L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui
CHAPITRE IX
DANS LE QUARTIER COPTE
Un peu d'histoire. || L'Église chrétienne Saint-Georges. || Un couvent copte. || La légende de la tourterelle. || La première mosquée d'Égypte. || La colonne merveilleuse.
Avant de pénétrer dans l'église copte de Saint-Georges, il serait intéressant de se reporter au temps où les Coptes, reniant le culte d'Osiris, furent reçus au sein de l'Église chrétienne. En l'an 62, Armianus fut nommé évêque d'Alexandrie, et pendant le patriarcat de Démétrius, un siècle plus tard, de nombreuses congrégations, associées aux noms de Clément, Origen, Pantænus, se formèrent dans diverses parties du Delta. Le IIIe siècle donna naissance au système monastique, et les ruines des premiers monastères, disséminées depuis le Delta jusqu'aux confins de la Nubie, démontrent quels rapides progrès fit la religion nouvelle. En plus de ces couvents, chaque temple est un monument du zèle religieux des nouveaux chrétiens. Éloignés de Rome, ceux-ci eurent sans nul doute moins de persécutions à souffrir que leurs frères soumis au joug de l'Empire; mais à cette époque, des luttes intérieures firent plus pour arrêter les progrès de la religion, que les persécutions d'aucun autocrate romain. Les enseignements d'Arius, d'Alexandrie, influencèrent la majorité, malgré les exhortations de l'évêque Alexandre et l'éloquence de son diacre Athanasius. Au concile de Nice, en 325, auquel ce dernier assista, Arius fut condamné et les chrétiens d'Égypte divisés en deux camps hostiles. Nous ignorons à quel point cette controverse intéressa Constantin, mais son fils Constantius, qui lui succéda, se déclara pour les Ariens. Athanasius fut exilé, et ses disciples persécutés par les Ariens, jusqu'en l'an 379; l'Édit de Théodosius ayant alors déclaré la religion orthodoxe, religion d'État, ce fut au tour des Ariens de souffrir la persécution. Une Église nationale s'érigea à côté de l'Église d'État, et en 451, après le concile de Chalcedon, elles se séparèrent définitivement l'une de l'autre. Les nationalistes, dont le parti était le plus fort, étaient connus sous le nom de Jacobites ou Coptes, les orthodoxes s'appelaient en Égypte les Mélékites. Au moment de l'invasion de l'Égypte par Anir, le grand général du Calife Omar, les Coptes étaient prêts à suivre celui qui les libérerait de la tyrannie de leurs gouverneurs byzantins. Nous aurons plus à dire par la suite au sujet d'Anir.
L'extérieur de l'église Saint-Georges ne fait en rien prévoir l'extrême richesse de sa décoration intérieure, et cette remarque s'applique également aux six autres églises cachées dans la forteresse. Le but de cette simplicité extérieure était probablement d'échapper à la cupidité que le luxe eût sans nul doute éveillée chez les ennemis; mais les mosquées de cette époque étant également d'apparence fort simple, ce détail n'offre que peu d'intérêt. Sauf la crypte qui date d'avant la conquête musulmane, toute l'église fut bâtie presque à la même époque que la grande mosquée d'Ibn-Tulûn, et rien ne peut être imaginé de plus modeste que l'extérieur de cette dernière. Nous pénétrons dans un petit vestibule et de là dans une belle petite basilique à deux rangs d'arcades séparant les ailes de la nef; celle-ci nous paraît courte, parce qu'une belle barrière de bois ouvragé divise l'église en deux, à quelque distance du sanctuaire. La lumière tamisée qui tombe des étroites fenêtres en triptyques, illumine les saints rangés au sommet de la barrière, se joue sur les icônes en leur faisant un halo doré, et caresse les boiseries sculptées. Pendant le service, les femmes occupent un côté de la boiserie, l'autre étant réservé aux hommes.
Sortant de la nef et traversant ce qui correspond au chœur, nous nous trouvons devant trois autels, chacun d'eux renfermé dans un espace circulaire et surmonté d'un dôme. Des boiseries encore, cachent ces autels; celui du milieu, surélevé, est dissimulé derrière un paravent ouvragé, d'une richesse extrême, formé de minuscules croix d'ivoire et d'ébène entremêlées et exquisement fouillées. Durant la messe, ces boiseries s'ouvrent, les rideaux sont relevés, et l'on voit une grande image du Christ au-dessus de l'autel. Les guirlandes d'œufs d'autruches teints de couleurs voyantes, qui pendent de la voûte, forment une décoration bizarre. On rencontre ce genre d'ornementation dans quelques mosquées, dans la chapelle de Sainte-Hélène et dans le Saint-Sépulcre, à Jérusalem.
Quelques marches descendent du chœur à la crypte, où l'on nous montre un banc sur lequel la Sainte Famille prit quelques instants de repos, lors de son voyage en Égypte. Il est difficile d'obtenir l'autorisation de peindre dans les églises coptes, et ce n'est que pendant mon séjour à Abydos que je pus tenter quelques esquisses.
Une petite colonie chrétienne habite un vieux fort dynastique, à l'est du temple de Seti; on nomme cet endroit le Couvent copte. En comparaison de l'église où nous nous trouvons en ce moment, ce couvent me semble une vieille chapelle de campagne. Je le trouve pourtant digne d'une visite prolongée, même par cette chaleur étouffante. L'intérieur de la vieille forteresse me rappelle quelque peu l'intérieur de la forteresse de Babylone. Quelques oiseaux domestiques picorant des graines, quelques hangars destinés à abriter le bétail, lui donnent un air champêtre; le même calme, les mêmes maisons presque entièrement dépourvues de fenêtres, se retrouvent ici et là. Le bon vieux prêtre qui me fit visiter l'édifice, semblait si bien en faire partie, que j'avais peine à me rendre compte que je parlais à un contemporain. Ses vêtements et son entourage sentaient tellement le moyen âge, qu'il me semblait m'être endormi, puis réveillé six cents ans plus tôt. Le fort, dont cette église et le groupe de maisons occupent le centre, date des premiers temps de l'Empire. Il fut donc érigé environ trois mille ans avant le monastère. Le vieux prêtre m'intéressa tout autant que son habitacle; le petit monde où il vit semble lui suffire. De temps en temps, une visite à Balliana, situé à 10 kilomètres, sur une rive du Nil, ne lui fait qu'apprécier davantage la paix de sa retraite.
Il est intéressant de visiter les églises de Babylone. Le nom donné par les Grecs à la forteresse romaine est une énigme pour les archéologues; il se pourrait que ce fût un souvenir du nom de la partie est de la Memphis d'autrefois; mais ceci me paraît incertain. Ses tours massives et les bastions que l'on voit, semblent être les seuls vestiges de l'ancienne cité de Misr. Le vieux Caire, ou Masr-el-Abko, date de plus près que le XIIIe siècle, car jusqu'alors son emplacement et celui du Caire moderne demeurèrent sous l'eau. La plus grande partie de l'Égypte fut facilement conquise par Anir, qui, nous dit-on, l'envahit avec une armée de 4 000 hommes seulement. Les Coptes, ne se doutant pas de l'intention des Musulmans de s'établir définitivement, furent trop heureux d'avoir leur concours pour se libérer de la tyrannie byzantine. La prise de cette forteresse fut pourtant une autre affaire, car ici l'Empire était tout-puissant. Anir dut attendre des renforts et ce ne fut qu'après sept mois de siège qu'il s'en rendit maître. Cet événement eut lieu en avril 641, et depuis lors l'Égypte fait partie du monde mahométan.
Mais les Coptes comprirent bientôt qu'ils n'avaient fait que changer de maîtres: le joug des Musulmans était dur, et, séparés de l'Église mère, les Coptes ne surent plus où chercher un appui lorsque des souverains moins tolérants succédèrent à Anir. Bien des croyants plus faibles sauvegardèrent leur vie et leurs biens en embrassant la religion des conquérants, tandis que d'autres périrent en défendant la foi de leurs pères. Ce qui reste de ce peuple compose à peu près un dixième de la population de l'Égypte, mais quand nous songeons à ce que les Sarrasins eurent à souffrir de la part des Croisés, nous ne pouvons qu'être étonnés de trouver encore des survivants à la vengeance de l'Islam. Beaucoup d'entre eux, grâce à leurs indiscutables aptitudes, occupent de hautes positions dans le Gouvernement.
En quittant le Kasr-el-Shêma, ainsi que les Arabes nomment cette forteresse, nous contournons une partie de l'enceinte et traversons des monceaux de ruines qui nous séparent de la mosquée d'Anir. Ces ruines sont tout ce qui reste de Fostât, la première ville que bâtirent les envahisseurs musulmans sur la terre d'Égypte. On retrouve encore moins de traces de l'antique Misr qui entourait Babylone et était située au bord du Nil, avant que les eaux de ce fleuve ne se fussent retirées dans leur lit actuel.
Je ne prétends ni raconter l'Égypte du moyen âge, ni rivaliser avec l'œuvre de Stanley Lane Poole; mais ce voyage éveillant une curiosité plus archéologique encore qu'esthétique, quelques mots sur le développement progressif du Caire ne me semblent pas déplacés.
Lorsqu'Anir assiégeait la forteresse que nous venons de quitter, il planta sa tente à l'endroit même où s'élève aujourd'hui sa mosquée. Une gracieuse légende raconte comment ce lieu lui devint cher. Après la prise de Babylone, Anir se préparait à partir pour Alexandrie, dont le peuple, fidèle à l'empereur Héraclius, se défendait encore. Des soldats furent envoyés pour plier et emporter la tente. Une tourterelle y avait fait son nid et couvait. Les soldats rapportant cet incident à leur général, Anir ordonna d'abandonner la tente afin de ne point troubler l'oiseau, et, après la prise d'Alexandrie, la tente, surmontée du nid de tourterelle, fut retrouvée intacte. Depuis, cet endroit demeura sacré, et la première mosquée d'Égypte fut érigée en mémoire de ce simple incident. El Fostât ou la ville de la Tente, fut le noyau de la cité qui grandit au nord de cette mosquée. Les terrains vagues, parsemés de ruines, qui séparent El Fostât du Caire, furent jadis un faubourg de la ville d'El-Askâr ou les cantonnements, qui s'éleva en 750, au moment où les Califes Abbasides succédèrent aux Califes Omayad. Le Gouverneur y bâtit son palais, et ce faubourg devint bientôt pour El Fostât ce que le West-End de Londres est pour la métropole. Plus au nord s'étendaient les bâtiments affectés aux diverses nationalités qui formaient la suite de l'Émir. Ce fut lorsqu'Ibn-Tulûn vint comme premier représentant du Calife de Turquie, gouverneur d'Égypte en 868, que l'emplacement de ces bâtiments fut choisi pour son palais. El-Askâr s'étendait jusqu'à la colline de Yeshkur, derrière laquelle s'élèvent les murailles de la capitale actuelle, comprenant la mosquée de Tulûn dont nous avons parlé plus haut. Fostât et El-Askâr perdirent de leur importance, à mesure que s'élevait le nouveau faubourg royal, et rien n'en reste aujourd'hui, si ce n'est cette mosquée en ruines. El Katai, ou les baraquements, eut un meilleur sort; elle devint une cité prospère dont les historiens arabes ne se lassent point de vanter la splendeur; son emplacement est couvert de maisons plus récentes et seule la mosquée déserte qui porte son nom survit au glorieux faubourg que bâtit Ibn-Tulûn et que son fils Khumârenyeh embellit. Les descriptions de ce palais, la Maison Dorée, le Pavillon d'Été, ou le Dôme de l'air, et les jardins et les fontaines inspirèrent sans doute les auteurs des Mille et une nuits plus que les richesses d'Haroun-al-Raschid, moins luxueuses que celles de ses successeurs.
La mosquée que fit élever Anir, et qui fut la première construite en Égypte, n'est pas arrivée intacte jusqu'à nous. La Couronne des Mosquées, ainsi que les guerriers arabes appelèrent leur première mosquée élevée en terre conquise, était de structure plutôt modeste, différente de ce qu'elle devint plus tard sous l'influence artistique des Coptes et des gouverneurs turcs. Elle fut rebâtie dans de plus grandes proportions deux siècles plus tard, et restaurée en 1798 par Murad Bey. La plus grande partie de ce que nous voyons, date par conséquent du IXe siècle; elle peut donc toujours s'enorgueillir d'être la première mosquée du Caire. Les colonnes de marbre soutenant l'immense arcade provenaient d'églises chrétiennes pillées, et le fait qu'elles ne correspondaient point les unes aux autres sembla inquiéter fort peu les architectes: on raccourcit l'une, on allongea l'autre, de manière à les rendre égales. On aurait pu tout de même, à mon humble avis, s'arranger de façon à ne pas mettre les chapiteaux à l'envers!
Les guides vous montreront la colonne faisant face à la chaire, avec le Kurbûg du Prophète dessiné par les veines mêmes du marbre, et vous diront comment cette colonne vola à travers l'espace, de la Kaaba à la Mecque, jusqu'à Anir, afin de l'aider à orner sa mosquée. Leur chronologie laisse quelque peu à désirer, mais leurs contes sont amusants. Une prophétie dit que l'Islam tombera en ruines en même temps que cette mosquée, mais à en juger par le peu d'entretien dont elle est l'objet, il me semble que les fidèles ne doivent guère ajouter foi à la prédiction. Une promenade à pied ou à dos d'âne, d'ici aux tombes des Mamelouks, est charmante. Les lueurs du couchant allument les dômes de la citadelle-mosquée, qui de loin a un aspect imposant, puis ce sont les collines de Mokattam, avec, plus loin, la petite mosquée de Giyûshi. Une grande ombre pâle couvre l'arrière-plan et cache de ses effets de clair-obscur les détails inférieurs du tableau. Les derniers rayons du soleil dorent ces collines, puis les vêtent d'une teinte orangée qui se fond bientôt dans l'ombre rosée du couchant.
Les tombes des Mamelouks sont moins intéressantes que celles des soi-disant Califes, mais la promenade, au coucher du soleil, laisse une impression durable. Nous rentrons en ville par la Bâb-el-Karâfeh, et le tramway nous conduit jusqu'à Esbekîyeh.
CHAPITRE X
LES PYRAMIDES
La «découverte» des géants de pierre. || Quelques curieuses évaluations matérielles. || Le sphinx. || Les «gate-plaisir.» || Des Pyramides de Giseh au Sakkara. || La Tombe de Tyi. || Retour dans le soir coloré.
Le grand événement d'un séjour au Caire est la première excursion aux Pyramides. Personne n'ignore leur aspect, leurs dimensions et leur histoire, car aucune œuvre de l'activité humaine ne fut plus souvent décrite; mais personne, avant de s'être trouvé sur le plateau où s'élève l'imposante tombe de Chéops, ne comprend l'espèce de terreur qu'elles inspirent. Ce sentiment augmente graduellement à mesure qu'on parcourt les 5 kilomètres de la route de Gîzeh, d'où on les découvre devant soi. D'abord, elles semblent petites, comparées aux objets du premier plan, puis, après 2 ou 3 kilomètres, on éprouve encore une sorte de désappointement en les regardant. Leurs dimensions augmentent à mesure qu'on approche, mais pas au point qu'on pourrait supposer. On ne commence à bien les juger qu'en arrivant à la limite des terrains cultivés, et alors c'est l'impression complète, dans toute sa force, surtout lorsque, parvenant au bord du désert, on se trouve aux pieds de la Grande Pyramide. Ayant gravi le plateau qui lui sert de piédestal, on est positivement écrasé par cette masse gigantesque, assise sur le roc et environnée d'une immense plaine de sable. Que ne donnerait-on pour pouvoir jouir en paix de ce merveilleux spectacle? Mais les Arabes qui demeurent là depuis si longtemps qu'ils en ont perdu leurs instincts nomades, prétendent vous faire les honneurs intéressés de ce qu'ils considèrent comme leur propriété. On en a lu et appris bien plus qu'ils ne peuvent vous en dire en leur anglais fantaisiste, et leurs explications qui viennent troubler vos pensées sont absolument exaspérantes. Inutile de chercher à les repousser, la grande habitude qu'ils ont d'être traités ainsi les a rendus insensibles: partout où vous irez, ils vous suivront. Des mesures sont prises, sans grand succès, contre ces importuns.
Pour jouir vraiment de la contemplation des Pyramides, il ne faut pas les visiter en pleine saison. Les caravanes de touristes se disputant avec leurs conducteurs, se préparant bruyamment à déjeuner ou à se faire photographier, sont fort réjouissantes vues d'une terrasse d'hôtel, mais ici, elles gâtent tout à fait le caractère du lieu. Avant ou après la saison, on échappe aux touristes, mais jamais aux Bédouins quêteurs de bakschish. S'il faut en croire les on-dit, la police aurait une part de leurs aubaines, ce qui explique la mollesse avec laquelle elle défend l'étranger contre les attaques de ces mendiants. Le seul moyen efficace qu'on ait proposé serait d'acheter le village et de transporter la population ailleurs. Mais le service des Antiquités, à qui incomberait cette tâche, subvient déjà péniblement à ses frais courants: il ne saurait donc être question de réaliser cette réforme.
Une promenade autour de la tombe de Chéops vous donne l'idée de sa dimension. Une distance de 260 mètres sépare entre eux les angles et si vous faites le tour de la Pyramide, vous aurez fait plus des trois quarts d'un kilomètre. Cette base couvre 520 ares, c'est-à-dire une superficie plus grande que celle du square de Lincoln's Inn Fields.
Les grands blocs superposés en gradins qui, de la route, nous paraissaient de simples briques, mesurent quarante pieds cubes, et, selon le calcul du Professeur Flinders Petrie, deux millions trois cent mille de ces blocs furent employés à la construction de la Pyramide. L'imagination ne saurait vous reporter à soixante siècles en arrière. La pierre changeant fort peu dans le désert, sa couleur ne vous aide point. Il est vrai que ce que nous voyons n'a été exposé aux intempéries que durant cinq siècles, toute la couche de granit extérieure ayant été utilisée au Caire, lors de la construction de la mosquée d'Hasan. On s'étonne qu'on n'ait pas tiré parti plus tôt d'une carrière si commode, pourvue de pierres toutes taillées.
La dépense d'activité humaine que nécessitèrent ces constructions est inouïe. Le Professeur Flinders Petrie nous explique que les ouvriers n'y travaillaient que durant la crue du Nil, alors que la terre ne réclamait point leurs soins; mais, le moment de la crue étant justement le plus pénible pour l'agriculteur en Égypte, ceci me paraît inexact. De plus, il ne faut pas s'imaginer que l'indigène ne souffre pas de la chaleur. Le fellah a peu changé depuis soixante siècles, et quoique très brave travailleur, il mollit sensiblement pendant les périodes de chaleur. Hérodote raconte que la construction de cette Pyramide nécessita le travail de cent mille hommes pendant vingt années consécutives, et Flinders Petrie estime que cette évaluation est exacte. Nourrir et discipliner cette armée de travailleurs dut exiger un merveilleux talent d'organisation. L'extraction de ces pierres à 10 kilomètres plus loin, aux collines de Mokattam, et la façon dont elles furent taillées et ajustées, font preuve d'une civilisation raffinée.
Je me suis laissé dire qu'un entrepreneur séjournant à Mena House, s'est amusé à faire un devis de ce que coûterait aujourd'hui la Grande Pyramide, élevée avec l'aide de nos machines, et il arriva au chiffre de six millions. Il serait curieux de savoir combien cette construction a coûté en son temps.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une seule pyramide; celle de Képhren est aussi importante, et il en existe encore une grande et six plus petites. Ce groupe de pyramides constitue la plus ancienne et la plus belle des sept merveilles du monde, la seule du reste qu'il nous soit encore permis d'admirer.
A quelque distance de là nous nous trouvons face à face avec le Sphinx, dont la tête gigantesque se détache rudement sur le bleu magnifique du ciel.
Le nez et la lèvre supérieure manquent, ainsi que la barbe. Le contour général des épaules est visible, mais on a peine à discerner d'autres détails dans le bloc de rocher où ce buste colossal fut taillé. Pourtant, en reculant sur l'étroite plate-forme qui contourne cette masse, on distingue vaguement le dessin d'un avant-bras et de quelques doigts. Le dessin des yeux et des lèvres est encore assez net pour qu'on puisse y voir cet air d'impassibilité que les grands artistes égyptiens ont donné à leurs dieux et à leurs Pharaons. Quel est le Pharaon que représente ou qui fit construire le Sphinx? C'est un point sur lequel les égyptologues ne sont pas d'accord. Il est certain en tout cas que le sculpteur qui tailla ce buste chercha moins à lui donner une ressemblance qu'à en faire en quelque sorte le symbole de la royauté absolue.
Une excursion des Pyramides de Gîseh au Sakkâra est délicieuse. Longeant le désert pendant une heure ou deux, nous dépassons les Pyramides de Zâniyer, et, continuant notre course pendant le même espace de temps, nous rencontrons encore tout un groupe de pyramides: mais, tout pleins de celles de Chéops et de Képhren, nous jetons un coup d'œil à peine indulgent sur ces monuments trop ruinés. Le paysage, à droite, est en contraste frappant avec celui de gauche: d'un côté, la réverbération crue du grand désert; de l'autre, une végétation fraîche et reposante. La large bande de couleur est coupée çà et là par des villages et par le ruban gris des routes. Les collines du désert arabe, beaucoup plus imposantes que celles qui nous cachent le grand Sahara, constituent un fond très pittoresque. L'Égypte est en vérité «le Don de la Rivière».
Une race à part peuple cette contrée. Le Bedari est très différent du fellah. Les Bédouins établis autour des Pyramides depuis des siècles sont méprisés par leurs frères nomades; ils ont d'ailleurs perdu les qualités et les traits génériques qui rendent ces derniers si intéressants.
Nous arrivons bientôt en vue du village de Mit Rahîneh, qui s'élève sur le site de Memphis.
Des ornières dans le sable nous obligent à choisir avec précaution notre chemin, et les sombres ouvertures des tombes creusées dans les falaises basses, nous montrent que nous sommes dans un vaste cimetière. Des débris de tombes violées jonchent le sol, mais la brillante lumière et le scintillement du terrain sablonneux et sec font diversion au sentiment d'horreur que nous ne manquerions pas d'éprouver à la vue d'un cimetière européen ainsi profané. La Pyramide à marches, entourée d'autres pyramides plus petites, domine la scène.
Après le déjeuner, on nous conduit au Sérapenen. Je n'ai point l'intention de m'étendre sur l'intérêt archéologique que présentent les monuments célèbres groupés sous ce nom. La façon dont Mariette découvrit les tombes d'Apis, en lisant un passage de Strabon, est racontée par Amélia H. Edwards dans son livre Mille lieues sur le Nil. Les impressions de cet auteur sur sa visite au Sakkâra me dispensent de rien ajouter sur ce sujet. Je n'ai d'ailleurs pas de souvenir notoire de ma promenade sous les voûtes basses, pauvrement éclairées, qui contiennent les sarcophages des taureaux sacrés.
La tombe de Tyi, qui fait époque dans l'histoire de l'art, m'a intéressé davantage. Les bas-reliefs qui ornent les murailles de ce sépulcre de la cinquième dynastie, peuvent se comparer aux travaux d'art plus solides de la dix-huitième dynastie. Le développement de l'Égypte ne fut point continu. Parvenu à son apogée au cinquième siècle, il déclina, puis cessa presque d'être pendant les siècles suivants; il reprit à nouveau au onzième siècle, pour s'arrêter complètement pendant les âges sombres de Hyksos. Mais l'Art, en cette race privilégiée, semble être immortel, car à peine les Thothiens eurent-ils débarrassé leur pays des tyrans étrangers, qu'il reconquit rapidement sa gloire passée et la surpassa, avant que Ramsès II ne le pliât au joug de sa glorification personnelle.
Ici, de même que dans les œuvres vues à Debr-el-Bahri, la qualité de la pierre a permis le travail le plus délicat, et les silhouettes, dans les deux cas, sont fermement et purement dessinées, bien que le relief en soit très léger. Comme elles sont très colorées, un relief plus accentué était inutile. Malgré le grand laps de temps qui sépare les deux œuvres, beaucoup de caractéristiques semblables se retrouvent dans le temple de Hatshepsu, à Dîr-el-Bahri, et il est évident que l'art de ce temple n'est que le développement de celui de ces peintures murales.
Nous reviendrons plus longuement sur l'œuvre de la dix-huitième dynastie qui, quoique plus subtile et plus fine, nous étonne moins que ces admirables reliefs de Tyi, qui sont les premières manifestations d'un art vivant, survenant après une période de décadence. L'étude des tombes de Sakkâra nous apprend à apprécier la collection unique du musée du Caire que la nécropole a enrichi de plus d'une œuvre rare.
En allant à Bedrashîu, où nous prenons le train pour le Caire, nous remarquons des monceaux de ruines qui marquent l'emplacement de Memphis, et les deux colossales statues de Ramsès II. Les villages que nous rencontrons, avec leurs combumbarius en forme de gigantesques pylônes et leur épais rideau de palmiers, sont un peu élevés au-dessus du niveau de la plaine, et, de loin, paraissent autant d'îles sur une mer d'émeraude. Pendant la crue du Nil, ils deviennent vraiment des îles au sol merveilleusement fertile. Des troupeaux qu'on ramène du pâturage, et bien d'autres pittoresques scènes champêtres, rappellent les peintures murales du temple de Tyi, auxquelles elles servirent de modèles, peut-être, il y a quelque mille ans. Ces étendues de champs verts se prêtent pourtant encore mieux à être peints lorsque le soleil a doré les épis, et que la moisson est en train. Les instruments aratoires perfectionnés sont peu connus ici, et le travail du fellah se fait à peu près de la même manière qu'il se faisait au temps des Pharaons.
Les femmes, revenant de la rivière, des cruches pleines sur la tête, sont vêtues comme leurs sœurs des villes, mais non voilées. Le yashmak rendrait leur dur labeur intolérable. Mais elles détournent les yeux en rencontrant des Firangi, ou ramènent sur leur visage le voile qui coiffe leur tête, preuve que l'antique loi vit toujours en elles.
Le paysage, pendant les 15 kilomètres de voyage en chemin de fer, est magnifique; les lueurs du couchant donnent un vif relief au Gebel Turra, et au delà de Helouan, sur la rive du Nil, de délicates ombres violettes estompent les masses rocheuses sur le fond de ciel noyé d'or. Les villages se silhouettent finement contre la pénombre du désert Lybien, et les groupes de palmiers se dressent dans l'air calme. Avant d'arriver au Caire, les rails suivent la rive; la lumière, rosée à présent, idéalise les voiles des gyassas et se répète, en ton plus doux, sur les lointaines collines du Mokattam. Près de Zîreh, le clair-obscur prête son mystère à quelques personnages sur le bord du Nil, et la petite ville elle-même, peu intéressante à la lumière crue du jour, s'enveloppe à cette heure d'un charme délicat. Peu après, nous arrivons au Caire, fatigués, mais heureux de cette belle soirée qui couronne une passionnante journée.
CHAPITRE XI
D'ALEXANDRIE AU CAIRE
La route du Caire, viâ Alexandrie. || Les antiques paysages du Delta. || Le sépulcre du Saint Seyid-el-Bedawi. || Une mission délicate. || Voyage en «dahabiyeh».
Je quittai l'Égypte peu après ma visite à Sakkâra, et les hivers suivants me trouvèrent travaillant en Europe. Je songeais souvent avec une sorte de nostalgie au climat ensoleillé de la vallée du Nil; frissonnant dans quelque ville italienne, ou cherchant à m'abriter de la pluie en France ou en Angleterre, je pensais avec regret à cette délicieuse excursion à Sakkâra. Une commande d'aquarelles égyptiennes me permit enfin de reprendre la route du Caire, viâ Alexandrie cette fois.
La route du Caire, viâ Alexandrie, donne une autre idée de la contrée que le voyage de Port-Saïd.
J'ai essayé de décrire la route de Port-Saïd; il peut être intéressant de me suivre dans mon voyage à travers le Delta jusqu'à l'Égypte supérieure.
Pendant la première heure de ce voyage on passe à travers de prospères faubourgs, bâtis à grands frais avec un minimum de goût artistique. Le manque d'ombre et peut-être le désir de cacher les fautes d'architecture ont poussé les propriétaires de ces bâtisses à soigner tout particulièrement les jardins, ce qui fait que ces constructions sont pour la plupart entourées d'un fouillis d'arbres et d'arbustes qui les dérobent aux regards.
Le train longe la côte sur une longueur de quelques kilomètres, mais dès que la partie nord du Lac Maryût est contournée, nous nous trouvons dans les riches terres du Delta et le paysage change complètement. Plus de villas; l'oriental tarboush fait place au turban du fellah; l'automobile est remplacée par l'âne ou le chameau. Les villages n'ont pas dû se transformer beaucoup depuis le temps des Enfants d'Israël, employés au service peu profitable des Pharaons. Les maisons, comme alors, sont bâties en briques faites de boue desséchée; on y voit les mêmes toits de chaume ou de troncs de palmiers; les dômes aussi devaient exister dans ce temps-là, car nous retrouvons cette forme de toiture dans les documents dynastiques. Chaque envahisseur respecta les choses établies, comme convenant le mieux à la contrée, et bien que le culte d'Isis fût remplacé par celui du Christ, puis tous deux par le puissant Islam, il n'y eut là, en somme, qu'une évolution morale, qui n'altéra point le paysage, et l'aspect de cette partie de l'Égypte changea moins en quatre mille ans que celui d'un comté anglais en quatre siècles.
Le minaret, qui indique le changement de foi, est fort rare ici, tous les matériaux de construction étant très chers. Un enclos carré de briques en boue desséchée au soleil, orné de motifs arabes autour de l'entrée, sert de mosquée au village. Sur les toits des maisons sèchent des graines, des légumes ou des plantes, et l'on y remarque souvent des cruches brisées où les tourterelles font leurs nids. Les hommes et les bêtes vivent ensemble. Un excellent système d'irrigation a étendu la partie de terres cultivées, mais le spectacle qui frappe notre vue aujourd'hui diffère probablement peu de celui que rencontraient les yeux de Joseph lorsqu'il exploitait les terres du Pharaon.
Le magnifique paysage s'étend vers l'est, parsemé de villages, coupé de temps à autre de bosquets de palmiers. Le grincement d'un sakiyah nous arrive à travers le bruit du train et un archaïque moulin à eau, actionné par un buffle, passe devant nos yeux.
Nous ne voyons point encore le Nil, bien que de tous côtés nous admirions sa généreuse influence. Nous apercevons pourtant le Mahmûdieh Canal, la grande œuvre de Mohammed Ali, qui fertilisa ainsi Alexandrie en la reliant aux grandes eaux d'Égypte. De temps à autre aussi, le ciel et le paysage se mirent dans les nombreux canaux de moindre importance qui sillonnent le Delta. A la halte de Kafr-el-Zaiyât, le bras du Nil, Rosetta est devant nous, et nous remarquons de nombreux bâtiments chargés des produits de cette riche contrée, apportant des poteries et de la canne à sucre de la Haute Égypte. Quelques hangars surmontés de cheminées en fer rouillé nous reportent aux laideurs européennes, mais l'aspect pittoresque des bords du Nil et l'admirable lumière fluide qui baigne le tableau nous font vite abandonner ce souvenir.
Nous atteignons bientôt Tanta, une ville florissante, à mi-chemin entre les deux bras de la rivière qui se séparent au Barrage, près du Caire. Le saint Seyid-el-Bedawi est enterré en cet endroit; son sépulcre ne présente aucune beauté architecturale, mais il doit être intéressant de voir les multitudes de pèlerins mahométans y affluer le jour de Molid, jour anniversaire de sa naissance. Malheureusement, ce jour tombe en août, au gros des chaleurs.
Après Tanta, le train traverse la partie la plus riche de cette fertile contrée, mais le paysage est abîmé par de nombreux moulins à nettoyer le coton. Puis nous traversons le bras est du Nil en arrivant à Bulâh; enfin, jusqu'au Caire, nous parcourons une contrée décrite au commencement de ce livre.
Mon amour de l'Égypte et des choses égyptiennes me fait détester le quartier européen du Caire où je suis forcé de demeurer. Quittant l'Europe pluvieuse et froide, on devrait être trop heureux de se trouver sous ce beau ciel pur et dans ce soleil étincelant; malheureusement, le vieux Caire qu'on désire peindre n'offre rien de commun avec le Nouveau où l'on est contraint de demeurer. Les habitants ont la même mine rébarbative que leurs demeures. Leur seule raison d'être est d'ailleurs d'écorcher l'étranger vite et bien, et de se retirer après fortune faite... Ah! ce morceau d'Europe moderne n'est guère en harmonie avec sa voisine, la pittoresque cité moyen-âge! Autrefois, un artiste pouvait vivre au milieu des choses qu'il désirait peindre; à présent, s'il descend dans une auberge où peu de membres de la colonie anglaise daigneraient s'arrêter, il est obligé de payer des prix dignes de la Riviera. Heureusement, ces deux dernières années, je pus travailler dans un milieu qui fut mieux à ma convenance: la tente, la dahabiyeh, les carrières, sont plus de mon goût.
La vie sur une dahabiyeh est pittoresque et charmante. On peut circuler à peu près partout, en Égypte, sur ces bateaux; on s'y installe confortablement et l'on y réunit des amis: c'est l'idéal!
Une partie des terrains qui entourent les monuments historiques ont été acquis par le Service des Antiquités et il est défendu d'y camper. Ceci est une mesure en apparence inutile. Cependant, elle est de grande importance. Il serait difficile de résister au désir d'emporter quelque précieux débris d'antiquités si l'on campait autour des excavations où s'opèrent les fouilles. Un Arabe vous offre un scarabée ou un ushabti bleuté et vous vous demandez tout d'abord si l'objet est véritable, s'il n'a pas été volé? Si l'Arabe est sûr que son acheteur n'a rien de commun avec le Service des fouilles, il avouera même le vol, comme preuve de l'authenticité de l'objet. Le Professeur Maspero, qui est à la tête du Service, me disait qu'on ne saurait trop observer cette règle sévère. Mais, sans trop enfreindre le règlement, il aide comme il peut les étudiants et les peintres qui désirent séjourner autour des monuments. Les Inspecteurs des Antiquités sont également fort obligeants et aimables.
Le Metropolitan Museum de New-York avait demandé l'autorisation de relever l'impression d'une partie des bas-reliefs du temple de Hatshepsu, à Thèbes. Les maquettes devaient, autant que possible, être coloriées comme l'original afin de donner aux New-Yorkais une idée de la plus délicieuse ornementation murale de la dix-huitième dynastie. M. Laffan, qui faisait les frais de l'entreprise, confia à M. Currelly, qui dirigeait à cette époque les travaux d'excavation, le soin de surveiller l'entreprise et de trouver un artiste capable de donner aux bas-reliefs le coloris exigé. Ce travail me fut offert, et, ayant obtenu de consacrer la moitié de mes journées à mes aquarelles, j'acceptai. Mon séjour au Caire fut court, car Erskine Nicol m'ayant invité à demeurer sur sa dahabiyeh, alors à Boulâk, la Mavis fut la base de mes opérations jusqu'à ce que le camp d'hiver de Thèbes se fût formé. Le bateau subissait quelques réparations, mais mon hôte, un frère artiste, partageant mon dégoût pour la vie d'hôtel et la soi-disant «haute société», pensa avec raison que je leur préférerais même l'odeur des vernis et le désordre qui régnait à bord.
Certaines parties de Boulâk sont telles que par le passé, et le marché aux fruits et aux poteries, entre autres, est charmant. Je ne me souviens pas d'avoir jamais travaillé parmi des gens aussi curieux que les habitants de ce coin de Boulâk. Mon fidèle Mohammed ne pouvait m'accompagner, malheureusement; un mot de lui à un agent de police, la parenté imaginée du Hawaga ou d'un Moufetish quelconque m'auraient assuré la paix. Le retour à la dahabiyeh est vraiment une joie, après une journée de travail, chaude et encombrée de mouches et autres parasites. Le soir, les bruits provenant des travaux cessaient, les clameurs alentour s'apaisaient, seul le clapotis des rames troublait le calme de la nuit pendant que nous fumions nos cigarettes sur le pont.
Le voyage en dahabiyeh, jusqu'à Thèbes, est un rêve. J'avais descendu la rivière à bord de la Mavis, le printemps passé, et je fus désolé de refuser l'invitation de mon ami. Je convins de le rejoindre à Karnâk, lorsque la saison des travaux de Dêr-el-Bahri serait terminée. Un voyage d'une nuit par le train du Luxor est certainement plus prosaïque qu'une excursion en dahabiyeh, mais ce dernier mode de locomotion m'aurait fait perdre trois semaines.
CHAPITRE XII
THÈBES
En route pour le campement, dans la cité des ruines. || Le village de Kurnah. || Les tombes vivantes. || La hutte de pierre, près du temple de Hatshepsu. || Mon installation. || Une première nuit a la belle étoile.
J'arrivai à Luxor le 1er décembre. Le train avait quelques heures de retard, mais cela n'était pas pour me surprendre. Quelques personnes m'attendaient. On mit à dos de chameau mon bagage; mes ustensiles de peintre voisinèrent dans un panier avec une énorme provision de boîtes de sardines. Dans un autre panier on plaça un sac de plâtre de Paris qui pesait plus que ma valise, ainsi que des bougies et encore des boîtes de sardines. Que de sardines!...
Montés sur des ânes, Mohammed Effendi, qui représentait la Société d'Exploration Égyptienne, et moi, nous nous mîmes en route, suivis du commissarel camuel. Un demi-kilomètre de boue sèche et de sable sépare la rivière des terrains cultivés: nous le franchîmes au galop, laissant le chameau et son guide loin derrière nous. Après avoir dépassé des jardins enclos de murs, et traversé le pont d'un canal, nous descendîmes dans la large plaine verdoyante qui s'étend de la nécropole de Thèbes à la rivière. Les colosses d'Amenhotep III s'élèvent à la limite des terres cultivées, et, à leur gauche, au bord même du désert, on aperçoit les pylônes du grand temple de Medinet Habu. Les ruines du Ramesseum sont en partie cachées par des arbres, et l'amphithéâtre que forment les rochers derrière le temple de Dêr-el-Bahri est à peine visible au loin. Après une marche de deux kilomètres, nous laissons les colosses à notre gauche, mais nous voyons encore leurs bases assombries par les inondations annuelles du Nil. Nous passons auprès du pylône brisé du Ramesseum qui s'élève juste au-dessus de la plaine fertile que nous allons quitter. Ici, nous devons choisir notre chemin entre des monceaux de débris, des tombes et des ornières, et cela continue ainsi jusqu'au village de Kurnah, qui se trouve sur un plateau légèrement surélevé.
Nous montons entre les huttes du village. Des gamins à demi nus qui poursuivent des volatiles sont pour nous, dans ce vaste cimetière, un signe de vie réjouissant. Une femme apparaît à l'entrée d'une large excavation et crie aux enfants de laisser les poules tranquilles. En regardant d'en haut, nous voyons que cette ouverture n'est qu'une tombe de plus, et que ces gens en ont fait leur demeure. Une ou deux bâtisses de briques, basses et carrées, forment l'habitation des riches; tous les autres habitants de ce grand village occupent les tombes. Une muraille enclôt une cour, dans laquelle nous remarquons de bizarres objets, comme de gigantesques champignons aux bords retournés et qui seraient en boue desséchée. Plusieurs d'entre eux contiennent en ce moment de la paille ou des céréales; ce sont les demeures d'été des pauvres gens que les scorpions ont chassés des tombes. Dans le creux où le dormeur se blottit pour la nuit, nous remarquons deux espèces de coquetiers, assez grands pour contenir une kulla ou cruche à eau, taillée dans une pierre poreuse. Quelques habitants fortunés du village possèdent plusieurs tombes rangées en cercle autour de la cour centrale. Alors, l'une sert de dortoir, l'autre de cuisine, une troisième d'étable. Les habitations diffèrent selon la nature des tombes. Parfois, une hutte en constitue la première partie, et la tombe, à laquelle mènent quelques marches, représente le fond. Nous remarquons plus bas quelques sépulcres fermés de lourdes portes de fer, et munis de numéros officiels. Ils sont moins pittoresques que ceux que nous avons vus tout d'abord, mais ils sont apparemment de plus d'importance. De fait, ce sont les tombes du Cheik Abd-el-Kurnah, dont nous parlerons plus tard. Quelques ruines évoquent en moi l'image d'un antique monastère copte; j'apprends que ce sont les décombres d'une maison datant du siècle dernier, où demeura Wilkinson. Il y recueillit des notes pour son livre Mœurs et coutumes des Anciens Égyptiens, livre considéré comme surranné par beaucoup de gens, mais fort intéressant cependant, et savamment illustré par l'auteur. Wilkinson mourut d'un accident d'arme à feu dans cette maison où il avait travaillé si longtemps. Sur le point de mourir, il eut peur que ses gens ne fussent soupçonnés, et, faisant mander l'omdeh (chef du village), il l'assura que sa mort n'était causée que par sa propre maladresse.
Le grand amphithéâtre que forment les falaises encerclant à demi le côté ouest de la vallée de Dêr-el-Bahri, s'ouvre devant nous. Le temple de Hatshepsu, avec ses terrasses et ses colonnades, en occupe la base, et fait face au temple de Luxor, à 4 kilomètres de là, sur la rive opposée du Nil. Une hutte de pierre, tout à côté du temple, m'intéresse vivement: pendant cinq mois, cette hutte me servira de demeure. Un nuage de poussière qui s'élevait à gauche du temple et les voix des ouvriers nous apprirent que les travaux d'excavation étaient en train.
Mon ami Currelly était occupé; je fus reçu par un Américain charmant qui me présenta trois jeunes Arabes: le cuisinier, le maître d'hôtel et le valet; ils me baisèrent respectueusement la main, puis me dévisagèrent avec curiosité. M. Dennis, s'instituant mon hôte, envoya Albrikman, le chef, préparer le thé, et Bulbul, le maître d'hôtel, couvrit d'une nappe la caisse qui servait de table. Comme nous avions laissé le commissarel camuel sensiblement en arrière, je fus informé que mes bagages n'arriveraient pas avant une heure; je me rendis donc dans la tente contiguë à la hutte, pour réparer tant bien que mal le désordre de ma toilette. Un long sifflement et l'exclamation de ce qui me parut être une armée de travailleurs, m'avertirent que le labeur du jour avait pris fin. Un chien ayant aboyé, le son fut répercuté encore et encore, et l'on eût dit que tous les roquets de la contrée donnaient de la voix. Passant ma tête par l'ouverture de la tente pour demander une serviette, le mot serviette, serviette, serviette me revint en échos successifs. Tout s'accordait pour rendre ma nouvelle demeure bien étrange.
Le soleil s'était couché au fond de la vallée; le creux qui, en plein jour, était enlaidi de monceaux de débris, était à présent noyé d'une ombre douce et bienfaisante. Le thé, la beauté croissante du paysage, me mirent en excellente humeur. Nous fûmes rejoints par un second membre de la famille, un major Griffith, et bientôt Currelly vint en personne partager notre repas. J'appris que, des difficultés étant survenues dans l'organisation des fouilles, je ne pouvais commencer mon travail. Nous discutâmes la question jusqu'à l'obscurité complète, éclairés simplement par quelques bougies posées sur notre table improvisée.
Le chameau étant enfin arrivé, je commençai mes préparatifs pour la nuit. La hutte possédait deux pièces vides ouvrant sur la salle commune, et un large cabinet de débarras réservé aux trouvailles, et qui sentait vaguement la momie et la souris. Les deux pièces étant destinées à deux dames qui devaient nous arriver du Caire le lendemain, je commençais à me demander où je coucherais moi-même, et à regretter les hôtels modernes, hier méprisés, lorsque Bulbul apparut, portant un lit indigène qu'il plaça entre deux monceaux de trouvailles. Achmet suivit avec un matelas, et ma chambre fut bientôt prête. Mon ami semblait étonné de mon peu d'habileté à me diriger dans l'obscurité, parmi les débris de temple disséminés un peu partout. Je l'assurai que beaucoup de mes compatriotes souffraient de la même infirmité, et il me conduisit obligeamment à la hutte. Une tente à côté de nos deux lits (je ne vis celui de mon ami que lorsque je l'eus heurté dans l'ombre) devait nous servir de cabinet de travail. Mon ami est Canadien et, ayant campé presque toute sa vie, soit dans son pays, soit en Égypte, il est un maître organisateur sous ce rapport. Notre salle à manger nous parut, par contraste, brillamment éclairée. Mes yeux coururent à la table: je m'attendais à un plat monstre de sardines relevé de pickles. Mais non, Achmet apparut avec de délicieux hors-d'oeuvre d'anchois à l'huile, puis Bulbul le suivit, porteur d'une soupe acceptable. Les bouchons sautèrent bientôt joyeusement, et le dîner fut assaisonné de la meilleure des sauces: la gaieté et le bon appétit.
Les histoires variées des quatre convives rendaient la conversation intéressante. Le Major avait servi quatre ans en Afrique pendant la guerre des Boërs; Currelly avait passé une saison avec Flinders Petrie, à explorer la Péninsule Sinaïtique; Dennis, qui est Américain du Sud, avait une collection divertissante d'anecdotes, et moi-même, je pus placer à propos quelque curieux ou réjouissant épisode. On menait une vie sérieuse et réglée au campement; la lune ayant éclairé notre chambre à coucher, je gagnai mon lit sans encombre.
On s'habitue difficilement à dormir à la belle étoile. Des chiens qui aboyaient à intervalles réguliers, me firent prévoir une nuit blanche. Tout d'abord, intéressé par la nouveauté de mon entourage, je considérai cette perspective sans ennui. L'air était délicieusement frais et la lune faisait paraître les rochers environnants plus majestueux encore. A un certain moment, les chiens se taisant, j'eus la sensation de tomber dans une agréable inconscience. Mais le hurlement d'un chacal réveilla les chiens: ombres de Thèbes, quel vacarme! Enfin, je parvins à m'endormir. Je rêvai que le vacarme avait éveillé les morts et que de chaque tombe les momies sortaient. Bientôt, je crus être moi-même une momie. La pierre tombale qui me recouvrait essayait de se soulever. A chacun de ses efforts, un frisson mortel me secouait. Une étrange sensation de liberté reconquise, comme si la pierre se fût tout à coup envolée, m'arracha à mon sommeil, et j'observai qu'une lourde couverture tunisienne venait de tomber de mon lit, enlevée par un coup de vent violent. Dans mes efforts pour la rattraper, je me cognai contre un des gardiens de nuit qui était accouru à mon secours et qui m'aida à la reprendre. Nous en couvrîmes le lit, en l'assujettissant au moyen de lourds morceaux d'une statue d'Osiris. J'avais les yeux et les oreilles pleins de gravier et de poussière et le cou égratigné. Des appels désespérés retentirent l'instant d'après: le Major, empêtré dans les toiles qui protégeaient sa couchette, cherchait à se dégager et appelait à l'aide. Puis, ce fut Dennis qui, ne voulant pas risquer d'être enseveli sous sa tente, allait chercher un refuge dans la hutte. On éveilla Currelly à grand'peine!... Griffith et Dennis s'arrangèrent pour passer le reste de la nuit dans la hutte; quant à Currelly et à moi, la tête enveloppée dans de vastes mouchoirs, nous réintégrâmes nos lits et, bercés par la tourmente, nous nous abandonnâmes de nouveau au sommeil.
Le soleil, se levant sur les collines au delà de Luxor, m'éveilla. Le vent était complètement tombé.
Des groupes d'ouvriers apparurent bientôt, silhouettes sombres dans la brume lumineuse du levant. A sept heures, trois cents hommes et jeunes garçons étaient rangés près du camp et répondaient à l'appel de Mohammed Effendi. Je pus enfin procéder à une toilette en règle. Cette nuit au grand air m'avait affamé et j'aurais embrassé Bulbul lorsque, devinant mes désirs, il m'apporta une tasse de thé. Ce nom de Bulbul ne m'étant point connu, j'interrogeai le jeune garçon. Il m'avoua que ce nom était celui d'un oiseau qui chante très bien (le rossignol, ainsi que je le compris plus tard), et qu'on l'avait surnommé de la sorte en raison de son talent de chanteur.
CHAPITRE XIII
LE TEMPLE D'AMMON
Comment on obtient une empreinte d'un bas-relief. || Une pyramide sur un temple. || La mystérieuse Vache de Hathor. || Quelques détails historiques autour du temple de la reine Hatshepsu. || «L'Expédition en Pont».
Après le déjeuner, j'allai avec Currelly au temple de Hatshepsu, pour me rendre compte de la manière dont on pourrait relever le contour des bas-reliefs sans endommager les murailles. Nous nous fîmes accompagner de quelques ouvriers que mon ami savait être experts dans la fabrication des fausses antiquités, et nous nous munîmes de cire à modeler et de feuilles de papier d'étain. Choisissant pour notre expérience un bas-relief des plus simples, nous le couvrîmes d'une feuille de papier d'étain, et, avec une légère pression, nous obtînmes le dessin des contours. Les contours les plus accentués furent obtenus à l'aide d'une brosse de crin avec laquelle nous fîmes pénétrer partout la feuille de métal souple. La cire, après avoir été chauffée au soleil, fut placée sur la feuille d'étain, puis nous attendîmes que le froid de la pierre l'eût à nouveau durcie.
Il fallut ensuite retirer le moule avec son revêtement de cire et le poser sur une surface unie. Ceci fait, nous obtînmes un bas-relief argenté qui nous parut très satisfaisant et le Quies keteer des fabricants d'antiquités nous fit grand plaisir. Le moule fut emporté à la hutte, et, après l'avoir enduit de graisse, j'en pris une empreinte au plâtre. Nous laissâmes le plâtre se durcir à son tour et nous allâmes voir ce qui se passait dans le nuage de poussière qui flottait au-dessus des fouilles, à gauche du temple de Hatshepsu.
La Société d'Exploration Égyptienne a obtenu la concession des fouilles du temple de Hatshepsu en 1903, après que les travaux commencés dans le temple voisin, moins ancien, eussent été remis au Service des Antiquités. Le Professeur Naville offrit ses services pour cette entreprise, et, avec le concours de M. Henry Hall, du Bristish Museum, et plus récemment, de C. F. Currelly, il termina les travaux en trois ans. Tout en gravissant les trois terrasses, nous remarquons la similitude de ce plan avec celui du sanctuaire de Hatshepsu, érigé quelque sept siècles plus tard. Il y a cependant un détail qui distingue le temple de Mentuhotep II; c'est la ruine d'une pyramide sur la troisième terrasse. C'est le seul exemple que l'on rencontre d'une pyramide faisant partie d'un temple, et la singularité de cette construction a été l'occasion d'études intéressantes. Un papyrus conservé au Musée de Turin relate que le Pharaon (un des derniers Ramsès) avait nommé une commission pour visiter les tombes de ses prédécesseurs et dresser un rapport sur l'état de ces tombes. Le rapport mentionne que la tombe de Mentuhotep II était intacte, mais il n'indique pas son emplacement; toutefois, le dessin d'une pyramide faisait suite au passage qui avait trait à cette construction. Ceci décida le Professeur Naville à rechercher la tombe sous cette pyramide. Il ne la trouva pas, mais il fut récompensé de ses travaux par la découverte de six statues de Usertesen III, dont trois sont actuellement au British Museum, et les trois autres au Caire. Comme ce monarque appartient à une dynastie plus récente, la douzième, il y a là un problème de plus ajouté à tous ceux que nous offre ce temple.
Une tombe de femme a été mise à jour à quelques mètres de la pyramide; quelques fresques, bien conservées, datant de la onzième dynastie, qui couvraient l'extérieur de ce sépulcre, sont très intéressantes, quoique grossières. Quant à l'emplacement de la dernière demeure de Mentuhotep, il reste toujours un mystère.
Les fouilles ont été continuées dans la base des rochers qui se trouvent derrière le temple; des débris de pierre calcaire ont été enlevés, et une couche inférieure avait à peine été entamée, que, à la grande surprise de M. Dalison qui dirigeait les travaux à cette époque, une masse de roc glissa, laissant à découvert une cavité, et la tête et les épaules d'une vache de Hathor. L'hiver de 1906 à Thèbes fut fertile en surprises; mais celle-ci fut une des plus intéressantes, en raison de la beauté de la sculpture et de son parfait état de conservation. Currelly qui accourut avant même que la trouvaille ne fût débarrassée de sa poussière, me donna tous les détails.
Les travaux durent être très prudemment menés. Les ouvriers indigènes s'intéressent vivement à la découverte d'objets de valeur et perdent facilement leur sang-froid. Si l'on n'observe pas les plus grandes précautions, les fouilles dans ces rochers peuvent amener des éboulements funestes. La cavité où apparaissait cette étonnante tête de vache, demandait une étude spéciale. On s'aperçut d'abord qu'elle avait un toit en forme de voûte; les peintures murales, fort bien conservées, ne laissaient aucun doute sur l'époque de la construction. Il est regrettable que cette construction n'ait point été laissée intacte. Les autorités du Musée du Caire, naturellement désireuses d'ajouter à leurs collections un si beau spécimen de la sculpture de la dix-huitième dynastie, firent valoir les risques que courrait la sculpture si on la laissait en cet endroit. De son côté, l'Inspecteur local des Antiquités, M. Weigall, demandait qu'on laissât la caverne intacte, en se déclarant prêt à assumer toute responsabilité. Les grilles de fer qui auraient été nécessaires pour protéger la vache de Hathor contre les actes de vandalisme ou contre les chercheurs de reliques, auraient certainement nui à l'aspect du monument, mais, située dans cette niche, près du sanctuaire de Hatshepsu, combien mieux dans son cadre elle aurait été qu'au Musée du Caire!
La gravure ci-contre représente la terrasse supérieure du temple de Mentuhotep, avec la base en ruines de la pyramide, à droite. La partie sud du temple, plus récente, est au milieu, et les collines qui entourent la vallée forment le fond. La seconde cavité, à gauche, est celle où la vache de Hathor fut trouvée, mais, bien qu'elle soit à proximité du temple de Mentuhotep, elle n'a rien de commun avec ce sanctuaire. Le sanctuaire de Hathor fut élevé sur les ordres de la reine Hatshepsu après que l'autre, dont nous retrouvons les traces, fût tombé en ruines. Tous deux furent restaurés plus tard, sous Ramsès II.
L'excavation, à l'extrême gauche de la gravure, concentra tout l'intérêt des fouilles de cet hiver. On avait trouvé l'entrée d'une tombe très intéressante, et, pensant qu'il s'agissait de la tombe recherchée par le Professeur Naville, on attendit l'arrivée de ce dernier pour l'ouvrir.
De retour à la hutte, nous procédâmes à l'ouverture du moule de cire. Une impression se trouvait bien reproduite, mais le papier de plomb qui servait à empêcher la cire de détériorer le coloris de la muraille, avait arrondi les bords des incisions qui donnent tant de vie au travail original. La cire n'avait pas pénétré assez profondément, et il nous fallut corriger minutieusement les angles trop arrondis. Une autre difficulté se présentait: la cire qui s'était bien durcie sur la surface froide de la muraille, s'était ramollie avant d'avoir été recouverte de plâtre, et certains reliefs s'étaient empâtés.
Avant de commencer le moulage de la seconde pierre, nous étendîmes notre cire sur une table de fer, chauffée par une lampe à alcool. A l'aide de baguettes de bois, nous pressâmes le papier d'étain dans les creux de la sculpture, et, la cire étant plus malléable, elle fut plus facile à appliquer dans ces mêmes creux. En employant du plâtre de Paris, nous n'aurions eu à craindre aucun affaissement, mais nous avions promis au Professeur Maspero de ne pas nous en servir dans le temple, de crainte qu'un ouvrier maladroit n'en éclaboussât les murs. Une seconde couche de cire plus épaisse donna quelque résultat, mais comme les pierres du mur n'étaient pas toutes égales de surface, nous ne pouvions éviter certains creux. Cet inconvénient n'aurait pas été si grave s'il ne s'était agi que d'une seule pierre, mais cette partie de la muraille était formée de deux cents pierres environ, et il fallait des raccords exacts.
Il ne m'était pas facile, avec ma connaissance très imparfaite de la langue arabe, d'instruire dans un art que je devais apprendre moi-même les paysans qui m'aidaient. Currelly me seconda de son mieux, mais après l'arrivée du Professeur Naville, l'ouverture de la tombe dans le temple de Mentuhotep absorba tout son temps et tous ses efforts. Je trouvai heureusement les six Arabes qui m'aidaient fort intelligents et prenant beaucoup d'intérêt à leur travail. Au fur et à mesure que les résultats se perfectionnaient, nous augmentions leurs gages, et lorsque je fus certain que les moulages ne pouvaient être meilleurs, leur salaire était le triple de celui qu'ils recevaient aux fouilles. Il faut dire en passant que el Kompania, comme ils nomment la Société Égyptienne d'Exploration, rétribue fort mal ses ouvriers, et je suis sûr que seule la perspective de pouvoir subtiliser quelques scarabées ou morceaux d'antiquités, les décide à travailler à vil prix.
A propos de ces reproductions, quelques détails sur leurs originaux et sur le temple où ils se trouvent ne seront point déplacés ici.
Makere-Hatshepsu est la première souveraine d'une grande contrée dont nous parle l'Histoire. Fille de Thothmès I, elle avait également droit au trône par sa mère, Ahmès, qui descendait d'une longue lignée de princes thébains. Ses deux demi-frères, Thothmès II et Thothmès III, contestaient ces droits. Bien que leurs prétentions ne fussent point aussi justifiées que celles de leur demi-sœur, leur sexe les désignait au choix de leurs sujets. Des deux frères, Thothmès II avait plus de droits par sa naissance, sa mère étant princesse, alors que la mère de Thothmès III n'avait été qu'une obscure concubine. Mais Thothmès III apporta une heureuse solution au problème en épousant sa demi-sœur. Pendant un certain temps, les deux époux régnèrent conjointement, et pendant que Thothmès agrandissait le temple de Karnâk, Hatshepsu élevait ce sanctuaire qu'elle consacra à Ammon. Mais le pays eut à souffrir de la discorde qui régnait entre les deux époux, et Thothmès II ne manqua pas d'exploiter à son profit le mécontentement de la population. Tout d'abord, la reine fut dépossédée par son mari et l'on donna ordre d'effacer son image des murailles encore inachevées du temple. Le parti de Thothmès II plaça celui-ci sur le trône. Mais son règne fut de courte durée, et, à sa mort, les partisans de Hatshepsu furent assez puissants pour la rétablir sur le trône. Elle régna jusqu'à la fin de sa vie, et l'embellissement du temple d'Ammon fut son œuvre principale.
Les prêtres d'Ammon, qui étaient ses partisans fervents, firent tout au monde pour affermir son prestige aux yeux du peuple. Dans la colonnade nord, l'histoire de sa naissance divine est dépeinte: son père terrestre, Thothmès I, est entièrement ignoré, et une belle série de bas-reliefs représentent Ahmès devant Ammon Ra; les hiéroglyphes rapportent les paroles du dieu: «Hatshepsu sera le nom de ma fille... Elle régnera sur toute cette contrée». Plus loin, l'enfant nouveau-né est représenté comme un garçon, et, plus loin encore, la reine couronnée par les dieux porte une barbe et est vêtue de la courte jupe d'un roi. Thothmès n'apparaît que dans la scène finale où, devant la cour assemblée, il reconnaît la reine comme souveraine du pays. Le parti de la reine avait eu soin de faire graver certaines inscriptions pour renforcer son autorité. Son prédécesseur est représenté, disant: «Vous proclamerez sa parole; vous serez unis sous son commandement. Celui qui lui rendra hommage vivra; celui qui parlera de sa majesté en blasphémant mourra».
Bien que tardivement racontée, cette légende trouva créance dans le peuple qui de tout temps avait regardé les Pharaons comme les descendants terrestres du dieu-soleil, et, malgré son sexe, Hatshepsu continua de régner jusqu'à la fin de sa vie.
La contrée de Pont est regardée comme le berceau des dieux; les égyptologues la placent à l'extrême-est de l'Afrique, connu à présent sous le nom de Somaliland; de temps immémorial on y récoltait la myrrhe dont on offrait l'encens sur les autels. Planter de myrrhe les terrasses de son temple, devint l'ambition de la reine. Cinq navires furent équipés et envoyés sur le Nil, à un endroit où un canal relie le fleuve à la mer Rouge. Ils sont représentés dans la colonnade portant la désignation de l'Expédition en Pont et une large raie bleue qui se déroule au-dessous figure l'eau où se jouent de nombreux poissons du Nil. Lorsque ces mêmes vaisseaux sont représentés sur les côtes de Pont, les poissons particuliers à la mer Rouge figurent à leur tour. Des hommes chargés d'arbres à myrrhe gravissent les échelles des navires; un lourd chargement se trouve déjà embarqué, et quelques singes se promènent çà et là. La structure et la mâture de ces vaisseaux sont rendues avec une étonnante fidélité.
Des hiéroglyphes relatant cette expédition couvrent les espaces vides de l'arrière-plan.
Le sujet de la muraille sud nous transporte dans la contrée de Pont. Les envoyés de la Reine sont reçus par le souverain de la contrée; la pierre où est représentée l'énorme épouse du souverain, ne se trouve malheureusement plus ici; elle est au Musée du Caire. Des bestiaux à cornes courtes sont offerts au roi; un village de Pont bâti sur pilotis, sert de fond. Ailleurs, des indigènes transportent les arbres sur les navires; leur type, très différent de celui des Égyptiens, a sans doute été minutieusement observé d'après les quelques habitants de Pont qui accompagnèrent l'expédition à son retour à Thèbes. Beaucoup de pierres manquent, elles se trouvent dans les différents musées européens.
La couleur a disparu des portions de la muraille qui furent exposées aux intempéries. Les ocres rouges et jaunes ont résisté à la lumière, mais sont parfois éraflés par les tourbillons de sable. Les parties noires qui ont été exposées au soleil sont entièrement effacées, ainsi que les bleus et les verts que l'on ne retrouve que dans les creux profonds.
Là où les peintures ont été protégées du soleil, de la pluie et du vent, elles ont gardé toute la fraîcheur de coloris qu'elles avaient il y a trois mille cinq cents ans, lorsqu'elles furent exécutées par les artistes à la solde d'Hatshepsu.
Il semble n'y avoir eu que peu de mélange de couleurs. Les artistes employaient une nuance conventionnelle pour chaque objet représenté par le relief, sans faire aucun effort pour employer la teinte exacte; mais il y a dans l'ensemble beaucoup de richesse et de pittoresque. Çà et là, la pluie et la lumière, en atténuant les tons, ont mis sur ces bas-reliefs une patine admirable.
M. Somers Clarke, architecte honoraire de la Société d'Exploration Égyptienne, a reconstitué les fragments absents de la colonnade sur laquelle se trouvent ces bas-reliefs uniques, et M. Howard Carter a passé deux années à surveiller les travaux. Il reste davantage à faire pour protéger des intempéries les bas-reliefs de la troisième terrasse, mais on me dit que ce travail sera bientôt entrepris.
CHAPITRE XIV
PARMI LES TEMPLES
Les Temples ont successivement servi a des Cultes divers. || L'inscription d'un prêtre chrétien. || Le petit temple de Der-el-Medineh. || Détails archéologiques. || «Ce monde n'est pas une ville durable.»
Dans l'espace couvert par les deux temples dont nous venons de parler, à Dêr-el-Bahri, on peut étudier l'art et la vie de ce peuple intéressant tels qu'ils se développèrent pendant une période de trois mille ans.
Senmut, l'architecte du temple de Hatshepsu, ne put terminer son œuvre avant la mort de la Reine, et comme il était un de ses partisans, il dut probablement prendre la fuite lorsque Thothmès III saisit à nouveau les rênes du Gouvernement. Des restaurations furent faites par la dynastie suivante, sous Ramsès II, mais elles font preuve d'un déclin marqué dans le sens artistique. Un sanctuaire fut ajouté sur la troisième terrasse sous les Ptolémées, et nous pouvons comparer cet ouvrage avec ceux de la dix-huitième dynastie. La nature de la pierre sablonneuse qui servit à la construction de ce sanctuaire explique probablement le manque de finesse de certains bas-reliefs. Les personnages sont traités à la manière grecque, plutôt qu'égyptienne, en tout cas la décadence de l'art est évidente. L'influence grecque est visible dans tous les monuments de l'époque des Ptolémées.
Ce même sanctuaire devint plus tard la chapelle d'une communauté chrétienne, et les murailles sont encore noircies par la fumée des torches et des cierges qui l'éclairaient durant la célébration de la messe. Cette chapelle est creusée dans le rocher, et les pierres sablonneuses formant le mur et le toit ont été évidemment employées pour résister à la pesée des pierres calcaires de la partie supérieure. On retrouve les traces d'un autel dans la table d'offrandes de Hatshepsu, et, partout où les dieux païens n'ont pas été cachés par quelque objet du culte chrétien, leur visage a été détruit.
Les décorations anciennes ne furent point respectées. Une pierre représentant la tête de Thothmès admirablement sculptée était mise sens dessus dessous dans le mur, si l'on trouvait qu'elle s'adaptait mieux ainsi. Sur les espaces qui ne sont pas couverts d'hiéroglyphes ou de sculptures, on trouve des inscriptions en écriture cursive, hiératique ou démotique. Une prière à Esculape, en caractères grecs, fut probablement gravée par un ouvrier grec, sous le règne des Ptolémées. Plus loin, un moine copte, quelques siècles plus tard, a mis au-dessus de cette prière une croix, avec ces mots: «Dieu seul guérit».
De la terrasse supérieure, la vue est splendide. Vous avez devant vous la sauvage contrée qui forme une partie de la nécropole thébaine. La plaine fertile traversée par le Nil, se détache sur un fond de collines. A droite, se trouve le Ramesseum, avec le temple de Seti à gauche, et, de l'autre côté du fleuve, sur ses bords, apparaissent les grandes colonnades de Luxor et l'immense pylône de Karnak.
En 1894-1895, le temple entier fut mis à jour après de longs travaux dirigés par le professeur Naville et entrepris aux frais de la Société d'Exploration Égyptienne.
De mes aides, quelques-uns retournèrent bientôt à la poussière, ainsi qu'ils nommaient les fouilles. L'un de ceux qui restèrent avec moi, montra une telle habileté dans le moulage des bas-reliefs, que je le reconnus sans peine pour être, de son métier, un fabricant d'antiquités. Cet homme savait quelques mots d'anglais et je le laissais souvent parler. J'ai oublié son nom, mais je me souviens qu'on l'appelait Tyndale Koom, d'après les termes dans lesquels il s'adressait à moi, lorsqu'il voulait me faire voir son travail.
Mon second aide était un ânier qui avait abandonné son métier après la mort de sa bête. Puis venait, par ordre de distinction, un ex-forçat, individu taciturne et rude travailleur. On m'avait dit que dans un accès de colère il avait tué quelqu'un, mais qu'au fond il n'était pas méchant.
Un collaborateur important restait dans la hutte et faisait le moulage des impressions relevées par nous. Ce travail était extrêmement difficile, aucun de nous ne sachant bien se servir du plâtre de Paris. La peinture des maquettes étant moins longue que leur préparation, je pus consacrer de nombreux loisirs à mes aquarelles. Le petit temple de Ptolémée à Dêr-el-Medîneh, caché dans les replis des collines désertes à un kilomètre et demi au sud de notre vallée, fut un de mes sujets favoris. Le mot arabe Dêr, signifie couvent, et ce temple porte les traces du passage des moines coptes. Il fut élevé en l'honneur de Hathor, la déesse de la mort, et aussi de la déesse Maat. Bien que les inscriptions soient inférieures à celles de Dêr-el-Bahri, l'intérieur me parut plus propre à inspirer de pittoresques esquisses que celui de son trop célèbre voisin. Les colonnes couronnées de calyx et les initiales entrelacées de Hathor, ainsi que la porte du sanctuaire, se prêtent sous un certain éclairage à de délicieuses compositions. Des traces de couleur se retrouvent sur ces initiales, ainsi que sur le cadran solaire qui surmonte la porte.
Les temples de Ptolémée ont un grand avantage sur ceux de dates plus anciennes, c'est qu'ils sont dans un bien meilleur état de conservation; en fait, on ne peut guère leur donner le nom de ruines. A part les objets qui se trouvaient dans ces temples et qui sont maintenant dans les musées, les temples de Dendera, Esneh et Edfu n'ont guère changé depuis qu'ils ont été construits.
Il y a beaucoup à peindre à Medînet Habu, qui se trouve à quinze cent mètres au sud. Les décorations de la vingtième dynastie dans le grand temple de Ramsès III, me paraissaient extrêmement grossières après les bas-reliefs délicats de Dêr-el-Bahri. J'eus beaucoup de difficultés à reproduire les premiers bas-reliefs si peu accentués. Dans les séries de Pont, où le fond est enlevé, le relief des personnages ne dépasse guère un millimètre. Les figures de moindre importance ont à peine un demi-millimètre, quelquefois moins. Les grandes figures sur les colonnes ne se détachent pas du fond, et sont souvent à peine indiquées. A l'époque de Ramsès III, les inscriptions ont atteint une profondeur de dix à douze centimètres. Les restaurations de Ramsès II à Dêr-el-Bahri sont en relief, mais elles offrent plutôt une imitation de celles de son prédécesseur qu'un signe caractéristique de leur propre époque. La surface plus rugueuse de la pierre et les dimensions plus grandes de l'édifice expliquent probablement l'accentuation plus sensible des inscriptions, mais la crainte d'un effacement peut en être aussi la cause. Les reliefs accentués furent employés au XVIIIe siècle, mais seulement dans le cas où un effet de perspective était recherché. Le bas-relief paraît avoir disparu après le règne de Séti I. Je le retrouvai à Karnak dans un petit temple modeste de la vingt-cinquième dynastie. Quoique taillé dans de la pierre sablonneuse, le relief en était fort beau et accusait une renaissance de l'art, qui pourtant déclina rapidement pendant la domination des Perses. Quelque grossières que soient les décorations, leur dessin est souvent grandiose; j'ai vu des scènes de bataille d'un mouvement étonnant. L'art semble avoir lutté énergiquement avant de décliner pendant le règne suivant. L'espace me manque pour donner de plus amples détails, mais, dans son Histoire de l'Égypte, le Professeur Breasted relate les événements du règne mouvementé de Ramsès III, événements que le souverain fit du reste graver sur son temple monumental.
En sortant par le pylône massif, nous trouvons à notre gauche une série de petits temples qui nous représentent quatorze siècles, du règne de Hatshepsu aux derniers Ptolémées. Les murailles du temple de Hatshepsu portent des traces des luttes de cette reine avec son père, son mari et son frère, et sur ses portraits effacés, nous voyons les figures en cartouches des trois Thothmès. Ceci servit probablement d'enseignement à Ramsès III, qui fit graver très profondément les inscriptions sur son temple. Nous passons par un pylône érigé par Taharqua, de la vingt-cinquième dynastie—le Tirharkah de la Bible—et nous pénétrons dans le délicieux petit temple de Nektanebos, le dernier Pharaon de la dernière dynastie (trentième). Huit colonnes représentant des papyrus entrelacés, à chapiteaux fleuris, supportaient autrefois la toiture; deux seulement sont encore entières. Ces colonnes, reliées par un écran en pierre fouillée et se détachant sur le pylône de Taharqua, forment un charmant ensemble. Le grand pylône du dixième des Ptolémées nous conduit dans un vestibule à colonnes puis dans une large cour qui termine cette série de temples.
Cette œuvre de Nektanebos et du Ptolémée ne fut exécutée qu'après que le grand monument de Ramsès fut presque tombé en ruines; cela ressort de ce fait que les constructions de Nektanebos et Ptolémée furent faites à l'intérieur et à l'extérieur des murailles formant l'enceinte du grand temple; elles empiètent aussi sur une partie de l'emplacement du pavillon de Ramsès. Ce pavillon, dont nous ne voyons plus que la partie centrale, forme l'entrée principale du temple.
A mesure que de nouveaux temples s'élevaient, les anciens tombaient en ruines et l'on employait les pierres ainsi toutes prêtes comme matériaux de construction. On retrouve des inscriptions des anciens temples sur les murs des temples plus récents. Il est étonnant que les ruines du village chrétien situé à l'est du grand temple, n'offrent que des murs en boue desséchée. L'église du village qui occupait le centre de la seconde cour était également construite à l'aide de cette pauvre matière, alors que des pierres toutes préparées et toutes taillées se trouvaient à proximité.
Le magnifique Amenhotep III bâtit son palais somptueux auprès des temples de Medînet Habu, mais on en retrouve peu de vestiges. Ce palais était probablement déjà tombé en ruines lorsque Ramsès III fit construire son grand temple. «Ce monde n'est pas une ville durable», disait-on au temps des Pharaons. Les grands palais qui ont existé à Thèbes et qui servaient de demeures aux rois et aux nobles, étaient tous construits en briques de boue; ils durèrent peu, mais ils nous ont laissé quelques fragments qui nous permettent de juger de leur splendeur. Nous retrouvons heureusement des dessins de ces palais sur les murailles des temples et des sépulcres, ainsi que des spécimens de mobiliers qui ornent à présent la dernière demeure des morts, et qui nous donnent une idée des anciens intérieurs égyptiens.
Le pavillon de Ramsès III, dont nous ne voyons qu'une partie, nous fait songer à une forteresse plutôt qu'à un palais; il fut sans doute construit en pierres taillées, pour des raisons stratégiques, par ce roi guerrier.
CHAPITRE XV
LA TOMBE DE LA REINE TYI
Comment les indigènes jugent les archéologues. || Du rôle de la reine Tyi dans l'histoire des Pharaons. || Le Dieu nouveau. || Visite a la tombe mystérieuse. || «Sic transit gloria mundi.» || Une cruelle désillusion.
Noel était passé, et les travaux d'excavation n'avaient donné aucun résultat intéressant. L'intérêt qu'ils inspiraient tout d'abord était tombé. Cette vallée renfermant les tombes des rois, que j'étais impatient de revoir aussitôt que mes travaux personnels m'en laisseraient le loisir, devait pourtant, à mon avis, recéler bien des mystères, que des fouilles habilement dirigées ne tarderaient point à dévoiler. Un jour, la nouvelle se répandit qu'Ayrton avait découvert de l'or et des pierres précieuses, et les habitants du pays le voyaient déjà ramassant à la main des trésors incalculables. Mon travail n'avança guère ce jour-là, car Tyndale Koom, Ahmet et même l'ex-forçat taciturne ne tarissaient pas en bavardages. Inutile de dire que la valeur archéologique de la découverte ne les intéressait pas. Les indigènes sont pleins de cette idée que tous les Européens qui s'occupent des fouilles ne le font que par rapacité et amour du pillage. La pensée qu'avec ce qu'ils retireraient du butin, Mistr Davis et Mistr Eirton pourraient vivre tranquillement jusqu'à la fin de leurs jours, occupait leur esprit et, probablement, excitait leur rancune; ils trouvaient mauvais que ces chiens de chrétiens pussent s'emparer ainsi de ce qu'Allah avait mis en réserve pour les vrais croyants!
Une chose était certaine: on avait trouvé et ouvert la tombe de la Reine Tyi. On aurait dit que les roches calcaires qui protégeaient l'entrée des fouilles avaient la transparence d'un rideau de mousseline, tant les curieux étaient bien renseignés. M. Théodore Davis avait quitté sa dahabiyeh pour venir sur les lieux; le Bash Moufetish était arrivé, accompagné de son wakeel et de ses gardes particuliers; on avait télégraphié à M. Maspero; un artiste spécial était sur le terrain et un photographe avait été mandé du Caire. L'arrivée de notre ami Ayrton mit fin à notre impatience d'en savoir davantage. Il pouvait être satisfait, car sa découverte était une des plus belles qui se fussent produites depuis nombre d'années. Il nous dit que la tombe de la Reine Tyi avait certainement été ouverte depuis que la Reine y avait été ensevelie, mais que le vol apparemment n'avait pas été le but du sacrilège; les objets de valeur s'y trouvaient encore, mais les hiéroglyphes se rapportant à l'hérésie qu'elle avait favorisée et au fils qu'elle avait essayé d'établir, avaient été effacés. Il paraissait clair que le sacrilège n'avait été commis que quelques années après la mort de la Reine, et que les prêtres d'Ammon, ayant satisfait leur zèle religieux et réparé la brèche faite dans la muraille, Tyi avait reposé tranquillement pendant plus de trois mille ans. Un éboulement de rochers avait protégé sa tombe du pillage des Romains, du fanatisme des premiers chrétiens et de la rapacité des Arabes, mais non des investigations des égyptologues.
Ce soir-là notre conversation roula sur la Reine Tyi, son fils Akhnaton et sur l'évolution religieuse de leur époque. Nous fûmes désappointés en apprenant que l'entrée de la tombe nous serait fermée pendant quelques jours encore; le photographe du Caire était absent, et rien ne pouvait être déplacé avant son arrivée. On craignait d'autre part que les objets ne se détériorassent à la température extérieure, car il arrive souvent que des choses demeurées intactes dans un sépulcre pendant des siècles, tombent en poussière dès qu'elles sont exposées à la température du dehors. Cette crainte n'était que trop justifiée, comme on le verra plus loin.
Une semaine s'écoula avant que personne, à l'exception de ceux qui y travaillaient, ne pût visiter la précieuse tombe. Notre curiosité était continuellement excitée par J. Lindon Smith, un artiste américain, chargé de peindre l'intérieur de la tombe et son contenu, et qui en s'en retournant à Luxor s'arrêtait à notre campement pour nous raconter sa journée. Les longues heures passées dans la chambre mortuaire n'attristaient point l'artiste, et ce fut l'un des plus gais compagnons que j'eus la bonne fortune de rencontrer.
Quatre grandes jarres, dont les couvercles portaient l'image de la Reine, avaient été trouvées, ainsi qu'une cassette renfermant des objets de toilette en bel émail bleu. Avant de rendre visite à la dépouille mortelle de cette reine romanesque, il sera intéressant, pour ceux qui ne connaissent qu'imparfaitement l'histoire de l'Égypte, d'apprendre le rôle important qu'elle joua pendant la dix-huitième dynastie, alors que l'Empire avait atteint l'apogée de sa puissance. A l'encontre de Hatshepsu, elle était de naissance obscure, et l'on dit même qu'elle n'était point Égyptienne, mais les preuves manquent à l'appui de cette assertion. Elle épousa le jeune Pharaon, Amenhotep III, à peu près au moment de son avènement; ce prince magnifique laissa de nombreux documents où il la nommait Reine Consort, et la déclaration royale se termine par ces mots: «Elle est la femme d'un Roi Puissant, dont l'empire s'étend au sud jusqu'à Karoy et au nord jusqu'à Naharin». Ainsi que Breasted le remarque dans son Histoire de l'Égypte, «le roi voulait par là rappeler la haute position qu'elle occupait à tous ceux qui auraient pu songer à l'humble origine de la Reine». Thothmès III et ses deux successeurs guerriers avaient consolidé l'empire sur lequel Amenhotep était appelé à régner; d'une haute culture artistique et ayant à sa disposition d'inépuisables trésors, ce dernier fit de Thèbes la plus splendide capitale du monde. Seuls, quelques fragments disséminés dans les musées nous restent de son grand palais; quelques pierres marquent l'emplacement de son mausolée, et les colosses ont été cruellement détériorés par le temps.
Le grand temple de Luxor, encore debout, nous donne la meilleure idée de ce qui fut fait durant ce règne. L'architecte Amenhotep, fils d'Api, fut connu des Grecs douze siècles plus tard, et la sagesse de ses maximes est citée dans Les Proverbes des Sept Sages. On peut voir de lui un curieux portrait au Musée du Caire.
Contrairement aux usages de la contrée, la Reine prit une part prééminente à toutes les cérémonies religieuses ainsi qu'aux affaires de l'État, et il est curieux de penser que cette petite femme délicate et fine, tandis qu'elle suivait ces rites religieux, encourageait en secret une hérésie qui, pendant le règne de son fils, devait amener la ruine de l'empire. Les causes de cette réforme religieuse demeurent un mystère; les prêtres d'Ammon, qui étaient alors tout-puissants, cachèrent leur mécontentement. La Reine eut sans doute beaucoup d'influence sur son mari, mais elle en eut bien davantage sur son fils, et ce fut ce jeune homme qui, après la mort de son père, déclara hardiment la guerre aux prêtres et proclama l'existence d'un Être Suprême, dont la manifestation visible était le disque solaire. Son nom, Amenhotep IV,—«Ammon repose»—lui devint impossible à porter; comment pouvait-on l'appeler ainsi, alors qu'il effaçait le nom d'Ammon des murs des temples et offrait un autel au nouveau dieu Aton? Il échangea ce nom contre celui d'Akh-en-Aton, signifiant «Esprit d'Aton». Pendant six ans il lutta pour effacer toute trace du culte d'Ammon, mais les souvenirs du passé étaient trop vivaces à Thèbes pour qu'ils pussent être détruits. Aidé de sa mère et du prêtre Eye, qui avait toujours encouragé son zèle réformateur, il résolut de construire une nouvelle capitale qu'il dédierait à Aton. Il choisit un site pittoresque à quelque cinq cents kilomètres au-dessous de Thèbes, appelé maintenant Tell-el-Amarna, mais qu'il nomma Akhetaton, «Horizon d'Aton». Il paraît y avoir vécu le reste de sa vie, comme le Pape dans le Vatican, refusant de visiter les régions qui n'étaient pas dédiées à son dieu. Les provinces asiatiques refusèrent bientôt de payer leur tribut, et à la fin de son règne l'immense empire ne comprenait plus que les provinces arrosées par le Nil. Il mourut sans successeur mâle direct, et son gendre, Sakere, dont on ne connaît pas l'histoire, lui succéda. Un autre de ses gendres, Twet-ankh-Amon, succéda à ce dernier, et après entente avec les prêtres d'Ammon, il retourna à Thèbes qui, depuis vingt ans, n'avait pas vu de Pharaon. Ce fut probablement durant son règne que le culte d'Ammon fut rétabli, la tombe de la Reine Tyi ouverte et tous les souvenirs du maudit Aton détruits.
Il nous fut enfin permis de visiter cette Reine avant que son cercueil gemmé ne fût envoyé au Musée du Caire et ses ossements ensevelis au pied de la colline protectrice de son tombeau. Mes amis, M. Henry Holiday et Miss Mothersole, firent partie de l'expédition. Nous ne fûmes pas long à gravir la montagne et à descendre dans la vallée des Tombes des Rois. Deux policiers en faction nous indiquèrent l'endroit que nous cherchions, et lorsque les sentinelles furent bien convaincues que nous étions des amis de Hawaha, nous fûmes conduits à la tombe nouvellement ouverte. Je fus assez surpris de ce qui se présenta d'abord à nos yeux: un jeune Anglais de stature athlétique, revêtu d'un costume de flanelle, était là, entouré de boîtes de fer-blanc, et, éclairé d'une lanterne électrique, il classait des pierres précieuses; la lumière qui faisait étinceler les joyaux tombait aussi sur les murs blancs du sépulcre, et l'ombre sinistre de notre compatriote aurait pu être prise pour celle d'un sorcier ou d'un prêtre d'Ammon. L'or et le blanc étaient les couleurs dominantes de tout ce qui était éclairé par les rayons électriques, et, au premier coup d'œil, on se serait plutôt cru dans un boudoir dévasté que dans une mystérieuse demeure funéraire.
Ces réflexions furent de courte durée, car notre ami ayant prestement rentré ses pierres: des lapis-lazuli en forme de demi-lune dans une boîte de Beautés égyptiennes, des cornalines et des turquoises dans des boîtes de Démétrius et de Nestor Genakalis, s'empressa de nous souhaiter la bienvenue et de nous faire descendre dans la tombe, située à quelques pieds au-dessous de l'entrée qui y conduisait. Nous devions marcher avec précaution et avoir soin de ne rien toucher, car la plupart des objets étaient très fragiles et le moindre heurt aurait été funeste. Le dais effondré nous cachait la vue du cercueil; enfin nous vîmes devant nous l'effigie de Tyi. C'était le spectacle le plus émotionnant que j'eusse jamais vu: vêtue et parée comme elle l'était sans doute le jour où Amenhotep le Magnifique la conduisit au festin nuptial, elle reposait, les bras croisés. Émerveillé par la splendeur de ce tableau, je ne vis point tout d'abord qu'un côté du cercueil était tombé et que le corps réel de la Reine reposait à côté de cette glorieuse effigie. Son visage desséché, ses joues creuses, ses lèvres minces et parcheminées, découvrant quelques dents, offraient un contraste frappant avec le diadème d'or qui encerclait son front et le collier qui cachait une partie de sa gorge momifiée. Son corps était enveloppé de minces feuilles d'or qui, déchirées en plusieurs endroits, rendaient le spectacle encore plus lamentable.
Je compris bientôt pourquoi le corps gisait à côté du cercueil. La bière, très lourde, avait été posée sur de beaux tréteaux surmontés d'un dais doré, mais l'un des pieds sculptés des tréteaux ayant cédé, le cercueil était tombé à terre et l'un des côtés s'étant brisé, la momie s'en était échappée. Sic transit gloria mundi!
Avant que ce livre ne soit publié, tous les objets renfermés dans la tombe de Tyi auront été étiquetés, catalogués et classés dans le Musée du Caire. La Reine, elle, n'y sera pas. Tout objet ayant une valeur artistique ou archéologique sera transporté dans la dahabiyeh de M. Davis, et le corps sera remis dans sa sépulture, et la tombe murée.
Ces pages furent écrites au moment où, tout à l'enthousiasme de la découverte, nous ne songions pas à mettre en doute son authenticité, et je les publie ainsi afin de ne pas leur enlever leur sincérité de premières impressions. Mais une triste désillusion nous était réservée. Depuis mon départ d'Égypte, cette intéressante momie a été examinée par de savants chirurgiens qui ont déclaré que le squelette était celui d'un jeune homme âgé de vingt-cinq à vingt-six ans....
Il n'y a pas de doute que tout ce qui se trouvait dans le sépulcre appartenait à la tombe de la Reine Tyi, mais l'endroit où repose réellement son corps, et l'identité du jeune homme qui usurpait ici sa place demeurent autant de mystères. Il ne semble guère possible que ce corps soit celui d'Ikhnaton qui aurait été transporté ici de Tel-el-Amarna pour reposer près de ses ancêtres. Son règne, sous lequel se sont accomplis tant d'événements, n'aurait guère pu se terminer si tôt. Obtiendra-t-on quelque nouvel éclaircissement sur ce que firent les prêtres d'Ammon, lorsqu'ils ouvrirent le sépulcre pour y effacer le nom maudit d'Aton? Peut-être le cérémonial somptueux des obsèques royales ne fut-il qu'un simulacre et le corps de la Reine a-t-il été transporté dans la ville d'Akhetaton, construite par son fils, pour échapper aux mains sacrilèges des prêtres?
Nous laisserons ces questions sans réponse et nous retournerons aux excavations du temple de Mentuhotep.
CHAPITRE XVI
LE TEMPLE DE MENTUHOTEP
Encore des tombes, des sarcophages, des momies. || Antiquités modernes... || L'honnête voleur. || Dans le clair-obscur des caveaux. || Les peintures de la tombe de Nakht: scènes de la vie d'un gentilhomme campagnard. || Vers le temple de Seti.
Vers la fin du mois de janvier 1907, le fond du puits fut atteint, et, à six cents pieds de son orifice, la chambre mortuaire ouverte. Dans une niche creusée dans la muraille gauche, se trouvait la momie. Cette niche était assez haute pour qu'on pût s'y tenir debout et assez profonde pour contenir un sarcophage. De larges plaques d'albâtre couvraient les murailles, et bien qu'il n'y eût nulle inscription pour nous renseigner, nous nous trouvions évidemment en présence du sépulcre d'un grand personnage. Le désordre qui y régnait prouvait que la tombe avait déjà été ouverte et pillée; le sol était jonché de débris de cercueil, d'arcs et de flèches, de statues de bois et de poteries. Dans un coin, un amas de poussière brunâtre et de morceaux de bandelettes était tout ce qui restait du corps pour lequel cette tombe avait été construite. La chaleur y était telle que nos bougies fondaient entre nos doigts; l'air était irrespirable.
Mais la trouvaille était importante, et au fur et à mesure que les objets renfermés dans la chambre mortuaire étaient apportés à la hutte, il devenait évident qu'ils avaient dû appartenir à une tombe royale. Le classement et remballage de tous ces objets prit quelque temps, et nous dûmes abandonner nos essais de reconstitution des meubles et des ornements.
Une autre tombe fut découverte à gauche du grand puits; l'immense sarcophage de granit qu'elle renfermait et sa situation près du sanctuaire du temple laissaient supposer qu'elle avait dû contenir une momie royale.
Mrs. Naville passa six semaines à rassembler, à classer les fragments de sept petits autels qui avaient occupé la terrasse supérieure, et dont son gendre fit la reconstitution sur papier. Le dessin en était fort beau, et les ornements sculptés de quelques fragments pouvaient se comparer aux ouvrages de la dix-huitième dynastie. Les dessins qui ornent les murailles des terrasses sont inférieurs; on y trouve la manière conventionnelle d'ouvriers habiles plutôt que la marque d'un génie personnel, comme on en rencontre dans le temple de Hatshepsu. Il est regrettable qu'on n'ait pu reconstruire complètement et laisser sur place un de ces petits autels; on aurait eu ainsi un curieux spécimen de l'art de la onzième dynastie. Comme fragments, ils rempliront les vitrines de quelques musées, mais leur valeur au point de vue architectural sera nulle. Toutefois, après avoir reconstruit un de ces autels, il aurait fallu l'entourer d'une grille de fer afin de le protéger des indigènes, et certainement cette cage de fer au milieu des ruines aurait été peu à sa place. Il est difficile de sauvegarder les œuvres d'art dans une contrée où les gens ne se rendent pas compte de leur valeur idéale. Si l'on arrête un voleur en possession d'antiquités, il est presque impossible d'obtenir pour lui, d'un magistrat indigène, une condamnation. Le fait de «voler une antiquité» bénéficie de quelque indulgence, même auprès des Européens: une dame vint un jour à notre campement pour prier Currelly de l'aider à déchiffrer le cartouche d'un scarabée et à en estimer la valeur. Currelly, après examen, déclara que le scarabée était faux, au grand désappointement de la dame, qui, refusant de se rendre à l'évidence, nous expliqua que le verdict de Currelly ne pouvait être exact, «car, nous dit-elle, Achmet (le jeune ânier) m'a assuré qu'il a volé ce scarabée pendant les fouilles, et il a une figure si honnête que je ne saurais croire qu'il a menti!» Nous ne pûmes nous empêcher de rire devant tant de simplicité, et la bonne dame comprit peut-être que le doux Achmet, honnête voleur, était bien capable d'être aussi un menteur.
Au début de ses travaux à Thèbes, Currelly était moins habile à reconnaître un scarabée Kurnah-made; voulant un jour faire quelques achats à Luxor, il eut l'idée de s'adjoindre quelqu'un de compétent. Le chef d'équipe, ou reis, comme on les appelle, était originaire de Kurnah et, sans nul doute, très habile à fabriquer lui-même des antiquités; ce fut lui que Currelly choisit. Le contre-maître accepta, et comme Currelly traitait ses hommes avec bonté et qu'il avait quelque expérience du caractère des indigènes, il savait qu'il pouvait compter sur son allié. Dans le magasin, un lot tentant de curiosités fut étalé devant lui, et notre ami commença à choisir: «Pouvez-vous me garantir l'authenticité de ceci?» demanda-t-il en montrant un bel ushabti bleu et poli. Le marchand jura «par la barbe du prophète» qu'il connaissait la tombe où l'objet avait été trouvé, et en appela à son coreligionnaire pour corroborer ses dires. Le reis voulant servir son maître sans encourir la colère du marchand, joignit ses protestations à celles de ce dernier, mais pressa du pied la bottine de Currelly, et notre ami comprenant que le contre-maître mentait par complaisance, l'achat de l'ushabti ne fut pas fait.
L'objet suivant était authentique; un léger coup de coude en avertit Currelly qui parvint ainsi à faire quelques achats vraiment intéressants. Une fois les objets choisis, vint la discussion au sujet du prix, et le mot inévitable du marchand: «Vous ne voudriez pas que je vous fisse un prix inférieur à ce que j'ai payé moi-même? Mais parce que c'est vous, vous seulement, vous entendez, je suis prêt à perdre tant et tant». Cette preuve de bienveillance termina la transaction.
Vers la fin de mars, les rayons du soleil brûlant les rochers de la vallée de Dêr-el-Bahri, y rendaient le séjour insupportable. Lorsque le vent du Sud s'en mêlait, la chaleur était telle que nous ne pouvions travailler que de l'aube à dix heures du matin, la cire demeurant molle tout le long du jour. Je dus souvent attendre le soir pour prendre mes impressions, et travailler fort avant dans la nuit. Je désirais vivement terminer le moulage de «Pont» durant cette saison; le coloris serait forcément remis à la saison suivante. Aussi, dès que le vent eut changé, je fus au travail des journées entières.
Mes hommes étaient heureux de pouvoir se reposer à l'ombre pendant le Khamsîn. Les seuls endroits frais étant les tombes, je m'y retirais pour faire mes aquarelles. Tout d'abord, après la violente lumière du dehors, je distinguais mal les objets que je voulais peindre, mais mes yeux s'habituaient bien vite au clair-obscur environnant.
La gravure ci-contre représente une peinture murale de la tombe de Nakht, un des sépulcres que l'on rencontre en allant du Ramesseum à Dêr-el-Bahri; en consultant son guide, le visiteur verra que cette tombe porte le no 125 sur le plan des tombes du Cheik Abd-el-Kurnah; il trouvera également une description des scènes représentées sur les murailles de ces tombes qui forment un groupe intéressant de la nécropole thébaine. En dehors de ce que ces peintures murales nous enseignent, nous ne savons pas grand'chose de Nakht. On le dit scribe, il était probablement prêtre d'Ammon, ou faisait partie de cette corporation puissante qui joua un rôle si important dans les destinées du Nouvel Empire. Il vécut à l'époque d'Hatshepsu, et il est évident qu'il s'intéressa vivement à ce qui devait être sa dernière demeure. Il connaissait suffisamment les dieux et déesses à têtes d'oiseaux et les jugeait sans doute à leur valeur, car il préféra entourer son esprit des scènes auxquelles son corps avait pris part. On y rencontre maintes allusions à Ammon, car la croyance en une manifestation corporelle de l'Être Suprême ne cessa d'exister, malgré le rire des augures.
Les occupations de Nakht semblent avoir été celles d'un riche gentilhomme campagnard. On le voit surveillant des travaux agricoles, depuis le labourage et les semailles jusqu'à la moisson. On le voit aussi présidant en personne aux vendanges et au pressoir. Si l'on en juge par la finesse de ces tableaux, le sport fut son plaisir favori; un panneau très décoratif le représente à la pêche, retirant ses filets, chargés d'oiseaux pris parmi les plantes aquatiques. On le voit également à table avec son épouse; dans un coin, le chat de la maison se régale d'un poisson; des musiciens et des danseuses égaient le repas.
J'ai choisi trois de ces dernières représentations parce qu'elles étaient admirablement conservées, et parce que la lumière tombant du dehors sur ce pan de muraille facilitait mon travail.
Les rochers dans lesquels ces tombes ont été taillées sont d'un grain plus rugueux que ceux de Dêr-el-Bahri; leur surface a été égalisée et cimentée avant d'être peinte. L'artiste ici n'a pas eu recours aux délicates incisions des bas-reliefs du temple de Hatshepsu, mais il a essayé de donner du relief aux figures en les ombrant légèrement. Le résultat n'est pas aussi heureux, et les éraflures et les craquelures du ciment donnent à ces fresques un air de pauvreté qu'on ne voit jamais dans les ornements taillés à même la pierre, tout endommagés qu'ils soient par le temps ou par des mains sacrilèges. On juge pourtant mieux ici de l'art du dessinateur. Ces personnages, de 40 centimètres de haut environ, sont dessinés d'une main très ferme: souvent le geste d'un bras est indiqué de deux coups de pinceau seulement. Les cordes d'une harpe semblent faciles à faire, et c'est seulement lorsque j'essayai de les tracer d'un seul coup de pinceau, comme sur l'original, que j'appréciai la dextérité de l'artiste de Nakht. Peut-être ce dernier est-il lui-même l'auteur de ces peintures, car le terme scribe signifiait probablement aussi sculpteur et peintre. Cette idée me préoccupait pendant que je travaillais dans la tombe. Les artistes qui exécutèrent les belles figures des dix-huitième et dix-neuvième dynasties devaient, à contre-cœur, substituer une tête de chacal à celle d'un homme, ou surmonter d'une tête de vache l'exquise silhouette de Hathor. Décorant sa propre tombe, Nakht put faire comme bon lui semblait, et aucune tête monstrueuse ne défigure sa dernière demeure. Les passages habituels du Livre de ce qui est en dessous du Monde ou du Livre des Portraits ne se trouvent pas ici: il en eut probablement ad nauseam au temps où il servait dans le temple. Puisse son âme errer à travers champs et vignes et se délecter aux souvenirs des joyeux festins qu'il fit sur cette terre!
Il y a quelques tombes plus importantes que celle de Nakht: je ne saurais les décrire toutes dans ce livre. Mais on ne doit pas manquer de visiter celle de Rekhmere, qui est ornée de vivantes peintures.
Les moulages de «Pont» tiraient à leur fin, et le vent chaud rendant la température insoutenable, je me décidai à quitter la vallée de Dêr-el-Bahri. Je ne connaissais pas Abydos, et l'occasion de passer quelque temps à proximité du temple de Seti se présentant, j'acceptai avec empressement l'invitation de M. Garstang qui y dirigeait les fouilles. Le temple est situé à une douzaine de kilomètres de la rivière, juste à la limite des terrains cultivés, et la plus proche station est celle de Beliâneh. Bien que le camp ne fût qu'à 120 kilomètres environ de celui de Dêr-el-Bahri, il me fallut aller à Luxor et y passer la nuit pour pouvoir prendre un train tout au matin. Heureusement, le vent avait fraîchi, et je pus supporter la chaleur du train. Celui-ci longe la rive est du Nil pendant la plus grande partie du chemin et traverse le fleuve à Nag Hamâdeh. De fréquents arrêts aux gares où aucun voyageur ne monte ni ne descend, prolongent ce voyage pendant cinq ou six heures. Arrivé à Beliâneh, je me procurai deux ânes pour me transporter avec mon bagage à travers les terrains cultivés. Le soleil dardait ses rayons brûlants au-dessus de ma tête; il n'y avait guère qu'une semaine que les blés avaient perdu leur première couleur et déjà ils paraissaient mûrs pour la moisson. Le paysage était plus riche, plus pittoresque, et l'étendue des plaines d'or foncé donnait, par contraste, un reflet argenté aux collines désertes.
Après avoir quitté la plaine, on arrive bientôt au temple de Seti. L'intérieur de ce temple laisse une désillusion et ne se prête guère au croquis. A 400 mètres plus loin dans le désert, on rencontre le temple en ruines de Ramsès II. A l'exception de ces deux temples et du cimetière plus éloigné, rien ne subsiste de l'antique cité d'Abydos. Elle était déjà probablement en ruines lorsque Strabon visita l'Égypte, car il en parle comme de «jadis une grande ville, presque l'égale de Thèbes, mais sans importance maintenant».
Après avoir franchi quelques basses collines parsemées de débris de poterie, nous descendîmes dans une plaine sablonneuse, fermée à l'ouest par les monts du Liban. Un Union Jack flotte mollement au sommet d'une maison à un étage, construite en briques de boue: c'est le lieu de ma destination.
Les fouilles que dirige Garstang pour le compte de l'Université de Liverpool devant durer quelques années, on a jugé utile de construire des habitations confortables pour les membres de l'expédition et un dépôt pour les trouvailles. Mon hôte ayant été obligé d'aller au Caire pour quelques jours, je fus reçu par M. Harold Jones et M. Blackman qui dirigeaient les travaux en son absence. Je trouvai là également Howard Carter, venu, comme moi, pour étudier les bas-reliefs du temple de Seti. La maison, ingénieusement construite, comprenait une salle de réunion claire et fraîche et assez de chambres pour loger confortablement six personnes. Le déjeuner me prouva que Harold Jones était non seulement habile architecte, mais un parfait maître de maison. N'ayant rien pris depuis cinq heures du matin, je fis largement honneur au repas.
CHAPITRE XVII
KARNAK
Une visite au temple de Seti. || Les plus beaux documents de l'art décoratif égyptien. || Le «Khamsin» ou le Désert incendié. || Je regagne Luxor pour aller ensuite a Karnak. || Une cité de ruines, toutes en colonnades grandioses. || Le monolithe de granit rose.
Lors de ma première visite au temple de Seti, j'eus le plaisir d'être accompagné par Howard Carter, très documenté en matière d'art égyptien.
Bien que l'art fût arrivé à son apogée pendant la dix-huitième dynastie, on ne trouve aucune trace de décadence dans les bas-reliefs de ce temple, et j'incline à les regarder comme la plus grande manifestation d'art décoratif que l'Égypte nous ait donnée. Ils sont l'œuvre d'un grand artiste qui, quoique encore imbu des traditions de la dynastie précédente, y apporta le sceau de son génie personnel.
D'une manière générale, l'art était dans une période de décadence, mais non pas l'art de celui qui dessina les ornements de ces murs; quant à la partie du temple qui est couverte d'inscriptions datant de Ramsès II, la décadence y est très marquée. Les règnes de Seti et de son fils ayant été fort longs, une période de quarante à cinquante années sépara probablement l'apogée de l'art de son déclin.
Les reliefs de Seti sont légèrement plus accentués que ceux du temple de Hatshepsu à Thèbes, mais ceci est peut-être une conséquence des plus grandes dimensions des figures. Ils ne sont pas tous colorés, mais nous ne pouvons que nous en féliciter, puisque le temps a presque partout effacé le coloris des autres. J'ai choisi un sujet dans les deux séries. Dans le premier sujet où la patine du temps a donné une belle teinte chaude à la pierre, on voit Seti apportant une offrande à Osiris dont une partie de la silhouette est demeurée intacte. Dans la série de reliefs colorés, j'ai choisi celui qui représente Seti allaité par Isis. Le modelé est plus beau dans le premier; dans le second les éraflures de la couleur nuisent aux effets de lumière et d'ombre. J'ai restauré les visages de la déesse et du jeune roi, afin de rendre le sujet intelligible. Les bleus et les verts sont presque effacés, tandis que les rouges et les jaunes ont gardé toute leur vivacité; nous ne pouvons donc donner d'opinion sur cette œuvre quant à la combinaison des teintes. En tout cas, son dessin la place au rang des grandes œuvres artistiques du monde. Maintenant que ces murailles sont exposées au soleil et aux rares pluies de la Haute-Égypte, elles se dégraderont probablement plus en un an que pendant tout le temps qu'elles ont été enfouies sous le sable.
Les rochers servaient autrefois de toit à ces murailles et il est regrettable qu'on n'ait pas trouvé un moyen de protéger les quelques fragments colorés qui nous restent. Jadis, la couleur était protégée par un vernis dont on retrouve des traces là où ni le soleil ni la pluie n'ont pu pénétrer.
Le temple qui est érigé non loin du tombeau supposé du dieu Osiris, lui fut dédié ainsi qu'à la déesse Isis et à leur fils Horus. Les honneurs rendus à la divine triade forment le sujet traité par l'artiste, qui ne manqua pas de faire ressortir la faveur spéciale dont jouissait Seti, qui alla jusqu'à usurper la place de l'enfant Horus. Nous voyons le roi dans différentes scènes sur la muraille nord du hall hypostyle de Karnak. Il y est représenté sous les traits d'un guerrier subjuguant un chef lybien, et les vigoureuses scènes guerrières qui précèdent et suivent cet épisode ont sans doute servi de modèles à celles que nous trouverons plus tard sur les temples de Ramesid.
Nous trouvons encore des traces d'un beau travail sur les murs en ruines du temple mortuaire de Seti à Karnak, et le plan de celui de Abu Simbel, connu comme œuvre de Ramsès II, fut établi pendant le règne du père illustre de ce Pharaon. Tous les genres de décoration murale ont été employés durant le règne de Seti. Les bas-reliefs d'Abydos sont les plus beaux, mais le relief en creux était également très employé et avec beaucoup d'effet; ici, le fond n'est pas enlevé, mais le contour est coupé et le relief est formé par la profondeur de cette incision. On trouve un beau spécimen de ce travail dans la tombe de Seti à Thèbes, où le jeune roi est représenté faisant une offrande à l'image de la Vérité. Cette même tombe est aussi richement décorée de peintures murales plates.
Peu après mon arrivée à Abydos, le Khamsîn rendit l'endroit aussi inhabitable que Dêr-el-Bahri. Le nom donné à ce vent provient du mot arabe signifiant cinquante, parce qu'il souffle pendant cinquante jours, à partir du commencement d'avril. On l'appelle aussi Simoon. Il est précédé par une élévation de la température, un changement de la teinte du ciel qui passe du bleu au gris, et une tranquillité spéciale de l'atmosphère. Bientôt la teinte grise du ciel passe au jaune vers le sud et une ou deux rafales d'air brûlant annoncent l'arrivée imminente du fléau. Il semble que les portes de l'enfer s'ouvrent. Un tourbillon de sable se meut à travers le désert, et l'horizon est noyé dans un brouillard jaune. J'ai essayé de peindre cet effet, mais je n'avais pas le temps d'appliquer mes couleurs tant elles séchaient vite. La surface de ma palette et de mon croquis ressemblait à du papier d'émeri avant que j'aie pu reprendre de la couleur, si ma toile faisait face au vent, et d'un autre côté, si je faisais face au vent moi-même, j'étais aveuglé par le sable. Il n'y a qu'un parti à prendre au moment du Khamsîn, c'est de rester chez soi. On se demande ce que ce sera en juin si la chaleur est déjà si fatigante en avril. Je m'étais empressé d'emballer tous mes vêtements chauds pour les expédier chez moi par petite vitesse, mais deux jours plus tard je m'estimais heureux de ce que l'expédition n'ait pu être faite, car un changement de vent m'avertissait qu'ils pourraient m'être encore utiles. La seule consolation de ces brusques changements est que cette plaie d'Égypte, les mouches, en souffre également. Le mois d'avril, en Égypte, n'est jamais attristé par la pluie, et il dépend de la direction du vent que le séjour y soit charmant ou détestable.
Je m'en retournai à Luxor par un train de nuit, car je ne me souciais pas de refaire le trajet par la chaleur du jour. Il faisait un peu plus frais à Dêr-el-Bahri lorsque j'y arrivai le matin suivant. Les fouilles étaient terminées et tout le monde était parti, sauf Currelly qui surveillait l'emballage de fragments provenant du temple de Mentuhotep. La trouvaille de l'année précédente, la vache de Hathor, ayant été acquise par le Musée du Caire, toutes les autres découvertes devaient revenir à la Société d'Exploration Égyptienne. Mes bagages furent vite prêts et expédiés à dos de chameau sur la rive opposée à Karnak, où attendait la dahabiyeh de mon ami Nicol. J'eus le regret d'abandonner Currelly dans cette fournaise, avec une si grande quantité de fragments à emballer, mais mon temps était limité et j'avais hâte de visiter Karnak.
Lorsque nous atteignîmes Karnak, mon ami Erskine Nicol fit jeter l'ancre à cinq minutes du grand temple. Howard Carter m'avait donné une lettre d'introduction auprès de M. Legrain qui était à la tête des travaux de Karnak et qui est un des hommes les mieux renseignés de notre temps sur cette partie de la contrée; ma première matinée se passa en compagnie de cet aimable Français et de Nicol, à visiter les temples de la région. M. Legrain nous conta l'histoire de Karnak et nous fit remarquer le développement de cette citée dédiée à Ammon. Nous trouvâmes des traces de son histoire depuis la douzième dynastie jusqu'à l'ère chrétienne, soit pendant une période de deux mille ans. On peut y voir aussi des vestiges des temps archaïques, mais comme je ne veux parler ici que des monuments intéressants au point de vue artistique, je laisserai de côté ces ruines des premiers âges. M. Legrain est un artiste élève de l'École des Beaux-Arts et sa connaissance des lieux jointe à ses qualités artistiques en font un guide unique.
Pour avoir une idée vraiment grandiose de cette vaste étendue de ruines, il faut se diriger vers le Nil par l'avenue des Sphinx. On passe sous un gigantesque portail, érigé par l'un des Ptolémées; c'est le pylône principal. Les dimensions de ce portail sont imposantes, mais nous ne nous y arrêtons pas longtemps, car la grande cour qui suit attire notre attention. Nous remarquons une haute colonne à chapiteau en forme de calice, qui supportait sans doute autrefois une statue; des neuf autres colonnes qui formaient une double rangée dans la cour, il ne reste que les bases et des tronçons brisés. Contre le bleu clair du ciel, le beau chapiteau du pylône de Ramsès I se détache hardiment. L'Éthiopien Taharqua éleva, dit-on, ces hautes colonnes durant la vingt-cinquième dynastie, période qui marqua le début de la dernière renaissance de l'art égyptien.
Nous dépassons le grand pylône pour pénétrer dans le hall hypostyle élevé par Seti I et terminé par Ramsès II. En entrant pour la première fois dans ce hall orné de 134 colonnes, on ressent quelque chose de l'effroi et de la surprise qu'inspire une première vue des Pyramides, mais ici un art plus raffiné a aidé la force brutale dans la construction de cette œuvre monumentale. Ce que nous voyons suffit pour nous permettre d'imaginer l'impression que l'édifice entier devait produire; telles qu'elles sont, ce sont les ruines les plus grandioses de l'univers.
La gravure ci-contre représente imparfaitement les deux rangs de colonnes qui supportaient la voûte de la nef. Les deux ailes étaient supportées par 122 colonnes, mais ces dernières étaient moins élevées que celles de la nef, de sorte qu'elles permettaient à la lumière de pénétrer dans l'intérieur à travers une double rangée de fenêtres. Ce que nous appelons la nef, comprend trois grandes ailes. Les deux moins élevées, à droite et à gauche, sont supportées chacune par sept rangs de colonnes qui, avec les murs extérieurs, forment sept ailes moins importantes.
L'effet de ces 134 colonnes est fort imposant; la circonférence de chacune est si énorme que leurs bases couvrent presque entièrement la surface du sol. Je ne sais si au point de vue architectural cette disposition est heureuse, mais je sais que l'effet est imposant. Je donnerai une idée de la circonférence de ces colonnes en disant que six personnes se tenant par les mains, peuvent à peine entourer une seule colonne. Leur hauteur est de 69 pieds, ce qui, avec les blocs de granit qui les surmontent et supportent le toit, donne à l'extérieur 78 pieds de hauteur. Les architraves au-dessus de ces colonnes s'élèvent à peu près à la hauteur des fûts de celles qui sont au centre. Quelques-unes de celles-ci étaient tombées il y a sept ou huit ans, et M. Legrain nous raconta comment il s'y prit pour les relever et les replacer. Le procédé qu'il employa est sans doute le même que celui des architectes de Seti. M. Legrain fit amonceler de la terre jusqu'à la hauteur de l'emplacement de la pierre tombée, en réservant une sorte de chemin sur cette colline artificielle. Au moyen de poulies et de cordes, on hissait le bloc écroulé jusqu'à sa place primitive. La terre ainsi employée, provenant des fouilles du temple voisin, ne coûtait rien. Comme la main-d'œuvre est très bon marché pendant certains mois de l'année, le travail était moins coûteux que si l'on avait employé des grues actionnées par des moteurs. Beaucoup de fouilles restent encore à faire. Un grand nombre des colonnes des ailes sont encore enfouies jusqu'à la naissance de leurs chapiteaux. Les pierres formant la toiture proviennent sans doute de l'époque des Ptolémées, alors que ceux-ci désiraient ajouter leur tribut en l'honneur d'Ammon ou de quelque autre dieu thébain. Toutes les colonnes centrales et la plupart des petites sont gravées et ornées d'inscriptions et de cartouches datant de Ramsès II. La plus belle œuvre de Seti se trouve sur la façade intérieure des pylônes qui entourent le hall, à l'est et à l'ouest, et des deux côtés du mur nord. Les quelques colonnes qui nous restent de l'œuvre de ce Pharaon nous font regretter qu'il ne l'ait pas terminée. On y retrouve de délicats bas-reliefs, rappelant ceux d'Abydos, et qui forment un contraste frappant avec l'œuvre de son fils.
En quittant cette galerie par la porte de la muraille nord, nous pouvons étudier une série de bas-reliefs représentant les victoires de Seti pendant sa campagne de Syrie; ils sont aussi intéressants au point de vue artistique qu'au point de vue historique. Nous voyons toutes les scènes guerrières depuis les origines de l'Empire jusqu'à la conquête de l'Égypte par Alexandre. Ce sont sans doute ces ouvrages artistiques qui ont inspiré la scène, reproduite à l'infini, d'un Ramsès quelconque terrassant un barbare.
Retournant dans la galerie, nous traversons cette forêt de colonnes et nous sortons par la porte de l'est, sous le pylône d'Amenhotep III. Cette partie plus ancienne du temple d'Ammon est dans un tel état de ruines que, sans l'aide de M. Legrain, nous n'aurions pu nous y retrouver. Deux obélisques de Thothmès I, dont un seul est debout, et le piédestal d'une statue colossale qui a disparu, forment la partie frontale de ce temple de la dix-huitième dynastie. A l'origine, aucun édifice ne lui cachait la vue de la rivière. Le pylône des Thothmès n'est plus qu'un amas de ruines. Le second pylône dont il y a encore moins de vestiges, forme la façade est d'une étroite cour à colonnes, dont rien ne subsiste, si ce n'est le grand obélisque de la fille de Thothmès, Hatshepsu. Son époux, Thothmès III, en avait entouré la base de murailles qui, maintenant en ruines, nous laissent admirer dans son entier l'exquis monolithe de granit rose. C'est le plus beau des obélisques d'Égypte; il a près de cent pieds de haut, et son poids est estimé à trois mille six cents soixante-treize tonnes par le professeur Steindorf. Sur la surface polie de la pierre, on remarque des inscriptions se rapportant aux guerres de l'époque des Thothmès, à la révolution religieuse d'Ikhnaton, où la figure d'Ammon a été effacée pour être restaurée ensuite durant le règne de Seti, alors que le culte de ce dieu était fermement rétabli. Au delà, une seconde cour à colonnades de l'époque de Thothmès I, flanquée de figures d'Osiris, se prolonge vers la rivière. Passant sous un autre pylône, nous pénétrons dans l'avant-cour du sanctuaire. On remarque sur la grande porte en granit du dernier et du plus petit pylône, de belles inscriptions avec des figures caractéristiques de Nubiens et de Syriens faits prisonniers par Thothmès III. Le même Pharaon fit élever deux piliers de granit dans cette cour; le lys de la Haute Égypte se détache en un relief accentué sur l'un, face au soleil, tandis que sur la partie nord du second, nous voyons le papyrus de la Basse Égypte. J'ai pris les croquis ci-joints de l'un des appartements en ruines de la Reine Hatshepsu. La statue mutilée de Thothmès III a été placée dans le boudoir dilapidé de sa demi-sœur. Au-dessus s'élève le sanctuaire que Philippe Arrhidaeus éleva longtemps après la mort de ce couple. Le temple de la dix-huitième dynastie était déjà partiellement en ruines. Cette œuvre est un des joyaux de Karnak. Presque toute la couleur primitive a gardé son éclat et le granit dont il est fait est d'un ton merveilleux. Les inscriptions, gravées dans une pierre très dure, demeurent aussi nettes que si elles venaient d'être faites. Les murs intérieurs sont peut-être encore plus beaux. Les scènes sont généralement représentées en une teinte vert-malachite sur le fond rose de la pierre. La gravure ci-contre étant une réduction d'une aquarelle, il est très difficile de suivre les inscriptions du mur sud qui y sont représentées. Ici, elles sont généralement indiquées en rouge, mais la teinte conventionnelle des hiéroglyphes et des personnages a été profondément modifiée pour suivre une combinaison choisie de couleurs, licence que l'artiste ne se serait pas permise au moment où les souverains d'Égypte montraient plus de respect pour leurs dieux. A gauche de la gravure, nous voyons le lys de la Haute Égypte sur le pilier tronqué de Thothmès, et plus haut se dresse le grand obélisque de Hatshepsu. Ce qui reste des fenêtres du hall hypostyle est visible dans le lointain, et les tours en ruines du dernier pylône brisent la ligne de l'horizon. Quelques marches taillées dans un bloc de pierre intriguent encore les archéologues. Elles ressemblent beaucoup à celles de l'escalier qui conduit à l'autel du sacrifice, dans le temple de Hatshepsu, à Dêr-el-Bahri.
A l'est du sanctuaire, il ne reste guère que les fondations du temple de la douzième dynastie. Le temps écoulé depuis la construction de ces édifices jusqu'au moment où fut élevé le temple de Seti, embrasserait les siècles qui se sont écoulés depuis la conquête de l'Angleterre par les Normands jusqu'à nos jours.