solitude l'avait peu à peu capté. Renouer à Paris les relations hasardeuses de Cannes, son cœur mal guéri n'y tenait guère. Quant aux habitants de la Chaussée d'Antin, il les fréquentait régulièrement et modérément. Il s'en fallait que son père lui inspirât la même affection que sa mère: ni Esquier, ni Antoine Surgère, ni sa femme ne l'intéressaient. Il assistait cependant aux dîners du mardi, aux five o'clock du samedi, dans l'espoir d'y trouver Claire. Il l'y rencontrait parfois, s'amusait à lui glisser des paroles tendres, même à la troubler de quelques caresses... Et cette intrigue légère—mots murmurés, baisers jetés dans l'ombre, au coin d'une lèvre qui se dérobe—suffisait à remuer d'un peu d'émoi sa vie stagnante...

Depuis deux ans déjà, le mal qui devait si rapidement terrasser l'organisme robuste d'Antoine Surgère manifestait ses premiers symptômes. Le pouce, puis, un à un, les doigts de la main droite devinrent insensibles. Une sorte d'aspiration intérieure résorbait les muscles, ne laissait vivre que l'enveloppe d'épiderme autour des os. Avec une lente régularité, l'avant-bras droit lui-même se dessécha, puis les doigts du pied droit, puis la jambe droite.

Et la maladie, presque la mort, introduite ainsi dans la maison, s'y installa, côte à côte avec la vie, et ce fut un hôte dont on s'accommoda, ne pouvant l'exclure. Si lents du reste étaient ses progrès qu'ils n'apparaissaient que par comparaison avec le passé, comme les progrès de la vie même. Le cerveau semblait inexpugné. Antoine conférait toujours avec ses associés, partageait l'activité des affaires, faisait même souvent encore le voyage de Luxembourg sans quitter son fauteuil de malade qu'on roulait dans le coupé du wagon.

Brusquement, dans la vie tranquille de tout ce monde, la foudre tomba. Mr. Surgère reçut un matin l'incroyable nouvelle, absolument imprévu: son associé Robert Artoy, absent depuis quelques semaines sous prétexte d'affaires personnelles à liquider, venait de se faire sauter la cervelle dans une chambre de Savoy-Hôtel, à Londres. Une lettre expliquait sa décision. Tenu en bride à Paris, dans ses goûts d'entreprises, par ses deux collègues, il avait spéculé pour son compte, à Londres, sur les cuivres de l'Amérique du Sud: et le krach, certain désormais, le ruinait. Les dettes engloutissaient tous les fonds qu'il avait à la Banque de Paris et de Luxembourg: plus de quatre millions. Ce fut un rude coup pour l'établissement si prospère: les quatre millions disparus trouaient largement les réserves; le suicide d'un des directeurs suscitait la défiance, provoquait de nombreux retraits de dépôts. Jean Esquier sauva la situation, grâce au secours d'une grande maison de crédit. On put tenir assez longtemps pour que la confiance revînt, et avec elle l'afflux des dépôts. Tout réglé, il se trouva que l'actif de Robert Artoy dépassait deux cent mille francs. Il s'était tué trop vite.

Trop vite surtout pour Maurice.

La double épreuve, perte du père, perte de la fortune, excéda ce cœur mal trempé, formé par une femme, débilité par la solitude qui ne fortifie que les forts. Une congestion cérébrale l'avait abattu, sous le choc de l'affreuse nouvelle: on dut l'amener à l'hôtel Surgère, où Julie, touchée par tant d'infortune, le soigna comme un enfant.

Et c'est vraiment comme un enfant débile, le corps terrassé, le cerveau chancelant qu'il lui apparut, tandis qu'elle veillait à ce chevet. Enfin, elle avait l'emploi du besoin secret qui la dévorait de se dévouer, d'être utile, de guérir! Enfin, elle se dépensait, elle se donnait! Maurice, difficile, irritable, même après la période aiguë et dangereuse de son mal, eut une garde incomparable, prise aux entrailles par cette fausse maternité qui guette à leur automne les femmes sans enfants. Fière de le voir redevenir vivant et beau, elle commença de l'aimer véritablement aux jours de convalescence, comme un être humain recréé par elle.

Il revenait à la vie: déjà il se levait, il marchait; aucun trouble de cerveau ne persistait; mais ce n'était plus cependant le Maurice Artoy d'avant la catastrophe, ce n'était plus le jeune gentleman froid, correct, composé, ne daignant guère parler, que Julie avait connu au temps où vivait son père et où il se savait riche. La débâcle lui avait ôté son masque d'indifférence: il étonnait Julie elle-même par ses brusques sautes d'humeur, par sa profession de tristesse et de rancune contre la vie. De telles désespérances, elle ne savait pas, certes, les combattre par des paroles: mais elle était de celles qui possèdent innés le goût et l'art secret de panser les blessures. La seule présence que souffrît Maurice convalescent, fut celle de l'amie dévouée qu'aux semaines d'impuissance physique il avait aperçue, silhouette attendrie et fidèle, près de son chevet. Dans ses délires, il disait volontiers: «Ah! soutenez ma tête, ma tête!...» Et Julie avait souvent pris dans ses bras cette jolie tête arabe, ravagée, pâlie par la souffrance... Maintenant qu'il souffrait du seul mal de sa pensée, il gardait l'habitude, aux heures tristes, de s'appuyer encore contre cette tendre gorge de femme. Ah! l'asile maternel, éternellement nostalgique, où l'homme meurtri redevient un enfant! Elle le laissait faire, pénétrée d'une grande joie à se sentir enfin mère, avec un fils à bercer. Elle était aussi un peu fière de cette affection unique et ombrageuse qu'il lui vouait: vraiment humble de cœur, elle s'étonnait que des êtres supérieurs comme lui, comme sœur Cosyma, pussent la distinguer, se plaire avec elle, l'aimer.

Maurice, auprès de cette femme si belle, si désirable, que le bonheur rendait plus désirable et plus belle, demeurait sans désir; positivement, il ne voyait pas sa beauté. Mme Surgère représentait pour lui quelque chose de maternel, hors de tout amour possible: trop de souvenirs éparpillés au cours de ses années d'enfance, témoignaient de la longue distance d'âge qui les séparait.

Il fallut que la grâce, la persistante jeunesse de son amie, lui fussent révélées lentement par des accidents menus, par de petits faits accumulés. Depuis qu'il était guéri, il manifestait une paresse extraordinaire à quitter la maison: et comme le docteur Daumier insistait sur la nécessité de sortir, Mme Surgère ne trouva pas d'autre moyen que de l'emmener avec elle, dans ses courses quotidiennes, ou de l'entraîner au Bois, où rarement elle allait seule. Maurice consentait à l'accompagner; il goûta vite ces promenades, blottis à deux au fond du coupé, ou étendus côte à côte, dans la victoria lente, sous les acacias. Il observa combien sa compagne était regardée et admirée; il reconnut cette brusque flamme dans les yeux des passants, qui trahit le désir. Il regarda Julie: à son tour, il fut obligé de s'avouer qu'elle était belle, d'une incomparable beauté mûre et savoureuse. Peu à peu, les frôlements furtifs de l'admiration et du désir de ces inconnus, qui d'abord avaient amusé sa curiosité, lui déplurent, l'irritèrent, comme si à chaque fois on lui eût pris quelque chose de son bien.

En même temps un charme moins pur, autre que la volupté languissante du réfugiement et du repos, se dégageait de son intimité avec Julie, de ces contacts, de ces abandons innocemment consentis. Le mauvais désir, le mauvais dessein, commençaient à germer dans ce cœur inquiet. Aimer Julie, s'en faire aimer, à cette aventure se mêlait une saveur de rouerie, de débauche singulière: c'était l'adultère introduit dans la maison où on l'avait recueilli, soigné; c'était aussi une sorte d'amour à la Jean-Jacques, un sein de mère palpitant tout à coup comme un sein d'amoureuse. De telles circonstances excitèrent son libertinage superficiel, ce puéril caprice qui le tenait maintenant de se venger des choses, de fouler aux pieds les scrupules, de briser les devoirs,—pareil à un enfant battu qui se venge en cassant des objets de prix. Toutes ces raisons, qu'il se donnait, masquèrent à ses yeux la vraie et naturelle envie qui germait, l'inévitable concupiscence...

Leur entrée dans l'amour fut délicieuse: sans jalousie, sans inquiétude. L'expérience de l'amant, déjà exercée, lui disait: «J'aurai cette femme,» car il avait lu dans ses yeux ce que les yeux féminins ne savent jamais cacher: l'envie inconsciente de se donner, le désir d'être aimée. Seulement il ne fallait pas l'effrayer; une brusquerie pouvait tout perdre. Elle était chaste, faite pour aimer et n'ayant jamais eu l'occasion d'aimer. Il apercevait la brèche ouverte par lui, à son propre insu, dans ce cœur de femme. Eh bien! c'est cette brèche qu'il élargirait, par où il ferait entrer le désir et la passion. Il se contint donc, s'efforça seulement de mêler de plus en plus étroitement leurs deux vies. Il l'accoutuma aux caresses, mais il se garda bien de leur donner jamais l'allure d'une caresse d'amant. Elles devenaient peu à peu des habitudes; et, ne pouvant plus songer à les interdire, Julie commençait à s'en alarmer. Hélas! elle était déjà trop captive pour ne pas chercher, même inconsciemment, à s'aveugler. Ses premières anxiétés, elle les dissipa par ce sophisme: «Je suis une mère pour Maurice; ce qu'une mère permet à son fils, je le lui permets. Voilà tout.»

Si elle eût osé s'examiner, si elle n'eût continué à descendre la pente, les yeux volontairement sillés, elle eût aperçu qu'on pouvait difficilement appeler maternelles ou fraternelles les caresses échangées entre eux. Dès qu'ils étaient seuls dans leur coupé, leurs mains se joignaient: Maurice les portait à ses lèvres, les y gardait longuement. Elle n'osait pas davantage lui refuser cet appui contre sa poitrine, qu'il implorait avec tant de langueur au fond des yeux; elle y consentait pour entendre les mots qu'il disait alors et qui descendaient sur elle comme une rosée:

«Je suis heureux... Restons!...» Insensiblement, des coins d'elle-même se modifiaient. Une sorte de coquetterie dont quelques mois plus tôt elle se serait crue incapable, un goût de plaire, de paraître jeune, s'étaient emparés d'elle et la sollicitaient obscurément. Il suffisait que Maurice exprimât une opinion sur sa coiffure, sur sa toilette, pour qu'elle y satisfît sans discussion. Elle avait remplacé son chignon ondulé par de simples bandeaux, séparés sur le milieu du front, qui accentuaient son type de vestale. Maurice l'accompagnait chez le couturier, chez la modiste, même aux menus achats d'objets de toilette. Cet homme, qui avait l'âme d'un artiste, avec une étrange impuissance à exprimer ce qu'il rêvait, trouvait enfin la matière obéissante, animée par un simple vœu, la matière se transformant d'elle-même pour lui plaire: cette matière unique—comme dans le beau mythe grec—était une femme.

S'il fût demeuré jusqu'au bout ce qu'il avait été d'abord, une sorte d'investigateur curieux, de dilettante de l'amour, il eût peut-être amené sans choc Julie jusqu'à s'abandonner. L'aveuglement de la pauvre femme était tel que sa religion, pourtant si sincère, ne s'alarmait pas. Elle fréquentait encore l'église, communiait aux fêtes, priait pour Maurice, pour elle-même, pour la durée de cette affection devenue si chère, avec une parfaite sérénité de conscience... Mais Maurice, pris à ses propres fils, perdait avec le sang-froid et la patience la faculté de lire clair dans le cœur de son amie. Il avait mis une affectation puérile de rouerie à se tracer à l'avance un programme de conquête; il n'avait négligé qu'une chose: trouver un moyen de se maîtriser soi-même.

Une caresse imprudente, qu'il osa,—le premier baiser de lèvres—suffit à réveiller Julie, à la jeter, effarée, sanglotante aux pieds de l'abbé Huguet, implorant contre l'aimé, contre elle-même, un secours surnaturel. À cette entrevue avec le confesseur, elle était venue bien décidée à obéir; elle en sortit résolue à l'obéissance encore, malgré l'horreur de l'affreux mot: «Partez!» qu'il fallait dire à Maurice... Résolue, certes! Mais dans les retraites de ce pauvre cœur sincère, un espoir trouble survivait, à l'instant même où, sur le canapé du salon mousse, elle murmurait ces mots entrecoupés: «Il faut nous quitter, Maurice!» L'espoir, qu'elle ne s'avouait point, était ceci: «Maurice refusera, Maurice restera près de moi; et comme je ne puis l'éloigner de force...» Oui. Elle avait prévu la révolte, les reproches, et finalement la résistance formelle qu'elle n'eût pu vaincre, qui lui eût donné le droit de se dire: «Je ne peux pas... Je ne peux pas...» Elle n'avait pas prévu le chagrin subitement hostile de Maurice, son acceptation farouche et violente de l'arrêt.

Quand, après la brève et tragique scène, il l'eut quittée sur ces mots: «Soit, je partirai,» quand elle eut regagné sa chambre, se heurtant aux murailles, comme ivre, elle s'abattit sur son lit. Elle voyait son ami souffrant, et cette idée lui était mille fois plus insupportable que sa propre souffrance. Elle fut alors capable des plus hauts dévouements; elle souhaita qu'il l'abandonnât, qu'il ne l'aimât plus, qu'il perdît jusqu'à son souvenir; qu'il aimât ailleurs, même, mais qu'il ne souffrît pas, oh! non... qu'il fût heureux! heureux! heureux! Elle conçut et vit s'écrouler mille projets:—«Claire va sortir du couvent: c'est la compagne qu'il faut à Maurice; enfants, ils se plaisaient ensemble; elle est intelligente et jolie.» Une voix secrète lui répondait: «Mais non, Claire est une petite fille inexpérimentée qui ne saurait pas aimer Maurice. Et Maurice ne l'aime pas, c'est moi qu'il aime.» Elle rêva pour lui, sincèrement, des voyages, des aventures, tout ce qui pouvait le distraire, et (pauvre amoureuse) la remplacer. De courts sommeils, brûlés de cauchemars, coupaient ces rêveries; un moment, elle sauta du lit où elle s'était étendue: elle avait imaginé Maurice étouffant, comme elle, des sanglots dans ses oreillers. Elle allait sortir, franchir le jardin, en pleine nuit, courir jusqu'à l'appartement de Maurice. Si elle le faisait elle était perdue: c'était ce qu'attendait le jeune homme angoissé comme elle, mais plus de l'attente que de l'incertitude, car son expérience lui disait: «Elle m'aime, rien ne vainc cela.»

L'excès de son émotion sauva Julie; au moment de sortir, elle défaillit, s'affaissa sur le tapis de la chambre. Elle y resta sans vie, jusqu'au matin. Elle s'y réveilla meurtrie et faible, la tête vide. À grand'peine elle put achever de se dévêtir et se coucher. Elle s'endormit. Vers midi, Mary entra dans la chambre de sa maîtresse. Tout de suite, Julie, éveillée en sursaut, demanda:

—M. Maurice est-il en bas?

—Non, répondit l'Anglaise. M. Maurice a fait dire qu'il ne descendrait pas; il est souffrant.

Cette réponse l'électrisa. Elle s'habilla en hâte, courut au pavillon, ouvrit elle-même la chambre du jeune homme. Elle le trouva tel que son rêve le lui avait montré, étendu, le visage pâli et crispé par les tortures de cette nuit. Car lui aussi avait connu les suprêmes inquiétudes, malgré toutes les raisons d'espérance que lui donnait son scepticisme artificiel, il avait eu de cruelles minutes de doute: «Me reviendra-t-elle? Si pourtant la religion était la plus forte?...» Pour la première fois, lui aussi apercevait à quel point il aimait: elle n'était pas seulement, comme il s'était complu à le croire, sa compagne, son amie, la douce régulatrice de sa vie; la tendresse dont il l'enveloppait avait des racines jusqu'au fond de ses entrailles. Aussi, il avait souffert et pleuré; pleurs et souffrances avaient, pour lui aussi, dissous les illusions, et il osait se dire: «Je l'aime,» avec un élan résolu, dédaignant les calculs d'égoïsme et les vaines ironies.

Lorsqu'ils se trouvèrent en présence, après ces douze heures douloureuses subies à quelques pas l'un de l'autre, ils ne furent plus l'un pour l'autre les deux ennemis armés que sont ordinairement deux amants. Ils s'apparurent l'âme nue, et s'étant à peine considérés un instant, ils s'étaient devinés et compris. Julie se jeta à genoux, près du divan où Maurice, étendu, la regardait de ses grands yeux d'ambre clair, pleins de reproches. Elle ouvrit ses bras: il abrita de nouveau sa tête dans cette poitrine de femme. Mme Surgère perçut ses sanglots aux secousses du corps enfiévré qu'elle embrassait... Elle releva la tête: elle prononça avec force:

—Je ne veux pas que tu pleures, je ne veux pas, je ne veux pas!...

Et il répondit gravement:

—Ma chère aimée, ne me faites plus de chagrin comme cela... Je vous promets d'être raisonnable, d'être à côté de vous comme un frère respectueux. Ne me chassez pas. Que ferais-je loin de vous? Si encore on pouvait mourir, tout de suite. Mais il faudrait vivre et je n'en ai pas le courage!

Elle le serra dans ses bras avec passion. Ils avaient atteint, l'un et l'autre, ce degré d'exaltation sentimentale, où l'amour seul ne hausserait pas deux êtres humains: il faut encore que la souffrance les émacie, broie leurs sens, ne laisse pour ainsi dire subsister que deux âmes...

Déjà ce n'était plus soi que chacun d'eux aimait: chacun aimait l'autre avec abnégation et se sentait prêt à tout immoler pour le sauver et le combler. Julie eût consenti tous les sacrifices, celui même de sa foi religieuse et de son honneur. Si Maurice lui eût dit: «Jurez-moi que vous n'irez plus à l'église, que de votre vie vous ne parlerez plus à un prêtre,» elle l'eût juré avec la conscience qu'elle mettait le pied dans l'enfer. S'il lui eût soufflé cette prière: «Sois à moi, donne-moi ton corps,» elle eût livré ce pauvre corps défaillant. Mais Maurice n'avait ni l'envie ni la pensée de lui demander pareilles choses. Un seul désir, en lui aussi, subsistait: la contenter, la calmer, la voir heureuse. Il sut trouver les mots qu'il fallait.

—Que voulez-vous de moi, disait-il. Je vous jure de ne plus jamais vous troubler, comme je l'ai fait... Voulez-vous que je renonce même à ce que vous m'accordiez autrefois?

Elle répondait doucement:

—Non... non... il ne saurait être mal de nous aimer. On peut aimer d'une façon tout à fait pure, qui ne donne pas de remords...

Elle pensait à sœur Cosyma, aux chères et ignorantes tendresses d'autrefois. Et Maurice, à ce moment-là, les crut possibles lui-même, ces tendresses sans corps qu'il eût raillées la veille, avec la consomption de sa chair par une nuit d'anxiété.

Il demanda timidement:

—Me permettrez-vous encore de sortir avec vous, de vous accompagner?...

—Oui... répondit-elle. Tout... Tout ce que vous voulez. Je suis sûre de vous, à présent.

Quand ils redescendirent et gagnèrent l'hôtel, quand ils s'assirent l'un près de l'autre à la table où on les attendait, il leur semblait qu'ils n'avaient plus de chair mortelle, capable de palpiter et de déchoir. Ils étaient convaincus qu'ils venaient de sceller le pacte de spiritualité de leur amour. Ils ne se doutaient pas que ces élans extatiques avaient fixé l'heure, jusque-là incertaine, où l'inévitable loi les subjuguerait, et qu'ils venaient de célébrer les fiançailles de leur tendresse.


IV

Leur douce vie d'amis amants avait recommencé, les tendres entretiens, les ententes muettes où parlent seuls les yeux qui se cherchent, les mains qui se pressent.

De nouveau, ils sortaient ensemble, chaque jour, et dans ces tête-à-tête quotidiens, l'esprit de Maurice acheva de s'insinuer lentement dans l'âme de Julie. Les rôles cependant déviaient un peu. Maurice parut plus aimant, plus soumis; l'alerte de la confession avait aiguisé son désir; le bien qu'il avait pensé perdre lui devint plus précieux. Il réprima les caresses hardies. Julie, qui s'en apercevait, lui en sut gré: elle demeura pourtant sur ses gardes, jamais tout à fait rassurée dès qu'ils étaient seuls. Le silence, l'immobilité contrainte de Maurice, ne disaient-ils pas son envie aussi clairement que des gestes et des mots? L'éveil perpétuel de cette chaste pensée contre les projets de l'amant commença à la ternir: n'est-ce pas une cruelle ironie de l'amour d'apprivoiser la pudeur dans la résistance même? Chaque défense d'une femme l'approche de la défaite.

À demi vaincue déjà par un tel effort, pouvait-elle tenir contre le chagrin de Maurice? Maurice souffrait visiblement; on observait son amaigrissement, sa pâleur. Penser qu'elle, Julie, qui l'avait soigné et sauvé, allait à présent défaire son œuvre et l'endolorir, non, elle ne le pouvait pas; autant lui demander de le frapper, de le tuer. Ce fut elle qui dénonça leur contrat de continence, rendit les bonheurs furtifs qu'elle avait, un jour, voulu lui reprendre. Elle permit de nouveau des caresses que sa conscience condamnait. Maurice, inquiet et incertain, s'aventurait lentement...

Et puis les réflexions, les projets d'attaque ou de résistance, tous deux ne s'y abandonnaient qu'aux heures de solitude. Ensemble, ils n'y pensaient plus. Ils promenaient à travers Paris un couple si visiblement épris que les passants se retournaient sur eux avec la curiosité émue que soulève le sillage de l'amour.

L'automne se prolongea, fit reculer l'hiver; au milieu de décembre on vit encore de belles journées de soleil. Quelques-unes palpitèrent de souffles tièdes, parfumés on ne savait où, sans doute aux immuables étés de l'Afrique: elles épandirent un charme triste, celui des joies mortelles qui portent en elles cet avertissement: «Je suis peut-être la dernière.» Parfois la douceur agonisante de l'atmosphère s'aiguisait: le ciel, toujours limpide, semblait se cristalliser en froid diamant; la terre et l'eau gelaient. Sur le sol durci, sonore, Maurice et Julie aimaient alors à marcher à pied vers les hauteurs d'où la ville se découvre, à travers les transparences hivernales, jusqu'au delà des forts. Ils laissaient le coupé au pied des Buttes, et cinglés, rougis, égayés par la brise aigre, ils gravissaient Montmartre, Chaumont, Montsouris, comme des étudiants en vacances, serrés l'un contre l'autre, la main du jeune homme touchant dans la fourrure du manchon la main de son amie...

Surtout les hauteurs de Montmartre les attiraient, où lentement s'étageaient les assises de la nouvelle basilique. Presque chaque semaine ils y montaient ensemble. Maurice s'amusait de la procession des pèlerins, de la foule des mendiants, des brocanteurs religieux qui encombrent les abords: la chapelle provisoire avec ses ex-voto, ses bannières et ses sacrés-cœurs votifs, lui paraissait une boutique de bric-à-brac divin. Julie, agenouillée devant l'autel, priait, ne se lassait pas de prier. Elle regardait avec des yeux confiants ce doux Christ blond, qui montrait du doigt, en souriant tristement, son cœur transpercé, apparent sur la toge bleue.—«Que lui demande-t-elle?» pensait Maurice. Elle lui demandait bien humblement, bien sincèrement, de prolonger les heures présentes, tout en purifiant leur tendresse. Elle demandait que le cœur de Maurice s'apaisât, qu'il se contentât des chastes étreintes. Parmi la vapeur aromatique qu'exhalaient cette chapelle, tous ces cierges, toutes ces reliques,—son amour, comme le benjoin des encensoirs, se sublimait jusqu'aux régions de l'extase: il lui semblait que le divin blessé lui souriait, bénissait ses vœux, et que c'était entre son ami et elle comme une sorte de mariage mystique... Cependant Maurice la contemplait. Il l'aimait ainsi, dans sa faiblesse de femme; il aimait sa piété enfantine, sa foi résolue, encore que cette foi fût l'ennemie de ses dessins secrets. Il suivait du regard la pente onduleuse de son corps appuyé sur le prie-Dieu, la nuque pâle sous les cheveux vivaces, et les fines mains laissant entre elles apercevoir l'adorable profil. Il pensait: «Comme elle est charmante!... Comme je l'aime!...» Un instant Julie était exaucée; Maurice sentait un effluve de saintes pensées calmer des désirs qu'il n'osait plus s'avouer.

...Alors, une complicité d'événements prit à tâche de les tenter, multiplia ces occasions de solitude, d'intimité, qui les troublaient. L'installation de l'hôtel achevée, on allait l'inaugurer en face de Paris, par une grande fête qui devait affirmer la richesse de la nouvelle direction, la prospérité des affaires. Cette fête fut longuement discutée entre les habitants de la maison et leurs deux amis familiers, Daumier, le baron de Rieu. On finit par se rallier à l'avis de M. Surgère: un bal costumé, où un groupe d'invités soigneusement choisis formeraient une redoute Directoire. Maurice fut chargé de dessiner les costumes. Il costuma Antoine Surgère en général Mélas; Esquier, encore qu'il protestât contre les travestissements, accepta de porter un uniforme de commissaire aux armées; Claire serait vêtue en soubrette de l'époque; Mme Surgère en Mme Tallien. Naturellement ce fut ce dernier costume qui occupa surtout Maurice; il participa à tous les secrets de l'essayage; il vécut, un mois durant, dans l'intimité des dessous de Julie, de sa toilette. Elle s'en alarmait par instants, flairant le péril. Elle s'efforçait de se rassurer en se mentant: «Ne puis-je pas lui permettre, pensait-elle, ce que je permets à un couturier?» Comment s'avouer que déjà elle n'était plus, oh! non, l'innocente Julie de sœur Cosyma, de l'abbé Huguet? Après la conquête de son esprit, de son cœur, voici que sa chair même se donnait lentement, irrésistiblement. Un printemps s'animait, s'échauffait à la veille de son automne. Une âme d'amoureuse lui naissait sur le tard, ravivait en elle le goût et la science de plaire. Les mots, ces caresses ailées des passants qui frôlent les jolies femmes, les mots qu'elle laissait autrefois tomber par terre sans y prendre garde, elle les recueillait maintenant; ils la charmaient, car ils signifiaient: «Tu es belle, Maurice peut t'aimer.» Même cette différence des âges qui avait d'abord donné un appui à sa résistance, elle n'en était plus effrayée, elle l'oubliait. Et le miracle s'accomplissait; elle n'avait plus d'âge, elle avait la jeunesse immortelle de celles qui se sentent aimées. Les gens qui les croisaient, Maurice la main appuyée sur le bras de son amie, trouvaient l'appareillage naturel et pensaient: «Ce sont de beaux amants.» Ainsi tous deux s'avançaient les yeux obscurcis vers le terme inévitable...

Dans cette douce fièvre d'attente, Maurice oubliait Claire. Mais sa destinée se tramait dans l'ombre, malgré lui. Le jour où Julie dit devant lui, très simplement: «Notre Claire chérie va nous revenir demain,» la pensée que cette autre femme serait témoin qu'il aimait ailleurs, le troubla.—«Elle va souffrir, pensait-il, pauvre petite!» Mais déjà il n'avait plus la force de dissimuler auprès de l'enfant... «J'aime trop Julie, je ne puis pas...» Aussitôt il s'étonna: «Et Claire, la chère petite, je ne l'aime donc plus?» Il évoqua les étapes de leurs singulières amours, les souvenirs caressants de la villa des Œillets.

Il sentit que ces choses étaient encore dans son cœur, qu'éternellement elles y seraient. Présentement, une épaisse couche de cendres les avait ensevelies, comme les villages de la côte napolitaine; mais ce linceul les conservait pour l'avenir. Il brida sa conscience, il argumenta: «C'est une enfant. Le temps est devant nous... Dois-je m'enchaîner pour des puérilités? Puis, c'est la vie même, ce flux changeant des affections...» Il se donna enfin cette raison: «Je ne dois pas épouser Claire, qui est riche, maintenant que je suis pauvre.» Il ne s'avouait pas qu'un espoir malsain stagnait en lui: l'espoir que l'avenir arrangerait tout, qu'il lui donnerait ces deux joies, l'épouse après la maîtresse.

Claire revint; sa vie se mêla à la leur. Et vraiment Maurice put croire que son vœu se réalisait, que l'enfant ne souffrirait pas: d'abord elle ne vit rien, ne comprit rien. Elle s'était si bien accoutumée à la pensée que Maurice l'aimait, et que son rôle, à elle, jusqu'au mariage, serait, tout en l'aimant, de se défendre contre lui, qu'elle fut plutôt soulagée d'abord, le retrouvant si calme à ses côtés. Maurice eut l'hypocrisie instinctive de lui accorder encore quelques attentions; et ce n'était pas tout hypocrisie: son amour-propre, son égoïsme, se plurent à la sentir sienne, toujours, alors que lui rêvait ailleurs. Le trouble où une simple pression de sa main mettait cette enfant, lui prouva que son empire persistait. Il goûtait, à cette vie en double, une excitation supérieure, une joie née de l'exercice puissant de la faculté d'aimer.

Mais bientôt ce rôle même lui pesa, il ne pouvait plus penser qu'à Julie. Il la devinait presque conquise; Claire n'était qu'une vague rêverie, la réserve indécise de l'avenir. Il l'oublia pour un temps, il la négligea; elle finit par s'en apercevoir. Ce qu'elle éprouva en constatant que Julie devenait pour Maurice quelque chose comme ce qu'elle-même avait été, fut à la fois de la révolte, de la douleur et de l'étonnement. Il lui parut qu'on lui ôtait injustement sa part de vie, qu'on la torturait en abusant de sa faiblesse; et en même temps elle ne comprenait pas bien, cœur simple de jeune fille, comment une femme qui l'avait élevée, qu'elle regardait comme une sorte de mère, pouvait lui disputer son ami. C'était invraisemblable, inique et impur; tandis qu'elle eût accepté la lutte contre une compagne, contre une autre jeune fille. Ses yeux surpris et sévères, en éveil maintenant, en arrêt sur Maurice et Julie, les guettèrent, les troublèrent, comme une conscience indépendante d'eux, qui les accusait. Julie s'humilia: «Cette enfant est honnête et chaste, pensait-elle... Elle a le droit de me mépriser... Jamais, jamais elle ne se laissera tenter comme moi!» Maurice, irrité de ces prunelles de reproche fixées sur lui, commença d'être brusque avec Claire.

Le soir du bal cependant arriva. Pour recevoir les premiers invités, Julie avait délégué Claire, qui, sérieuse et souriante dans son costume de soubrette Directoire, s'acquittait de ses fonctions avec aisance. Pendant ce temps, Mme Surgère achevait de s'habiller, aidée de Mary, d'une des «premières» de Chavannes, et de Maurice, qu'il avait bien fallu appeler pour le dernier coup

d'œil... Il était là, les doigts fiévreux, le sang aux joues sous sa peau brune, donnant des avis d'une voix qui se cassait par moments. Lorsqu'on était trop lent à le comprendre, il se levait brusquement, arrangeait lui-même un pli, fixait une épingle... Le désordre du dévêtement récent emplissait la chambre; l'air était aromatisé d'essences, mêlées à l'odeur des cheveux secoués, de la peau nue. Maurice contemplait, pour la première fois, les épaules, les bras, la gorge de Julie; leur nudité était son œuvre: il n'avait pas voulu que cette ligne admirable fût rompue par aucun bijou, par aucune brassière; et voici qu'il défaillait à cette vue...

La toilette achevée, la «première» de Chavannes quitta la chambre, guidée par Mary; un instant, Maurice et Julie demeurèrent seuls. Elle eut peur de lui, aussitôt, comme d'une force affolée dont elle ne se sentait plus maîtresse... Les yeux du jeune homme, rivés sur son buste, la dévêtaient: elle fut enveloppée d'une bouffée de désir qui l'incendia et la fit frissonner coup sur coup... D'un mouvement d'irrésistible pudeur elle saisit une écharpe de dentelle qui traînait sur une chaise; elle en enveloppa ses épaules, ses bras, sa gorge, toute cette peau qui souffrait d'être nue.

À ce geste de défense, l'ambre clair des prunelles de Maurice se troubla; il tressaillit: Julie, effarée, le vit se lever, marcher sur elle. Un instant, elle put croire qu'il allait tenter une violence; la main du jeune homme, tremblante de fièvre, touchait son bras... Mais cette main, crispée sur l'écharpe, n'eut que la force de l'arracher d'un geste bref; et, aussitôt qu'il l'eut saisie, il se rua dessus, la porta à ses narines, à ses lèvres, à ses dents, la respira et la mordit... Ces lèvres, ces narines, ces dents, Julie les sentit sur sa chair la plus secrète... Elle poussa un cri de blessée et, les joues en feu, elle s'enfuit.

Seul dans la chambre vide, Maurice laissa échapper de ses doigts le chiffon de dentelle odorante. Il était brisé, lui aussi, bouleversé comme si cette chose inerte, qu'il venait de frôler, eût été vivante et palpitante. Il entra dans le cabinet de toilette, passa sur son visage une éponge humide; mais celle-ci encore était tout imprégnée du parfum personnel de l'Aimée. Alors, saisi de peur au milieu de cette chambre enchantée, il se sauva comme un voleur, gagna, par le corridor, l'escalier de l'aile gauche qui descendait directement au jardin. Il évita ainsi de se trouver pris dans la spirale des voitures; une à une, au soleil irradiant des globes électriques, elles versaient devant le perron leur charge élégante, femmes encapuchonnées de clair, ou tapies dans de longs manteaux,—gentlemen corrects, fleuris de blanc. Il se promena dans le parc. Le temps était froid: la terre gelée sonnait sous le pied; le ciel, en cristal diaphane, était piqué de pâles étoiles, qui semblaient briller loin, très loin en arrière. Au grand air glacé, Maurice essayait de calmer sa fièvre: d'abord il n'y réussit pas. Puis cette fièvre se régularisa, et les battements de son pouls, aussi rapides, furent plus rythmés. Il pensait à ce qui venait de se passer... «De telles scènes se recommenceront, cela est certain. Nous vivons dans la même maison, nous nous voyons continuellement. Elle m'aime assez pour que je puisse faire d'elle ce qui me plaira... Moi, je l'aime aussi; nous serons amants.»

Sur ce rêve, il s'attardait. Comme un pèlerin s'étonne, après les chers périls de la route, d'apercevoir déjà les toits de la ville, il ressentait par avance les tristesses de la possession.

Il se rapprocha de l'hôtel: la façade tournée vers le parc luisait de feux, à travers la résille des branches. Les voitures entraient, plus rares. Embuées de vapeurs, les vitres ne laissaient transparaître qu'une grande clarté sur laquelle passaient et repassaient des ombres. Subitement, le froid de cette nuit de gel s'injecta dans les membres du jeune homme, le fit frissonner. Il pénétra dans la maison par le même chemin détourné, puis traversant la salle à manger, gagna le salon par l'intérieur des appartements. Il entra ainsi dans le bal sans être aperçu, évitant la porte principale près de laquelle, maintenant, Mme Surgère se tenait. Presque tous les invités lui étaient inconnus: gens de finance, gens de journal, gens du monde cosmopolite. Il put se glisser, sans serrer trop de mains, jusqu'au poste d'observation qu'il s'était choisi, la seconde fenêtre après l'entrée. De là, enfoncé dans l'ébrasement, il voyait Julie.

Comme elle était belle! Les émotions récentes, la chaleur de la foule attiraient à ses joues toute la sève vivace de son sang; cette ardeur contrastait avec la pâle maturité des épaules et de la gorge, que le corsage échancré largement laissait resplendir, plus attirant qu'une nudité, car la draperie retenue par un fil léger semblait près de lâcher prise, de s'abattre sur le tapis.

Non loin de là, près de la cheminée monumentale, Antoine Surgère, costumé en généralissime autrichien, s'entretenait avec le baron de Rieu, vêtu, lui, d'un simple habit noir.

Maurice observait l'attitude des hommes lorsqu'ils abordaient Julie. Le désir faisait flamber subitement leur regard. Quelques-uns, sans pudeur, s'avançaient tout près, comme pour découvrir, de la nudité, quelque chose de plus que n'en montrait le corsage. Quand de nouveaux arrivants les contraignaient à s'éloigner, il les voyait échanger des demi-gestes, des demi-sourires... Il devinait bien ce qu'ils disaient! Ses doigts se crispaient; la rage du mâle, à la vue du plaisir pris par d'autres mâles avec l'objet aimé, lui brûlait la poitrine. Il faillit se jeter sur eux, les écarter de cette femme, à laquelle ils n'avaient pas droit. Pourtant il s'avouait que cette admiration brutale des autres lui faisait désirer Julie plus ardemment. Sa pensée fut impudique comme le regard de ces hommes: «Je la veux... je la veux... Je l'aurai... cette nuit même!» Et lui qui, tout à l'heure, n'osait que porter à ses lèvres un tissu inerte, imprégné par l'attouchement odorant de Mme Surgère, il rêva des violences:

«Je la suivrai dans sa chambre... Elle n'osera pas appeler...»

En cet instant, Julie sentit fixés sur elle, comme tout à l'heure, les yeux de Maurice; elle s'effraya de leur brutalité hostile, presque haineuse... Elle ne vit plus qui était près d'elle, qui lui parlait. Elle ne put se tenir d'aller vers l'aimé, de rassurer sa propre inquiétude en l'interrogeant:

—Reste ici, petite, dit-elle à Claire qui se tenait modestement à l'écart. Reçois pour moi, je reviens.

Esquier passait, gravement drapé dans son uniforme bleu à ceinture tricolore à grands revers rouges. Elle lui prit le bras et lui dit:

—Menez-moi donc vers Maurice, je vous prie.

—Savez-vous que vous êtes très belle? dit le banquier.

Elle sourit:

—Des compliments de vous, mon vieil ami?

—Oui, de moi comme de tout le monde... Vous êtes la reine de ce bal. Votre succès fait presque scandale.

Et mettant affectueusement la main sur sa main, il ajouta:

—Chère amie, vous savez si je vous aime, n'est-ce pas? Eh bien! tâchez de n'être pas trop belle.

La pensée grave qu'elle lisait au fond du regard paisible d'Esquier arrêta le sourire sur le visage de Mme Surgère.

Elle balbutia:

—Trop belle! et pourquoi, mon Dieu?

À ce moment, ils étaient tout près de Maurice. Esquier salua sa compagne et, montrant le jeune homme:

—Pour celui-ci! dit-il.

Maurice n'entendit que ces mots. Il demanda:

—Que dit le cher associé?

—Je n'ai pas compris, répondit Julie. Elle disait vrai. Elle avait seulement deviné un avertissement sous les paroles énigmatiques d'Esquier. Maurice reprit sans lui offrir le bras:

—Eh bien... vous en avez assez de faire voir vos épaules?

Elle resta un moment interdite. C'était lui, son ami, qui lui parlait ainsi? Un chagrin mêlé de honte, de pudeur offensée, lui emplit le cœur. Prise d'une douloureuse envie de larmes, elle balbutia très bas:

—Oh! Maurice!

Ces larmes, près de jaillir, satisfirent la rancune du jeune homme. Il ne lui resta plus que le mécontentement de soi, l'envie de se faire pardonner, et le besoin de serrer cette femme adorable, tout de suite, contre son cœur:

—Pardon, fit-il, je suis méchant, je ne sais pas bien vous aimer. Ne pleurez pas, de grâce, ne vous laissez pas voir avec des larmes dans les yeux; on nous observe déjà. Donnez-moi votre bras.

Elle le lui donna, en ouvrant largement son éventail pour cacher sa rougeur. Ils traversèrent assez vite les deux grands salons: dans le second, les joueurs étaient déjà réunis autour des abat-jour. Une portière séparait ce salon du boudoir mousse. Lorsqu'ils y entrèrent, ils n'y virent qu'un monsieur en train de rajuster sa cravate, et qui disparut aussitôt.

—Dieu! qu'il fait bon ici! s'écria Julie en s'asseyant.

La tiédeur de cette chambre doucement chauffée leur paraissait fraîche au sortir des salles où l'on dansait. Maurice s'assit sur un pouf, aux pieds de son amie. Il la regarda en silence; mais ce regard fixe, volontaire, la troublait.

—Pourquoi me regardez-vous ainsi? murmura-t-elle, essayant de rire.

Il répondit gravement:

—Parce que vous êtes belle... Il me semble que je vous vois aujourd'hui pour la première fois.

Des bruits d'orchestre, affaiblis par la distance, amortis par les tentures, venaient jusqu'à eux, en même temps que les propos des joueurs dans la pièce voisine. Julie se sentit désarmée, vaincue par le besoin d'entendre cette voix lui dire qu'elle était belle, qu'elle était aimée.

Elle fixa sur l'enfant des yeux pleins de tendresse. Lui, posa sa joue sur le genou ployé de Julie. Voici que, seul à seule, comme ils étaient là, le désir le tourmentait moins.

—Il faut m'aimer, murmura-t-il. Il faut n'être à personne au monde qu'à moi. Parce que, moi, je n'ai que vous!

Elle prit ce front chéri dans ses mains; elle le souleva vers elle, vers sa bouche. Elle avait oublié le bal et le monde. Les résonances douloureuses, de la voix du jeune homme avaient chaviré son faible cœur. Nulle force, à ce moment, ne l'eût empêchée de l'attirer à elle et de lui répondre:

—Pourquoi me dire de vous aimer? Est-ce que j'aime autre chose au monde que vous? Je vous adore!

Il sentit sur ses tempes la fraîcheur des bras de Julie, sur son front la brûlure de sa bouche. Et alors, grisé, il se releva à demi, il renversa sur le dossier du fauteuil l'amie effarée et muette, il roula ses lèvres sur le col, sur les épaules, sur la gorge houleuse. Elle ne résistait pas, vraiment pitoyable en sa faiblesse. Il eut alors conscience qu'il abusait d'un effarement et d'un effroi; il se maîtrisa d'un coup de volonté. Il reprit sa posture humble de l'instant d'avant; il baisa la main inerte qui pendait près de ses lèvres:

—Pardonnez-moi, murmura-t-il.

Elle répliqua, la voix entrecoupée:

—Que nous sommes imprudents!... Mon Dieu!... mon Dieu!...

Et doucement, comme l'on prie, elle ajouta:

—Laissez-moi, Maurice, retournez dans le salon.

Il obéit aussitôt. Ses pensées soufflaient en tourbillon dans son cerveau. En ce moment où la pitié et la tendresse lui faisaient comprendre, partager, et comme adorer les scrupules de Julie, était-il le même homme qui, tout à l'heure, pensait: «Je l'aurai... je l'aurai cette nuit?»

«Je suis fou, vraiment fou. Ce que j'aime en Julie, c'est son honnêteté. Notre plaisir ne sera guère augmenté quand elle aura été ma maîtresse. Et un peu de notre tendresse aura été perdu.»

—Vous parlez tout seul? dit une voix près de lui.

C'était le docteur Daumier, accoudé, côte, à côte avec le chirurgien Frœder, au chambranle d'une porte. Ils causaient des femmes qui passaient, tourbillonnaient dans l'étreinte des danseurs, balayant le plancher de leurs traînes demi-relevées. Ils les détaillaient, les déshabillaient avec des mots de carabins.

Maurice les écouta quelque temps

Il songeait:

«Comme les hommes sont inconséquents! Ils se sont avisés de vêtir l'amour de cet apparat de pudeur et de poésie qui fausse notre optique, qui égare notre jugement, chaque fois que la nature nous porte à désirer une femme. Et quand ils sont ensemble à regarder des femmes, ils se plaisent à souiller ce laborieux idéal. Moi-même, je suis inconséquent et irrespectueux comme les autres; j'apprends, sans répugnance, plutôt avec gaieté, que l'une d'elles, si elle est jolie, livre son corps pour de l'argent, pour le plaisir de la débauche... Et voilà que j'hésite, au dernier moment, à prendre la femme que j'aime!»

À l'écart des danseurs, dans le coin où s'entassaient les accessoires, Rieu et Claire, qui devaient conduire le cotillon, causaient,—le baron penché près de l'oreille de la jeune fille.

«Est-ce qu'ils flirtent? pensa Maurice... Claire se console. C'est égal, à ce jeu-là, le baron doit être un partenaire médiocre.»

Un peu irrité, sans se l'avouer, il secoua sa volonté indécise:

«Allons! Vivons! Laissons s'accomplir l'inévitable. Nous verrons bien!»

Malgré ses hésitations, ses scrupules, l'espoir de l'amour prochain le réchauffait.

«J'ai souffert, pensa-t-il. La vie ne m'a pas gâté, j'ai été rudement éprouvé. Eh bien, voici une revanche!»

Autour de lui, le bal affolait la foule. Beaucoup d'invités étaient partis: mais ceux qui demeuraient n'étaient plus des passants dédaigneux ou contraints: ils restaient pour le plaisir de s'agiter, de palper des tailles de femmes, de suivre une intrigue. Or, à cette heure tardive, dans cette atmosphère sur-chauffée, chargée de la poussière des fards, de la sueur volatilisée des corps, voici que de lui-même se déchirait le contrat accoutumé entre le désir humain et la pudeur sociale; personne ne semblait apercevoir un relâchement consenti par tous. Maurice, ayant quitté Frœder et Daumier, constatait l'universelle impudicité de cette foule. Des couples tournaient, si étroitement pressés, presque encastrés, que de leur valse la femme se pâmait, comme en un lit. Ils se séparaient aux derniers accords de la musique—et brusquement se glaçaient dans une affectation de courtoisie mondaine. D'autres, assis à l'écart, causaient si bas que leurs lèvres bougeaient à peine; mais la lubricité des yeux parlait assez clair... Il ne fallait que les observer pour comprendre, ici la fervente instance d'un rendez-vous—à la fin accordé au moment où l'idole se levait, donnait une date d'un mot brusque, bref, ailleurs l'entretien haletant où l'on évoque les anciennes caresses, où les mots glissent avec les regards par l'entre-bâillement des corsages, les fouillent comme des doigts.

Et les mères couvraient d'un regard satisfait ces apartés de leur fille avec l'homme qui l'énervait; les maris jouaient paisiblement au poker, dans les chambres voisines, livrant toute une nuit leur femme aux attaques des hommes; et tous ces chargés d'âmes s'imaginaient ou affectaient de croire que, la nuit achevée, le calme et l'ordre se restaureraient dans les cœurs troublés des filles et des femmes, aussi aisément que les meubles et les tentures reprendraient leur place habituelle dans les salons dévastés par le bal.

Maurice pensait:

«Quelle duperie, quelle tartuferie que la pudeur du monde! L'Église seule est raisonnable avec ses dogmes clairs, froids, tranchants comme l'acier... Ceci est permis, cela ne l'est pas. Une jeune fille, une jeune femme, ne doivent pas aller au bal, parce que cela excite leurs nerfs. Voilà qui est net... L'Église a raison.»

Mais sa pensée se désorienta. Claire venait à lui. Il était si obsédé en ce moment par l'image de Julie, qu'il regarda la jeune fille avec une curiosité désintéressée.

«Elle est vraiment trop maigre encore pour se décolleter. Et puis, aux lumières, cette blancheur de peau, ces cheveux trop noirs... c'est presque effrayant... Elle a l'air d'une morte qui marche.»

—Est-ce que vous êtes souffrante? lui demanda-t-il.

Elle répondit, subitement rosée:

—Oui, un peu. Je voudrais bien ne pas conduire le cotillon?

—Eh bien! ne le conduisez pas.

—Mais qui me remplacera?

—N'importe qui; Mme Surgère, par exemple.

—C'est cela, fit Claire. Voulez-vous le lui demander?

—Oui, j'y vais.

Julie résista un peu, puis céda. Maurice éprouvait une sorte de soulagement à livrer son amie au baron de Rieu, au lieu de la voir traîner de bras en bras, au hasard des choix. Il devinait bien qu'elle subissait, elle aussi, l'effet dissolvant des atmosphères de bal... Sa nudité ne l'inquiétait plus: elle entendait sans révolte les propos d'admiration qui d'abord l'avaient fait cruellement rougir. Comme on lui en avait murmuré de ces déclarations forcément écourtées, où le passant, un instant en contact avec une jolie femme, essaye ses chances, tente si «ça prendra», peu chagrin de l'insuccès, d'ailleurs, répétant les mêmes mots à une autre, l'instant d'après! Cette nuit, elle avait vraiment senti le frisson des désirs lui effleurer la peau. Et voici qu'elle n'en souffrait plus, qu'elle attendait presque les déclarations, qu'elle les écoutait en souriant! Son cœur en recevait une joie secrète. Elle pensait: «Je suis belle, je suis désirée!» et le vide que l'âge creusait entre elle et Maurice lui semblait se combler.

Le cotillon s'achevait. On soupa, le salon transformé en une sorte de restaurant de nuit; et les femmes, vraiment, par leur attitude, complétaient la ressemblance. Le désordre que l'agitation de la danse avait mis dans les coiffures et dans les toilettes, on ne songeait plus à le réparer; on l'accentuait par des accoutrements bizarres, trouvés dans les pétards de la dernière figure. Hommes et femmes s'amusaient à des gamineries. On tournait le bouton du commutateur électrique, on faisait une obscurité d'un instant, pendant laquelle les lèvres effleuraient les épaules. Julie et Maurice Artoy, placés en face l'un de l'autre, parlaient peu, écoutaient distraitement ce que disaient leurs voisins. Leurs yeux, invinciblement, se cherchaient, se fondaient dans une langueur de nouveaux époux qui épient la marche des aiguilles vers l'heure d'être seuls.

Le jour, tombant d'un ciel qui revêtait le bleu métallique du plomb, se glissait déjà entre les fentes des rideaux, par les corridors, venant des portes lointaines. Il apportait, avec une sensation de fadeur et de fatigue, l'envie de ne plus dormir, de ne pas faire cette anormale tentative de fermer ses yeux au soleil nouveau...

Les tables prestement enlevées, l'orchestre disparu, des amateurs jetèrent encore aux affamés de danse la pâture de quelques valses, de quelques galops... Puis brusquement tout s'arrêta, on referma le piano, les domestiques vinrent éteindre les lampes. Les rideaux des fenêtres, les contrevents furent ouverts; et le premier rayon de soleil, d'un rouge de feu de Bengale, chassa les plus attardés.

Maurice, Julie et Claire reconduisirent ceux-ci. Au jour, Mme Surgère remarqua la pâleur de Claire.

—Va te coucher bien vite, mignonne, lui dit-elle... Ne reste pas là, tu vas prendre froid. Tu es fatiguée, tu n'as pas bonne mine.

—Oui, fit-elle... Je ne me sens pas bien. Elle tendit son front, sur lequel Mme Surgère posa un baiser, puis rentra dans l'hôtel et gagna sa chambre.

Maurice et Julie remontèrent l'un après l'autre les quelques marches du perron d'angle... Ils restaient muets; cependant ils savaient bien qu'ils avaient quelque chose à se dire, puisqu'ils ne se séparèrent pas, puisque Julie laissa le jeune homme l'accompagner, puisqu'ils traversèrent ensemble les salons déserts. Où allaient-ils? Silence et solitude, c'était tous les espaces si pleins, si bruyants tout à l'heure... Le jour les éclairait maintenant; mais on avait refermé les fenêtres, et une odeur d'animal humain y fermentait encore. Pourquoi Maurice suivit-il Julie, marchant avec lenteur à travers les salles? Pourquoi voulut-il la conduire dans le boudoir mousse, vers ce fauteuil où elle s'était assise quelques heures auparavant? Elle se laissa faire. Car son cœur était tout alangui; l'envie des baisers et des caresses la tourmentait, autant que cet enfant qui la menait par la main.

Mais lorsqu'ils eurent laissé retomber derrière eux la portière du boudoir, ils furent dans la nuit. Les persiennes pleines, donnant sur l'avenue, étaient restées fermées. Cette obscurité fut propice et complice... Leurs lèvres se touchèrent sans que leurs yeux se vissent, et, dès lors, ils comprirent bien qu'ils s'appartenaient, que c'était fini de lutter... Leurs paroles, prières, révoltes, plaintes, ne furent que des balbutiements dans des baisers. Ils se retrouvèrent, elle, étendue sur le fauteuil, lui, agenouillé à ses pieds... Ah! certes! il y eut bien dans le cœur de la pauvre femme la douleur d'une blessure, à sentir franchie cette ligne précise qui sépare la tendresse de la lubricité. Mais quoi? son corps était prêt, appelait cette chère violence. Elle ne sut balbutier que ce mot: «Je t'aime,» quand, bouleversé par l'anxiété, près de maudire son œuvre, Maurice suppliait: «Pardonne-moi!...»

Par une pitié de la destinée, l'étrange hallucination où s'étaient passées pour elle toutes ces choses, ne s'évapora pas tout de suite. Lorsque Maurice, torturé comme un prêtre qui vient de briser son idole, ramena sa maîtresse au jour et la regarda, anxieux, il s'aperçut avec étonnement qu'elle ne pleurait pas. Non, une insondable tendresse, celle qui appelle tous les sacrifices, toutes les morts pour la joie meilleure de l'Aimé, emplissait ces beaux yeux vaincus, enfin passionnés! Et sans dire de mots qui n'eussent rien traduit de leurs pensées, ils s'en allaient, le monde oublié, revenant sans savoir où à travers les salles vides...

Arrivés à la porte du grand salon qui donnait sur le vestibule, Julie arrêta Maurice; tout en l'enveloppant d'un regard de tendresse soumise, elle lui fit signe de rester là un instant, de ne pas la suivre. Il baisa le bras nu tendu vers lui.

—Oui... Je reste. Va! je t'aime!

Il s'en retourna de quelques pas tandis qu'elle regagnait sa chambre. Il colla son front aux vitres, regardant, ne voyant pas le jardin bleui par le matin qui grandissait.

Alors, dans ce silence absolu, un léger frôlement le fit tressaillir.

Claire était là, derrière lui, appuyée contre le piano: elle était là certainement avant qu'ils n'eussent passé; certainement elle les avait vus.

Maurice marcha vers elle.

—Qu'est-ce que tu fais ici? dit-il brusquement. Pourquoi n'es-tu pas couchée?

Pâle comme une sainte de cire, elle dit:

—J'avais oublié mon éventail... vous voyez.

Il l'observa un instant, défaillante, comme terrifiée de ce qu'elle avait vu... Quelle vague intérieure le souleva, en cette minute où ils se regardaient, face à face, brûlés tous deux par l'émotion? Ce fut l'exaltation du triomphe, un besoin d'user une force de victoire énorme qu'il sentait encore palpiter en lui, la certitude qu'en ce moment rien ne lui résisterait... Il s'approcha de Claire: elle ne bougeait pas, hypnotisée par son regard.

Il s'approcha plus près encore; il lui toucha les lèvres de ses lèvres, d'un baiser immobile, d'un baiser de maître qui commande, d'un baiser posé, sur cette bouche froide, comme un sceau plutôt que comme une caresse.

—Va, lui dit-il doucement ensuite, va dans ta chambre, mon enfant.

Elle ne répondit pas.

Elle obéit.


DEUXIÈME PARTIE

I

Trois années avaient passé. Mai s'achevait.

Trois années depuis le matin de bal où, dans la même heure, Maurice Artoy devenait l'amant de Mme Surgère et scellait d'un baiser de maître les lèvres de Claire Esquier.

En regagnant sa chambre, ce matin-là, grisé d'orgueil, mais pourtant lucide, il avait entendu la voix d'un pressentiment lui murmurer: «Ton avenir désormais est lié à l'avenir de ces deux êtres qui t'aiment, qui t'aimeront uniquement, toujours!» Et vraiment, au cours des trois années échues, ni l'une ni l'autre n'avaient déserté sa vie ou sa pensée. L'une fut la compagne de chaque jour, et peu à peu comme l'épouse. L'autre,—la jeune fille,—il l'avait plus rarement aperçue; jamais sa présence ne fut indispensable à son bonheur actuel; mais en aucun jour de ces trois années il ne la sépara du rêve d'amour définitif, d'avenir lointain qu'il portait en lui.

Aujourd'hui, tandis qu'il s'attardait, une cigarette aux lèvres, devant la table où il venait de déjeuner, seul, dans son appartement de la rue Chambiges, c'était encore à elles deux qu'il songeait. Il ne les opposait plus l'une à l'autre, comme autrefois; il ne renouvelait pas les imaginations perverses de son adolescence. Du libertinage artificiel, l'amour de Julie, si franc, si simple, si sain, l'avait vite guéri; et le projet qu'il avait pu former: mener de front les deux intrigues, s'étiola bientôt, plante parasite, sans racines profondes dans son cœur. N'était-il pas, comme tant de jeunes hommes de sa génération, un Valmont incomplet, capable de concevoir et de souhaiter les extrêmes libertinages, mais sans courage, même pour la débauche?

Et puis, les événements, par leur jeu naturel, avaient rendu irréalisables ces projets, si faiblement voulus. Dès qu'ils furent amants, Maurice et Julie répugnèrent à vivre sous le même toit, dans la maison du mari. Maurice loua un appartement rue Chambiges; il ne vint plus place Wagram qu'en visiteur, en dîneur assidu: l'intimité avouée des jours de convalescence fut abolie. Peu de temps après, Claire Esquier quittait l'hôtel à son tour: elle avait désiré rentrer à Sion pour quelques mois encore, prétextant la tristesse de cette vie sans compagnes de son âge; et ni Julie ni Esquier n'osaient s'opposer à cette retraite. Elle dura, non pas quelques mois, mais plus de deux ans, où la jeune fille s'efforça sans doute, dans le silence, dans le secret, de guérir le mal de son cœur. Elle semblait y avoir réussi, quand, sortie définitivement du couvent, on la revit chez les Surgère. Elle fut cordiale avec Julie, sans affecter la tendresse; avec Maurice, à peine quelque embarras glaça les premiers entretiens. Lui sut bien lire dans les prunelles noires de Claire le souvenir toujours vivant du roman inachevé de leur jeunesse; il n'y crut pas lire de rancune. Peut-être survivait-il aussi la méfiance des brusques attaques, des caresses volées. Il s'efforça de dissiper l'inquiétude, de désarmer la méfiance. Il fut attentif et amical, sans allusion au passé: insensiblement, Claire rassurée, lui revint, un peu triste, pourtant souriante.

Julie, incapable de redouter une trahison, vit avec plaisir leur entente restituée. Puisqu'ils étaient destinés à vivre l'un près de l'autre, ne valait-il pas mieux qu'ils s'aimassent? Elle rêvait, tendre et honnête cœur, de marier Claire le plus tôt possible—avec le baron de Rieu, par exemple, à qui certainement elle plaisait—et de demeurer ainsi toujours proches les uns des autres, paisibles, unis.

N'était-ce pas tout simple?

Oui, c'était tout simple, pour des âmes simples comme Julie, comme Claire, comme Jean Esquier; c'était le juste arrangement de l'avenir. Mais Maurice Artoy n'était point un simple. Dès qu'il se sentit relié à Claire par le fil d'une nouvelle intimité, assuré contre sa rancune ou ses révoltes, il ambitionna davantage. Oh! point de la reprendre, point d'en faire le jouet d'une passion perverse, greffée sur l'autre amour: la pensée de tromper Julie lui demeurait odieuse.—Non, mais de connaître ce qui subsistait, dans cette âme close, de l'ancienne tendresse qu'elle lui avait donnée; de savoir si, malgré tout, elle continuait à lui appartenir. Tous les vrais sentimentaux ont cette inquiétude qui les ravage: savoir s'ils sont aimés de celles mêmes que les circonstances, ou seulement leurs propres scrupules, leur interdisent. S'ils se savent aimés, le retard de la possession leur importe peu: leur faim de tendresse se nourrit aisément de rêves, sans date pour l'échéance. Maurice était de ceux-là, de ceux qui, comme on l'a dit d'Henriette d'Angleterre, toujours «demandent le cœur».

Mais comment le redemander à la jeune fille, ce cœur qu'il avait repoussé et si durement meurtri? Il n'osait pas. Plusieurs fois déjà, il avait commis envers Julie cette demi-trahison: se rendre place Wagram au milieu de la journée, à l'heure où Mme Surgère était sortie, où Claire d'ordinaire jouait du piano, seule dans le salon mousse... Il s'asseyait près d'elle, il l'écoutait; ou bien, la jeune fille s'interrompant de jouer, ils causaient avec simplicité... Mais aussitôt les allusions préméditées à leur affection émue d'autrefois lui apparaissaient impossibles, presque monstrueuses. Et de ces tête-à-tête, où ils avaient parlé de choses indifférentes, il s'étonnait de rapporter l'inquiétude singulière, la pesante tristesse qui bientôt le rejetaient plus violemment à Julie.

Cette journée de printemps, proche de l'été, était propice aux songeries énervantes, aux mauvaises suggestions. Les oisifs la connaissent, cette lourde première moitié d'après-midi, si longue, si vide. Son déjeuner achevé, ses journaux lus, Maurice n'avait plus rien à faire jusqu'aux environs de six heures,—jusqu'à la visite quotidienne de Julie.

Il s'était levé. Il avait jeté sa cigarette. Indécis, il arpentait la vaste chambre rectangulaire qui, avec une antichambre et un cabinet, composait l'appartement.

Tout lui rappelait Julie dans ce logis, choisi au lendemain du jour où pour la première fois elle lui avait appartenu. Elle avait surveillé l'installation, assez élégante, grâce aux pièces conservées de l'ancien mobilier de la rue d'Athènes. De menus ornements façonnés de sa main couvraient les meubles, des bibelots qu'elle lui avait donnés à chaque retour d'anniversaire. Même quelques objets de toilette à elle, une matinée, des épingles à cheveux, des babouches, y demeuraient dans les armoires. Le parfum de fougère qu'elle portait sur elle peu à peu avait imprégné les tentures. Oui, ce rez-de-chaussée de la rue Chambiges, c'était bien l'asile de leur union; et c'est pour cela que Maurice s'y plaisait, trouvant éparse la chaleur des années de tendresse, d'oublieux refuge sur le sein de l'aimée.

«Chère Yù, comme je l'aime!»

Il se disait cela, tout haut, pour un objet rencontré par son regard, qui marquait telle date de leur long amour... Et cependant, plein de ses souvenirs, sans qu'il pût réellement se reprocher d'aimer moins Julie que la veille, que le mois d'avant,—en ce moment il discutait avec lui-même une démarche dont l'idée lui était venue en déjeunant et que sa conscience condamnait.

Il pensait:

«À trois heures, Julie sera sortie. Esquier travaillera. Claire sera seule à déchiffrer quelque partition dans le salon mousse. On a parlé hier soir de chants polonais de Mockiusko, qu'elle ne connaît pas. Je vais les lui porter.»

Il commença aussitôt sa toilette. Il y employa le soin minutieux, l'ardeur joyeuse habituelle à tous les hommes dont la jeunesse fut vouée à l'amour, lorsqu'ils se préparent à une entrevue de femme où l'amour est en jeu. Mais cette effervescence qu'il connaissait bien, il s'interdisait de la reconnaître aujourd'hui.

«Je m'ennuie, et plutôt que de passer mon après-midi à bâiller, je vais voir une petite fille pour qui j'ai beaucoup d'affection. Voilà tout.»

Ganté, le chapeau sur la tête, mis comme jadis avec une élégance recherchée, seul luxe dont il n'eût rien diminué après la perte de sa fortune, il revint vers son étroite table de travail. Quatre photographies de Julie s'y trouvaient, sans cadres, pour être plus portatives. L'une, toute jaunie, la représentait en pensionnaire des Rédemptoristes, les mains gauches, la mine sérieuse, vieille épreuve trouvée un jour par Maurice dans un album, et aussitôt confisquée. Les autres, plus récentes, montraient la Julie actuelle, belle de maturité heureuse. Il en choisit une, la baisa, la glissa dans son portefeuille, et sortit.

—Si je n'étais pas rentré quand Madame viendra, dit-il au concierge, vous la prierez de m'attendre.

Le temps était clair, l'air sentait les feuilles, la sève, le jeune été. Maurice gagna à pied la rue Boccador, et de là remonta vers l'avenue de l'Alma.

Un couple d'ouvrières, trottant menu vers l'atelier, le salua d'un sourire gamin; il entendit l'une d'elles s'écrier:

—En voilà un qui serait mon type!

Un peu plus loin, au moment où il montait en fiacre, une femme étalée dans une victoria, en toilette claire, le caressa d'un regard significatif. Et ces marques fugitives d'admiration féminine, auxquelles il n'avait jamais été indifférent, lui firent un plaisir singulier ce jour-là.

Il avait dit au cocher: «Chez Grus, vivement.» Le fiacre descendait les Champs-Élysées. Paris de mai, si brillant, si vivant, si pimpant, entrait dans les yeux du jeune homme, le rajeunissait lui-même avec l'année... Quelque chose lui paraissait lumineux dans l'avenir, il ne savait quoi, un événement qui trancherait sur le bonheur doux, monotone, où il se sentait enlisé peu à peu.

Il toucha au coin du boulevard Haussmann, prit chez Grus les mélodies polonaises; cinq minutes après il atteignait l'hôtel Surgère.

La vieille Tonia vint ouvrir la porte. Maurice demanda hypocritement:

—Madame est là?

—Non, répondit la vieille d'un ton maussade. Elle est sortie. Vous savez bien que c'est son heure.

—Quand rentrera-t-elle?

Tonia fit un geste d'épaules qui signifiait: «Je l'ignore,» ou bien: «Vous connaissez aussi bien que moi les habitudes de Mme Surgère.» Et sans plus vouloir parler, elle rentra dans sa loge.

Allégé d'une inquiétude, Maurice monta. Des notes de piano lui parvenaient: une de ces mélodies nombreuses et chantantes, si reconnaissables, où Beethoven fit parler l'âme humaine avec des sons.

Il entra dans le grand salon, traversa le petit, amortissant ses pas sur les tapis lourds, et parvint ainsi jusqu'au boudoir mousse.

En profil perdu, il aperçut Claire assise devant le piano drapé. Elle n'avait pas beaucoup changé. Les cheveux trop noirs, la bouche trop rouge, les joues pâles comme des feuilles de camélia, c'était toujours l'enfant singulière qui avait tenté Maurice, lorsqu'elle lui était apparue dans la villa des Œillets. Elle avait un peu grandi. La maigreur puérile avait disparu; mais elle demeurait mince et souple, avec ce roulement de buste sur les hanches, si gracieux, si rare chez les Françaises. Cette mobilité s'accusait dans l'ondulation que le jeu donnait à sa taille. Elle jouait cette admirable page, l'une des moins célèbres, où le maître a exprimé les mélancoliques du départ, l'angoisse de l'absence et ces joies du retour qui en sont la rançon. Elle achevait la première partie: le Lebewohl,—l'Adieu... Les chevaux secouent leurs grelots et piaffent; les postillons font claquer leur fouet; sur les marches du seuil, l'amant enlace une dernière fois sa maîtresse... Puis la berline s'ébranle, s'éloigne dans une nuée de poussière et disparaît au tournant du chemin... Maurice s'était assis. Il écoutait, se gardant de révéler sa présence;

et en même temps il regardait Claire. Cette musique coulait sur ses nerfs, pour les rendre plus sensibles et rythmer leurs vibrations. Avec les gestes menus de ses doigts, Claire traduisait et conduisait son rêve; elle évoquait des coins du passé, elle entr'ouvrait le voile qui cachait l'avenir, incertain, angoissant.

Il se sentait heureux et douloureux, immobile dans le présent paisible, et pourtant inquiété de désirs pour un lendemain indéterminé. Oui, c'était bien cela. Tranquille aujourd'hui, il concevait obscurément des joies meilleures pour plus tard, sans se demander d'où elles viendraient.

Mais lui viendraient-elles seulement? Pourquoi l'avenir les lui apporterait-il, ces joies qu'il n'avait pas goûtées? La fortune l'avait trahi une fois pour toutes; toujours il demeurerait un demi-pauvre, sentant mieux sa pauvreté par le souvenir du luxe antérieur.—L'ambition, la gloire... Ces mots le faisaient sourire tristement. «L'épreuve est faite... jamais je ne serai un grand artiste en rien, jamais. Je suis un amateur très intelligent, voilà tout.» Et l'amour, la joie des femmes? Oh! c'était sa blessure, cela. Banqueroute de l'argent, banqueroute de la gloire, il s'y résignait, mais il souffrait encore dans son cœur d'amant, et si la mélancolie de cette musique lui remua les entrailles, c'est qu'elle disait une torture pareille à la sienne. Car maintenant elle contait le vide de l'absence, la maison et l'âme désertes, la route regardée désespérément à chaque heure, du seuil de la porte, sans que jamais au tournant reparaisse le visage aimé...

«Et pourtant j'aime, pensa Maurice. J'ai une maîtresse adorable qui m'aime uniquement.»

Il ne se mentait pas à lui-même. Si le temps, l'usure naturelle des sentiments humains, avaient rendu le désir moins palpitant, une tendresse si puissante, un si ardent besoin de la présence de Julie avaient poussé des racines dans son cœur que, vraiment il pouvait le dire, jamais plus qu'aujourd'hui il ne l'avait aimée. Julie était l'épouse, la chair de sa chair. Si on l'ôtait de sa vie, il sentait qu'il s'écroulerait misérablement. Il constatait en lui le besoin irréductible de cette femme chérie, et au tressaillement de tendresse que cette constatation soulevait en lui, une irritation se mêlait. Il n'avait pas trente ans et voilà que sa vie sentimentale, comme sa vie d'artiste et de mondain, était finie. Il aimait une femme très belle, certes, très désirable, mais cette femme avait quarante ans. Que le miracle de jeunesse qui la conservait belle et désirable se continuât, qu'il fût lui-même vieux, dépris de l'amour avant elle, n'importe! Notre cœur a l'âge même de son amour: son cœur avait quarante ans. Jamais il ne connaîtrait l'évolution naturelle de l'amour des jeunes hommes, le désir, l'initiation de la vierge ignorante, le mariage, la famille créée... Tout un chemin de la vie lui était fermé comme par un mur.

«Et c'est pour cela que Claire me trouble tant. C'est qu'elle représente pour moi le jardin interdit où il ne me sera pas permis de vivre... Car je ne l'aime pas.»

Afin de se prouver à soi-même qu'il ne l'aimait pas, il la regardait, et vraiment sa chair ne s'émouvait pas. «Dire qu'il y a trois ans, pensa-t-il, si je m'étais trouvé ainsi, seul avec elle, je n'aurais pas été capable de me tenir tranquille... Et c'était une enfant alors, à peine formée.» Il évoquait les souvenirs de Cannes, ces poursuites de la jeune fille dans les coins de la villa, rien que pour voir ses yeux noirs devenir fixes, pour tenir son buste, haletant, renversé sous un baiser, moins par désir que par curiosité, par un dilettantisme amoureux un peu pervers.

«Comme c'est loin, tout cela! Voilà des folies dont je suis bien guéri aujourd'hui.»

La présence continue de Julie l'avait lentement transformé, et toutes les mauvaises greffes de scepticisme, de rouerie, de perversité sentimentale, au contact de cette belle santé d'âme, s'étaient desséchées une à une.

En ce moment même, bercé, dissous par la mélodie, ce qu'il ressentait, c'étaient les appréhensions d'une agonie dans l'avenir, à un moment qu'il ignorait,—d'une souffrance causée par cette enfant blanche et brune dont les doigts minces glissaient sur les touches... Il se disait sincèrement: «Non, je ne l'aime pas.» Mais une tendresse confuse l'agitait pourtant pour ces yeux, cette peau blanche, ces cheveux noirs. Ou plutôt c'était la mélancolie d'une perte irréparable, d'une chose entrevue qui aurait pu être, qui ne serait pas.

D'où qu'elle vînt, cette tristesse s'accrut peu à peu, devint une telle angoisse qu'il sentit qu'il allait pleurer, crier, si la musique durait un instant de plus. Il se leva, s'approcha: le bruit de ses pas s'amortissait sur la haute laine des tapis, mais Claire devina sa présence. Elle se retourna à demi.

—Ah! c'est vous?

Elle lui tendit ses doigts, qu'il pressa à peine.

—Il y a longtemps que je suis là, dit-il, déposant sur le piano, sans plus y songer, le recueil de mélodies polonaises qu'il apportait. Je vous ai écoutée jouer cette admirable chose. Et, vous voyez, cela m'a tout ému.

—Oui, répliqua Claire. C'est vraiment admirable. Je ne me lasse pas de la jouer, cette page de l'Adieu. J'en suis tellement pénétrée que quand je la joue ici pour moi seule, il me semble traduire simplement ma pensée.

Elle reprit discrètement les dernières mesures. Maurice, qui s'était assis près du piano, dit, presque bas:

—Ne jouez plus... Je vous assure, je souffre à entendre cela.

—Vous avez raison, dit-elle... Cela me rend nerveuse, moi aussi.

Elle ferma le piano, et s'accouda dessus du coude gauche, sans quitter le tabouret.

—Vous savez que Mme Surgère n'est pas là? dit-elle.

—Je sais, et ce n'est pas elle que je venais voir.

—C'est moi, alors? questionna Claire en souriant.

Il répondit sérieusement:

—Oui, c'est vous.

Aujourd'hui il lui fallait approcher son cœur du cœur de la jeune fille. Si las des paroles polies qu'ils échangeaient d'ordinaire, il voulait savoir ce que contenait d'affection pour lui ce cœur innocent. Bien loin de souhaiter les vaines caresses d'autrefois, il aurait voulu qu'elle se confiât tendrement, qu'elle lui parlât, l'âme ouverte, comme à un grand frère affectueux.

Elle, qui le voyait, cette fois, plus troublé encore que de coutume, rougit un peu, tandis qu'elle balbutiait, essayant d'être gaie.

—Vous êtes gentil pour moi. Je ne vous reconnais plus.

Mais lui la regardait bien en face, bien dans les yeux, et, s'approchant d'elle, il lui prit les deux mains. Entre eux, pensait-il, il ne s'agissait pas de dissimulation sentimentale, de précaution mondaine masquant les penchants du cœur. Ils avaient été enfants ensemble, ils se connaissaient bien. Maurice dit sa pensée tout haut, comme s'il se parlait à lui-même; et Claire n'en fut point surprise.

—Quand je pense, dit-il en souriant, quand je pense que cette grande jeune fille que voilà a été ma petite amie autrefois, ma petite passion, alors qu'elle était une pensionnaire de quinze ans, maigre et gauche! À quinze ans, elle-même était si occupée de son ami Maurice qu'elle écrivait son nom, avec des points d'exclamation, au revers des images de son paroissien; ne dites pas non, Claire, j'ai surpris ce paroissien, un dimanche, à Cannes! Il a passé trois ans seulement. Nous nous retrouvons; la pensionnaire est devenue jeune fille très belle, mais elle n'aime plus du tout son ancien ami.

Bien qu'il s'efforçât de donner à sa voix le ton de la plaisanterie, une vraie tristesse s'y laissait deviner: Claire l'apercevait bien; et son joli visage grave s'ombrait de mélancolie.

—Mais je vous aime bien, Maurice, vous le savez, dit-elle...

Il ne releva pas le mot; il la regardait toujours attentivement et tristement, comme s'il eût cherché sur ses traits une expression fugitive du visage d'autrefois.

—Voyez-vous, Claire, dit-il, ce qu'il y a de pas gai dans la vie, c'est que lorsqu'on a des minutes heureuses, on ne s'en avise pas sur le moment, mais longtemps après, quand elles sont bien loin dans le passé... Vous rappelez-vous Cannes, la villa des Œillets? Et les soirées passées sur la terrasse en face de la mer, quand je restais des heures, ayant une de vos mains dans ma main, et la tête appuyée sur la poitrine de maman?

Il porta, à ces mots, les doigts de la jeune fille contre ses yeux, comme pour y renfermer les pleurs prêts à couler. Claire, à qui des larmes aussi venaient, balbutia seulement:

—Maurice!

—Vrai, reprit-il, quand je songe à mon bonheur de ce temps-là, il me semble que c'est un autre enfant, que ce n'est pas moi qui ai été si heureux. Vous souvenez-vous de notre promenade à Beaulieu, du petit chemin entre un mur et des arbres, avec la mer bleue au bout?... Et des rochers de Saint-Jean, ces rochers arrachés, comme brisés par la mer, et qui ont des airs de désespérés?

Elle baissait la tête. Oui, certes, elle se rappelait; c'était son trésor secret, tous ces souvenirs. Maurice prononçait à voix plus basse les mots que tout à l'heure il n'eût pas voulu dire, mais qui maintenant s'échappaient d'eux-mêmes.

—Vous rappelez-vous cette première fois où j'ai pris vos lèvres, là-bas, devant ce paysage tragique? Moi, je vois cela comme une chose présente, je me rappelle vos yeux qui devinrent tout à coup si étrangement fixes, comme en ce moment, tenez...

En effet, les traits de Claire se tendaient, se figeaient comme alors; ses yeux redevenus fixes, lui rendaient sa physionomie d'autrefois. Le besoin irrésistible de revivre le passé, de lui arracher quelques-unes de ses minutes irretrouvables, étreignit Maurice. Il désira ces lèvres rouges qu'il avait frôlées. Il attira vers lui les mains de la jeune fille; mais elle se dégagea, se détourna si résolument que Maurice n'essaya même pas de la retenir.

—Vous voyez bien que vous n'avez plus d'affection pour moi! dit-il.

Elle s'était levée. Pour lui cacher son trouble, elle affectait de chercher un morceau dans le cahier à musique. Maurice la rejoignit. Il lui fallait parler encore de ce qui les séparait; rien ne l'en eût empêché maintenant.

—Pourquoi me dites-vous que vous m'aimez comme alors, si vous me refusez les moindres choses que je vous demande?

Elle se retourna, plus calme:

—Ces choses-là, dit-elle, vous n'avez plus le droit de me les demander aujourd'hui.

Maurice ne répondit pas, surpris. «Elle sait donc? Elle comprend donc?» pensa-t-il. Puis aussitôt: «Évidemment, elle comprend. C'est folie de la croire toujours une enfant.»

L'honnêteté résolue de la jeune fille le toucha.

—Vous avez raison, Claire, dit-il tristement, c'est moi qui suis un inconscient et un fou. Ne me gardez pas rancune. Je ne recommencerai pas... Vous me pardonnez?

Elle répliqua:

—Je n'ai rien à vous pardonner. C'est oublié.

—Tenez, je vais reprendre ma place dans le fauteuil où je vous écoutais. Rejouez-moi la seconde partie, l'Absence. Cela me remettra, et tout de suite après je partirai.

Elle consentit. Assis près d'elle, Maurice l'écouta. La musique docile traduisait encore son rêve. Elle disait plus douloureusement l'irrémédiable du passé, l'impuissance à revivre le temps une fois vécu; elle évoquait la nuit trouble de l'avenir, sans issue, sans but.

La pendule sonna gravement une demie. Maurice, excédé d'émotion intérieure, s'approcha de Claire, prit la main droite sur le piano même, tandis que l'autre continuait l'accompagnement, la serra un instant.

—Adieu, dit-il.

—Venez-vous dîner ce soir? questionna la jeune fille.

—Non, répliqua-t-il; je suis trop triste. Je serais un mauvais convive.

Elle n'insista pas, fit de la tête un signe d'adieu, sans cesser de jouer, sans parler. Il s'éloigna, quitta le salon et l'hôtel.

«Quelle âme ai-je donc? pensa-t-il tandis que sa voiture le ramenait rue Chambiges. Quelle force irrésistible m'a fait parler à cette enfant comme je viens de le faire? C'était inutile, et c'était mal, car je n'attends rien d'elle. Et puis, j'aime Julie infiniment. Aucune femme —même Claire—ne saura me détacher d'elle... Alors, pourquoi, pourquoi?»

Il ne trouvait pas de réponse, il ne pensait plus, c'était une voix extérieure, hors de lui, qui répondait:

«Non, c'est vrai, tu n'aimes pas cette enfant. Cela viendra peut-être, le temps aidant; aujourd'hui, tu ne l'aimes pas. Si de la voir hors de ta portée, interdite à toi, tu te sens affreusement triste, c'est qu'elle te montre ta vie close, finie pour l'amour, maintenant. Certes, ta maîtresse t'est chère, tu aimes ta chaîne: mais cette enfant représente la liberté, l'avenir.»

Il arrivait. «Pourvu qu'elle soit là déjà!» Il avait peur d'être seul, même quelques instants, seul contre la cabale des mélancolies, dans l'appartement vide. Oui, Julie était là... la lumière d'une lampe filtrait entre les jointures des persiennes. Dès qu'il eut ouvert la porte, il aperçut dans la demi-ombre de l'antichambre le fantôme adoré de son amie... Tout de suite, elle le reçut dans ses bras.—«Comme je l'aime!» se disait-il, réfugié là, sans paroles, dans la posture où jadis, enfant et jeune homme, il aimait à se blottir contre le sein de sa jolie mère. «Non... de cette femme-là jamais je ne pourrai me passer, jamais.»

Il la ramena dans la chambre... C'était l'heure où, d'ordinaire, ils se racontaient leur journée en vieux amis tendres qui se plaisent à tout savoir l'un de l'autre. Mais cette fois, ému par son récent entretien avec Claire, il se désintéressait des menus incidents. Face à face avec sa maîtresse, il voulait la voir longuement, gravement, respirer sa tendresse tant enviable et s'y baigner, pour ainsi dire, afin de se purifier sincèrement de tout mauvais désir, de toute envie de duplicité ou de trahison. Tant cette présence calmait son inquiétude, la maladie secrète de son cœur!

—Qu'est-ce que vous avez, mon aimé? disait Julie, en le scrutant du regard. Je suis sûre que vous avez quelque chose que vous ne me dites pas.

—Non, répondit-il... Non, je n'ai rien, Julie, je vous jure... Je vous aime ce soir plus tendrement qu'à l'ordinaire. Il faut bien m'aimer, vous aussi.

Il l'attira doucement sur le canapé qui meublait l'angle voisin d'une des fenêtres, un simple sommier couvert d'un grand tapis de la Mecque et jonché de coussins. Couché contre elle, les lèvres près de son col et de ses joues, il les effleurait à peine, et rien n'était plus chaste, plus fraternel. Trois années avaient tamisé leur désir, laissant survivre, certes, une gratitude infinie pour les joies de chair qu'ils s'étaient données, mais purifiée par la durée, par la communion des souvenirs, par l'emmêlement de leurs vies d'esprit.

S'ils s'aimèrent ce jour-là autrement qu'avec leurs cœurs bouleversés de tendresse, ils s'en souvinrent à peine lorsqu'ils se séparèrent, une heure plus tard. Qu'importait, entre eux, l'esclavage des sens où les ramenait parfois leur humanité? C'était une moindre preuve d'amour, certes, que leur étroite union de pensée,—et cet invincible besoin de vivre l'un près de l'autre, l'un pour l'autre.


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