L'automne d'une femme
II
Feuille à feuille, en ces jours du milieu de l'automne, le grand jardin de l'hôtel Surgère se découronnait. Devant le pavillon habité par Esquier, toute la verdure était jaunie ou rouillée déjà; mais vingt nuances de colorations, depuis le vert sombre jusqu'au rouge sang, moiraient cette verdure près de déchoir. Au point où les allées se courbaient pour tourner le pavillon, deux touffes d'azélias pourpres semblaient des arbres de féerie parmi les squelettes des lilas. Plus loin le fond du jardin restait merveilleusement vert, peuplé d'arbres robustes aux feuillages ternes: des platanes, des lauriers, des cèdres, et, face à face, se mirant dans un petit bassin, un sureau et un figuier, centenaires tous deux. Dans ce coin contigu à d'autres jardins, le soleil donnait tout le jour, point gêné par des murailles, et la fraîcheur de l'eau y ranimait les sèves.
Comme cet octobre était tiède, avec des après-midi de ciel pur, de soleil apâli, qui ressemblaient à un été du Nord, Claire, presque chaque jour, apportait un livre ou quelque ouvrage sous l'encorbellement du figuier et du sureau, et là, assise des heures entières, goûtait la quiétude d'être seule, à l'abri de la curiosité affectueuse de ceux qui l'entouraient.
Deux ou trois fois depuis son retour, Julie était venue l'y chercher, inquiète, ramenée malgré tout à la pitié.
—Tu ne veux pas sortir avec moi, mignonne? Le docteur l'ordonne pourtant!
Claire répondait: «Non!» d'une voix si chargée de rancune que Mme Surgère, triste et meurtrie, renonçait à la convaincre: «Elle me méprise et elle me hait,» pensait-elle. Et, de fait, sans qu'elle les précisât, c'étaient bien de tels sentiments qui remuaient la jeune fille au cours des longues heures de solitude. Depuis le matin où elle avait surpris les amants traversant le salon vide, en leur extase d'amour comblé, elle avait eu cette idée: «Maurice, qui est à moi, m'est volé par Julie.» Elle avait souffert, elle avait pleuré; mais elle avait pourtant gardé un espoir, presque le même qui vivait obstinément en Maurice:—«Un jour viendra où je le reprendrai... un jour... sûrement!» Un jour! qu'importe le temps à la jeunesse? L'avenir si long, si long: n'a-t-il pas assez d'années pour tout arranger?... Elles avaient passé, les années: loin d'arranger la réalité au caprice des rêves, elles avaient seulement amené l'heure de la crise inévitable, l'heure où l'on ne peut plus dire: À demain... Mais à cette heure de crise, plus que jamais, Claire s'affirmait avec sécurité: «Maurice m'aime!» Elle avait bien aperçu, depuis sa rentrée dans le monde, l'inquiétude tendre, la tristesse ombrageuse du jeune homme. Et lui-même n'avait-il pas avoué qu'il l'aimait, un jour, alangui et vaincu par quelques mesures de Beethoven?
Lorsqu'elle lui dit, peu de temps après: «M. de Rieu veut m'épouser,» elle ne doutait pas que Maurice répondît: «Non!... c'est moi qui vous aime. C'est moi qui serai votre mari...» Un sort scella leurs lèvres à tous deux... ils ne se confièrent point leur secret: quand ils se quittèrent, il semblait que tout espoir d'avenir commun leur fût irrévocablement interdit. Eh bien! malgré tout, tandis que Maurice errait en Allemagne, flagellé par le souvenir et le désir, Claire ne perdait pas confiance; la même voix que naguère chuchotait infatigablement: «Il est parti... Il t'a abandonnée. Mais il t'aime, va! et sûrement, il te reviendra...»
Ce fut quand Mme Surgère partit à son tour, quand Claire la devina appelée par Maurice, que pour la première fois elle se sentit dédaignée et perdit courage. Son cœur droit, simple, pouvait-il admettre cette monstrueuse et banale vérité: Maurice l'aimant, et cédant pourtant au besoin d'avoir sa maîtresse auprès de lui? Elle se sentait vaincue; elle connut les vraies tortures de la jalousie.
Que de fois elle l'avait rêvé, ce voyage de chère solitude en pays lointain avec Maurice! Ils étaient mariés: on disait adieu à Paris, aux figures connues, toutes importunes, mêmes les plus aimées; et l'on s'en allait, elle dans ses bras, vers l'avenir! Hélas! le voyage aventureux, une autre le faisait avec Maurice. Une autre le possédait, à elle seule, loin des regards, bien librement. Elle détesta Julie pour lui avoir volé ce bonheur: elle la méprisa aussi. Elle ne devinait pas nettement ce que pouvaient être les relations des deux amants à Paris. Certes ils se voyaient seul à seule, ils avaient des rendez-vous quotidiens; les sorties régulières de Julie en témoignaient assez... Pourtant Julie vivait à part de Maurice; s'ils se rencontraient dans le monde, ils étaient contraints à l'attitude de deux indifférents... Tandis que là-bas ils vivaient ensemble, ils se montraient ouvertement au bras l'un de l'autre, ils dormaient sous le même toit!... Et Julie y consentait, une femme mariée! Claire la condamna avec la sévérité d'une conscience qui n'a jamais péché, qui ne sait même pas comment on pèche.
Ah! les souvenirs, encore si chers, les souvenirs de l'amitié enfantine, les caresses timides, permises ou dérobées, à la villa des Œillets, ce peu d'elle-même que Maurice avait eu, comme la jeune fille le regrettait et le réprouvait, à présent! «S'il a eu quelque chose de moi, pensait-elle, c'est que je me croyais sûre d'être sa femme un jour!...» Elle ne serait jamais sa femme... Rejetée à un autre mariage, engagée malgré elle, elle savait bien qu'elle n'y trouverait pas le bonheur: mais le repos même, la paix de conscience lui semblaient impossibles,—unie à un autre homme que Maurice, avec de tels souvenirs!
—Mademoiselle Claire, c'est M. le baron.
Un pas avait fait crier le sable de l'allée; à travers les branches dépouillées des lilas, Claire Esquier avait aperçu le tablier blanc de Mary. Maintenant la femme de chambre, debout devant elle, attendait les ordres. Claire hésitait. Fallait-il recevoir ce garçon, si dévoué, si bon, qu'elle aimait bien, et qu'elle désolait malgré soi?
—Où l'avez-vous fait entrer?
—Au salon, mademoiselle.
—Dites que j'y vais.
Puis, se ravisant, comme Mary s'éloignait:
—Non... Amenez-le plutôt ici.
Elle venait de penser qu'une explication définitive et franche devenait nécessaire, et que dans ce coin de solitude, respecté maintenant par Julie elle-même, leur entretien serait plus tranquille... Quelques instants encore, et Rieu arrivait. Il était un peu pâle; son abord fut embarrassé, et quand la jeune fille l'eut fait asseoir sur un fauteuil de paille, près de sa guérite, il ne se remit pas tout de suite.
Il la regardait penchée sur le canevas qui tremblait dans ses doigts, ses cils agités voilant ses grands yeux. Ces yeux trop grands et trop noirs, les dents trop blanches, la peau trop fine,—tour à tour, au caprice des émotions, pâle comme une feuille de camélia ou inondée de rougeur; je ne sais quel contraste violent entre cette pâleur transparente du visage et l'encre noire des bandeaux; la maigreur des bras sur lesquels flottait l'étoffe du corsage; la maigreur des mains où les doigts semblaient si frêles, prêts à se casser comme des tiges de verre,—tout révélait la jeune fille consumée par le dedans, approchée du moment où la flamme de l'âme brûlerait l'enveloppe.
À la voir ainsi consumée, une telle détresse le pénétra qu'il pensait: «Tout vaut mieux que son chagrin... Mieux vaut que je souffre, moi, que de la voir souffrir à cause de moi.» Entre les deux tortures: souffrir de la perdre, souffrir de la voir souffrir, véritablement la première lui semblait la plus tolérable.
Leurs pensées, lourdes d'anxiété, avaient fait entre eux le silence. La présence de Rieu mettait Claire en face du problème qu'il fallait résoudre, enfin: le mariage, c'est-à-dire l'adieu au rêve, le renoncement. Que faire? Le temps était venu de décider. L'imminence de cette nécessité apparut à la jeune fille, et malgré l'effort qu'elle fit pour se maîtriser, la torture de la crise contracta son visage.
Rieu lui saisit les mains:
—Vous souffrez! vous souffrez! Qu'est-ce que vous avez? Parlez-moi!
Elle faisait: «Non!» de la tête, mais ses joues pâlies encore par l'inspiration du cœur, le tremblement de ses lèvres, la mort de son regard, de ses membres abandonnés, disaient son angoisse.
—Je vous en prie, suppliait Rieu. Répondez-moi! Dites-moi ce qu'il faut que je fasse, je le ferai... Est-ce parce que je suis là que vous avez mal? Je vous voudrais si heureuse, moi! Je voudrais ne servir dans votre vie qu'à vous aplanir le chemin... Dites, Claire... Parlez-moi! vous ne me traitez pas comme un ami...
Il était penché sur elle. Renversée sur le dossier de la bergère d'osier, il la voyait comme à demi morte, et de la voir ainsi, l'ombre même du désir se dissipait en lui: il n'y demeurait qu'une adoration intense, une pitié affolée, le besoin de s'immoler à elle, pour la ramener à la vie.
Lui aussi connut, à cette minute, le vertige du sacrifice:
—Écoutez, Claire, dit-il gravement, comme on prononce un vœu qui enchaînera toute la vie. Je ne sais pas si votre mal vient de ce que je suis là, ou de ce que... de ce qu'un autre est loin... mais, je vous en prie, dites-vous bien que je ne veux pas gêner votre espoir, même le plus incertain. Tout ce qui a été convenu entre nous, toutes les promesses, si vous répugnez à les tenir, c'est nul, cela ne compte pas... Vous êtes libre...
Et, à mesure qu'il parlait, il avait l'effroyable satisfaction de constater que ses paroles étaient efficaces, et ranimaient la jeune fille. Elle rouvrait les yeux, elle le regardait avec un attendrissement rassuré... un peu de sang animait ses joues. Pourtant, elle eut honte d'accepter cette immolation.
—Je tiendrai ce que je vous ai promis, murmura-t-elle... Si j'ai tardé à vous en reparler, c'est que je suis souffrante, vous le voyez... Mais laissez-moi le temps... le temps de me rétablir... Je n'ai rien oublié. Je tiendrai ma promesse.
Rieu secoua la tête.
—Vous n'avez rien promis, ou plutôt, quand vous avez promis, vous ne vous connaissiez pas vous-même, vous ne saviez pas... Je ne veux pas profiter d'une surprise. Je n'y ai pas de mérite: c'est ce que je dois faire.
Et, après un silence, il ajouta:
—Et c'est ce que je puis faire de plus sage, même pour moi.
Il fit quelques pas, puis revint. Leurs yeux se rencontrèrent.
—Vous avez du chagrin? dit tristement la jeune fille.
Rieu répondit:
—Oui... beaucoup de chagrin... Mais que voulez-vous?...
Pour la première fois il comprenait la fatalité qui le rejetait hors du monde, hors des entreprises sentimentales qui font le bonheur des autres hommes.
—Je ne peux pourtant pas accepter, murmura Claire, que vous souffriez par ma faute!... Vous avez toujours été bon! J'ai beaucoup d'affection pour vous.
—Vrai? demanda Rieu, les yeux gonflés par les larmes qu'il retenait.
—Oh! oui! bien vrai...
Il lui prit les deux mains.
—Gardez-moi bien cette affection, ce sera le moyen qu'en pensant à vous, plus tard, je me trouve encore votre débiteur... Je ne sais pas ce que sera ma vie. N'importe où elle tourne, la pensée que vous vous souvenez affectueusement de moi me soutiendra.
Ils se regardèrent longuement sans parler; de trop grosses pensées roulaient dans leur cerveau: aucun mot n'aurait pu les traduire. Claire songeait: «Pourquoi une force est-elle en moi, je ne sais laquelle, plus forte que ma volonté et que ma raison? Celui-ci m'aime, je le sais; il n'a rien pour déplaire, il est bon, il est admirable, et je lui fais du mal pour l'autre qui ne le vaut pas, qui ne m'aime pas!...»
Elle fut un instant sur le point de se reprendre, de dire: «Si,—décidément, j'accepte, je suis votre femme.» À ces tournants de la vie, il suffit d'un choc léger pour faire chavirer nos décisions. Ce fut le choc d'un souvenir qui lui traversa l'esprit, sans cause: elle avait surpris, la veille, Julie lisant dans le petit salon une lettre où elle avait reconnu l'écriture de Maurice. L'instinct de rivalité réveillée triompha. Elle garda le silence.
—Adieu, fit Rieu, simplement.
Claire demanda:
—Vous partez! Restez encore un peu avec moi!
—Non, répondit le jeune homme. Je ne veux pas rester. Laissez-moi partir, ne plus vous voir pendant quelque temps. Si je restais ici, la force me manquerait... Adieu.
—Comme vous souffrez! murmura-t-elle.
Il répliqua:
—Oui. Beaucoup.
—Vous ne m'en voulez pas?
—Non. Adieu, mademoiselle!
Elle lui tendit son front d'un geste irréfléchi. Il l'effleura. Puis, sans regarder en arrière, il la quitta, traversa le jardin, sortit.
Un désespoir silencieux, sans secousse, le pénétrait lentement, comme un froid excessif qui lui eût gelé le corps à travers les vêtements. «Je le savais bien, pourtant, que c'était fini... Je le savais depuis longtemps... Oui. Mais à présent je ne la verrai plus!»
Son malheur ne lui semblait presque plus croyable: il se jugeait hors de la vie, dans le rêve. Et vraiment les objets réels qui l'environnaient, les maisons, les arbres, les voitures, flottaient devant ses yeux, incertains, noyés dans un brouillard...
—Bonjour, député!
Il perçut ce mot comme au delà d'un espace lointain; un bras se glissa sous le sien.
—Eh bien! quoi? Nous rêvons?
C'était Daumier. Rieu fut heureux de le trouver là, de s'accrocher à un être vivant.
—C'est vous, docteur... Pardonnez-moi... Je suis un peu désorienté.
—Je le vois, fit Daumier. Qu'est-ce que vous avez? Mlle Esquier ne vous a pas reçu?
—Si... Seulement, mon ami, tout mon cher rêve est par terre.
—Elle refuse de vous épouser?
—Elle refuse de se marier.
—Pauvre garçon!
Ils marchèrent quelque temps, sans parler, sur l'asphalte de l'avenue, écrasant les feuilles sèches dont un vent léger roulait les volutes.
—Et qu'allez-vous faire? demanda le médecin.
—Je n'en sais rien. Il me semble que ma vie n'a plus d'issue... Vous avez vu quelquefois, à Monte-Carlo, ces joueurs qui descendent en titubant les marches du casino, où ils viennent de perdre leur fortune? Eh bien, moi, j'avais mis tout mon enjeu de bonheur sur un «numéro plein», qui n'est pas sorti. Voilà. Avez-vous un bon conseil à me donner?
—Un conseil? Il y a longtemps que je vous l'aurais donné si vous l'aviez sollicité. En deux mots, voici, sur vous, mon diagnostic. Vous êtes étranger au monde, que vous ne comprenez pas et qui ne vous comprend pas. Pourquoi y restez-vous?
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire, mon cher, que j'aperçois en vous un être d'exception. Vous êtes entré dans la vie avec une âme parfaitement blanche. Tout de suite, vous vous êtes dévoué à des idées ou à des gens, à des rois disparus, à la religion, aux ouvriers; du dévouement vous avez fait votre carrière. Certes, vous avez réussi; mais ce qui apparaît aux autres comme votre succès personnel s'est accompli, en réalité, en dehors de vous: vous ne cherchiez pas votre bonheur. Une seule fois l'idée vous est venue de faire quelque chose pour vous-même. Épris d'une jeune fille, vous avez voulu l'épouser... C'était manquer à votre destinée, mon cher; aussi vous ne réussissez pas. Oubliez-vous bien vite. Reprenez votre fonction naturelle d'abnégation. Voilà mon avis.
Après un silence, Rieu répliqua:
—Je crois bien que vous avez raison. Mais, voyez-vous, je suis tellement désemparé que je n'ai même plus le courage de ramasser les morceaux de mon espoir brisé...
Daumier lui prit les deux mains et le regarda bien en face:
—Tenez! Je vais vous exprimer encore plus clairement ma pensée. Vous êtes une sorte de prêtre égaré dans le monde; vous avez le bonheur de posséder la foi religieuse, c'est-à-dire une irréflexion affirmative, plus forte que tous nos raisonnements. Quittez donc bien vite le monde, puisqu'il vous rejette; faites-vous prêtre, mon ami!
Pas à pas, Daumier avait ramené le baron devant l'hôtel Surgère; Rieu devint un peu plus pâle. Cette vocation de la prêtrise à laquelle il avait songé bien des fois, dénoncée aujourd'hui par une bouche incroyante, lui paraissait divinement enjointe, et la souffrance de la séparation d'avec le monde l'attristait,—comme ce jeune homme dont parlent les Évangiles, qui pleura à l'appel de l'Initiateur.
Daumier lui dit doucement:
—Il faut que je vous quitte. Je suis arrivé, et l'on m'attend auprès de M. Surgère.
Ce nom fit relever les yeux au jeune homme. Il aperçut les portes de l'hôtel, la cime des arbres; un reflux de souvenirs lui apporta les dernières paroles de Claire.
—Soit, fit-il. Je quitterai Paris ce soir. Dans la solitude, le courage me viendra peut-être d'accomplir ce que vous me conseillez... Quoi qu'il arrive, merci.
En ce moment, ils se sentaient plus que des amis; ils éprouvaient cette réciprocité de tendresse humaine qui nous vient d'avoir entr'ouvert un instant, l'un devant l'autre, l'abîme de nos âmes.
Rieu répéta.
—Merci!... Ne lui dites pas...
—Non, fit Daumier; je vous le promets.
Il le vit s'éloigner, redescendre l'avenue d'un pas plus ferme. Lui-même pénétra dans l'hôtel, l'esprit assiégé de réflexions:
«Quel bizarre instrument que notre conscience, pensait-il. Je ne crois à rien, et je viens peut-être, comme disent les bonnes femmes de Bretagne, de faire un prêtre.»
À cette même heure—quatre heures du soir à peu près—un fiacre déposait Julie Surgère au coin de la rue Chambiges. Elle s'y engageait vivement, se glissait dans l'une des maisons, toutes pareilles... La rue est si malheureusement orientée que le soleil n'y donne pleinement à aucune heure du jour. Il y faisait déjà sombre, malgré la pure clarté de cette après-midi. Julie pénétra sous la voûte d'entrée, ouvrit à droite une porte de chêne clair, et, dès qu'elle eut repoussé la porte et clos le verrou, d'un geste fébrile, s'arrêta, appuyée au mur de l'étroite antichambre, le cœur bondissant... Bien que, depuis son retour à Paris, elle vînt ainsi chaque jour passer une heure dans l'appartement, elle n'y avait pas encore accoutumé ses nerfs, et chaque fois elle ressentait la même anxiété avant d'entrer, la même angoisse à peine entrée.
C'est qu'il n'était plus là, le cher aimé, guettant le coup de timbre derrière la porte, pour tout de suite serrer sa maîtresse dans ses bras. Le rez-de-chaussée était vide. La grande chambre obscure, aux vitraux assombrissant les dernières pâleurs du jour, s'imprégnait de l'odeur affadie des lieux où la vie humaine a habité, puis qu'elle a délaissés. On n'avait pas allumé de feu depuis le dernier hiver: déjà l'humidité imbibait l'air. En entrant, Julie frissonna.
Solitaire, froide, déserte, elle l'aimait encore, pourtant, cette pièce sombre,—l'endroit du monde, après la villa de Cronberg, où elle avait le mieux possédé Maurice. Nul autre qu'elle n'y avait pénétré depuis que Maurice l'habitait: elle n'était peuplée que de leurs souvenirs; elle s'y sentait plus «chez soi» qu'à l'hôtel Surgère. Elle y oubliait un instant le monde extérieur, devoir et remords, et elle pouvait s'écrier ces paroles qui revenaient si souvent à sa bouche auprès de Maurice: «Ici, je suis heureuse!»
Maintenant l'appartement était vide. Julie ne pouvait plus parler avec son aimé, ou, sans même lui parler, le regarder marcher dans la chambre, écrire une lettre, couper les feuillets d'un livre.
Elle ne pouvait plus l'aider à s'habiller pour le soir, et parfois d'un point de couture fixer un bouton ou réparer l'accident d'une déchirure. Elle ne pouvait plus tendre les lèvres ou les joues aux baisers de Maurice, si longs, si pressants, où elle cherchait si souvent la confirmation qu'il l'aimait!... Mais, toute seule, elle rôdait de la chambre au cabinet de toilette, à l'antichambre, à l'autre pièce, plus petite, où Maurice accrochait ses vêtements; elle s'asseyait dans le fauteuil où il travaillait. Chaque objet, sur cette table, elle en savait l'histoire. Plusieurs étaient des cadeaux qu'elle lui avait faits; d'autres avaient été achetés avec elle, d'après ses conseils. Elle feuilletait le sous-main en maroquin vert que Maurice avait rapporté d'un voyage à Londres. À travers des hiéroglyphes, des inscriptions fantaisistes, des silhouettes dessinées d'une plume qui rêve, elle lisait des dates dont elle aussi gardait le souvenir. Elle y trouvait son nom mille fois. «Julie!» Et plus souvent encore le monogramme tendre: Yù!... Ah! elle n'avait pas besoin d'autre occupation que de se souvenir et de rêver, et le livre que parfois elle ouvrait, parmi ceux que Maurice avait laissés sur la table, elle ne le lisait pas, n'aurait pas su même en dire le titre, quand elle le quittait, rappelée par l'heure...
Autre chose encore que les souvenirs l'attirait là. C'était rue
Chambiges que Maurice avait convenu avec elle, en la quittant, d'envoyer
ses lettres, et à défaut de lettre, au moins un télégramme annonçant
qu'il se portait bien, et où il était. Les télégrammes, jusqu'ici,
avaient été les plus nombreux, et les lettres bien courtes. Si courtes
qu'elles fussent, un observateur plus aiguisé que Julie eût su y
déchiffrer la maladie de cette âme désorientée, assez forte pour vouloir
un parti, pas assez forte, une fois le parti accepté, pour ne plus
accueillir de regrets. Mais Julie ne savait deviner Maurice qu'en sa
présence; elle était inhabile
à déchiffrer sa pensée sous le voile des
mots. Et les moindres billets, contenant seulement des détails de lieux
et de vagues protestations de tendresse, la contentaient.
Aujourd'hui, elle n'avait trouvé qu'un petit carton-correspondance dans une enveloppe, et, à voir qu'il s'était, le cher absent, donné la peine d'écrire cela au lieu de jeter simplement une dépêche au télégraphe, elle en était toute reconnaissante, toute heureuse. Elle avait baisé sur l'enveloppe les lettres de ce nom qui serait peut-être, un jour, vraiment le sien, devant les hommes,—Mme Maurice Artoy. Puis elle s'était rapprochée d'une des fenêtres pour mieux voir... Les deux côtés de la carte étaient recouverts de l'illisible écriture qu'elle lisait aisément maintenant. Elle apprit que Maurice avait quitté Francfort, qu'il traversait la Thuringe, que ses projets étaient de visiter successivement Berlin, Hambourg, Dresde, Prague. Aucune allusion à un prochain retour, ni aux événements qui pourraient le rendre nécessaire. Mais qu'importait à Julie? Tout le temps qu'elle demeura dans l'appartement de la rue Chambiges, elle relut le billet de son amant. Elle le vit de ses yeux, car pour lui elle redevenait imaginative, elle le vit assis à une table d'hôtel, traçant ces mots: «Ma chère bien-aimée...» et ceux-ci encore, dont la banalité ne la choquait point: «Ma solitude me pèse. Que n'êtes-vous près de moi!...» Et aussi la phrase presque invariable de l'adieu: «Je baise vos lèvres, mon aimée!...» Elle répétait tout haut les syllabes, dans le silence: «Je baise vos lèvres, mon aimée! Mon aimée!...» Et tout ce qui palpitait de vie en elle s'offrait à l'absent. Elle envoyait d'imaginaires baisers: «Je t'aime, mon trésor...» disait-elle. De nouveau elle effleurait le papier de sa bouche. C'était un peu de Maurice, ce carton inerte. Sa main l'avait frôlé: c'était sa pensée d'hier qu'y fixait l'écriture. Cher papier! Chères syllabes! Elle ne les distinguait plus déjà, car la nuit descendait. Mais maintenant elle les savait par cœur; et même, dans cette ombre accrue, qui fondait ensemble toutes choses dans la chambre, son rêve s'égarait. Elle rejoignait l'absent, l'enveloppait de sa pensée. Elle était avec lui. Il était près d'elle...
Elle fut réveillée de cet engourdissement de tendresse par un éclat subit de lumière, qui ranima la vision des objets disparus dans la nuit. On venait d'allumer le bec de gaz planté devant les fenêtres de l'appartement. Chaque jour, depuis son retour, c'était pour elle le signal qu'il fallait rentrer. Elle rajusta son chapeau, son manteau, et, jetant un adieu tendre à toutes ces choses aimées qui lui semblaient participer à son amour, elle sortit.
III
Au tournant de l'avenue de Wagram, Julie aperçut Tonia debout sur le seuil entr'ouvert de l'hôtel. Que se passait-il? Tous les incidents possibles lui apparurent: celui-ci, d'abord (et elle comprit qu'elle le redoutait bien plus qu'elle ne le souhaitait): le retour de Maurice. Mais, à peine descendue, Tonia lui cria:
—Mlle Claire est malade, elle est sans connaissance.
—Comment, malade? Qu'est-ce qu'elle a?
—Elle est «tombée faible», répliqua la vieille en fermant le lourd vantail de la porte et en suivant sa maîtresse par l'escalier... M. le baron de Rieu était venu; il avait causé avec elle dans le parc, assez longtemps. Quand il a été parti, Mademoiselle est rentrée, elle est montée... C'est Joachim qui l'a trouvée, tout de son long par terre, dans le petit salon.
Julie n'écoutait plus, elle hâtait le pas, montant l'escalier d'une haleine. Dans le salon mousse, elle vit Esquier debout à côté du fauteuil où reposait la jeune fille, la tête soutenue par des oreillers. Daumier, à genoux près d'elle, comptait les pulsations du pouls. Mais ce qui frappa Mme Surgère, ce furent d'abord les yeux ouverts, immobiles et comme léthargiques de Claire fixés sur elle, puis une coupe en porcelaine japonaise, qui, d'ordinaire, servait de porte-cartes,—remplie de sang.
—On s'est servi de cette coupe à la hâte, dit Esquier, répondant à l'interrogation muette de Julie. Claire a été prise, à peine relevée, d'un saignement de nez violent. Daumier était ici, heureusement. Il a eu bien du mal à arrêter l'hémorragie.
Mme Surgère se pencha sur la jeune fille. Mais, d'un geste réflexe, celle-ci tendit les bras et détourna la tête, comme pour se préserver.
—Prenez garde, murmura Daumier à l'oreille de Julie; si vous restez près d'elle, tout va être à recommencer.
Interdite, Julie s'éloigna vers le grand salon et, sans savoir ce qu'elle faisait, y entra. L'obscurité lui fit du bien. Elle eût voulu plus d'ombre encore, pour y cacher sa honte, son désespoir. «C'est moi! c'est moi qui suis cause de tout...» Elle les revoyait tous les trois: la malade hostile, Esquier consterné, le médecin usant de son autorité pour l'exclure... Elle sentait que tout le monde la condamnait et que cela devait être ainsi: elle était la cause de tout le mal. Elle se savait impuissante à combattre par une révolte toutes ces forces conjurées contre son amour; mais elle éprouvait, en même temps, que son amour ne céderait pas, même au remords, même à la mort. Alors, où allait-elle? Vers quelle catastrophe finale, quel chaos de vies brisées? Elle n'osait y rêver; elle invoquait timidement le Maître des destinées, disait: «Mon Dieu! Mon Dieu! sauvez-moi!»
Tout à coup elle se réveilla, Daumier et Esquier étaient près d'elle et la lumière électrique inondait le salon.
Elle rallia ses forces, ses idées; elle se contraignit à demander:
—Eh bien, comment va l'enfant?
—Mieux, dit Esquier. On vient de la porter dans son lit et de la coucher.
—Mais ce n'est pas grave?
Et son regard, fixé sur Daumier, le suppliait de répondre qu'effectivement ce n'était pas grave, que c'était un accident dont le mal de la pensée et les angoisses du cœur n'étaient pas la cause.
Daumier répliqua:
—Rien n'est désespéré quand aucun organe essentiel n'est lésé, et quand la malade n'a pas vingt ans. Seulement, quoi de plus grave que la consomption de la vie par le dedans, sous l'influence d'une cérébration? Claire est malade, grièvement malade, parce que son état de faiblesse la dispose à n'importe quel mal. On ne voit certes pas de rapport, a priori, entre une inquiétude sentimentale et la terrible hémorragie que nous avons eu tant de peine à arrêter; l'une a cependant provoqué l'autre...
Esquier regarda Julie, qui détourna les yeux.
—Enfin cette fois, reprit le médecin, il ne s'agit que d'une défaillance... Mais il ne faudrait pas que cela se répétât.
Et, après un court silence, il ajouta:
—Allons, je vous quitte. J'ai un malade à voir avant dîner. Adieu. Rassurez-vous, ajouta-t-il en serrant la main d'Esquier. Bien sincèrement, il n'y a pas de danger immédiat.
Il baisa la main de Julie et sortit. Esquier s'assit devant la table, où des livres étaient posés; il en feuilleta un distraitement. Julie l'observait. Sa grande taille voûtée s'affaissait comme sous un poids trop lourd pour les reins. Les plis de sa figure se creusaient; le gris indécis de ses cheveux avait pâli: toute son allure disait l'accablement et le vieillissement. «Comme je suis coupable, pensa Mme Surgère, envers cet homme excellent, qui m'a toujours si tendrement soutenue dans les crises de ma vie! Pour le remercier, je lui fais du mal! Je fais souffrir, avec lui, l'être qu'il chérit le plus...» Elle eût voulu se jeter à ses pieds, lui crier: «Pardon! pardon!»
Le silence de cette grande pièce, trop éclairée, lui devint insupportable. Elle eut besoin d'entendre les paroles d'Esquier, même des reproches. Sa voix murmura:
—Jean!
Esquier repoussa le livre qu'il feuilletait.
—Eh bien? dit-il.
Elle lui prit une main, et, la pressant affectueusement, tâcha de signifier tout le chagrin, tout le remords dont son cœur était gros.
—Mon pauvre ami!
Elle l'attirait près d'elle; elle ne voulait plus le laisser s'éloigner avant d'être pardonnée.
—Oui, fit-il à demi-voix, je suis bien inquiet.
Julie chercha des consolations; les mots ordinaires s'offrirent à sa pensée: «Claire n'est pas gravement malade; elle se remettra...» Mais elle n'osa les prononcer en face de cette grande douleur. De nouveau le silence pesa sur eux; Julie pressentit que cette fois ils étaient au bout des réticences, qu'il allait falloir s'expliquer enfin, et qu'elle-même allait livrer son plus rude combat pour défendre son amour.
Elle força son courage:
—Oh! Jean, je sais ce que vous pensez; je vois que vous ne m'aimez plus. Vous allez me détester... Pourquoi? Pourquoi cela? Vous pensez que c'est ma faute si Claire est malade!... Mais je n'ai rien fait contre Claire, moi, voyons! Je ne lui ai point pris quelqu'un qu'elle aimait! Pensez que voilà trois ans, plus de trois ans que Maurice... (Elle ne trouva pas de paroles pour achever sa phrase.) Tout existait depuis longtemps quand Claire est sortie du couvent, quand elle est venue habiter ici...
Esquier l'interrompit:
—Je vous en prie, dit-il, ayez pitié de ma petite Claire...
Leurs yeux se heurtèrent; Esquier sentit que le regard de Julie, pour ainsi dire, se murait devant le sien. Il essaya de pénétrer quand même dans cette âme close.
—Ayez pitié de nous... Vous voyez comme elle souffre, la pauvre enfant... Elle ne dit rien, elle n'accuse personne, mais elle est en train de mourir, voilà!...
—Ne dites pas ça! s'écria Julie, cachant sa figure, ce n'est pas vrai! Ce n'est qu'une crise... Elle ne mourra pas. Elle oubliera.
—Elle mourra. Avez-vous écouté Daumier, tout à l'heure?... Moi, j'étais là dans les premiers moments, quand, pris à l'improviste, il ne surveillait pas sa figure, ni ses mots. J'ai compris. C'est à la fin de tout qu'elle va, la pauvre enfant. Il faut un dernier coup comme celui qu'elle a reçu aujourd'hui... et...
Ce qui restait d'égoïsme humain dans cette âme épurée se révolta subitement à la pensée de sa détresse:
—Qu'est-ce que je deviendrai, moi, si Claire disparaît? Il n'y aura plus rien dans ma vie, rien du tout.
Julie se taisait. Elle souffrait horriblement. Elle croyait subir un de ces cauchemars où l'on s'efforce vainement de remuer, ligotté par la léthargie. Quelque chose d'elle eût voulu s'élancer au-devant des supplications d'Esquier; et elle sentait bien qu'elle n'aurait pas cet élan, qu'elle ne dirait pas cette parole, parce que, de loin, Maurice l'envoûtait toujours...
Esquier leva sur elle des yeux découragés.
—Alors, vous ne voulez pas? dit-il.
Elle répliqua:
—Je ne peux pas.
Comme il hochait la tête d'un air de doute, elle répéta:
—Je ne peux pas... Je vous assure, Jean... Ah! si je pouvais m'en aller, mourir, n'être plus rien, plus même une pensée pour Maurice! Mais vivre près de lui, près de Claire, et les voir mariés!... Non, je vous jure, on ne saurait me demander cela!... Ça me semble une chose extravagante, criminelle... Je ne le peux pas plus que... (elle chercha une comparaison)... que si l'on me disait de tuer un homme, même pour une cause juste... Pourquoi secouez-vous la tête? reprit-elle, fouettée par l'envie de justifier un sentiment qu'elle sentait noble, après tout, qu'elle ne consentait pas à voir réprouver. Devant Dieu, je vous jure que je ne sais pas où est mon devoir!
Esquier répliqua:
—Cela, mon amie, c'est tous les sacrifices. Il nous paraît toujours que nous nous devons à ce que nous aimons. Nous avons horreur de le trahir... comme de nous ôter de la vie. Cependant le sacrifice et le devoir se tiennent, voyez-vous. Tous les raisonnements de notre égoïsme ne prévaudront jamais contre cela.
Julie s'était levée, elle froissait, de la main droite, une broderie de fauteuil.
—Non, s'écria-t-elle, ce n'est pas vrai, ce que vous dites, je sens que ce n'est pas vrai! Aimer quelqu'un qui vous aime, c'est une espèce de mariage que l'on n'a pas le droit de briser comme cela... Est-ce que les raisons que vous jugez bonnes pour me séparer de Maurice, je ne pourrais pas vous les donner pour me défendre? Ai-je seule le devoir de me sacrifier?
—Comme vous l'aimez! fit Esquier tristement.
Elle répondit, d'une voix assourdie:
—Oui... je l'adore. Il est en moi, voyez-vous, comme mon sang même... et si on me le retire, je mourrai.
—Si on vous le retire, oui. Mais non pas si vous y renoncez de vous-même, mon amie.
—Y renoncer? Ah! vous comprenez bien mal les choses du cœur. Vous ne
les connaissez pas... Si vous saviez ce que c'est que d'aimer en
désespérée, comme j'aime Maurice! Mais vous ne savez pas! vous ne savez
pas!... Vous avez eu une vie toute simple... oh! une vie admirable mais
sans
accidents... Oui, je sais, un deuil tout au commencement. Vous
n'aimiez pas votre femme comme j'aime Maurice... Vous n'avez jamais su
ce que c'est que d'avoir la pensée d'un autre si intimement mêlée à soi,
et de se dire qu'on va vous l'arracher, et qu'on vivra pendant cet
arrachement!... Vous ne savez pas cela!
Esquier la regarda bien en face.
—Si, fit-il, je le sais.
Julie, étonnée, se rapprocha:
—Que voulez-vous dire?
—Je dis que j'ai aimé quelqu'un dans ma vie, et ce n'est pas ma femme de qui je parle, avec toutes les folies du cœur et des sens. On ne l'a jamais su... personne, personne. Et pourtant j'ai vécu.
«Puisqu'il le dit, c'est vrai, pensa Julie. Mais qui est cette femme? Il y a près de vingt ans que je le connais...»
Elle demanda:
—J'ai connu cette femme?
—Ne parlons pas d'elle, répliqua Esquier. Je vous jure que mon intention était de mourir sans qu'elle eût rien su... parce qu'elle n'avait jamais rien deviné... Ne parlons pas d'elle, je vous en prie.
Sa voix s'altérait, sombrait dans un sanglot. Il s'écarta un instant pour se donner le temps de se reprendre. Machinalement, il tourna l'un des commutateurs. Deux des bouquets de lampes, aux angles du plafond, s'éteignirent. Une pénombre plus douce emplit la région du salon où ils se trouvaient.
Mais il sentit des bras qui l'attiraient. Le front de Julie se posa sur son épaule.
—Jean!... balbutia-t-elle, pardonnez-moi! Comme vous valez mieux que moi!...
Quoi! vous avez déjà souffert... à cause de moi?
—Oh! fit-il... Maintenant, vous le voyez, tout cela est du passé mort, et si j'en suis resté triste, je n'en souffre plus. Je suis un estropié de la vie, mais pas un malade... Pensez seulement que, tout à l'heure, si je vous demandais un grand sacrifice, je savais le prix de ce que je vous demandais.
—Jean!
—Rassurez-vous. Je ne vous dirai plus rien. Je ne vous demanderai plus rien. Ce que je vous ai avoué m'en ôte le droit. La question est entre vous et votre conscience, à présent... Si vous voulez, ajouta-t-il simplement, nous dînerons séparément ce soir.
—Oui, fit Julie.
Sur le palier, ils se quittèrent; leurs yeux s'évitaient.
—À demain, mon ami.
—À demain!
IV
Quand Julie l'avait laissé seul à Francfort, Maurice avait bien senti, en voyant le train s'éloigner, des larmes gonfler ses yeux: il avait été triste pendant quelques heures. Mais c'était la bonne tristesse, les saines larmes, une façon encore d'être tendre et d'aimer... Le soir même il arrivait à Leipzig; il assistait à une représentation de Faust; plus familier avec les mots, il commençait à jouir de ce plaisir spécial que donne au voyageur d'esprit délicat le séjour de l'étranger: une sorte de renouvellement de la personnalité, l'abandon du vieil être qu'on traîne après soi, depuis si longtemps, dans son pays, et dont on est las... La représentation finit vers dix heures; il flâna quelque temps dans les rues, bientôt désertes, et rentra à l'hôtel. Onze heures sonnaient: «Julie est à Paris, pensa-t-il... Pauvre chérie! quel voyage fatigant elle s'est imposé pour moi! Comme elle m'aime!» Il lui écrivit tout de suite quelques lignes affectueuses. La lettre fermée, donnée au valet de chambre, lui-même couché et les lampes éteintes, il s'attarda à réfléchir, avec un calme qui le surprit. Depuis qu'il avait promis à Julie de l'épouser si elle devenait veuve, son mal s'était endormi. Ainsi, l'assurance de perdre Claire le calmait! Pourquoi? «C'est de n'être plus incertain, se dit-il; et puis, j'ai fait mon devoir, et le sacrifice tonifie.» Il n'essaya pas de pénétrer plus avant dans son cœur. En réalité, ce qui le rassurait, c'est que la lutte avec soi-même était ajournée. S'il s'était interrogé, s'il s'était répondu avec plus de sincérité, il se fût avoué qu'il ne croyait plus au mariage de Claire. Parce qu'un équilibre instable a duré, il a des chances de durer encore: ce raisonnement, absurde en soi, est presque toujours confirmé par les faits. «Si Claire avait vraiment voulu épouser Rieu, le mariage serait accompli déjà... Elle ne veut pas; elle attend.» Il acceptait que la jeune fille lui immolât son avenir. «Est-ce que je ne m'immole pas aussi, moi?...» L'espoir d'une transaction avec la destinée l'apaisait: il conçut de nouveau une vie tolérable entre Julie et Claire, dans la même maison. «Nous avons bien vécu ainsi plusieurs mois: nous vivrions encore ainsi sans ce maladroit de Rieu...» Une voix obscure, un écho de l'égoïsme physique ajoutait: «Et puis, sait-on ce qui peut advenir? Même révoltée, une femme qui vous aime, qui demeure près de vous?...»
Maurice connut ainsi, jour à jour, une sorte de somnolence contente qui lui permit de jouir du voyage. Il fut le malade à qui l'on devait faire une effroyable et incertaine opération de chirurgie, et à qui l'on vient d'annoncer que l'opération, provisoirement différée, ne se fera peut-être jamais. Ces vacances de cœur ne furent pas sans charmes, mais elles durèrent peu. Elles auraient duré sans doute, et—qui sait?—le temps eût amené la guérison et l'oubli, si toute communication eût été rompue entre lui et Paris. Mais, étape par étape, à Leipzig, à Berlin, jusqu'aux limites de l'Allemagne, Paris, Claire, Julie ne le quittèrent pas, car chaque jour il recevait une lettre de sa maîtresse. Lettres insignifiantes en apparence, pleines de tendresses, vides de faits; mais au travers de leur affectueuse inanité, Maurice pouvait suivre pourtant les péripéties du drame intime qui se jouait à Paris... Il sut que la fin de M. Surgère était prochaine; que la santé de Claire retardait son mariage... Des deux événements, mariage de Claire, mort d'Antoine, lequel arriverait le premier? Il entrevit l'éventualité de ce sacrifice: épouser Julie en présence de Claire libre! Cela dépendait d'obscures catastrophes qui se préparaient là-bas, sans lui, hors de lui!
Il tâcha de lutter contre les renaissantes angoisses, il défendit
l'indifférence où le départ de Julie l'avait laissé, comme on défend le
sommeil contre des bruits importuns. Il poursuivit son voyage,
s'efforçant à visiter les villes qu'il traversait avec une curiosité de
touriste professionnel. La France, Paris étaient encore trop près de
lui. Il s'éloigna, monta vers le Nord, jusqu'à Hanovre, jusqu'à
Hambourg. Là, dans le port, de grands navires balançaient leurs hanches
rondes; la cloche sonnait. On détachait les amarres, des bastingages aux
quais s'échangeaient des adieux... Que de fois, devant ces départs
évocateurs des voyages outre les mers, l'exilé sentit l'aiguillon de
l'indépendance piquer son désir! Ah! s'en aller, non plus à une nuit, à
deux jours de Paris où se dénouait mystérieusement sa destinée, mais
vraiment loin, dans l'inconnu, où l'on ne vous rejoint plus. S'en aller
comme un malfaiteur, comme un voleur, se cacher, et là, imposant
résolument silence à la conscience, recommencer sa vie, avec d'autres
projets, d'autres efforts, d'autres amours!... La vapeur sifflait,
prolongeait son sifflement comme un adieu. On enlevait les passerelles;
le grand navire, tiré par son remorqueur, s'éloignait pesamment, virait,
gagnait le large... «Décidément, d'autres que moi auront ce courage,»
pensait Maurice, le regardant s'éloigner. Et il constatait une fois de
plus la vanité de ses rêves, l'infirmité de sa volonté.
Un soir, à Prague, en sortant du théâtre bohême, il coudoya une femme, très jeune, très singulière, assez jolie, cheveux blonds, figure blanche et rose, costume d'Anglaise en voyage. Il s'excusa en allemand; la voyageuse répondit en français avec un assez bon accent: «Ce n'est rien, monsieur». Elle était seule: ils lièrent connaissance, s'en allèrent prendre une tasse de chocolat dans un des cafés de la Kœnigstrasse. Maurice l'accompagna jusqu'à la porte de son hôtel, en lui demandant la permission de la voir le lendemain. Ce soir-là, il regagna sa chambre plus gaiement: il lui semblait qu'il se vengeait de la destinée; il se réjouissait de pouvoir trahir légèrement celles qui l'aimaient.
Oh! mystérieux et troubles, nos cœurs humains, mêmes les plus sincères!
Ils se virent chaque jour, quittèrent Prague ensemble. Elle lui avait raconté une histoire, qui peut-être était vraie: qu'elle était divorcée, qu'elle vivait seule et voyageait seule. Maurice lui adressait de vagues galanteries auxquelles elle répondait en souriant, sans rien promettre, sans refuser. Ensemble ils arrivèrent à Nuremberg. Maurice indécis, lui disait: «Comment nous arranger à l'hôtel?» Elle répondit sans embarras: «Prenez un appartement à deux chambres, au nom de M. et Mme Artoy.»
«Est-ce le remède? Est-ce l'oubli?» se demandait le jeune homme, dans la fièvre légère où le mit d'abord cette aventure... Mary Simpson était fraîche et tentante, douce avec cela, gaie, façonnée par son goût et sans doute par d'autres expériences à son rôle d'amie du voyageur. Un jeûne assez long faisait mieux goûter à Maurice la fontaine de baisers rencontrée sur la route. «Est-ce l'oubli? Est-ce le remède?» pensait-il, la regardant, au restaurant, manger en face de lui, l'écoutant bavarder avec un grâce libertine. «L'amour de hasard, le libertinage... c'est un remède indiqué par les médecins à la maladie sentimentale.» Un mot brutal de Daumier lui revenait: «Il faut d'abord se vider la peau.»
Le soir, ayant regagné leur appartement, il était tenté de donner raison au docteur, quand, abattu sur un fauteuil, il voyait Mary faire sa toilette nocturne, avec le soin minutieux des Anglaises, dénouer, renouer ses cheveux... La chair, couleur de rose-thé, teintait la batiste de la chemise; la nuque blonde se courbait comme pour appeler le joug des baisers. Maurice se disait: «Elle sera dans mes bras tout à l'heure...» Et quand ce tout à l'heure était venu: «Qu'importent nos rêves? Que sont nos soi-disant devoirs de cœur? Une femme en vaut une autre, après tout...»
Mais l'instant redoutable était celui où, les sens satisfaits, rassasié et triste, il se trouvait, de sang-froid, face à face avec cette maîtresse ramassée sur une grande route d'Allemagne. Ceux qui n'ont pas donné des années de leur vie à une vraie et unique tendresse, ne savent point l'horrible remords, châtiment de cette tendresse trahie! Aux joies, aux souffrances de la vraie passion, le sens d'aimer s'épure: il ne se prostitue plus volontiers à des rencontres. L'homme qui a considéré en sa vie une certaine femme comme un temple, ne saurait sans dégoût en aborder une autre comme une auberge. À l'heure où mourait le désir comblé, un bouillonnement de rancune s'élevait en Maurice contre sa compagne d'aventure; il aurait voulu pouvoir fuir de la chambre, anonyme et muet, comme d'un mauvais lieu. La contrainte polie qu'il était obligé de garder vis-à-vis d'elle l'exaspérait. Elle s'en aperçut bien: elle en souffrait sans doute; mais, captivée par le charme inquiétant de ce beau Français, en qui elle devinait une tristesse grave et secrète, elle se taisait.
Peu à peu le mépris de soi-même envahit Maurice à tel point qu'il emplit toutes les journées; il n'y eut plus de répit que dans les irritations de la possession. Il rêva la solitude avec la même fureur qu'il l'avait haïe. Une invincible timidité, l'incapacité de diriger sa propre vie, l'empêchaient de prendre un parti. Ce fut Mary qui le prit. Un soir, en rentrant à l'hôtel ou il l'avait laissée seule, prétextant une migraine, il trouva l'appartement vide. Elle était partie, emportant les objets qui lui appartenaient. Une enveloppe était posée en évidence, sur une table; il l'ouvrit et lut:
«Mon ami, vous souffrez et je vous ennuie. Je m'en vais. Je n'aurais pas demandé mieux que de vous aimer... Mais quoi! je vous ennuie. Ne me cherchez pas, ne m'écrivez pas. Oubliez-moi...
«Mary.»
Maurice tourna, retourna quelque temps la lettre dans ses doigts. Il ne savait plus s'il était triste ou content de ce départ.
«Pauvre petite!... Je l'avais prise pour une basse aventurière. Voilà qu'elle est partie sans me demander rien, sans emporter de moi même un bijou... Est-ce qu'elle m'aimait, par hasard? Si oui, elle a bien fait de partir... car je ne pouvais pas l'aimer, moi... La récolte des maîtresses est faite dans mon cœur, faite pour la vie...»
Il dîna seul, paisible et triste. Quand il eut achevé de dîner, il sortit de la ville, gagna les remparts. La lune brillait sur le décor extraordinaire des tours, des crénelures, des portes et des ponts-levis... Il suivit, à pas lents, le chemin qui borde extérieurement les fossés. «Des gens ont vécu là, contemporains de ce féerique appareil de défense; d'humbles soldats, des bourgeois, des capitaines. Ils ont aimé, on les a aimés; ils ont connu l'attente de la possession, sa joie aiguë, puis la mort. C'est eux, maintenant, l'humus de ce sol où je marche, la sève de ces vieux hêtres qui jalonnent le chemin... Ah! pensa Maurice, ils n'ont pas aimé comme nous aimons, nous autres, moindres qu'ils ne furent...»
La sensation de la fuite de la vie, si preste, si preste, comme une eau entre les doigts, l'accabla. De nouveau il eut horreur de son isolement, presque peur; il gagna rapidement la plus voisine des portes, rentra à l'hôtel et se coucha.
Mais le sommeil ne venait point. Il ne s'énerva pas à le contraindre. Il appela au secours de son insomnie les rêves dangereux et délicieux qui avaient été la morphine de son âme à Hombourg... Il se roula dans le souvenir de Claire. «Que fait-elle maintenant? Onze heures viennent de sonner: elle est couchée; elle va dormir!» Il fouetta son désir; il l'aiguillonna pour qu'il violât cette chambre, cette couche sacrée de jeune fille. Oui, elle dormait, comme certaine fois il l'avait surprise, à Cannes, blottie au bord de l'oreiller; il aperçut dans un éclair ses cheveux trop noirs, ses dents trop blanches, sa fine peau odorante. Il murmura tout haut: «Les dents de Claire... les lèvres de Claire... les yeux de Claire...» et les mots prenaient corps; ils avaient une apparence, un son, une odeur, qui achevaient de l'affoler. «Je te veux! je te veux!» murmurait-il...
Une fois de plus, il était vaincu. Le fantôme qu'il avait fui le poursuivait, l'atteignait et de nouveau l'étreignait; la présence d'une maîtresse chérie ne l'en avait pas défendu, ni les caresses de l'amour hasardeux, ni la sainte solitude. Il constata cette défaite, il la sentit irrémédiable; et ce qu'il n'avait pas osé depuis le serment fait à Julie, il l'accepta: «Soit, je ne lutterai plus.» De la joie de cet abandon, tout son être tressaillit: il connut le lâche contentement de l'officier captif qui a juré de ne point s'enfuir.
Mais ce contentement dura peu. D'autres pensées l'assaillirent: «Et Julie? Et la promesse que je lui ai faite de l'épouser, si elle devient veuve? Comment ai-je pu faire une promesse pareille?...» Elle lui paraissait monstrueuse, maintenant, impossible à tenir, même si la destinée devait le séparer de Claire, le rejeter définitivement à sa maîtresse. «N'importe; quoi qu'il m'arrive, près de Claire ou loin d'elle, rien ne m'empêchera de l'aimer... À quoi bon me tromper moi-même?...» Le ravage de son propre cœur, maintenant qu'il osait le regarder, l'effrayait... Comme il aimait cette enfant! Dire qu'il avait cru ne point la désirer, souhaiter simplement en elle le mariage, la famille, l'avenir renouvelé! Voilà qu'il ne comprenait plus comment il avait pu la quitter, se résigner à n'avoir plus près de soi au moins le rafraîchissement de sa présence.
Il se prit à désirer la patrie, Paris, le coin de Paris où elle vivait; il les désira de tout son esprit obsédé, de tout son cœur meurtri, saignant... Qui l'empêchait, en somme, d'y revenir, de se placer résolument en face de sa destinée? Absent ou présent, celles qui souffraient par lui souffraient-elles moins?... Revenir! Hélas, pour cet acte décisif, le courage lui manquait encore. Il transigea avec son désir, il cessa de s'éloigner; au lieu de s'enfoncer vers l'Est, il retourna sur ses pas, lentement, attiré par la terre natale, n'osant la fouler!
Oh! le triste pèlerin qui s'en va ainsi à travers l'Allemagne, étape par étape, vers cette frontière qu'il ne franchira pas,—il le sait,—et elle l'hypnotise pourtant, elle l'attire. Il marche dans la nuit comme vers un abîme. Toute maîtrise de sa destinée, il l'a abdiquée: il n'est plus qu'une chose ballotée par le hasard. Sa vie n'a plus d'issue... Qu'importe? Il marche, il marche les yeux à terre, sans regarder le chemin devant soi. Elle est venue, l'heure d'expier. Elle châtie le crime initial: de n'avoir pas, jeune homme, observé ce respect de l'amour humain qui devrait être la religion de ceux qui n'en ont plus d'autre. Il a joué avec la tendresse des femmes, comme avec des jouets qu'on peut délaisser ou briser... Quelques-uns se cassèrent sans bruit, ou se laissèrent oublier... Mais à deux de ces tendresses son cœur s'est capturé sans qu'il y prît garde. La jeune fille, la femme, leurrées, ont aujourd'hui leur revanche; elles le tiennent, l'une et l'autre, lié si serré qu'il ne peut s'échapper, même au prix de son sang et de sa chair laissés aux mailles du piège. Il souffre, il se repent. Trop tard, de la volupté et de la douleur d'aimer sont nés en lui la foi et le culte de la femme, comme à ces incrédules dont parle Pascal, la foi religieuse vient à force de génuflexions et d'eau bénite.
Et il poursuit son voyage par des routes qu'il oublie, des villes qu'il traverse sans les voir, des musées où il promène son indifférence. Le voici à Ulm, à Stuttgart, à Ludwigsburg. Qu'a-t-il vu de toute cette Allemagne? Rien. Il a seulement changé de place une maladie qui va s'aggravant. Elle s'aggrave, elle s'achève en agonie: elle est à l'heure où le moribond va perdre connaissance, où il n'entend plus que comme des chuchotements indistincts les paroles vivantes autour de lui. Maurice est tout près de la France; il foule ces plaines du Rhin tour à tour possédées par les deux peuples. Mais, comme un pigeon voyageur blessé au retour par une balle perdue garde juste assez de force pour voler, l'aile demi-brisée, perdant du sang, jusqu'au colombier,—il est si faible qu'il va tomber sur la terre natale en y touchant...
Cette nuit de Heidelberg, aux étoiles nombreuses dans le firmament noir, l'image en devait rester ineffacée dans sa mémoire; nuit mémorable où, par l'ordre secret des choses, il arrêta sa destinée sans le savoir. Il avait débarqué vers une heure après minuit, venant de Carlsruhe. La nuit était à la fois sombre et étoilée, encore tiède, malgré l'âge de la saison. La douceur de l'air, l'ambiance parfumée d'arbres feuillus décorant un parc semé de villas, lui donnèrent la seule sensation qu'il goûtât encore, l'espoir de l'isolement, du silence, de la paix. Portant sa valise, un commissionnaire le menait à travers des bosquets noirs, s'arrêtait devant une des villas, élégante et ombragée. C'était un hôtel. Il embaumait les fleurs; il reluisait d'une propreté de boarding anglais. La servante était accorte et jolie; elle ouvrit au voyageur une vaste chambre confortable tout de suite inondée de lumière par les globes électriques. Tandis que Maurice défaisait les sangles de sa valise, la servante revenait, portant sur un plat d'argent deux lettres timbrées de Paris. L'une était de Julie; il la lut. Les simples phrases, écrites sans art, exhalaient un si pénétrant parfum d'amour vrai, qu'elles le bouleversèrent. Et, reconnaissant, il baisa le papier à la place où la main de la pauvre amie avait signé: «Yù.»
L'autre lettre, il ne la lut pas tout de suite, car il était à cet état de faiblesse où l'on recule devant l'imprévu. Il attendit d'être dans son lit pour l'ouvrir: l'écriture, qu'il ne pouvait nommer, ne lui était pas inconnue... Il courut vite à la signature... Daumier!... Une lettre du médecin! «Est-ce que Surgère est mort?» pensa-t-il... Et il eut un froid aux moelles en songeant qu'il allait être mis face à face avec la nécessité de tenir sa parole... Mais, tout de suite, le post-scriptum le détrompa: «Antoine va fort mal, il peut aller fort mal très longtemps encore...» Si ému que le tremblement de ses paupières et de ses cils l'empêchait de voir, il dut s'étendre un instant sur son lit avant de retrouver la force de lire.
La lettre disait:
«Mon cher Maurice,
«Vous ne savez certainement pas ce qui se passe à Paris tandis que vous séjournez en Allemagne. Claire Esquier meurt sous nos yeux, tout simplement. De quoi? Nous disons de neurasthénie, parce que nous avons peur de sembler simples et ignorants si nous disons: d'amour. Médecin, je ne peux la guérir; mais je sais que vous pouvez la sauver, rien que d'un mot: c'est l'incertitude et l'attente qui la tuent.
«Avez-vous le droit de dire ce mot? Moi, je crois que oui: c'est affaire à votre conscience. En tout cas, je vous avertis: je suis en règle avec mon devoir.
«Adieu.
«Dr Daumier.»
«Elle m'aime: elle m'aime jusqu'à être en péril de mort!» Tel fut l'égoïste écho qui s'éveilla aussitôt dans le cœur de Maurice. Toute autre réflexion fut absente. Il éprouva l'action magnétique de la fatalité amoureuse; il se sentit emporté vers celle que la destinée attirait vers lui. Et cette foi dans l'inévitable le réconforta: «Elle ne mourra pas. Elle sera ma femme, malgré tout. Ceci n'est qu'une épreuve passagère.» Les heures coulèrent; il les oubliait, se laissait lentement envahir par la douce certitude. Sous l'empire de cette émotion résolue et attendrie, il allait répondre simplement: «Ne souffrez plus, je reviens, je reviens pour vous,» quand brusquement la nécessité d'arrêter sa pensée pour l'écrire le réveilla. Revenir! mais il ne peut pas. S'il revient, c'est Julie qui l'attend: c'est Julie, la fiancée qu'il s'est choisie. La lettre de Daumier, la maladie de Claire n'ont rien changé. Jamais la cruelle évidence ne s'était dressée en face de lui si brutalement. Il s'abattit de nouveau sur son lit et sa nuit s'acheva dans les larmes, dans le cauchemar, dans le désespoir. Au réveil (si c'est un réveil que l'horrible dégoût de la couche vous rejetant à la douleur de vivre), il reprit la plume laissée la veille et il écrivit:
«Claire, on me dit que vous souffrez à cause de moi, parce que je suis loin de vous et que vous m'aimez. Eh bien!, sachez-le, moi aussi je vous aime. Aussi complètement qu'un cœur d'homme peut être possédé par une femme, vous avez le mien. Voilà ce que je me retiens de vous dire depuis des semaines... À quoi bon ces scrupules à présent? Notre vie est perdue, gâchée par ma faute. Je vous ouvre ma conscience. J'ai été coupable. J'ai fait le mal insoucieusement et me voilà puni. Malheureusement je n'ai pas fait de mal à moi seul. J'ai mérité, pour avoir passé outre les devoirs de cœur, de ne plus savoir aujourd'hui où est mon devoir; je me résous donc à m'abstenir, à laisser souffrir et à souffrir. Je n'espère plus en rien, j'ai envie de fuir, de disparaître... Eh bien! avant de disparaître tout à fait, je veux au moins que vous sachiez que je n'aime que vous, mon amie. Quand je vous ai quittée, je ne le savais pas, et peut-être ce n'était pas: mais vous avez pris possession de moi durant l'absence. Vous êtes en moi; j'en souffre, toujours j'en souffrirai, car, hélas! il est trop tard pour vous aimer en face du monde. Il y a une chose que vous ignorez, c'est que je suis, devant ma conscience, le mari de Julie. Elle a ma promesse que je l'épouserai dès qu'elle sera veuve... Cette promesse, ne croyez pas que je la tiendrai. Jamais je n'épouserai cette pauvre femme que je n'aime plus, sinon dans le passé. Vous êtes la compagne qu'il me fallait; puisque vous m'aimez, je voudrais que cette pensée vous fît revivre: vous étiez ma vraie fiancée; tout ce que j'ai cherché d'amour ailleurs qu'en vous n'était rien, je m'en aperçois aujourd'hui! Adieu, mon amie. Parmi tant d'heures d'angoisse, je vous dois des minutes si délicieuses que rien ne les effacera, même pas mon agonie d'à présent... Vous souvenez-vous du chemin de Saint-Jean, bordé par la ligne bleue de la mer? Vous souvenez-vous de la villa des Œillets? Vous rappelez-vous le Lebewohl de Beethoven? Comme tout cela est loin et près! Adieu. Quand vous aurez lu cette lettre, personne ne me joindra plus. Fermez vos chères paupières, souvenez-vous! Je vous aime, je vous perds et vraiment j'en meurs. Adieu!»
Il mit la lettre dans une enveloppe ouverte, et la glissa dans ce mot adressé à Daumier:
«Docteur, votre lettre m'achève. Je ne puis pas revenir, vous saurez pourquoi quand vous aurez lu ces pages écrites pour Claire, mais que vous lui remettrez seulement si vous le jugez utile... Moi, si je n'ai décidément pas le courage de mourir, je vais m'éloigner de nouveau, si loin, cette fois, qu'on ne me rejoindra plus. Je resterai cependant trois jours encore à Heidelberg, pour vous laisser le temps de me répondre, de me donner un conseil suprême.»
V
Ce matin-là, quand le docteur Daumier arriva place Wagram, il était perplexe, sinon sur le devoir à accomplir, au moins sur la façon dont il allait l'accomplir. Il venait de relire les deux lettres de Maurice. «Si les choses demeurent en leur état présent, pensait-il, ou si elles continuent à évoluer dans le même sens, tout le monde souffrira ici. Il n'y a qu'à gagner, pour tous, à une solution tranchante. Oui, mon devoir est clair. Tant pis s'il est pénible; il faut agir.»
Son esprit, curieux d'analyse, ramassait toutes les raisons capables de le décider à agir, à jouer auprès de Julie, comme auprès de Rieu, ce rôle de providence auquel nos mœurs disposent volontiers le médecin moderne. Mais on ne bride pas un cœur, même aguerri au devoir, avec des théories... Tout en donnant ses soins à Antoine, Daumier ne pouvait chasser sa répugnance à torturer l'âme haute et tendre de Mme Surgère.
«Je voudrais faire aujourd'hui quelque chose qui est tout à fait analogue, dans le domaine moral, à une amputation. Or, je ferais une amputation ordinaire sans trouble, sans hésitation, sans remords, et voilà que j'ai peur de faire l'autre, si nécessaire!»
Julie entrait dans la chambre: pauvre Julie au visage ravagé et terni par les angoisses, et dont les yeux éteignaient presque leur douce flamme bleue.
—Eh bien? fit-elle.
Daumier haussa les épaules:
—La fin vient lentement. Toute une partie du bras gauche est inerte. Ce qui est surprenant, c'est la marche irrégulière de cette marée d'insensibilité. Quel merveilleux mal!
Quelque temps il demeura devant le chevet d'Antoine. Il regardait Julie à la dérobée: il aurait voulu être doux, presque caressant avec elle, comme avec un patient qu'il faut opérer. Il demanda:
—Descendons-nous voir notre petite malade?
—Je veux bien.
Ces visites, depuis l'entretien qu'elle avait eu avec Esquier, étaient la torture quotidienne de Julie. Chaque mot du médecin, chaque réponse de Claire, tombaient sur son misérable cœur comme des gouttes brûlantes de poix. Pourtant elle voulait que rien de ce qui se disait auprès de la malade ne lui échappât: il lui semblait que si quelque chose devait être comploté contre son amour, le complot se formerait là.
Ils trouvèrent Esquier auprès du lit. Claire, immobile et sommeillante, avait une effrayante beauté. Sa peau semblait dépourvue d'épaisseur, élimée jusqu'à la minceur d'une feuille d'ivoire. Les cheveux d'encre entouraient cette pâleur extra-humaine, comme une bordure de deuil. Les mains amincies, des mains de sainte sur un tableau byzantin, frémissaient de temps en temps, et aussi les paupières, les épaules frileuses, au léger bruit des pas sur le tapis.
Esquier, sa grande taille effondrée dans un fauteuil bas, les coudes sur les genoux et le menton dans les paumes, la contemplait. Depuis que la maladie de Claire s'était subitement aggravée, qu'elle ne quittait plus le lit, que ses nuits traversées de délire faisaient redouter la méningite, on ne pouvait plus l'arracher de cette chambre et de ce lit.
Il leva à peine son regard lorsque Daumier entra, suivi de Julie. Le médecin s'avança, examina quelque temps la malade endormie, dont le sommeil devenait nerveux et agité. Il approcha son oreille de la bouche demi-ouverte.
—Eh bien? demanda anxieusement Esquier.
Daumier fit signe que rien d'anormal n'apparaissait.
Claire ouvrait les yeux à ce moment, et à se voir ainsi entourée, un léger flux de sang inonda ses joues, comme si tous ces yeux, fixés sur elle, venaient de surprendre le secret de ses songes.
—Comment allez-vous, ma chère enfant? demanda le médecin.
Elle murmura quelques paroles où l'on ne distingua que ce mot:
—...Faible!...
Daumier entr'ouvrait la chemise, sur la gorge pâle, si amincie qu'elle semblait redevenue une gorge d'enfant. Et la délicatesse de ce cou d'apparence si frêle ravivait une comparaison banale: une fleur penchée sur sa tige trop délicate pour la porter.
Les yeux de Julie allaient du visage agonisant de Claire au visage épouvanté d'Esquier, puis au visage impassible du médecin. Elle les sentait tous hostiles, coalisés contre elle. Elle n'essayait même plus de se persuader que ce mal n'était pas son œuvre: elle le savait; elle en avait le cœur déchiré. Mais elle se réfugiait, comme en une suprême citadelle, dans son amour toujours vivant et vaillant.
Daumier se redressa, posa sur l'oreiller le buste de la jeune fille.
—Tout va très bien, dit-il de cette voix détimbrée qui ne laissait rien transparaître de sa vraie pensée, qui ne pouvait ni rassurer ni alarmer... Il faut laisser la petite malade bien se reposer, et bien surveiller le sommeil. À demain, ma chère enfant, ajouta-t-il en pressant le bout des doigts de la jeune fille... À demain, ou peut-être à ce soir, car j'ai un malade rue Ampère, près d'ici; j'y passerai vers cinq heures.
Il se dirigea vers la porte: Julie et Esquier le suivirent sur le palier, mendiant une parole réconfortante. Sans fermer tout à fait la porte, afin que Claire entendît, Daumier déclara:
—... Tout à fait bien. Encore quelques jours de soins, si le mieux se maintient, il n'y paraîtra plus.
—Alors, cela va! insista le père.
—Oui, cela va. Retournez près d'elle. Il ne faut pas la laisser...
Quand il fut seul de nouveau avec Julie, Daumier dit:
—Avez-vous un instant à me donner, chère madame?
Ces mots si simples la troublèrent. Un pressentiment lui révéla une menace.
Daumier reprit:
—Vous ne pouvez pas venir?
—Si, balbutia-t-elle, descendons.
Elle le précéda jusqu'au salon mousse, si bouleversée qu'elle dut s'asseoir aussitôt. Elle trouva la force de dire:
—Vraiment Claire va mieux... n'est-ce pas? Daumier s'arrêta devant elle.
—C'est la vérité que vous voulez?
—Oui... certainement!
—Eh bien! il n'y a plus de doute aujourd'hui. Si rien ne vient interrompre cet épuisement régulier, elle est condamnée... La congestion cérébrale, sous une forme quelconque, est imminente... Et c'est la mort.
—La mort!...
—Oui!
—Mais c'est affreux! balbutia Julie... Ce n'est pas possible, à l'âge de Claire! Voyons, docteur, on ne meurt pas sans raison, à vingt ans; on ne s'en va pas comme cela. C'est Paris qui ne lui vaut rien. Il faut la transporter dans le Midi, à Hyères, ou en Algérie.
—Un voyage? Elle n'irait pas jusqu'au bout! Je vous dis que sa vie, en ce moment, tient au plus léger incident. Vous devriez pourtant bien me comprendre...
Il vint s'asseoir près d'elle, tout près, et les yeux dans les yeux:
—Vous devriez me comprendre, vous surtout. Êtes-vous donc vous-même dans un état de santé normal? Est-ce que l'inquiétude ne vous mine pas le corps? Seulement vous êtes robuste, exceptionnellement... et puis vous avez l'espoir. Tandis que cette pauvre petite se voit condamnée à ne posséder jamais ce qu'elle désire.
Julie baissait la tête.
—Oui, poursuivit Daumier, vous savez la vérité, mais vous refusez de la voir, parce que vous avez peur de ce que vous dira votre conscience. Sans l'avoir voulu, ni même mérité, je vous l'accorde, il arrive que la vie d'un être innocent est entre vos mains. Si Claire n'épouse pas Maurice Artoy, si elle n'a pas au moins l'espoir de l'épouser un jour, elle mourra. Le problème est simple.
Tandis qu'il parlait, Julie se sentait amenée pas à pas au bord d'un précipice; il s'agissait de fermer les yeux, de se laisser conduire, précipiter, ou bien il fallait, d'un dernier effort convulsif, échapper aux mains qui l'entraînaient et s'enfuir loin du tentateur... Des pensées sans nombre, si rapides qu'elles semblaient excéder le temps, se pressaient dans sa tête... Elle envisagea successivement tous les projets extrêmes qui pouvaient la soustraire à cette affreuse nécessité de prononcer l'une de ces sentences: «Je veux que Claire meure,» ou bien: «Je renonce à Maurice.» Elle pensa à fuir, sans tarder, à courir à une gare, à rejoindre l'aimé. Ah! elle le savait bien! si on la torturait ainsi, c'est qu'elle était seule; si elle se sentait impuissante, à bout de force, c'est que Maurice n'était pas là pour la soutenir. Qu'il fût là, seulement, et elle se réfugierait dans ses bras, où elle ne craindrait plus rien, pas même son propre cœur, pas même sa propre pitié!
—Vous ne me répondez pas, dit doucement Daumier.
Elle répliqua, les yeux à terre, en un dernier effort de résistance:
—Que voulez-vous que je réponde?... Je ne comprends pas.
—Oh! je vous en prie, répliqua le médecin, et le timbre de sa voix s'altérait, devenait dur, ne jouons pas avec des mots. Le temps nous presse, je vous assure... Soyons sincères en face l'un de l'autre. Il s'agit de savoir si vous voulez sauver Claire... Oui, j'entends votre objection: «Je m'occupe d'affaires que personne ne m'a confiées; je n'en ai pas le droit...» Eh bien, si, j'ai le droit. Je suis médecin: on me charge de la vie de cette enfant, je dois essayer tous les moyens de la sauver.
—En me perdant, moi, murmura Julie amèrement. Si vous parlez comme médecin, ma vie ne devrait-elle pas vous être aussi précieuse qu'une autre? Et, ajouta-t-elle, tout en pleurs, vous savez bien que je mourrai, moi aussi, si je le perds!
—Ah! s'écria Daumier en lui saisissant les mains, voilà donc des larmes, enfin! de franches larmes! Pleurez, pleurez, soulagez-vous! Oui, je sais bien que ce qu'on vous demande est affreux, que je vous crève le cœur. Mais c'est votre devoir; vous accumulerez les catastrophes autour de vous, si vous ne consentez pas. Claire mourra. Ce ne sera pas tout: d'autres souffriront, et c'est encore vous qui les aurez frappés. Esquier, qui vous aime, souffrira... Et—répondez-moi loyalement—celui que vous aimez, êtes-vous bien sûre qu'il ne souffrira pas?
Bien qu'il eût, intentionnellement, adouci le ton de ces dernières paroles, Julie recula brusquement ses mains, et ses larmes cessèrent de couler.
—Qu'est-ce que vous dites? Qu'est-ce que vous voulez dire? Maurice souffrirait de rester à moi? Oh! j'ai bien entendu! c'est ce que vous voulez dire! Eh bien, ce n'est pas vrai! Je le connais, Maurice, moi, vous comprenez... Il n'y a pas une de ses pensées que je ne devine... Nous avons passé près de trois semaines ensemble, en Allemagne. Certes, à Paris, il avait été troublé par Claire, je le sais. Claire était son amie d'enfance; ils avaient eu l'un pour l'autre un caprice d'enfants. Claire n'a pas cessé de l'aimer, elle. Mais Maurice ne l'a-t-il pas oubliée pour moi? Est-ce qu'elle n'était pas là, il y a trois ans? Qui l'empêchait de l'épouser, alors? Il n'y a même pas songé. La demande de Rieu, il y a deux mois, l'a bouleversé, c'est vrai. Mais, dès qu'il a été seul en Allemagne, qui a-t-il appelé, dites? Moi, encore. Et savez-vous ce qu'ont été nos jours de retraite, à Cronberg? Savez-vous ce qu'il m'a juré, spontanément, au moment où j'ai quitté l'Allemagne? Il m'a promis, presque malgré moi, d'être mon mari si je devenais veuve.
—Je le savais, dit Daumier.
—Alors, si vous le savez, qu'est-ce que vous me demandez? Franchement, c'est de la folie de vouloir faire le bonheur d'un homme contre son choix!
Daumier écoutait Mme Surgère et ne la reconnaissait plus. Quoi! c'était Julie? C'était la douce silencieuse qu'il avait vue si souvent rougissante, intimidée de l'abord d'un indifférent! «Comme la défense instinctive de son amour est puissante chez la femme, pensa-t-il, chez toutes les femmes!... C'est plus impérieux encore que l'instinct maternel.»
Il regarda Julie en face, et lui dit:
—Vous êtes sûre des sentiments de Maurice?...
—Sûre?... Mais oui, voyons... C'est lui-même qui...
—Ah! fit Daumier, avec une affectation d'indifférence. Alors...
Il se tut.
Mais Julie se cramponnait à son bras:
—Pourquoi me dites-vous ça? Est-ce qu'il vous a dit quelque chose sur moi?... Dites, je veux savoir!...
—Comment voulez-vous qu'il m'ait rien dit? Je ne l'ai vu qu'un instant avant son départ pour l'Allemagne... Nous n'avons pas parlé de cela.
—Alors c'est depuis... Il vous a écrit. Mais parlez, parlez! Vous voyez bien que vous me martyrisez!
Elle s'assit à demi sur le bras d'un fauteuil. Elle tenait entre ses doigts son mouchoir, dont elle déchiquetait inconsciemment la batiste avec ses ongles.
Daumier, tracassé de pitié, hésitait encore. Où était son devoir? Laquelle des deux femmes fallait-il sacrifier pour sauver l'autre, pauvres âmes tendres et sincères également! Laquelle avait droit à l'amour et à la vie aux dépens de l'autre?
Julie dit, la voix entrecoupée:
—Vous savez quelque chose que vous ne me dites pas... Vous avez une lettre, Maurice vous a écrit. Oui, n'est-ce pas? continua-t-elle sur un geste de Daumier. Il a écrit cela! Il a écrit qu'il ne m'aimait plus... Oh! mon Dieu, mon Dieu!
Des sanglots violents soulevaient sa poitrine. Daumier, s'approchant, vit que les larmes ne coulaient plus.
—Donnez-moi cette lettre!... Je veux cette lettre, répéta-t-elle en tendant les mains. Vous voyez bien que je suis calme... Je n'ai pas d'émotion... Il faut que je sache la vérité, vous comprenez bien. Donnez-la-moi.
«Il le faut, pensa Daumier... Pauvre femme! Il vaut mieux tout de même que je sois près d'elle quand elle va lire cela.»
—Tenez, fit-il, tendant la lettre adressée à Claire: la voici.
Julie la prit comme une proie, s'approcha de la fenêtre pour mieux voir, et se mit à lire. Daumier guettait l'inévitable défaillance.
«Pauvre femme! répéta-t-il. Pauvre âme!»
Julie lisait; elle avait achevé la première page, maintenant elle en était aux pages du milieu, et cette lecture semblait s'éterniser. Enfin, elle ne bougea plus, les yeux rivés aux dernières lignes.
Daumier s'approcha, se pencha, la regarda de près. Elle avait les pupilles immobiles, extraordinairement dilatées.
—Qu'est-ce que cela veut dire? murmura-t-il.
Il prit le papier; les doigts de Julie essayèrent un instant de le retenir, puis le lâchèrent. Il tâta les mains, les poignets, qu'il trouva frigides et comme ankylosés. Il l'assit doucement, il lui appuya le buste contre le dossier d'un fauteuil. Elle se laissa faire.
—Voyons, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre impérieuse et réconfortante; voyons, ma pauvre amie, un peu de courage! Tout bonheur finit; il n'y a qu'à se résigner et à accepter la vie comme elle est... Quelle fin pouvait avoir une liaison comme la vôtre? Prenez l'initiative de la rupture, ce sera moins humiliant et vous souffrirez moins.
Julie ne répondait pas. Elle ne regardait même pas le médecin. Seulement ses lèvres remuaient et une larme unique coulait, très lentement, le long de sa joue. Subitement elle eut un éclat de rire sec et crispa ses mains sur sa poitrine.
«Diable!» murmura Daumier.
Il dégrafa le haut du col, puis les premières agrafes du corset...
La gorge adorable, juvénilement délicate et ferme, lui apparut. Et le
médecin pensa: «Comme elle est jeune encore! Les années n'ont pas
détruit cet admirable instrument d'amour... Alors, avais-je le droit?»
Une expression de souffrance répandue sur ses traits, Julie s'agitait dans le fauteuil, respirait avec effort. Des syllabes confuses tombaient de ses lèvres, sans lien apparent... «Ma chambre... ma chambre de là-bas... Maurice... mon aimé!»
Daumier acheva d'ôter le corset. Elle respira mieux. De temps en temps, elle était secouée par un accès de rire, et tout de suite elle disait: «Oh! que j'ai mal... mon aimé!...» Quelques mots lui vinrent, que le docteur ne comprit pas, des mots de patois corse enseignés par Tonia, dans sa toute petite enfance, oubliés depuis longtemps, et qui maintenant surgissaient dans ce lamentable bouleversement de sa conscience et de sa mémoire.
Daumier tâchait de lui faire sentir un flacon d'éther. Mais elle se détournait, pinçait les narines... Et le rire, l'affreux rire la secouait... Elle murmura: «Maman!...» Pauvre blessée à qui l'enfantine clameur revenait aux lèvres!
La crise menaçait de s'éterniser. Le médecin prit le parti de la brusquer. Il approcha sa bouche de l'oreille:
—C'est fini, dit-il. Maurice est perdu pour toujours... Vous êtes seule, toute seule...
Julie regarda Daumier. Elle répéta: «Seule!... toute seule!...» Et subitement le flot de chagrin accumulé que la surprise, le saisissement, avaient endigué un instant au prix d'atroces souffrances, ce flot creva ses digues; des larmes abondantes jaillirent des yeux, noyèrent le visage, et la connaissance s'en allant avec elles, elle apparut bientôt immobile, comme morte.
«Allons, pensa Daumier, l'opération est faite, et elle a réussi.»
Il sonna. Ce fut Joachim qui vint.
—Madame est un peu souffrante, dit-il simplement. Une crise de nerfs. Rien à redouter, du reste. Aidez-moi seulement à la porter dans son appartement. Mary la déshabillera et la couchera.
Quand il eut laissé Julie, toujours évanouie, aux soins de la femme de chambre, le médecin redescendit auprès de Claire.
Elle sommeillait toujours avec d'imperceptibles tremblements. Son père, accoudé au lit, la regardait dormir. Daumier lui posa la main sur l'épaule; il se retourna en sursaut.
—Ah! c'est vous, docteur... Qu'est-ce qu'il y a? Je vous croyais parti depuis longtemps.
—Esquier, répliqua le médecin, j'ai une bonne nouvelle...
—Pour Claire? dit tout de suite Esquier.
—Pour Claire...
—Vous la guérirez?
—Je la guérirai certainement... La cause de son mal n'existe plus.
—Comment? fit le banquier. Puis comprenant à demi: Vous avez parlé à Julie?
—Oui...
—Et elle vous a écouté?
—Il le fallait... Ah! le choc a été rude. Elle souffre bien. Allez la voir.
—Mon Dieu! Qu'est-ce que vous avez fait, Daumier? Vous l'avez tuée!
—Non... Nous sauverons Mme Surgère, j'en réponds. Que voulez-vous, mon ami? La crise était nécessaire. Je l'ai provoquée pour qu'elle se produisît dans des conditions dont je fusse maître. Allez la voir. Elle vous aime. Dès qu'elle reprendra connaissance, il faut qu'elle vous trouve près d'elle. Quant à moi, je repasserai vers cinq heures.
Le médecin avait vu juste. Julie ne reprit guère connaissance de toute la journée; seulement vers le soir, sa fièvre disparut, elle tomba dans un sommeil profond et parfaitement calme. Daumier, qui revint avant la nuit, comme il l'avait promis, déclara qu'il n'apercevait plus aucun danger; Esquier alors quitta la chambre et alla se coucher, brisé de fatigue. Mais quand, le lendemain matin, vers dix heures, il fit demander des nouvelles de Mme Surgère, Mary lui annonça que «Madame était sortie de très grand matin; qu'elle paraissait bien portante et calme.»
Un instant, le soupçon d'un acte de désespoir effleura le banquier. Mais il se rassura vite. Non, Julie était trop croyante pour forcer la mort. «Alors, que veut dire ce départ? Quitterait-elle Paris? Aurait-elle conçu le projet de rejoindre Maurice?»
—Mme Surgère n'a rien emporté, pas de malle, pas de valise?
—Non, monsieur!
—Elle n'a pas dit où elle allait?
—Non...
—Ni fait atteler?
—Non... Madame est sortie à pied... Mais, par la fenêtre, je l'ai suivie des yeux. J'ai vu qu'elle traversait le boulevard et qu'elle allait prendre un fiacre fermé, à la station, en face...
Effectivement, Julie s'était éveillée de bonne heure, aux premières clartés du jour, et tout de suite l'affreuse réalité l'avait étreinte. «C'est fini... fini... pensa-t-elle. Oh! mon ami, mon ami! est-ce vrai? Est-ce que je ne t'aurai plus jamais... jamais?...» Non! jamais plus cette chère tête brune ne se réfugierait contre son sein; elle n'entendrait plus les appellations familières qu'elle aimait: «Ma Julie!... ma Yù!...» Tout était bien fini, cette fois, bien irréparable. Elle-même le voulait: elle l'avait voulu dès que les cruelles lignes écrites par l'absent étaient entrées dans ses yeux; et, à travers le délire, à travers le sommeil prostré des heures dernières, elle découvrit que cette volonté s'était mystérieusement fortifiée. Elle pensa: «S'il était là, s'il me disait:—Ma Yù, je t'aime comme avant; je veux être à toi comme avant...—eh bien! c'est moi qui ne voudrais pas, qui dirais:—Non! Non!»
Et malgré qu'elle les chassât comme un cauchemar, les mots de la lettre
lui revenaient: «Vous avez pris possession de moi; pendant l'absence,
vous êtes en moi; j'en souffre... je ne voudrais pas en souffrir...
Jamais je n'épouserai cette pauvre femme...» Ce n'était pas l'orgueil
féminin blessé qui saignait: c'était encore sa tendresse, cette
tendresse qui n'avait jamais failli ni diminué... «M'a-t-il aimée?
M'a-t-il seulement aimée jamais? N'ai-je été pour lui qu'un passe-temps,
qu'un pis-aller?» Mais les souvenirs se réveillaient et protestaient.
Quand il la poursuivait de ses désirs, quand il oubliait Claire à ce
point que la jeune fille révoltée rentrait au couvent, il l'aimait
vraiment, voyons! à ces moments-là! Et les trois années de communion, ce
n'était pas un mensonge, cela! Elle vit la vérité très nette: «Oui, il
m'a aimée, bien aimée... Il m'a aimée sans arrière-pensée, jusqu'au
moment où
Claire est revenue ici.»
Elle se leva, elle s'habilla machinalement, sans savoir quelle heure il était, sans appeler Mary pour l'aider. Dans les ténèbres de son désespoir, une aube de lumière se levait, oh! triste lumière, comme ces pâles aubes septentrionales qui durent si peu de temps entre les longues nuits de Norvège... Sa conscience avait travaillé dans le mystère, pendant qu'elle gisait sous la fièvre. Sa conscience lui avait dit: «Quelque chose est mort. Voici la fin d'une ère...» Ainsi les rafales d'automne, emportant les dernières feuilles, disent: «Voici la fin des gaies journées. Voici l'hiver...» Oui, c'était l'hiver, cette fois; elle le sentait, et chaque fois que cette sensation la traversait, elle frissonnait, de tous ses membres... Quelque chose était mort... Elle s'habilla comme en un deuil pour les démarches suprêmes qui suivent une mort.
«La chapelle de la rue de Turin... L'abbé Huguet!» La chapelle s'évoqua devant son rêve, et aussi la silhouette noire du prêtre. De nouveau, l'horrible tristesse la traversa, une nouvelle rafale la secoua, la jeta à genoux, par terre, disant: «Mon Dieu! ayez pitié, ayez pitié!» Elle ne savait plus balbutier que ces cris; qu'eût-elle pu demander au dispensateur du bonheur humain et de la douleur humaine? Sa douleur était inguérissable; elle n'en voulait pas être guérie.
Elle répétait: «Mon Dieu... mon Dieu...» comme les enfants, quand ils souffrent, crient à leur mère, rien que pour répéter ce nom de refuge, même quand ils savent bien que leur mère ne peut les calmer!...
Elle se releva, à demi consciente. Elle acheva de se vêtir: elle allait sortir quand la femme de chambre qui couchait dans la pièce voisine, réveillée au bruit, accourut:
—Madame sort? Madame n'est pas malade?
—Non, Mary. Je vais bien. J'ai une course à faire:
L'Anglaise n'osa pas demander: «Où va Madame?» Elle dit seulement:
—Madame rentrera?
—Pour le déjeuner, sûrement, Mary.
Et, ne voulant pas être interrogée davantage, elle sortit vivement. Elle courut presque jusqu'à la station de fiacres.
—Rue de Turin... Au couvent... À la chapelle... Je vous arrêterai.
Il était presque huit heures quand elle y arriva. Elle pensait entrer directement dans le couvent par la petite porte qui donnait sur les cours, et monter aussitôt chez l'abbé Huguet. Mais le fiacre s'arrêta devant la chapelle: les portes en étaient ouvertes, des lumières de cierges brûlaient au fond du chœur. L'appréhension des aveux et aussi une reprise de piété la jetèrent dans la chapelle. Tout de suite, elle s'y sentit plus à l'aise, sous cette demi-obscurité fraîche. Derrière des bancs vides d'élèves, quelques chaises, quelques prie-Dieu, vides aussi, attendaient les fidèles... Julie s'agenouilla.
Dans son désespoir, y avait-il place pour une consolation? Oui! c'était une consolation, ce droit reconquis à entrer là, à y prier. Elle n'y venait plus, comme trois ans passés, avec l'appréhension encore délicieuse de la faute. Aujourd'hui, elle avait péché, péché des mois et des années, et voici que son péché même l'abandonnait. Jamais elle ne le commettrait plus; une main providentielle la restituait à la chasteté désespérée.
«Mon Dieu... ayez pitié!»
Un bruit sourd de piétinements légers parvenait jusqu'à elle. Elle le reconnaissait; il réveillait au fond d'elle-même les vieux échos. C'était l'heure de la messe: Julie vit la converse allumer les cierges et préparer l'autel, la même qui, trois ans plus tôt... Oh! ce passé! Cette station dans l'église! Tout cela lui remontait au cœur, à présent! Entre la prière éplorée de ce jour-là et la prière désolée de celui-ci, l'histoire brève et infinie de son amour, tout entière avait tenu!
Maintenant, les élèves entraient, une à une... Elles entraient, souvent continuant à leurs premiers pas le chuchotement de la conversation commencée dans les corridors: une génuflexion d'automate les ployait devant le milieu du chœur, et, subitement recueillies, elles garnissaient les bancs avec ordre... Toutes furent placées bientôt, et, sur un battement de claquoir, agenouillées. Julie les regardait, des dos amincis de fillettes, vêtues, sans grâce, d'une pèlerine noire qu'un ruban de faille bleue, pour quelques-unes, barrait en forme de V. «J'ai été de ces petites, de celles qui sont à genoux là-bas, tout près du chœur... Puis voici ma place, au milieu, à la hauteur de la chaire, quand j'étais parmi les moyennes, quand j'ai fait ma première communion... Voici la dernière que j'ai occupée, là, où s'agenouille cette grande brune.» Il lui sembla que ces divisions méthodiques de la chapelle symbolisaient pour elle les saisons de la vie. Le printemps était mort, puis l'été; l'automne s'achevait. Et c'était aujourd'hui le dernier jour de l'arrière-saison. Loi de misère, qui des marches du chœur chasserait insensiblement ces enfants, comme elle-même, vers la porte de l'asile, vers le monde! Combien, parmi ces petites, si innocentes, regardant le tabernacle avec de pures prunelles, reviendraient un jour, à la place qu'elle occupait maintenant, pleurer leur amour mort, leur vie brisée? Oh! triste amour! triste vie!
Sa pensée errait ainsi autour du problème de la destinée, sans le pénétrer, tandis qu'elle accomplissait machinalement les gestes de la prière; même ses lèvres inconscientes mêlèrent une voix aux voix qui chantaient des cantiques. Les pieux cantiques disaient que l'amour de Dieu est le seul refuge; ils déploraient de grands péchés, ils témoignaient de la confiance des fidèles aux divines miséricordes. Les plus petites les balbutiaient, ces paroles de pénitence, à la veille des tristes fêtes de novembre, comme aussi les grandes filles qui devinaient déjà l'amour, celles dont le cœur, peut-être, avait déjà battu pour des jeunes hommes,—comme aussi la pauvre femme que l'amour venait de rejeter, brisée, tout au seuil du temple, pénitente et pleurante.
Puis ce fut la fin de la messe, le prêtre expédiant les dernières oraisons et s'en allant, précédé de son enfant de chœur, la chapelle vidée comme d'une eau qui fuit lentement, silencieusement. La converse éteignit les cierges, fit le ménage du culte... Bientôt Mme Surgère fut seule dans la chapelle. Un soleil pâle y entrait à pleines verrières, pourtant il y faisait froid.
«Allons, pensa Julie en entendant la porte se refermer sur la converse. Il le faut.»
Elle se leva, gagna la sacristie. La sœur l'arrêta:
—Madame désire?...
Elle ne la reconnaissait pas. «Ai-je donc vieilli?» se dit Julie. Elle demanda:
—Monsieur l'aumônier est-il chez lui?
—Je crois bien que oui, madame... Mais... mais je ne sais pas s'il reçoit.
Elle n'osait barrer le chemin, comme elle avait ordre de le faire aux inconnues: des souvenirs vagues la faisaient hésiter, lui remémoraient les traits de la visiteuse.
—Oh! sœur Zyte, répliqua Mme Surgère, l'abbé Huguet me recevra, n'ayez pas d'inquiétude.
—Bon, madame, fit la sœur avec un demi-sourire. Si madame connaît monsieur l'aumônier... Je crois que monsieur l'aumônier est dans le cloître, en ce moment.
Elle ouvrit elle-même devant Mme Surgère la porte qui donnait sur le cloître.
En effet, marchant d'un pas allongé et lent sous les arcades, l'abbé Huguet lisait son bréviaire. Justement, il tournait l'angle voisin, il s'approchait: Julie se trouva face à face avec lui.
Levant les yeux, il reconnut son ancienne pénitente:
—Ah! chère madame!
Elle essayait de sourire, balbutiait quelques mots de bienvenue: lui,
par-dessus les lunettes, la scrutait du regard, et, familiarisé avec
les âmes et les visages des femmes, il pénétrait par les yeux encore
meurtris et humides le cœur ravagé de l'abandonnée... Il la vit toute
confuse, impuissante à parler là, en plein air, sous le regard oblique
de la converse.
—Il fait un peu froid dans ce cloître, dit-il, à moins de marcher vite... Moi, c'est un exercice hygiénique, chaque matin, en lisant mon bréviaire... Mais je ne voudrais pas vous y contraindre. Et si vous voulez, nous allons monter dans mon bureau?
De la tête elle consentit... Le prêtre la précéda vers l'escalier du fond. À ce moment, elle eut conscience que ce pas qu'elle allait faire, c'était le pas suprême qui la séparerait de tout ce qu'elle aimait... Elle franchissait la frontière; après, il ne serait plus en son pouvoir de reculer. Alors, elle désira fuir, se sauver, échapper au prêtre. Toutes sortes de plans auxquels elle n'avait pas songé se présentèrent: rejoindre Maurice, le reprendre, le garder. Elle savait le pouvoir de sa présence sur ce cœur incertain. Fuir... le rejoindre... Oh! les vains projets! À l'instant même où ils lui venaient, elle montait les marches derrière l'aumônier. Déjà elle arrivait en haut de l'escalier; la porte de la chambre douillette et parfumée du prêtre s'ouvrait et se refermait; elle était assise sur le grand fauteuil voisin du bureau, comme trois années auparavant.
—Comment va-t-on, chère madame, chez vous?... Ce bon M. Surgère?
Aucune allusion ne fut faite encore au long temps pendant lequel leurs relations avaient été suspendues. Elles n'étonnaient pas l'abbé, ces absences de la vie religieuse jusqu'au jour où la débâcle de l'amour rejette les pauvres amoureuses mondaines, toutes meurtries et pantelantes, aux pieds du Consolateur.
—Mon mari va bien, répliqua distraitement Mme Surgère.
Et aussitôt, songeant à ce moribond qu'elle avait laissé avenue de Wagram:
—C'est-à-dire, fit-elle, qu'il ne souffre pas. Mais sa maladie n'est pas guérissable, vous savez...
—Et notre chère Claire Esquier? Elle demeure bien avec vous, n'est-ce pas?
—Elle aussi est un peu souffrante... Mais ce n'est rien... Nous ne sommes pas inquiets.
Il y eut un silence. Julie, évitant le regard de l'aumônier, considérait obstinément la pendule; un petit balancier de métal oscillait dans une échancrure du cadran. L'abbé, la voix plus basse, demanda:
—Et vous, mon enfant, comment allez-vous?
Elle ne répondit pas; le flot de son chagrin remonta jusqu'à ses yeux, qui s'emplirent de larmes. Elle les essuyait à mesure, mais il en montait d'autres, sans cesse, comme d'une source inépuisable.
Le prêtre se rapprocha d'elle:
—Allons, soyez courageuse! Vous avez beaucoup de chagrin, je le vois. Prenez confiance. Si vous revenez loyalement à Dieu, soyez sûre que vous lui devrez la consolation et la paix.
Et il répéta cette phrase, que Julie avait entendue textuellement, à son autre visite.
—Voulez-vous que je vous entende au saint tribunal?
Cette fois, elle répondit:
—Oui... mon père.
L'abbé se leva, alla vers l'alcôve. Il en ouvrit les rideaux. À côté de l'étroit lit de fer, le confessionnal apparut: un siège et un prie-Dieu, séparés par une planche d'acajou grillagée.
Tous deux s'installèrent. Il dit:
—Je vous écoute.
Elle balbutia les paroles rituelles de la confession, remise naturellement à leur usage, quoique tant de jours eussent passé sans qu'elle les prononçât.
—Eh bien, ma fille, reprit l'abbé, comme elle se taisait, hésitante, ne sachant plus par où commencer ses aveux... voilà bien longtemps que je ne vous ai pas vue ici... Avez-vous néanmoins fréquenté les sacrements?
—Non, mon père.
—Ah!... Vous en avez été éloignée par un scrupule de conscience, sans doute?... Vous ne trouviez pas que... l'état de votre cœur... les habitudes de votre vie... comportassent une fréquentation assidue?... oui... c'est cela. J'ai le souvenir de la dernière visite que vous m'avez faite. Vous étiez inquiète, à ce moment-là, mais pleine de bonne volonté.
—Oh! oui, murmura Julie.
—Et cependant, vous avez failli? continua le prêtre, qui ne questionnait plus, qui se bornait à solliciter l'aveu tacite par de courtes haltes de silence au bout de ses phrases. Vous avez, quoique mariée, cédé à un amour coupable... avec un homme beaucoup plus jeune que vous?...
Elle se taisait. Son amour lui apparaissait, aux mots du prêtre, sous sa face criminelle, et elle s'étonnait d'avoir vécu tranquille, heureuse,—oh! plus que tout le reste de sa vie chaste,—en compagnie du péché... Dans l'appareil religieux qui l'environnait, à côté de ce prêtre, elle commençait seulement d'en souffrir religieusement; elle en voulait être lavée, pour jamais délivrée.
L'abbé demanda:
—Vous avez cédé à ce jeune homme, peu de temps après votre visite ici?
—Oui, mon père. Moins de trois mois après.
—Et vous lui avez appartenu... dans la maison même de votre mari?
—La première fois seulement... Ensuite... il a pris un appartement, et c'est là que nous nous sommes vus.
—Et là, toutes les fois qu'il a exigé de vous le péché... vous avez consenti?...
—Oh! mon père! interrompit-elle... vraiment, je ne crois pas que vous vous représentiez exactement comme je l'aimais. Je pensais à lui constamment; tout m'ennuyait quand il n'était pas près de moi, et dès qu'il y était, je n'avais aucun besoin de distraction pour être heureuse. Bien sûr, je n'aurais jamais rien su lui refuser. Mais il me semble bien que c'était surtout de le voir heureux que j'étais heureuse!... Oui, c'est cela. Je vivais pour lui: et j'avais tant de joie à penser que c'était par moi qu'il était heureux!
—Ma pauvre enfant! reprit l'abbé, sentant qu'elle échappait au remords, envahie par l'attendrissement des souvenirs... vous avez été très coupable...
Il y eut un silence, troublé seulement par les sanglots de Julie.
—Et c'est un réveil spontané de chasteté qui vous a décidée à revenir me trouver, à demander asile à Dieu contre ce crime?... Ou bien, est-ce que ce sont les événements?...
—Mon père, ce sont les événements. Il ne m'aime plus.
Alors, ce mot lâché, toutes les écluses de son chagrin cédèrent ensemble... Elle sanglota, dévêtue de la pudeur même de sa douleur, disant seulement, parmi ses larmes: «Il ne m'aime plus! Il ne m'aime plus!...»
—Levez-vous, mon enfant, lui dit l'abbé... Et venez vous asseoir ici... Vous êtres trop bouleversée pour rester à genoux.
Il tira d'un des tiroirs de son bureau le flacon de sels, toujours prêt pour les évanouissements, le livra aux mains de Julie. Elle le respira longuement. Quand elle fut plus calme, elle parla, d'elle-même, sans qu'il fût besoin de la questionner. Elle raconta l'histoire de sa chute, le temps de possession sans partage, puis le retour de Claire, les secousses qui avaient précédé l'arrachement définitif, le voyage d'Allemagne, la catastrophe...
L'abbé Huguet l'avait écoutée sans l'interrompre. Quand elle eut fini:
—Et maintenant, demanda-t-il, avez-vous tout à fait renoncé à votre péché?
—Oh! oui, tout à fait... Rien ne pourrait m'y ramener, rien, rien...
—Cependant, vous étiez bien possédée par cette affection. D'un jour à l'autre, elle a disparu de votre cœur?
—Non. J'aime toujours Maurice. S'il faut ôter cela de moi, que le bon Dieu m'épargne!... je ne peux pas, je ne serai jamais pardonnée. Seulement... quand je fais mon examen de conscience, il me semble que désormais il n'y a pas de péché dans la pensée que je garde à Maurice. C'est quelque chose de très fort, mais de blessé, comment dire? de triste, comme on aime quelqu'un qui est mort. Non, je ne puis pas pécher en l'aimant comme cela.
L'abbé réfléchit quelque temps.
—Votre conscience vous appartient, mon enfant, dit-il. Vivez en paix avec elle. Le bon Dieu veut vous pardonner puisqu'il vous éprouve... Écoutez-moi.
De cette voix singulière qui faisait vibrer comme un cristal les nerfs de ses pénitentes, il ajouta:
—Vous voici revenue, ma fille, toute meurtrie et saignante, aux pieds de votre confesseur. Dieu vous a frappée dans votre péché même, il faut l'en remercier. Vous avez fait un voyage à travers l'amour humain: vous pouviez y demeurer éternellement, et cette honte s'attachait à vous comme une lèpre, jusqu'à la mort, jusqu'au delà. Vous souffrez, n'est-ce pas? mais tout de même vous vous sentez aujourd'hui quelque chose de meilleur qu'hier; vous n'êtes plus cet être coupable et vil: une amoureuse. Oui, une amoureuse; le mot vous choque parce que je le prononce ici, dans cette sainte maison, devant ce crucifix: hier vous n'étiez pourtant pas autre chose. Adorez la main qui vous ôte violemment cette triste prérogative. Il ne vous est pas interdit, certes, d'aimer encore l'homme que vous avez aimé; mais voyez comme cet amour se hausse, s'il exclut le don de votre corps. Rappelez-vous ce que je vous disais voici trois ans: «Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» De ce quelque chose de mauvais, vous avez senti l'amertume, n'est-ce pas? Eh bien, ôtez de l'amour ce vague élément coupable, il reste une grande vertu, la charité. Allons, mon enfant, prenez courage! Vous recouvrez votre nationalité perdue d'honnête femme et de chrétienne. Prononcez les paroles de contrition; je vais vous absoudre. À genoux, mon enfant; le front bas, mais l'âme haute. Et point de larmes. Quoi! vous renaissez à la santé morale, et vous pleurez?
Lorsque les dernières paroles de l'absolution furent prononcées, que le prêtre eut dit à Julie les mots rituels du congé: «Allez en paix!» tous deux se relevèrent en même temps. Ils sentirent le besoin de se séparer sans ajouter une parole, et dès ce moment même. Ils se serrèrent la main.
—Adieu, madame. Revenez me voir, n'est-ce pas? N'oubliez plus le chemin de cette maison.
—Adieu, mon père.
De nouveau Julie était dans la chapelle, maintenant tout à fait vide. Elle s'était agenouillée près du chœur, dans les bancs des toutes petites; machinalement elle s'était mise à la place qu'elle avait occupée là, plus de trente ans auparavant. Et le miracle de la confession sincère, si incompréhensible aux âmes
non religieuses, s'accomplissait vraiment: son âme aussi était redevenue pareille aux âmes innocentes des enfants agenouillées là tout à l'heure. L'abbé Huguet avait dit vrai: elle n'était pas faite pour les matérialités de l'amour. Si son cœur saignait encore par mille entailles, si de ses yeux meurtris jaillissaient des larmes, inépuisablement, à la pensée que l'ami chéri n'était plus à elle, ne l'aimait plus, quelque chose dans sa chair libérée s'apaisait, se guérissait, comme de la cuisson d'une ancienne brûlure.
Elle restait agenouillée... Elle avait l'obscure confiance que des voix divines lui dicteraient là ce qu'elle avait à faire; car elle voulait encore, son sacrifice résolu comme il l'était, l'accomplir utilement et modestement. Elle y réfléchit longtemps; ce fut la cloche bien connue, annonçant le repas, qui lui rappela l'heure. Il fallait n'inquiéter personne, éviter le bruit autour de ce qui allait se passer. Il fallait qu'il n'y eût de catastrophe, d'écroulement, de blessure, que dans son propre cœur.
Elle put regagner sa maison avant midi. Tonia la guettait derrière les barreaux de sa logette, comme de coutume.
—Ah! Yù! fit-elle... Comme tu nous as tourmentés ce matin, ma Yù! Je t'assure que je me suis fait du mauvais sang, et M. Esquier aussi, va!
—Chut, Tonia!... Pas de bruit. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce que je sorte le matin pour revenir à midi. Fais servir le déjeuner dans un quart d'heure. Est-ce que M. Daumier est arrivé?
—Oui, ma belle, il est chez M. Surgère à causer avec M. Jean.
—Va le trouver, prie-le de monter dans ma chambre. Et ne bavarde pas, hein!
—C'est dit... Pas un mot!
Quelques instants après, le docteur, assez inquiet de l'accueil qu'on lui ferait, entrait chez Mme Surgère. Il la trouva, ce qu'il n'aurait pas attendu, parfaitement calme. L'eau fraîche avait, sur ses yeux, effacé les traces des larmes. Elle s'était soigneusement recoiffée. Rien ne trahissait, sinon la pâleur de ses joues, les émotions de la veille et de la matinée.
Elle tendit la main au médecin:
—Bonjour, docteur. Vous voyez que je vais bien. Comment va Claire?
—Beaucoup mieux. Elle a dormi sans fièvre. J'ai le meilleur espoir.
—Et Antoine?
—Toujours de même.
—Vous déjeunez avec nous?
—Si vous voulez de moi.
—Certes. Mais un mot, avant de descendre. Qu'est devenue la lettre que vous m'avez montrée hier... la lettre de Maurice à Claire? insista-t-elle, voyant Daumier hésitant. N'ayez pas peur, je suis calme... L'avez-vous remise à Claire, cette lettre?
—Non, je l'ai gardée. Je n'ai pas cru devoir...
—Eh bien, écoutez. Avez-vous confiance en moi?
—Quelle question, chère madame!
—Oh! nous n'en sommes pas aux formules de courtoisie. Le cas est trop grave, n'est-ce pas? Avez-vous confiance en ma parole comme en la parole d'un homme d'honneur? Et si je vous donne cette parole que je ne m'oppose plus au mariage de Claire et que je vais moi-même écrire à Maurice pour le rappeler, me croirez-vous?
—Je vous crois absolument.
—Alors cette lettre... que vous m'avez montrée hier, je vous la demande. Vous m'épargnerez l'humiliation qu'elle soit lue par Claire... et, à moi, elle me servira de sauvegarde contre moi-même, si jamais j'avais la tentation d'une défaillance. Pourquoi hésitez-vous? Maurice vous a donné le droit d'en disposer à votre idée, et, certes, l'usage que vous en avez fait hier est plus étrange...
Daumier réfléchit quelque temps.
—Vous avez raison, finit-il par dire. Cette lettre, maintenant qu'elle a fait son œuvre, est à vous.
Il la lui donna. Julie l'enferma aussitôt dans un tiroir de son secrétaire.
—Elle n'en sortira jamais, dit-elle, que si je ressens un jour le regret de mon sacrifice. Alors je la relirai pour me convaincre que je fis bien. Je vous le jure.
Ils se regardèrent au fond des yeux.
—Vous êtes admirable, dit le médecin.
—Admirable, mon Dieu! répliqua-t-elle avec un sourire très triste. Je ne me trouve guère admirable, moi. Enfin, le plus rude de la besogne est fait. Il nous reste à rappeler Maurice. Je m'en charge. Jusque-là, si vous voulez, nous oublierons toutes ces choses... Je veux que ce retour et le mariage aient lieu sans bruit, tout simplement. J'étais l'obstacle; je m'efface.
Daumier lui baisa la main. Il cherchait des mots pour exprimer son émotion. Mme Surgère mit un doigt sur sa bouche:
—Pas une parole jusque-là! C'est promis? Et maintenant, descendons.
VI
Depuis trois jours, Maurice attendait anxieusement, à Heidelberg, la réponse de Claire. Qu'allait-elle répondre, si elle répondait? Et que pouvait-elle répondre dont il fût satisfait? La situation était sans issue pour elle comme pour lui. Un seul événement aurait pu mettre son cœur en repos; il était impossible, sûrement impossible, et pourtant il s'attardait souvent à le rêver: Claire quittait Paris et le rejoignait en Allemagne, comme naguère Julie. Oh! le voyage avec elle, avec Claire, cette taille souple serrée contre lui, et le baiser de ces lèvres rouges et l'odeur de ces noirs cheveux crêpelés... Une à une, il avait le cruel courage de revivre par le souvenir les journées, les minutes de Cronberg, la jeune fille substituée, dans ce rêve, à la maîtresse trahie... Et subitement, en plein rêve, il recevait comme un coup de poignard le choc de la dernière parole de Julie:
«Si tu reviens ici avec une autre femme, et que la petite Kœthe te demande où je suis, tu lui répondras que je suis morte, n'est-ce pas?»
Le troisième jour, une lettre arriva. Il reconnut sur l'enveloppe l'écriture de Julie. «Pauvre Julie! Encore des tendresses vides... Encore des:—Je t'aime, mon adoré! Tu manques bien à ta Yù!...» Mais, quand il eut ouvert le papier, parcouru les quelques lignes qu'il contenait, il fut réveillé en sursaut de son indifférence.
«Mon ami, des événements graves, qui vous intéressent, se passent ici. Revenez par les plus courts chemins. Votre présence est nécessaire, et celle qui la réclame c'est
«Votre amie
«Julie Surgère.»
Il relisait ce court billet, en répétait les mots à haute voix. C'était l'écriture bien connue, c'était le papier favori de Julie; mais la pensée qui avait animé ces lignes, non, ce n'était pas la sienne. «Quelque chose de grave se passe vraiment là-bas... Mon ami, au lieu de Mon aimé... Pas un mot de tendresse émue... Une mère aurait pu m'écrire cela...» Il réfléchit, envisagea une à une toutes les solutions qui lui parurent vraisemblables... Il ne vit naturellement pas la seule vraie: il ne devina pas que Daumier eût pu montrer ses lettres à Julie. «Claire va plus mal... ou bien Antoine se meurt...» Et tout de suite il rejeta la première hypothèse... «Si Claire était très malade, ce ne serait pas Julie qui m'appellerait auprès d'elle.» Car, comme la plupart des hommes, il n'imaginait pas qu'une femme, sans cesser de l'aimer, pût faire le sacrifice de son amour.
«Oui, c'est bien cela. Antoine va mourir. Julie a hâte de me revoir; elle m'appelle. Elle va me demander de tenir ma parole. Elle veut s'assurer que j'y suis toujours résolu.»
Quelques jours plus tôt, cette nécessité du retour à Paris, face à face avec son serment, l'eût effaré. Aujourd'hui cette lettre, qui contenait la mise en demeure, l'arrêt, lui procurait un soulagement, un contentement secrets. Ces trois lignes sur papier mauve, c'était la libération, la fin de l'exil: elles lui rendaient, devant sa conscience, le droit au retour. Au bout du voyage, il allait trouver le mur de l'impasse... Mais de louches espoirs le soutenaient comme à tant d'heures de sa vie. «Soit... je tiendrai ma parole, mais je serai près de Claire, et d'être près d'elle, je la guérirai. Et puis, tout s'arrangera...» Il n'osait pas se dire comment, par quelle double trahison... Ce qui fut résolu dans son esprit sans l'ombre d'hésitation, ce fut le retour. Comme toujours, esclave de la destinée, il avait attendu l'impulsion d'autrui pour se décider.
Il partirait donc; il partirait au plus vite. Ayant consulté l'horaire des trains, il constata qu'il fallait attendre le lendemain pour rejoindre à Carlsruhe l'Orient-express qui le ramènerait à Paris dans la matinée du surlendemain. Cet homme que la plus dure échéance menaçait, à qui se présenterait, quarante-huit heures plus tard, une traite à payer, dont le montant était son avenir, cet homme passa les deux jours qui suivirent dans la fièvre, mais dans une fièvre active, bien vivante, presque heureuse. Il consacra sa matinée à reparcourir les merveilleux environs de Heidelberg: le soleil les incendiait des feux pâles de novembre, la robe rouge des bois se déchiquetait aux moindres souffles; mais jamais le Philosophenveg ni le Kœnigstuhl ne lui semblèrent plus délicieux. Il ressentait pour Heidelberg, comme pour Hombourg, comme pour Cronberg, l'attrait mystérieux dont nous parons les lieux où nous avons beaucoup vécu, y ayant beaucoup aimé ou beaucoup souffert.
La nuit suivante, il dormit peu: cette nuit d'insomnie ne lui parut ni lente ni pesante, et quand, aux premières lueurs du jour, il s'embarqua, il tressaillit à la pensée que ce train le ramenait en France... Enfin, enfin, l'exil était clos, il revenait! Vers d'autres épreuves, certes, vers l'étranglement final de ses rêves, mais il revenait! Eh quoi! jadis, il avait rêvé le cosmopolitisme indifférent d'un Byron, d'un Stendhal; il avait raillé la superstition de la patrie. Elle lui restait donc, celle-là aussi, comme la superstition de l'amour?
Il s'endormit bientôt. À son réveil, le jour brillait, déjà haut, dans un ciel gris; la voie traversait des plaines fades, des bois défeuillés: c'était la France. Maurice, scrutant son cœur, inquiet de défaillances possibles, s'étonna de se trouver si résigné dans sa tristesse. «C'est que je vais revoir Julie, pensa-t-il. Pauvre amie, elle m'aime bien.» Il se rappela les anciens retours, au bon temps de leur tendresse, quand il regagnait Paris après quelque absence brève, sa maîtresse debout sur le quai de la gare, silhouette voilée, et les enlacements interminables, tandis que la voiture les ramenait rue Chambiges. Une si violente éruption de souvenirs le bouleversa, qu'il comprit combien il l'aimait encore, cette délaissée dont il disait, l'instant d'avant: «Comme elle m'aime!»—«Mais quel homme suis-je donc, quelle exception, quel déshérité de la raison? Julie est la menace suspendue sur mon avenir, mon mal secret, et je l'aime!» Oui, il fallait bien en convenir avec soi-même: le besoin de la retrouver, de se blottir dans ses bras, maintenant que cet enlacement était tout proche, devenait pressant jusqu'à l'angoisse. «Tout à l'heure, pensa-t-il, le cœur vidé par l'émotion, quand le train, ralentissant, longera les façades de la rue de Flandre... Dans une minute... Dans quelques secondes...»
Il se trompait. Julie n'était pas à la gare. Elle avait redouté la désertion de son courage, tant surmené depuis huit jours, si, brusquement, parmi la houle d'une foule qui débarque, dans le brouhaha d'une gare, Maurice lui tombait dans les bras. S'il allait être tendre? S'il s'était repris à l'aimer,—quoi d'étonnant, lui!—depuis son affreuse lettre? Alors c'est elle qui aurait à lutter, à se défendre d'être aimée... Oh! non... plus jamais!—Elle était résolue maintenant. Quelque chose de plus fort que l'amour, une foi dans la fatalité, dans la nécessité de son renoncement, la tenait aux entrailles...
Elle s'en alla donc, juste assez tôt pour arriver rue Chambiges à peu près en même temps que Maurice; elle s'en alla à pied, tâchant de calmer, de briser sa fièvre par cette longue marche.
Elle avait eu raison de suspecter ses nerfs; ils la trahirent tout de suite, dès qu'elle fut là, dans l'asile de son cher passé de baisers et de caresses. Elle pensa:
«C'est la dernière fois que je viens ici!...»
Et aussitôt, elle se sentit mourir. Elle s'abîma en défaillance sur le divan où souvent ils s'étaient étendus l'un près de l'autre, lèvres contre joues, en leurs stations de tendre et rêveuse immobilité.
Elle était revenue à la connaissance, lentement, comme un corps inerte monte à la surface de l'eau, elle était revenue de cette prostration dans l'oubli, quand elle perçut le bruit d'une voiture qui s'arrêtait; la porte de la rue fut ouverte et repoussée, une clef tourna dans la serrure.
«C'est lui!»
C'était lui. Il apparut, la tenture de l'entrée soulevée: l'instant infiniment court où elle l'aperçut ainsi, hésitant devant la pénombre de la grande chambre, elle eut le temps de se dire: «C'est lui et ce n'est plus lui.» Il lui semblait que Maurice était autre, que depuis une époque très lointaine elle ne l'avait pas vu, qu'il était devenu une chose abolie et irréelle, comme son bonheur...
—Julie!...
Il n'avait prononcé que ce nom, d'une voix si brisée!... et, elle ne savait pas comment cela s'était fait, il était là, à genoux, roulé à ses pieds, malgré tout redevenu le Maurice d'autrefois, réfugié dans le creux de sa robe, l'enfant prodigue pâli par l'absence, meurtri par la route. Il se réfugiait dans cette chaleur de sein, désertée vainement, tant regrettée, retrouvée enfin! Et elle aussi, comme naguère, avait appuyé ses lèvres dans les boucles brunes de son ami; elle les y laissait, elle ne pouvait plus les en arracher, car elle savait bien que c'était là le dernier, le dernier baiser; une seule parole prononcée entre eux romprait l'exorcisme... Tout serait fini.
Alors Maurice, dont le cœur et la bouche étaient comme scellés par l'attente d'un événement extraordinaire, sentit des larmes humecter ses cheveux, puis son front, puis ses yeux et ses joues... Ces larmes coulaient comme ne coulent point des larmes ordinaires, elles coulaient sans secousses de sanglots, abondamment et silencieusement, elles coulaient comme le sang d'une blessure ouverte.
Il eut peur, vraiment peur, redressa sa tête effarée; l'extrême douleur humaine nous effraye comme la folie. Il balbutia:
—Qu'est-ce que tu as... Julie? Dis! qu'est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu comme cela?... Tu me fais peur...
Elle se serra violemment contre lui.
—C'est fini, murmura-t-elle. Ô mon chéri, c'est fini!
Il ne la comprit pas bien; mais ce mot qu'il entendit lui creva le cœur, d'un coup de glaive froid. Quelque chose, quelqu'un, elle, lui, le passé,—il ne savait quoi,—quelque chose mourait, en cette minute, près de lui, près d'elle, entre eux... il le sentait... Il se cramponna à la robe de sa maîtresse, chercha sa bouche, qu'elle dérobait.
—Qu'est-ce que tu dis? Fini? Rien n'est fini... Me voilà, Julie... Regarde! Je reviens... Tu ne m'aimes donc plus? Tu ne veux plus m'embrasser?
Elle l'écarta d'un geste où il chercha encore un frôlement de caresse. La volonté de ne pas fléchir dans l'attendrissement arrêta ses larmes.
—Je t'en prie... Maurice!
Il leva vers elle ses beaux yeux désolés...
—Eh bien! pourquoi me repousses-tu? Je t'aime!
—Écoute-moi, dit-elle. Aie pitié de moi! Ne me fais pas souffrir plus qu'il ne faut! Tu sais bien que tout est fini.
Il répéta obstinément:
—Je t'aime!
Et il ne mentait pas. Il avait horreur de ses hésitations et de ses trahisons: il se sentait à présent incapable de quitter Julie.
—Je suis bien résolue, reprit-elle. Je te rends à toi-même, mon aimé. Marie-toi, et (sa voix se fêla) sois heureux.
—Je t'aime! répéta Maurice. Je ne veux que toi!
C'était lui, maintenant, qui, le front buté entre les genoux de son amie, sentait monter à ses yeux une marée de larmes charriant son passé, son amour, son cœur, tout lui-même. Julie, la main légèrement posée sur les cheveux du jeune homme, continua:
—Ne crois pas que je t'en veuille... Je n'ai pas changé... Je ne changerai pas, je serai toujours la même pour toi,—c'est la vérité vraie que je dis là!... Je t'ai bien aimé, va, mon chéri! Je veux, comme avant, que tu sois heureux. Si j'ai du chagrin, aujourd'hui, c'est que je ne puis plus te rendre heureux dans l'avenir. Voilà mon chagrin, vois-tu...
Maurice balbutia:
—Julie!... Ma Julie!... Ma Yù!
—Tu l'aimeras tout de même un peu, ta pauvre Yù, n'est-ce pas? Quand tu penseras à elle... après... tu sais... tu te diras que ce n'était pas sa faute... si tu étais si jeune, toi, tellement trop jeune pour elle!... Pense d'elle toujours ce que tu en penses maintenant, mon chéri. Maintenant cela te fait du chagrin de me quitter, je le vois bien...
Maurice, sans relever la tête, mais serrant la taille de Julie dans ses bras noués, répéta violemment:
—Je ne veux pas, je ne veux pas!
Elle laissa les secousses de ce corps nerveux se calmer, lui dénoua les bras d'un geste doux, et dit:
—Allons!... Je m'en vais.
Est-ce qu'il rêvait? Est-ce que vraiment elle allait partir comme cela, s'arracher de lui? Jamais il n'avait prévu cette fin réelle de leur amour... Elle l'effarait, elle le désarmait.
Il se pendit à ses mains:
—Reste, Julie!... Ce n'est pas possible! Tu ne me quittes pas, voyons! tu ne t'en vas pas? Qu'est-ce que je t'ai fait pour m'abandonner?
—Adieu, dit-elle encore. Il faut que je rentre. Viens demain matin à la maison. On t'y attendra. Adieu!
Il la regarda se lever, se recoiffer, se rajuster rapidement,—s'éloigner. Avant de soulever la portière, elle lui sourit, d'un sourire de mourante: il devina encore l'affreux mot sur ses lèvres:
—Adieu!
Mais comme elle allait sortir, il courut à elle. L'effroi du «Jamais plus!» l'avait galvanisé. Il la voulait encore, il l'aimait, il voulait sa bouche, sa gorge, son corps désirable que lui rappelait, en un brusque éclair, la tenace mémoire des sens.
Elle ne comprit pas ce qu'il allait faire, d'abord... ce fut seulement quand elle se sentit entraînée vers le lit, tout proche.
Un cri l'étrangla:
—Oh! jamais cela! jamais! jamais!
L'effroi révolté de toute sa chair lui rendit la force de se dégager... Maurice, repoussé, chancela un instant... Et, pendant cet instant très court, elle s'enfuit.
Lorsqu'elle fut partie, il n'eut pas le courage de la suivre. Une muraille s'était dressée tout à l'heure entre eux deux, il le savait, il le sentait. Il se jeta sur son lit, tout vêtu. Il sanglota. Oui, c'était bien vrai, un peu de sa vie était mort. Sur quoi pleurait-il? Sur l'amour disparu? Sur lui-même? Sur lui-même, sans doute, sur sa condition misérable d'être changeant et successif, que nous remémorent cruellement les départs, les séparations. Cette femme en larmes qui venait de s'évader de lui, c'était sa jeunesse: elle emportait dans le pan de sa robe des lambeaux saignants de son humanité.
«Et Claire?»
Le nom, la figure, l'allure, le parfum de la jeune fille... À cette évocation répondit un tressaillement intérieur, quelque chose de violent et de délicieux, quelque chose d'insoumis à sa douleur, à sa raison même... Il se reprocha cette basse joie, comme un viveur aux abois peut se reprocher, à la mort d'un père qu'il chérit, le contentement obscur de l'héritage. Toutes les conventions accoutumées se renversaient pour lui. Le crime était l'abandon de la maîtresse, le désir de la fiancée. Longtemps il s'égara à y rêver. La nuit était tout à fait venue. Il eut faim. Il sortit.
Les rues pavées en bois, mornes et désertes, s'ouvraient comme de vastes corridors. De temps en temps, un fiacre en maraude s'avançait au pas, indécis à chaque tournant. Puis il en passa deux, lancés à fond de train vers les Champs-Élysées, dans une course de vitesse.
Le front lourd,—fatigué du voyage, ravagé par l'émotion récente, et pourtant assailli du besoin de se mouvoir, d'épuiser son corps, Maurice marcha droit devant soi. Il passa la Seine au pont de l'Alma, atteignit l'avenue Bosquet et la suivit jusqu'à l'École militaire. Là, les lanternes d'un grand café attirèrent son regard. Il vit ces mots en exergue sur les glaces: «Déjeuners et dîners à prix fixe et à la carte.» Alors, se rappelant qu'il était sorti pour dîner, il entra.
C'était un restaurant fréquenté surtout par les officiers de l'École de guerre et de l'École militaire. La plupart étaient en civils, quelques-uns encore en uniforme. Tous menaient grand bruit autour des tables, où s'étalaient de grosses assiettes et des couverts désargentés. On y voyait aussi des femmes, des filles à lieutenants, vêtues comme en province. Quelques petites robes noires d'ouvrières s'attablaient avec des isolés, et ceux-là, vrais couples d'amoureux, parlaient à voix basse, penchés l'un vers l'autre.
Maurice s'assit près de la tablée la plus bruyante; il lui fallait du divertissement, quel qu'il fût. Il se fit servir une bouteille de champagne. Le garçon, devinant un client élégant, supérieur aux habitudes de l'établissement, affectait l'empressement et le respect.
Peu à peu, la chaleur, le bruit, la fumée du vin, chassèrent de son cerveau lourd les préoccupations graves qui l'obsédaient. Après un long repas, il quitta le restaurant, marcha de nouveau par les avenues, tournant le Champ de Mars, la tête à la fois pesante et vide, comme une boule creuse de métal dense. De longues vagues de vent balayaient l'aire immense, maintenant déserte, où s'était heurtée, naguère, la cohue de toutes les nations. Une saveur de liberté, d'espace livré à sa marche active, subitement le grisa. Malgré son chagrin, malgré son inaptitude actuelle à réfléchir et même à rêver, un phénomène de rajeunissement, de renaissance à l'espoir, s'opérait en lui, dans le mystère. Quelle lumière indistincte, mais grandissante, brillait sur les décombres et sur la nuit de son cœur?
Oh! ténébreux et troubles, nos cœurs humains, même les plus sincères! Jamais il ne l'avait si bien senti, ce cœur, le jouet de l'amour inévitable, tyrannique dans ses appels comme dans ses reniements... Tout saignant encore, ayant sur le front le sel des larmes de Julie et sur les yeux la brûlure de ses propres larmes, voilà qu'il se sentait renaître, appelé ailleurs par des voix inconnues, vers d'autres palpitations de tendresses, vers d'autres larmes et d'autres joies, vers l'avenir!...
Cette fin de soirée, qu'il promena au hasard, le long des quais de la Seine, loin, loin, jusque vers Auteuil, puis par les boulevards extérieurs, puis par les désertes allées de la Muette,—cette soirée demeura dans son souvenir comme quelque chose de triste et d'utile, de mémorable et de confus. Il se la rappela comme pourrait se rappeler un insecte ailé l'obscure élaboration qui de larve le fait papillon. Des forces d'une puissance ignorée l'avaient travaillé miraculeusement,—et il sentait bien que, sans ce travail accompli sur lui, malgré lui, il n'aurait pas eu le courage de vivre.
Quand finit-elle, cette crise intérieure, à laquelle il assista comme un étranger à une bataille où son drapeau n'est pas engagé? Quand rentra-t-il chez lui, se coucha-t-il, dormit-il? Il ne le sut pas. Il n'aurait pas pu le dire, lorsque, le lendemain matin, il se réveilla extraordinairement épuisé et cependant lucide. La concierge était debout près de son chevet et lui tendait une dépêche qu'on venait d'apporter.
Elle était de Julie et contenait seulement ces mots:
«Votre retour est annoncé à la maison. Claire et son père vous attendent: venez ce matin, ne tardez pas.
«Votre vieille amie
«Julie.»
C'était tout, et comme c'était simple! Combien aisément se dénouait la crise tant redoutée! Et dans sa conscience ainsi purifiée, balayée par les obscures souffrances de la veille, tout se résolvait de même. Un morceau de son cœur avait été amputé? Eh bien! quoi? il vivrait avec ce qui lui restait de cœur: à ce prix, son mal était guéri, il pouvait marcher dans la vie, invalide, certes, mais bien portant.
La vieille écaille de désespérance tombait enfin de ses yeux; il espérait, il voulait espérer: il se retrouvait plein de force et de jeunesse, marchant à l'avenir. «Quelqu'un souffre pour moi. Mais que puis-je, que puis-je pour l'empêcher de souffrir? Oui, j'accepte un sacrifice. Mais tout être ne vit-il pas du sacrifice des autres?» Et, pensant à la pauvre Julie, en ce moment volontairement abîmée et meurtrie, il comprit qu'elle continuait vraiment son rôle maternel, qu'elle l'enfantait vraiment, qu'elle jetait à la vie un homme nouveau, sorti de ses entrailles sacrifiées.
«Allons, se dit-il tout haut, il faut agir.»
Il s'habilla rapidement, s'interdisant de rêver. Il se jeta dans un fiacre, donna l'adresse de l'hôtel Surgère. Par moments, si violemment que fût bandé son effort, son cœur se crispait. «Quelque chose d'affreux se passe... va se passer.» Il se contraignait alors à regarder les maisons, les enseignes, les arbres... Il avait enfin surpris le secret des hommes d'action: ne pas penser pendant qu'on agit.
Quand on lui ouvrit cette porte verte tant de fois franchie, il se dit: «Je franchis le ruisseau fatidique de ma vie.» Un sanglot souleva sa poitrine, et il lui sembla que ce qu'il allait faire, cette fois encore, on le lui faisait faire. «Es-tu bien sûr que ce soit le bonheur?» disait au fond de lui une voix. Il se refusa à l'écouter et monta vite, d'un pas décidé.
Mais quoi? Est-ce que la maison était vide, inhabitée? Pourquoi personne au-devant de lui?... Il était sur le seuil du salon mousse; il entra.
Il la vit tout de suite, elle, celle par qui et pour qui il avait souffert, et qu'il conquérait maintenant, au prix de l'agonie d'une autre. Il la vit qui l'attendait, diminuée, pâlie par la convalescence, mais souriante, mais victorieuse. Pour cette enfant frêle, que de trahisons consommées, d'exils soufferts, de larmes répandues! Elle lui apparut comme la fée subtile, maîtresse de sa vie: avec ses doigts minces, elle avait débrouillé l'écheveau de trois destinées, et sa robe de fée en était tissue...
—Claire!
Elle essayait de lui sourire, surgie devant lui avec l'ensorcellement de ses yeux trop noirs, de sa peau trop blanche, de ses lèvres que les longues fièvres n'avaient pas défleuries; le sang aux joues, tout de suite, et aux lobes transparents des oreilles. Il la prit, il l'attira:
—Ah! je t'aime, je t'aime!
Elle lui tendit son front qu'il baisa violemment. L'exorcisme était rompu. La joie de la victoire chassait de son cœur les derniers remords, les dernières pitiés, les dernières fumées de regrets.
Mais les mots manquaient à leurs pensées, les forces à leurs gestes. Claire retomba sur la chaise où elle était assise, Maurice à ses pieds. Et tout naturellement, parmi cet écroulement de tout son passé, où seule l'enfant que voici subsistait, il sentit le besoin de s'abriter au seul refuge qui lui demeurât. Il réfugia son front contre ce sein débile, comme autrefois contre le sein de sa jolie mère, comme encore hier contre le sein de Julie. Claire murmura tout à coup:
—Maurice!
Il releva la tête; il regarda. Julie était là dans l'encadrement de la portière soulevée. Elle avait longuement repu ses yeux de ce spectacle: son amant appuyé contre un autre sein de femme; et sa pâleur était si effrayante que Maurice eût été moins surpris de la voir choir à terre, foudroyée, morte, qu'il ne le fut de la voir marcher droit devant elle, comme une somnambule, passer à côté d'eux sans parler, sans pleurer, ouvrir la porte d'un geste raide, disparaître.
Elle était partie; son pas, un instant perçu sur le tapis du vestibule, ne s'entendait même plus... Ils l'écoutaient encore, bouleversés par cette apparition de la douleur humaine... Ils comprirent, sans l'avouer, que parfois, dans l'avenir, leur bonheur serait traversé par l'apparition de cette sacrifiée.
—Pauvre femme! murmura Maurice.
Claire glissa son buste contre l'épaule de son fiancé. Déjà savante de son pouvoir, elle lui tendit la coupe où l'oubli se boit des trahisons sentimentales, ses rouges lèvres de neuve amoureuse, et ses yeux disaient clairement:
—«Bois!»
Il se pencha. Et dans ce baiser, d'un grand trait, il but l'Oubli. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
En bas de la descente qui va des quais de la gare de Lyon au boulevard Diderot, le groupe qui venait d'accompagner les deux nouveaux mariés au rapide d'Italie se sépara.
Daumier tendit ses mains aux trois autres: Esquier, Rieu et Mme Surgère:
—Pardonnez-moi. Le devoir m'appelle. À demain; je viendrai déjeuner chez vous avec ma femme.
—Où allez-vous? demanda Rieu, l'entraînant un peu à l'écart.
—À la Salpêtrière.
—À pied?
—Oui.
—Je vous accompagne. J'ai à vous parler. Vous rappelez-vous le conseil que vous m'avez donné?...
—Certes, je me rappelle. Eh bien?
—Eh bien, je suis décidé.
—À le suivre?
—À le suivre.
—Vous allez me conter ça. Marchons.
Ils saluèrent encore de loin Esquier et Mme Surgère qui remontaient dans leur coupé, et s'éloignèrent. Un instant après, le coupé, descendant vivement le boulevard, les dépassa.
Esquier avait pris la main de Julie:
—Ma pauvre amie!... Vous avez été admirable! Vous n'avez pas eu une minute de défaillance. Vous êtes une sainte!
C'était vrai. Durant les semaines de tortures qu'elle venait de subir, pas un instant son courage ne s'était démenti. Elle avait même fini par convaincre Claire et Maurice que son chagrin s'apaisait et qu'elle aussi, la sacrifiée, elle oubliait. Elle s'était tenue à l'écart, dans la chambre d'Antoine Surgère, laissant les fiancés seuls et libres, comme des époux.
—Vous êtes une sainte! répéta Esquier.
—Non, dit-elle. Je suis une vieille femme sage et résignée. Tenez! regardez: j'ai des cheveux blancs.
Elle tira de derrière son chignon une longue mèche grise, toute grise... Esquier secoua la tête:
—Ce n'est pas l'âge, dit-il... C'est l'agonie de votre cœur, ma pauvre amie. Vous êtes très belle, aussi belle qu'au temps...
Il n'acheva pas, mais elle le comprit, et fut remuée par le rappel de cet amour. Esquier poursuivit, comme s'il se parlait à lui-même:
—Pourquoi souffrons-nous tant d'aimer sans être aimé, d'aimer plus longtemps ou moins longtemps que l'autre?
Et, après un silence, il ajouta:
—Puissent-ils être heureux toujours, ces enfants!
—Oh! oui!... fit Julie.
Ils étaient sincères. Après l'acte de renoncement définitif qu'ils avaient fait au bonheur personnel, ils souhaitaient qu'au moins leur sacrifice servît à créer du bonheur.
Pour eux-mêmes, qu'importait? Leur tâche était faite. La destinée les congédiait de l'amour, de la joie humaine. Côte à côte, ils regagnaient la maison vide, elle de l'amant, lui de l'enfant...
Ils ne récriminaient pas, ils se résignaient. Leur silence cachait la même pensée, la même vision. Ce qui leur restait de vie leur apparaissait comme un long chemin tout droit, sans accident, mais désert aussi, sans ombrage, sans paysage.
Et tous d'eux s'avouaient que le chemin était bien long, jusqu'à la mort!
Hombourg, 1891—Paris, 1892.
Achevé d'imprimer
le trente et un décembre mil neuf cent un
par
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
À PARIS