L'automne d'une femme
II
«J'en suis sûre, mon aimé, vous avez quelque chose que vous ne me dites pas....»
Pauvre Julie! l'inquiétude, la tristesse devinées au fond des yeux clairs de Maurice devenaient son inquiétude et sa tristesse, maintenant qu'elle l'avait quitté, et que durant vingt-quatre heures elle ne le verrait plus. Maurice avait dit: «Je n'ai rien.» Aussitôt il s'était répandu en étreintes plus passionnées, en mots plus caressants.... mais on ne trompait pas le cœur de Julie. Elle connaissait trop les regards, les gestes, la voix de son ami; elle y percevait des altérations légères que lui-même n'y soupçonnait pas. Cette fois, elle se demandait, angoissée: «Qu'est-ce qu'il a, cet adoré?» et tout de suite son anxiété se précisait: l'inquiétude de Maurice était une menace pour leur amour.
Rien qu'à penser à cela, elle défaillait. Sa tardive tendresse avait si complètement occupé son cœur! Si on l'en ôtait maintenant, elle n'avait plus de raison de vivre, elle le sentait bien; elle s'affaisserait comme une plante débile, privée de son tuteur. «Je l'aime tant, mon aimé!» Elle l'aimait pour tout ce qu'elle avait pâti longtemps à se sentir vide et délaissée; pour la violence faite à sa chasteté et à sa foi religieuse; pour l'anxiété de l'avenir, jamais oubliée, même aux minutes les plus exaltées,—chaque année, chaque heure accusant entre elle et Maurice la disproportion des âges...
Oh! la sainte tendresse, si étroitement mêlée de souffrance que chacune des palpitations de son cœur l'avait fait saigner.
D'abord, au lendemain de l'abandon, ç'avait été, malgré l'orgueil d'avoir fait heureux l'homme qu'elle aimait, un affreux dégoût de soi, la conscience d'être irrévocablement déchue, le remords du soldat qui passe à l'ennemi. «C'est fait, c'est fini... Je ne serai plus jamais une honnête femme.» Et elle, que le pas, que la voix de Maurice, entendus de loin, que son nom seul prononcé, bouleversaient, redouta la seconde épreuve, d'une peur instinctive de la chair et de l'esprit... Peu d'hommes soupçonnent ce que souffre une femme longtemps fidèle dans le mariage, lorsque, station par station, elle monte le calvaire de l'adultère.
Elle fut à lui pour la seconde fois, plus de deux semaines après le bal,
rue Chambiges,
dans l'appartement à peine installé de Maurice. Jamais
Maurice ne devait connaître la torture qu'elle avait subie à descendre
de fiacre, au coin de la rue, sous l'œil rieur du cocher, à se glisser
le long des murs jusqu'à la porte de la maison, puis jusqu'au seuil de
l'antichambre où son amant la reçut, demi-morte d'effroi et de honte,
dans ses bras... Devina-t-il au moins que les premiers dévêtements,
malgré les baisers et les étreintes dont il les enveloppa, lui firent
mal comme de s'arracher l'épiderme lambeaux par lambeaux? Comprit-il
qu'elle souffrait mille fois plus qu'une épousée,—car l'épousée a le
refuge de son ignorance,—que tout lui fut martyre, dans cet amour, sauf
la minute unique où sa vie lui sembla fugitivement confondue avec la
vie de l'adoré?
Ces cruels effarements qui la torturaient alors, elle devait se reprocher plus tard de ne plus les éprouver... Le temps invincible usa sa pudeur comme il use tous nos sentiments, comme il nous use. Mais Julie ne fut point de ces amoureuses qui raillent leur innocence abolie. Que de fois, après les caresses, elle se contempla elle-même avec étonnement, presque avec pitié, confuse d'en avoir été si troublée, confuse de se découvrir une puissance d'émotion qu'elle ne s'était pas connue! Quoi, c'était elle, cette passionnée, soumise, sans la pensée même d'une révolte, comme une chose, aux désirs d'un homme, d'un homme si jeune? Elle n'eût pas été plus surprise si, regardant un miroir, la glace lui eût renvoyé une autre image que la sienne...
Temps troublés, incertains, agités et mélancoliques, ces premiers temps d'amour où ils faisaient, pour ainsi dire, l'apprentissage l'un de l'autre. Quand elle s'en souvenait, l'évocation la faisait tressaillir; mais elle n'en eût point souhaité le retour. Il lui semblait, était-ce étrange! qu'en ce temps-là Maurice l'avait le moins aimée; moins même qu'avant, moins qu'au temps de leur paisible communion d'amis amants. Plus de douces promenades à deux, plus de courses communes en voitures... Seulement l'entrevue de cinq heures, devenue de plus en plus fréquente, puis quotidienne; et cette entrevue, hors l'étreinte où tout s'oublie, était vide, morne: deux ennemis désarmés qui s'observent. L'étreinte dénouée, ils éprouvaient l'envie inavouée de se quitter, d'être seuls,—pour se désirer de nouveau, dans la solitude...
Lentement, cependant, à travers les broussailles et les cailloux de ces premières étapes d'amour, ils s'acheminaient, et ils l'ignoraient! vers le paradis secrètement attendu. Un sentiment nouveau germa, crût en eux: le désir d'être proches, de se frôler, de se regarder; désir des abandons silencieux aux bras l'un de l'autre, longtemps après que s'est tue la voix tyrannique des sens. C'était la tendresse de leurs premiers mois d'amitié, et quelque chose de plus, car elle fut plus exaltée, plus chaude de reconnaissance; violente comme un appétit, profonde en même temps, intime comme une douleur...
Alors seulement ils sentirent qu'ils approchaient de cette cime, si rarement atteinte, où deux êtres humains s'aiment parfaitement.
Quand ils l'atteignirent, ils en eurent conscience, et cette date devait vivre toujours dans leur mémoire. Ce fut vers l'automne de la première année. Maurice, inquiet de voyages, las de la ville, tourmenté aussi d'un étrange besoin d'isolement, avait quitté Paris. Quinze jours durant, il parcourut, en pays d'Aveyron, les beaux sites mal explorés qui avoisinent Espalion et Figeac. Tout ce temps-là il vécut seul avec le cocher, demi-sauvage, des deux bêtes maigres, infatigables, qui le traînaient par les routes... Autour de lui, défilaient les vastes paysages; la voiture longeait des entailles à pic, au fond desquelles coulait un torrent. Parfois un pont léger, moderne, ou quelque vieille ogive moussue, franchissait l'entaille. Des chemins descendaient éperdument vers les abîmes, et lentement escaladaient l'autre versant. Au bout de lourds promontoires de chaînes, les villages apparaissaient comme les guivres de proues gigantesques... Puis, sur les plateaux, c'étaient les pâturages immenses de l'Aubrac, leurs villages lointains, leurs lacs mystérieux où, disent les légendes, dorment les villes mortes...
Oh! les départs dans le matin blême, par la rosée et la brume lumineuses! les routes où, comme des fantômes bleuâtres, apparaissent à travers le brouillard les formes amplifiées des troupeaux, des chariots qu'on va rencontrer!... Oh! les soirs de solitude, parmi les bourgades aveyronaises, quand, après le pesant dîner d'auberge pris à la table des voyageurs, Maurice s'en allait errer dans l'ombre des rues, à peine éclairées par quelque lanterne à schiste, au bout d'un angle de chaînes! Concentrées par l'isolement et le silence, ses sensations se décuplaient d'intensité, indéfiniment réfléchies sur les parois de son propre cœur... Comme il se sentait loin de tout, et seul! Des rares êtres humains qu'il voyait passer près de lui, aucun ne parlait sa langue,—pas une pensée commune n'habitait ces cerveaux et le sien... Il s'abîmait dans sa solitude: «Je suis seul... seul, seul...» Et c'était une volupté horriblement douce. Mais elle l'eût ravagé s'il n'eût pu se répondre: «Oui, je suis seul, ici, mais je ne suis pas seul dans la vie... Là-bas, quelqu'un pense à moi.» Le prix de cette pensée fidèle, sœur de sa pensée, imprégnée de son souvenir malgré la distance, il le connut seulement à cette heure... Parmi les pauvres et nobles paysages de l'Aveyron, l'absente lui fut vraiment toute l'humanité. Elle le hanta. Le reflet évoqué d'un de ses regards, le sillage d'un geste, l'écho d'une parole, soulevèrent en lui des commotions imprévues, impérieuses à le faire crier... Il baisa dévotement, et mille fois, les dépêches que lui remettaient, à chaque étape, les buralistes des télégraphes.
Lorsqu'il regagna Paris, la solitude l'avait transformé. Un télégramme, daté de Vic-sur-Cère, annonça à Julie qu'il arrivait avant le jour; elle le trouverait rue Chambiges, sitôt qu'elle viendrait... Et la minute inoubliable fut celle-ci: quand ils s'enlacèrent dans le crépuscule de la chambre aux persiennes closes, lui couché, à demi sorti du pesant sommeil où l'avait plongé la fatigue, elle, vêtue pour la marche, apportant du dehors un parfum d'air frais, et comme la phosphorescence, sur ses vêtements, sur ses joues, dans ses cheveux, de la lumière joyeuse du matin. Maurice, dressé sur son séant, avait saisi le buste, la tête chérie; le désir des baisers faisait oublier les paroles à leurs lèvres. Elle, son cœur intelligent d'amoureuse tressaillit de bonheur, moins parce qu'elle retrouvait l'aimé que parce qu'elle le trouvait cette fois tel qu'elle l'avait si longtemps rêvé: non plus l'enfant nerveux, non plus l'amant impérieux, mais l'être pareil à elle-même, cherchant l'obscure fusion de leurs âmes, rêvant d'être sa chose dévouée, son bien, son tout.
Ce fut l'aurore du temps béni, rançon des angoisses, des dégoûts de la première heure, rançon de l'avenir aussi, de tout ce qu'un amour absolu enclôt de menaces pour le lendemain. La destinée miséricordieuse leur concéda cette trêve: nul obstacle à se voir, nulle surveillance jalouse; une cabale de protection semblait formée autour d'eux. Aucune saison de l'année ne les sépara désormais. À l'hiver de Paris, aux rendez-vous quotidiens de la rue Chambiges,—coupés par quelques semaines passées à Nice,—succédaient les villégiatures en commun, à la campagne, à la mer, où tour à tour Antoine Surgère et Esquier venaient les rejoindre. Tout naturellement, la vie s'était arrangée à leur garantir le repos. Il ne tint qu'à eux de goûter le bienfait que l'être humain cherche le plus obstinément ici-bas: l'oubli des jours, le doux néant de vivre.
Maurice le goûta: il fut heureux; Julie aussi fut heureuse, mais son bonheur se trempa d'une inquiétude invincible, née avec lui, née de son excès même, et qui, dès lors, ne cessa de grandir. Quand elle comparait sa vie d'autrefois à celle d'à présent, elle mesurait avec épouvante l'obscur abîme d'où l'amour l'avait retirée,—mais pour combien de temps?... Pour des mois? peut-être!... Pour des années? peut-être... Assurément point pour toujours. «Quand Maurice aura l'âge que j'ai aujourd'hui, moi, je serai une vieille femme...» Une heure viendrait donc où Maurice lui serait ravi, où elle retomberait dans les limbes de son ancienne existence, avec le souvenir du bonheur perdu, pour la désespérer. «Maurice se mariera... S'il ne se marie pas, il me quittera...» Cette pensée la rongea. Elle l'oubliait auprès de Maurice; la solitude l'y rejetait.
Les vraies heures d'agonie, c'était quand elle avait lu dans les yeux de son aimé une préoccupation, un rêve dont il n'avait pas voulu dire le secret. Elle les connaissait si bien, jusqu'aux moindres fibres de la prunelle, ses clairs yeux d'ambre... Elle y lisait si nettement le désir qui n'était pas pour elle, fût-il indécis au point que Maurice lui-même ne le distinguait pas! Dès qu'elle l'avait quitté, son martyre commençait. Les yeux de Maurice, avec la tache de la pensée trouble, la hantaient. Elle s'enfermait dans sa chambre, pour être seule avec son chagrin; et là, elle pleurait sur l'inconnu, sur le vague péril. Ah! qu'un confident lui eût été cher, pour ces pensées sans nom! Mais où le prendre, ce confident? La pudeur scellait ses lèvres en face du vieil ami,—d'Esquier, qui pourtant avait tout deviné,—elle le savait. Alors qui?... Le confesseur!... Bien des fois, passant rue de Turin, elle fut tentée par l'arcade blanche de la petite chapelle. Hélas! la honte de son péché lui en barrait l'entrée; elle sentait qu'elle ne rentrerait là que lavée par le remords et par la pénitence, plus tard, bien plus tard, après l'écroulement de son bonheur... Elle errait cependant autour des églises: parfois elle s'y glissait furtivement, comme si elle avait peur d'être aperçue, elle, pécheresse, par ce Dieu même qu'elle y venait chercher. Écroulée sur un prie-Dieu, elle demeurait des heures entières dans un coin sombre des basses nefs, côte à côte avec de vieux pauvres, des dévotes à chapelet. Elle ne priait pas: comment oser demander ce que souhaitait son cœur coupable, la sécurité, l'éternité de la faute?... Non. Elle ne demandait rien, elle s'attendrissait seulement, en face du tabernacle; elle prenait peu à peu le courage d'étaler sa misère aux yeux du Maître divin. Il sait bien, Lui, ce qu'il faut aux pauvres amoureuses!... Il voyait bien son impuissance à désirer la guérison de son âme! Au moins, par sa présence à l'église, la pécheresse protestait contre son indignité, et il lui semblait que, par un de ces moyens miraculeux qui sont entre ses mains, Dieu s'arrangerait, un jour, dans longtemps, longtemps, pour que le crime fût pardonné.
En quittant Maurice, ce jour-là, elle eut le désir d'une de ces humbles stations à l'église, avant de regagner la maison. Sept heures avaient sonné, le temps pressait. Mais en ce moment, Antoine Surgère était à Luxembourg; Esquier s'accommodait volontiers, pour les repas, des caprices de Julie. Elle se fit conduire à la chapelle dominicaine de l'avenue Hoche. Au moment où elle y pénétra, le bas de la nef était rempli de silhouettes agenouillées: c'était un samedi, l'heure des confessions.
«Voilà des femmes du monde, comme moi, se disait Julie; et elles n'ont pas rompu leurs habitudes religieuses, elles!... Comme je vaux peu, mon Dieu!»
Elle s'isola dans un coin bien obscur, elle s'agenouilla; elle commença des prières. Mais ses lèvres seules priaient: elle était trop inquiète; un pressentiment trop net lui dénonçait le péril. Malgré son effort, elle ne parlait pas à Dieu; elle réfléchissait.
Elle revoyait Maurice tendre et distrait, ses plus vives étreintes subitement glacées par une absence de la pensée. Ç'avait été plus manifeste aujourd'hui qu'hier; hier plus qu'avant-hier; une suite de menus incidents, conservés dans sa mémoire, jalonnaient dans le passé récent le chemin par où les soupçons lui étaient venus. Quel rêve troublait donc le jeune homme, qu'il ne lui confiait point? Il lui disait tout, depuis longtemps, graves soucis, ennuis légers.
«Une femme... Il y a une femme entre lui et moi.»
Souvent déjà cette idée d'une infidélité possible de Maurice lui avait traversé l'esprit. Elle en avait souffert, certes, moins pourtant qu'elle ne souffrait en imaginant qu'une autre femme pourrait, un jour, lui prendre la pensée de son ami, remplir son cœur, y régner comme elle. D'ailleurs ces doutes n'étaient jamais de longue durée, probablement comme les caprices de Maurice. Elle le retrouvait bientôt plus ardemment à elle, plus épris du refuge de ses bras et de son sein. Alors, qu'importait? Elle se sentait victorieuse, toujours la Maîtresse.
Hélas! Cette fois, elle hésitait, elle n'avait plus confiance dans la victoire. Pourquoi? Oh! elle n'aurait rien su dire de précis, mais c'était un sentiment si puissant!
«Il rêve de me quitter, mon Dieu! mon Dieu!»
Elle avait beau se raisonner, se répéter que Maurice demeurait en somme tendre comme autrefois. Sa conscience d'amoureuse répliquait: «Je suis sûre, sûre!...» Dans la demi-nuit de cette chapelle, elle se mit à chercher obstinément, à chercher un nom.
«Si je la connaissais, au moins!... Mais je n'ai pas d'amies.»
En effet, les quelques femmes qui assistaient au dîner du mardi, les visiteuses du jeudi, n'étaient pas des amies. Il n'y avait plus de place depuis longtemps dans la vie de Julie, pour les minutes vaines que les femmes donnent aux femmes.
«Je n'ai pas d'amies. Mais lui va dans le monde... C'est là qu'il a rencontré cette femme.»
Une femme? Non, une jeune fille. À travers les phrases qui parfois s'échappaient aux heures tristes, elle avait bien compris que jamais il ne chercherait une autre maîtresse. Ce qui l'obsédait, c'était l'avenir clos, l'évolution sentimentale interrompue. Ne lui avait-il pas dit ce mot, un jour qu'elle faisait tristement allusion à la différence de leurs âges: «J'ai votre âge, mon aimée. Notre cœur a l'âge de ce qu'il aime?»
Oui! l'âge de ce qu'il aime. Telle était bien la pensée de Maurice et sa hantise. Il avait un cœur de quarante ans...
Mais quelque part, sans doute, vivait l'inconnue, la jeune fille, celle qui représenterait pour lui le rajeunissement du cœur, l'amour initial, le foyer créé, la famille... Celle-là, Julie la redoutait, elle suppliait Dieu de l'éloigner du chemin de l'aimé...—Et voilà que c'était fait sans doute; il l'avait trouvée.
«Mon Dieu! mon Dieu! faites que cela ne soit pas.»
À ce moment, le sacristain lui toucha l'épaule.
—On ferme la chapelle, madame, dit-il discrètement.
—Quelle heure est-il donc?
—Il est huit heures.
Elle se leva en hâte, regagna son fiacre. Le cheval, qui par hasard allait bon train, mit cinq minutes à gagner la place Wagram.
En montant l'escalier, le premier visage qu'elle aperçut fut celui de Claire Esquier. Elle lui demanda:
—Je suis en retard?
—Oh! oui... Nous commencions à être inquiets.
—Fais servir. Je descends à l'instant. Qu'on enlève le couvert de Maurice, il ne vient pas dîner ce soir.
—Je sais, dit Claire.
Mme Surgère, surprise, questionna:
—Il te l'a écrit?
—Non, il est venu ici tantôt; il me l'a dit.
Elle descendit sur ce mot, prononcé sans arrière-pensée. Elle ne vit pas Julie fléchir et s'appuyer au champignon monumental de la rampe.
«Il est venu aujourd'hui... Il est venu à l'heure où je ne suis pas là, il est venu voir Claire, et il me l'a caché... C'est donc elle?... C'est elle! Comment ne l'avais-je pas deviné?»
Le péril lui semblait plus inévitable, maintenant qu'elle savait... L'ennemie, c'était Claire. Comment combattre celle-là?... Comment la haïr?
III
Une pensée sauva Julie du désespoir, quand elle fut certaine du péril. Elle pensa: «Malgré tout, Maurice m'aime.» Elle en était sûre, sans pouvoir se donner aucune raison de sa sécurité; un sentiment irrésistible le lui disait. Elle, si passive jusque-là aux événements, y puisa le courage de se défendre, une énergie pareille à celle que les plus débiles femelles trouvent pour défendre le nourrisson pendu à leur sein.
Dans les premières heures de la nuit suivante, elle sut se maîtriser assez pour réfléchir, pour déduire, pour arrêter un plan.
—Maurice m'aime. Il est inquiet, distrait en ce moment. Mais au milieu de sa distraction et de son inquiétude, je sens que je le reprends vite, plus tendre peut-être, plus passionné que lorsque rien ne le trouble. S'il m'aime ainsi, c'est qu'il n'aime point encore Claire.
Le cœur simple, droit, de Mme Surgère, ne concevait pas deux tendresses à la fois dans le cœur de son ami. Se trompait-elle? Pas complètement, certes. Elle possédait assez Maurice, il s'était assez dévoilé aux heures d'abandon pour qu'elle connût bien le mal dont il souffrait. «Claire pour lui signifie un avenir interdit, et voilà pourquoi il s'inquiète de Claire.... Claire disparue, il l'oubliera, et ce sera de nouveau, pour des années peut-être, le répit, la trêve.... Il faut marier Claire. Il faut la marier le plus vite possible.»
Elle songea tout de suite au baron de Rieu.
Rieu était un assidu de la maison. Il ne se passait guère de soirée sans qu'il y vînt. Il causait volontiers avec la jeune fille, qui paraissait se plaire auprès de lui.
«Si ce mariage pouvait se faire, bien vite, dans l'année, dans le mois!...»
Elle résolut de s'y efforcer; le projet était réalisable; l'espoir de le mener à bonne fin lui rendit un peu de calme. Elle s'endormit dans ce calme, assez tard. À l'heure accoutumée, elle fut debout.
Sitôt levée, elle envoya à Maurice une dépêche bleue.
«Mon aimé, je suis un peu triste ce matin. J'ai besoin de vous voir. Daumier vient déjeuner; venez aussi, si vous aimez
«Votre Yù.»
Ensuite, elle écrivit au baron un mot qu'elle fit porter par le valet de pied:
Cher ami,
«Je reçois de mon Berry une bourriche de perdreaux... Venez les manger ce matin avec le docteur, Maurice et nous.
«Bonnes amitiés.
«Julie Surgère.»
Le baron fit répondre qu'il n'était point libre au déjeuner, mais qu'il aurait un instant, vers deux heures, pour serrer la main à ses amis. Ainsi, ils allaient se trouver ensemble sous ses yeux, Maurice et lui, avec la jeune fille.
«Je les observerai tous trois... Mon Dieu, si je pouvais réussir!»
La pauvre femme ignorait l'art des combinaisons longuement préparées. Elle s'applaudissait des naïves habiletés de son plan, et déjà croyait au succès.
Mais elle avait compté sans la défaillance de ses nerfs et de son cœur. L'heure du déjeûner arrivée, quand elle vit Maurice et Claire à côté l'un de l'autre, elle perdit toute clairvoyance; elle ne les observa pas: elle souffrit simplement de les voir si proches; il lui sembla que son malheur était consommé, qu'il n'y avait plus à lutter, qu'ils s'aimaient. Pourtant, ils se parlaient à peine; tous deux, avec Esquier, écoutaient le docteur qui, comme à l'ordinaire, causait tout seul, faisait une conférence. Cette fois, il traitait la question du mariage, à propos d'une statistique récente établissant «la décroissance des unions, et la diminution de la natalité.»
—Savez-vous ce que cela prouve? dit-il.
—Oui, fit Maurice.
—Qu'est-ce que cela prouve?
—Cela prouve que le mariage est une institution caduque, qui tend à disparaître, à être remplacée par un autre mode d'union.
Julie regarda Claire et crut la voir rougir.
«Elle veut l'épouser,» pensa-t-elle.
Le médecin demanda:
—Quel mode d'union?
—Je ne sais pas. C'est au législateur à trouver et à régler cela... Question d'équilibre à établir, voilà tout.
—Vraiment? fit Daumier ironiquement. Vous croyez cela, vous? Voulez-vous que je vous démontre scientifiquement votre erreur? Vous n'y tenez pas? Je vais vous la démontrer tout de même. Observez les bêtes, pour qui la nature infaillible se charge de faire les lois. L'association des deux sexes, c'est un fait sans exception, dure le temps qu'il faut pour réaliser un adulte. Or, pour réaliser un homme adulte, il faut vingt ans. Donc, de son essence, l'association de l'homme et de la femme doit durer vingt ans à partir de l'union, c'est-à-dire à peu près toute la vie. Que dites-vous de ce raisonnement?
—Il m'est égal. Je ne tiens pas à réaliser des adultes, comme vous dites.
—Je le sais; aussi vous êtes un être immoral dans le sens propre du mot.
Esquier intervint:
—Vous l'avez dit, Daumier: Maurice est immoral, comme presque toute sa génération. Seulement, je ne vois pas bien au nom de quoi vous le condamnez, vous qui ne croyez à rien.
—À rien? quelle erreur! Ma morale est précise et tient dans un seul précepte: conformer ses mœurs individuelles aux intérêts de l'espèce. Voilà pourquoi je suis pour le mariage régulier contre l'union libre, pour l'amour fécond contre l'union stérile. Mais je vous ennuie...
Il se tut, étonné de voir presque tous les visages devenus sérieux. Claire montrait la gêne que donne aux jeunes filles une conversation effleurant des sujets qu'elle ne doit pas comprendre. Esquier méditait. Mais Maurice et Julie avaient senti la brûlure des paroles du médecin, chacun sur un coin différent de son cœur. Sous l'apparat d'une formule scientifique, Daumier avait exprimé l'idée qui les hantait sans cesse: l'avenir barré par la maîtresse, l'interdit sur le mariage et la famille. Malgré eux, ils avaient croisé leurs regards: Julie laissa voir dans le sien tant de détresse que Maurice, touché, la rassura d'un sourire.
Le déjeuner, parmi ces entretiens, se prolongeait. On était encore à table quand le baron de Rieu fut annoncé. On se hâta de finir; on passa dans le salon mousse, où le café et les liqueurs étaient préparés sur un guéridon. Maurice et Julie se trouvèrent un instant l'un près de l'autre.
—Eh bien! demanda le jeune homme affectueusement, cette vilaine tristesse, est-ce fini?
Il la sentait triste, triste à fondre en larmes si elle avait été seule, et cette tristesse lui inspira le désir de la calmer par des tendresses.
—Non... je vais bien, mon aimé, je vous assure. Je vais bien, puisque vous êtes près de moi.
—Yù, ma chérie, répliqua Maurice en la regardant bien en face, il y a du chagrin dans ces beaux yeux-là... Pourquoi? Dites-le-moi, au moins.
Il avait pris sa main et la pressait, sans souci d'être vu.
—Si vous m'aimez, murmura Julie, je n'ai plus de chagrin.
Il répliqua:
—Je vous aime infiniment.
Leurs yeux, de nouveau, se pénétrèrent. Pour la première fois, à travers des paroles souvent échangées, ils s'étaient laissé entrevoir leur inquiétude. Maurice en fut si troublé que, pour cacher son émotion, il s'éloigna, alluma un cigare, et s'en alla errer sous les acacias du jardin. À demi rassurée par cette parole sincère: «Je vous aime infiniment,» Julie regardait le groupe formé, dans un coin du salon, par Claire et le baron de Rieu. Ils parlaient trop bas pour qu'un mot lui parvînt de leur conversation; mais cette conversation était assurément sérieuse, à l'air des visages. Elle pensa: «S'aiment-ils donc? Oh! si cela se pouvait!»
Elle aurait voulu agir aussitôt, hâter ce mariage qui dissiperait le cauchemar. Mais que faire? Daumier, dont c'était l'heure de cours, prenait congé; Esquier revenait seul, après l'avoir conduit jusqu'à l'escalier. Julie l'appela. L'espoir, même si léger, qui lui naissait, lui donnait le besoin d'épancher son cœur. Quand Esquier fut près d'elle, elle lui montra Claire et le baron:
—Regardez, dit-elle à demi-voix.
—Eh bien?
—Eh bien! cela ne vous donne pas une idée? Ces deux jeunes gens?...
Le banquier l'observa un instant pour saisir toute sa pensée.
—Un mariage? dit-il d'un ton qui traduisit son peu de foi.
Julie reprit vivement:
—Mais oui. Pourquoi pas? Claire est riche, Rieu aussi; il a une jolie situation, il est charmant... Et vous voyez bien qu'ils se plaisent.
Pour le moment, en effet, penchés l'un vers l'autre, ils se parlaient à voix basse, les fronts proches, d'un air d'entente affectueuse, presque tendre.
Esquier les observait sans répondre. Mme Surgère insista:
—N'est-ce pas que j'ai raison? C'est évident. Il faut les marier. Vous n'y trouvez pas d'inconvénient, je suppose? Je comprends que le départ de Claire vous fasse un peu de peine. Mais un jour ou l'autre, il le faudra. Mieux vaut qu'elle épouse un de nos amis: elle nous quittera moins.
Elle s'arrêta; les prunelles d'Esquier fixées sur elle disaient: «Comme vous tenez à ce mariage, ma chère amie!» Elle sentit que son anxiété avait percé dans les mots. Elle rougit, si confuse que son vieil ami eut pitié d'elle.
Il lui prit la main.
—Moi, dit-il, je ferai ce que Claire voudra. Rieu est un honnête et sûr garçon. Si vous souhaitez ce mariage, je serai avec vous...
Elle n'osa pas lui demander: «Vous ne croyez pas qu'il se fera, vous?» tant elle avait peur du «Non!» sincère qui jetterait bas le fragile édifice de son espérance.
Des semaines passèrent, après ce jour, qui ne changèrent rien: Julie vint quotidiennement rue Chambiges, et chaque fois elle se retira avec cette conviction: «Il est inquiet, il souffre d'un mal indécis,» et cet autre: «Il m'aime comme il le dit; il m'aime infiniment...» De son côté, Maurice, depuis l'entretien qu'il avait eu avec la jeune fille, où les positions s'étaient définies si nettement, s'efforçait de la voir moins souvent en tête-à-tête; mais lorsque le hasard les isolait malgré eux, ils ne savaient plus se parler que l'un de l'autre. Ils parlaient d'un avenir impossible, de quelque chose de manqué dans leur vie, ils en parlaient avec une volonté de renoncement et de résignation; mais à l'envers des mots qu'ils disaient, leur pensée était: «Au moins elle saura! Au moins il saura ce que j'ai rêvé!... Et puis, qui connaît l'avenir?...»
Pour Julie, pour Claire, pour Maurice, ces jours de trêve furent tristes,—non dépourvus de charme. À continuer leur vie ordinaire, sans accident, ils s'imaginaient volontiers que cette calme vie durerait toujours. Maurice surtout s'y complut. Il eût accepté ce pacte avec la destinée: demeurer l'amant de Julie toujours, et de temps en temps, au caprice des circonstances, voir Claire, lui parler, tenir avec elle ces entretiens singuliers où, s'avouant une espérance commune, ils se croyaient quittes envers leur conscience en ajoutant: «Seulement, c'est interdit...» Quant à la nécessité de renoncer un jour à l'une ou à l'autre, il la repoussait avec épouvante. Elles tenaient chacune à son cœur par des fibres différentes, dont il ne savait lui-même ni la sensibilité, ni la solidité... Si parfois la pensée le hanta de choisir, de briser l'un ou l'autre lien, il la chassa; lorsqu'elle s'obstina, il connut de véritables accès de désespoir, le sentiment d'une incapacité absolue à lutter, un besoin de partir, de fuir, de s'en remettre au hasard... Ainsi, aucun de ces trois êtres n'eût provoqué la crise qu'ils devinaient menaçante; ils savaient trop combien était fragile leur bonheur!
Aussi la crise ne vint-elle pas d'eux; elle vint d'où ils ne l'attendaient pas, et brusquement elle leur révéla qu'ils tenaient les uns aux autres par des chaînes si serrées que les briser, c'était commencer leur agonie.
Par une des dernières après-midi de juillet, Maurice avait une fois de plus cédé à son envie, et, vers trois heures, il pénétrait dans le salon mousse, s'étonnant de n'y point entendre, comme d'habitude, le piano chanter sous les doigts de Claire... La pièce était vide.
Il sonna.
—Mlle Claire est sortie? demanda-t-il au valet de pied.
—Non, monsieur. Mademoiselle sait que Monsieur est là. Elle le prie de vouloir bien l'attendre.
Claire entra quelques instants après. Elle était pareille à la Claire de tous les jours, sérieuse et souriante; et pourtant, quand il la vit s'avancer vers lui, il pressentit un événement. Il tressaillit, touché par le doigt de la destinée. Il questionna:
—Est-ce que je vous dérange?
—Oh! non, fit la jeune fille en s'asseyant près de lui; au contraire, je suis contente de vous voir.
—Le piano est donc abandonné, aujourd'hui?
—Je n'ai pas le cœur à jouer, répondit-elle simplement... Vrai, je désirais vous voir, parce que j'ai quelque chose de sérieux à vous dire. Voulez-vous me permettre de vous en parler tout de suite?
—Bien sûr... Vous m'inquiétez.
—Ce n'est rien qui doive vous inquiéter. Il s'agit de moi, d'un conseil que je veux vous demander, comme à mon plus ancien ami.
Maurice la remercia d'un regard. Elle continua:
—Voici. Que pensez-vous du baron de Rieu?
Dès que ce nom fut prononcé, Maurice comprit. Rieu! Il n'aurait jamais songé à celui-là, par exemple!... Il répondit:
—Rieu? Je le connais depuis plus de six ans. C'est moi qui l'ai introduit dans cette maison; mais depuis, je l'ai coupé, et je ne le vois plus du tout hors d'ici. Il s'occupe d'une masse d'entreprises ridicules. Il est prétentieux et triste. Il m'assomme.
—Vous n'êtes pas juste pour lui, reprit Claire. C'est un homme excellent, vous connaissez ses mérites aussi bien que moi.
«Elle l'aime donc, pensa Maurice. Elle aurait raison, car Rieu vaut cent fois mieux que moi.» Et il lui sembla qu'une chose visible sombrait sous ses yeux. «C'est mon avenir; c'est mon bonheur.» Il dit très haut, sèchement:
—Eh bien! puisqu'il vous plaît tant, Claire, il faut l'épouser, voilà tout.
Aussitôt il regretta sa brutalité: des rougeurs de larmes altéraient le regard de la jeune fille. Elle murmura:
—Comme vous êtes dur pour moi! J'ai donc eu tort de vous consulter?
—Pardon, fit Maurice, prenant une des mains fines, qu'il garda dans les siennes. Parlez. Je ne dirai plus rien.
Claire reprit:
—Voici ce qui s'est passé... Depuis mon retour ici, M. de Rieu me témoignait de l'amitié. Il causait volontiers avec moi, et presque jamais de choses banales. Il m'interrogeait sur mes idées, sur mes croyances religieuses, sur mes projets d'avenir. Il me parlait, comme à une compagne, de ses rêves d'organisation ouvrière, de ses entreprises politiques. Jamais, jamais il n'avait prononcé un mot hors de l'amitié la plus simple...
—Et alors?
—C'est hier seulement... Il est arrivé tard, dans la soirée... Mme Surgère causait avec mon père. Comme d'habitude, il s'est assis près de moi.
—Et il vous a dit qu'il vous aimait?
Claire rougit:
—Il a dit que si j'y consentais, il serait heureux de m'épouser... Je ne savais que répondre, je vous assure; je voyais bien que si je refusais tout crûment, je lui ferais beaucoup de chagrin. J'ai dit: «J'aimerais mieux que vous vous fussiez adressé à Mme Surgère, ou à papa.» Il m'a répondu: «Non, c'est votre assentiment que je veux d'abord. Je vous demande même de vous consulter sincèrement, avant de consulter ceux qui ont des droits sur vous. Songez-y sans hâte, je ne vous presse point. Je pars pour la Bretagne dans quelques jours, j'y resterai six semaines, le temps de préparer ma réélection au conseil général: vous avez donc le loisir des réflexions. Si, à mon retour, vous êtes d'accord avec moi, je préviendrai votre père.» J'ai demandé: «Puis-je en parler à Maurice?» Il a hésité un instant, puis il a répondu: «Oui. Parlez-en à Maurice, cela vaudra mieux.»
Tandis que Claire prononçait ces mots, de sa voix singulière, Maurice sentait un frisson d'inquiétude, de désespoir, s'injecter dans son cerveau et dans ses membres et les glacer... Allons! c'était fini, décidément, sa vie croulait. Il regarda Claire longuement, sans rien dire; et il lui semblait que jamais il n'avait vu, comme il les voyait à présent, ces yeux noirs, ces cheveux noirs, cette bouche aux lèvres larges, si rouges, et la blancheur extraordinaire de ce visage. Il la découvrait réellement, et en même temps il découvrait qu'il l'aimait d'une affection ombrageuse, et presque sans désir,—qu'il la considérait comme un bien à lui, résigné pourtant à ne jamais la posséder.
«Cette petite, pensa-t-il, avec le cœur de laquelle j'ai joué autrefois,—décidément, c'était mon bonheur. Elle partie, que me restera-t-il, à moi?»
Il oubliait Julie, la pauvre et fidèle Julie; il se vit vraiment seul sur la route de l'avenir.
—Eh bien, demanda Claire, que me conseillez-vous?
Il ne sut pas entendre que la voix de la jeune fille se fêlait d'émotion. Secoué par une révolte d'amour-propre, il retrouva une allure, des mots de sang-froid.
—Ma chère amie, vous avez raison. Rieu est une âme haute, et un cœur sûr... Il faut me pardonner le mouvement de tout à l'heure. J'ai eu un peu de chagrin à la pensée que vous nous quitterez... un peu d'humeur contre celui qui vous enlèvera à nous. Mais vraiment, vous ne pourriez pas avoir de meilleur mari.
Il disait cela, et sa pensée était: «Restez, ne disposez pas de votre vie... N'engagez pas l'irréparable; ayez un peu de foi en l'avenir!»
Et Claire comprenait que telle était sa pensée, que toutes les paroles qu'il prononçait, les lèvres seules les disaient. Et malgré la communion de leurs esprits, leurs bouches scellées ne voulurent pas laisser échapper leur secret.
—C'est tout ce que vous désiriez de moi? demanda enfin Maurice, d'un ton froid, presque hostile.
Elle répondit:
—Oui.
Et comme elle le voyait souffrir, souffrante elle-même, sa pitié s'émut. Elle voulut, une fois encore, offrir un asile à ce cœur inquiet, lui laisser le temps de se reprendre.
Elle montra le piano:
—Voulez-vous?... dit-elle.
Maurice sourit amèrement:
—Me jouer la fameuse sonate? L'Adieu, n'est-ce pas? Non. Merci... Je n'ai pas le goût de l'entendre en ce moment. Au revoir!
Elle le regarda partir, sans qu'il lui tendît la main, sans qu'il se retournât une fois jusqu'à la porte qu'il referma doucement, affectant le calme. Quand il fut parti, elle alla machinalement s'asseoir sur le tabouret. Quelque temps, elle réfléchit ainsi. Puis s'accoudant au piano fermé, elle s'abandonna à ses larmes. Rien ne lui restait plus de son courage, de sa bonne volonté sereine. Elle souffrait dans son cœur et dans son corps, elle n'avait plus de forces. Avec les pleurs qui coulaient, elle sentait couler sa vie même.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Devant l'hôtel, Maurice retrouva le fiacre qu'il avait pris en sortant de chez lui. Il y monta machinalement, sans donner d'adresse.
—Rue Chambiges, patron? demanda le cocher.
Rue Chambiges! Revoir Julie qui l'attendait peut-être en ce moment... Non, cette fois, l'épreuve serait trop dure, il n'aurait même plus la force d'appuyer son front sur le cœur de son amie. Il ne supporterait pas l'interrogation de ses yeux...
Un pressant besoin de solitude, de fuite, c'est tout ce qui survivait en lui...
Il descendit de voiture, paya le cocher et le renvoya. Il partit à pied, traversant la place Wagram; il suivit le boulevard Malesherbes, l'avenue de Villiers, ces larges trottoirs aux rares passants, où rien n'entrave la marche ni la pensée. Où allait-il? Il ne le savait plus. Seulement il voulait échapper à la fois à claire et à Julie, se terrer dans sa désolation. «C'est fini, bien fini!...» Comme un glas, ces mots sonnaient dans sa tête. C'était fini du rêve si confus, si cher pourtant. Il avait entrevu un instant une route nouvelle, ouverte vers le sourire des plages et des îles... Et puis, brusquement, tout cela avait disparu; il se sentait buté au mur, à l'affreux mur qui lui barrait l'avenir.
Son impuissance l'accabla. Que faire? Que faire? Les deux êtres autour desquels, comme un lierre, sa vie s'était d'elle-même enroulée, il se sentait également incapable de les étreindre désormais. La chaleur de ces deux présences féminines lui serait ôtée en même temps. Jamais il ne pourrait assister au mariage de Claire. Jamais, Claire mariée, il ne pourrait continuer à vivre avec Julie. Alors que faire?
La cohue des passants et des voitures, au bord d'un trottoir, le
réveilla. «Où suis-je?»
Il lui fallut quelques secondes pour se
reconnaître. Le boulevard Haussmann, la rue Tronchet, la rue Auber, se
croisaient devant lui. Des omnibus, des fiacres chargés de bagages,
venus de la gare Saint-Lazare, débouchaient de la rue du Havre; d'autres
amenaient des voyageurs affairés, penchés aux portières pour consulter
l'horloge... Partir! Voyager! S'en aller où l'on serait seul, ne plus
voir Julie, ne plus voir Claire, ni Rieu, ni personne!... Il désira
l'absence et la solitude avec passion. Mais tout départ est un acte
compliqué. Fût-on maître absolu de ses décisions, il faut l'annoncer; il
faut répondre à des questions, fournir des motifs. Comment ne pas
éveiller les soupçons des indifférents?
«Antoine Surgère n'est pas encore revenu de Luxembourg; mais Esquier... Que lui dire?... Comment, surtout, trouver une raison acceptable pour Julie? Il n'en est qu'une, indiscutable la santé...»
Tout de suite, il se décida.
«Je vais voir Daumier.»
De sa canne il fit un geste d'appel à un fiacre qui tournait la rue Tronchet.
—À la Salpêtrière, dit-il en montant...
Les arbres moroses, les grises façades des maisons, la masse lourde de la Madeleine défilèrent devant les vitres du coupé... Puis ce fut la rue Royale, le sillage des voitures emportant des toilettes claires, mauves, blanches, rose pâle. Le soleil amorti de six heures rougissait tout cela, et sur la place de la Concorde le décor familier, l'admirable décor des longues avenues, les deux monuments corinthiens qui se font face, les flèches grises de Sainte-Clotilde baignaient dans une poudre rousse irisée par endroits.
L'âme désorientée de Maurice évoqua les mois brillants passés à Paris, autrefois, avec sa mère. Il se vit lui-même, dans une Victoria, roulant vers le Bois, au milieu d'un pareil flot de voitures, sa mère assise près de lui, si belle!... Comme il regardait la vie, l'avenir, en ce temps-là, avec une sérénité orgueilleuse! Il tenait la fortune, il lui semblait qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour saisir l'amour, la gloire.
«Maintenant tout cela est enterré, pensa-t-il amèrement. J'ai perdu ma fortune. Du côté de l'amour, ma vie est murée. Quant aux ambitions d'art, elles sont renoncées, je n'y rêve même plus.»
Il en voulut à Julie et de sa fortune perdue et de sa vie inutile... Tandis que le fiacre longeait les quais de la Seine, lui s'appesantit sur cette pensée: «Le bonheur, pourtant, ne consiste pas à rêvasser, appuyé sur une gorge de femme, et à se faire caresser comme un enfant. Je me suis aveuli dans la tendresse molle, dans le jour à jour du demi-bonheur.»
Mais le fiacre, arrivé au bout des grilles de la Halle aux vins et du Jardin des Plantes, venait, après quelques évolutions hésitantes, de s'arrêter devant une sorte de terrain vague, un enclos pelé, usé par les pas, planté d'arbres moisis, surprenant, dans cet endroit de Paris, au bord d'un boulevard... Maurice descendit et, en hâte, gagna la porte de la Salpêtrière.
Une fois déjà, avec Daumier, il avait visité le célèbre établissement. C'était longtemps en arrière; il y vint enfant, et son père l'accompagnait. Il s'était amusé des noms lus sur les plaques bleues, aux angles des avenues de cette espèce de ville... Rue de l'Église... Rue du Réfectoire... Rue de la Cuisine... Une seconde fois, il s'aperçut dans le mirage du passé, garçonnet élégant et heureux, sur le seuil de ce parloir où il entrait en ce moment, vieilli, inquiet.
Ainsi, partout le passé le guettait, le passé railleur ou douloureux.
Il fallut quelques démarches avant qu'on lui indiquât où se trouvait
Daumier.
Il n'était pas encore sorti. L'infatigable travailleur réglait
sa besogne sur la durée du jour, et à mesure que venait l'été,
allongeant le temps utilisable pour les études microscopiques, il dînait
plus tard, à la nuit, dans un petit restaurant du quartier.
Maurice le vit, au moment où le garçon de service l'introduisit dans le laboratoire, perché sur un haut tabouret, entouré de petits carrés de verre sur lesquels séchait une minuscule tache centrale, et l'œil collé à l'oculaire d'un microscope.
Quand il eut arrêté la vis de la lunette, il dit, toujours examinant:
—C'est vous, Lucas?
—Non, ce n'est pas Lucas, répliqua Maurice. C'est moi.
—Ah! tiens! Bonjour, Maurice! fit le médecin en se retournant et en lui tendant la main... Pas de malade chez vous, j'espère?
—Non. Je viens vous voir... pour vous voir... pour causer avec vous. Je ne vous dérange pas?
—Pas le moins du monde... Asseyez-vous. Je fixe des coupes que j'ai faites hier. Encore deux et j'ai fini. Mais c'est un travail des doigts qui ne m'empêche pas de causer... Une cigarette?
Maurice en prit une dans le paquet qu'il lui offrait, et l'alluma à une lampe à alcool. Laissant le médecin à son observation, il contemplait l'appareil modeste du laboratoire: des planches, un fourneau, une de ces tables à dessus de faïence que les chimistes nomment un paillasson; deux armoires à rayons, pleines de dossiers étiquetés; et partout des plaques de verre mouchetées en leur centre, des bocaux, pleins de filaments verdâtres, baignant dans l'esprit-de-vin, des cerveaux humains conservés dans des pots à confiture. Tout cet appareil scientifique le séduisait comme il séduit infailliblement les oisifs, les inutiles. Il y voyait le symbole d'une vie à labeur quotidien, si différente de sa propre vie dispersée de dilettante. Il s'écria:
—Comme vous êtes heureux, docteur! Vous vivez ici bien tranquille, à l'abri de toutes les tentations du monde et des femmes; votre travail est défini chaque jour. Vous en avez la récompense immédiate... C'est supérieur à l'art, cela!
—Certainement, répliqua Daumier sans interrompre sa besogne,—comme régime de vie, il vaut toujours mieux un travail qui ne suppose pas ce petit déséquilibre cérébral, indispensable à vous, artistes, pour amorcer votre œuvre... Quand je me lève le matin, je peux reprendre ce qui m'occupait la veille au point où je l'ai laissé: il n'y faut que des yeux, du soin, de l'attention et une certaine tendance à généraliser qu'on a une fois pour toutes, quand on l'a...
—Qu'est-ce que vous faites en ce moment-ci?
—Je poursuis les observations nécessaires à mon livre sur la maladie de Morvan... Vous voyez.
Il se leva et désigna à Maurice les bocaux où des sortes de serpents verdàtres semblaient moisir dans un alcool impur. Sur toutes les étiquettes on lisait le titre général: Maladie de Morvan; puis des sous-titres: Moelle de Hermann..., Moelle de Joséphine Udaille..., etc., etc...
Maurice demanda:
—Qui était ce Morvan qui a eu cette maladie?
—Morvan n'est pas le nom d'un malade, mais du médecin qui a étudié et classé la maladie. Celle-ci est une perforation, une corrosion de la moelle, qui part du centre pour aller à la périphérie. Toujours elle est accompagnée, naturellement, par des troubles cérébraux. Ainsi (il découvrit un des pots à confitures, et prit une cervelle dans sa main sans remarquer que Maurice pâlissait) voici la cervelle de cette Joséphine Udaille dont j'ai la moelle dans un autre bocal. La membrane extérieure, la pie-mère, devrait s'en détacher d'elle-même, sous la traction. Au lieu de cela, regardez (il tira sur la membrane): elle adhère, se colle à certains points indurés; si je veux l'arracher, elle se déchire autour du point de contact... Voilà l'accident du cerveau. Maintenant, observez la moelle.
Du bocal étiqueté: Moelle de Joséphine Udaille, il sortit le serpent verdâtre. En le regardant par la tranche, Maurice vit qu'il était perforé, comme un tube de caoutchouc, dans la longueur.
—Voilà la moelle, dit Daumier. Elle est percée d'un trou central, vous voyez.
—Et quels phénomènes extérieurs cela provoque-t-il? demanda Maurice, qui déjà, par un retour d'égoïsme vital, s'épouvantait, craignant de retrouver peut-être en soi des symptômes...
—C'est un mal singulier. Il vide la chair, pour ainsi dire, suce le muscle, ne laisse qu'une sorte d'enveloppe inerte entre la peau et le squelette. Les extrémités commencent à se dessécher. Puis les lobes cérébraux meurent l'un après l'autre. C'est la paralysie et la mort. Tout à l'heure, quand nous descendrons, je vous montrerai, parmi les placides tricoteuses que vous avez aperçues dans le parc, un certain nombre de sujets que je guette. Et du reste... Êtes-vous homme à qui l'on puisse confier un secret?
—Assurément.
—Eh bien! Ou je me trompe beaucoup, ou la maladie de Morvan est celle dont notre ami Surgère est atteint.
Maurice pâlit. Il se figura, dans un tel vase de porcelaine, la cervelle du mari de Julie, et, dans des bocaux de verre pareils à ceux-ci, une moelle verdâtre, perforée par la maladie mystérieuse. Son humanité ombrageuse et peureuse se révolta devant l'image; l'horreur du néant le saisit. Il se sentit lui-même un composé de vagues substances, perpétuellement menacé, miné, dévoré par des parasites ennemis. Daumier, qui le vit pâlir, lui demanda:
—Qu'est-ce que vous avez?
—Sortons d'ici, fit-il... Je sens que je vais me trouver mal, si nous restons.
—Ah! vos nerfs!... murmura Daumier avec une nuance de dédain. Soit, sortons. Dînez-vous avec moi?
—Volontiers.
Le médecin prit sur un bocal un chapeau mou tout tigré de mouchetures d'acide.
—Allons dîner. Je vous emmène à ma pension, voulez-vous? Je suis garçon en ce moment. La femme et les bébés sont à la campagne.
Cette pension était un petit restaurant modeste et propre du boulevard de l'Hôpital, fréquenté surtout par les employés du chemin de fer. Quand ils arrivèrent, une bonne achevait de desservir les tables recouvertes de linge blanc et grossier.
—Y a-t-il encore à manger, Louise?
—Sûrement, monsieur. On ira chercher, s'il n'y en a pas. Monsieur soupe avec vous?
—Oui. Vous donnerez une bouteille de Saint-Pérey.
Ils s'assirent. La salle blanchie était d'une netteté luisante d'intérieur hollandais, sous la jolie lumière d'un soir parisien, huit heures l'été, soir chargé d'arômes troubles et capiteux. Paris, entrevu des fenêtres larges à petits carreaux, se faisait province, et la salle exiguë, échampie de chaux, avec ses rideaux de calicot blanc embrassés par le milieu, semblait un réfectoire conventuel donnant sur une avenue de petite ville.
Maurice, pénétré par ce repos, répéta:
—Comme vous êtes heureux!
—Encore!... Heureux de quoi?
—D'être à la fois marié et libre de travailler... Au moins, vous vivez, vous! Vous savez où va votre vie. Chaque heure est représentée par une certaine tâche. Moi, ma vie ne laisse pas de trace.
—Pourquoi ne travaillez-vous pas?
Il posait cette question avec un demi-sourire, et Maurice lisait dans ce sourire l'indifférence un peu dédaigneuse du penseur laborieux pour l'amateur artiste.
—Je ne travaille pas, répliqua-t-il, désireux de se justifier, non par paresse, ni même, je crois, par inertie d'esprit... Je ne travaille pas parce que j'ai le sentiment le plus funeste au travail, celui que la période où je suis est une période d'attente, que je reviendrai au travail quand elle finira.
Daumier déclara, tout en mangeant de bon appétit une tranche de bœuf à la mode:
—Je ne comprends pas.
—Eh bien! répliqua Maurice vivement, décidé à aborder de front et sans délai le sujet de sa visite... Eh bien!... Voilà! j'ai une liaison à Paris... Une maîtresse dans le monde bourgeois, une veuve, ajouta-t-il,—avec le projet puéril de dépister les soupçons de Daumier.—Je ne puis pas l'épouser. Je me trouve donc dans une impasse; jusqu'à ce que j'aie trouvé l'issue, je ne connaîtrai ni le repos d'esprit, ni le travail...
—Mais, objecta Daumier, si vous êtes heureux comme vous êtes, si vous êtes aimé par une femme que vous aimez... est-il bien nécessaire que vous changiez d'existence, et que vous vous mêliez de produire du travail? Il faut des producteurs et des jouisseurs. Vous m'enviez, dites-vous? Croyez-vous que parfois, quand je vais fumer un cigare, avenue du Bois, il ne m'arrive pas de désirer vivre, ne fût-ce qu'une semaine, qu'un jour, à la façon des gens cossus qui habitent les hôtels environnants? Que si, mon cher! Seulement, quand je me surprends à patauger dans ces rêves-là, je m'en sors d'un sursaut violent, et je me secoue après comme un barbet tombé à l'eau... Je pense à mon laboratoire de la Salpêtrière, à mon petit restaurant, à mes moelles, à mes cervelles, à ma femme, à mes bébés, à quelques amis, et je me dis que tout cela a du bon, du bon que ne connaissent pas les autres. Ni eux, ni moi, ne sommes parfaitement heureux, bien sûr; mais les joies et les chagrins sont entre eux et moi irréductibles.
Ils étaient au dessert, mangeant distraitement. Daumier croquait les noix d'un sec coup d'étau des mâchoires... Maurice, un à un, suçait des grains de raisin dont il rejetait la peau.
Plus calme maintenant, il discutait son cas avec lucidité.
—Ce que vous dites est fort bien, quand les circonstances permettent à un homme d'utiliser ses aptitudes et son tempérament. Mais n'admettez-vous pas une âme de savant chez des riches, ou un tempérament d'homme de luxe chez un pion?
—J'admets tous les cas quand je les constate, répliqua Daumier. Dans la pratique, l'habitude d'un certain état de vie émousse généralement les appétits excessifs. Ceux qui décidément sont faits pour casser le moule, réussissent à échapper à leur condition, se déclassent définitivement, ou si le succès leur est refusé, disparaissent. C'est la loi de la sélection.
—Eh bien, je vous demande d'admettre un instant, docteur, que je suis un de ces déclassables. J'aspire à sortir de la caste des oisifs pour entrer dans celle des travailleurs. Voulez-vous m'y aider?
Daumier, qui allumait un cigare, le regarda avec surprise.
—Certes, je veux bien. Que puis-je faire?
—Je voudrais me reprendre à la vie utile. Pour cela il faut d'abord que j'échappe au milieu où je vis, à Paris.
—Et vous voulez un moyen de le quitter sans que personne ait le droit d'en paraître surpris... Une ordonnance pour une ville d'eaux?
—Justement. Seulement je ne suis pas malade.
—Oh! la vie de régime, avec quelques verres d'une boisson plus ou moins minérale, n'est jamais inutile. Elle vous restituerait le calme, assouplirait vos nerfs ébranlés par la fièvre continue de Paris.
—Eh bien! envoyez-moi où vous voudrez, mais loin... loin... Envoyez-moi dans un pays où je sois seul, où je ne connaisse personne, hors des grandes routes qui mènent à Paris.
Un ressaut d'égoïsme le soulevait; il s'affirma qu'il se suffirait à soi-même, loin de Julie, loin de Claire.
Daumier lui demanda:
—Parlez-vous l'allemand?
—Non; un peu l'anglais...
—Eh bien, cela va... Je vais vous envoyer à Hombourg... C'est l'Allemagne anglaise, vous n'y trouvez que des Américains et des sujets de la reine... Les eaux sont bonnes pour les anémiques et les neurasthéniques, dont vous êtes. Cela vous convient-il?
—Est-ce loin de Paris?
—Une nuit et une demi-journée. Vous pouvez couper le voyage en deux par une station à Cologne...
—Soit J'irai à Hombourg.
Daumier se fit apporter de quoi écrire l'ordonnance, qu'il remit à Maurice.
—Merci, dit Maurice, vous me sauvez de moi-même.
—Ah! répliqua le médecin en hochant la tête. Dire que la plupart des malades mondains qui viennent solliciter là (il montrait les murs de la Salpêtrière) une consultation du maître,—dire que presque tous n'ont d'autre maladie, comme vous, que leur vie désorientée ou dévergondée... Voulez-vous que je vous dise mon opinion sur le système de cure qui vous conviendrait?... Mariez-vous!
Il s'arrêta; Maurice avait pâli derechef à ce mot: «Mariez-vous!»
—Pardon, fit le médecin en lui prenant la main.
Ils sortirent du restaurant, se promenèrent quelque temps, le long de l'avenue maintenant envahie par la nuit... Ils se taisaient, chacun enfoncé dans son rêve.
—Allons, fit Maurice, soudain réveillé; je vous quitte. Merci de cette soirée réconfortante passée près de vous. Soyez assez bon pour écrire à Esquier afin de l'assurer que mon départ est nécessaire.
—Esquier aura la lettre demain, ou bien je passerai moi-même avenue de Wagram.
Ils se quittèrent.
IV
Le rapide du Nord emportait Maurice, à demi dévêtu, déroulé dans les couvertures sur la couchette du sleeping. Au tangage du train, il laissait bercer le chagrin dont il sentait meurtris ses membres et son cerveau.
Malgré tout, c'était encore une allégeance, une libération, cette morne et douloureuse fuite dans la nuit.
«J'ai laissé derrière moi ce qui me tourmentait le cœur, pensa-t-il. Quel que soit l'avenir, il vaudra mieux que ce que je quitte.»
Trois fois vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis l'instant où il avait décidé son départ. En resongeant à ces trois journées, le déchirement de la lente séparation lui faisait mal, comme si vraiment elle recommençait. L'appartement de la rue Chambiges était là, devant ses yeux fermés, où des larmes séchaient. Un roulement de timbre électrique... il allait ouvrir: c'était Julie. Leur longue communion avait si parfaitement, l'un pour l'autre, éclairé leurs deux âmes, que tout de suite elle lisait dans les yeux de Maurice l'affreuse menace,—entendait le craquement de ce cher édifice, toute sa vie, à elle! qui était leur amour. D'un mouvement de révolte, bien rare à sa douceur, elle se dérobait au baiser qu'il voulait lui donner:
—Qu'y a-t-il?
Il essayait de retarder l'aveu.
—Mais... rien!
—Parle! parle tout de suite, j'aime mieux cela...
Et alors, sur ce canapé encombré de coussins où tant de fois ils s'étaient abattus, comme deux colombes unies, aux meilleures journées,—ils avaient mêlé leurs larmes, avoué leur détresse dans des sanglots; Julie, la première, avait proféré le terrible mot:
—Tu pars?
Elle l'avait deviné, ce départ, elle le sentait dans l'air, depuis des jours. Elle savait bien, connaissant le faible cœur de Maurice, qu'il préluderait ainsi à la séparation définitive, par une absence annoncée courte, puis prolongée; et tout de même, le coup était si douloureux qu'elle voulait douter.
—Tu pars?
—Le médecin m'a ordonné les eaux de Hombourg...
—Tu pars! tu pars!
Ces sanglots, cette effroyable désolation de l'être qu'on chérit!... Et cette désolation, en être la cause!... Elle pleurait, la chère aimée, celle dont il avait confisqué la vie, qui ne vivait plus que pour lui seul! Elle pleurait, elle souffrait, et c'était par lui! Sa résolution, un instant, chancela.
—Si tu veux... Je ne partirai pas... Et puis, du reste, je ne pars pas pour toujours... je ne t'abandonne pas... Je te jure que bientôt je reviendrai! Je t'aime... Je t'aime. Seulement, vois-tu... j'ai une de ces crises que tu connais, comme quand j'ai voyagé dans l'Aveyron... Ne nous sommes-nous pas mieux aimés après? Paris m'excède... Il faut que je parte. Mais je t'aime, je t'aime!...
À ce moment, son cœur sincère était résolu à l'abnégation. Il voyait encore l'obstacle murant sa route; mais il se résignait à vivre dans cette impasse, dans cette encoignure de vie sans rien demander a l'avenir...
—Je t'aime! Je t'aime!
Elle n'écoutait plus, elle ne voulait plus, ne pouvait déjà plus l'entendre. Elle se levait, et malgré son étreinte, malgré les baisers dont il enveloppait ses joues pâles et mouillait ses mèches blondes, il la sentait s'échapper doucement, révoltée pour la première fois, révoltée et désolée. Elle ouvrait la porte, elle fuyait... Il était seul...
Le lendemain,—après une nuit dont elle garda, sans jamais le laisser pénétrer par Maurice, le douloureux secret,—elle reparut chez lui, à l'heure habituelle, résignée, sinon rassérénée. Elle lui parla la première de son voyage, elle s'occupa avec lui des préparatifs, comme lorsqu'il faisait de courtes absences. Pas plus que la veille, pas plus que jamais, le nom de Claire ne fut prononcé entre eux.
Le soir du départ, ils dînèrent dans un restaurant éloigné, avenue de Clichy, véritable repas de condamnés, qu'ils prirent dehors, en public, tant ils avaient peur de défaillir, s'ils demeuraient seuls en tête à tête. Ils mâchèrent au hasard des aliments que leur estomac refusait; l'heure coulait, cruellement lente, et pourtant trop brève. Deux fois Julie manqua perdre connaissance. Quand ils quittèrent le restaurant, plus de quarante minutes leur restaient encore à passer ensemble. Ils se jetèrent dans un fiacre; ils dirent au cocher d'aller à sa guise, au delà du boulevard Rochechouart, où ils étaient bien sûrs de n'être pas rencontrés.
Une tristesse, pénétrante comme une pluie drue, imprégnait leur chagrin, parmi ce décor affreusement morne. Autour d'eux, l'heure brumeuse descendait vers la ville, cette heure d'été où, dans la limpidité du soir, les fumées de la journée crachées tout le jour par cent mille cheminées, s'abattent, condensées en nuages noirs.
La voiture, ayant suivi une longue rue déserte, où les réverbères n'étaient allumés que d'un côté, puis traversé les boulevards, atteignit enfin le quartier sombre et populeux des gares de l'Est et du Nord. Maurice, sous la capote abaissée, ne voyait plus le visage de sa maîtresse que par intervalles, quand un réflecteur ou un réverbère jetait un éclair dans la voiture; il apercevait alors sur ses joues défaites le sillage humide des pleurs, qui n'arrêtaient pas de couler. Il la prit dans ses bras, il la baisa; il respira son haleine et but ses larmes. Mais il ne trouva pas le courage de prononcer les mots de pitié qui pourtant étaient au fond de son cœur: «Ne pleure plus; je reste, je t'appartiens,» Ce qui l'épouvantait, c'était l'accès de désespoir terrible qu'il prévoyait tout à l'heure quand il la quitterait... Certes, elle allait tomber inanimée sur le quai, dès que s'ébranlerait le train.
—Julie... Il ne faut pas entrer dans la gare avec moi... Il faut t'en retourner avant moi, chérie... Ce serait trop affreux!
Elle n'était plus qu'une pauvre chose de larmes, sans volonté, sans forces; elle obéit. Tous deux descendirent. Ils échangèrent un seul baiser, ce fut un baiser de parents distraits, se quittant pour un jour. Julie monta dans un autre fiacre qui partit aussitôt par la rue de Dunkerque... Maurice, cependant, regardait fuir cette voiture, emportant ce qu'il chérissait le plus. «Quoi, c'était fait? Si vite? Si vite?...» Elle partait sans un signe d'adieu jeté par la portière. Il se sentit aussitôt séparé de la vie ambiante par un accident définitif comme la mort. Il fallut que des employés de la gare vinssent lui parler, le mener, pour qu'il accomplît les préparatifs de son départ... Une seule chose excitait encore son désir, être couché tout à l'heure, être seul dans sa cabine, et là pouvoir à l'aise s'abîmer dans la souffrance, souffrir et pleurer sans témoin.
Et le train l'emporta, le roula toute la nuit à travers les grandes plaines de Flandre et du pays Rhénan; pas une seule fois le sommeil ne vint lui offrir au moins le simulacre de l'oubli.
À Cologne, il dut changer de wagon, car, décidément, il ne voulait pas s'arrêter. Le matin se levait; il faisait un temps incertain, sans soleil, sans menace de pluie. Le ciel monotone lui parut fraternel: trop de gaieté de la nature l'eût irrité... Autour de lui, dans le compartiment nouveau où il monta, on parlait une langue qu'il ne comprenait plus. Son isolement aussi lui fut doux...
Cette course le long des rives du Rhin, si riantes ou si mélancoliques selon que le ciel les regarde tristement ou leur sourit, fut le premier apaisement de son pèlerinage d'exil. Penché aux vitres, il contemplait l'eau verte, les collines vêtues de pampres et les étroites bandes de villages enserrées entre les deux. Il n'aurait pas su dire si les formes, si la couleur de ces horizons lui plaisaient; leur vue le calmait pourtant, agissait sur ses nerfs pour les détendre. Il souffrait toujours, mais épuisé et halluciné, il ne savait presque plus de quoi... Quelque chose avait été violemment arraché de lui: voilà tout. Il sentait cuisante la douleur d'une absence; il n'aurait su dire si c'était celle de Julie ou celle de Claire. Bientôt il devait s'apercevoir que ce qui manquait à sa vie mutilée, ce n'était ni Julie, ni Claire: c'était la Femme, la chère présence féminine, la chaleur du sein.
Vers une heure, il descendait à Francfort. Il déjeuna dans un café. Le dépaysement commençait à le distraire... Il lui parut que le Maurice d'hier était mort; qu'il assistait, d'un au-delà indécis, à la déambulation à travers les rues d'un autre individu, d'un pantin sans âme auquel son âme à lui se trouvait associée par hasard. Il marcha ainsi, il regarda, mangea, il visita des musées et des monuments... Les gens qui lui parlaient ne recevaient pas de réponse. Comme le soir tombait, il se retrouva devant la gare; il vit «Hombourg» sur l'écriteau d'un des perrons, monta dans un tram, partit... Le train était rempli de voyageurs, presque tous parlant anglais; Maurice comprit quelques mots, et cette incursion de la pensée d'autrui dans sa pensée le blessa. Quelle chose affreusement délicate et meurtrie il était devenu!
À l'hôtel où il s'était laissé conduire, il but hâtivement une tasse de bouillon, et se coucha... Sa pensée errante fut bercée par les sonorités voisines d'une musique qui jouait dans le parc de Kurhaus... Il s'endormit. Depuis le moment où il avait vu disparaître Julie, il vivait dans un engourdissement de rêve à peine moins opaque que le sommeil.
Mais le grand jour, à son réveil, le trouva lucide. Il regarda ces quatre murs de chambre d'hôtel, cette forme un peu inusitée de lit, de table et d'armoires, ces inscriptions en trois langues sur le panneau de la porte. Tout cela, c'était l'Allemagne, c'était la séparation,—c'était la coupure volontaire qu'il s'était faite au cœur.
«Comment! Je suis ici... À Hombourg?... Moi! Moi! Mais c'est fou... Qu'est-ce que j'y fais? Pourquoi suis-je parti? C'est affreux d'être seul... Claire... Julie... Je les ai laissées, stupidement laissées! Et pourquoi? mon Dieu! pourquoi?»
Il aperçut l'inanité de ce voyage. Tout ce qu'il redoutait, tout ce qui était pire que la mort se passerait en son absence. Claire, bien qu'elle l'aimât, se résignerait au mariage, lui parti, alors qu'elle eût peut-être hésité au dernier moment, s'il était demeuré... «Et puis être absent un mois, deux mois, un an, c'est bien... Mais après? Ne faudra-t-il pas revenir un jour, revoir ceux que je fais souffrir, et par qui je souffre?... La vie sera-t-elle plus tolérable alors? Tout sera fixé... Je tomberai dans le définitif, l'irrémédiable... N'eût-il pas mieux valu rester là, subir la pression lente des événements, m'y laisser façonner en même temps qu'elle façonnerait les autres autour de moi?»
Il tâcha de rallier ses pensées, comme une armée déroutée. «Voyons, se dit-il, à raison ou à tort, je suis venu ici pour échapper à la présence des objets qui me tourmentent. Profitons au moins de cet éloignement pour essayer de nous reprendre. Tentons la cure d'oubli.»
Il s'habilla, s'efforçant d'amuser son esprit au divertissement du milieu nouveau. Il se rappela son arrivée à Paris, après la mort de sa mère.
«Alors aussi j'étais triste, j'avais perdu tout ce que j'aimais, je ne voulais plus vivre. Et cependant j'ai recommencé ma vie...»
Mais une voix lui répondait:
«Alors tu avais six années de moins; alors tu croyais à l'avenir, à l'amour, à l'art... Tout cela est fini, maintenant.»
Il boucha ses oreilles à cette voix désespérée.
«Hombourg est un lieu de plaisir. Il y a un Kurhaus brillant, des promenades, un théâtre... Il y a les soins de la cure. Cela mangera toujours quelques quarts d'heure.»
Cet aveu implicite le fit tristement sourire. Déjà il éprouvait que le temps, ici, serait plus lent et plus pesant qu'à Paris. Alors, à quoi bon cet effort, le déchirement de ce départ? Les larmes de Julie, il les revit inondant le pauvre visage tendre, et le tremblement de tout ce corps jadis adoré, encore adoré aujourd'hui, hélas! malgré tout. «Ah! je suis un malheureux. Je ne sais que faire du mal autour de moi, surtout à ceux qui m'aiment.»
Il descendit dans la salle à manger. Des flots de soleil clair s'épandaient sur les murailles peintes de nuances vives, sur le poêle monumental de faïence verte, sur les nappes bien blanches et les cristaux bien luisants. Quelques voyageurs isolés, quelques ménages anglais ou américains déjeunaient, l'air quiet et satisfait... Maurice se sentit comme la veille, tout à fait isolé de ces gens: un naufragé sur le rivage de l'île où une vague l'a jeté.
«Je suis seul! tout seul!»
Un sanglot intérieur l'agita. Seul dans la vie, il serait toujours désormais, comme il l'avait été avant de rencontrer Julie. Le souvenir des mois errants qui avaient précédé la rencontre de cette femme lui remonta, malgré la distance des temps, aussi douloureux que sa présente détresse. Il voulut résister: «La détresse actuelle, pensa-t-il, me vient d'être à l'étranger, à l'hôtel, d'être un passant... Après deux repas à table d'hôte je connaîtrai d'autres voyageurs, s'il me plaît... Je connaîtrai des femmes.»
Mais son cœur eut aussitôt une nausée.
«Oh! non, jamais plus... Plus de femmes dans ma vie!...»
Tous les autres convives étaient partis quand il revint à soi. Il avait, sans savoir ce qu'il faisait, bu une tasse de café noir, oubliant d'y verser du lait. Il rougit sous le regard du garçon, comme si cet homme eût assisté en spectateur ironique aux flux, aux reflux de son âme. Vite il se leva, demanda l'adresse d'un médecin de la localité qui parlât français. On la lui donna. Sans s'informer du chemin, il sortit, marcha au hasard, se trouva presque aussitôt dans une avenue ombragée de beaux ormeaux, qu'il suivit.
Le parc la bordait à droite, un parc infini, soigné comme un jardin, avec des gerbes d'arbres, des fontaines, des pelouses grasses doucement ondulées; au-dessus des massifs, surgissaient les clochetons de villas; et parmi les pelouses, le jaillissement des jets d'eau projetait sous le grand soleil matinal des pluies de pierreries. Les arroseurs achevaient leur besogne, et, récemment mouillée, la terre fumait au soleil, ouatée de vapeur légère sur le vert de sa robe.
À gauche de l'avenue, de délicieuses maisons, chacune séparée de ses voisines par un petit espace, alignaient leurs façades rococo, leurs fenêtres cintrées, leurs vérandas, leurs balcons, leurs terrasses, où le vent du matin faisait vibrer des rideaux d'étoffes rayées. Maurice en voyait sortir des fillettes minces, des enfants roses et musclés, aux jambes nues, des jeunes gens robustes, vêtus de flanelle blanche, avec des casquettes sur les yeux. Leurs divertissements, sitôt commencés autour de lui, le blessèrent. «Il est clair, pensait-il, que ces gens-là sont heureux, ou du moins indifférents. Ils marchent dans la vie comme je marche dans cette avenue, sûrs du pas qu'ils vont faire après celui qu'ils font. Ils déjeuneront, ils joueront au tennis, ils bavarderont avec les jolies femmes que voilà. Jeunes gens, ils épouseront ces fraîches jeunes filles, ils seront pères, à leur tour, de beaux enfants pareils à ceux-ci; leur existence se déroulera, jour à jour, sans autre accident que les inévitables, les maladies, les mésaventures d'intérêt, les deuils... Suis-je donc une exception, moi qui souffre tant, sans qu'il y ait dans ma vie présente ni deuil, ni perte d'argent, ni maladie? Ah! bien sûr! leur cœur n'est pas pareil au mien. Tout mon grand chagrin est enfermé dans ce cœur, et le monde entier, cabalé contre moi, ne pourrait pas m'en susciter de pareil!...»
Tout en se parlant ainsi, il avait atteint l'extrémité de l'avenue et de la ville. Des routes s'ouvraient devant lui, dans trois directions, à travers une grande plaine; des écriteaux indiquaient, avec des repères coloriés, le chemin de tous les sites curieux des environs. Aux limites de la plaine, l'horizon se fermait par des montagnes boisées de sapins et de hêtres, au sommet desquelles surgissaient quelques tours. Les lignes d'un guide feuilleté en chemin de fer lui revinrent à la mémoire: le plus haut de ces sommets était le Grand Feldberg, et le bâtiment qu'il apercevait à sa crête était un hôtel pour les voyageurs.
Qu'allait-il résoudre? Marcher? Accomplir cet exercice ridicule de faire un trajet pour le défaire ensuite? Il n'en trouva pas le courage.
«Je ne sais où aller, et il n'importe à personne que j'aille ici ou là.»
Il lui semblait pourtant qu'il était sorti de l'hôtel avec un projet. Ah! oui! Le médecin! Converser avec un être vivant serait une diversion salutaire. Il n'était que onze heures. La démarche le mènerait peut-être jusqu'à midi et demi, l'heure du déjeuner. Il tira de sa poche l'adresse qu'on lui avait remise, et, la donnant au cocher, monta dans une voiture qui stationnait devant le parc. Cette course lui coûta trois marcs, bien que la demeure du médecin fût tout proche.
C'était une jolie maison, sur une placette voisine de la gare. Deux jeunes filles vêtues de piqué blanc, assises sous un arbre de la placette, jouaient avec un chien. L'une d'elle se dérangea quand elle vit Maurice se diriger vers le seuil, et lui dit d'un air d'interrogation souriante:
—Sir?...
Il demanda:
—Le docteur Hœflich?
Elle parut surprise et embarrassée qu'il ne s'exprimât pas en anglais. Après une hésitation, elle dit, avec un accent singulier:
—C'est pour... consultation?
—Oui, répondit-il. Mais au moins, le docteur parle-t-il français?
—Oh! très bien, très bien.
Passant devant lui, elle l'introduisit dans un petit salon meublé d'une façon extraordinaire, avec des garnitures de cheminée en coquillages, des meubles en bambou, des fleurs artificielles, des palmes sèches répandues à profusion. Le portrait du prince de Galles occupait la place d'honneur avec une dédicace: To my dear Dr Hœflich, et la signature paraphée.
—Veuillez prendre place, monsieur, fit la jeune fille. Papa (elle prononçait paápa) il vient tout à l'heure.
Au bout de quelques minutes d'attente, le docteur entra. Il avait l'air d'un vieux chef d'orchestre, maigre, projeté en avant, avec une figure apostolique et de longs cheveux grisonnants. Il tendit la main au visiteur.
—Bonjour, monsieur, fit-il avec un sourire aimable. Vous êtes français?
—Oui, docteur.
—J'aime beaucoup les Français. Ils sont gais, amusants. Malheureux
événements politiques!... J'ai connu un temps, monsieur, où dans les
rues de Hombourg vous n'entendiez parler que français. C'était le bon
temps de notre ville... Le temps des jeux!
Aujourd'hui, c'est à peine si
vous trouveriez dix de vos compatriotes pendant la saison. La politique,
naturellement! Tout cela est bien triste. Mais vous verrez tout de même
que Hombourg est charmant. Et vous êtes venu prendre les eaux?
Maurice hésita.
—Oh! je ne suis pas malade. Seulement... j'ai les nerfs un peu fatigués... Quelques insomnies. Et l'on m'a dit que le régime des eaux me ferait du bien.
—Ah! reprit Hœflich en frappant amicalement sur le genou de son client! Ah! c'est la vie de Paris qui fait mal aux nerfs. J'ai vécu à Paris, moi, monsieur. J'ai passé quatre ans à Paris... De 1860 à 1864... Connaissez-vous M. Lécuyer? Non?... Le docteur Roudille? Non plus? C'étaient des amis; ils étaient très gais. Et les femmes! Mme Schneider! Mlle Cora Pearl? En voilà qui étaient gaies, elles aussi! Est-ce qu'elles sont toujours à Paris?
Il demandait ce renseignement avec un intérêt réel, comme s'il se promettait de rendre visite à ces débris de l'Empire, lors d'un prochain voyage outre-Rhin.
—Non, fit sèchement Maurice. Elles sont mortes.
—Mortes! Vraiment! Ces jeunes femmes si belles, si gaies! Ah! ceci prouve bien qu'il ne faut pas abuser de la vie, ni jouer avec sa santé... Je vois votre maladie à vous, monsieur. Vous avez abusé des plaisirs de Paris—ceux de votre âge: je veux dire, Mabille, la Grande-Chaumière, les Frères Provençaux...
Maurice ne put s'empêcher de sourire. Lui qui se couchait chaque soir avant minuit, qui n'allait même plus au théâtre, qui mangeait et buvait comme une femme!
—Vous prendrez les eaux de la source Élisabeth, poursuivit le médecin. Elles sont héroïques. C'est d'assez bonne heure que vous devez y venir, vers huit heures du matin. On y joue de bonne musique... la kapelle du théâtre... Après, il faut marcher. Vous ressentez une légère colique... Vous allez à la garde-robe. Maintenant, il vaudra mieux ne pas boire avec excès, ne pas manger de salades ni de légumes verts. Du reste, voici l'ordonnance imprimée.
«Quel idiot, pensait Maurice en quittant la maison. Si celui-là est diplômé par une Faculté allemande, elle n'a pas été exigeante. Après tout, nous avons, en France aussi, des médecins d'eaux de cette force.»
Dès à présent, il était résolu à ne pas suivre le traitement, ne fût-ce que pour ne pas rencontrer le docteur Hœflich... En lisant, en méditant, en se promenant, ne peut-on combler les heures?
«Oui, mais les heures d'une vie, de toute une vie! Il n'y a pas à se faire d'illusion. La journée d'aujourd'hui me définit ce que désormais sera ma vie. Elle ne sera pas gaie!...
Il rentra à l'hôtel, s'assit à une table isolée, et commença de déjeuner en lisant les journaux... Peu à peu, la salle s'était garnie. Jeunes gens et jeunes filles, presque tous anglais ou américains, arrivaient, les joues brillantes de la promenade du matin, continuant des conversations... Ils s'asseyaient, ils mangeaient avec appétit. Tout ce jeu vivant de jeune humanité, insouciante, active, attrista de nouveau l'égoisme douloureux du jeune homme. Quand il vit les mails devant l'hôte, après le repas, se garnir de robes et d'ombrelles claires, il se leva, courut s'enfermer dans sa chambre, et là, rêva.
Que faisaient-elles en ce moment, les deux aimées? Souffraient-elles un peu de son chagrin, de son absence, ou bien leur vie avait-elle déjà repris son cours familier? Ah! l'une d'elles au moins, bien sûr, était aussi torturée que lui. «Si elle pense que je veux l'abandonner, elle mourra! Chère Julie! Comment ai-je pu risquer de la tuer ainsi? C'est de la folie, de la cruauté. Si je revenais?»
Revenir! À peine l'idée surgie, il la repoussait. S'il revenait à Paris, il n'aurait plus de force que pour se jeter aux pieds de Claire et lui dire: «Ne te marie pas! Reste à moi... Ne m'abandonne pas.» Il l'aimait donc aussi? Il l'aimait donc plus que l'autre? Non, puisque c'était Claire qu'il sacrifiait à Julie. Oui, puisque sa pire torture, maintenant, c'était que la jeune fille, libérée par son départ, allait consentir au mariage...
Les heures passèrent, le soir vint. Maurice dîna, se promena dans le Kurhaus, entendit la musique du parc en un véritable état d'hypnose. Par instants, il éprouvait la sensation qu'on rêve, quand, dans le sommeil, on s'imagine précipité. Il retombait à la réalité du haut de ses vagues imaginations: et la réalité ne lui paraissait pas croyable... Lui, dans ce parc étranger, au milieu de ces Américains en smoking et de ces Américaines! Qu'y faisait-il? Quelle fatalité l'avait conduit sur cette terre hostile? L'indifférence de la foule s'agitait autour de sa douleur, les valses sonnaient, des propos de tendresse s'échangeaient, on riait, on fêtait la vie.
«Ils n'ont donc pas de cœur, ces gens-là? Ils ne souffrent pas, ils n'aiment pas? Il n'y en a pas un qui ait quitté une maîtresse chérie? Non! Ce sont des âmes vulgaires. Ils ne savent pas ce que c'est qu'aimer... Triste savoir!»
Tout à coup il s'aperçut qu'il était presque seul dans le jardin. Les illuminations s'éteignaient. La nuit alourdissait et confondait les masses d'arbres. Sa solitude l'effraya, lui qui croyait souffrir, l'instant d'avant, de ce cortège d'indifférences autour de son chagrin. Il regagna l'hôtel et se coucha après avoir écrit à Julie quelques lignes glacées qui ne trahissaient rien de son émoi.
«Il n'y a que vingt-quatre heures que je suis à Hombourg, et il me semble que j'y ai passé plusieurs mois. Comment, comment vivre ainsi?»
...Comment il vécut, il n'eût pas su le dire, même quand il eut atteint le sommet de son calvaire et qu'il tomba par terre en demandant grâce. Comment put-il, durant deux semaines, promener dans le vide son effroyable agonie de cœur? Ceux qui n'ont pas souffert du mal d'être un absent parmi la foule, avec une angoisse morale cachée comme une maladie secrète, ceux-là ne savent proprement pas ce que c'est que de souffrir.
Il essaya les longues promenades qui brisent les muscles, tuent la pensée dans l'épuisement de la force physique... Il s'en alla droit devant lui, au hasard des routes, un peu soulagé quand il n'apercevait plus que la plaine vide, la forêt ou la montagne...
Alors, comme un pécheur chrétien qui se sent abandonné de Dieu, qui perd pied dans la résistance, et, résolûment, se laisse tenter, il égarait son souvenir autour de l'image de Claire, il la rêvait tout près de lui... L'ombre douce de Julie sacrifiée s'enfuyait dans des limbes, et c'était l'évocation de la jeune fille qui seule, comme la piqûre du morphinomane, parvenait à le ranimer.
«Nous sommes mariés... Nous sommes ici, seuls ensemble, bien seuls!»
Il marchait sur la route blanche; il se forçait à imaginer que Claire était là, près de lui, son pas élastique marquant de fines empreintes dans la poussière, comme jadis sur les chemins en corniches de la Méditerranée. Ou bien, la nuit, dans son lit, il l'évoquait à ses côtés. Il pensait à la joie d'effleurer ces chères lèvres demi-ouvertes, de serrer contre son cœur cette jeune poitrine. Dans la fièvre qui lui montait au cerveau, sa conscience amollie acceptait la pensée d'une trahison. «Julie souffrira... Eh bien! c'est la règle. L'ai-je trompée? Lui ai-je fait une promesse d'éternelle fidélité? Alors je suis libre.»
Il se roulait dans ce lâche projet. «Oui... Claire sera à moi. Rien ne peut l'empêcher. Il ne tient qu'à moi de revenir à Paris, demain: et si je veux, elle sera ma femme!»
Pendant quatre ou cinq jours il vécut, dans son rêve, uni à la jeune fille, oubliant réellement sa maîtresse. Il regarda les paysages avec l'espoir vague qu'il les reverrait avec elle. Peu à peu, la suggestion fut assez puissante pour lui donner presque foi dans l'avenir. À table, au Kurhaus, dans ses courses d'après-midi, il fut escorté de cette pensée, comme d'une compagne amie.
Un jour qu'il avait poussé sa promenade du côté des montagnes, un village fixa son regard par son assise pittoresque... C'était au pied du Taunus, à la soudure de l'Altkœnig et du Grand Feldberg. Le village s'érigeait sur une sorte de mamelon, dernier ressaut de contrefort. Un burg du xiiie siècle le dominait, hautes façades à nombreuses fenêtres, maigre tour couronnée d'un champignon d'ardoises. La route, à mi-hauteur, ceinturait le mamelon comme un balcon; elle était bordée de villas. De cette route, des terrasses de ces villas, on découvrait le plus riant paysage: une petite vallée en forme de conque verte, quelques étangs, des bois masquant l'horizon dans la direction de Hombourg, et, par une échappée, la grande plaine de Francfort, plate et jaune.
«Si j'étais venu en Allemagne avec elle, pensa Maurice, je m'arrêterais ici... Je louerais une de ces villas.»
Combien de fois, surtout depuis qu'il était seul en terre d'exil, il l'avait rêvé, imaginé, vécu, ce voyage nuptial avec Claire, le tête-à-tête jaloux, jamais rassasié, des premiers jours!
«Ce serait possible, cependant! Je n'en suis séparé que par ma volonté. Et je le désire. Et je ne le ferai pas!»
À la porte de la villa devant laquelle il s'arrêtait, un écriteau était justement accroché: Haus zu vermiethen. Il eut l'envie puérile de fixer le décor de son rêve. Il entra dans le jardin, sonna. Une vieille femme vint ouvrir.
—Parlez-vous français? demanda Maurice.
Elle répondit:
—Nein!
En montrant successivement l'écriteau et l'escalier, il s'efforça d'expliquer qu'il voulait visiter la maison pour la louer. La femme le comprit. Elle s'empressa de le précéder.
La villa se composait de deux étages, chacun à trois pièces, installés simplement et proprement, comme presque tous les logis meublés de l'Allemagne Rhénane. La pièce du milieu, au premier étage, se prolongeait par une terrasse couverte, qui surplombait la conque fleurie de la vallée. Maurice inspecta les chambres et le mobilier avec indifférence, tandis que la propriétaire, d'une douce voix de psalmodie, détaillait en allemand les avantages de la location. Mais, sur la terrasse, il s'arrêta émerveillé. Le vallon s'ouvrait juste à ses pieds. Il dominait les cimes horizontales d'un bouquet de platanes étêtés. Puis les pentes d'herbe grasse s'abaissaient doucement vers le creux, sinuées de sentiers qui gagnaient les routes voisines. En face, de faibles coteaux hérissés de verdure; a droite, l'encoignure du vieux village étage. À gauche, la masse imposante, velue, de l'Altkœnig.
Maurice contempla longtemps ce paysage. Devant ces horizons souriants, pourquoi renaissait-il plus impérieux, le pressentiment que, quelque jour, Claire serait là avec lui, et que leurs yeux les verraient ensemble? Il interrogea la vieille femme, demanda le prix de la location qu'elle écrivit en chiffres sur un morceau de papier; il se fit donner le nom de la propriétaire, de la villa, du village. «Madame Hanse, villa Teutonia, Cronberg.» Lorsqu'il reprit à pied la route de Hombourg, une sorte de contentement intime l'agitait, mêlé d'inquiétude... L'avenir est clos aux yeux de l'homme; mais comment nier que certains événements pressentis s'imposent à notre foi, avec la certitude du présent, du réel?
De Cronberg à Hombourg, par Rœdelheim où l'on rejoint la ligne du chemin de fer, le trajet dure environ une heure et quart. Le soir avait étendu son crêpe sur le parc quand Maurice rentra dans la ville. Suivant son habitude, il passa au cabinet de lecture et acheta le Temps avant d'aller dîner.
Cette heure était pour lui la moins intolérable de la journée. Le prince de Galles, alors en villégiature à Hombourg, dînait au Casino, souverain bon enfant, aisément consolé par les voyages et le baccarat de ne point régner encore. En son honneur, la terrasse s'illuminait, se garnissait de dîneurs en smoking, de dîneuses pimpantes. Les flacons de champagne se vidaient côte à côte avec les flacons jaunes du Rhin, les flacons verts de la Moselle. Il y avait, même pour le cœur malade de l'exilé, un divertissement à regarder ce brouhaha de vaine mondanité.
Mais ce soir, grâce aux souvenirs de sa promenade, au pressentiment singulier d'une crise qui allait changer sa vie, il se sentait agité d'une effervescence plus rare. Il y aida, en se faisant apporter du schaumwein du Rhin, qui acheva de le griser à fleur de cerveau.
«Comme la vie est belle, pourtant, pensait-il, pour ceux qui n'ont pas, comme moi, une plaie secrète de l'âme! Que de choses sont à notre portée pour la distraire, pour l'orner!... Des livres, des paysages... des femmes! cela est pour tous les hommes, ou du moins pour beaucoup; mais moi je ne suis point pareil aux autres hommes: mon âme est infirme.»
Son repas finissait. En débarrassant la table pour servir le café, le garçon lui remit sous les yeux le numéro du Temps qu'il n'avait même pas déplié. Il l'ouvrit, parcourut distraitement les mornes dissertations politiques, les prudents filets, donna un coup d'œil au feuilleton. Il allait rejeter le numéro, quand au bas de la quatrième page, parmi les nouvelles de la dernière heure, il lut:
| Ille-et-Vilaine.—Canton de Tinténiac: | |||
| Élection au Conseil général. | |||
| De Rieu, monarchiste | 721 | voix. | Élu. | 
| Lureau, républicain | 485 | voix. | |
Avant même d'entrevoir quelle influence pouvait prendre pour lui le mince événement d'une élection au Conseil général d'Ille-et-Vilaine, il avait senti l'espoir fragile qui soutenait sa vie s'effondrer d'un coup. Tout disparut, lumière, couleurs, formes des objets et des êtres; tout s'abîma.
Quand un peu de clarté le pénétra de nouveau, il se sentit incapable de demeurer un instant de plus à cette place. Il jeta une pièce d'or sur la nappe, et en hâte gagna l'hôtel. La conscience de la réalité lui revenait lentement. Il se rendait compte pourquoi l'action réflexe de ses nerfs lui avait tout de suite révélé une catastrophe. Les paroles de Rieu surgissaient dans sa mémoire, répétées par la voix chérie de Claire: «Je m'en vais préparer mon élection au Conseil général. Dès que je serai élu, je reviendrai à Paris, je vous demanderai une réponse définitive.»
«Eh bien! c'est fait. Le voilà élu. Il va partir pour Paris. Que dis-je? Il y est déjà! Il est auprès de Claire! Ah!...»
Il souffrit si cruellement, à cette vision de Rieu auprès de la jeune fille, qu'il cria,—un vrai cri de blessé, un cri qui déchira le silence de l'hôtel et l'effraya lui-même. Il lui semblait que Rieu, en ce moment, lui volait son avenir. Folie! C'était lui-même qui avait renoncé à ce précieux avenir,—lui-même qui s'enchaînait dans le passé...
«Eh bien, si! je veux vivre, je veux me marier, aimer une jeune fille comme les autres hommes... Cela ne tient qu'à moi, après tout. Leur mariage n'est pas fait. Si Claire m'aime, elle renverra Rieu. Et elle m'aime!»
Il se levait, il allait courir au télégraphe. Mais non! Déjà il s'arrêtait, figé par il ne savait quelle appréhension de difficultés matérielles. Il se représentait la dépêche arrivant à Paris, la stupeur d'Esquier, de Rieu.
Et le visage en larmes de Julie lui apparut.
Toute la nuit s'écoula en des alternatives de décision et d'abattement. Il écrivit deux lettres pour Claire, dans lesquelles il lui demandait humblement de ne pas s'engager, d'attendre... À peine écrites, il les déchira. Attendre! Attendre quoi? Seule la mort délie des liens comme ceux qui l'enchaînaient à Julie. Tout au plus pouvait-il murer la vie de Claire, comme sa propre vie. Faire un cœur malheureux à l'image du sien? À quoi bon?
«Mon devoir est net. Je me dois à Julie, qui m'a donné le meilleur d'elle-même et qui, si je la délaisse, n'aura même plus la consolation d'être aimée, comme Claire, par un être qu'elle n'aime pas... Pauvre Julie! Ah! que n'est-elle, du moins, près de moi!»
Le petit jour luisait; quelques bruits de réveil se faisaient entendre dans l'hôtel... L'affreuse nuit avait exaspéré la fatigue de Maurice, et il avait une pesante envie de dormir. Tout à coup, une idée lui vint; il s'y accrocha en désespéré. Avant tout, il fallait n'être plus seul; il fallait une garde auprès de sa fièvre...
«Je vais envoyer à Julie une dépêche, en la suppliant de venir me rejoindre. Surgère est absent; et puis, qu'importe? Julie est libre... Elle viendra.»
Il écrivit aussitôt:
«Venez. Je suis affreusement seul et triste. J'ai besoin de vous. Venez.»
Dès qu'il entendit un pas dans le corridor, il ouvrit sa porte et donna la dépêche au domestique qui passait.
La porte refermée, il fut à la fois soulagé et brisé. Il ne doutait pas que Julie ne vînt, quand même tous les obstacles entraveraient son départ. «Elle viendra... Elle sera là, près de moi.» Comme d'une patrie lointaine, il perçut l'approche de ces bras maternels, de cette chère poitrine où il avait tant de fois abrité sa fatigue, son inquiétude. À la douceur de ce rêve, ce qui lui restait de force s'alanguissait, s'épuisait. Il se jeta sur son lit et, tout de suite, parti pour ce pays mystérieux, voisin des régions de la mort, où rien ne parvient plus des bruits ni des pensées de notre monde vivant.
...C'était déjà le soir quand il s'éveilla, tout désorienté par ce réveil tardif. L'animation de l'après-souper emplissait les corridors, les escaliers de l'hôtel. Les musiques du Kurhaus envoyaient leurs notes atténuées. Maurice tourna le bouton du commutateur. La pendule marquait neuf heures trente. Vite, il rajusta ses vêtements et ses cheveux. La réponse de Julie devait être arrivée. Il descendit à la hâte, vit la dépêche derrière le grillage aux lettres. Avant même de l'avoir ouverte, il savait bien qu'elle disait: «Je viens...» En effet, Julie annonçait qu'elle quittait Paris le jour même, qu'elle arriverait à Francfort le lendemain, à une heure après-midi.
Sa fièvre aussitôt fut calmée. Il commença par dîner de grand appétit, tout en donnant l'ordre au garçon de préparer ses bagages. Il avait résolu de ne pas attendre jusqu'au lendemain soir. Un dernier train partait pour Francfort avant minuit. À Francfort, il en trouverait un autre descendant sur Coblence, et pourrait rejoindre vers neuf heures du matin l'express qui amenait Julie, à une petite station voisine d'Ems, appelée Niederlahnstein. Ce projet le séduisait, bien qu'au prix d'une assez grande fatigue il lui épargnât seulement quelques heures de solitude. Il se sentait incapable de passer une nuit de plus à l'hôtel. Non, vraiment, pas une nuit, pas même une heure de plus dans cette maison, dans cette ville odieuse où il avait tant souffert.
«Certes, je n'y reviendrai pas, même avec Julie...»
Mais où aller? Où vivre quand elle serait là? Dans les stations voisines, si nombreuses, Ems, Wiesbaden, Bade, on retrouverait la même vie de casino, les mêmes Anglais, les mêmes hôtels... Où aller?
Tout à coup il se rappela un paysage de vallée, une route en corniche, la terrasse d'une villa. En fouillant les poches de son vêtement, il retrouva l'adresse: Madame Hanse, villa Teutonia, Cronberg.—Le patron de l'hôtel se chargerait d'envoyer la dépêche pour louer l'appartement... Maurice n'hésita même pas à installer la maîtresse où il avait rêvé de conduire la fiancée.—Il lui sembla au contraire que cette transaction avec le rêve panserait la plaie de son cœur. Au delà de tel ou tel type féminin, ce dont il avait besoin, toujours besoin, n'était-ce pas la Femme, l'étreinte des bras, la chaleur du sein?
V
Oh! ce pâle matin d'août germanique, le Rhin invisible derrière l'écran des arbrisseaux, mais devinable aux brumes exhalées de son lit,—et cette large bande de sable sillonnée de fer, cette voie brusquement coudée par où, tout à l'heure, allait jaillir le train qui amenait Julie!
D'autres drames intimes, peut-être, agitaient les êtres échelonnés le long du quai de la gare, en des poses d'interrogation, d'attente, d'impatience. «Pourtant, se disait Maurice, il n'en est pas de plus tragique, assurément, que celui-ci, où j'ai mon rôle.» Elle était en effet tragique, cette rencontre en exil de deux âmes qui se cherchaient avec la certitude de la séparation prochaine... L'exil même de ces amants, leur ignorance du langage qu'on parlait autour d'eux, l'infimité de la station choisie par la
destinée pour leur rencontre, tout concourait à faire de cette rencontre quelque chose d'inexplicable sans l'amour, dont l'amour était le nœud, la raison d'être.
Mais quand, au tournant de la voie, le train tordit son ruban noir, quand l'instant d'après il stoppa devant le quai, quand Maurice aperçut une main qui s'agitait, un visage anxieux qui se penchait, quand il fut près d'Elle, d'un bond, d'un élan irréfléchi, fougueux,—tout s'abolit dans la joie du retour, de l'enlacement, du refuge dans le sein chéri... Le train avait repris sa course le long du Rhin, qu'ils n'avaient point encore trouvé de paroles, qu'ils s'étaient à peine regardés, tout entiers à la passion de cette étreinte, où ils versaient toute leur tendresse, toute leur tristesse, toute leur humanité.
Ils étaient seuls dans le coupé. Comme deux miroirs en face l'un de l'autre, leurs visages leur renvoyaient l'empreinte des jours d'agonie. Quelques jours seulement: et cette empreinte était si affreusement marquée que ni l'un ni l'autre n'osèrent se le dire.
Maurice ne trouva que ce balbutiement:
—Pardon! Pardon!
Oui, pardon! Il voulait être absous de l'avoir, elle, qu'il aimait tant, frappée, meurtrie. En la voyant si bouleversée, il l'adorait davantage: la triste destinée de l'amour féminin lui apparaissait, sa passivité navrante, à la merci des caprices de l'amant.
—Pardon! Pardon!
Le train fuyait le long des rives légendaires, le long des rochers aux crénelures romantiques, des châteaux d'épopées, des cavernes où les poètes entendirent chanter des sirènes... Encore une fois, le couple d'amants s'était rejoint, leurs bras se nouaient passionnément, comme naguère. Certes, aux premières minutes, il fut absent d'une telle étreinte, le capricieux et périssable amour chanté par les poètes, l'attrait des yeux pour les yeux, des lèvres pour les lèvres! Ce qui les enlaça éperdument, ce fut le besoin d'un asile à leur détresse. Leur rencontre ne supprimait ni le chagrin, ni l'inquiétude; mais, de la tendresse irrécusable dont elle témoignait, ils se sentaient mieux armés pour la lutte. Et ils s'embrassaient sans cesse.
Maurice dit gravement à Julie, lui tenant la main:
—Comment vous remercier d'être venue? Vous me sauvez. Si vous n'étiez pas venue, c'était la folie pour moi...
Elle lui mit la main sur la bouche:
—C'est moi qui te remercie de m'avoir appelée. Je souffrais tant d'être seule, de savoir que tu souffrais, et de ne pas te voir souffrir!
Sans qu'il sollicitât ce récit autrement que par l'interrogation tendre de ses yeux, elle raconta les jours d'absence. Elle parlait tout bas, la voix faussée par l'émotion, regardant en face de soi, comme si ce passé l'eût hallucinée.
—Oui, dit-elle. Ç'a été une quinzaine terrible. Certainement quelque chose meurt en nous, par de telles épreuves... Oh! quand je me suis trouvée seule dans le fiacre! Tout ce que je craignais depuis si longtemps se réalisait. Toi parti, moi seule, pour un temps que nous ne savions pas! Et la façon dont nous nous étions quittés! Je te voyais avec l'air las, excédé, nerveux, des dernières minutes. Je pensais: «Il est content, maintenant! il est débarrassé de moi, de sa Yù...» Je t'assure, je ne pouvais pas croire que tout cela était vrai. À chaque instant, je me sentais ailleurs, hors de la vie, dans une sorte de rêve... puis, tout d'un coup, je retombais de tout mon poids dans la réalité... Oh! mon chéri, c'était affreux!
Il lui baisa les mains, humblement.
Cette douleur coulait comme un baume sur son cœur. Claire était absente, exclue de sa pensée. Il n'aimait plus que l'âme adorable, souffrante par lui, qui lui disait sa souffrance.
Elle continuait:
—Et pourtant, j'ai pu marcher, agir, parler au milieu de cette désolation. Comment? Mon Dieu! comment? Je suis rentrée chez moi, j'ai vécu avec ce cauchemar. J'ai essayé de prier... J'ai essayé de t'écrire... Tout ce qui me forçait à arrêter ma pensée sur toi me faisait si mal que je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas... Quand j'ai reçu ta première lettre, j'ai chancelé, j'avais le vertige... À ce moment-là, je n'espérais plus rien de toi, ni lettre, ni retour... rien... Elle était bien froide, ta lettre (Maurice pressa les mains de Julie)... elle était gênée comme tu avais été gêné toi-même aux derniers moments que nous avons passés ensemble... et cependant, je t'assure que je l'ai adorée, cette pauvre lettre si froide; et je l'ai baisée comme j'aurais baisé tes joues et tes yeux, mon chéri, et je me suis endormie, le soir,—mon premier sommeil depuis ton départ!—avec mes lèvres sur le papier que ta main avait touché.
Elle s'interrompait, regardait le paysage du Rhin déroulé devant les portières du wagon. Elle murmurait:
—C'est beau... Je suis heureuse.
Et Maurice la voyait déjà changée; les nuages s'éclaircissaient sur son visage. Tout ce qu'il y avait en lui de pitié, de bonté humaine, s'exaltait à sentir qu'il était, par sa seule présence, l'artisan de cette résurrection; d'être tout pour la chère aimée, cela le haussait, le rendait meilleur. Le ferment du sacrifice commençait à lever dans son âme.
«Mon rôle dans la vie est de la soigner, de la consoler, de la faire heureuse. Personne au monde, personne ne m'aimera comme elle!»
Et, regardant le fantôme en face, car la présence de Julie l'affermissait, il pensa:
«Personne... Même Claire!»
Il s'assit près d'elle, il la questionna:
—Et quand tu as reçu ma dépêche?
—Oh! fit-elle, la voix remise, presque joyeuse, c'était un peu avant le déjeuner. Esquier et moi nous attendions Claire dans la salle à manger. Joachim est entré avec la dépêche.—Croirais-tu que je n'ai pas eu peur, que j'ai deviné la bonne nouvelle?... Du reste, le matin, je m'étais réveillée plus tranquille, espérant quelque chose d'heureux. Tu sais comme j'ai des pressentiments nets, qui se vérifient presque toujours? Tout de même, je tremblais bien un peu en ouvrant le papier bleu. Mais j'y ai trouvé ce que j'attendais, le moyen d'être près de toi, bien vite.
Elle s'arrêtait, elle hésitait à poursuivre.
—Et alors? demanda Maurice.
—Alors... faut-il tout te raconter?
—Bien sûr!
—Eh bien, continua-t-elle avec un baiser passionné jeté dans les boucles noires de Maurice... Alors, comme il me voyait troublée et interdite, Esquier s'est approché de moi et m'a dit: «C'est de Maurice?» Je n'ai pas songé à mentir; puis je n'aurais pas pu. J'ai dit oui, et j'ai montré ta dépêche.
—Oh! fit Maurice, pourquoi as-tu fait cela?
Moins qu'à tout autre, il eût voulu avouer sa détresse au père de Claire.
—Ne te fâche pas, mon ami aimé, reprit Mme Surgère. J'ai fait cela spontanément, et ensuite, en y songeant, il m'a semblé que j'avais bien fait. Comment partir sans avertir Esquier?... Du reste, j'avais besoin d'être conseillée, tu comprends. Et puis Esquier est si bon, il m'aime tant, il t'aime tant! À qui pouvais-je m'adresser, sinon à lui? Ne prends pas cet air méchant, interrompit-elle avec une désolation renaissante, en voyant que Maurice s'écartait d'elle... J'ai fait pour le mieux, je t'assure.
Elle allait pleurer. Maurice fut touché.
—Tu as peut-être raison, dit-il. Moi, j'aurais préféré qu'Esquier ne sût rien.
Elle se récria:
—Peux-tu penser qu'il ne savait rien? Ah!... je le connais bien, moi!... Il y a longtemps qu'il a tout deviné; lui-même me l'a dit hier... Et puis, vois-tu, même s'il n'avait rien su, il me fallait un confident, un ami, quelqu'un pour me soutenir et me dire ce que j'avais à faire... Tu sais que toute seule je ne vaux rien.. Pourquoi étais-tu loin de moi?
Elle s'appuyait sur l'épaule de Maurice; il mit un baiser sur sa joue.
—Et qu'a fait Esquier?
—Il a été excellent, comme toujours. Il m'a rassurée, il m'a consolée. Tout de suite, il a été d'avis qu'il fallait te rejoindre. Il était presque aussi inquiet que moi: nous pensions à la même horrible chose; sans le dire, nous en avions peur tous deux...
—Que je me tue? fit Maurice en souriant.
—Ne dis pas ce mot, jamais, jamais!... Cela me frappe comme un coup de poignard... Mon mari m'avait écrit la veille: tout va bien à Luxembourg. Il ne doit pas revenir à Paris d'ici à un mois, deux mois même... Pour lui, pour les domestiques, pour le monde, je passe quelques jours en Lorraine, à la campagne, chez Mme Daumier. C'est convenu avec le docteur et Esquier... Oh! tous ces mensonges m'ont bien coûté, va! Quand Claire m'a regardée en face et m'a demandé: «Vous allez en Lorraine?...» j'ai détourné la tête et je n'ai pas osé lui répondre oui, ni non. Que de ruses, que de tromperies! C'est honteux et affreux, tout cela...
Elle s'arrêta un instant, le visage attristé; mais comme elle aperçut aussitôt cette tristesse reflétée sur les traits de Maurice, elle rappela son sourire et dit, victorieuse de son remords:
—Que m'importe? C'est pour toi que je fais ces mensonges. Et je t'adore. Maintenant, ne parlons plus de moi. Tu sais tout ce que Yù a souffert loin de toi. Dis-moi si tu as un peu souffert, toi, d'être loin d'elle...
Et, avec cette grâce d'abandon qui séduisait Maurice, elle ferma les yeux, appuya la tête sur la poitrine du jeune homme. Il la regardait, silencieux.
Le grand jour ensoleillé, enfin vainqueur des brumes, rayonnait à pleines vitres dans le compartiment. Il se teintait de rose sur les capitons rouges des banquettes et des dossiers; il venait, ainsi teinté, se jouer sur le visage et sur les cheveux de Julie. Pauvre visage encore meurtri des récentes angoisses!... Maurice le contemplait anxieusement, tendrement. Les cheveux, demi-défaits, foisonnaient autour du front, estompaient les tempes et les oreilles, cachaient presque la nuque et le col: beaux cheveux ondés, substance délicate et nombreuse, fine et lourde en même temps. C'était un fleuve mêlé de vingt ruisseaux aux couleurs diverses, bruns, blonds, quelques-uns tout à fait roux, presque rouges; leur amas exalait une odeur pénétrante et sensuelle d'aromates humains. Malgré lui, l'œil inquiet de Maurice y cherchait des fils plus pâles, des traces argentées... Mais non, il n'y en avait pas. Tout vivait dans cette plantation robuste dont la lisière, franchement brune, apparaissait piquée si drue juste au bord du front. Son regard, s'abaissant, suivait les lignes de ce front... Point de rides? Si... Deux lignes sinueuses, l'une mieux tracée, l'autre à peine pénétrante, comme un soulignement incertain et maladroit de la première. D'ordinaire, l'une et l'autre étaient à peine visibles; mais la poussière du voyage avait terni la peau, et les deux lignes s'accusaient.
«Voilà comme elles apparaîtront dans quelques années,» pensa Maurice. Et
poussé par une force secrète, à la fois sereine et impérieuse, il
poursuivait l'examen du cher visage. Le nez se dessinait correct et
charmant, le nez de Romaine, droit, charnu, sans une tare, sans un
défaut de couleur ou de forme. La bouche était ferme et rouge. Mais les
yeux, si jeunes, même si enfantins, lorsque les paupières les
découvraient, les yeux clos apparaissaient réellement flétris par les
années... Les paupières se plissaient dans leur longueur,
surtout vers les bords. «Ce sont les larmes, se dit Maurice à lui-même pour se
consoler, car ces constatations le torturaient... Les larmes creusent
les paupières, les imprègent de sel, les altèrent et les rongent comme
un acide.» Hélas! ce n'était pas tout. Sous la paupière inférieure et au
coin de l'œil, malgré le léger voile de quelques cheveux blonds qui
voltigeaient jusque-là, une griffe de rides, celle-ci bien visible sur
le tendre épiderme, en déflorait la jeunesse, plantée comme un timbre au
coin d'une page blanche... Ces rides menues, en moitié d'étoiles,
tremblaient aux tremblements de la paupière; elles se continuaient par
une boursouflure de la chair, une flétrissure de la peau qui cernait
l'orbite.
Pourquoi Maurice ne pouvait-il détacher son regard de ces marques, légères après tout, qui laissaient la figure jolie et séduisante? Pourquoi, malgré soi, pensait-il à d'autres yeux, à la fraîcheur de fleur d'une première éclosion? Il continua son enquête douloureuse. Le cou se noyait dans un empâtement un peu flou; mais la courbe des joues, du menton, de la bouche, restait admirable, parfaitement juvénile, et les lèvres entr'ouvertes par le sommeil—car, insensiblement, Julie s'était endormie—laissaient voir le tranchant des deux lignes intactes de dents fines, blanches d'émail, acérées comme des dents de fillette...
Telle qu'elle était là, sous ses yeux, était-elle jeune, ou vieille? Vieille, sûrement non; jeune, il n'aurait su le dire. Ce visage tant de fois contemplé avait perdu pour lui tous les signes qui disent la date et la beauté d'un visage... Pour l'être, meurtri par la vie, qu'il tenait en ce moment entre ses bras, il ressentait une tendresse invincible aux assauts du temps. Une émotion puissante l'envahissait, submergeait les rêves, l'inquiétude du lendemain, le regret de ce qui aurait pu être et n'avait pas été... Cette femme dévouée à lui, âme et corps, il s'avoua, enfin! qu'il l'aimait comme jamais il n'en aimerait une autre. D'autres assolements pourraient renouveler la fécondité de son cœur, et ce cœur porter d'autres récoltes de tendresse: la moisson récoltée par Julie resterait unique; Julie demeurerait la privilégiée qui lui avait révélé les sources secrètes de passion cachées en lui et les avait épuisées. Tout s'éclairait, s'expliquait pour lui à présent... Ses yeux, attachés au visage endormi de sa maîtresse, la voyaient enfin telle qu'elle était véritablement. «Oui... elle va vieillir. Et je ne l'aime pas moins, je l'aime davantage, d'une tendresse plus profonde et plus émue.» Peu lui importaient les rides de ce front, peu lui eussent importé des mèches pâles dans cette lourde couronne de chevelure. Il aimait ces meurtrissures comme les marques d'une souffrance fraternelle. Elle pouvait s'abolir demain, cette vaine beauté. Déjà ce n'étaient plus des formes de traits, des couleurs de chair, des teintes de chevelure qu'il aimait dans sa maîtresse, mais la présence d'une âme vouée à lui; c'était sa propre image, sa propre tendresse, ce qu'il avait mis d'irrévocable passé dans un être humain! Il comprit cela; il se sentit enchaîné à Julie par une force plus puissante que leur volonté. Jamais l'un d'eux ne trahirait l'autre...
Son cœur, purifié par la sainte solitude, ses sens broyés, tout son être accepta l'avenir, quel qu'il fût: une raison plus lumineuse lui dit que c'était juste ainsi, que c'était bien.
«Ma part a encore été large dans la vie, pensa-t-il, plus large à coup sûr que celle de tant d'autres.»
D'un sursaut volontaire, il chassa ses rêves, secoua ses idées et regarda autour de lui. Le Rhin ne bordait plus la route suivie par le train; les coteaux s'étaient effacés; une grande plaine jaunâtre, semée de bouquets d'arbres, de villages aux clocher trapus, coulait maintenant jusqu'à l'horizon; et à l'horizon se dessinaient des formes indécises: nuages, chaînes de montagnes, haleine de grande ville, on ne savait. Maurice reconnut le paysage de Francfort. Ils arrivaient.
Pour la première fois, il allait posséder Julie à lui seul; il serait son guide dans la vie, comme son mari. La fierté de ce rôle le réchauffa.
Il vit le soleil se lever sur l'immense plaine, dorer les jaunes découvertes, démasquer la vieille cité parmi les brumes et les fumées. Il regarda Julie. Le sommeil profond où elle avait peu à peu glissé lui fardait les joues de rose; ses cheveux blondissaient au grand jour; la vigueur juvénile de son corps apparaissait aux courbes fermes de la gorge, des hanches, des jambes demi-croisées.
«Elle est jeune, pensa Maurice, parfaitement jeune!»
Il souleva doucement le buste chargé de sommeil, et, se penchant sur elle, la réveilla d'un baiser.
Elle lui sourit.
...On dirait que cette force mystérieuse, à laquelle, malgré eux, croient les plus sceptiques et les plus volontaires d'entre nous, cette force qui nous conduit, appelée par nous, suivant notre philosophie instinctive, le Hasard, la Fatalité, la Providence,—on dirait que ce guide suprême de nos vies a parfois pitié de ceux qu'il mène, qu'il leur accorde des trêves.
Telles furent pour Maurice et pour Julie les premières heures du séjour à Cronberg. Jamais, aux plus rudes moments de leur avenir, ils ne devaient oublier leur arrivée à Francfort, la toilette dans les lavabos de l'immense gare, le déjeuner au café; le tour rapide en voiture à travers la Zeil, le long des rives silencieuses du Mein,—ni le court trajet en chemin de fer de Francfort à Cronberg, ni surtout la montée, dans une calèche à deux chevaux, du bout de côte qui mène à la villa Teutonia.
Il était quatre heures un peu passées... Le ciel avait dépouillé tous ses nuages, mais de fraîches brises venues des couloirs gigantesques, entre les sommets du massif voisin, aiguisaient la tiédeur de cette après-midi dorée. La conque verte de la petite vallée s'approfondissait au pied de la corniche, séchée des rosées matinales: les arbres remuaient lentement; l'arôme des herbes s'évaporait, comme l'exhalaison d'un grand brûle-parfums. Les crêtes du Taunus, sur le fond du ciel, se dessinaient en relief... La voiture atteignit la corniche, se mit au trot, le long des villas aux noms sonores: Arminius, Altkœnig, Germania.
Alors toute la plaine de Francfort se révéla. Maurice montrait des points brillants, des taches de fumée dans cette plaine: «Voici Hœchst... Voici Rœdelheim, où nous avons passé tout à l'heure. Hombourg est là-bas, derrière les bois de pins; on n'en voit d'ici que le sommet d'une tour.» Julie regardait l'horizon doré, Maurice qui souriait: elle sentait bien qu'elle atteignait un des paliers de sa vie, une halte de repos. Son âme se fondit de reconnaissance envers Dieu qui lui accordait une minute, même fugitive, de bonheur dans le péché. Entrés dans la villa, elle posa sa main sur l'épaule de Maurice, et sur cette main appuya sa joue.
—Je suis heureuse, dit-elle.
La jeunesse de leur amour les avait ressaisis, à se trouver loin du monde, l'un près de l'autre, et libres. Ceux qui n'en ont pas fait l'essai ne peuvent même pas imaginer quel renouvellement personnel implique cet acte si simple: parcourir deux ou trois cents lieues, avec une frontière dans l'intervalle... Rien de leur vie d'hier ne subsistait plus entre eux; ils accueillaient l'espoir indécis qu'ils resteraient toujours ainsi, libres et unis: ne dépendait-il pas d'eux seuls? Et puis, après tant de jours qu'ils ne s'étaient point vus, peut-être, sous la noble attirance de cœur qui les jetait maintenant, plus aimants que jamais, dans les bras l'un de l'autre, peut-être se cachait la mémoire impérieuse de la chair; le désir, amorti par l'habitude, se réveillait, leur donnait l'illusion d'un renouveau.
L'organisation de leur vie d'exil les occupa. Ils s'étaient amusés des deux lits jumeaux, côte à côte, dans l'une des chambres; du mobilier propre et simple des pièces; des grands poêles de faïence verte; de la petite bonne rouge et blonde, Kœthe, chargée de les servir. Avant d'aller dîner, ils inspectèrent la ville haute, bâtie en escalade sur le versant de ce rocher que le château couronne. Le bourg possède trois hôtels, que le guide recommande également. Ils choisirent celui qui leur parut entouré de plus de verdure, d'où la vue s'étendait plus largement. Le patron savait quelques mots de français; on l'appela pour la commande du menu. Les deux amants mangèrent de bon appétit. La toilette de Julie, très simple, mais étampée cependant d'élégance parisienne, excitait les remarques des quelques dîneurs venus de Francfort. Maurice s'en aperçut. Il pensa, regardant sa maîtresse:
«Elle est vraiment bien jolie. Elle n'a pas trente ans à la voir ainsi... Où avais-je l'esprit ce matin?»
Et déjà naissaient des projets dans les brumes de sa pensée. Julie ne serait pas éternellement mariée: une attaque, toujours imminente, pouvait emporter son mari... Alors, ne pourrait-il pas?...
Il n'osait achever sa pensée; portant il cherchait déjà des arguments pour se convaincre.
Ils regagnèrent à pied la villa. La nuit était sans lune encore, mais on devinait l'astre au pâlissement du ciel, derrière l'écran des pinèdes, vers Hombourg. Ils marchaient lentement; Maurice avait glissé son bras sous le bras de Julie. Comme ils passaient le long de la corniche, devant la brèche qui démasque la plaine de Francfort, elle leur apparut tout autre, blanchie par la lune invisible, semée de lumières.
—Regarde, fit Julie... La mer!...
C'était vrai... On eût dit d'un port immense éclairé ça et là par les fanaux des navires. L'ombre vaguement lumineuse transformait le paysage et d'un horizon seulement pittoresque faisait un décor d'illusion féerique.
Ils le regardèrent longtemps, appuyés l'un contre l'autre. La poésie de cette nuit les imprégnait, rajeunissait leurs cœurs d'amants, les rendait prompts à s'émouvoir, comme au meilleur temps de leur amour... Tous les bruits se taisaient; mais les fenêtres de villas voisines s'éclairaient encore. Qu'abritaient-elles, ces maisons proches de leur maison? Des gens différents d'eux, qu'ils n'avaient jamais vus, dont les mœurs, la pensée, la langue même leur étaient étrangères. La terre qu'ils foulaient n'était pas leur terre; ils ne tenaient à ce sol, à ce ciel, à ce paysage que par un lien fugitif, par un hasard sans lendemain. Ils étaient des passants, ignorés, inaperçus et seuls; mais ils étaient seuls ensemble, chacun seul avec l'être dont, malgré tout, il était sûr d'être le plus aimé. L'avenir pouvait les séparer, les faire souffrir; n'importe, ils auraient eu cette suprême veillée de tendresse; ils pourraient se donner ce témoignage, qu'à la veille des catastrophes, ils avaient réciproquement regardé dans leur âme et constaté qu'ils s'aimaient bien.
Maintenant les masses d'arbres, de plus en plus noires sur le ciel dont la blancheur devenait plus éclatante, apparaissaient comme des caps gigantesques, crêtes de roches fantastiques. La blancheur d'un océan de rêve roulait des lumières éparses, de plus en plus pâles... Des fanaux électriques luisaient à l'extrême horizon, pareils à des signaux de phares. Maurice et Julie regagnèrent la villa. Oui, ils étaient bien les voyageurs de cette mer de rêve qu'ils venaient de contempler; le hasard, comme une tempête, les avait jetés sur cette rive, et naufragés ensemble, ils se sentaient l'un pour l'autre toute la patrie. Je ne sais quoi de grave les faisait silencieux en cet isolement. Ils se dévêtirent, ils s'étendirent l'un près de l'autre avec une tendresse épurée; et le baiser qu'ils échangèrent, sous cette première nuit d'exil, fut un des plus poignants que jamais leurs lèvres se fussent donné.
Le lendemain, une fraîche, et éclatante matinée les réveilla. Un ruban de soleil, glissant par les persiennes entre-bâillées, jouait sur le pied des deux lits. Ils se sourirent; leurs doigts se joignirent: la quiétude de ce réveil les étonnait et les ravissait. Qui les eût vus assis, l'heure d'après, sur la terrasse de la villa, prenant le thé du matin, tout en causant comme des époux, n'eût pas soupçonné les tortures que ces deux êtres avaient subies l'un par l'autre, et l'inquiétude sourde qui les dévorait encore. Inquiets? Oui, malgré tout, mais d'une inquiétude reniée par la volonté, comme en ont les convalescents pour la rechûte possible. «Qui me l'ôtera maintenant?» pensait Julie, si fière, si joyeuse de l'avoir reconquis qu'elle défiait l'avenir. Et Maurice, heureux de trouver un abri contre les mauvais désirs, pensait aussi, bien qu'avec moins de foi: «M'ôtera-t-on d'elle, maintenant?...»
Pourtant ce cœur anxieux, avant même que l'effusion première fût apaisée, déjà redoutait le vide des heures. Non pas l'ennui, le rongeur tenace qui l'avait dévoré à Hombourg: jamais il ne l'avait connu près de Julie; il eût passé des journées à rêver, sans une parole, la tête contre cette chère poitrine. Hélas! c'était sa pensée même dont il avait peur; il avait éprouvé que, des rêves interdits, même les bras de l'Amie ne le défendaient pas. Combien de fois, dans ses bras, il l'avait trahie, caressant de son désir l'autre femme, la rivale?
Il dit à Julie:
—Cronberg n'est pas un endroit de plaisir, ma chérie. Ni casino, ni parc. Un paysage pittoresque, et voilà tout. Mais rien ne nous empêche, quand nous voudrons, ce soir par exemple, de prendre le train pour Francfort. L'Opéra est célèbre. Nous pouvons aussi aller à Hombourg, où il y a un beau Kurhaus.
Julie lui prit la main:
—Non, restons ici.
—Moi aussi, j'aime mieux cela. Seulement il faudra nous contenter des promenades pour tout passe-temps.
Elle l'interrompit:
—Ai-je besoin de passe-temps quand je suis près de vous?
—On dit que les environs sont jolis, poursuivit-il, sans répondre à ce reproche... Je ne les connais pas; mais j'ai acheté à Hombourg une carte du Taunus. Êtes-vous bonne marcheuse?
—Avec vous, répondit-elle, j'irai n'importe où.
Le jour même il la mit à l'épreuve. Ils déjeunèrent dans le même
restaurant que la veille, jaloux de retrouver la délicieuse sensation
d'apaisement, d'union nuptiale, qu'ils y avaient goûtée. C'était le
cabaret germanique, toujours pareil, en ces villages pittoresques de la
région du Rhin: la grande salle au poêle de faïence, ornée des portraits
de l'empereur et des fondateurs de l'Unité allemande; le jardinet à
tonnelles, avec les tables recouvertes de napperons
blancs et rouges.
Les gens étaient serviables et honnêtes; la cuisine, un peu lourde, leur
parut saine, et sa bizarrerie même les amusa, arrosée
qu'on leur servit dans des flacons à long col. Leur rire, qui parfois
résonnait, les surprenait tous deux. De temps en temps, Julie tendait la
main à Maurice en lui disant: «Oh! mon chéri, quel bonheur d'être là. Je
ne puis pas croire que ce soit vrai!»
Et de ce bonheur Maurice vraiment se sentait heureux.
Revenus à la villa Teutonia, leur déjeuner fini, ils s'y reposèrent quelque temps avant d'entreprendre leur première promenade. Penchés sur la carte du Taunus-Club, ils s'orientaient, supputaient les distances. Les excursions notables étaient pointillées en signes coloriés. Les routes offraient des signes semblables, qui, peints sur les arbres ou sur les maisons, servaient de repères au voyageur. Maurice décida qu'ils iraient, cette fois, à Falkenstein: c'est le petit village le plus voisin de Cronberg; le guide rouge disait: «un des plus jolis sites des environs.»
Ils partirent, Maurice appuyant sa main sur le bras de Julie, le coude posé sur sa hanche, comme à Paris, quand ils montaient les buttes de Belleville ou de Montmartre. Leur pas d'abord fut assez lent, petit pas de promeneurs insoucieux d'atteindre le but. Puis, à la séduction du chemin, au désir d'étendre leur horizon, ils marchèrent plus régulièrement et plus vite. La route grimpait, d'une pente douce, le versant d'un coteau boisé qui masquait la vue à leur droite; à gauche, le coteau mourait en pelouse déclive, prodigieusement verte pour la saison, jusqu'à des taillis garnissant le flanc d'une autre colline. Bientôt un chemin plus étroit se détacha, s'enfonça sous bois. C'était le chemin de Falkenstein.
Ils s'y engagèrent côte à côte, les doigts entrecroisés. Julie avait les joues roses, les cheveux à demi envolés sous son chapeau de paille; quelques gouttes de sueur emperlaient son front. Elle souriait, un peu haletante à la montée. Encore une fois Maurice, la regardant, pensa: «Qu'elle est jolie! Elle a vingt-cinq ans!» Il admirait la fraîcheur de son visage, la vigueur de ses membres, toute sa grâce robuste. Il lui tendit ses lèvres; en y posant les siennes, elle aperçut dans les yeux de son ami cette étincelle de désir qui l'effrayait tant aux premiers mois de leur amour, qui depuis longtemps s'y était éteinte, remplacée par la lueur calme de la tendresse; et cette fois elle brilla pour elle comme un astre d'espoir.
«Mon Dieu! Je vous remercie, il m'aime!»
Pour ce baiser d'amant, elle l'adora; elle chérit ce chemin où l'envie lui en était venue, la forêt complice qui l'avait abrité, et cette souriante terre d'exil où leur amour poussait des racines neuves.
Ils dînèrent à Falkenstein. Lorsqu'ils rentrèrent chez eux, la nuit tombait. Un peu lasse, Julie se coucha tout de suite. Maurice s'isola sur la terrasse. «Le temps de fumer une cigarette,» dit-il. Une envie de solitude le tourmentait, après cette journée où, veillé par les yeux tendres de sa maîtresse, il avait à peine osé penser: déjà le besoin des rêves défendus le sollicitait. Il n'en convint pas avec lui-même. «Ce paysage est d'un romantisme délicieux,» se disait-il, observant sous le pâle glacis lunaire le site que, la veille, ils avaient contemplé à deux. Mais quelque chose de cette pensée complexe errait bien loin de Cronberg et de l'Allemagne. «Où est Rieu, en ce moment? Près de Claire. L'a-t-il demandée à Esquier? A-t-elle répondu?» Toutes ces questions, il n'avait pas osé les poser à Julie; et pourtant il ne pouvait pas vivre sans savoir cela. Il se représenta la jeune fille assise, après le dîner, dans le salon mousse, sur le divan où Rieu la rejoignait d'ordinaire. Il ne voyait d'elle que ses yeux bruns, ses larges sourcils, ses cheveux noirs; mais il les voyait avec une netteté extraordinaire, plus nettement qu'on ne voit la réalité. Et Rieu parlait de mariage, d'avenir.
«On n'aime pas un baron de Rieu, pensa Maurice. Rieu est une façon d'ecclésiastique, un prédicant laïque qui assomme les femmes. Jamais elle n'épousera ce prêtre manqué.»
Alors, que serait l'avenir? Eh bien! l'avenir serait, après cette crise passagère, la suite naturelle du présent: deux femmes le garderaient, lui Maurice, pour unique pôle; il vivrait entre elles deux, réchauffé de leur double chaleur.
«Pourquoi changer notre vie, mon Dieu? Pourquoi pas la paix? Je ne reprendrai rien à Julie. Je ne demanderai rien à Claire.»
Mais aussitôt, les yeux noirs, les cheveux noirs, les lèvres trop rouges le tentèrent. Laisserait-il se faner cette fleur sans la respirer?
«Non, puisqu'elle est à moi, se dit-il. Claire m'aime, je sais qu'elle m'aime.»
Il glissait à des songes si troubles qu'il eut peur. Vite il quitta la terrasse, ferma la fenêtre, regagna la chambre à coucher. La lampe y brûlait encore. Dans l'un des petits lits géminés, Julie dormait. La chemise à jabot de valenciennes lui couvrait chastement la gorge, montrant seulement la pâleur grasse du cou, les poignets et les mains. L'une de ces mains était étendue sur le drap, demi-ouverte; Maurice y remarqua l'anneau d'or.
«Hélas! pensa-t-il... Je ne me convaincrai pas. Même ici, même libres, même seuls, nous ne sommes pas des époux. Est-ce que toute ma vie sentimentale sera cette union louche? Oh! certes non! Plutôt épouser la femme que voici, que j'aime, qui m'aime! C'est un avenir, cela.»
Il était tout imprégné de mélancolie: «Rien de nouveau ne s'est accompli depuis hier. Et pourtant, mon Dieu! comme je suis triste!»
Il se dévêtit rapidement et, sans réveiller Julie, se coucha dans l'autre lit.
Les lendemains de ce premier jour à deux en différèrent peu. Maurice et Julie se levaient tard, déjeunaient à l'hôtel; aussitôt après, ils partaient à pied pour une excursion méditée le matin. Le paysage qu'ils traversaient changeait chaque fois, vallée herbue, prairie ombragée de châtaigniers, forêt de chênes ou de pins... Sur les mamelons verts, des dentelles de pierre se dressaient, débris de châteaux de légende; mais partout c'était l'horizon pacifique, la vallée de sourire, le bon refuge tranquille, doux aux meurtris de la vie. Autant qu'ils pouvaient l'être en ce moment, ils étaient heureux. Alors pourquoi une inquiétude grandissante les étreignait-elle plus étroitement à mesure que les heures s'ajoutaient aux heures, une inquiétude qu'ils n'osaient pas s'avouer, et dont ils ne savaient même pas le nom? C'était la terreur imprécise, informulée, de deux voyageurs qui, marchant l'un près de l'autre sur une grève de sable, sentent leurs pieds s'enfoncer à chaque pas plus avant, et craignent de se le dire, de peur que l'autre ne confirme l'angoisse en disant: «Moi aussi!» Cette étrange névralgie d'âme, il leur semblait bien qu'ils l'atténueraient en la confessant; mais une force plus puissante que leur désir et leur raison scellait leurs lèvres, et aucun des deux ne trouvait le courage de pousser le cri de détresse: «J'ai peur, rassure-moi!» Peur de quoi? D'une force mystérieuse, invincible, qui, sous les vaines apparences de leur récente union, travaillait assidûment à les désunir. Oui, tel était leur mal. Ces deux êtres qui dormaient, qui s'éveillaient sur le sein l'un de l'autre, qui durant tout le jour ne parlaient qu'entre eux, ces deux amants qu'on prenait pour des époux,—étaient rongés par le pressentiment de la séparation inévitable. Cela viendrait de lui ou d'elle, peut-être cela ne viendrait pas d'eux, mais certainement ils se sépareraient.
Ils se cachaient leur angoisse; mais parfois, au cours de leurs promenades quotidiennes, l'émotion d'un site, ou seulement un élan impérieux qui les jetait dans les bras l'un de l'autre, déchirait brusquement le voile de leur conscience. Ils s'étreignaient alors avec une passion de désespérés, et des larmes roulaient de leurs yeux... Ils ne se demandaient pas: «Pourquoi pleures-tu?» En se serrant ainsi, il leur semblait qu'ils retiendraient entre eux, un peu de temps, le fantôme évanouissant de leur tendresse.
À la plus douloureuse de ces étreintes, leur souvenir, plus tard, devait unir indissolublement le décor d'un coin de paysage, entre Kœnigstein et Schonhein. C'est la vallée qu'on nomme le Billthal, à cause du ruisseau qui l'a formée. En remontant le Bill un peu au nord de Kœnigstein, tout de suite on s'enfonce dans la forêt; le ruisseau bondit à votre rencontre en écume chatoyante, verdie par le reflet des branches, ou s'étend en nappe huileuse, laissant transparaître les cailloux de son lit. Un chemin le longe, passe d'une rive à l'autre sur des ponts de troncs d'arbres. La végétation forestière, avivée par la fraîcheur de l'eau, drape de verdures et de fleurs les parois de l'étroite vallée, et cette eau, tour à tour dormante ou folle, heurtant le front des roches, ou frôlant paresseusement des roseaux, l'emplit d'un murmure changeant et modulé comme une voix.
À mi-route, dans ce long couloir vert, la rive droite s'élargit, se creuse en parvis de chapelle; et sous la voûte des ramures s'érige une faible colonne, ornement d'une tombe. Un poète hongrois, passant un jour en ce lieu, n'en connut point de plus désirable pour y goûter le repos de la mort. Plus tard, des mains pieuses ramenèrent ses restes au bord du ruisseau qu'il avait aimé, bâtirent le tombeau et près de lui un banc de pierre, afin que le sommeil du poète fût encore bercé, outre la vie, par les paroles des pèlerins et le chuchotement des amants.
Là, sur ce banc funéraire, Maurice et Julie s'étaient assis, après avoir suivi, les doigts unis, la rive du Bill. De cette place, le ruisseau s'offre obliquement au regard, débordant l'angle arrondi d'une paroi lisse, comme ferait l'eau d'une urne penchée. C'était l'heure moyenne de l'après-midi: une pluie de soleil se tamisait à travers les verdures entrelacées; de rares pépiements d'oiseaux piquaient seuls leurs notes aiguës sur la basse du flot courant.
La nature a beau, chaque année, les dépouiller et les rajeunir, les sites ont une âme inchangeable qui parle à toutes les âmes humaines avec la même voix, et leur suggère, plus ou moins intenses, les mêmes rêves... À cette place où le poète magyar naguère avait éprouvé la mélancolie de vivre, l'envie du sommeil mortel,—ces deux amants exilés appuyèrent leurs fronts l'un contre l'autre avec la même fatigue de la lutte, le même désir du renoncement, du repos, de l'oubli. Oh! s'arrêter là et ne plus bouger, ne plus avancer, ne plus aller vers l'avenir! Puisqu'ils se sentaient voués à une séparation que repoussaient leurs cœurs, pourquoi vivre, pourquoi faire un pas de plus vers le lendemain?
Ces pensées, qu'il lisait en même temps en soi-même et sur le visage de Julie, furent si douloureuses à Maurice, qu'il essaya, par des paroles, de rompre l'enchantement:
—Pourquoi ne me parles-tu pas, mon aimée? dit-il. N'est-ce pas joli, ce coin de vallée?
Elle répondit:
—Oui. C'est très beau. Mais j'ai beaucoup de chagrin.
Et lui, ne cherchant plus de vaines dissimulations, répliqua:
—Moi aussi.
Ils se regardèrent quelque temps, se tenant les deux mains. La même incertitude les travaillait: fallait-il dire le secret qui leur pesait, rompre la trêve? Après ils souffriraient, ils le savaient bien, mais ils souffriraient autrement, ils n'étoufferaient plus sous ce poids horrible; peut-être pourraient-ils se parler de leur mal.
Maurice demanda, et il eut conscience qu'il détruisait le faible asile de leur repos:
—Écoute. Je ne veux pas te faire de peine. Je suis bien à toi, va! bien à toi! Tout ce qui n'est pas toi, je veux l'oublier. Seulement... il y a une chose qui me tourmente, une chose que je ne sais pas... Et quand je la saurai, je t'assure que rien ne m'attirera plus là-bas, rien, rien.
—Eh bien... demande-la-moi!
Elle dit cela avec résignation, comme elle aurait dit: «Frappe-moi!»
—Ce n'est qu'un mot, poursuivit hâtivement Maurice, trop lâche devant son désir pour refuser le sacrifice. Et nous oublierons après, n'est-ce pas? ce que je t'ai demandé et ce que tu m'as répondu. Tu me promets de l'oublier?
—Je te le promets.
—Eh bien!... quand tu as quitté Paris, je veux savoir cela, rien de plus, Rieu était-il revenu de Bretagne?
—Oui.
—Est-ce qu'il est venu chez vous?...
—Oui.
Il allait demander encore: «A-t-il vu Claire?» mais l'effrayante angoisse de Julie figea la question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas; elle l'entendit pourtant, elle la devina. De grosses larmes, malgré son effort d'être calme, roulèrent le long de ses joues.
Il ne but point ces larmes à même les yeux, comme tant de fois il avait fait. Il ne se pencha même pas vers elle pour la consoler. Il sentait qu'elle l'eût repoussé; puis il n'avait pas de consolations à offrir. Et ils restèrent ainsi, côte à côte, immobiles et silencieux, près de cette tombe, dans ce site étrange dont la grâce romantique ne les touchait plus.
Soudain le froid du crépuscule, suintant à travers les branches, soulevant une pâleur de buées sur le lit du ruisseau, les surprit, les fit frissonner. Déjà le soleil se couchait... Depuis combien de temps étaient-ils donc assis là, si désespérés qu'ils oubliaient jusqu'à la vie? Et quels rêves avaient-ils poursuivis, durant cette station d'immobilité et de silence?
Le même, hélas! qu'ils ne se confièrent point: le rêve de la mort des amants, l'un près de l'autre, quand tous deux ont compris que pour leur amour il n'est plus de place dans la vie!
Dès lors ce fut, lentement, la montée à deux du calvaire; en haut de ce calvaire, ils le savaient maintenant, leur amour serait crucifié. Julie épia les gestes, les paroles de Maurice, et, même les plus indifférents, elle les interpréta pour expliquer cette âme incertaine. Elle commit ainsi toutes les maladresses qu'inspire infailliblement la tendresse inquiète. Elle surprenait Maurice rêvant, les yeux vagues, à la piste d'une imagination; elle pensait: «C'est Claire qu'il voit, qu'il regarde.» Alors, tout en se rendant compte que sa question froisserait le jeune homme, elle ne pouvait se tenir de lui demander:
—À quoi pensez-vous, mon ami?
Et la réponse vague de Maurice: «À rien...» ou bien: «À vous, ma chérie...» aiguisait ses soupçons.
Tandis qu'elle s'efforçait ainsi de le surveiller, et de le retenir, Maurice, lui, s'appliquait à l'aimer, comme à une tâche; et rien ne tue l'amour si sûrement. Il la regardait, pour se convaincre qu'elle était belle et désirable. Elle l'était en effet; il suffisait de la voir, il suffisait d'écouter ce que chuchotaient les dîneurs au restaurant, quand les deux amants traversaient la grande salle. Maurice, qui maintenant comprenait un peu l'allemand, entendait constamment cette exclamation: «Bild schœn!...» (Jolie à peindre!) «Ces Allemands ont raison, pensait-il. Julie est belle, bien plus que Claire. Mais que m'importe? Sa beauté m'est indifférente, aujourd'hui, comme celle d'un portrait. Je ne la désire plus. J'aime en elle un souvenir, et je suis reconnaissant, voilà tout.»
Entre eux déjà un symptôme terrible, dans cette vie de résignation morne, dénonçait l'approche de la crise: ce silence frissonnant qui précède les bouleversements d'atmosphère. Le tête-à-tête leur pesait par l'effort de trouver des mots à se dire, hors de ce qui occupait uniquement leur pensée, et qu'il leur fallait taire. Leur gorge obstruée refusait l'issue aux paroles... Ils évitèrent la solitude, ils fuirent la maison. Dehors, par les routes de la campagne, par les sentiers de forêts, la marche les occupait, les dispensait de se parler. Ils multiplièrent les excursions; ils marchèrent comme des condamnés, quittant Cronberg après le repas du matin, n'y rentrant parfois qu'à la nuit.
Ils connurent ainsi tous les coins attrayants de la région, tous les sommets voisins du Taunus. Ce ne sont point des montagnes ardues; leur accès n'est défendu par aucun obstacle... La plus haute, le Grand Feldberg, n'a pas mille mètres d'altitude: sorte de ballon aux flancs velus d'arbres, comme toute la chaîne, dénudé au sommet en un assez large plateau, où l'on a bâti un hôtel pour les voyageurs, avec un belvédère dominant une immense étendue de pays. De Cronberg jusqu'à ce sommet, il faut trois heures de marche. Maurice proposait de faire l'excursion en voiture. Mais Julie résista; une vingtaine de kilomètres ne l'effrayaient pas, disait-elle. En réalité, elle appelait de son désir cette journée de fatigue, près de l'aimé, sous les forêts salubres, devant les larges horizons où leurs poitrines, leur semblait-il, se désoppressaient.
Comme ils allaient partir, par une matinée un peu brumeuse que des pluies nocturnes avaient rafraîchie, le courrier arrivait, apportant, avec les journaux, une lettre de Paris pour «Mme Maurice Artoy». C'est Esquier qui écrivait: une lettre brève, froide, sans aucune allusion à Maurice. Il prévenait seulement Julie que les nouvelles de Luxembourg n'étaient pas bonnes. Les médecins avaient interdit tout travail à Antoine Surgère et s'efforçaient vainement de le faire rentrer à Paris. Il fallait qu'elle se tînt prête, au premier télégramme.
«Nos amis vont bien, concluait Esquier. Claire est un peu fatiguée; j'espère que ce ne sera rien.»
Cette lettre les inquiéta. Tandis qu'ils montaient, l'un près de l'autre, le sentier boisé de Koenigstein pour atteindre la route du Feldberg, Maurice pensait: «Elle va partir. Je vais me retrouver seul.» Et il s'étonnait qu'aucun mouvement d'âme ne répondît à cette pensée. Non, bien vrai, il ne savait plus où était son désir, et si l'angoisse de ce tête-à-tête troublé valait mieux que l'horrible isolement. Elle, la pauvre Julie, se disait: «C'est fini, c'est fini... je vais le quitter... Je ne l'ai pas repris; il est plus loin de moi qu'avant, et je vais le quitter!» Un désir violent l'agitait de le reconquérir maintenant, dans les heures qui lui restaient encore. Elle sentait cela impossible et nécessaire.
Le chemin qui, de Kœnigstein, mène au Feldberg, grimpe d'abord assez ardûment au flanc de la montagne, entaillé dans une terre rougeâtre, hérissée de grosses pierres où la marche est difficile. Maurice et Julie, les doigts joints, montaient cette côte, heureux de sa rudesse, qui leur coupait l'haleine et leur ôtait tout prétexte à parler...
Peu à peu le décor de la montagne, autour d'eux, changea. Après les taillis noirs, les verdures rabougries qui encaissaient le sentier, les arbres s'exhaussèrent, et en même temps le chemin s'aplanit—large, herbu, facile, sous les futaies. Quelques chênes tortueux se mêlaient aux troncs souples des charmes et des bouleaux; bientôt ce furent des pins gigantesques, dessinant d'interminables nefs de cathédrales, sous lesquelles régnait un silence émouvant. Les deux pèlerins marchaient sans entendre le bruit de leurs pas, car la route était feutrée par les aiguilles des pins déchues et desséchées depuis bien des hivers.
Parfois la forêt se trouait; une grande clairière déboisée s'ouvrait au bord de la route, tapissée de fougères, d'innombrables framboisiers sauvages tout couverts de leurs fruits...
À mi-route du sommet s'élève la Fuchstanz-hütte (cabane de la danse du
renard). C'est une hutte en troncs d'arbres, bâtie par le Taunus-Club
pour servir de refuge aux voyageurs. Une buvette y est installée pendant
la belle-saison; on sert du café au lait, de l'eau-de-vie, du kirsch.
Maurice et Julie y pénétrèrent. On leur versa une boisson sans nom, faite avec des glands doux torréfiés; mais la chaleur du liquide noir les réconforta. Comme ils achevaient de le boire, une voiture s'arrêta à l'entrée de la hutte, et ils entendirent avec surprise les gens qui en descendaient se parler français: un petit garçon de cinq ans environ, puis un homme d'une trentaine d'années, blond, élégant, puis une jeune femme brune assez jolie, puis enfin une gouvernante allemande, pâle et fade, qui commanda les tasses de café au lait. Maurice Artoy les observait. Tout ce monde paraissait alerte et gai... «C'est le mari et la femme, pensait-il... Voilà un homme qui n'est guère plus âgé que moi, qui est plus laid que moi, et plus sot, probablement; pourtant, vers ses vingt-cinq ans, il a su fixer sa vie. Et maintenant, tandis que je me débats au fond d'une impasse, lui marche délibérément, d'étape en étape, sur une grande route...» À ce moment, le petit garçon, ennuyé d'être assis, s'avança du côté de Julie, d'abord hésitant, peu à peu plus résolu. Planté en face d'elle sur ses jambes demi-nues, il la contemplait de ses prunelles d'un bleu éclatant, dilatées par l'attention.
Julie lui sourit. Il dit gravement:
—Jolie dame!
Et, posant sa main à plat sur sa bouche, il envoya un baiser. Mme Surgère le saisit dans ses bras, d'un de ces violents gestes maternels qu'ont parfois celles qui n'ont pas été mères, et le baisa sur ses joues brunes, sur son cou découvert par le col marin.
Elle le reposa à terre.
—Partons-nous, Maurice? dit-elle, la voix troublée.
Ils partirent sous le regard un peu étonné des deux Français. Ils ne se dirent point—ils n'avaient pas besoin de se dire l'affreuse tristesse où les avait plongés cette rencontre banale d'un jeune couple et d'un petit enfant!...
...Le ciel s'éclaircissait sur la forêt, soit que les ouates de brumes fussent volatilisées par le soleil plus chaud, soit qu'elles demeurassent attachées aux basses pentes de la montagne. Vers midi, comme ils apercevaient déjà distinctement, par des éclaircies de forêt, les toits de l'hôtellerie, un soleil radieux sublima les dernières nuées, dora les pins et les hêtres, et, sur la route, éparpilla les éclaboussures de lumière tamisées par les branches. Le rayonnement de cette gaieté du ciel pénétra le cœur des deux amants; la fraîcheur de l'air dilatait leurs poitrines, ils devinaient que tout à l'heure l'horizon allait s'ouvrir pour eux. Ils se regardèrent en souriant. Les vieilles paroles, tant de fois dites, revinrent aux lèvres de Julie:
—Tu m'aimes?
—Oui, répondit Maurice; et il baisa cette bouche qui l'implorait.
Ils arrivaient: un tournant encore, une courte montée, et c'était le plateau culminant, une sorte d'immense hune, d'où la vue s'étendait prodigieusement, dans tous les sens. Ils en firent le tour avec lenteur, fouillant l'horizon, retrouvant les sites maintenant familiers que depuis vingt jours, ils parcouraient comme à la tâche. Pour la première fois, car il n'avait pas amené sa maîtresse dans cette cité de souffrance, Maurice revit au loin Hombourg, sa tour, son beau parc. Julie nommait les villages qu'elle reconnaissait, Kœnigstein, Falkenstein, Soden, Cronthal—et les sommets voisins, cadets du Grand Feldberg, l'Altkœnig, le Petit Feldberg... Tout le pays, bossué d'abord par les derniers contreforts du Taunus, s'aplatissait lentement à l'ouest, coulait en longue plaine jaune, jusqu'à l'horizon brumeux de Francfort.
Julie et Maurice regardaient cette terre d'exil, si riante, si dorée, et leurs pensées tumultueuses s'apaisaient. Quelle âme, sœur des nôtres, habite donc ces formes immobiles des paysages? Quelle voix insaisissable à nos oreilles, entendue de nos cœurs, nous appelle des entrailles de la Nature, tour à tour nous conseille la résignation en face de la destinée, ou la révolte? Une pitié puissante saisit Maurice pour toutes les tortures qu'avait souffertes par lui la femme qu'il aimait.
—Tu garderas un triste souvenir de ce pays, ma pauvre amie! murmura-t-il.
Elle le regarda, et ses yeux illuminaient la sincérité de sa réponse.
—Je voudrais y vivre toujours, avec toi, dit-elle, comme j'y ai vécu. Si j'ai du chagrin, qu'est-ce que cela fait?... Jamais je ne t'avais eu comme ici! Hélas! et c'est fini!
Un garçon de l'hôtel venait à eux, demandant leurs ordres. Maurice commanda qu'on servît le déjeuner dans une pièce à part. On ne put leur donner qu'une chambre à coucher, avec son petit lit allemand dans un coin. Ils y déjeunèrent en face des pentes boisées de l'Altkœnig; comme l'atmosphère s'éclaircissait de plus en plus, ils aperçurent, tout aux limites de leur vue, les sommets du Neckar, la Kœnigstuhl de Heidelberg.
Une seule pensée vivait en Julie, celle qu'elle n'avait avouée qu'à moitié, tout à l'heure, à son ami: l'amer et cher temps de vie commune était fini. L'excursion d'aujourd'hui était sans doute la dernière. Demain, peut-être, ce serait la séparation, et pour combien de temps?... Être seule de nouveau, si loin de lui! Elle adora la meurtrissure de son cœur, pendant ces semaines où du moins elle avait agonisé sous ses yeux.
«S'il me demandait de rester maintenant, quoi qu'il arrive, je le ferais!»
Oui. Telle était sa lâcheté à la pensée de le quitter, qu'elle lui eût tout sacrifié, maintenant, tout ce qui lui avait tenu le plus au cœur, sa réputation, ses devoirs d'épouse. Elle rêva d'être la maîtresse de Maurice, avérée, méprisée, trompée, mais là, près de lui, toujours là.
Comment le retenir, comment le garder? Sûrement il n'avait pas perdu le besoin de sa présence, puisque, hier encore, il la rappelait, il la voulait comme compagne d'exil! Ne le sentait-elle pas bien à elle, aux minutes rares et poignantes d'enlacement, quand il lui balbutiait ces mots entrecoupés: «Je désire, je n'aime que toi.»
Maurice, le déjeuner fini, s'en alla fumer une cigarette sur le balcon. Julie s'étendit sur la petite couchette; elle se sentait lasse, les joues brûlantes, la tête lourde. «C'est la marche, le grand air qui m'ont grisée,» se dit-elle.
De l'oreiller où son front reposait, elle apercevait son ami, accoudé sur la rampe du balcon, immobile, sauf le léger mouvement de la cigarette approchée, puis retirée des lèvres. Elle regarda fixement cette chère silhouette, essayant de concentrer dans son regard une suggestion d'attirance. Que voulait-elle? Elle n'eût pas su le dire. Elle savait seulement qu'elle le souhaitait plus près, à la portée de sa main et de son cœur. Et presque aussitôt, Maurice se retourna, jeta la cigarette demi-fumée, s'approcha... Elle sentit attachées sur elle les prunelles d'ambre clair, et ce regard lui fit froid, tant elle y démêla d'indifférence, de distraction glacée... Comment le ramener, le retenir? Comment forcer cet amour et ce désir qui s'évanouissaient? Un vent de folie souffla sur cette âme chaste qui n'était venue à l'amour que par la tendresse, et dont la pudeur vaincue se redressait après chaque défaite. Elle se souleva à demi; ses mains cherchèrent les bras de Maurice, ses yeux et ses lèvres lui dirent: «Viens...» Ce fut un appel d'une seconde: Maurice pourtant le comprit; son visage exprima la même stupeur inquiète que s'il eût vu Julie saisie de démence. Il recula, et ce mouvement, et l'expression de son visage, subitement dégrisèrent la pauvre femme. Elle ramena ses mains sur ses joues en feu, et cacha sa tête dans l'oreiller.
Maurice, touché, se pencha sur elle, et à son tour, pour panser la blessure de cette humiliation, se contraignit à solliciter... Elle l'écarta et, debout, d'un geste bref, elle dit:
—Oh! non... pas de pitié, je t'en prie!
Puis, après un instant:
—Partons d'ici, fit-elle, je t'en prie, partons vite!
Maurice pensa à la lenteur du retour, à pied, par la route suivie le matin: lui aussi désira être vite à Cronberg, finir cette excursion malheureuse. Il demanda:
—Si nous rentrions en voiture?
—Oui. J'aimerais mieux cela, répondit Julie; je suis si lasse!
Ils trouvèrent un cabriolet à l'hôtellerie. Bientôt la voiture les emporta par la descente, les freins serrés. Une humidité douce tombait des feuilles, et le soleil pâlissait derrière ce voile. L'un contre l'autre, sous la capote baissée, ils ne trouvèrent pas une parole à se dire, jusqu'à l'arrivée à Cronberg, jusqu'au moment où la porte de la villa Teutonia fut refermée sur eux. Il était six heures environ; mais les nuées grises, sur la conque de la petite vallée, épandaient une obscurité artificielle; et, bien que la fenêtre fût ouverte, il faisait presque nuit dans l'appartement.
Ils s'étaient jetés sur des chaises, à l'écart l'un de l'autre, accablés de lassitude, dégoûtés de se mouvoir et de vivre. C'était fini, maintenant, l'épreuve était consommée: ils ne cherchaient plus à se tromper eux-mêmes. Dans cette chambre où, moins de trois semaines auparavant, ils étaient entrés palpitants de l'émoi de s'être enfin rejoints, ils revenaient désabusés et désespérés, las de lutter contre la destinée.
Maurice pensait:
«Si Julie demeure, nous n'aurons plus la force d'endurer des journées comme celle-ci. Mais rester seul, recommencer l'affreuse quinzaine de Hombourg, avec cette souffrance en plus de la savoir arrachée de moi, perdue... Oh! je ne pourrai pas, je ne pourrai pas!»
Il se retourna vers le passé.
«Tout cela est venu par ma faute. J'ai cru qu'on pouvait garder le cœur de deux femmes, sans les faire souffrir et sans souffrir soi-même. Voici le châtiment.»
En ce moment où tout lui semblait meilleur que l'incertitude, combien il eût souhaité être enchaîné par l'irrévocable! Pourquoi la lettre d'Esquier, ce matin, n'avait-elle pas apporté la nouvelle du mariage de Claire? «Que n'ai-je encore dit à Julie, ces deux fois où la pensée m'en est venue: Je t'épouserai! Si j'avais eu ce courage, j'aurais rompu l'exorcisme; l'avenir serait terne, mais assuré.»
Oui, un besoin le tourmentait, de se fixer, de se dire: «C'est fait, c'est irréparable.» Il releva la tête, regarda du côté où Julie était assise. Il ne distinguait qu'une vague forme d'ombre. Pleurait-elle? Il le pensa; et ces larmes versées pour lui, il désira les étancher, les sécher sous des caresses.
Il s'approcha de l'immobile silhouette. Il appuya sa joue contre la joue humide de Julie.
—Je te fais souffrir, murmura-t-il. Pardonne-moi!
Elle répondit:
—Ce n'est pas de ta faute. Tu ne m'aimes plus. Voilà tout.
Il sentit aussitôt qu'elle se trompait, qu'il l'aimait toujours. Il aurait voulu ne les avoir pas entendues, ces paroles désespérées.
—Si! je t'aime, je t'aime! fit-il avec l'effarement hâtif de conjurer un sort. Oh! pourquoi as-tu dit cela?
—Tu ne m'aimes plus, reprit-elle. Ce n'est pas la peine de continuer à nous tromper. Tu aimes une autre femme que moi. J'ai essayé de te garder, j'ai fait ce que j'ai pu. Maintenant je n'ai plus de force. Laisse-moi.
Il balbutia, essayant de toucher ses lèvres:
—Yù, ma chérie!
—Non, fit-elle tristement. Plus de tendresses, va! elles seraient forcées... C'est fini, fini. Tu ne m'aimes plus.
Elle l'écartait d'une pression lente et ferme, en disant ces mots. Maurice, pour la première fois, sentit la révolte de cette âme douce: elle n'avait plus foi en lui, ni en l'avenir. Il entrevit cet avenir, exclu des deux âmes aimées, et il lui parut la mort même. La pensée qui deux fois l'avait effleuré lui revint plus nette, plus impérieuse; il n'aurait pas su dire si elle lui venait, en ce moment, de son égoïsme désolé ou d'une pitié puissante pour le pauvre être meurtri qui pleurait près de lui.
—Écoute, Julie, fit-il. Je vois que tu ne veux pas me croire quand je te dis que je t'aime toujours, plus que personne au monde... Eh bien! écoute...
Elle se leva anxieuse, étonnée de l'entendre si ferme, si grave.
—Nous avons reçu ce matin de mauvaises nouvelles de ton mari, n'est-ce pas?... Tu as lu ce qu'en dit Esquier: la fin est proche. De mon côté, avant de quitter Paris, j'ai causé avec Daumier. Je sais le vrai nom du mal d'Antoine; il ne pardonne pas... Eh bien!...
—Prends garde, interrompit Julie, je t'en supplie! Prends garde à ce que tu vas dire!
Elle devinait: elle avait peur de l'incroyable bonheur qu'elle devinait.
Maurice reprit:
—Je parle de sang-froid, je m'engage librement, et je sais que j'aurai bientôt à m'acquitter. Si ton mari meurt...
—Prends garde! supplia encore Julie, la main tendue vers son ami.
—S'il meurt, je te demanderai si tu veux être ma femme. Je le jure.
Elle l'avait saisi dans ses bras, elle l'étreignait, elle l'étouffait de baisers. Elle balbutia:
—Ta femme! Ta femme!
Ce mot qu'elle n'aurait jamais osé prononcer, même tout bas, même aux temps meilleurs, voici que Maurice le disait de lui-même. Toute sa souffrance fut oubliée, et elle la bénit d'avoir été payée un tel prix.
—Je n'accepte pas ton engagement, lui dit-elle, quand elle eut repris un peu de calme; mais je te remercie de ta chère pensée. Je te crois. Je te demande pardon d'avoir douté. Tu m'aimes donc toujours?
—Je te jure, répondit Maurice, que je tiendrai ma promesse. C'est le bonheur de nos deux vies, vois-tu!
Ils prenaient le thé du matin sur la terrasse, le lendemain, quand on leur remit une dépêche blanche, pour Mme Artoy.
Julie devint pâle.
—C'est de Paris, dit-elle... Nous avons commis un crime.
Elle tendit la dépêche à Maurice.
Il l'ouvrit et lut:
«Antoine, plus souffrant, ramené à Paris. Rien d'inquiétant encore. Mais revenez. Esquier.»
Julie regardait Maurice. Elle observait avec anxiété sur son visage l'effet de la dépêche.
Il la regarda à son tour; il lui tendit les bras. Elle s'y jeta.
-Ma chérie! murmura-t-il... ma femme!
Quelques heures plus tard, ils quittaient la villa: Julie prenait le train de Cologne, et Maurice l'accompagnait jusqu'à Francfort. Il était convenu qu'il continuerait à voyager en Allemagne jusqu'à ce que sa maîtresse le rappelât.
Ils parlaient de l'avenir avec calme, espérant qu'il leur réservait encore un peu de bonheur. Mais Julie, malgré tout, gardait une incertitude douloureuse. Quand, montés dans la calèche chargée de leurs malles, la petite bonne Kœthe vint les saluer du seuil de la villa, Julie se pencha vers Maurice, et lui dit ce mot qui lui transperça le cœur, parce qu'il résumait toute la tristesse tendre et résignée de son âme:
—Si tu reviens jamais ici avec une autre femme... et que la petite Kœthe te demande ce que je suis devenue... tu lui diras que je suis morte... N'est-ce pas?
TROISIÈME PARTIE
I
ux rentrées d'automne, la Ville se pare souvent, comme à plaisir, d'une
grâce unique,—grâce d'arrière-saison, si délicate et si vraiment
parisienne que, du premier regard, elle fait oublier à l'arrivant tout
ce qu'il vit ailleurs, et lui redonne le goût fiévreux de Paris. Ce sont
de claires matinées, avec la gaieté affairée des passants et des
voitures par les rues baignées de lumière opaline; des après-midi à
peine tiédies, où le vent discret agite légèrement, sans les détacher,
les derniers feuillages des arbustes urbains; mais surtout
d'incomparables soirées, des crépuscules roux, tombant du ciel avec une
lenteur infinie, prolongeant le déclin d'une lueur poudrée de cuivre,
longtemps après que les papillons de gaz, dans leurs cages de verre,
jalonnent, sans les éclairer encore, les bordures des trottoirs.
Par un tel soir, lumineux et lent, un coupé emportait de la gare du Nord à l'hôtel de la place Wagram Mme Surgère et Jean Esquier, qui, seul, était venu la recevoir. Quand Julie avait aperçu, derrière la balustrade du quai, la haute stature du banquier, sans distinguer à ses côtés la silhouette de Claire, la quiétude indécise où, malgré tout, elle se laissait bercer depuis le serment de Maurice, s'était évaporée. Son premier mot, en lui pressant la main, fut:
—Et Claire? Pourquoi n'est-elle pas là? Esquier conta, bien tristement, que depuis quelques jours la crise de tristesse, de malaise, de dégoût où Claire était tombée après le départ de Julie, semblait s'aggraver.
—Presque plus de sommeil, les nerfs à vif... des larmes solitaires qu'elle essaye de me cacher. Ah! j'ai bien du chagrin, mon amie!
Julie ne répondait pas. Que dire? À peine séparée de Maurice, voilà que les amertumes, de nouveau, refluaient vers elle... Sa conscience, encore qu'elle eût voulu ne pas l'entendre, lui soufflait obstinément un remords: «Si Claire est malade, si Esquier souffre, c'est à cause de toi!»
—Qui la soigne? fit-elle.
—Daumier vient tous les jours, naturellement... Et puis, les médecins ne manquent pas à la maison. Il y a tout à l'heure une consultation pour Antoine... Daumier a demandé Rodin et Frœder.
Antoine! C'est vrai, elle l'oubliait, ce moribond qu'elle venait assister.
—Vous le reconnaîtrez difficilement, dit Esquier, tant cette dernière attaque l'a changé. Il a les cheveux tout blancs, plus blancs que les miens. Il paraît quatre-vingts ans.
Julie, bercée par le mouvement du coupé, qui maintenant roulait sans bruit sur les pavés de bois du boulevard Malesherbes, entendait les paroles d'Esquier du fond d'un vague engourdissement. Sa pensée se concentrait sur ceci: «Antoine va mourir... Pourquoi n'ai-je pas de chagrin? Il n'a jamais été méchant pour moi. Depuis très longtemps, je n'ai pas été malheureuse à cause de lui...» Mais aussitôt la mémoire tenace des sens se rebellait: «Il m'a épousée, voilà le mal qu'il m'a fait...» La remontée des souvenirs lui souleva le cœur; elle sentait que, malgré tout, malgré sa volonté, malgré sa pitié pour le moribond, il y avait en elle quelque chose qui ne pardonnerait jamais à son mari, jamais, jamais!...
Elle voulut des détails sur la façon dont il avait été transporté à Paris.
—Nous avons reçu la dépêche avant-hier soir, répondit Esquier: comme celle que je vous ai envoyée aussitôt, elle n'expliquait rien; elle ajoutait seulement que, le malade étant transportable, on croyait préférable de le conduire à Paris, auprès de sa femme. Antoine est arrivé jeudi matin, à dix heures, avec Hélo et un jeune médecin luxembourgeois qui est immédiatement reparti.
—S'est-il aperçu de mon absence?
—Je crois qu'il ne s'est même pas aperçu de notre présence, à nous, ni de son voyage, ni de son arrivée à Paris. Armez-vous de courage, vous allez vous trouver en face d'un spectacle vraiment attristant.
Julie détourna l'entretien:
—Et Claire, demanda-t-elle, qu'en dit Daumier?
—Oh! Claire n'est pas couchée, même... elle va être sur le seuil de la maison, certainement, pour vous recevoir, tout à l'heure. Son mal n'est pas un mal classé, étiqueté, et justement pour cela, le remède est difficile à trouver. Rodin dit: «La campagne, le grand air, l'exercice.» Daumier dit: «Le mariage.» Ils ont raison tous les deux. Mais Claire ne veut pas quitter Paris: elle a des crises de nerfs dès qu'on aborde cette question... Et quant au mariage...
Il se taisait. Julie questionna, un peu gênée:
—Est-ce que M. de Rieu?...
—Oui... il est là, tous les jours. Il a été admirable pour nous. Seul à la maison, avec un moribond et une malade, vous comprenez, je n'aurais pas suffi. Il est venu matin et soir... Il a fait lui-même les démarches auprès de Rodin, qui ne soigne pas tout le monde. Et croiriez-vous qu'il a veillé Antoine avant-hier?
—C'est un cœur excellent, murmura Mme Surgère. Il faudrait hâter le mariage.
Elle tremblait un peu, malgré elle, en prononçant ces paroles. Pauvre dévouée, qu'une tendresse extrême rendait égoïste pour un instant, elle n'avait même pas le courage de son égoïsme.
—Je crois, dit Esquier, que ce mariage ne se fera jamais.
Julie baissa la tête. C'était sa sentence qu'elle venait d'entendre. «Jamais... le mariage ne se fera jamais... Alors qui épousera-t-elle?» Elle n'osa s'avouer le nom qui était dans son esprit et dans celui d'Esquier. «Non! non! pensa-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas!» Tout ce qui lui restait d'énergie se banda pour la défense. «Je lutterai; je veux le garder... Je veux qu'il soit heureux par moi.»
Esquier se taisait, sa grande taille courbée, son profil dessiné sur la vitre du coupé, rougie par le crépuscule... Julie sentait que, dans ce silence, un fossé se creusait entre elle et son vieil ami.
Mais on s'arrêtait. Sur le seuil de l'hôtel, Tonia attendait.
—Où donc est Claire! murmura Julie.
—Je ne sais pas, ma Yù... Dans le salon mousse, probablement. Tu as fait un bon voyage, au moins, toi?
Julie ne répondit pas. Elle passa devant la vieille, monta vivement l'escalier.
Il lui tardait de voir Claire.
Dans la demi-clarté du salon mousse, elle l'aperçut, étendue sur une
chaise longue.
Était-elle vraiment assoupie, ou feignit-elle de se
réveiller? Julie la vit si pâle, si affaiblie et comme diminuée qu'elle
redevint pour elle, aussitôt, l'affectueuse et pitoyable mère de
toujours:—On me dit que tu es souffrante, chérie?...
Elle avançait les bras... Claire hésita imperceptiblement, puis se laissa prendre et embrasser, sans abandon. Mme Surgère sentit le raidissement de ce corps flexible sous son étreinte, et sous son baiser la retraite du front. Esquier était entré et, distrait, feuilletait la partition ouverte sur le pupitre du piano.
Claire demanda:
—Vous êtes en bonne santé?
—Oui, moi, je vais bien, répliqua Julie gênée par les yeux fixes, si noirs, de la jeune fille. Mais c'est toi, mignonne, qui es souffrante, à ce qu'on me dit?...
—Oh! non! je ne vais pas mal, je n'ai rien... je n'ai rien, je vous assure...
Elle détournait à demi la tête, jetait les mains en avant, comme pour éloigner à la fois la curiosité et la pitié. Julie comprit qu'elle n'avait aucun droit à combattre, à consoler cette douleur innocente, dont elle était la cause. De nouveau elle eut conscience que les jours d'inquiétude passive étaient finis, qu'elle entrait dans la crise violente, après quoi son amour triompherait ou serait vaincu.
Un silence, dont ils souffraient tous trois, semblait élargir l'espace autour d'eux. Esquier, pour en finir, proposa:
—Voulez-vous monter tout de suite auprès d'Antoine?
—Non, répliqua Julie. Je vais passer dans ma chambre, et me changer. Je suis affreusement lasse. Dès que je serai prête, je vous rejoindrai. Est-ce bientôt, cette consultation?
—Dès que Rodin et Frœder arriveront. Tenez, voilà l'un deux...
On sonnait en effet. Un instant après la tête blanche de Frœder apparaissait au tournant de l'escalier. Rodin le suivait; ils s'étaient rencontrés devant la porte de l'hôtel, forcés à l'exactitude par l'excès de leurs besognes.
Ils saluèrent Julie. Esquier présenta Frœder.
—Ah! madame Surgère, fit le chirurgien... Je n'aurais pas attendu, pour notre malade, une si jeune et si charmante compagne.
Il s'inclinait, avec des grâces fanées du dernier demi-siècle, en homme qui a fréquenté les courtisans, vingt années durant, à Compiègne et aux Tuileries. Julie, sans souci de paraître indifférente, ne répondit rien.
—Eh bien! dit Esquier, nous descendons. Vous nous rejoindrez, ma chère amie.
—Oui.... Quelques minutes, et je suis à vous. Combien de temps durera la consultation?
Esquier consulta les deux docteurs du regard.
—Oh! fit Rodin... un quart d'heure, une demi-heure au plus, si les observations ont été faites soigneusement. Est-ce que notre confrère est là?
—Daumier? Il est installé dans le cabinet de travail, il s'en est fait un petit laboratoire.
—Alors, madame, un quart d'heure nous suffira.
Ils saluèrent Julie, et descendirent, suivis d'Esquier. Julie, avant de quitter Claire sur cette première entrevue, voulait emporter d'elle un mot de pardon. Elle rentra dans le salon mousse. La jeune fille n'avait pas quitté la chaise longue. Elle y était assise, les mains dans le creux des genoux, en une pose de rêverie profonde.
«Moi, pensa Julie, je n'ai point de haine contre elle. Je voudrais qu'elle oubliât, qu'elle fût heureuse... et je ne pourrai pas être tout à fait heureuse, à cause d'elle, même si....»
Elle n'acheva pas sa pensée. Claire, l'apercevant, leva vers elle son visage, sur lequel un voile semblait tendu.
—Claire, ma mignonne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire votre mal?
Elle eût souhaité la confiance et la confidence de l'enfant, une explication sincère, une communion de larmes. Malgré sa rancune, Claire sentit bien que cette âme lui était ouverte. Elle répondit doucement:
—Je vous assure que je n'ai rien, madame... Je ne saurais pas dire ce que j'ai, du moins... C'est un malaise, une tristesse, il faut que je me résigne et que j'attende. Cela passera.
—N'avez-vous pas vu M. de Rieu, aujourd'hui? questionna Julie.
Mais à ce nom, qui résumait les dures nécessités de l'heure présente, le visage de Claire, de nouveau, se masqua d'indifférence.
—Non! fit-elle. Et elle détourna les yeux.
Julie, la voyant redevenue hostile, céda. Lentement, accablée de tristesse et de remords, elle quitta la chambre. «C'est fini, pensa-t-elle... je n'y peux plus rien. Elle me déteste...» Malgré ses remords et sa tristesse, elle se révoltait obscurément contre l'injuste rancune de Claire. «Elle n'a pas le droit de me haïr ainsi. Maurice lui appartient-il donc? Elle l'aime, soit. Mais qui l'aime mieux d'elle ou de moi?» Et elle répondait avec une victorieuse assurance: «Moi.»
Dans sa chambre, Mary l'attendait. Julie se rafraîchit à la hâte; elle quitta les vêtements empoussiérés du voyage. Comme Mary la rhabillait, Julie s'aperçut dans la triple glace de l'armoire: et cette image lui rappela un soir qu'elle s'était vue ainsi reflétée, une des premières fois peut-être qu'elle avait connu sa beauté et connu le désir d'être belle... C'était un soir de novembre... elle revenait de la chapelle de la rue de Turin... Maurice était en bas, dans ce petit salon où, aujourd'hui, pleurait Claire. Temps de chère torture, comme elle l'enviait au passé! Avoir souffert, avoir combattu contre son désir d'être à Maurice, qu'étaient ces luttes et ces souffrances au prix des présentes angoisses? «En ce moment-là, je me réfugiais dans la peur de mal faire, dans la religion... Tout cela m'a abandonnée, la religion, la pudeur; ou, du moins, tout cela ne m'a pas défendue contre moi-même... La vraie défense, c'eût été de savoir l'avenir, ce que les événements feraient de nous, malgré nous. La force me fût venue de résister, alors!...» Et tout de suite cette pensée lui apparut comme un blasphème contre son amour, contre Maurice absent. Un blasphème et un mensonge... «J'aurais connu l'avenir que j'aurais fait de même. Ce que j'ai souffert et ce que je souffrirai ne paye pas encore le bonheur de ma faute. Ô mon Dieu, ne me condamnez pas!»
On frappait à la porte de l'antichambre. Mary alla ouvrir et revint, disant:
—M. Esquier prévient Madame que la consultation est finie; il faut que Madame descende si elle veut voir les médecins avant leur départ.
Julie se hâta, mais la comédie sociale qu'elle allait jouer lui répugnait. La promesse de Maurice la hantait! «Si vous devenez veuve, je vous épouserai!» Son plus cher rêve, c'était ce veuvage. Et il fallait feindre l'inquiétude, le chagrin. De quel horrible réseau de tromperies est tissu l'adultère!
En passant devant le cabinet de travail qui précédait la chambre d'Antoine Surgère, elle entendit des voix qui chuchotaient derrière la porte... Elle pensa retarder l'épreuve en entrant là. Elle y trouva, à la table, Frœder, assis devant une feuille blanche, la plume aux doigts; Esquier, Rodin, Daumier, le baron de Rieu, debout autour de la cheminée. On se tut en l'apercevant. Frœder se leva.
—Je vous en prie, fit-elle à demi-voix, ne vous dérangez pas.
Elle serra la main de Daumier et de Rieu: avec eux elle s'isola du groupe.
—Qu'ont dit les médecins?
Daumier expliqua en quelques mots l'évolution du mal. La paralysie se déplaçait, gagnait les lobes gauches du cerveau.
—Nous avons cru tout à l'heure qu'il allait parler.
—En somme, fit Rieu, la fin est désormais l'affaire de quelques semaines.
La mort!... La libération!... Julie, partie à l'étranger avec Maurice, recommençant des jours lumineux comme les premiers jours de Cronberg; Claire, baronne de Rieu, jouant dans l'hôtel de la place Wagram le rôle de jeune femme mondaine et jolie, nécessaire, disait-on, à la prospérité de la banque! Tout ce bonheur s'achèterait au prix d'une mort qui venait lentement et sûrement, d'un pas de châtiment...
Mais Frœder s'avança, jugeant convenable d'adresser quelques mots de consolation à la jeune femme.
—Hélas! madame, nous avons trop le respect de la science pour vouloir vous induire en erreur, dans une circonstance aussi grave. Nous nous trouvons en présence d'un de ces cas où nous sommes sans pouvoir... La vie attaquée à la source même de la pensée et de l'activité... La substance nerveuse... dissoute... mystérieusement résorbée...
Il regardait Julie: il semblait gêné par le calme de ce visage; il attendait les larmes prévues qui lui fournissaient, d'ordinaire, sa péroraison. Mais les larmes ne coulèrent point sur les joues de Mme Surgère. Elle demanda avec fermeté:
—Alors, aucun espoir de le sauver?
Cette nette question déconcerta le vieux discoureur. Il répéta:
—Mon Dieu! assurément... la science.
Et finalement, se tournant vers Rodin qui, de son œil mauvais et narquois, le regardait patauger, il dit:
—N'est-ce pas votre avis, docteur Rodin?
Rodin s'inclina.
—La médecine est vraiment inutile ici, fit-il,
du moins pour guérir. Au
chevet de M. Surgère, elle n'aura plus désormais qu'à observer et à
s'instruire. Je vous demande, à ce titre, la permission de revenir.
—Regardez Frœder, chuchotait Daumier, à l'oreille de Rieu. Il est furieux de l'idée de Rodin: il est battu; il n'a pas su se donner l'air de s'intéresser à la «science!»
Julie salua légèrement les deux augures et se dirigea vers la chambre du malade. Esquier la suivit.
Elle se sentait plus forte, sûre à présent de se trouver en face d'une chose qui, pour ainsi dire, n'était déjà plus.
Une odeur de chloroforme, mêlée à un parfum artificiel de benjoin qu'on venait de faire brûler, la saisit à la gorge dès le seuil. Comme le soleil donnait au couchant sur la fenêtre, on en avait fermé les persiennes avant la consultation. Le soir baissait, il faisait presque nuit.
—Allez chercher une lampe, Hélo, dit Esquier à la garde.
—Eh bien! fit-il dès que cette fille fut sortie. Vous voyez ce qui reste d'Antoine.
À travers la pénombre, Julie entrevoyait le lit, debout contre le mur latéral, et une sorte de masse qui semblait posée dessus, posée, point couchée. Cette masse était immobile. Peu à peu, les yeux de Mme Surgère, s'habituant à l'obscurité, distinguaient un corps, assis ou accroupi à la hauteur de l'oreiller; elle percevait les membres ramassés, tordus, et la tête fixe, un peu tournée vers la gauche... La lampe que Hélo rapportait éclaira les détails de cette forme confuse... Mme Surgère s'approcha du chevet; cette chose déformée la surprenait: dans un hôpital elle eût passé devant le lit sans y reconnaître son mari. Mais les paupières se levèrent tout à coup, la regardèrent: un regard viré lentement, tandis que la tête demeurait inclinée.
Julie recula; ses doigts tenaillèrent le poignet d'Esquier.
—Il vous reconnaît, fit le banquier.
Julie regardait, hypnotisée par les yeux fixes. De ces deux yeux, le gauche semblait vitrifié déjà, presque mort, ou du moins il ne gardait de la vie que le mouvement sans la sensibilité. Mais l'autre, indubitablement, vivait: il concentrait et résumait la vie de ce corps noué, à demi immobile.
—Ne voulez-vous pas lui donner la main? souffla Esquier.
Elle s'approcha du lit, prit dans sa main la main du malade. Mais à la presser, elle la sentit molle, comme vidée: une sorte de gant humain, rempli de pâte, qui cédait sous les doigts. Elle laissa échapper un cri. Esquier la soutint.
—Je vous en prie, murmura-t-elle, ne restons pas là...
Cramponnée au bras du banquier, elle regagna le cabinet de travail. Rodin et Frœder étaient partis. Daumier et le baron de Rieu s'entretenaient encore devant la fenêtre, dans l'obscurité devenue presque complète. Elle fut bien aise de cette obscurité qui lui permit, affaissée sur un fauteuil, de se remettre lentement sans attirer l'attention.
Elle souffla à Esquier:
—Causez... Qu'on ne fasse pas attention à moi, je vais mieux...
Esquier rejoignit les deux jeunes hommes. À travers le brouillard d'engourdissement où la plongeait sa faiblesse, elle entendit que Daumier ne parlait plus d'Antoine Surgère, mais de Claire. Il disait:
—Je ne veux pas t'inquiéter, mon cher vieux, mais vraiment, prends garde. Use de ton autorité sur ta fille pour lui faire quitter Paris: trouve-lui une compagne de son âge; envoie-la dans le Midi; enfin, distrais-la, empêche-la d'être seule et de penser... sans cela, je ne réponds de rien.
Après une minute de silence, Esquier demanda:
—Restez-vous à dîner, Daumier? Et vous, Rieu?
Daumier accepta. Rieu s'excusa d'abord, finit par céder. Un valet de pied ouvrait justement la porte et annonçait que Mme Surgère était servie. Comme tous quatre descendaient l'escalier pour se rendre à la salle à manger, Julie, que les derniers mots de Daumier avaient inquiétée, le retint.
—Réellement, demanda-t-elle, Claire vous inquiète?
—Oui, beaucoup, beaucoup!
Il expliqua qu'au mois de janvier de cette même année, il avait eu l'occasion de soigner un cas analogue: une jeune fille, une simple ouvrière faisait des journées de couture en ville, qui, sans qu'aucun organe fût lésé, était tombée dans un tel état de consomption et de langueur qu'elle avait dû suspendre son travail.
—Au lieu de la droguer, poursuivit le médecin, je me suis informé, j'ai confessé la malade. J'ai fini par savoir que dans une des familles où elle se rendait en journée, elle s'était toquée du fils de la maison, un très jeune officier, sortant de Saint-Cyr... Elle n'osait rien manifester de cette tendresse; elle se consumait silencieusement.
—Et qu'avez-vous fait? demanda Julie.
—Ma foi! j'ai été trouver l'officier, et je lui ai conté l'affaire. La jeune fille n'était ni belle ni laide; mais elle avait vingt ans, et puis, dans l'armée, ils ne sont pas très exigeants. Huit jours plus tard, ma malade montait sur les chevaux de bois à la foire de Neuilly.
À table, Claire était assise à la place ordinaire, entre Rieu et son père. Oh! cette pâle silhouette, si amincie, presque transparente, quel remords vivant pour la pauvre Julie! Quel remords, le chagrin d'Esquier! Avant la fin du repas, la jeune fille remonta dans sa chambre. Quelques minutes après, Julie, dévorée d'inquiétude, quitta la table à son tour. Elle n'y tenait plus; il fallait qu'elle tentât encore une fois de fléchir l'enfant, d'obtenir sa confiance, le droit de parler ouvertement... Un ferment d'abnégation la travaillait; elle se sentait prête à tout pour guérir le mal qu'elle avait fait.
La chambre n'était éclairée que par une seule bougie placée sur la cheminée. Julie s'approcha du lit, se pencha... Claire se retourna subitement, montrant un visage effaré, noyé de larmes, qu'elle cacha aussitôt de ses mains, en reconnaissant Mme Surgère.
—Claire, ma chérie, balbutia celle-ci... Tu pleures, tu as mal. Pourquoi ne veux-tu rien me dire? Est-ce que tu n'as plus confiance en ta vieille amie?
La jeune fille essuya ses yeux d'un geste volontaire.
—Non... je n'ai rien, rien...
—Mais si, tu souffres, répliqua Julie en retenant les deux mains qui se dérobaient. Ah! comme tu as tort de ne pas te confier à moi, méchante enfant! Tout ce que je pourrais faire pour te consoler, je le ferais!
Si, à ce moment, Claire eût tout avoué, si elle se fût jetée dans les bras maternellement ouverts, Julie, si meurtrie, si ravagée par la lutte, peut-être eût lâché d'un coup toute résistance; peut-être, en une de ces faims de dévouement qui dévorent les grands cœurs, elle se fût écriée: «Eh bien! aime-le! qu'il t'aime... sois sa femme... Mais ne pleure pas... mais ne souffre pas... mais vis!...» Hélas! à ce débordement d'abnégation, la jeune fille fermait résolument son cœur, ses mains cherchaient à s'échapper des mains de Julie... Julie répéta, penchée sur l'enfant: «Claire, je t'en prie, parle-moi... Je ferai ce que tu voudras... entends-tu? ce que tu voudras!» Elle sentit qu'elle perdait pied, qu'elle allait s'abîmer et se noyer dans sa propre pitié... N'importe; le vertige de sacrifice l'emportait. «Ce que tu voudras, entends-tu?» Tout, elle eût donné tout à cette minute pour les bras de Claire jetés autour de son cou, pour un: «Merci!» calmant son remords! Mais comme elle cherchait cet enlacement, la jeune fille s'arracha d'elle presque brutalement:
—Laissez-moi! fit-elle.
C'en était trop. Tout ce que l'amour avait mis de fierté dans l'âme de Julie se rebella:
—Soit, dit-elle. Je m'en vais.
Elle quitta la chambre de Claire, gagna la sienne, s'y enferma. Chassée du sacrifice et du dévouement, elle retrempa dans l'amour son pauvre cœur meurtri sous les remords et le mépris: à se souvenir des journées de Cronberg, si chèrement douloureuses, elle oublia tout, elle trouva belle et rare encore la part qui lui était gardée par la destinée. Tout haut, dans cette chambre où elle était seule, elle parla à l'absent, elle lui dit qu'elle l'aimait, qu'elle n'aimait que lui. Elle lui demanda, comme une dévote à son saint favori, qu'il lui pardonnât d'avoir, au cours de cette journée, senti fléchir son cœur sous d'autres pressions que sa tendresse. Elle lui promit et se promit à soi-même de ne plus laisser surprendre sa pensée, d'être égoïste et insensible en lui, pour lui.