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L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui

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The Project Gutenberg eBook of L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui

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Title: L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui

Author: Walter Tyndale

Release date: October 23, 2012 [eBook #41155]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by The Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉGYPTE D'HIER ET D'AUJOURD'HUI ***

Au lecteur

L'ÉGYPTE
D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

CHAPITRE PREMIER

PORT-SAÏD

L'arrivée dans les eaux égyptiennes. || Premières impressions. || Une Égypte réaliste. || En chemin de fer vers le Caire. || Le mirage. || Les Pyramides de Gizeh.

Les grands paquebots accomplissent maintenant en trois jours la traversée Marseille-Alexandrie, et en deux jours celle de Naples-Alexandrie: ce progrès me paraît d'autant plus appréciable que, lors de mon dernier voyage en Égypte, il n'y a pas bien longtemps, j'ai eu à supporter quatre affreuses journées de malaise et d'ennui, entre Brindisi et Port-Saïd, à bord du courrier d'Asie. Ma patience était même à toute extrémité quand j'entendis enfin un passager, qui, de sa jumelle, scrutait l'horizon, s'écrier: «Voilà l'Égypte!». Prenant moi-même la lorgnette d'une main fébrile, j'aperçus en effet la côte égyptienne, basse et plate.

Rapidement cette côte s'allongea; elle eut d'abord l'apparence de deux îles, puis d'une seule, et, l'un après l'autre, des îlots surgirent, puis disparurent, pour se montrer de nouveau à l'ouest. Sur la carte, je vis que presque toute la côte du Delta n'était qu'une étroite bande de terre qui séparait la Méditerranée des grands lacs salés.

La traversée touchait à sa fin. Nous avions laissé loin derrière nous le sombre hiver et la mer agitée: à présent le soleil resplendissait dans un ciel bleu, et une brise délicieuse rafraîchissait l'air chaud et sec.

Notre paquebot fendait les eaux verdâtres devant les Bouches du Nil; à droite s'étendait une terre basse au sable doré, et là-bas la silhouette d'un sémaphore et de nombreux mâts apparaissaient. Bientôt, une ligne grise se dessina au ras des flots, qui, imprécise d'abord, se révéla peu à peu comme une immense digue, derrière laquelle se dressèrent les maisons d'une ville.

Lentement le steamer glissa vers le quai; sur la passerelle retentissaient les ordres brefs; les lascars allaient et venaient en criant, et les passagers, impatients, se préparaient à débarquer. Enfin les machines s'arrêtèrent, les ancres énormes coulèrent le long des flancs du navire qui stoppa dans les eaux tranquilles de la rade de Port-Saïd.

Quel moment d'émotion pour le nouveau venu! Là, de l'autre côté de ces sables, c'est l'Égypte, la terre de la Rivière Mystérieuse, le pays magique! la patrie des mosquées et des minarets, des turbans et des yashmaks, des Pharaons, des Pyramides et du Sphinx, du désert! l'antique patrie de tant de merveilles: débris mystérieux de ces temps lointains où un grand peuple vivait ici, sur le sable doré de ces rives enchanteresses, près de ce fleuve puissant!...

Les eaux tranquilles du port, d'un beau vert pâle, étaient si claires qu'on distinguait à une grande profondeur d'énormes méduses dont les bras s'allongeaient en tous sens.

A l'orient, le soleil disparaissait dans une splendeur sereine. Aucun nuage ne tachait le ciel dont l'azur, à l'ouest, se nuançait de vert, puis de jaune, jusqu'à devenir une grande nappe d'or d'une imposante majesté.

«East is East, and West is West, and never the twain shall meet»[1].

Ici même, sur l'eau, avant le débarquement, tout me parut étrange et pittoresque. A peine notre grand navire était-il arrêté qu'une quantité de barques l'entourèrent, remplies d'indigènes qui criaient, gesticulaient; certains d'entre eux présentaient leurs marchandises, fruits, cigares, colliers de perles et plumes. D'autres canots étaient remplis de jeunes garçons qui faisaient des plongeons fantastiques pour attraper les pièces d'argent lancées du pont par les passagers: comme des anguilles, ils disparaissaient sous l'eau pour reparaître quelques instants après, de l'autre côté du paquebot, la pièce brillant entre leurs dents blanches. Dans une barque, des rameurs chantaient cette chanson du pays dont le refrain est devenu chez nous le fameux «ta-ra-ra-boom de aye», autrefois si populaire dans les cafés chantants.

Enfin nous débarquons sur le sol égyptien. Le plaisir et l'émotion qu'on éprouve en arrivant dans un pays étranger sont en grande partie gâtés par la lutte que l'on a à soutenir contre les bateliers, commissionnaires, portefaix, portiers d'hôtels et agents de toute sorte qui, sans aucune considération pour votre nervosité, se livrent à un véritable assaut de votre personne et de vos bagages. L'agence Thomas Cook et Fils a fait beaucoup pour rendre le débarquement moins pénible et, grâce à elle, on se tire d'affaire assez facilement et avec une grande économie de temps et d'argent. Encore est-il pour l'instant inutile d'essayer de penser à l'Égypte du passé, car l'Égypte du présent absorbe toute votre attention. Je savais que Port-Saïd n'offrait aucun intérêt au point de vue artistique et j'avais décidé de négliger cette ville et d'en partir par le premier train à destination du Caire.

Une bonne partie du voyage se fait à travers un pays d'apparence misérable, avec, à droite, le lac de Menzaleh à moitié desséché, et, à gauche, le désert d'Arabie qui s'étend de l'autre côté du canal de Suez. Il semblait vraiment que nous ne verrions jamais la fin de ce canal, et toute son importance au point de vue commercial ne pouvait m'empêcher de remarquer sa laideur. Je parvins cependant à le faire disparaître de mon horizon et à ne plus voir que le grand désert qui relie l'Égypte à la Péninsule de Sinaï. C'était du reste la première fois que je voyais le désert; depuis, j'ai passé des mois dans sa solitude, mais cette première vision reste dans ma mémoire avec un relief particulier. Ce paysage, pensais-je, est celui-là même que parcoururent l'Enfant Jésus, Marie et Joseph quand ils vinrent chercher en Égypte un refuge contre la fureur d'Hérode. En quel endroit traversèrent-ils l'immensité qui s'étend devant moi? Marie était-elle semblable à cette femme fellah qui se dirige à dos d'âne vers la station? En tout cas, la robe qui se portait alors n'a guère subi de modifications.

Dix ans plus tard, je refaisais le même voyage, me rendant de nouveau au Caire par la même route. Le tramway à vapeur qui reliait autrefois Port-Saïd à Ismaël était remplacé par des trains composés de wagons Pullman, avec salons et restaurants. Quelques vilaines constructions ça et là, quelques réclames criardes étaient en outre les premiers avertissements de la prospérité du pays...

A l'Est, le paysage n'avait guère changé, mais, regardant à l'Ouest, je fus fort étonné de la transformation du désert. Là où je me rappelais n'avoir vu qu'une solitude aride, j'apercevais maintenant des lacs avec des îles couvertes de palmiers. C'était bien l'époque de la crue du Nil, mais j'étais certain que les eaux ne pouvaient s'étendre à une pareille distance. Je consultai ma carte qui ne m'apprit rien. M'adressant alors à un Égyptien assis près de moi, je lui demandai si les eaux recouvraient toujours cet espace. Il me répondit tranquillement: «C'est le mirage!»

Ce n'est qu'après avoir passé Zakazik que le voyageur s'aperçoit qu'il est dans le Delta, et qu'il se souvient du mot d'Hérodote: «L'Égypte est un don de la rivière», car, bien que le Nil ne soit pas visible avant Beulia, on sent déjà ici son influence fécondante. La campagne est fort belle, boisée et sillonnée de nombreux cours d'eau. Les ruines de Bubastis qui sont près du Zakazik furent déblayées par le professeur Naville, il y a quelque vingt ans, mais si elles présentent un intérêt assez grand pour l'archéologie, leur aspect est peu pittoresque et ne retient guère l'attention du voyageur. Bulak, vu de la gare, n'est nullement intéressant, et le voyageur, si près du Caire, ne songe guère à s'arrêter là. Vingt minutes encore, et, jetant les yeux à droite, vous apercevrez enfin les Pyramides de Gizeh. De cette distance, on apprécie difficilement leur grandeur: cependant je sentis, quant à moi, mon cœur battre avec plus de force et je crois que rien au monde n'aurait pu, à ce moment, me distraire de ma contemplation!

Le train roule à toute vapeur. Le Delta maintenant se rétrécit, les deux chaînes de collines qui enserrent la vallée du Nil se précisent à la vue, et la mosquée de Mohamet Ali, apparaissant au-dessus de la citadelle, annonce au voyageur qu'il arrive au Caire.

CHAPITRE II

MASR EL KAHIRA

«Modern-Cairo» et le Vieux-Caire. || Influences européennes. || Art mauresque et Art nouveau. || Les bois sculptés des anciennes fenêtres. || Les Fontaines publiques. || La Maison-Mosquée.

Le voyageur qui, arrivant au Caire, s'imagine qu'il va se trouver enfin dans le décor d'une ville orientale, s'expose à une déception. La partie de la ville qu'on traverse pour se rendre de la gare à l'un ou l'autre des hôtels, ne ressemble pas plus au vieux Caire que Londres ne ressemble à Pékin. Aucune des maisons qui s'y trouvent n'a quarante ans d'existence, et, d'autre part, je suis bien convaincu que ces misérables bâtisses s'écrouleront quelque jour prochain. Leurs constructeurs avaient, tout près de là, pour les inspirer, de merveilleux modèles de l'art oriental le plus pur, mais le mot fatal d'Ismaël: «L'Égypte fait partie de l'Europe» tourna sans doute leur attention vers Paris, et nous retrouvons ici une malheureuse imitation de l'art nouveau, ou bien,—ce qui est peut-être pire,—des reproductions honteusement dénaturées de style mauresque.

Vous verrez les hôtels «remplis de tout le confort moderne», comme leurs réclames l'annoncent si bien (sans parler de leurs prix fantastiques); mais, hélas! vous n'y rencontrerez rien de vraiment oriental, à l'exception du personnel domestique qui porte la robe blanche, la ceinture rouge et le fez.

Mais demain, dans les vieux quartiers, vous pourrez enfin admirer dans toute sa beauté le véritable Orient, et ce que vous verrez dépassera votre attente. Les deux ou trois kilomètres qui séparent votre hôtel du Khân Khalîl séparent aussi de l'Occident l'Orient.

Que de changements depuis mon dernier voyage ici! Le canal qui traversait la vieille ville, du nord au sud, a été comblé et une ligne de tramways électriques suit son ancien cours. Nombreuses sont les fenêtres meshrebiya qui ont été remplacées par des cadres en bois de Suède, et plus nombreuses encore les vieilles maisons qui ont été, soit démolies et puis reconstruites, soit «modernisées» jusqu'à complète métamorphose; et cependant, même ici, il reste encore assez de l'Orient pour enchanter l'imagination et pour fournir à l'artiste maint sujet de tableau.

En quittant l'Ezbekiyeh, qui est le centre du quartier européen, une petite rue, derrière l'hôtel Bristol, vous conduira, à travers un labyrinthe de passages étroits, jusqu'au Suk-ez-Zalat. Un guide vous sera nécessaire, car déjà le plan bien ordonné des villes modernes a disparu et les rues en zigzag aboutissent souvent à un cul-de-sac.

Une fois au Fouyatieh, vous vous trouvez tout à fait dans le vieux Caire. Une mosquée et une rangée de maisons aux fenêtres défendues par des grillages de bois sculpté enchantent de suite le regard. Une porte en retrait ouvre sur la cour d'une maison cairote habitée autrefois par un riche marchand et louée aujourd'hui par chambres ou petits logements. Si vous avez eu la chance de tomber sur un guide habitué à conduire des artistes, il pourra vous montrer quantité de maisons semblables et fort intéressantes. Je désire nommer ici le brave homme qui m'accompagna dans mes recherches du pittoresque, dans tous les coins et recoins du Caire. Il s'appelle Mohammed el Asmar, mais il préfère le nom de Mohammed Brown (Brun) qui est la traduction anglaise de Asmar. «Et ne suis-je pas vraiment brun?» demande-t-il pour justifier son surnom. Grâce à Mohammed, je me suis servi pendant quelque temps de la cour de ces maisons comme d'un atelier. Il m'y amenait des porteurs d'eau, des petits marchands ambulants, et des ânes, des chameaux, tout le pittoresque enfin des rues du Caire. Pendant qu'il discutait et marchandait avec mes modèles, je peignais les arabesques de la porte et de ravissants modèles de sièges meshrebiya.

Meshrebiya est le nom arabe du bois sculpté, tourné, si admirablement travaillé, et dont on fait généralement des paravents, des grillages de fenêtres et toute espèce de meubles. Placés devant les fenêtres, les grillages laissent passer l'air, adoucissent la lumière éclatante du jour, et permettent aux femmes de regarder ce qui se passe au dehors, sans être vues elles-mêmes par des yeux indiscrets. Cela est bien dans une ville mahométane où l'ombre est une nécessité et la réclusion une loi, mais cela ne va plus, on s'en doute, sous un autre ciel. Une quantité fabuleuse de ces meubles et de ces fenêtres de bois ont été achetés par des marchands qui les ont revendus à des touristes européens. Ceux-ci, une fois chez eux, firent à leur fantaisie usage de ces bois sculptés. Je pourrais citer un cas où toutes les superbes boiseries d'une vieille maison cairote pourrissent dans un grenier, en Surrey, depuis quelque quarante ans, époque à laquelle celui qui les acheta sottement les apporta en Angleterre. Frappé par leur beauté quand il les vit dans leur cadre propre, il crut que son architecte parviendrait à s'en servir avec avantage pour une maison qu'il s'apprêtait à construire, mais il fut vite détrompé.

Malheureusement les vieilles boiseries ainsi achetées au Caire, n'y sont jamais remplacées: les anciens quartiers étant malsains, les propriétaires les abandonnent, et, dès qu'ils le peuvent, se font construire dans les nouveaux quartiers une maison de style bâtard.

Continuons notre promenade le long de Suk-ez-Zalat. L'intérêt va grandissant à mesure que nous approchons du centre de la ville. La rue, très étroite, est encombrée de gens, de bêtes et de choses. Le soleil l'envahit petit à petit; tous les marchands ont baissé leurs stores.

Nous avons maintenant atteint El Nahassin où la vie et le mouvement sont tout aussi pittoresques, où la beauté et l'intérêt augmentent encore, car bientôt voici à notre droite les dômes et les minarets du groupe de mosquées qui entourent le Muristan. De la Sebil[2] Abd-er-Rahman, on peut à merveille considérer ce centre de l'activité cairote, tumultueux et si divers.

Les différentes Sebils sont une des caractéristiques du Caire. Autrefois elles fournissaient presque toute l'eau à la ville; aujourd'hui ce sont de simples fontaines où le passant se désaltère. Elles sont maintenues grâce à des donations religieuses. Au-dessus d'elles, dans les maisons, se trouvent des écoles, et le chant des enfants qui récitent le Coran s'envole par les fenêtres ouvertes.

Ce qu'on voit des marches de cette Sebil offre un joli sujet de croquis. A gauche, un ancien palais, et, plus loin, des maisons qui tombent presque en ruines. Les grillages en bois des fenêtres sont en piteux état, et, ça et là, un vieux morceau d'étoffe tient lieu de vitre. Les ornements sculptés de certaines fenêtres pendent misérablement et restent suspendus en l'air jusqu'à ce qu'un coup de vent plus fort les fasse tomber à terre. Cet état de ruine se rencontre bien quelquefois dans nos villes européennes, mais seulement dans de pauvres quartiers abandonnés: ici, le contraste est frappant, car la rue est envahie à toute heure par une foule compacte, et, au rez-de-chaussée de ces maisons, vous voyez des marchands de toute sorte affairés au milieu d'une nombreuse clientèle. Mais tout se passe dehors, sur le seuil des maisons et non point à l'intérieur. Des aliments variés sont vendus à des gens qui les consomment en pleine rue, côté de l'ombre en été, côté du soleil en hiver. Les hommes sont assis devant les boutiques des cafetiers, fumant leur nargileh et buvant lentement leur café, et il ne leur viendrait jamais à l'idée d'entrer dans ces boutiques, dont l'intérieur n'est souvent qu'un petit réduit, si exigu que le marchand lui-même y trouve à peine assez de place pour se retourner.

C'est sur le seuil de sa porte, ou sur un banc à côté, que le barbier rasera une tête, saignera un malade ou arrachera une dent. C'est également en plein air que s'installe l'écrivain pour préparer des contrats, ou écrire une lettre d'amour que lui dicte une jeune personne voilée accroupie auprès de lui dans la poussière.

Les plus graves questions se règlent dehors: tel homme battra sa femme si elle se permet de traverser la rue sans voile, mais le père de cette femme, avant de la donner en mariage, discutait, en pleine rue et entouré de nombreux voisins, les conditions du mariage et la somme qu'on lui paierait pour sa fille. Et la foule, amusée et intéressée, prenait part à la discussion!

Cet endroit se trouvant dans une des principales artères de la ville, le trafic y est considérable, et rien ne pourrait être plus intéressant que de contempler ce va-et-vient dans tout son pittoresque et toute sa couleur orientale. Quel contraste avec la tristesse sombre d'une foule anglaise dans une rue de Londres!

Continuons notre promenade. Cette vieille maison est belle! Au moment même où nous nous arrêtons pour l'admirer, un grillage de fenêtre s'ouvre et un vieux Cheik crie que l'heure de la prière est arrivée. Immédiatement, du haut de tous les minarets, des voix sonores, voix de muezzin, crient: «La ilaha ill' allah, wa Muhamed rasul allah!»

Le vendredi, à cette heure, beaucoup de boutiquiers ferment leurs magasins, et, en compagnie de leurs clients, se rendent à la Duhr, ou prière de midi. Mais pourquoi est-ce de cette maison que le muezzin a donné le signal de la prière? Ma curiosité était grande pendant qu'assis dans un petit café en face, je prenais un croquis de l'immeuble en question. Le fidèle Mohammed Brown, qui jusqu'alors était resté assis à côté de moi, éloignant les gamins et les mouches, se leva brusquement, dit au cafetier de prendre sa place, traversa la rue en courant, et, ôtant ses sandales, disparut sous le porche. Il ne revint que vingt minutes plus tard, s'excusant de m'avoir quitté ainsi: il avait complètement oublié que c'était vendredi; l'appel à la prière lui avait soudain rafraîchi la mémoire et il avait à peine eu le temps de faire ses ablutions avant de prendre part à la Duhr.

J'appris alors que le sujet de mon croquis était une mosquée à laquelle était contiguë la maison du cheik, celle-ci cachant si bien le bâtiment religieux qu'il était nécessaire de faire l'appel à la prière par la fenêtre de la chambre à coucher. La manière dont l'architecte est parvenu à unir la maison et la vieille mosquée, est simplement merveilleuse. Bien qu'une partie des ornementations en bois aient disparu, il en reste encore suffisamment pour faire de cette maison une des plus pittoresques du Caire. C'est une véritable chance qu'il se soit trouvé juste en face un petit café où j'étais en fort bonne position pour peindre. Afin d'obtenir une autre vue des mosquées, derrière cette maison, il me fallut traiter avec un marchand de cannes pour qu'il me permît de monter sur son comptoir. Après une longue discussion, Mohammed m'obtint cette permission moyennant le paiement de cinq shillings (6 fr. 25), et il fut convenu que j'aurais droit à ce comptoir pendant cinq journées consécutives. Le marchand insista alors pour être payé d'avance de toute la somme, ce qui me rendit quelque peu soupçonneux, mais, ayant trouvé des témoins, je consentis enfin à risquer le paiement. Pendant toute la matinée, mon marchand de cannes se tint assis beaucoup plus près de moi que je ne l'eusse désiré. En arrivant, le lendemain matin, je trouvai la boutique fermée et j'en concluais que j'avais été roulé, lorsqu'un voisin s'approcha et me remit la clé en m'annonçant que «Moustapha des cannes» me laissait la place pendant toute une semaine qu'il passerait lui-même à la campagne, chez des parents. «Après tout, remarqua le voisin, son comptoir lui rapporte davantage de cette façon, car la vente des cannes est très mauvaise en ce moment, et puis il y a de nombreuses années qu'il n'a vu sa famille.»

Allons maintenant à la mosquée du Sultan Barkuk et admirons le portail de marbre et la porte de bronze à côté du tombeau de Mohammed en Nasr et du Muristan, hôpital construit par le sultan Mausur Kalaun, vers la fin du XIIIe siècle. Ce célèbre sultan Mamelouk fit bâtir cet hôpital en témoignage de reconnaissance après avoir été guéri d'une grave maladie. Sa mosquée et son tombeau sont situés à côté de l'hôpital; nous reviendrons plus tard sur ce superbe groupe.

Si mon lecteur est un voyageur expérimenté, il sait visiter une ville, mais s'il vient en Orient pour la première fois, je l'engage à donner à tout ce qui vaut la peine d'être vu beaucoup plus de temps que les guides ne le conseillent.

L'ennui qui se lit sur la physionomie de presque tous les touristes quand on les fait courir d'un endroit à un autre, et leur désespoir lorsqu'on leur déclare, après une journée de fatigue, qu'avant de rentrer à l'hôtel il y a encore quelque chose à voir, justifie, je crois, ma conviction que fort peu de personnes connaissent l'art de voyager.

Ayez pour vos yeux et votre cerveau autant de considération que pour vos jambes, et n'essayez pas de voir en un jour plus que vous ne pouvez voir: ainsi vous remporterez de vos voyages une impression et des souvenirs plus agréables.

Étudier le mouvement et la vie des rues, les différentes industries, les marchandises exposées devant les boutiques et les bazars, les curieux costumes des hommes et des femmes qui vendent et qui achètent, flânant au soleil, en hiver, assis par groupes, à l'ombre, pendant l'été: voilà au moins de quoi remplir utilement une première matinée.

CHAPITRE III

DANS LES BAZARS

Le marché aux cuivres. || Le Bazar des orfèvres. || Le Bazar Turc. || L'art de vendre bien, ou les petites habiletés des marchands cairotes. || Un sujet de tableau qui ne veut pas se laisser peindre.

En nous rapprochant du Muristan, nous ne tardons pas à nous apercevoir que nous sommes maintenant au cœur du Nahâssin, au Marché des Cuivres. Jusqu'à présent, les devantures des magasins avaient offert à nos regards des produits variés, mais ici le cuivre domine. Tout comme autrefois, d'habiles ouvriers martellent des récipients aux formes étranges, dignes d'orner la cuisine et l'office de quelque Haroun-al-Raschid. J'aime à voir combien cet art ancien est encore vivant; ces cafetières et bouillotes modernes ont toujours les belles et gracieuses lignes des anciennes, et elles sont travaillées par les artisans cairotes pour les gens du pays eux-mêmes, non pas seulement pour tenter le touriste qui passe. De fait, je n'ai jamais vu un Firangi (étranger) acheter ces ustensiles, trop encombrants sans doute pour prendre place dans la valise; ou peut-être est-ce simplement que le marchand et le drogman n'ont pu se mettre d'accord sur la commission que ce dernier toucherait en cas de vente?

Les étalages qui se trouvaient jadis au pied des deux mosquées ont maintenant disparu, ce qui, au point de vue du pittoresque, est regrettable. Un peu plus loin, un coude brusque nous conduit au Bazar des Orfèvres. Les différentes artères qui le sillonnent sont tellement étroites que deux personnes ne peuvent y marcher de front. Les boutiques ressemblent à des armoires et leur devanture n'a guère plus de 1 mètre à 1m,40 de largeur. Le plancher est à 60 centimètres environ au-dessus du sol et sert de siège aux clients. Cette extraordinaire petite boîte (c'est le mot) sert à la fois d'atelier et de magasin; le guhargi ou orfèvre passe ici toute sa journée, assis, les jambes croisées, sur un petit tapis, et il n'a vraiment aucune raison de se lever, car toutes ses marchandises et ses outils sont à portée de sa main, et, quand il désire une tasse de café ou de thé vert, il lui suffit de frapper ses mains l'une contre l'autre pour qu'un boy la lui apporte. Son apparence ne diffère guère de celle de son voisin du Marché au Cuivre, mais ses vêtements nous indiquent qu'il n'est pas un descendant du Prophète. Le samedi, presque toutes ces petites boutiques sont fermées, et si vous pouvez déchiffrer les noms écrits au-dessus des portes closes, vous n'y trouverez ni Hassan, ni Mohammed, mais Ibu Yusef, Ibrahim ou Ben Sandi qui témoignent silencieusement que ces israélites continuent d'observer les lois de leurs aïeux.

Excepté les jours du Sabbat, ces ruelles qui composent le Sük-es-Sâïgh sont presque impraticables. Pendant des heures entières, des femmes restent assises sur le Mashaba, c'est-à-dire le rebord du plancher, à regarder l'artisan qui travaille un bijou qu'elles ont commandé, ou à marchander une autre pièce. La patience du commerçant est inlassable. J'en ai vu qui, après avoir montré leur stock tout entier à une cliente qui partait enfin sans rien acheter, lui disaient aimablement au revoir et la priaient de revenir dans des termes pleins de gracieuseté. Les robes de soie du marchand, aux couleurs variées, contrastent étrangement avec le vêtement noir de l'acheteuse. Celle-ci abrite son visage derrière un voile. Elle peut venir ici, en public, vendre ses bijoux et personne n'aura la moindre idée de sa personnalité. Si un homme, au contraire, venait vendre son argenterie et ses bijoux, tout le bazar saurait en quelques minutes qui il est, et discuterait avec animation les pertes l'obligeant à se séparer de ses biens,—car le Cairote est toujours fort curieux de tout ce qui touche aux questions d'argent.

Vraiment le Yashmak (voile des femmes) avec son cercle de cuivre, n'est pas gracieux, mais il excite la curiosité, et l'on se dit que si le nez, la bouche et le menton de telle femme sont aussi jolis que ses yeux, elle doit être remarquablement belle. La modestie l'oblige à cacher les lignes de son corps sous un long châle noir, mais elle s'entoure de ce châle d'une façon si artistique que son charme y gagne plutôt qu'il n'y perd. A l'encontre de sa sœur européenne qui se pare avec extravagance précisément pour paraître en public, elle garde ses robes aux brillantes couleurs et ses beaux colliers pour les seuls yeux de son seigneur, et de quelques amies intimes qui viendront les admirer dans la paix et la discrétion du harem.

A mesure qu'on avance dans ce bazar, l'air devient de plus en plus lourd et vicié; on voudrait en sortir. Des femmes fellah qui encombrent la ruelle, se jettent pêle-mêle dans l'armoire qui sert de boutique à l'orfèvre Mousa. Et lentement, arrêté par maint obstacle, on arrive enfin à la rue Nahâssîn où l'on respire de nouveau l'air pur.

Presque en face de nous maintenant, se trouve l'entrée du Bazar turc appelé Khân Khalîl. Construit en l'an 1300 par le Sultan mamelouk El Ashraf Khalîl, il est depuis cette époque le centre commercial de la vieille ville, bien que son importance ait fort diminué du jour où plusieurs de ses gros commerçants ont installé de somptueux magasins très modernes dans les nouveaux quartiers. Cet endroit est, de toute la ville, certainement le plus curieux, et celui où la vie est le plus intense. A droite, vous passez d'abord devant des marchands de tapis qui vous invitent poliment à entrer, tandis qu'à gauche les commerçants en soieries vous prient non moins aimablement d'examiner leurs kuffiyehs, ou châles de soie que les Syriens portent généralement autour de la tête en guise de turban. Si vous paraissez être tenté, un Cingalais vous soufflera dans l'oreille que vous feriez bien mieux d'entrer chez lui, ses prix étant de cinquante pour cent meilleur marché que ceux de son voisin le Mahométan. Vous passez et vous vous trouvez à la porte d'une boutique de pantoufles d'où vous apercevez toute une rangée d'escarpins rouges ou jaunes, empilés sur les comptoirs et sur le plancher, accrochés en grappes au plafond et aux stores, autour des portes, partout! Le rouge domine, et c'est incontestablement la couleur que le Cairote préfère, en matière d'escarpins. Les escarpins jaunes viennent presque tous de Tunisie et du Maroc et sont achetés par les paysans. De grands rouleaux de cuir rouge sont empilés dans les petites boutiques où les ouvriers travaillent avec ardeur, coupant et cousant, couvrant le plancher de monceaux de déchets.

A peine un étranger paraît-il qu'un marchand lui met sous le nez une paire de pantoufles en criant: «Seulement deux shillings!»—«Entre et vois ma boutique!»—«Very cheap!» Vous avez beau lui déclarer que vos bagages sont déjà pleins d'escarpins, que vous en avez donné à tous vos parents, amis et connaissances, il ne se laisse pas décourager et insiste sans tarir, jusqu'à ce que vous lui échappiez en pénétrant chez le marchand de tapis. Celui-ci avait du reste l'œil sur vous; un magnifique tapis est déroulé pendant qu'un autre, habilement jeté derrière vous, coupe votre retraite. «J'ai horreur des tapis rouges!» criez-vous avec désespoir, et, pendant que le marchand en déroule un vert, vous bondissez dehors; mais le Cingalais se retrouve alors devant vous avec de nombreux kuffiyehs jetés sur son épaule: tout en vous complimentant d'avoir échappé à son voisin «Hussein», qui voulait vous vendre des marchandises défraîchies, il déploie artistement le châle qui, sans aucun doute, comblera vos désirs. Il a entendu vos remarques sur les tapis rouges, et il dit en faisant miroiter de jolies couleurs: «Ici pas de mauvaises teintures allemandes». Il voit de suite que la combinaison de couleurs vous plaît; malgré toutes vos résolutions de ne rien acheter, vous vous laissez aller en effet à demander le prix: «Seulement seize shillings!» répond le Cingalais avec confiance, tout en s'assurant, par des regards anxieux, qu'aucun autre marchand ne l'a entendu offrir sa marchandise à si vil prix! Sans faire attention à votre mécontentement, il vous exprime doucement les raisons qui le poussent à faire un tel sacrifice; un service en vaut un autre et il espère bien que vous parlerez de lui et que vous donnerez son nom et son adresse à tous vos amis. Puis, d'une voix plus forte et en scandant les mots, il ajoute: «Viens sans le drogman!». Ne pouvant vous débarrasser de cet importun, vous avez enfin recours à des paroles fort rudes qu'il reçoit du reste avec un tel sourire que c'est à croire qu'il les aime. Enfin, et comme dernière ressource, vous lui offrez un tiers du prix qu'il demande, pensant qu'une insulte aussi sérieuse aura quelque effet sur lui, mais ce bon commerçant enveloppe tranquillement le châle dans un papier et vous le tend, vous en offrant même un second à ce prix! Et soudain il disparaît, vous laissant le paquet dans une main et une douzaine de ses cartes dans l'autre, et vous vous demandez comment il a pu céder si facilement, sans chercher à obtenir quelques shillings de plus. La raison n'en est pas difficile à trouver. Un groupe de touristes qu'il n'avait pas un moment perdu de vue, vient d'entrer chez le marchand de tapis et en ressortira à un moment ou à un autre par la porte située en face de son magasin. Il ne va pas perdre son temps et discuter pour quelques shillings, alors qu'il entrevoit tout à coup la possibilité de gagner une grosse somme.

Il est certain que l'assaut continu de tous ces vendeurs gâte un peu le plaisir d'une visite au Khân, visite qui sans cela serait charmante en même temps qu'elle est des plus intéressantes.

Le porche par lequel on pénètre dans le quartier des cuivres, avec son ornementation serpentine, est très beau. Les couleurs originales ont presque entièrement disparu, mais ce qu'il en reste s'harmonise d'une façon charmante avec le brun et l'or pâle des pierres sculptées. Il serait difficile d'imaginer un cadre plus ravissant, ou mieux approprié aux lampes, vases, cache-pots et services en cuivre ciselé, exposés sur des étagères de chaque côté de l'entrée. De grandes lampes pendent tout le long de l'allée qui conduit au porche, et c'est vraiment un spectacle merveilleux. Mais où s'asseoir pour essayer de peindre tout cela? Certes, mon fidèle Mohammed Brown est un homme de tact, mais toute son ingéniosité même arrivera-t-elle à me rendre la chose possible? Il paraît peu aisé d'obtenir un croquis, à moins de s'installer au beau milieu de la rue, mais l'importance du trafic et l'agitation sont telles qu'il faut vite y renoncer. Nous fûmes en la circonstance obligés de nous entendre avec un marchand qui me permit de m'installer sur son comptoir et qui, avec une partie de ses meubles, éleva une barrière entre moi et un attroupement qui s'était déjà formé, les gens se demandant avec curiosité ce que j'allais faire. A cette époque, ma connaissance de la langue arabe était nulle, j'ignorais donc de quel talisman mon dévoué guide s'était servi pour obtenir du boutiquier qu'il capitulât si facilement et qu'il s'intéressât tant à mon sort. Non seulement cet homme chassa la foule, mais il me servit du thé et m'apporta des cigarettes. Toutes ces attentions m'embarrassèrent vraiment, car j'avais entrepris un travail de longue haleine et je n'étais pas en position de lui acheter la moitié de ses lampes pour le compenser de tout le mal que j'allais lui donner. Cependant, bientôt toutes mes pensées furent absorbées par mon travail et ce brave homme cessa d'exister pour moi. Impossible de concevoir travail plus difficile ou plus énervant. A peine avais-je dessiné un somptueux lampadaire et commençais-je à l'habiller de ses premières couleurs, qu'un touriste demandait justement à examiner cet objet! Au moment même où je me réjouissais qu'un rayon de soleil éclairât un certain coin de mon sujet, un store s'abaissait brutalement et le plongeait dans l'obscurité. Le bruit fait par ce store rappelait aux autres boutiquiers que le moment était venu de baisser les leurs, et en quelques minutes la plus grande partie de mon sujet n'était plus visible, et le peu qui en restait se trouvait éclairé d'une façon si différente que j'étais obligé de renoncer à la tâche.

En rentrant à l'hôtel, je demandai à Mohammed comment il s'y était pris avec le marchand: «Oh! répondit-il, je lui ai d'abord dit que vous étiez un neveu de Lord Cromer; ensuite je lui ai fait comprendre quelle énorme réclame ce serait pour lui quand tous les gens les plus puissants du Caire verraient votre tableau.» Je déclarai à ce zélé serviteur que je n'avais aucun désir de me faire passer pour ce que je n'étais pas, à quoi il répondit tranquillement: «Eh bien! maître, quand vous aurez fini, je lui dirai que c'étaient des mensonges».

Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est que dans un pays où le mensonge est employé couramment, il se trouve une seule personne prête à croire quoi que ce soit.

Une bonne provision de cigarettes m'aida le lendemain à entrer plus avant encore dans les bonnes grâces du marchand de lampes et de ses nombreux amis et parents qui vinrent curieusement jeter un coup d'œil sur mon travail. La fumée eut aussi l'avantage de chasser les mouches. Chaque nouvel arrivant désirait m'aider et m'être agréable, soit en éloignant un gamin qui tâchait de se glisser jusqu'à moi, soit en recommandant à un boutiquier voisin de ne pas déranger ses marchandises avant que j'aie fini de les peindre. J'aurais préféré me passer de cette assistance, car si je commençais à peindre le costume de tel passant ou la pose de tel autre, mes amis et admirateurs criaient à ces gens de se tenir tranquilles: «Il fait briller ta vilaine figure comme un vase de cuivre neuf!»—«Tu seras admiré par toutes les belles dames étrangères qui verront le tableau!» et autres remarques spirituelles qui avaient généralement pour résultat de faire fuir mon modèle, ou, pire encore, de l'amener auprès de moi, anxieux qu'il était de voir ce que je faisais de lui. La renommée de ma parenté avec le célèbre Proconsul s'était rapidement ébruitée, et tous les boutiquiers venaient mettre à ma disposition leurs magasins et leurs marchandises, me suppliant de les peindre. Il fut bientôt connu que je venais pour travailler et non pour faire des achats, et, à partir de ce moment, les rabatteurs et les vendeurs me laissèrent la paix, et le Khan-el-Khalil devint un des endroits où je pus peindre avec le plus de plaisir.

Revenons maintenant à notre itinéraire. Une rue nous conduit du Bazar turc à la Muski, la rue de la Paix du Masr el Kahira, l'artère la plus importante coupant la vieille ville de l'est à l'ouest. L'influence européenne a malheureusement envahi cette rue au point de lui faire perdre son côté le plus pittoresque. Remontons le Muski quelques instants et tournons à droite: nous voici à présent dans un calme relatif fort agréable et qui sied au quartier de l'Université dont nous approchons. Cette rue est justement celle des libraires, El Sharia el Halwayî, pour lui donner son nom arabe. De nombreux exemplaires du Coran, de vieux commentaires et livres classiques sont rangés par rayons, et le «Kutbi», le libraire, qui est souvent un cheik instruit, presque un savant, se comporte avec dignité et ne fait aucun effort pour attirer le client. Nous approchons du grand centre savant de l'Islam.

CHAPITRE IV

LES RUES DU CAIRE

Gamia el Azhar. || L'art de restaurer les monuments. || Les «medresseh». || Le Bazar des Parfums et celui des Épices. || La grande mosquée «El Muaiyad». || Une Porte historique. || L'homme-fontaine. || Le portrait de l'eunuque.

L'entrée principale de l'Université, Gâmia el Azhar, est bientôt visible. Sachant que la Mosquée-Université fut fondée au Xe siècle, on est surpris de se trouver en face d'une construction d'apparence moderne. De nombreuses restaurations et de continuels agrandissements ont fait disparaître presque entièrement les traces de l'édifice qui fut élevé par le Grand Vizir du premier calife Fatimid. S'il est permis de déplorer la perte du pittoresque détruit par la main du restaurateur, ici comme dans beaucoup d'autres mosquées, il faut cependant reconnaître que, sans ces travaux, nombreux seraient les beaux édifices qui auraient cessé d'exister ou qui ne seraient plus qu'une masse informe de ruines. Les revenus des mosquées, qui ont considérablement augmenté, permettent aujourd'hui des travaux importants à la tête desquels se trouve heureusement un architecte de grand talent, Herz Bey, qui a consacré toute sa vie à l'étude de l'architecture sarrasine. Il est regrettable qu'un homme de talent égal n'ait pas dirigé les travaux de restauration exécutés sous Saïd Pacha! Maintenant on peut comparer cet édifice à un vieux vêtement rapiécé. Presque toutes les maisons qui l'entourent ont un certain air d'antiquité, bien qu'aucune d'elles n'existât à l'époque où El Azhar fut construit.

Pour visiter un bâtiment musulman quelconque, il est aujourd'hui nécessaire d'acheter, moyennant cinquante centimes, un billet que votre guide ou le concierge de votre hôtel vous procurera facilement. Six minarets surmontent la mosquée d'El Azhar et deux dômes recouvrent la dernière demeure du saint fondateur. Malheureusement, les bâtiments qui entourent l'Université ne permettent pas de s'en éloigner suffisamment pour voir plus d'un ou deux minarets à la fois. Ceux-ci ont des formes diverses et appartiennent à différentes époques. L'un d'eux, datant de la fin du XVe siècle, est particulièrement beau. La transition graduelle du carré à l'octogone, de l'octogone au cercle, et l'admirable manière dont les angles ont été cachés par des pendentifs-stalactites formant les tasseaux qui supportent les galeries, méritent l'attention. A chaque étage défini par ces galeries et s'élevant au-dessus de la mosquée, la circonférence du minaret devient plus petite, et l'ornementation étant admirablement adaptée à la hauteur progressive, l'ensemble conduit le regard jusqu'au poinçon en forme d'œuf qui supporte l'emblème de la Foi musulmane. Ici, l'art du constructeur a vraiment atteint son apogée; le minaret voisin, moins ancien, est disgracieux et paraît trop lourd par le haut; ses couleurs aussi sont moins belles.

Les deux dômes, construits à un intervalle encore plus grand, font ressortir davantage cette infériorité. Le plus ancien recouvre dignement la tombe, tandis que l'autre serait bon tout au plus à orner un kiosque de journaux.

Dans un angle, en face du côté nord de El Azhar, un large escalier conduit à un portail. C'est l'entrée d'un de ces «medresseh» ou collège, qu'il est souvent difficile de distinguer d'une mosquée. On est surpris d'apprendre qu'il ne date que de 1774. La décadence architecturale avait commencé bien avant, et cependant il est impossible de s'en apercevoir ici. Stanley Lane Poole nous apprend que le monument fut copié sur les plans d'une vieille mosquée de Boulak. Avec les stalles qui l'entourent en bas et le dôme qui s'élève au-dessus de la balustrade d'arabesques, contre le bleu foncé du ciel, on a un sujet de tableau auprès duquel pas un peintre ne passerait sans s'arrêter. Si j'écrivais un guide à l'usage des artistes, je marquerais cet endroit de trois étoiles.

En tournant brusquement au prochain coin, un chemin en zigzag vous conduit bientôt dans El Ashrafiyeh, la rue principale qui continue El Nahâssîn, et vous vous trouvez à nouveau au milieu du bruit et du mouvement de ce quartier affairé du Caire. Ici, il y a d'autres grandes mosquées à côté les unes des autres ou se faisant face, des dômes et des minarets qui coupent la perspective et se détachent sur la ligne azurée du ciel. De nouveau les cris des chameliers, des vendeurs, des conducteurs d'ânes vous étourdissent. Un cocher vêtu d'une robe bleue essaie de conduire à travers cette foule sa voiture pleine de touristes. Le drogman, assis à côté de lui sur le siège, exhorte aussi les piétons à faire place: «Oah ja gedda!»—«Oah ismaelak!»—«Oah riglak».—«Iftah eynak ja am!» (Attention, eh! l'ouvrier!—Eh! là-bas, à gauche!—Attention à tes pieds!—Ouvre donc l'œil, mon oncle!) et bien d'autres cris du même genre. Les touristes ont l'air fatigué et ahuri; ils ont vu tant de choses dans une courte matinée! Un jeune garçon a encore assez d'énergie pour prendre en passant quelques instantanés, mais il semble se soucier fort peu de ce qu'il attrape ainsi au hasard. Juste en face de vous, à côté des marches de la mosquée de Ghûrî et presque entièrement caché par les stores du magasin voisin, se trouve un étroit passage qui conduit au Bazar des Parfums.

Ici on vous offre pour six ou huit francs, un minuscule flacon contenant quatre ou cinq gouttes d'essence de rose. Ce passage couvert et bordé de petites boutiques semblables à des armoires, vous conduit à un dédale de ruelles dont chacune a son commerce particulier. Le Bazar des Épices est très intéressant, et les couleurs qui s'y jouent enchantent le regard. La cannelle, la girofle, la muscade et l'aloès, entassés autour du marchand, s'harmonisent délicieusement avec sa robe de soie et les sacs, paniers et nattes qui forment le mobilier de sa boutique.

Vous pouvez aussi flâner dans les bazars tunisiens et algériens, dans celui des cordonniers et des marchands d'articles en laine d'Arabie, et revenir ainsi vers la rue principale, non loin de la grande mosquée El Muaiyad.

Cet imposant bâtiment fut construit en 1416 par le sultan mamelouk circassien, El Muaiyad, pour servir de medresseh, dont il existait à cette époque un grand nombre. Mais lorsque les étudiants se portèrent en foule vers El Azhar, ces collèges furent convertis en mosquées congréganistes. Celle qui nous occupe sert aussi de mausolée à son fondateur et à sa famille. Ce sultan El Muaiyad fut un grand constructeur, et malgré toutes les difficultés de son règne de dix années, il fit bâtir six mosquées, deux collèges et l'hôpital Moristan El Muaiyad. L'architecture sarrasine avait atteint son apogée au siècle précédent. Quant aux magnifiques portes de bronze, elles appartenaient primitivement à la mosquée du sultan Hasan dont nous parlerons plus tard.

Cette mosquée n'est cependant pas ce qu'il y a de plus intéressant dans cette partie du Caire; elle est éclipsée par une vieille porte monumentale, la Bâb-ez-Zuwêleh, qui doit son nom à une tribu de Berbères qui campa jadis non loin de là. C'est une des trois grandes portes percées dans le mur qui séparait Kahira des sites plus anciens de Fostât et Katâi, et qui fut construit par le vizir arménien Bedr pendant le califat d'El Mustausir, en 1070. Depuis cette date jusqu'à la conquête du Caire en 1517, cette porte fut associée à tous les événements dramatiques qui se passèrent dans cette ville. Les bastions carrés et massifs, la voûte arrondie et les passages couverts sont d'un caractère plus byzantin que sarrasin. Les deux tours furent raccourcies pour recevoir deux minarets jumeaux que fit élever El Muaiyad lorsqu'il construisit sa mosquée, mais à part cela rien n'a été changé. Stanley Poole nous raconte dans son intéressante Histoire du Caire quantité de scènes tragiques qui se jouèrent à l'ombre de cette vieille porte. Il relate, entre autres, comment, en 1154, Nasr, l'assassin du calife Fauceant, El-Zâhir, fut livré pour 750 000 francs par les Templiers de Palestine aux femmes du Harem qui, après l'avoir affreusement torturé, l'envoyèrent, mutilé et aveugle, à travers les rues du Caire pour être crucifié vivant sur la Bâb-ez-Zuwêleh. Dix ans plus tard, le vizir Dargham fut assassiné ici même. C'était un brave paladin qui avait combattu contre les croisés à Gaza, mais il commit la malheureuse imprudence de prendre l'argent sacré des mosquées pour payer ses troupes. Abandonné même des siens dont il avait été l'idole jusqu'alors, il fut poursuivi par une foule en furie, et, sous cette porte, il eut la tête coupée et son corps, jeté dans le fossé, fut livré aux chiens.

Lorsque l'orthodoxe et célèbre Saladin succéda au dernier calife Camboise, il eut à combattre un soulèvement des troupes nègres qui adhéraient encore à l'hérésie de Shîa, et une sanglante boucherie qui dura deux jours entiers eut lieu à quelques pas de la porte. Enfin, quand les envoyés mongols vinrent au Caire demander impertinemment que la ville se rendît, le mamelouk Kutuz les fit décapiter et exposa leurs têtes à la vue de la populace, sur cette porte fameuse.

Cette porte monumentale est située non loin d'une maison qui attire l'attention par une grande grille en fer et une colonne construite dans une encoignure. Cette colonne qui semble n'avoir été qu'un chanfrein ornemental, fut pendant de nombreuses années le lieu d'exécution; les criminels étaient étranglés contre sa base. Il n'est vraiment pas étonnant que la porte ait une mauvaise réputation et qu'on la considère comme hantée! Elle est d'ailleurs ornée, si l'on peut dire, de vieux lambeaux d'étoffe, ainsi que de dents suspendues à une ficelle, et de quantité d'autres choses aussi peu agréables à la vue. Si vous vous arrêtez quelque temps à cet endroit, vous serez surpris de voir des gens s'avancer mystérieusement derrière la porte et soudainement y enfoncer un clou. Ce manège m'intrigua beaucoup la première fois que je m'installai là pour peindre. Le fidèle Mohammed m'instruisit. Il paraît qu'un certain Kutb-el-Mitwelli, célèbre saint, fréquente la niche qui se trouve derrière cette porte, mais comme il a le pouvoir de se rendre invisible, il est assez difficile de s'assurer de sa présence. Ce saint possède l'art de guérir miraculeusement les gens, et il a été prouvé que lorsqu'une dent fait beaucoup souffrir, si on l'arrache et qu'on la fixe à la porte, la souffrance cesse très rapidement!... Quantité de mamans amènent ici des enfants aux yeux malades, et leur pressent le visage contre la porte. Les sceptiques feront bien de ne pas suivre cet exemple, car ils risqueraient fort, en frottant leur épiderme à cet endroit, d'attraper quelque chose de bien pire que ce qu'ils désirent guérir. De temps à autre, un vieillard d'apparence extraordinaire et qui est l'objet d'une grande vénération, vient s'asseoir devant la porte. Aucun artiste du moyen âge n'habilla un Lazare de haillons plus étranges. Son regard farouche et la lance qui arme son poing arrêtent toute plaisanterie à son sujet. Je n'ai jamais pu approfondir quelle relation existe entre ce vieillard et le mystérieux saint El-Mitwelli; je m'y emploierai à nouveau...

L'aquarelle ci-contre représente les deux minarets de El Muaiyad qui s'élèvent si gracieusement au-dessus de cette porte de tragique mémoire. Les maisons avoisinantes cachent la porte elle-même, qui a tenté les crayons ou les pinceaux de bien des artistes. L'espace qui l'entoure est trop restreint, et après tout il est peut-être préférable que le lieu sinistre d'où s'élèvent ces ravissants minarets reste caché.

Les deux minarets ressemblent beaucoup à celui d'El Azhar que j'ai particulièrement décrit. Les sultans circassiens du XVe siècle étaient très amateurs de cette ornementation; mais cette architecture n'a ni la simplicité, ni la grandeur de celle du XIVe siècle, comme nous le verrons du reste en la comparant avec les travaux plus anciens du sultan Hasan. Les rues sont généralement si étroites qu'il est impossible d'avoir une vue d'ensemble des mosquées.

Il est assez curieux que El Mahmüdi Muaiyad ait choisi les tours de la porte Zuwêleh comme base des minarets qui appartiennent à sa mosquée mortuaire. Il est vrai qu'il fut pendant longtemps, dans cette tour même, le prisonnier de ses sujets révoltés. C'était un homme très pieux appartenant à la religion, alors orthodoxe, que Saladin avant lui avait purgée de l'hérésie de Shîa. Il passait aussi pour être un homme instruit, un poète, un orateur et un musicien. Sa façon de vivre et de s'habiller était des plus simples. Il s'enveloppait d'une étoffe de laine blanche ordinaire en signe de deuil, en raison de la peste qui ravageait le pays. Il n'avait malheureusement aucune tolérance pour ceux qui ne partageaient pas ses croyances, et les superbes monuments qu'il éleva furent principalement payés avec l'argent qu'il arracha aux chrétiens et aux juifs. Il renforça la loi qui obligeait les chrétiens et les juifs à s'habiller autrement que les Mahométans. Les premiers portaient une robe bleue et un turban noir, et les autres une robe jaune et un turban également noir. Pour les distinguer encore plus des vrais croyants, une lourde croix devait être suspendue au cou du chrétien et une grosse boule noire au cou du juif. Bien que ces lois ne soient plus en vigueur depuis de nombreuses années, je ne me rappelle pas avoir jamais vu soit un chrétien, soit un juif, porter le turban blanc qui est la couleur le plus généralement adoptée par les Mahométans.

Suivons maintenant la rue située à gauche de la porte Derb-el-Ahmar, d'où nous apercevons une dernière fois les minarets de El Muaiyad qui dominent un groupe de vieilles maisons et montent avec grâce vers le ciel.

J'ai vu souvent ici un vieillard plié sous le poids d'un grand récipient à eau attaché sur son dos; un tuyau en métal passe par-dessus son épaule, et, en se penchant légèrement, il peut faire couler l'eau dans une tasse qu'il tient à la main. Fréquemment un passant s'arrête et vide la tasse, payant le vieillard d'un simple remerciement, ce qui paraît le satisfaire, puisqu'il remplit de nouveau la tasse en fredonnant la chanson qui me le fit d'abord remarquer. Mon guide s'étant, lui aussi, désaltéré sans rien offrir en échange au pauvre vieux, je le plaisantai à ce sujet, et je lui demandai de me traduire la chanson. Les paroles en sont presque identiques au premier verset d'Isaïe et peuvent être traduites par: «O vous tous qui avez soif, venez à cette fontaine; que celui qui n'a pas d'argent vienne et boive; venez et buvez sans argent!» Cette coutume date probablement d'une époque antérieure à Mahomet, et peut-être de l'époque même d'Isaïe. Maintenant que les fontaines ont été construites dans tous les quartiers de la ville, cette charmante coutume disparaîtra sans doute, et ce sera dommage.

Nous passons maintenant devant la petite mosquée de Ismâs-el-Ishâki, à la bifurcation de deux rues, et, à droite, devant une ravissante fontaine avec de très jolies tuiles et un plafond richement colorié. Une autre mosquée à droite et nous arrivons enfin à la belle mosquée de El-Merdani.

Cette mosquée était dans un déplorable état de ruine lorsque je la visitai pour la première fois, et, bien que d'une façon générale les artistes prisent peu les bâtiments remis à neuf, je fus enchanté quand j'appris que la Commission pour la préservation des monuments arabes en avait entrepris la restauration. Celle-ci fut dirigée par Herz Bey et exécutée d'une façon si admirable qu'il est maintenant possible d'apprécier le degré de perfection que l'art sarrasin avait atteint pendant la première moitié du XIVe siècle. Une bonne partie des sculptures sur bois se trouvent dans des musées européens.

Une petite rue étroite qui longe la Merdani nous conduit dans une artère plus large, dont les maisons évoquent une aristocratie déchue. L'une d'elles, avec un portail majestueux et de grandes bay windows dont les stores de bois sculpté sont brisés et raccommodés çà et là au moyen de morceaux de caisses d'emballage, semblerait indiquer que son propriétaire est complètement ruiné, à moins, au contraire, que ses affaires ne soient si prospères qu'il ait pu se construire une autre habitation dans le nouveau quartier d'Ismalieh en laissant son ancienne demeure à la garde des rats et d'un vieil eunuque. J'ai souvent trouvé dans ces vieilles maisons des cours fort intéressantes, mais il est difficile d'en obtenir une bonne vue. La porte massive est souvent ouverte, mais le passage qui conduit à l'intérieur de la cour fait généralement un brusque coude au bout de quelques mètres, coupant ainsi la perspective.

C'est dans des cas semblables que mon fidèle guide se montrait particulièrement utile. Si la maison se trouvait dans un cul-de-sac désert et sans personne aux abords capable de nous donner des renseignements, il pénétrait bravement. S'il revenait aussitôt, c'est qu'il n'y avait rien de curieux à mon point de vue, car il avait une idée très juste de ce que je recherchais.

Quelquefois il trouvait la maison complètement abandonnée ou le gardien profondément endormi, et il revenait à pas de loup me faire signe de le suivre. Lorsqu'il y avait vraiment quelque chose d'intéressant, il entrait en pourparlers afin d'obtenir la permission d'installer mon chevalet. Généralement, l'affaire était vite conclue, le gardien acceptant avec joie un shilling ou deux; mais d'autres fois, il était nécessaire de s'adresser au propriétaire lui-même, et c'était alors une question d'un ou de plusieurs jours. Si la maison était importante, la grande difficulté venait du harem, surtout, oh! surtout si l'entrée que je désirais peindre se trouvait être celle du Département des Dames. Dans un certain cas, le maître du harem me déclara avec bonne humeur qu'aucune de ses femmes ne penserait à bouger pendant les heures chaudes de la journée, et que par conséquent je pouvais peindre jusqu'au moment où ces dames désireraient prendre l'air. Du reste, cela l'amusa de me voir peindre son eunuque dormant à poings fermés devant la porte du harem. Cet eunuque, lorsqu'il se réveilla, déclara qu'il faisait trop chaud en cet endroit et, pour le décider à y rester, il fallut que Mohammed Brown tînt une ombrelle au-dessus de sa tête et protégeât ainsi son teint!

Les femmes avaient évidemment suivi toute la scène, cachées derrière leur meshrebiya, car, lorsque l'eunuque eut rôti assez longtemps pour me permettre de terminer son portrait, j'entendis des chuchotements et des rires étouffés, et je fus bientôt prié d'envoyer mon tableau à ces dames afin qu'elles pussent le voir. Or, ce tableau, qui n'avait nullement la prétention d'être humoristique, les frappa comme tel et de grands éclats de rire retentirent. L'eunuque réapparut bientôt, l'air tout à fait penaud, et il fit ressortir avec amertume toutes les indignités qu'il venait de souffrir par ma faute; mais un autre baksheesh eut vite fait de le consoler.

La rue El-Merdani est courte et se termine au Sûk-el-Sellâha, le marché des Armuriers. La tranquillité de la rue contraste avec le vacarme des fabricants de fusils et le bruit des soufflets. De farouches Bédouins et des Arabes de Syrie font réparer leurs longs fusils. De vieilles espingoles, des lances et quelques fusils de chasse modernes sont accrochés dans les magasins dont les planchers sont couverts de morceaux de fer et de cuivre. Il y a peu à voir ici aujourd'hui, dans cet endroit qui fut autrefois la grande fabrique d'armes des sultans. Des maisons dont il ne reste que le rez-de-chaussée, une mosquée en ruines et un minaret qui menace de s'écrouler chaque fois que le Muezzin y monte pour appeler les armuriers à la prière, complètent le tableau.

Le haut du marché touche à l'avenue Mohamet-Ali: nous terminerons ici notre promenade. Un tramway qui descend nous offre le moyen le plus rapide de parcourir les deux kilomètres et demi d'une rue sans intérêt qui nous sépare du quartier européen.

CHAPITRE V

LE VIEUX CAIRE

Le Progrès destructeur. || Le spectacle de la rue: les fruitiers et leurs étalages aux vives couleurs. || Le complet anglais des petits écoliers. || La Maison de Cheik Sadaat. || L'architecture arabe.

Si mes lecteurs veulent bien m'accompagner une fois encore dans une visite aux vieux quartiers de la ville, nous prendrons de nouveau le tramway à l'Ezbékîyeh et nous n'en descendrons qu'après avoir atteint la moitié environ de la Sharia Mohamet Ali, c'est-à-dire près de la Bâb-el-Khalk. Cette large avenue fut percée à travers la vieille ville par le premier Khédive d'Égypte, dont elle porte le nom. Quantité de bâtiments intéressants furent impitoyablement détruits pour permettre à cette voie d'arriver jusqu'à la citadelle. Des cris d'indignation furent poussés par tous les pieux Musulmans d'Égypte, lorsque des sanctuaires sacrés, des mosquées, et autres édifices chers à leur foi, furent sans respect jetés à terre. Mais Mohamet Ali était tout-puissant et n'était pas homme à se laisser influencer par les scrupules religieux de son peuple, comme il l'avait déjà fort bien démontré en saisissant les Wakfs, ou revenus religieux, et en les employant pour ses besoins personnels. Sans aucun doute il fit beaucoup pour son pays, mais il est à regretter qu'il fût si Vandale dans toutes les questions d'art et de bon goût.

Le grand et nouvel édifice de style arabe qui se trouve à notre gauche, est le Musée de l'Art arabe. Une grande partie de ce qui s'y trouve provient des pillages faits par le sultan un peu partout dans la ville. On y trouve également bon nombre d'objets pris dans des mosquées qui sont encore debout: on aimerait voir ces objets restitués aux lieux d'où ils ont été arrachés. La collection n'en est pas moins belle, et ceux que l'art arabe intéresse pourront ici étudier cet art à cœur joie.

S'il commence à faire trop chaud pour marcher longtemps, nous pourrons louer des ânes et suivre Derb-el-Gamâmîz, une longue rue dont les maisons situées du côté ouest sont bâties sur l'ancien canal El-Khaliz, lequel a été comblé. C'est une voie importante qui, sous des noms différents, traverse toute la ville, du nord au sud, toujours parallèlement à la direction de l'ancien canal. Elle est plus tranquille que les artères principales situées près de Khan-el-Khalîl, et est plus éloignée des principaux bazars. Le matin, de bonne heure, vous rencontrerez ici de longues files de chameaux chargés d'approvisionnements, et des troupeaux de bœufs et de moutons qu'on conduit aux différents marchés. En été, c'est un spectacle agréable à l'œil que celui des chameaux portant des melons et des gourdes dans d'énormes paniers tressés à jour.

Souvent le conducteur vend ses produits tout en marchant, tenant à la main une grosse pastèque dont il coupe des tranches. Il s'arrête devant chaque fruitier dans l'espoir de faire une affaire plus importante et les pourparlers sont souvent si longs que l'artiste a le temps de prendre un croquis des chameaux. Les fruitiers, soit ceux qui établissent leurs comptoirs volants dans n'importe quel coin, soit les magasins plus importants formant une brillante mosaïque aux délicieuses couleurs avec leurs piles d'oranges, de pommes, de citrons, adossées à de véritables murailles de melons et de pastèques; les fruitiers, dis-je, semblent d'instinct trouver la teinte juste pour le papier et les oripeaux dont ils entourent leur marchandise; et, un peu plus tard, pendant l'été, de grandes branches de canne à sucre appuyées contre le mur et remplissant les coins, viendront ajouter le vert gris de leurs feuilles à toutes ces brillantes couleurs.

Lorsque les circonstances nous obligent à passer au Caire les mois chauds de l'été ou de l'automne, nous en sommes en quelque sorte dédommagés par la beauté des rues, alors dans tout son éclat. La forme, les couleurs et les ombres des tentes qui sont dressées à travers les rues ou maintenues à l'aide de mâts au-dessus des magasins et des comptoirs, ajoutent au pittoresque. Ces grandes toiles et ces nattes admettent assez de jour pour donner une chaude lumière sans ombres trop foncées. Les habitants aussi sont beaucoup plus pittoresques dans leurs costumes d'été, car les vestons et les paletots européens ne sont portés par-dessus les gelabich que pendant l'hiver. Et puis, les touristes, dont les costumes s'harmonisent si peu avec l'entourage oriental, ne sont pas là non plus! Les enfants, à moitié nus, jouent sans contrainte dans les rues et leurs aînés vont et viennent avec la dignité qui sied si bien à un oriental. La vie en plein air est beaucoup plus active ici que dans les pays du nord. Les marchandises sont déployées et exposées sur les trottoirs mêmes, et les magasins à l'européenne semblent avoir disparu.

A un certain endroit de cette rue Derb-el-Gamâmîz, par une large porte qui s'ouvre au-dessus de quelques marches, vous pouvez jeter un coup d'œil dans l'intérieur d'un monastère derviche. La grande cour pavée, qu'embellissent des arbres et une jolie fontaine en tuiles, paraît bien attrayante, surtout vue d'une rue chaude et poussiéreuse. Dans la rue même, près d'ici, il y a quelques érables justifiant son nom de Gamâmîz, et, juste en face, se trouve la porte de la Bibliothèque Vice-Royale. Cette Bibliothèque a une très grande importance pour ceux qui étudient les langues orientales, et les personnes qu'intéresse simplement l'art du pays ne regretteront pas de la visiter, ne serait-ce que pour admirer les exemplaires enluminés du Coran qu'on y conserve. On accorde ici toutes les facilités possibles aux étudiants européens, ce qui n'est pas toujours le cas dans les bibliothèques musulmanes, lesquelles sont généralement consacrées exclusivement aux études de la religion mahométane.

Le Ministère de l'Instruction publique se trouve à côté. De toutes les tâches dont l'Angleterre a pris la responsabilité en Égypte, il n'y en a pas de plus difficile ou demandant plus de tact et de discrétion que celle de la direction des études des jeunes musulmans. Lorsque les Anglais vinrent occuper l'Égypte, l'instruction donnée dans les écoles consistait, comme elle consiste encore presque entièrement du reste à l'Université d'El-Azhar, à lire, à expliquer et à commenter des passages du Coran. Il s'agissait d'apprendre par cœur, mécaniquement, sans que les autres facultés fussent exercées. Raisonner était chose inconnue. A présent, des professeurs diplômés des Universités d'Oxford et de Cambridge enseignent aux enfants les mathématiques, l'histoire, la géographie et les préparent d'une façon générale à se débrouiller plus tard, au milieu des conditions déjà bien changées de leur pays. Certes, tout cela est excellent, mais on ne s'arrête malheureusement pas là. Bien à tort, on semble croire que progrès signifie européanisation et que ces deux idées doivent avancer de front, de sorte qu'au lieu de développer leur propre civilisation, on leur impose petit à petit une civilisation étrangère. Pour ne citer qu'un exemple, il n'est permis à aucun enfant de suivre les cours d'une école khédiviale dans son gracieux costume national porté avant lui par ses pères. On l'oblige à y aller habillé à l'européenne, veste et pantalon, et coiffé du ridicule tarbouche rouge. On se demande un peu quel effet moral ou quelle influence au point de vue civilisation peut bien avoir un pantalon. Il est vraiment regrettable qu'on ne permette pas à ces écoliers de porter leur costume national. Une fois habitués à nos affreux vêtements, ils continueront à les porter toute leur vie. Déjà, leurs vastes et belles maisons, si bien comprises pour un climat chaud, disparaissent rapidement et font place à des appartements trop petits.

Nous suivrons cette rue un peu plus loin encore, jusqu'à ce que nous rencontrions à gauche une jolie sebîl (fontaine). Là, tournant encore à gauche, nous nous trouvons en face de l'entrée d'une des écoles khédiviales. L'aquarelle que j'ai faite de cette école fut peinte il y a quelque dix ans, avant que la loi ridicule sur les vêtements ne fût en vigueur. C'est un spectacle bien différent qui se présente aujourd'hui à nos yeux quand les enfants sortent de l'école en courant. Des complets faits à la douzaine en Europe remplacent le gelabieh et la tôb flottante. Si étrange que cela puisse paraître, ce changement de costume semble avoir affecté leurs manières aussi bien que leur apparence, car leur tenue n'a pas plus de dignité que leur complet. D'autre part, les robes qu'ils portaient autrefois étaient plus faciles à nettoyer que les costumes d'aujourd'hui, et étaient par conséquent, au point de vue sanitaire, bien préférables. La nouvelle mode est aussi beaucoup plus coûteuse, et j'ai entendu bien des pauvres gens s'en plaindre amèrement.

Faisons le tour de ce bâtiment et prenons le chemin qui conduit dans la direction sud. Ici, des murs élevés entourent les jardins d'un pacha. Nous longeons ces murs et nous passons encore devant une ou deux mosquées plus ou moins importantes, chacune cependant ayant un caractère bien personnel. Nous arrivons bientôt à la maison du cheik Sadaat, mais le promeneur n'entrevoit de toutes les beautés de ce noble et vieux palais que les fins grillages de bois qui cachent les fenêtres. J'avais eu la bonne fortune d'être présenté au dernier descendant du cheik Sadaat par un ami commun, et la maison me fut ouverte pour y peindre tout ce que je désirais. Aucune autre maison du Caire ne rappelle aussi vivement que celle-ci les tableaux de Lewis. Il y a dans la cour un énorme saule sous lequel coule une fontaine, et dont les branches viennent caresser les grillages artistiques des fenêtres. La mosquée privée du Cheik se trouve à un bout de la cour, et l'entrée du grand salon est à l'autre bout; au milieu, il y a une salle de réception où le vieillard recevait généralement ses invités qu'il faisait asseoir sur la partie surélevée du plancher et couverte de coussins, où lui-même était étendu.

Je me rappelle que lors de ma première visite, la vue de ce vieux Musulman habillé d'une robe de soie jaune, coiffé d'un énorme turban, assis, les jambes croisées, sur un tapis de Perse, un coussin de soie jaune derrière lui, et entouré des cercles de fumée qui s'échappaient de son chibouk, m'émerveilla comme un superbe tableau vivant d'après une des œuvres de Benjamin Constant. A cette époque, je ne savais pas un mot d'arabe et c'était la première fois que j'étais présenté à un prince oriental. Je n'ignorais pas que mon ami Choueri Tabet, qui m'avait présenté, traduirait mes paroles de façon à les rendre le plus possible agréables à notre hôte, mais, malgré cela, je me sentais mal à l'aise et gêné par mes vêtements si pauvres et vulgaires comparés à la superbe robe de soie du Cheik. Cette gêne ne fut heureusement que momentanée. Un nègre apporta du café et des cigarettes, et mon ami engagea une conversation animée avec notre hôte.

Certaines plaisanteries firent tellement rire le vieillard qu'il se tenait les côtes, mais craignant que je ne me sentisse encore plus intimidé, il faisait un grand effort pour s'arrêter de rire et insistait pour que mon ami me racontât l'histoire. Quand il était bien certain que j'avais compris, il recommençait à rire jusqu'à ce que les larmes couvrissent sa figure ridée. L'impression que me fit ce beau vieillard, sa dignité personnelle et celle de tout ce qui l'entourait, fut si grande que j'ai complètement oublié le sujet de ces plaisanteries. Sa demeure était, pour travailler, un endroit unique et délicieux, et j'ose espérer que si l'occasion se présentait, les héritiers du charmant Cheik auraient la même amabilité et m'accorderaient le même privilège.

L'architecture et l'arrangement de ces maisons se sont développés suivant les besoins du climat et suivant les lois sociales et religieuses du pays. Les architectes sarrasins se sont toujours efforcés de construire des maisons où la vie serait supportable pendant les chaleurs de l'été, et dans lesquelles le sexe faible aurait ses quartiers spéciaux et privés. Le hall voûté, faisant face au nord, et ouvrant sur une cour spacieuse, ne convient qu'à un climat chaud. Une entrée séparée, pour le harem, avec ses pièces ouvrant sur un jardin ou une cour privée, et la nécessité de bien masquer les fenêtres qui ouvriraient sur la rue, sont des considérations dont un architecte n'a pas à s'occuper dans nos pays du nord. Les grillages de bois, meshrebiya, qui permettent de voir ce qui se passe dehors, tout en étant soi-même invisible, sont employés aussi dans les appartements des hommes pour tamiser les rayons du soleil, tout en permettant à l'air de circuler. Si le Coran ne défend pas précisément la reproduction des objets naturels comme base de l'art décoratif, il ne l'encourage pas. Mais les croyants ont prouvé à quel point ils sont capables de décorer leurs maisons d'une façon artistique, malgré ce désavantage. L'étroitesse des rues permet de rendre visite à un voisin ou d'aller à la mosquée, en restant à l'ombre, et les grandes cours et jardins intérieurs assurent l'aération nécessaire des maisons. A mesure que les gens riches abandonnent cette partie du Caire pour aller habiter les nouveaux quartiers, les arrangements sanitaires y sont de plus en plus négligés, ce qui, naturellement, tend à augmenter l'exode. En fait, je crois que le seul moyen de sauver le vieux Caire d'une ruine complète serait de le doter d'un système d'égouts modernes.

Nous longeons maintenant le mur du jardin de Sadaat et, après un ou deux coudes, nous arrivons à la mosquée Hasan Pacha. Bien que construite trois siècles après que l'architecture arabe eut atteint sa perfection, cet édifice n'en est pas moins très artistique. Son style n'est pas comparable aux chefs-d'œuvre des XIVe et XVe siècles, mais, heureusement, le déclin de l'architecture arabe fut aussi lent que ses progrès eux-mêmes l'avaient été. Je citerai ici une phrase heureuse de Lane Poole, qui remarque dans son Histoire de l'Égypte: «Toute chose, en Orient, change par degrés presque imperceptibles, et les roues du Seigneur dans le Moulin Égyptien moulent avec la même lenteur que les sakiya[3] criards des paysans».

L'entourage de cette mosquée ajoute considérablement à son pittoresque. Chose rare au Caire, l'espace qui s'ouvre devant elle permet de s'en éloigner suffisamment pour en voir l'ensemble extérieur, ainsi que la petite école située au-dessus de la Sebîl et un arbre qui paraît avoir poussé là dans le seul but d'améliorer encore la composition. Le tout est d'un ton riche et chaud. Les rangées alternées de pierres rouges et de pierres jaunes, qui sans doute avaient l'air assez cru à l'époque où Hasan Pacha fut enterré ici, se sont fondues ensemble, quant à la couleur, d'une façon merveilleuse. Les siècles ont adouci les détails trop appuyés, qui sont encore bien visibles en haut, quand le soleil de midi fait ressortir leur dessin, mais à la base, près de l'entrée, ces détails ont complètement disparu, usés par les fidèles sans nombre qui ont passé sous la porte. La mosquée paraît en excellent état, et il faut espérer qu'aucune restauration ne sera nécessaire d'ici à longtemps, car, si bien que ces travaux soient exécutés, ils enlèvent toujours au charme un peu de son authenticité.

Au Caire, il n'est nullement nécessaire de se reporter à des siècles éloignés pour trouver une belle architecture, car la plupart des grandes maisons particulières furent bâties d'après les vieux plans jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et le très bel exemple de cette architecture, la maison de Sadaat que j'ai décrite, ne date que de deux cents ans. Il est difficile en Égypte de définir les époques, car il n'y a jamais de brusques changements de style, comme, par exemple, la Renaissance en Europe. Les édifices se ressemblèrent toujours à peu près et suivirent les mêmes principes jusqu'à l'accession de Mahomet Ali, en 1805. A partir de cette époque, l'architecture arabe ne changea pas, mais elle cessa subitement et complètement d'exister. Il serait impossible, je crois, de trouver aujourd'hui un architecte natif du Caire, ayant la moindre idée de l'art de construire comme l'entendaient ses aïeux. Les quelques maisons bâties dans ce qu'on appelle le «style arabe moderne» ont été construites par des architectes européens et ce sont des chrétiens qui dirigent les travaux de restauration des vieux monuments. Espérons qu'un jour l'Égyptien découvrira que l'architecture de ses ancêtres était bien plus belle et bien mieux appropriée à son climat et à ses besoins que les bâtiments sans nom et sans style qu'on élève aujourd'hui dans les nouveaux quartiers, et qu'un nouveau Caire, bâti sur les plans et dans le style de l'ancien, renaîtra, pour le plus grand bonheur des fidèles de la Beauté.

CHAPITRE VI

LA MOSQUÉE IBN-TULÛN

Un lieu historique et légendaire. || Une merveille architecturale. || Un cortège pittoresque. || Mariage a la turque. || La mosquée abandonnée. || Le puits de Joseph.

Continuant notre promenade dans la direction du sud, en suivant ce que l'on pourrait appeler «le faubourg Saint-Germain» du vieux Caire, nous passons devant la mosquée Ezbek-el-Yusefi. Puis, des rues désertes nous conduisent enfin à la Sharia Tulûn. Les maisons ont de plus en plus l'air abandonné, et cependant, çà et là, les admirables mesrebiya des «bay windows» et un portail magnifique nous rappellent que ce quartier fut autrefois le plus riche et le plus aristocratique de la ville. Mais voici l'entrée de la mosquée Ibn-Tulûn. On ne peut voir qu'une faible partie de l'extérieur, car une quantité de maisons en ruines l'entourent. Après avoir gravi quelques marches, nous passons sous une arche assez élevée et nous nous trouvons dans la cour intérieure. Ce qui frappe le plus, au premier abord, c'est l'étendue et la désolation de cette mosquée; le silence est également saisissant. Pas le moindre son de la vie extérieure ne parvient ici, et il semble que la poussière des siècles passés amortisse le bruit des pas.

Les histoires qu'on raconte au sujet de cette mosquée nous paraissent moins légendaires, maintenant que nous nous sentons saisis par la magie du lieu. Le plateau sur lequel nous nous trouvons fait partie de la chaîne de montagnes Yeshkur qui, depuis les temps les plus reculés, jouit d'une grande réputation de sainteté. Ce serait ici, en effet, que Moïse s'entretint avec Jéhovah, et, dit-on, les prières faites en cet endroit auraient beaucoup plus de chance d'être exaucées que celles faites ailleurs. Enfin, nous sommes tout près de Kalat-el-Kebsh (le château du Bélier), où Abraham aurait sacrifié l'holocauste, à la grande joie de son petit-fils Isaac.

La façon dont fut obtenu l'argent nécessaire à la construction de cet édifice touche également au miraculeux. Errant sur les collines Mokattam, Ahmed Ibn-Tulûn découvrit d'immenses trésors cachés dans une caverne qu'on appelait le Four de Pharaon. Il fit immédiatement le vœu de dédier cette trouvaille à Allah et de construire une mosquée assez vaste pour contenir toute la population de sa capitale. Quant à l'emplacement, il semblait tout indiqué, ici même, en ce lieu sacré, à l'extrémité du nouveau faubourg El-Kataî, qu'il dominait, loin de la mosquée Asur et à proximité de son propre palais et des maisons des Nobles.

Il chargea les plus grands architectes de faire les plans, mais immédiatement des difficultés s'élevèrent. Les architectes demandèrent six cents colonnes qu'ils voulaient se procurer en démolissant des temples ou des églises chrétiennes. Le grand Émir qui était un homme de culture, un savant, bon et tolérant, s'y opposa. Cette difficulté fut surmontée grâce à un plan soumis par un architecte copte qui était alors prisonnier à El-Kataî. Il proposait qu'on substituât aux colonnes des piliers de briques durcies au feu avec deux piliers de marbre de couleur élevés de chaque côté du Kibla. Ibn Tulûn fut frappé par la grandeur et l'originalité de ces nouveaux plans et le prisonnier chrétien fut chargé de la construction. Cette superbe mosquée, vraiment digne du lieu sacré sur lequel elle est élevée, fut commencée en 876 et terminée deux ans plus tard. Elle a contribué plus qu'aucun des autres grands travaux exécutés sous Ibn-Tulûn, à conserver le nom de celui-ci vivant dans la mémoire de ses compatriotes.

Le Liwan, ou cloître, qui se trouve du côté sud-est, où est également la Niche (Kibla) qui regarde dans la direction de la Mecque, est formé de cinq rangées d'arches (dont une a aujourd'hui disparu), tandis qu'une double rangée s'aligne le long des trois autres côtés du carré. Le plan général est celui de presque toutes les mosquées construites du IXe au XVe siècle, mais un de ses traits caractéristiques est la présence, à une époque aussi lointaine, de l'arête en pointe. Il y a une légère courbe intérieure à l'endroit où elle s'élance du pilier, mais qui n'est pas suffisamment accentuée pour rappeler l'arête mauresque en forme de fer à cheval. Au coin des piliers, une demi-colonne est placée et sert de chanfrein. Une arête plus petite remplit l'espace entre les plus grandes, ce qui allège beaucoup l'effet général et a aussi l'avantage de réduire le poids que les piliers ont à supporter. Un fort joli motif court le long des arches et en haut des piliers, adoucissant la sévérité de l'ensemble. Ces ornementations faites avec l'outil dans le plâtre alors qu'il était encore humide, ont quelque chose d'étonnamment vivant qu'aucun moulage selon les procédés ordinaires ne leur aurait donné. La magnifique chaire de bois sculpté n'est plus, hélas! que le squelette de ce qu'elle fut. L'endroit fut pendant si longtemps abandonné, sans gardien, que tout ce qui était transportable fut volé, soit pour être vendu aux collectionneurs, soit simplement pour faire du feu. Le kibla, entouré d'une arche double supportée par deux paires de colonnes en marbre, est richement embelli de mosaïques et de pierres précieuses. Ses proportions sont très belles et c'est un véritable chef-d'œuvre de couleurs. Les vieux caractères kufics, copiés du texte sacré, sont très décoratifs.

On jouit de délicieux points de vue et de charmantes perspectives en se promenant à l'ombre de ce cloître, le long de la grande cour ensoleillée. Une très curieuse tour en forme de tire-bouchon, et qu'on ne peut guère appeler un minaret, s'élève au-dessus des murs dans le coin nord-est. Il faut en faire l'ascension, car on a, de là-haut, une vue merveilleuse sur le Caire: presque toute la vieille ville s'étend au nord; de la masse des maisons s'élèvent partout d'innombrables dômes et minarets; les uns sont isolés tandis que les autres semblent groupés. S'il était donné à Ibn-Tulûn de contempler ce spectacle, il aurait quelque étonnement: de son vivant rien de tout cela n'existait. A part quelques tentes arabes, il n'y avait pas là une seule habitation et l'œil n'apercevait à gauche qu'une vaste solitude marécageuse, submergée à l'époque du Haut Nil, et à droite le désert de sable. Loin, loin à l'ouest, l'Émir verrait les Pyramides aussi peu changées que les monts Mokattam à l'est, mais ce seraient là les deux seules choses qui lui rappelleraient le pays sur lequel il régna il y a mille ans. El-Kaluro n'existait pas alors. Tournant ses regards vers le sud, il chercherait vainement El-Kataî, le faubourg Royal, parmi les tristes masures actuellement debout. El-Askar a disparu et, seules, les collines de Babylone indiquent l'endroit où Anir éleva la puissante «Ville des Tentes» ou Fostât.

Pour nous, la vue la plus impressionnante est certainement celle de cette grande mosquée abandonnée qui est là à nos pieds. La vénération qu'inspirait ce lieu dut y attirer des milliers de fidèles; les différentes tribus qui formaient l'armée de l'Émir et qui campaient alentour, devaient remplir l'immense cour, lorsque quelque cheik renommé venait y prêcher et enflammer leur enthousiasme guerrier. Ici, Saladin, après avoir vaincu les Croisés, sera venu offrir des actions de grâce à Allah et lui demander d'assurer définitivement le triomphe du Croissant et l'humiliation de la Croix. Et cependant, la croyance que les prières faites en ce lieu sacré seraient plus efficaces que celles faites ailleurs, n'a pas assuré à cette mosquée une congrégation de fidèles. L'Oriental, à l'imagination si vive, se figure facilement qu'elle est hantée par des Affrits, et il croit sans doute plus prudent d'aller prier dans un endroit un peu moins dilapidé et surtout moins fréquenté par ces êtres désagréables.

Suivant maintenant la Sharia Tulûn sur un kilomètre environ, nous apercevons la mosquée Mohamet Ali qui couronne la citadelle. On assiste toujours à quelque chose d'intéressant quand on flâne dans ces rues: tous les événements importants de la vie d'un Cairote se manifestent autant dehors que dans les maisons. Ces petits drapeaux rouges que nous voyons flotter au travers d'une étroite allée, annoncent un mariage ou une naissance. Le bruit des hautbois et des tambours nous apprend que c'est de ce dernier événement qu'il s'agit. Bientôt, une procession, précédée des musiciens, apparaît dans la rue principale et s'avance vers cette allée. Le fait qu'un jeune garçon porte l'enseigne d'un barbier indique qu'on opérera en même temps une circoncision, car chez les petites gens on célèbre plusieurs cérémonies à la fois afin de restreindre les dépenses. Deux ou trois chameaux caparaçonnés de draps d'or et rouges, avec quantité d'ornements suspendus à leur cou, portent deux tambours, de véritables grosses caisses sur lesquelles le conducteur perché, les jambes croisées, sur la bosse de sa monture, tape vigoureusement. Plusieurs voitures suivent, bondées de petits garçons habillés des couleurs les plus voyantes. Ce sont les amis de l'enfant qui va faire connaissance avec le barbier, lequel ici, comme autrefois en Europe, combine son métier de Figaro avec celui de chirurgien.

S'il s'agit également d'un mariage, une dernière voiture ferme la marche du cortège; elle contient la fiancée, que des rideaux ou des paravents cachent jalousement. Quelquefois, on transporte la demoiselle à sa nouvelle demeure sur une balançoire suspendue entre deux chameaux. Lorsque les finances de la famille le permettent, une autre bande de musiciens suit le cortège, mais le plus souvent l'arrière-garde est composée de toutes les femmes, parentes et amies de la mariée qui, en signe de joie, émettent un son aigu appelé el gaharit. C'est une longue et dure journée pour la mariée, car, avant la cérémonie, une procession semblable l'a déjà accompagnée au bain Zeffet-el-Hammam. On exhibe enfin dans les rues tous les meubles de sa nouvelle demeure, sur de curieux chars à deux roues, très longs et attelés d'un âne.

Dans les classes plus élevées de la société, on adopte généralement pour les mariages le cérémonial turc, et les fêtes et réjouissances se passent beaucoup plus dans les maisons qu'au dehors, mais, quelle que soit la position sociale du marié, il ne voit jamais les traits de celle qu'il épouse avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu.

Ma femme et un de mes fils furent invités à un mariage dans le palais d'un pacha où tout fut réglé «à la turque». Les principaux intéressés et les membres des deux familles avaient passé la journée entière à accomplir les importantes formalités, et la plupart des invités n'arrivèrent qu'entre huit et neuf heures du soir. Ma femme et mon fils, lequel était alors trop jeune pour que son sexe l'empêchât d'être admis, furent conduits dans le harem, tandis que je dus rejoindre les membres mâles de la famille et leurs nombreux amis dans la cour. Une quantité de lanternes chinoises et de gais oripeaux égayaient la scène; du café et des cigarettes étaient passés à la ronde, ainsi que des sorbets et des boissons non alcoolisées, pendant que des musiciens installés sur une grande plate-forme accompagnaient une Patti du pays. L'enthousiasme de l'auditoire, qui augmentait avec chaque couplet, fut vraiment pour moi la seule évidence que nous entendions une grande chanteuse, et j'avoue que je ne fus pas fâché lorsqu'un domestique vint m'annoncer que ma femme m'attendait pour rentrer à l'hôtel. Une meilleure connaissance de la musique arabe me permet aujourd'hui de mieux l'apprécier, mais pour s'extasier comme le faisaient mes co-invités égyptiens, il fallait vraiment être du pays!

J'étais curieux de savoir ce qui s'était passé dans le harem. «La réunion des dames, me dit ma femme, y était très semblable à ce qu'elle serait en Europe dans un cas semblable. En effet, le châle de soie noir qui enveloppe leurs robes, et le yashmak qui cache leurs traits quand elles sont dehors, avaient été abandonnés.» Malheureusement, ma femme ne connaissant personne et, ne comprenant pas l'arabe, se sentit plutôt dépaysée. Mais nous fûmes dédommagés, elle et moi, de notre premier désappointement par le grand événement de la soirée. Le marié, accompagné de ses frères et de quelques amis, s'avança vers l'entrée du harem, et tous cognèrent vigoureusement contre la porte. Lorsque celle-ci s'ouvrit, le jeune homme, que le bonheur attendait enfin, dit adieu à ses compagnons et pénétra seul. La mariée voilée l'attendait, et là, en présence de ses parents à elle, il découvrit son visage et, pour la première fois, put contempler les traits de celle qui était sa femme. Les personnes présentes jugèrent alors discret de se retirer et les voitures furent appelées.

Arrivant au bout de la rue où nous avons eu la bonne fortune de rencontrer la procession, nous traversons la Place Rumeleh et commençons la montée de la rampe qui conduit à la citadelle. Quel merveilleux site Mohamet Ali choisit là pour sa mosquée et sa tombe! Si l'on tient compte de l'époque de la construction, le milieu du siècle dernier, il est vraiment remarquable que l'extérieur soit en aussi bon état. Tout en regrettant que l'architecte, au lieu de s'inspirer des grandioses monuments que cette mosquée domine, ait copié une mosquée de Constantinople, nous devons nous estimer heureux qu'il n'ait pas été chercher son modèle à Paris ou à Londres! La Madeleine, si admirable à Paris, eût été ici aussi déplacée que l'est cette «imitation d'un boulevard parisien», la Sharia Mohamet Ali, qui conduit à la mosquée. Les touristes sont toujours amenés ici, même s'ils n'ont qu'une seule journée à passer au Caire, et la plupart semblent vraiment s'intéresser au prix que coûta le marbre employé à l'intérieur, ou les lustres dignes d'une salle de bal, qui sont suspendus au dôme. Contentons-nous aujourd'hui de jeter un coup d'œil sur l'extérieur et d'admirer la vue alentour: de ce nouvel observatoire, nous pouvons contempler un nouveau groupement des dômes et des minarets qui se détachent brillamment au-dessus de la masse jaunâtre des maisons. Nous pouvons suivre des yeux le Nil, depuis l'horizon lointain, au sud, jusqu'au point où il se perd dans le Delta formé depuis des siècles sans nombre par un limon fertile. La bande verte qui, de chaque côté, court parallèlement à la rive, s'élargit ou se resserre, marquant le terrain couvert pendant l'inondation par les eaux qui lui donnent la vie. Nous voyons de nouveau les Pyramides qui se détachent au-dessus des monticules du désert de Libie, et nous nous promettons de revenir ici, un soir, quand le soleil sera moins haut, pour voir cet astre splendide disparaître à l'ouest.

La mosquée abandonnée, Gamia Ibn Kâlâun, est cachée par sa voisine plus moderne et plus prospère. Dernièrement encore, elle servait de dépôt militaire et avant cela de prison. Le dôme s'est écroulé et les beaux marbres de couleur qui ornaient l'intérieur ont disparu. Cependant, ce qui reste montre qu'elle fut digne du grand Sultan Mamelouk qui la fit élever. Le palais d'El-Nasir qui s'élevait autrefois à côté, avec son fameux «Hall des Colonnes», fut détruit pour faire place à la mosquée de Mohamet Ali.

A peu de distance dans la direction sud-est, nous trouvons le puits de Joseph, «Bir Yûsuf». La tradition veut que Joseph ait été jeté dans cette fosse par ses frères, et bien que la tradition se trompe de quelque 500 kilomètres, l'histoire n'en est pas moins fermement acceptée par beaucoup de gens, et les guides la répètent avec solennité aux touristes. Si ce puits n'a en réalité rien de commun avec le Joseph de l'Histoire Sainte, il est, d'autre part, intéressant d'apprendre qu'il doit son nom à «Salâhedden-Yûsuf», le Saladin des croisades, lequel, au XIIe siècle, construisit la citadelle.

CHAPITRE VII

LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN

Le plus beau monument du Caire. || L'exode des lampadaires. || Le supplice d'un architecte trop génial. || Enterrements et pleureuses de profession. || La Mosquée Bleue.

Dirigeons-nous à présent vers la mosquée au dôme gris qui s'élève de l'autre côté de la place. C'est là non seulement le plus beau monument du Caire, mais le spécimen le plus parfait qui existe de l'art sarrasin. Elle fut construite sous le Sultan Hasan, en 1356, pour servir de Medreseh ou Collège de Théologie, mais elle est devenue depuis une mosquée de congrégation. Nous avons déjà vu une belle mosquée, celle de Ibn-Tulûn, construite dans le but de recevoir une nombreuse congrégation dans sa vaste cour intérieure. Les medresehs étant construites à l'intention des étudiants, il n'était pas nécessaire de sacrifier tant de place aux fidèles, mais il fallait avant tout considérer les besoins des professeurs et conférenciers et songer au logement des élèves. Le dôme, bien plus important ici que dans les autres mosquées du Caire, n'appartient pas à la mosquée elle-même: il recouvre une tombe. Il y a au Caire beaucoup de monuments religieux servant de dernière demeure à leur fondateur, et l'on a pris à tort l'habitude de considérer ces mausolées recouverts d'un dôme comme faisant partie d'une mosquée.

Le plan en forme de croix de la mosquée du Sultan Hasan n'est pas visible de l'extérieur, les angles étant occupés par des constructions qui renferment les divers appartements d'un collège. Le grand mur qui longe la rue n'est percé çà et là que pour éclairer ces appartements. La simplicité de cette façade fait ressortir la beauté de la corniche qui court tout le long du bâtiment. L'ornementation en forme de stalactites coupe les lignes horizontales à la projection de chaque assise de pierres, et la nudité du mur sous la corniche est embellie par les ombres que celle-ci projette. A midi, ces ombres s'étendent sur presque toute la surface du mur jusqu'à l'angle où celui-ci est exposé plus directement au soleil. Ici, les ombres s'arrêtent brusquement comme si elles craignaient de violer le contour du magnifique portail sous lequel nous allons pénétrer.

Après avoir monté quelques marches, nous nous trouvons sur le palier d'où cette immense niche s'élève à 22 mètres au-dessus de notre tête. L'arche en forme de voûte semi-sphérique se dresse en 12 rangées de pendentifs; de délicates petites colonnes arrondissent les angles près de la base, ainsi que les niches cintrées qui se font face de chaque côté de la porte. Un cadre de ravissantes arabesques, des panneaux et des médaillons décorés de dessins géométriques finement taillés, ornent cette porte majestueuse.

Ayant franchi un vestibule voûté, puis deux passages, nous arrivons à une porte où le gardien nous remet des pantoufles, afin que nos bottines ne souillent pas les planchers, et nous pénétrons dans le Salin, ou cour intérieure. Incontestablement, ce qui impressionne le plus, ce sont les quatre arches colossales qui séparent cette cour du transept; elles donnent une impression de grandeur bien supérieure à ce que l'ensemble est réellement. Selon l'habitude, la fontaine pour les ablutions se trouve au centre de la cour, et il y a ici une autre fontaine plus petite, pour l'eau potable. Le liwan ou sanctuaire est un peu surélevé et couvert de nattes et de tapis à prières. La dikka ou chaire, d'où le Coran est lu, est en pierre et repose sur de gracieuses colonnes. La Mihrab ou Kibla, niche sacrée, est à l'extrémité du bâtiment, tournée vers la Mecque, et à côté du pupitre de pierre.

J'eus la bonne fortune de pouvoir peindre le sanctuaire (tel qu'il est reproduit ici) avant que les travaux de restauration ne fussent commencés. Je ne doute pas que ces travaux ne soient accomplis d'excellente façon, mais il faudra quelques années pour que le neuf s'harmonise avec l'ancien.

Dix ans plus tard, je fus empêché de peindre de nouveau dans cette mosquée par les échafaudages et le bruit que faisaient les ouvriers. De grands morceaux de la fresque, légère comme une toile d'araignée, avec ses inscriptions kufiques, jonchaient le sol en compagnie des pierres moulées et coloriées qui devaient être nettoyées et retaillées avant d'être cimentées à leur place, travail nécessaire sans aucun doute, et d'ailleurs dirigé d'une façon fort habile. Puisqu'on en est là, il serait à souhaiter qu'on fît un peu plus encore et qu'on remît en place les magnifiques lampadaires de bronze qui, à différentes époques, ont été enlevés de là. Quelques-uns, et des plus beaux, sont actuellement au Musée arabe, mais ils seraient beaucoup plus à leur place ici. L'argument si souvent employé que les objets de valeur courent le risque d'être volés dans les mosquées, ne saurait s'appliquer à des objets d'art pesant plus de 1 000 kilogrammes! Quelques-uns de ces lampadaires qui sont catalogués dans les musées, ont été remplacés dans les mosquées par des lampes qui feraient honte à un cirque de saltimbanques!

Une porte qui ouvre à gauche de la Kibla conduit au mausolée du Sultan Hasan, au milieu duquel se trouve son sarcophage. Le dôme qui, du dehors, est le trait saillant de l'ensemble, forme la voûte sépulcrale.

Ce fut un monarque vraiment indigne que ce Sultan qui dort dans ce majestueux tombeau. Nous lui pardonnons beaucoup en considération de ce merveilleux monument, mais nous ne pouvons oublier l'effroyable manière dont il récompensa le génie qui en fit les plans. Craignant que quelqu'un d'autre n'employât son architecte et ne lui fît construire un monument qui éclipserait celui-ci, il n'hésita pas à lui faire couper la main!

Malgré l'époque orageuse à laquelle il vécut, ce cruel Sultan réussit à consacrer beaucoup de temps et d'argent à la construction de mosquées, de collèges et de couvents. Au Caire seulement, on en compte dix-neuf qu'il fit élever pendant les dix années de son règne—record extraordinaire pour un tyran cruel et débauché. Il est probable que beaucoup de ses sujets se réjouirent lorsqu'il mourut de mort violente, lui qui s'était servi de la violence pour faucher tant d'existences! Quelques jours avant qu'il fût assassiné, un des minarets s'écroula, écrasant 300 enfants qui jouaient dessous. Il ne reste plus qu'un seul minaret, des trois construits à cette époque. En 1660, le grand dôme s'effondra et fut remplacé par celui qui existe aujourd'hui.

Pendant les règnes difficiles des derniers successeurs d'Hasan, des canons furent fréquemment montés sur le toit en terrasse de la mosquée. En temps de paix, au contraire, on raconte qu'une corde était tendue de l'un des minarets au bastion de la citadelle, et que le Blondin de l'époque y donnait des représentations pour la plus grande joie de la population.

En face de la mosquée du Sultan Hasan, s'élève la mosquée inachevée, Refâiyeh, du nom d'une secte de derviches. Elle renferme le caveau de la famille d'Ismael Pacha.

Retournons vers l'entrée de la citadelle et descendons la Sharia-el-Magar. Une petite mosquée abandonnée, au dôme cannelé, nichée entre ses minarets, offre au regard un tableau charmant. Un peu plus bas, une vieille maison s'est suffisamment écroulée pour laisser entrevoir une mosquée-tombeau, de peu d'importance, mais tout à fait gracieuse, avec un minaret dont deux étages n'existent plus. C'est une composition attrayante, et l'ombre d'un portail à bonne distance invite l'artiste à s'asseoir et à prendre ses pinceaux.

C'est un coin riant, plein de clarté et de gaieté, bien que, vu la proximité d'un grand cimetière, pas une matinée ne s'écoule sans que de nombreuses processions funéraires ne remontent la rue. Ces processions sont généralement précédées par un certain nombre de mendiants, souvent des aveugles, qui, tristement, chantent leur profession de foi: «La ilâha ill allâh wu Muhammed rasul allâh»; ces pauvres gens sont suivis par les parents mâles du mort, des derviches portant des bannières, des jeunes garçons chantant de leur voix grêle des versets du Coran, et enfin du Coran lui-même porté sur un plateau couvert d'un morceau d'étoffe de couleur. Le cercueil ouvert vient ensuite, porté par les amis du défunt. A la tête du cercueil qui est toujours à l'avant, il y a, si c'est un homme qu'on enterre, un turban posé sur un support de bois. Les femmes ferment la marche, les parents du défunt ayant généralement une bande de mousseline bleue autour de la tête. Souvent aussi elles agitent un morceau d'étoffe bleue, et le bruit des sanglots des unes est étouffé par les lamentations des autres. Souvent aussi des pleureuses de profession sont employées et les gémissements étranges qu'elles poussent sont très émouvants, quand on ne sait pas que c'est à tant par heure. Cette habitude est du reste contraire à la Loi du Prophète, mais elle date d'une époque tellement reculée que les interdictions n'ont sur elle aucun effet. Les hommes ne portent aucun signe de deuil, arguant qu'il serait injuste et égoïste de plaindre un être qui est mort dans la Foi et qui est bien plus heureux au ciel que sur la terre. Cette raison est logique, mais elle ne touche évidemment pas les femmes qui rivalisent entre elles à qui exprimera le plus bruyamment son chagrin. Il est également difficile de concilier avec cet argument la présence des pleureuses de profession, payées par les hommes.

Je demandai là-dessus une explication au fidèle Mohammed. Il me répondit que c'était très mal de la part des femmes et que certainement le feu de l'enfer les punirait. Après quoi, il haussa les épaules d'une façon qui indiquait l'inutilité de lutter contre de vieilles traditions maalesh. Quant aux pleureuses, elles font là un piètre métier: passer sa vie à hurler en ce monde pour quelques centimes, avec la perspective d'être horriblement punie dans l'autre, doit manquer de charme! En tout cas, l'ancienneté de cette coutume est prouvée par certaines peintures sur les murs des tombeaux à Thèbes.

Pendant le temps que je passai à peindre sous cette porte, j'eus l'occasion de voir les funérailles de plusieurs Saints réputés, et le silence religieux n'était alors interrompu de temps en temps que par des voix qui murmuraient doucement les versets du Coran.

A gauche de mon aquarelle, s'élève le minaret de la mosquée Aksunkur, laquelle vaut vraiment la peine d'être visitée. Elle fut construite par un des fils de El-Nasir, vers le milieu du XIVe siècle, et fut restaurée trois cents ans plus tard par Ibrâhîm Agha. C'est du reste le nom de celui-ci qu'elle porte aujourd'hui. On l'appelle quelquefois aussi la Mosquée Bleue, en raison de la couleur des tuiles dont Ibrâhîm se servit pour la décoration intérieure, et qui, par leur beauté, attirent bien des artistes. On ne se lasse pas, en effet, d'admirer cette merveilleuse teinte bleue, qui, sous le jeu du soleil, tire tantôt sur le vert et tantôt sur le violet.

Le sanctuaire de toute mosquée est placé au sud-est, c'est-à-dire face à la Mecque, et est éclairé dans le sens opposé par une galerie à colonnade. Par conséquent, les rayons du soleil n'y pénètrent que tard, alors qu'ils ont perdu de leur force, à l'exception quelquefois d'une petite raie lumineuse qui, se glissant à travers les vitraux d'une fenêtre, vient caresser une colonne et lui donner les couleurs des petits morceaux de verre qu'elle traverse. Il fait donc ici beaucoup plus frais que dans la cour brûlée par le soleil. On peut se dispenser de recouvrir ses bottines des pantoufles que le gardien vous offre, en entrant pieds nus, ce qui est fort agréable; et, à cette distance de la rue, on peut également et avec joie quitter sa veste et son gilet.

Il est préférable de ne pas travailler dans le sanctuaire au moment de la prière, mais on trouve alors un charmant sujet dans les palmiers qui jettent leur ombre sur le dôme de la fontaine, et la pièce aux tuiles bleues, où se trouve le sarcophage d'Absunkur, est un des endroits les plus pittoresques du Caire.

Après le Sala, nous pouvons retourner au sanctuaire pendant que les fidèles remettent leurs pantoufles. Excepté le vendredi, il ne semble pas y avoir de services réguliers. Les hommes sont en ligne devant la Kibla et se prosternent, tout en récitant certains versets du Coran. Les femmes ne viennent jamais à ces prières, ce qui explique sans doute l'idée fausse entretenue en Europe que les Mahométans ne reconnaissent pas d'âme aux femmes. Un Musulman, après avoir assisté à nos services religieux, dont souvent tout le public est féminin, pourrait alors tout aussi justement prétendre que chez nous les femmes seules ont une âme. Les relations sociales entre hommes et femmes obligent ces dernières à dire leurs prières à part, mais elles sont tenues d'observer également le jeûne du Ramadan, et il serait bien injuste qu'elles ne dussent pas, elles aussi, être un jour récompensées!... Si sévère est ce jeûne qu'elles ne peuvent s'y soustraire que lorsqu'elles nourrissent un enfant, et encore faut-il, dans ce cas, qu'elles fassent un jeûne équivalent dès que l'enfant est sevré. De temps à autre, une femme se glissera dans une mosquée après le départ des hommes, pour visiter le sanctuaire d'un Saint préféré, et tel Saint à qui l'on prête une puissance merveilleuse pour rendre les femmes fécondes est très honoré.

La rue où se trouve cette mosquée est particulièrement intéressante, non qu'il y ait là des monuments remarquables, mais parce qu'elle n'a pas tant souffert que d'autres de l'influence européenne. Lorsque nous arrivons à la mosquée El Merdani, nous nous retrouvons dans un quartier qui nous est familier et nous apercevons de nouveau les beaux minarets de Muaiyad. Laissant à droite la porte Bab Zuwêlêh, après nous être assurés d'un rapide coup d'œil que le vieux Saint en haillons et sa lance y sont toujours, nous voyons à notre gauche une petite mosquée sans prétention dont l'entrée est au faîte d'un escalier. Je dis mosquée, parce que c'est l'habitude de donner ce nom à tout édifice qui se rattache au culte musulman, mais je n'ai jamais pu découvrir à quoi servait le monument en question ici. A l'intérieur, nous traversons un petit cloître et quelques marches nous conduisent à une cour ravissante. Deux des côtés sont couverts de tuiles et au centre s'élève une jolie Kibla, niche à prière, le seul signe qui nous indique que nous sommes dans une enceinte religieuse. Des arbres et le derrière des maisons du Bazar des Tentes s'élèvent au fond, et des femmes voilées entrent, sortent, disparaissent derrière la niche.

Pendant que je travaillais, le fidèle Mohammed Brown m'informa qu'un Saint était enterré dans cet endroit et que les femmes allaient dire leurs prières auprès de son sanctuaire, mais je ne pus rien apprendre de plus. J'aurais peut-être trouvé un charmant sujet derrière ces tuiles, mais je craignis qu'il fût indiscret de pousser mes recherches jusque-là. Aucun guide, aucun ouvrage sur l'architecture arabe ne parle de ce délicieux endroit.

D'ici, il nous est aisé de rejoindre l'avenue Mohamet Ali, près du musée arabe, et de retourner au cœur du quartier européen.

CHAPITRE VIII

AU HASARD DES RUES

Le quartier Juif. || Le Muristan de Kalaun. || Le dépeçage d'un chameau vivant. || Deux portes monumentales du XIe siècle. || Guignol égyptien. || Autour d'un cimetière.

Partant du Rond-Point, sur le Muski, vers l'endroit où cette rue est traversée par le Khalîg, un chemin, à gauche, nous mène au Derb-el-Jehûdûpeh, qui est la rue principale du quartier juif. Quoique non confinée dans le Ghetto, la même race habite pourtant encore cette partie du Caire. L'apparence des maisons et de leurs habitants ne diffère que peu de celle des quartiers arabes. On rencontre quelques hommes en vêtements européens, mais ils ne sont là sans doute que pour affaires et demeurent dans les quartiers plus modernes. Les femmes juives ont cessé de voiler leur visage, maintenant que le Musulman est accoutumé à voir les dames Firangi, et que cette infraction choque par conséquent moins ses sentiments; mais il y a peu d'années encore, toutes les femmes coptes et juives portaient le yashmeh, non point tant pour satisfaire à une obligation religieuse, que comme un moyen de protection contre l'indiscrétion des hommes. On trouve plus de traces du sang sémite dans le Cairote que dans le fellah; mais ce n'est que par d'infimes détails de l'habillement qu'on peut distinguer le juif du Musulman.

L'arabe—langue commune à tous deux—étant assez rapproché de l'hébreu, est parlé avec le même accent; pourtant, quelque légère que soit la différence, l'Arabe sait toujours reconnaître le Ychûdî, même lorsque ce dernier a embrassé la religion musulmane.

Le quartier juif s'étend derrière le bazar du Nahâssîn, où nous pénétrâmes en une autre occasion. Nous le laissons à notre droite et nous entrons dans une cour en ruines du Mûristan de Kalâûn. Par une circonstance bizarre, un dispensaire moderne y a été installé, et les malades, en attendant que le docteur indigène puisse leur prodiguer ses soins, se souviennent peut-être du temps où ce Mûristan était le grand hôpital du Caire. Saladin devança la grande œuvre du sultan Kalâûn de plus d'un siècle. L'Hispano-Arabe, Ibn Yubeyr, qui visita le Caire au XIIe siècle, a fait de son voyage un récit détaillé, et dans l'excellente traduction de M. Guy Le Strange, nous lisons que Saladin «fut poussé à l'œuvre méritoire, uniquement par l'espoir de la grâce de Dieu et d'une récompense dans le monde à venir.»

«Ce grand palais, spacieux et magnifique», pour citer une fois de plus l'Espagnol, ne survécut pas de beaucoup au bon Sultan, car tout ce que nous voyons du bâtiment présent, fut érigé par Kalâûn durant le siècle suivant. Certaines parties en sont en ruines, mais on retrouve encore les traces des salles distinctes, affectées aux maladies alors connues. Un large corridor conduit au portail imposant qui fait face au Bazar des Cuivres. A gauche de ce corridor, vous entrez dans le vestibule du tombeau du fondateur. Ce vestibule et la chambre du tombeau sont en ce moment entre les mains des ouvriers occupés à les restaurer. La simplicité du vestibule, avec sa haute arcade de bois vert, est aussi tentante à peindre que la sombre richesse du grand mausolée. Des groupes d'étudiants s'attardent dans le vestibule, accroupis sur les nattes, écoutant quelque ulama qui explique des textes du Coran. Près du tombeau, quelques vêtements de Kalâûn sont suspendus. On leur attribue un miraculeux pouvoir de guérison, et bien des malades essaient la cure avant d'avoir recours au hakim à demi firangi, qui est chargé du moderne dispensaire de la grande cour. La niche de prières est peut-être la plus belle du Caire; elle était en presque parfait état de conservation lorsque j'essayai de la peindre il y a quelques années. Espérons que les ouvriers cesseront bientôt de troubler la solennité de ce lieu.

Le Mûristan de Kalâûn est le monument le plus important de la seconde moitié du XIIIe siècle; on tient naturellement à le conserver en parfait état, et l'intelligence dont Herz Bey a fait preuve dans tous les travaux à lui confiés nous fait espérer qu'on accomplira ici une œuvre de préservation, plutôt qu'un travail de restauration.

Passant sous le portail de marbre blanc et noir, nous suivons le Nahâssîn, jusqu'à ce que nous arrivions au Sebîl d'Abder-Rahmân, après avoir laissé à notre gauche les belles tombes-mosquées de Bâb-el-Nasr et Barkûh. Ici, nous avons de nouveau toute la perspective de cette rue enchanteresse, avant de descendre par les prés étroits qui conduisent au Gamâlîyeh. Un chameau chargé de tumbâh (tabac fort qu'on fume dans les nargîlehs) peut si bien obstruer le chemin, que, si vous n'êtes pas capable de passer sous les paniers, vous n'avez plus qu'à vous blottir sous quelque porte et attendre que l'animal ait disparu. Deux ou trois grands khâns de ces rues étroites m'ont l'air de réaliser de mauvaises affaires, car la cigarette remplace le nargîleh, et le tumbâkiyeh semble tombé en désuétude, le métier étant poussé vers d'autres voies.

La rue principale dans laquelle nous nous trouvons à présent est aussi animée et vivante que le Nahâssîn, mais de plus pauvre aspect. Ses magasins semblent moins prospères, les robes soyeuses des marchands riches y font place aux gabahrehs de coton bleu, et la distinction bourgeoise de la rue que nous venons de quitter devient ici un désordre presque sauvage, mais artistique. A un angle de la route, l'entrée d'un spacieux khân offre la place rêvée pour faire une esquisse, tandis que deux bancs de pierre, de chaque côté de l'entrée, semblent avoir été disposés là tout exprès pour supporter le bagage d'un artiste, et cela explique peut-être les nombreux croquis de ce Gamâlieh pris de ce même endroit. On est un peu au-dessus de la foule, et l'angle de la muraille vous protège contre le flot de curieux toujours montant. Enfin pendant que l'on peint cette rue avec, au centre, la mosquée de Bîbars, on peut, de ce coin, faire d'intéressantes silhouettes de passants.

Je fus témoin d'un curieux fait lors de ma dernière visite à cet endroit. Un homme conduisant un chameau, appelait chaque boutiquier sur son passage. L'animal n'étant point chargé, je ne pouvais comprendre le manège de l'homme. De temps à autre, quelque marchand semblait s'intéresser à la bête, tâtait sa bosse ou son cou; alors seulement je compris que le chameau était à vendre, mais quand il passa auprès de moi, je découvris de plus que la bête était vendue au morceau et que chaque morceau était marqué à la craie. Quelle était la différence de prix entre une livre de cuisse et une livre de bosse?... Je ne le sus point, mais écœuré par cette sorte de dépeçage d'un être encore vivant, je résolus de devenir végétarien,..... résolution que j'observe strictement en dehors de mes repas.

Comme nous suivons le Gamâlîyeh, les signes de décadence deviennent de plus en plus visibles. De belles vieilles maisons sont habitées par des mendiants, les meshrebiya tombent en lambeaux et sont même souvent remplacées par des rideaux en toile de sac, là où un boutiquier a des marchandises valant encore la peine d'être protégées contre le soleil. Les maisons des petites rues sont de simples ruines, et l'on a peine à comprendre la prospérité croissante de l'Égypte, lorsqu'on assiste à cette décadence des bâtiments et des êtres dans une si grande partie du Caire.

Le Gamâlîyeh se termine à Bâb-el-Nasr, ou Porte de la Victoire, qui, ainsi que Bâb-el-Futûh, ou Porte de la Capture, fut érigée durant la seconde moitié du XIe siècle, par le fameux vizir Bedr-el-Yamali. La mosquée de Hâhim, d'un siècle plus récente, remplit presque l'espace compris entre ces deux portes. Napoléon, se rendant compte de l'avantage de cette position, y fit camper une partie de ses troupes, en 1799.

Ces deux portes, ainsi que le Bab-Zuwêleh, ont intrigué nombre d'archéologues. Leur style n'est point sarrasin: M. Van Berchem, qui étudia tout spécialement la vieille enceinte de la ville, attribue ces édifices aux Templiers; mais la première croisade n'ayant eu lieu que dix ans après l'érection de ces portes, l'influence des Croisés semble douteuse. Van Berchem découvrit des marques conventionnelles d'artistes grecs, qui expliquent quelque peu l'apparence byzantine des portes, et le vizir Bedr étant Arménien, il est fort probable qu'il chercha des architectes parmi ses compatriotes. Ces portes nous intéressent davantage au point de vue pictural, mais il est difficile de rendre d'une façon satisfaisante leur beauté majestueuse.

La mosquée en ruine d'El Hâhim, qui occupe tout l'angle du rempart, entre les deux portes, est moins remarquable que celle d'Ibn Tulûn, à laquelle elle ressemble d'ailleurs; mais elle offre un sujet de tableau plus pittoresque grâce à une grande cour qui, avec ses tentes de Bédouins et ses chameaux, complète la note orientale. Le nom d'El Hâhim augmente l'intérêt du lieu. Je suis tenté de reproduire ici ce que Stanley Lane Poole dit au sujet de l'extraordinaire Calife dans son Histoire du Caire, mais ce charmant livre étant à la portée de tous, le mieux est de le recommander chaudement à mes lecteurs.

Dans un espace vide, voisin du Bâb-el-Nasr et d'un grand cimetière mahométan, on peut souvent contempler les ébats de Karakush, lequel correspond à notre Guignol. Sa troupe se compose généralement d'un homme, d'un petit garçon, d'un chien et d'un singe. L'usage généreux d'un gourdin maintient la foule à la limite jugée nécessaire aux évolutions des artistes. Les plaisanteries, qui datent probablement du temps où l'Islamisme envahit l'Égypte, ne perdent rien de leur saveur à être constamment répétées, et il est réjouissant d'entendre les francs éclats de rire qui les accueillent. Ces farces sont certainement plus grossières que ne le supporterait un public anglais, mais il faut les juger d'un autre point de vue. Les sous-entendus, les demi-mots sont considérés ici comme un jeu innocent, et quelque court-vêtues que soient les plaisanteries de Karakush, elles le sont moins encore que ce qu'il est possible de voir et d'entendre dans les quartiers modernes du Caire. Karakush, dont le nom seul fait sourire les Cairotes, ne fut pourtant pas un personnage comique en son temps. On le cite comme un des fidèles émirs de Saladin, et son seul acte, peu humoristique du reste, fut de repousser les Croisés, dont la visite lui sembla une impertinence.

Notre Guignol ne manquerait certes point ici de modèles pour ses Esquisses préhistoriques. Les jours de fêtes religieuses, de larges tentes sont installées contre les murailles, et tous ceux qui viennent applaudir Karakush, peuvent également être témoins d'un Ziter. Une douzaine de derviches, rangés en ligne, attendent le signal d'un chef. Ce signal donné, ils commencent à se balancer en avant et en arrière, en répétant le nom d'Allah. Peu à peu le mouvement s'accélère, se précipite, devient furieux; ils semblent perdre conscience de tout, jusqu'à ce que, la limite de l'endurance humaine étant atteinte, ils tombent, rompus, brisés, comme en extase.

Le grand cimetière qui, d'un côté, limite cette place, et empiète même dessus par-ci par-là, ne trouble en rien la gaîté de l'assemblée. Éparpillées, libres de toute muraille, les tombes servent de sièges, à moins que des gamins ne s'exercent sur elles au saute-mouton. Parmi ces tombes, nous retrouvons celle de Burkhardt, le grand voyageur orientaliste, qui mourut en 1817. Les Arabes le connaissent sous le nom de Cheik Ibrahim.

En suivant le mur de la cité sur 200 ou 300 mètres, vers l'est, où il tourne brusquement vers le sud, nous laissons le cimetière derrière nous, et, contournant des monceaux de détritus, nous dépassons à notre gauche le dôme du tombeau du Cheik Galal et découvrons les tombes des Califes. Cette cité des morts offre un tableau impressionnant, que ce soit en plein midi, dans la gloire dorée du soleil, ou vers le soir, quand les lueurs rosées du couchant se jouent sur les dômes et les minarets, et que les maisons en ruines, à leur pied, se fondent dans l'ombre violacée que projettent les hautes collines. Du sommet d'une de ces collines, on a une merveilleuse vue des tombes. Autrefois chaque tombe-mosquée entretenait plusieurs gardiens qui demeuraient dans le voisinage.

On retrouve également dans cette cité morte des ruines de Khâns, qui rappellent maints métiers. Ses fontaines et ses bains prouvent également qu'on avait à y subvenir aux besoins d'une population considérable. Ces tombes furent bâties pendant le XIIIe siècle et les deux suivants, ainsi que les mausolées des Mamelouks bohrites et circassiens qui régnaient alors sur l'Égypte. Les premiers Califes furent ensevelis dans ce qui est aujourd'hui le centre du Caire, et qui, de leurs jours, se trouvait en dehors de la capitale, celle-ci étant alors plus au sud. Le Khan Khalîl se trouve aujourd'hui dans l'ancien lieu de repos, et l'on assure que, lorsqu'il fut érigé, les ossements des Califes furent emportés et ajoutés aux monceaux de détritus!

L'une des premières tombes dont nous approchons—El Seb'a Benat,—les sept sœurs—est une preuve que d'autres que les Mamelouks reposent là. Mais je ne pus jamais établir l'identité de ces sept dames. Continuons par une des tombes situées à l'est du groupe, celle du sultan Kâit Bey. La tombe du sultan Barbûk, à notre gauche, a deux jolis dômes et une paire de beaux minarets. Les ornements qui couvrent les dômes méritent un examen tout particulier. Le plan général des tombes diffère peu et, en les examinant de plus près, on est surpris de la richesse et de la variété des détails. Le mausolée de Kâit Bey est certainement le plus beau, avec son minaret élancé et son dôme dont la richesse surpasse celle de tous les autres. Il a tout l'aspect d'une mosquée congréganiste; au-dessus de la fontaine, à gauche de la grande entrée, qui est ornée de portes décorées de magnifiques bronzes, se trouve la salle d'enseignement que supportent de gracieuses arcades, la cour centrale, ouverte, le Hirâu, ou sanctuaire, avec ses tapis de prière et sa chaire tournée vers la Mecque, enfin le dôme contenant le sépulcre du Sultan.

Mais nous voici au Sharia-esh-Sharawâni, qui fait suite au Muski et conduit au quartier européen. Un tramway partant d'El Atâba-Khadrâ, près du Bureau Central des Postes et Télégraphes, se dirige vers le quartier connu comme le Vieux Caire ou Masr-el-Atika; il suit le boulevard Abd-ul-Aziz et tourne vers le Nil; et, de l'endroit où le pont Kasr-en-Nil coupe la rivière, nous suivons les rails jusqu'au point terminus, 200 ou 300 mètres plus haut. Une végétation luxuriante dérobe tant bien que mal à la vue les laides villas modernes dont est parsemé le vieux Caire, mais, à tout prendre, cette partie de la ville, vue du tramway, est bien moins intéressante que d'autres quartiers auxquels conviendrait mieux le nom de Vieux Caire.

Nous longeons le bazar à gauche de la grand'route, traversons les voies du chemin de fer et, en haut d'un pré étroit, une porte que nous franchissons nous conduit à la muraille d'enceinte de la forteresse de Babylone. Les ruines de divers bâtiments cachent trop ce qui reste de l'antique château, pour nous permettre de juger de son importance. Les habitants de ce quartier semblent fuir les étrangers; peut-être est-ce la peur atavique d'une invasion ennemie? Après s'être pourtant assurés de loin que nous ne sommes rien de plus redoutables que de simples Sawarhine, et alléchés par la perspective d'un bakschish, quelques êtres se montrent et nous suivent jusqu'à l'église de Saint-Georges ou Mâri Girgis.

Il y a tant de similitude entre la vie que mènent ces gens et celle de la mellah maure (le Ghetto arabe), que je n'aurais point été surpris de remarquer quelques types juifs parmi nos suiveurs, au lieu de l'absence complète de traits sémites à observer chez les Arabes.

Ces Coptes, dans le quartier desquels nous pénétrons, sont les plus purs Égyptiens. Leur nom seul, dérivé du grec Aiguptios et devenu en arabe Kupt, suffit à le prouver. De tous les habitants de la vallée du Nil, ceux-là attirent le plus notre sympathie, et il est agréable de songer qu'après des siècles d'oppression ils peuvent enfin jouir d'une pleine liberté sous le protectorat britannique.

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