← Retour

L'élite: écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of L'élite: écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: L'élite: écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs

Author: Georges Rodenbach

Release date: July 18, 2012 [eBook #40272]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity Claudine Corbasson and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉLITE: ÉCRIVAINS, ORATEURS SACRÉS, PEINTRES, SCULPTEURS ***

Au lecteur

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.


Le Règne du Silence (Poème). 1 vol.
Musée de Béguines 1 vol.
Les Vies encloses (Poème) 1 vol.
Le Carillonneur 1 vol.
Le Miroir du Ciel natal (Poème) 1 vol.

Il a été tiré de cet ouvrage:

Dix exemplaires numérotés à la presse, sur papier de Hollande.

PARIS.—IMP. FERD. IMBERT, 7, RUE DES CANETTES.


TABLE DES MATIÈRES


ÉCRIVAINS

BAUDELAIRE

Il semble que Baudelaire ait prévu son propre cas quand il écrivit: «Les nations sont comme les familles: elles n'ont de grands hommes que malgré elles.»

En effet, il est surprenant de penser qu'on le conteste encore, que les critiques le dénaturent, que les anthologies le négligent, qu'on le tient tout au plus pour un poète étrange, malsain, stérile en tout cas.

Mais l'opinion finale sera de le mettre enfin au premier rang où règnent Lamartine et Victor Hugo, qu'on cite toujours, en l'omettant. L'œuvre de ceux-ci fut en horizon; le génie de Baudelaire est en profondeur.

Le génie de Baudelaire! Affirmation prématurée et à laquelle on n'est pas accoutumé. De son vivant, il fut méconnu ou mal connu; des erreurs, des interprétations fausses masquèrent son œuvre, et il mourut, ne prévoyant pas lui-même dans quelle lumière de gloire elle finirait un jour par se dresser—pauvre évêque décédant au seuil de son sacre sans avoir vu tomber les échafaudages de ses tours. Aujourd'hui, cette œuvre commence à apparaître comme une cathédrale catholique qu'elle est vraiment.

Voilà ce que n'ont pas soupçonné les écrivains qui s'en sont occupés jusqu'ici: ni M. Brunetière; ni M. Huysmans en ses pages colorées; ni M. Paul Bourget, qui déclare Baudelaire un pessimiste, qu'il ne fut qu'improprement, et un mystique qu'il ne fut pas du tout; ni même Théophile Gautier dans sa préface d'un style si merveilleux, sensuel, odorant, niellé, un style complexe comme une chimie, riche et faisandé comme une venaison, mais qui n'a dégagé que les aspects plastiques, pour ainsi dire externes de l'œuvre. Gautier était trop un artiste en couleurs et en décors, trop un païen, pour chercher le mystère intérieur du poème, son ressort philosophique et religieux.

Il est vrai que n'avait point paru encore l'ouvrage posthume de M. Crepet, contenant entre autres deux fragments inédits d'une sorte de confession, de journal intime: Mon cœur mis à nu et Fusées, qui nous permettent maintenant d'aller jusqu'à l'âme du poète, d'élucider toute son âme.

Baudelaire surgit dès lors un peu différent de ce qu'on l'a vu d'ordinaire. Il apparaît ce qu'il est essentiellement: un POÈTE CATHOLIQUE. Certes, un homme de décadence toujours, au seuil de la vieillesse d'un monde, au seuil de ce qu'il appelle lui-même «l'automne des idées». Mais cet homme de décadence demeure aussi tout imprégné de l'Église. Parmi les vices modernes et la corruption effrénée dont il subit la contagion, il continue à être le dépositaire du dogme, le dénonciateur du péché.

Déjà, au physique, il avait, paraît-il, une réserve sacerdotale, un air de pâle évêque qui, à vrai dire, serait déposé de son diocèse, mais moins pour des péchés de chair que pour le péché d'orgueil.

Il s'est exprimé d'ailleurs en un vocabulaire tout enrichi de liturgie, de bréviaires, de catéchismes, emmiellé de saint-chrême pour ainsi dire, inoculé même de latinité, ce latin d'église qu'il connut bien et aima jusqu'à en composer des strophes: Franciscæ meæ laudes, qu'il intercala dans son livre.

Ici il ne s'agit plus d'une vague religiosité comme celle de Chateaubriand et des romantiques, moins épris du dogme que du culte, de la pompe des offices, du cérémonial, du décor, d'une sorte de merveilleux chrétien.

Celui-ci était né avec le renouveau de l'architecture, ce retour au gothique et au style du moyen âge remis tout à coup en lumière par la splendide restauration de Notre-Dame.

Cette Notre-Dame de Paris, aussitôt accaparée par Hugo, on peut dire qu'elle fut l'arche d'alliance du romantisme. Mais Hugo, comme le roi David, se contenta de danser devant l'arche, avec Esmeralda et les bohémiennes du parvis.

Or la génération qui suivit entra, elle, dans Notre-Dame, se signa d'eau bénite, marcha vers le chœur, affirma son adhésion à la foi et aux mystères: c'était Barbey d'Aurevilly; c'était Hello; c'était Baudelaire. A vrai dire, leurs façons de se comporter dans Notre-Dame ne furent pas pour rassurer les officiants et les suisses, même quand ils s'approchaient de la Sainte Table: «—Vous devez communier le poing sur la hanche?» demandait Baudelaire à d'Aurevilly.

Ceux qui vinrent après eux devaient pousser plus loin, rétrograder tout à fait jusqu'à ce moyen âge dont Hugo avait montré le chemin. Eux étaient retournés à Dieu; leurs disciples retournèrent à Satan, qui est son pôle contraire. La magie se mêla à la religion, le grimoire à la prière. C'est ce qui explique ce recommencement actuel de l'occultisme, de l'ésotérisme, de la messe noire, de l'envoûtement, que nous voyons reparaître dans les beaux livres de M. J.-K. Huysmans, les traités spéciaux de M. de Guaita, les imbroglios de M. Péladan,—dernier avatar, suprême aboutissement du romantisme.

Ce sera une curieuse histoire à écrire que celle de ces sortes de catholiques: Barbey d'Aurevilly, Hello, Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam et,—plus récents,—MM. Huysmans, Verlaine, Léon Bloy, qui auront revendiqué avec des blasphèmes leur titre de croyants et eurent toujours l'air, dans leurs pratiques les plus ferventes, de s'essayer au sacrilège.

Quant à Baudelaire, il n'alla pas jusqu'au satanisme et à l'occultisme par lesquels ses continuateurs seulement devaient clore aujourd'hui ce cycle de l'idée catholique dans la littérature moderne.

Satan pourtant a une place dans son œuvre, mais pas différente de celle qu'il occupe dans l'ensemble du catholicisme lui-même. Baudelaire rédigea les Litanies de Satan, tandis que Barbey d'Aurevilly écrivait les Diaboliques. Il se contenta des postulations au Diable que connut déjà le moyen âge,—de quoi avoir aussi quelques visages de démons en gargouilles grimaçantes à son œuvre, ce qui n'empêche pas celle-ci, comme Notre-Dame elle-même, d'être une cathédrale, une église catholique, à l'image et à la ressemblance de son âme!

Car son âme est bien d'un poète catholique. Il dit quelque part dans son journal: «Ce qu'il importerait, c'est d'être un héros, ou un saint, pour soi-même», parole de définitif renoncement, de pessimisme doux comme celui de l'Ecclésiaste, qui implique la nostalgie et l'ambition du ciel. Il croit au ciel, en effet, au ciel pur et simple des fidèles, au naïf paradis de la ballade de Villon, «où sont harpes et luths», comme il le proclame dans la Bénédiction qui ouvre les Fleurs du mal. Il croit aussi à l'enfer, aux flammes réelles, au dam, aux brûlures éternelles; et, s'il en voulait tant à George Sand, c'est parce qu'elle avait nié l'existence de l'enfer.

Baudelaire croit au dogme intégral de l'Église, non seulement quant aux vérités de l'éternité, mais aussi quant aux vérités du temps. En même temps qu'il confesse ses mystères, il accepte ses doctrines politiques, ses attitudes sociales, son intransigeance vis-à-vis des revendications de la liberté et de la libre-pensée.

Lui aussi estime sans doute que la vérité est une et que l'erreur n'a pas de droits: que la tolérance est une faiblesse, si pas un renoncement. Dès lors, le crucifix ne doit plus être un arbre de paix, mais une arme de menace et de châtiment. Il répudie la théorie du pardon des offenses, de l'oubli des injures, de l'abdication des valeurs devant la masse sous prétexte d'égalité, toute cette religion humanitaire et molle qui fait arrêter le bras de Pierre par Jésus dans le Jardin des Oliviers et, dédaigneux de l'action, lui fait dire: «Celui qui frappe par le fer périra par le fer.»

La preuve s'en trouve dans cette pièce topique du Reniement de saint Pierre où il approuve le disciple d'avoir trahi, et où il condamne le Maître de sa mansuétude ou de sa peur:

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D'un monde où l'Action n'est pas la sœur du Rêve;
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive!
Saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait!

Il a bien fait! Il fallait frapper par le fer et s'imposer par la force. Ainsi éclate sa nature dogmatique, sa religion d'inquisiteur. Car c'est bien un catholicisme politique du XVIe siècle que le sien, d'après lequel il faut s'imposer de force au peuple, puisque celui-ci est incapable de se gouverner et ne comprend que les coups, comme l'enfant et comme l'animal. Ce catholicisme autoritaire d'une part et, d'autre part, la doctrine libérale de Jésus, qui pouvait vouloir mais n'a voulu que pouvoir, sont mis en opposition de la même manière dans une admirable nouvelle de Dostoïewsky intitulée le Grand Inquisiteur, dont le poème de Baudelaire est tout le germe.

C'est à Séville, devant la cathédrale. Le Grand Inquisiteur, Torquemada, passe silencieux, avec un sourire énigmatique. Il a vu au coin de la place le peuple rassemblé faisant cortège à un homme qui vient de ressusciter un enfant. Cet homme est évidemment Jésus. L'Inquisiteur ordonne aux hommes du saint-office de le saisir et de l'enfermer dans les cachots. Le soir venu, il va visiter le prisonnier et lui faire son procès: «Pourquoi revient-il? Est-ce pour leur susciter des embarras, maintenant que tout a été remis par eux en bon ordre? Car il avait eu le tort de laisser aux hommes le choix et la faculté de croire. Pour eux, il n'y avait en vérité rien de plus insupportable que la liberté.» Et Torquemada ajoute: «Nous les avons débarrassés du fardeau d'être libres, du tourment d'avoir le libre choix dans la connaissance du bien et du mal. Nous avons corrigé ton œuvre, et c'est pourquoi nous seuls, gardiens du mystère, nous serons malheureux.»

C'est la théorie de Baudelaire; ce qu'il appelait lui-même sa «religion travestie», car, dans le Reniement de saint Pierre et ailleurs encore, il se montre d'un pareil esprit autoritaire, avec une âme sombre et hautaine qui pourrait être celle d'un prélat intransigeant d'Espagne du XVIe siècle, une âme qui ne s'égaye point aux choses fleuries et suaves du rituel, pour qui même la dévotion à la Vierge, poétisée ailleurs de cierges, de guirlandes, d'étoffes brodées et de joyaux, se transpose en un culte barbare et tragique, comme il apparaît en ce poème curieux, A une Madone, ex-voto dans le goût espagnol:

... Pour compléter ton rôle de Marie
Et pour mêler l'amour avec la barbarie,
Volupté noire! des sept péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant!

*
*   *

Baudelaire est un poète catholique. Son œuvre n'est que la mise en scène du drame originel de la Genèse. Elle raconte la grande chute, l'éternelle lutte qui est le fond de la religion, entre des comparants pareils: Dieu, l'homme, le Tentateur, et la femme, ici aussi l'alliée du Tentateur.

Satan d'abord; pour le poète, il est toujours le Tentateur du Paradis terrestre, le Démon onduleux et menteur du commencement des temps. Mais, en cette société âgée et décadente, il a multiplié et perfectionné ses ingéniosités—et quelles autres ressources maintenant pour nous induire en péchés!

Les péchés modernes? Ce sont précisément les «Fleurs du mal». Baudelaire en a dressé la liste. Il les énumère avec une liberté que seul les mal clairvoyants ont pu juger licencieuse, à la façon dont Moïse énumère, dans le Lévitique, certaines abominations. Son œuvre est un examen de conscience de l'humanité présente.

Lui-même, certes, est un pécheur; il le confesse et avec componction. Il se contemple dans sa faute comme en un miroir brisé et s'y pleure.

Car son œuvre n'est pas seulement objective, elle est subjective aussi; et c'est ce qui la rend si pathétique: le poète confondu avec cette foule, marchant parmi cette foule en proie au péché, apparaissant tout couvert de son péché, en même temps que du péché des autres.

Partout la théorie catholique de la perversité originelle. Mais partout aussi la détestation des vices. Il les poursuit, il les dénonce à travers l'énorme capitale, ce fiévreux Paris qui est l'atmosphère chaude à merveille pour leur pullulement.

Ainsi, occasionnellement, il apparaît un poète parisien (on connaît la série de poèmes intitulés: Tableaux parisiens), après déjà Sainte-Beuve qui ne voyait dans la ville pécheresse que motifs de pittoresque et de mélancolie.

Baudelaire, lui, ausculte les passants, déchire leurs linges d'hypocrisie, découvre en eux des ulcères mentaux, des résidus de méchanceté, et aussi une flore de vices nouveaux, et tout le vin antique des purs sentiments, des pensées nobles, aigri, tourné en vinaigre et en eau, avec un tatouage de moisissure dans les âmes.

Il s'en afflige et il s'en épouvante, sans nulle complaisance pour le vice. «Le vice est séduisant, dit-il dans son Art romantique; il faut le peindre séduisant.» Mais il ajoute: «Il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières; il faut les décrire.» C'est ce qu'il a fait; partout on sent la détestation du mal, l'horreur des coupables ivresses. A la fin des Femmes damnées, il leur clame avec la dureté d'un Père Bridaine laïque, avec la menace indignée d'un prophète biblique:

Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

*
*   *

Dans ce conflit redoutable de l'homme avec les péchés modernes, on peut dire qu'auprès de Satan, qui est présent partout, la femme apparaît toujours aussi, dans les Fleurs du mal, sans cesse l'alliée du Tentateur, comme dans le drame primordial de la Genèse.

Or c'est précisément par cette conception de la femme que Baudelaire se prouve plus clairement encore un poète catholique, et continue de suivre, pour la mise en scène de l'éternel drame humain, la version du catholicisme.

Son opinion est conforme aux séculaires préjugés de la littérature sacrée, puisque les saints Pères estiment que la femme est un vase plein de péché, et puisque Bossuet lui-même a écrit sur leur vanité cette phrase de suprême ironie: «Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et, sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu voulut y mettre.»

La femme est avant tout, pour les théologiens, une occasion de péché, et Baudelaire pense de même. Elle est, maintenant encore, l'alliée du Tentateur. Elle est elle-même le Tentateur. Et l'amour qu'elle nous offre a un caractère satanique. Le poète en trouvait la preuve dans l'habitude des amants—une habitude enfantine, inconsciente, mais vérifiée partout—de s'interpeller dans leurs jeux par des noms de bête: «Mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent...» De pareils caprices de langue, ces appellations bestiales témoignent d'une influence satanique dans l'amour. «Est-ce que les démons ne prennent pas des formes de bêtes?» demandait-il.

Et cela se voit, en effet, dans les tableaux des Primitifs et aussi dans ceux des petits maîtres du Nord, qui, peignant fréquemment des Tentations, celle de saint Antoine ou d'autres saints, représentaient toujours (Teniers et Breughel, par exemple) un vieil anachorète dans une grotte, assiégé par des bestioles chaotiques, des grenouilles à face humaine, d'inquiétants oiseaux dont le bec s'effeuille en pétales, formes fiévreuses où s'incarnent les démons.

Les femmes aussi semblaient à Baudelaire des incarnations de l'esprit du mal, n'ayant d'autre empire qu'à cause de notre originelle perversité, puisque la joie en amour, déclarait-il, provient de la conscience de faire le mal.

Pour le reste, il les trouvait médiocres vraiment: «J'ai toujours été étonné, dit-il dans son journal, qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu?»

Cependant si la femme est amère et vaine, pourquoi l'aimer? Voici: car toute l'œuvre de Baudelaire est raisonnée, logique, philosophique—certes la femme est le mal; elle offre l'amour qui est le péché; elle collabore donc à l'Enfer, mais qu'importe!

Qu'importe! Si tu rends—fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!—
L'univers moins hideux et les instants moins lourds!

Qu'importe! puisque le péché est un moyen d'oubli, et de sortir de soi-même et de la vie! Précieux oubli pour Baudelaire, et les natures d'élite qui souffrent avec lui, exilées dans l'imparfait et qui voudraient entrer dès ici-bas dans l'Idéal.

Or comment entrer dans l'Idéal? Comment échapper au spleen? Spleen et Idéal, c'est le titre d'une partie importante des Fleurs du mal; c'est la devise même de la vie du poète, et comme les deux rives entre lesquelles sa pensée a gémi.

C'est donc pour oublier que l'homme accueille avec ivresse la femme quand elle lui apporte le fruit de sa chair:—ô Arbre de la Tentation, espalier des seins mûrs, chevelure enroulée en serpent câlin au tronc de son corps nu! Et, comme jadis au Paradis terrestre, elle nous murmure aujourd'hui encore, de sa voix spécieuse: «Mange, tu seras semblable à Dieu!»

*
*   *

Mais la chair de la femme n'est pas le seul fruit d'oubli que le Tentateur nous offre. Il y a d'autres moyens désormais d'échapper au spleen, d'entrer de force dans l'Idéal. Voici le Vin, d'abord, qui promet d'éblouir de ses prestiges même les plus déshérités. Et plusieurs morceaux se suivent: le Vin de l'Assassin, le Vin du Solitaire, le Vin des Chiffonniers.

Puis les autres ivresses, les autres moyens d'échapper à soi-même: le Jeu, le Sommeil, le Voyage, le Voyage surtout qui a si merveilleusement inspiré Baudelaire, servi par ses souvenirs personnels d'embarquement juvénile vers les Indes. En effet, il avait navigué très jeune, vers dix-huit ans, embarqué sur un vaisseau faisant voile pour Calcutta, afin, pensait sa famille, que ses idées fussent modifiées et sa vocation littéraire contrariée. Or ce voyage lui donna des impressions qui devaient constituer une des caractéristiques de son œuvre. On peut dire qu'il aura exprimé de façon définitive la poésie des ports, la navigation, les vents du large, les voilures, ce qu'il appelle les architectures fines et compliquées des mâts et des navires. C'est encore dans ces pays d'Orient qu'il prit le goût des parfums, dont ses strophes sont pleines, et se fit une éducation esthétique de l'odorat, à un moment où la littérature n'avait guère encore connu que l'esthétique de la vue.

Cette ivresse du Voyage est brève comme les autres; elle déçoit à son tour:

... Nous avons vu des astres
Et des flots? nous avons vu des sables aussi;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés comme ici!

Alors, quoi? N'y a-t-il aucun moyen de se sauver du Spleen dans l'Idéal, de réaliser dès ici-bas l'infini pressenti? Si! il y a vraiment des «Paradis artificiels». Et Baudelaire a consacré à les décrire les deux notices qu'on connaît et qui sont parmi le plus profond et le plus neuf de son œuvre; celle du Haschisch et celle de l'Opium, à propos duquel avaient paru en Angleterre les extraordinaires confessions d'un mangeur d'opium par Thomas de Quincey, que Baudelaire traduisit en les analysant et développant.

Ces stupéfiants, voilà le moyen parfait et immédiat de fuir la vie, de satisfaire le goût naturel de l'infini, d'être semblable à Dieu. C'est la plus redoutable des offres du Tentateur moderne. Dans cette ivresse étrange, tout s'anoblit, s'idéalise, s'emparadise. On ne perd pas la conscience de soi. C'est une conscience déformée, sublimée. C'est le réel agrandi, divinisé, exagéré jusqu'aux confins du possible, jusqu'à la ligne d'horizon du ciel et de la mer. Est-ce encore l'eau, ou est-ce déjà le ciel? Est-ce encore la réalité, ou est-ce déjà le rêve?

Or c'était tentant surtout pour le poète pauvre, épris de dandysme, subtil esthète, qui tout de suite ainsi se trouvait transporté dans le luxe. Il y a un poème des Fleurs du mal: «Rêve parisien», qui raconte cette ivresse en chambre.

La notation est unique dans les Fleurs du mal, où nulle part il n'est fait une allusion directe au haschisch ou aux visions de l'opium. En cela il faut admirer le goût suprême du poète, uniquement préoccupé de la construction philosophique de son poème, de le dépouiller des contingences, en n'admettant des choses que leur portion d'éternité, leur transposition en infini.

Mais indirectement il y a la trace et le profit de la fréquentation de ces paradis artificiels: les déformations de la sensation, interversion des sens et ces fameuses «correspondances», si souvent signalées et imitées:

Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum!

Et ailleurs:

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies...
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Personne n'a dit que cela était moins inventé que vu, par Baudelaire dans l'ivresse du haschisch, alors qu'à la seconde période, comme il l'a écrit lui-même, «arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d'idées. Les sons se revêtent de couleurs et les couleurs contiennent une musique.»

Un autre résultat du haschisch, c'est un alliage de mathématiques qu'on n'a guère signalé dans l'œuvre, et qui se rencontre si curieusement çà et là:

Dans les Petites Vieilles:

A moins que, méditant sur la géométrie...

Dans les Sept vieillards:

... Son échine
Faisait avec sa jambe un parfait angle droit:

Ainsi les mathématiques se lient à la poésie comme elles se lient à la musique, car l'ivresse du haschisch transpose, paraît-il, toute musique en chiffres, fait apparaître toute musique sur l'air nu comme une vaste opération arithmétique où les nombres engendrent les nombres.

Quoi qu'il en soit du profit que ces drogues savantes apportèrent à l'œuvre, elles n'en restent pas moins défendues, comme les autres moyens artificiels d'oublier la vie: le vin, le jeu, le voyage. Tous sont des fleurs du mal, des fruits de tentation, des inventions de Satan. Seule la Mort vient de Dieu. Elle est la conclusion logique de la vie et sera celle également du poème qui se termine par une série de sonnets, d'une analyse profonde: la Mort des amants, la Mort des artistes, la Mort des pauvres.

C'est le seul idéal à opposer au spleen, le seul remède qui ne trompe pas, cette pensée de la mort,—car le poète est croyant, et la mort ouvre sur le ciel, «ce lieu, dit-il, de toutes les transfigurations», le ciel où, dès le premier poème de son livre, il entrevoyait le trône réservé au poète:

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes légions.

Voilà pourquoi le dernier poème des Fleurs du mal doit se clore, en toute logique, sur ce cri qui sonne enfin la délivrance:

O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!

*
*   *

Comme on le voit, toute cette œuvre de Baudelaire est construite avec la logique, l'harmonie, les proportions, la hiérarchie de l'architecture, car on peut dire surtout de lui qu'il fut un cérébral, un génie de volonté.

La plupart s'étonneront de cet accouplement de mots, imaginant le génie plutôt inné, inconscient, un don, un jaillissement inlassable, une puissance verbale allant jusqu'à être comme le vent, la mer, le feu, faisant de l'homme une sorte d'élément.

Soit! mais, même dans cette hypothèse, n'est-ce pas un élément aussi, la poudre toute réduite qui pourrait faire explosion, avoir la puissance d'un cyclone? N'est-ce pas un élément, la fiole d'essence prestigieuse dont les gouttes sobres sont distillées avec les fleurs de toutes les latitudes? Baudelaire fut, en poésie, le chimiste de l'Infini, et, dans les cornues de ses vers, tout l'univers aussi se condense, aboutit.

Il est donc un homme de génie, pour qui démêle le sens symbolique de ses livres. Mais bien peu, aujourd'hui encore, peuvent oser un tel avis. Que dire de l'opinion qu'il suscita de son vivant et de l'accueil fait à son œuvre? Succès d'étrangeté, presque de scandale. «Des essais», comme déclara la Revue des Deux-Mondes dans une note restrictive, quand elle publia quelques fragments en primeur.

En vain Baudelaire aurait-il voulu s'imposer, expliquer. «Il est inutile d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit», disait-il avec découragement, convaincu de la bêtise du monde, la bêtise au front de taureau.

Or c'est précisément le mépris de l'humanité qui le mena à ce goût de la mystification, un peu puéril, au fond, et dont on lui fait tant grief, mais qui s'explique dans son cas, et par lequel il se vengeait d'aller incompris et seul dans la vie. Il faut dire, à sa décharge, que presque tous les écrivains de sa génération eurent, comme lui, cet amour du mensonge. Ce fut une mode, comme l'affectation de costumes ostentatoires. Balzac lui-même, dans cette toute cérébrale passion pour l'Étrangère, ne faisait qu'aimer un mensonge, le concrétiser dans une forme de femme inconnue, c'est-à-dire dans quelque chose qui était comme s'il n'existait pas. Dernier avatar du romantisme, pourrait-on dire, et de la lycanthropie de Pétrus Borel, s'obstinant à des attitudes pour étonner le vulgaire, et se survivant comme en un sport mental.

On peut considérer de la sorte telles mystifications laborieuses de Baudelaire, qu'il exerçait jusque vis-à-vis des humbles et des inoffensifs. Par exemple, passant un soir devant la boutique d'un charbonnier, il le vit, dans une pièce du fond, assis avec sa famille autour d'une table. Il semblait heureux; la nappe était blanche; le vin riait dans les flacons. Baudelaire entra. Le marchand vint vers lui, obséquieux, joyeux d'un client, attendant la commande.

—C'est à vous, tout ce charbon? demanda-t-il.

L'homme fit signe que oui, ne comprenant pas.

—Et toutes ces bûches alignées?

L'homme acquiesçait encore, croyant l'acheteur indécis.

—Et cela, c'est du coke? c'est de la braise? Ils vous appartiennent aussi?

Baudelaire examinait avec soin toutes les marchandises entassées; puis, dévisageant le charbonnier:

—Comment? C'est à vous, tout cela! Et vous ne vous asphyxiez pas?

Des mystifications de ce genre (et on en raconte de nombreuses, plus ou moins authentiques) étaient sans doute le résultat d'un entraînement, un jeu de solitaire et d'incompris. A l'origine, Baudelaire dut y trouver un moyen de se mettre en garde contre la bêtise qui aurait pu rire de lui, ne le comprenant pas. Il prit l'avance et, le premier, se moqua. Ce fut une sorte de légitime défense.

Car, après avoir reconstitué l'âme foncière de ce poète, on songe: «Comme il s'est trouvé en exil dans la vie! Il a marché vraiment parmi des étrangers. Il n'a pas parlé la même langue que les autres. Sa conversation naturelle devait paraître à beaucoup inintelligible ou ridicule, ses raffinements de pensée et de langue ahurir autant que ses mystifications.»

C'est qu'il a considéré la vie au point de vue de l'Éternité. Il n'a pas été pareil aux autres; il n'a pas été conforme, ce qui est le grand crime, comme il disait lui-même. De là son destin maudit, son génie insoupçonné, sa vie lamentable, en proie à l'affront, à l'ignorance, à la pauvreté.

Quel contraste avec l'existence féerique d'un Hugo qui, après soixante années d'acclamations, est porté en triomphe dans la mort comme un héros de Wagner! C'est que Hugo, Lamartine, presque tous les poètes français du siècle, eurent une nature telle qu'ils ont pu véritablement épouser la foule.

Ses passions, ses tristesses, ses joies, ses croyances,—politique, patrie, amour, tous les grands lieux communs de l'humanité, ils les ont partagés. Chacun d'eux fut vraiment un «écho sonore» au centre de tout.

Quant à Baudelaire, il est exceptionnel: il représente l'élite en face du nombre; en regard des faits, il est la loi; il conçoit l'ordre de l'Univers et méprise le désordre des événements. Lui est incapable à jamais de pouvoir épouser la foule. Il est si différent d'elle, si différent des autres,—et toujours égal à lui-même! Il est l'être dépareillé. Il est unique de son espèce. Il est le grand célibataire, ainsi qu'il est dit dans Maldoror de l'Océan. Mais n'est-ce pas la gloire de l'Océan de n'avoir point d'équivalent?—comme c'est aussi la gloire de Dieu. Dieu est celui qui est le seul. Et l'on pourrait dire la même chose de l'homme de génie.


LES GONCOURT

La collaboration des frères de Goncourt pour une seule œuvre apparaîtra dans l'histoire littéraire un fait unique et, en même temps, extraordinaire, puisqu'ici le fait humain s'égala au fait divin: un écrivain en deux Personnes, le mystère de la Sainte Dualité. Leur renommée ne s'établit qu'avec peine. C'est le cas de tous les novateurs, en art comme en religion. Ils n'ont autour d'eux, à l'origine, que les douze disciples, qui conquerront le monde! Jules de Goncourt connut seulement, lui, le Jardin des Oliviers, la sueur de sang, la mort crucifiée... La difficulté du triomphe s'en augmenta. Pourtant on reconnut que le mort était un dieu. Quant au survivant, qu'allait-il advenir? Certes, sa vie était dépareillée; mais il avait gardé leur âme une. L'œuvre continua.

Edmond de Goncourt se remit au travail, seul, menant plus haut une des tours jumelles de cette cathédrale, tandis que l'autre demeurait inachevée dans l'air. Il produisit alors une série d'ouvrages personnels. Ce fut le récit même de la mort de Jules, dans le Journal, d'un pathétique qui tire les larmes, d'une évocation qui va jusqu'aux nuances de l'agonie sur le visage, jusqu'aux reflets des cierges et des roses mortuaires dans les miroirs. Ce fut encore ce livre exquis: la Maison d'un Artiste, écrit en un style qui se pique au jeu, s'exaspère, lutte contre les modèles, se colore en estampes japonaises, s'affine ou se trame en bijoux et en tapisseries du XVIIIe siècle. Enfin ce furent quatre admirables romans nouveaux: La Faustin, Chérie, la Fille Élisa, et surtout les Frères Zemganno, où se raconte allégoriquement la vie des deux écrivains. On peut démêler ainsi le mystère de leur collaboration. Ces deux clowns, dont l'un rêve «un nouveau tour», que le plus jeune exécute jusqu'à ce qu'il s'en tue, c'est eux-mêmes. Pour Nello il n'y avait rien de bien que ce que faisait Gianni. Car Nello, l'aîné, avait la plus grande part dans la réflexion et l'action intellectuelle. Le second se distinguait par un «balancement plus grand de la pensée dans le bleu, plus bohémien de la lande et de la clairière et, par cela, plus poète, mais plus paresseux d'esprit».

Précieux renseignement. Nous avions le secret désormais de cette association de deux hommes, l'un plus réfléchi, plus cérébral; l'autre plus primesautier, dont la mère, à son lit de mort, avait joint les mains pour la vie sans se douter qu'elle les joignait pour l'œuvre et en faisait des jumeaux de la gloire.

Tout s'élucide maintenant: ils assemblaient de concert les matériaux, les documents: puis écrivaient tour à tour ou ensemble, gardant le meilleur de la version de chacun, fondant les deux textes souvent qui étaient déjà presque pareils. Cette similitude est toute naturelle quand on s'aime,—et qui s'aima mieux que ces deux frères? La ressemblance est le signe même et le miracle quotidien de l'amour. On en vient à penser ensemble, à penser la même chose. Est-ce que, au surplus, il n'arrive pas que, même physiquement, les amants finissent par se ressembler? C'est tout le secret de cette intime collaboration des Goncourt. Eux-mêmes le constataient dans leur Journal: «Jamais âme pareille n'a été mise en deux corps.» Ce n'étaient même plus deux âmes ressemblantes, mais une seule âme en un double être. Et les objets entraient et vivaient dans chacun et dans tous les deux à la fois, comme les objets qui sont entre deux miroirs face à face.

Néanmoins dans la vie des Frères Zemganno il apparaissait que Gianni, l'aîné, avait surtout des «dispositions réflectives». C'est lui qui sans cesse se trouva hanté par l'invention d'un «nouveau tour». Et il n'est pas hardi d'affirmer que, dans la collaboration des Goncourt, Edmond aussi fut principalement le novateur, celui qui toujours se préoccupa de trouver, de créer. N'en avons-nous pas une preuve catégorique dans la préface qu'il signe seul en 1879, où il annonce le projet d'un roman qui se passerait dans le grand monde et qui aborderait enfin «la réalité élégante»? Là est le succès pour les jeunes, déclare-t-il, et non plus dans le canaille littéraire. N'est-ce pas une nouvelle voie ouverte, celle du roman mondain, qu'il inaugure lui-même ensuite, avec Chérie, et où devaient entrer, à son signe, M. Paul Bourget et ses continuateurs.

Cette préoccupation d'un «nouveau tour», d'un genre inédit, que Edmond de Goncourt réalisait ainsi par son dernier livre, les deux frères l'avaient eue dès le début et dès les premières œuvres qu'ils signèrent ensemble.

Ils furent des inventeurs, et dans des domaines multiples. Nous ne parlons même pas de leur résurrection du XVIIIe siècle; ni de leur goût d'art, subtil et sûr, qui introduisit le japonisme en France. Nous parlons surtout du roman dont ils apportèrent une formule neuve et où ils infusèrent un élément nouveau: le Moderne. Déjà dans Manette Salomon, qui paraît en 1867, Chassagnol s'écrie: «Oui! oui! le moderne, tout est là!... Tous les grands artistes, est-ce que ce n'est pas de leur temps qu'ils ont dégagé le Beau?»

Or les Goncourt avaient commencé par aimer le XVIIIe siècle.

Est-ce par aristocratie, amour d'une civilisation joliette, enrubannée et poudrée, pitié pour celles dont le sang tacha les falbalas?

Est-ce par atavisme, affinité avec ce grand-père de l'Assemblée nationale et les autres ascendants qui furent des gentilshommes de l'ancien régime?

Oui; mais ce fut aussi pour une autre raison, plus péremptoire et qui décida de tout. Par elle s'explique leur œuvre et la capitale innovation qu'ils apportèrent dans le roman: les Goncourt étaient nés collectionneurs. Or on n'est pas collectionneur par un penchant de l'esprit, une aptitude mentale. Cette disposition est un phénomène nerveux. Tous les collectionneurs sont ce que les physiologistes appellent des «tactiles», ayant l'esthétique du toucher, et réceptifs d'impressions d'art par le bout des doigts. Les Goncourt, de plus, avaient la vue aussi sensibilisée que le toucher. Même ils commencèrent par dessiner, faire de l'aquarelle, s'orienter vers une carrière de peintres. Aujourd'hui encore ne comprend-on pas, à voir l'œil extraordinaire du survivant, cet œil rond, vaste, comme taillé à facettes par la lumière changeante, qu'il est un œil merveilleusement impressionnable, un œil qui subit comme un attouchement le reflet des objets, un œil contre lequel est blotti un écheveau de nerfs transmettant vite, en une télégraphie magique, l'impression de couleur au cerveau, en même temps que les nerfs du tactile transmettent l'impression de la forme?

Donc ils étaient nés collectionneurs. Et ils recherchèrent avec volupté les bibelots, les dessins, les chiffons, les tapisseries, toute la babiole, toute la gloriole du siècle défunt que leur aristocratie aimait.

Après le décor, ce fut le tour d'autres objets plus décisifs: livres, manuscrits, papiers. Ainsi toute la vie du XVIIIe siècle renaissait entre leurs doigts fureteurs... On se penche sur l'eau pour ne cueillir que des fleurs, puis on s'intéresse aux crues, à la navigation, aux herbes sous-marines. On entrevoit au fond, des barques sombrées, des Ophélies dont on reconstituera la vie sentimentale avec leurs cheveux et ce que disent leurs bijoux.

Ainsi les collectionneurs furent amenés à écrire leurs Portraits intimes du XVIIIe siècle, à en faire revivre toute l'histoire: l'amour, la femme, l'art; non seulement Watteau, Latour, Chardin et les autres, mais aussi les grandes dames, les actrices. Et tout cela, non pas imaginé, deviné ou évoqué par soubresauts lyriques, à la façon des autres historiens souvent visionnaires, comme Michelet ou Lamartine; tout cela prouvé, documenté, établi, au moyen de mille petits papiers, notes, correspondances, actes, pièces officielles, c'est-à-dire un travail minutieux et colossal de deux peintres prodiges qui auraient classé et tué des millions de papillons pour faire avec la poussière des ailes leurs vastes pastels.

Par un procédé de collectionneurs, ils avaient été les historiens du XVIIIe siècle.

Par le même procédé de collectionneurs, ils furent les grands romanciers de la seconde moitié du XIXe siècle.

Et c'est en cela que consiste leur innovation décisive, leur originalité foncière. Ils sont les historiens de nos mœurs. Le roman, grâce à eux, n'est plus une fable, un agencement ingénieux d'aventures; c'est le tableau même du temps. C'est ce que les historiens du siècle prochain auraient fait, si eux-mêmes ne l'avaient pas tout de suite accompli.

Les collectionneurs qu'étaient les Goncourt collectionnèrent des documents sur leur propre temps. Et il ne s'agit pas seulement du décor de ce qui n'est qu'un cadre: Paris, les boulevards, les ateliers, les théâtres, etc.; il s'agit surtout de la façon de sentir, d'aimer, de penser, de mourir, en un siècle de chemin de fer, de Bourse, d'inventions, d'art quintessencié, de détraquements, d'électricité nerveuse. Voilà le moment important de l'Éternité qu'il fallait fixer et qu'ils fixèrent. Ils firent, dans la forme du roman, l'histoire contemporaine des mœurs, des êtres, des choses. C'est ce qu'ils appelèrent peindre le Moderne. Pour y réussir, ils eurent la chance de posséder une éducation classique assez incolore. Homère et Virgile ne les obsèdent pas. Leur antiquité, c'est le XVIIIe siècle tout au plus. Ils ne vivent pas avec les morts. Ils sont attentifs seulement à ce qui les entoure.

Ils collectionnent des frissons, des gestes, des bruits, des nuances de l'eau, des plis de vêtements, des cris de passion, des expressions de douleur, des maladies, tout ce qui est la vie et la mort de leur temps. Est-il étonnant, dès lors, qu'une seule page d'eux, au hasard, donne la sensation et pour ainsi dire l'odeur de l'air du siècle?

Un jour, ce curieux artiste qu'est M. Félicien Rops nous disait que sa grande ambition avait été d'exprimer le «nu moderne», le nu travaillé d'hérédité anémiée, si différent des calmes torses d'un Corrège ou des grasses chairs fleuries d'un Rubens, ce nu décadent qui doit se percevoir, pour ainsi dire, sur un centimètre carré, comme un bout de l'étoffe humaine éraillée par les siècles, non plus sensuel, ni sexuel, mais plutôt raviné de vices héréditaires, marbré de péchés anciens, un nu douloureux et mystique, où se devinent l'éternel regret de l'Eden et surtout les détraquements de la névrose, l'épuisement du sang en de trop chères délices...

De même, sur un centimètre carré de la littérature des Goncourt, on pourrait reconnaître le nu du siècle. Or, cela était inconnu dans le roman, qu'on n'imaginait pas capable de ces résultats où s'accroît son propre domaine. C'est-à-dire qu'il est devenu, grâce à eux, une sorte d'œuvre scientifique. L'affabulation consiste à arranger la réalité. L'artiste dispose les acquêts du collectionneur. Le roman est aussi de l'histoire. C'est une clinique tenue par un poète. Est-ce que Charles Demailly, Germinie Lacerteux, Mme Gervaisais, Chérie, Renée Mauperin, ne sont pas des passants et des passantes de notre époque, malades de la maladie qui nous tourmente tous plus ou moins? Êtres impressionnables, sensitifs, que la musique fait pleurer, qui aiment les fleurs et les baisers tristes! Tous ces personnages sont des nerveux; ils sentent s'étirer en eux le terrible écheveau, et sont frères en Notre Mère la Névrose qui est la Madone de ce siècle. Des malades, dira-t-on! Mais ils sont les malades d'un trop subtil idéal, d'une délicatesse trop docile aux raffinements de l'art, de la musique, de l'amour, du clair de lune, des fards et des piments. Les nerveux? Ils sont malades d'être trop exquis. Ils expient pour avoir voulu se hausser aussi loin de l'homme primaire que celui-ci est loin des animaux.

Ce sont ces créatures rares qui vivent et souffrent dans les romans des Goncourt. En elles se résume—puisqu'elles sont l'élite—l'histoire du temps, ce temps fiévreux, orageux, nostalgique, que les Goncourt ont enclos dans leurs livres. Ceux-ci sont des monographies sur les milieux parisiens (puisque c'est là que le moderne atteint sa plus significative intensité), comme il y a les monographies de Le Play sur les ouvriers européens. Ce sont des travaux documentés qui évoquent le monde des peintres, celui des hommes de lettres, le peuple, les hôpitaux, les lupanars, les cirques, les salons. Sur chacun de ces milieux, les écrivains ont «collectionné» un à un des documents, comme s'ils n'étaient que les historiens des mœurs; voilà pourquoi l'anecdote a toujours été réduite au plus strict, puisqu'il s'agissait moins de raconter des aventures que de peindre des créatures contemporaines et de fixer la Vie Moderne.

Mais les Goncourt n'avaient pas seulement un tempérament de collectionneurs et d'historiens. Ils avaient avant tout une nature de poètes. Et c'est ainsi qu'ils n'ont jamais choisi que le document artiste. Ceci est très important et ne s'applique pas seulement aux détails mais à la conception même de leurs romans. C'étaient des imaginatifs aussi, féconds et puissants, qui prirent soin d'agrandir le sujet de chaque livre par des inventions personnelles. Le point de départ en est toujours minime: une simple anecdote d'hôpital racontée par Bouilhet est le germe d'où sortira l'admirable Sœur Philomène; la vie d'une domestique, libertine et hystérique, leur fera imaginer le type compliqué, la figure inoubliable de Germinie Lacerteux. Et ils ne s'en tiennent pas au simple sujet; ils prirent soin également de l'ennoblir par quelque idée générale qui le grandit au-delà de lui-même; non pas une idée sociale, ou religieuse, ou morale, laquelle n'est d'ordinaire qu'un lieu commun et ne convient qu'aux romanciers vulgaires, mais une idée artiste couronnant l'œuvre d'un nimbe de pensée souveraine, la surmontant d'une tour qui, au-dessus des documents, des matériaux, des pierres touchant le sol, règne dans l'au delà du ciel et y sonne des heures d'éternité à un cadran comme un clair de lune qui chante!

En veut-on des exemples? Dans Manette Salomon, il ne s'agit pas seulement d'une étude du monde des peintres, ni même de la thèse que la femme nuit à l'art, détourne à son profit les sources vives de l'inspiration, les tarit contre son sein incertain comme le sable. Les Goncourt dressent bien au-dessus du sujet le thème du Nu, extasiement des yeux de peintres, caresse et lumières, brûlure aussi, idole de chair qui demande des cœurs saignants en ex-votos et des colliers de larmes.

Dans Madame Gervaisais, il y a aussi agrandissement au delà de l'histoire d'une vie. D'abord, l'influence d'une ville sur une âme. Les pierres parlent, les pierres de Rome où il y a de la poussière des siècles, de l'encens invétéré. Et puis, une autre idée dominante, qui est admirable et d'un symbolisme latent: l'héroïne meurt de trop de beautés, de trop d'émotions délicieuses, du rêve touché, d'avoir presque levé le voile d'Isis.

Enfin, dans les Frères Zemganno, ne s'agit-il pas moins de la destinée de deux clowns, du curieux milieu des forains et gens de cirque, que de deux écrivains unis pour l'œuvre de gloire et que la mort sépare derrière ce texte emblématique?

*
*   *

Mais ce n'est pas uniquement leur conception neuve du roman qui assure la grandeur des Goncourt. C'est en même temps leur style, neuf aussi. L'un et l'autre importent pour réaliser un «nouveau tour», à l'instar du Gianni des Frères Zemganno. Il faut encore «l'effort d'écrire personnellement», comme a très bien dit Edmond de Goncourt lui-même. Oui! une «écriture artiste», et de plus une écriture qu'on fasse sienne, tout de suite reconnaissable et qui donne à notre art comme une identité. C'est ce que Joubert, dans une lettre à Chateaubriand, appelait «avoir son propre ramage».

Or qui s'est créé un style plus personnel, unique, que les Goncourt? C'est là-dessus qu'on les chicane. Déjà Gautier disait en parlant de maints critiques et de la foule: «Le style les gêne». Et il ne faut pas chercher d'autres raisons à certaines résistances vis-à-vis des Goncourt et à l'expansion lente de leur œuvre, trop écrite pour être jamais tout à fait populaire.

Dans leur style encore, se reconnaît bien la marque du moderne. Est-ce qu'il ne fallait pas, pour une humanité nouvelle, une nouvelle langue? La leur est adéquate; elle est bariolée, capiteuse, aiguë, retorse, une langue avec des chiffons, du nu, des bijoux; une langue comme une foule; une langue truffée d'argot, de termes d'ateliers et de coulisses, de termes techniques (leur nature de collectionneurs devait les mener à collectionner aussi des mots). Littérature de luxe, fardée et maquillée, pourrait-on dire, dont le style est bien le visage de la vie moderne, ajoutant du rouge, du noir, du bleu, des poudres et toute une chimie de couleurs pour exaspérer son charme de décadence, sa pâleur de nerveuse qui exigea trop de la vie et d'elle-même.

Ah! qu'il y a loin de la santé rose et calme des littératures classiques! Mais est-ce que la littérature d'une civilisation avancée ne doit pas avoir, comme celle-ci, sa beauté de nuances et d'artifices, ce qu'on pourrait appeler son charme de maladie, avec un rose fiévreux aux pommettes, qui a le ton du rose des couchants?

Qui prétendra la forêt plus belle au printemps, quand toutes les feuilles sont d'un vert unifié et, partant, monotone? Or, la langue est une forêt, disait déjà Horace. Notre littérature, aujourd'hui, touche à son automne; et n'en est-elle pas autrement somptueuse, avec ses millions de feuilles multicolores, qui sont du bronze, du sang, de la chair d'enfant, de la lie, de l'or, du fard,—palette prodigieuse avec laquelle il nous faut exprimer la fin de siècle où nous vivons.

C'est ce qu'on fait les Goncourt. Ils ont écrit—comme on peint:—à petites touches menues, accumulées; les mots se superposent, les épithètes se surajoutent, pour produire le ton, évoquer l'objet, camper le personnage, créer l'atmosphère.

Combien différente, l'ancienne manière d'écrire! «Ils ont rompu, déclarait Banville, avec les pompeuses fadeurs de ce style soutenu qui, ainsi que le disait Michelet, étouffe, écrase lourdement, depuis deux siècles, la France de Rabelais, d'Agrippa d'Aubigné, de Régnier, de La Fontaine.» Et il ajoutait pittoresquement qu'ils pourraient s'installer avec cette enseigne: Au Magasin des Images neuves.

Car ce sont surtout des écrivains d'images, comme tous les grands écrivains, principalement dans notre siècle qui aura produit avant tout une littérature de sensations. Or, une littérature de sensations est naturellement une littérature d'images. Celle du XVIIIe siècle, et même de la première moitié du nôtre, avec Stendhal, Mérimée, Benjamin Constant, n'est qu'une littérature d'idées, une prose abstraite appliquant ses plis raides et incolores sur des pensées, des arguments de raison ou de sentiment.

Tout à coup, Chateaubriand inaugure la littérature de sensation. Et tous les grands écrivains vont le suivre. Chateaubriand ici est précurseur, avec quelques phrases topiques, comme lorsqu'il dit, à propos de bestioles vues en Amérique, dépérissant parmi le soir tombant, dans une mare tarie, «qu'elles dégageaient une fine odeur d'ambre gris». Curieuse sensation d'un odorat enfin aiguisé et qui établit des analogies imprévues. Les sens désormais sont ouverts. Précieux élément de nouveauté. Chaque sens sera une fenêtre qui laisse apercevoir un nouvel Univers. Non seulement les sens sont ouverts, mais on découvre qu'ils communiquent; et c'est Baudelaire, qui, par ses «correspondances», dont l'ivresse du haschisch lui fut la révélation, nous initie à toute une série nouvelle de sensations, et par conséquent d'images:

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfant,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies...

Les Goncourt apportent leur contribution dans ce grand renouveau. Ils ont écrit: Idées et Sensations. Ce pourrait être le titre de toute leur œuvre. Eux aussi possèdent enfin l'éducation esthétique des sens. Mais, chez eux, c'est l'œil qui prédomine; littérairement, ils apparaissent surtout un œil, une rétine merveilleusement sensitive, un perspicace œil de peintre, qu'ils furent à l'origine, et ils vont rendre avec des mots tout le plus ténu et le plus fugitif des nuances d'êtres, de ciels, de décors, de passions. N'est-ce point comme un tableau de Claude Monet, cette «grande église ténébreusement violacée sur l'argent blafard du couchant»? Ils furent des écrivains impressionnistes, avant même qu'il y eût des peintres impressionnistes.

Et cette sensibilité de la vue ne leur atténuait point celle de l'ouïe. La peinture de la phrase, chez eux, n'empêchait point le sens de sa musique. «La soirée frissonnante du friselis des feuilles», n'est-ce point une subtile allitération, comme celles où se complurent de récents poètes, préoccupés d'instrumentation, et que les Goncourt réalisaient bien auparavant avec le goût infaillible et l'instinct des grands écrivains?

Que de combats avec la phrase et le mot pour ces accomplissements magnifiques! Ah! ils les ont connues, ces affres dont gémissait le grand Flaubert! Et, de cette lutte, Jules de Goncourt tomba énervé, brisé à trente-neuf ans, tué, mort à la peine du style, comme l'a écrit le survivant.

Mais que de joies aussi! Ils les ont racontées, ces solitaires ivresses, «ce double et trouble transport cérébral», cette joie nerveuse de l'œuvre en train qui leur coupait l'appétit comme un chagrin et leur donnait, sur les pavés, l'impression de marcher sur un tapis. Admirables et émouvants aveux! Qui aima plus la littérature? Ce fut vraiment pour eux un amour. L'enivrement d'écrire, pour les artistes de race, est comme l'enivrement d'aimer.

O bonheur d'une telle passion pour les Lettres sur qui les années ne peuvent rien! Et c'est ainsi qu'Edmond de Goncourt apparut jusqu'au bout, militant, inspiré, fécond, faisant jouer des pièces, poursuivant son Journal, entreprenant une vaste histoire de l'Art japonais commencée par Outamaro, Hokousaï, et qui devait se poursuivre par l'étude d'autres peintres, de laqueurs, de sculpteurs, de brodeurs, de potiers. On aurait dit qu'il était dans le cas de cet Hokousaï lui-même, dont il avait publié la vie et qui, à un âge pareil, faisait encore de nouvelles conquêtes d'art, pénétrait dans le monde magique des oiseaux, des planètes, signant ses dessins: «Hokousaï, vieillard fou de dessin.» Edmond de Goncourt fut, lui, le vieillard fou de littérature, jusqu'à cette heure suprême où la mort le réunit enfin à son frère Jules dans le même tombeau et aussi dans la même immortalité, cette vie sans date où ils se survivront—jumeaux de la gloire!


STÉPHANE MALLARMÉ

Il faut souvent recourir à des éléments extérieurs: une maison, un portrait, un bibelot, pour reconstituer, élucider tout à fait la physionomie d'un grand homme, qu'il s'agisse d'un conquérant ou d'un poète. L'iconographie surtout est précieuse ici.

Est-ce que le Napoléon au Pont d'Arcole par Gros n'explique pas tout le jeune chef d'armée, piaffant de génie, ivre de gloire, comme le Sacre par David précise l'ordonnateur qui classifie, discipline sa cour comme un code, se hausse aux pompes emphatiques d'un nouvel Empire romain?

Or de Mallarmé nous avons aussi deux portraits significatifs, qui portent chacun la signature d'un maître. L'un, plus ancien, par Manet, qui nous montre le poète assez voisin de nous encore, les traits vivement arrêtés, une moustache drue coupant le visage méditatif, et l'embrouillamini d'une vaste chevelure. Quelque chose d'inquiet et d'inquiétant, le visage soufré d'un orage intérieur, l'air foudroyé d'un Lucifer en habit moderne, comme le Baudelaire jeune peint par de Roy.

Puis voici l'autre portrait, récent, par M. Whistler, où le visage s'est estompé, ouaté. Le bleu très tiède des yeux s'embrume. La moustache aérée s'est fondue avec une barbe courte, en pointe, qui grisonne, et met un floconnement d'hiver au bas de ce visage qu'on regarde comme un reflet, qui semble être vu dans un miroir, vu dans l'eau. C'est le poète comme il subsiste dans la mémoire, déjà en un recul, hors du temps, tel qu'il apparaîtra à l'avenir. A peine un geste de la main plus achevé et qui le rattache encore un peu à la vie, ce geste contourné, d'une inflexion qui lui est particulière pour tenir la cigarette ou le cigare, fumeur continuel qui ne veut pas cesser une minute de mettre de la fumée entre la foule et lui. Ainsi il s'isole, s'éloigne de la vie, appartient tout au Rêve.

«Un homme au Rêve habitué...», a-t-il dit de lui-même au seuil de la conférence—il faudrait dire l'oraison funèbre—qu'il consacra a son fidèle ami Villiers de l'Isle-Adam.

C'est cet homme du Rêve que M. Whistler a exprimé, c'est l'auteur visionnaire, énigmatique, de l'Hérodiade et de l'Après-midi d'un faune, tandis que le portrait de Manet concorde bien avec le sensitif, tragique et exaspéré coloriste des Fenêtres et de l'Azur:

«Je suis hanté! L'azur! L'azur! L'azur! L'azur!»

Or, ici encore, ce sont les éléments extérieurs qui vont nous faire mieux comprendre l'œuvre. Ce cri d'une cervelle près d'éclater sous la cruauté d'un bleu implacable, c'est le poète jeté en plein Midi, allant vivre à Avignon durant des années (envoyé par l'Université), au sortir des brumes, des grises fantasmagories de Londres où il avait couru, sitôt adolescent et libre. Là, de secrètes affinités, la loi de son œuvre encore muette, sa meilleure destinée, l'avaient tout de suite aimanté. Il fallait qu'il se perfectionnât dans la langue anglaise, parce qu'il était voué à nous donner un jour ses admirables traductions de Poë, parce que surtout il devait allumer son âme à cette âme un peu jumelle... Poë avait donné la vraie formule pour le poème: «Il faut une quantité d'esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini...»

Cela équivaut à dire qu'il faut que le poème donne à rêver sur un sens à la fois précis et multiple; ou encore qu'il ait en même temps plusieurs sens superposés. C'est peut-être ce qui caractérise le plus sûrement les grandes œuvres. Ce signe se trouve dans Poë. Il se trouve aussi dans Ibsen dont les drames ont également ce «courant souterrain»; et voilà pourquoi ils captivent à la fois le public ignorant et les artistes. Il y a dans eux, en réalité, deux pièces parallèles: l'une qui semble un drame ordinaire, un drame de la réalité et de la vie, se passe de plain-pied avec les âmes des spectateurs; l'autre, flottant dans les limbes de l'inconscience, le clair-obscur du mystère, ténèbres animées, brumes où on discerne la vie sous-marine de l'œuvre, où l'on voit comme les racines des actes et qui n'est visible que pour les initiés et les voyants.

Mallarmé, lui aussi, dans ses poèmes a tenté de suggérer le mystère et l'invisible. Or, pour suggérer une chose, il faut surtout ne pas la nommer. Aussi Mallarmé dit: «Je n'ai jamais procédé que par allusion.»

Cela ne va pas toujours sans des obscurcissements, parfois volontaires. Les excessifs raccourcis d'idées et d'images auxquels il se complait créent une optique spéciale. En tous cas, il est arrivé ainsi à faire de la poésie sobre, après tant de délayage et cette emphase déclamatoire, cette éloquence de strophes brandies qui est la mauvaise habitude héréditaire de la poésie française. Voici de la quintessence, le suc essentiel, un sublimé d'art, et, dans un flacon d'or pur, très peu d'essence—assez pour parfumer un siècle!—faite avec des millions de fleurs tuées. C'est une poésie de rêve, si différente de ces redondantes mélopées qu'on appelle la poésie lyrique, où, sans cesse, la tradition se maintint.

C'est pourquoi il faut à ce poète-ci apporter des yeux neufs qui ont laissé se démoder en eux le souvenir de tous vers lus. Les mots chez lui n'ont pas leur sens ordinaire. Est-ce que les mots ne sont pas fanés comme des visages? Mettons les mots en un tel éclairage qu'ils aient l'air fardé; et nous créons ainsi l'apparence d'une nouvelle langue, qui sera maquillée, faisandée, une vraie langue de décadence, conforme aux temps où nous sommes. Pauvres mots, qui ne disent plus rien, exténués du même sens proféré. Donc que les mots se taisent; le poète ne les considère plus que comme des signes qui, par la contexture, par la place occupée, par leur mariage avec tel autre précédemment haï, évoquent des sensations vierges, des sens imprévus. Tout est ellipse, tropes, inversions, déductions spécieuses, gestes convexes, reflets, dans des miroirs, de jardins qu'on ne voit pas. Parfois la condensation reste claire:

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur...

Parfois le sens s'enchevêtre, s'assombrit. Une série de vocables rares, d'une lumière inquiétante et trouble, jonchée de pierreries uniques dont la signification n'est pas donnée, pour laisser rêver à quelque collier désenfilé de morte ou à quelque couronne, victime d'un rapt ancien, dont l'or s'est évaporé pour des crimes...

Mais n'importe! Est-ce que le diamant n'a pas aussi des feux seulement intermittents: goutte de lumière, bue a chaque instant; clarté tournante d'un petit phare dans la nuit; étoile qui clignote...

Et les poèmes de Mallarmé sont aussi des énigmes de couleur, ce dont la légitimité se prouve, dit-il lui-même, par ce fait que «en écrivant, on met du noir sur du blanc», comme le mystère sur l'évidence.

Quelques-unes des causes qui font ces admirables poèmes un peu rétractés et hermétiques, c'est, par exemple, la suppression fréquente de l'article, de la ponctuation, de toute conjonction. La syntaxe aussi est retorse, renversée, s'influence de la construction anglaise.

Car—nous le voyons de plus en plus—Mallarmé doit beaucoup à l'Angleterre: son goût du rêve, de l'au delà, son esthétisme, sa syntaxe enfin, sans compter son désir d'introduire partout l'art dans la vie qui provient de cette merveilleuse renaissance de l'art industriel en Angleterre, à laquelle collaborèrent Rosetti, Morris, Crane, tant d'inventifs et précieux artistes. Mallarmé y devait songer pour la France. Naguère il fonda et rédigea seul un journal qui s'appelait La Dernière Mode, où étaient promulgués les lois et vrais principes de la vie tout esthétique, avec l'entente des moindres détails: toilettes, bijoux, mobiliers, et jusqu'aux spectacles et menus de dîners. La poésie aussi, il rêverait de la faire entrer dans la vie, qu'elle s'inscrivît aux murs des appartements, aux vaisselles, aux bibelots; il lui arriva d'en orner des éventails, l'éventail qu'il a si magnifiquement dénommé «l'unanime pli»

Dont le coup prisonnier recule
L'horizon délicatement.

Dans ces vers de grâce suprême, nous retrouvons (toujours pour expliquer l'œuvre par les milieux et les éléments extérieurs, selon la théorie de Taine) l'esprit très ataviquement et foncièrement français de Mallarmé. Hérédité de longue date, car ces lointains ascendants étaient ici de hauts fonctionnaires, et quelques-uns avaient déjà commerce avec le livre, tel celui qui fut syndic des libraires sous Louis XVI et dont le nom se retrouve au bas du privilège du Roi, dans cette édition originelle du Vathek français de Beckford, que le poète réimprima, avec le portail d'une préface neuve. Lui-même naquit à Paris en 1842, dans une rue qui s'appelle aujourd'hui passage Laferrière; et il est naturel, dès lors, qu'il apparaisse ainsi, par aboutissement, si tout à fait «vieille France». Il a gardé la bonne grâce, une politesse infinie d'ancien Régime, une légèreté à manier la conversation, et quelle conversation plus lumineuse et florissante que la sienne: cristal et roses! Toute la jeune génération littéraire l'a écouté comme un précurseur, comme un mage. Une voix savoureuse. Des gestes d'officiant. Et une parole inépuisablement subtile, anoblissant tout sujet d'ornementations rares: littérature, musique (il adore Wagner), art, et la vie, et jusqu'aux faits-divers, découvrant entre les choses de secrètes analogies, des portes de communication des couloirs cachés. Ainsi l'Univers se recrée dans le poète. L'Univers est simplifié puisqu'il le résume à du rêve, comme la mer se résume, dans un coquillage, à une rumeur. Quelle ingéniosité sans fin, quelles trouvailles incessantes!

C'est surtout de la poésie que Mallarmé a discouru, avec exquisité et autorité, orientant les esprits, dogmatisant, approuvant avec des réserves ce que le jeune groupe des Décadents et des Symbolistes allait introniser dans la poésie séculaire.

«Il ne faut toucher que par moments au grand orgue de l'alexandrin», reconnaissait-il à son tour.

Pourtant, pour sa propre œuvre jusque dans ses plus récents vers, il se garda d'aucune innovation, maintint intacte toute la tradition quant aux mètres, aux césures, aux rimes. Son vers est un vers classique, pour ainsi dire.

C'est que la forme, en vérité, est question toute personnelle, changeante et secondaire. Mais il comprit pour lui-même, et enseigna, que le propre du vers est d'enclore uniquement le Rêve. De là sa grande influence à un moment où la Poésie en venait à rimer des contes, les anecdotes de la vie, de l'histoire, de l'amour. Or la poésie est «la langue d'un état de crise», proclama Mallarmé; elle ne doit pas vouloir servir à tout, être employée continuement.

Ces parfaits enseignements, une vie d'une noblesse, d'un désintéressement admirables, ont valu à Mallarmé—outre son œuvre—d'être salué par les écrivains nouveaux comme leur Maître et un chef d'École.

Influence glorieuse, encore qu'elle soit forcément passagère, car sans cesse les esprits dérivent, évoluent, se déprennent, changent, vont ailleurs, comme les vagues dans la mer!

En dehors de ce fait momentané, il y a un fait éternel: c'est la beauté, que nul âge ne fanera, de quelques-uns de ses poèmes: Les Fleurs, l'Apparition, l'Hérodiade, l'Après-midi d'un faune, et aussi de quelques poèmes en prose, si miraculeusement parfaits: Plaintes d'automne, Frissons d'hiver, Le Phénomène futur—c'est-à-dire presque tout le volume qu'il a appelé joliment Florilège, en triant et publiant ainsi quelque chose comme la définitive Anthologie de lui-même, sa flore choisie. Et c'est une flore, en effet, d'un art souverain et durable, faisant suite aux Fleurs du mal de Baudelaire. Celles-ci étaient déjà des fleurs de décadence, germées du bitume parisien, bouquet sentant le soufre et le sang, floraison satanique et cruelle, fleurs nées la nuit, mais quand même naturelles encore.

Les poèmes de Mallarmé sont des sensitives de serre, de la serre chaude d'un cerveau en fièvre, plantes à la croissance artificielle et violentée, fleurs de chimie, fleurs comme écloses d'un miroir, rares orchidées qui contiennent tout le Rêve en leur forme équivoque, aux interprétations diverses, et dont on ne sait si elle est un sexe ou un bijou.


LES ROSNY

Les Rosny ont renouvelé le cas des Goncourt, une collaboration fraternelle non moins féconde et déjà glorieuse aussi.

Pour les Rosny, il paraît que les romans du début appartiennent uniquement à l'aîné; mais c'est là un triage que l'avenir ne fera pas et qu'eux-mêmes, par leur signature unique, nous convient à négliger. Il est donc permis de considérer leur œuvre comme d'un seul écrivain. Disons alors que les Rosny sont un romancier d'admirable talent.

En quoi furent-ils originaux et vraiment des apporteurs de neuf? Voici.

*
*   *

Au fond, dans beaucoup de romans, il s'agit simplement d'une anecdote. C'est une pièce que l'auteur joue, dont les personnages ont été taillés, habillés par lui, sont des marionnettes où l'on entend sa voix. Guignol pour grandes personnes! Tantôt le drame ou la comédie est d'imagination pure, tantôt il est copié plus ou moins sur la réalité (roman romanesque ou naturaliste); mais toujours le rectangle de la scène termine le jeu géométriquement.

Avec les Rosny, l'art s'élargit. Le théâtre est de plein air. Plus de portants, de décors peints, tout le mensonge et toute la machination. Et plus ces fils simples faisant mouvoir les personnages, et qui n'aboutissent qu'aux mains d'un metteur en scène plus ou moins adroit. Les êtres vivent, marionnettes quand même, pauvres marionnettes humaines, plus infimes encore, mais plus tragiques, tenus par des fils toujours, mais des fils autrement émouvants, ceux des Forces et des Lois, ceux qui relient les créatures à la prodigieuse télégraphie aérienne, aux astres, aux semences de l'air, aux perles de la mer, aux cyclones aveugles, aux infiniment petits, aux embûches, à la mort toujours en route... Ainsi ils vivent, les frêles personnages du livre (et nous avec eux), d'une vie englobée dans l'immense gravitation cosmique. Chaque livre, dès lors, est plus qu'un roman; c'est en même temps le roman du règne animal et végétal; c'est un microcosme de l'univers. Si telle femme sanglote à la lune, on sent bien qu'elle subit la même loi que l'Océan dont la poitrine halète à l'unisson de la sienne. La lune l'influence comme lui, et c'est d'elle que dépend la marée rouge de son sang.

Tout est en communion dans la nature. Universel enchaînement! Forces surplombantes et inéluctables! Molécules fraternelles! C'est ce que les Rosny font sentir dans leurs œuvres. L'imagination ici se limite par la science, mais s'étend jusqu'à elle, comme un continent jusqu'à la mer. Or même dans l'intérieur des terres on sait, on devine, on entend, la grande pulsation lointaine des marées inexorables. Chez les Rosny aussi, autour des créatures il y a la création. De cette façon, le roman représente la vie intégrale, telle que peut la concevoir, telle que doit la concevoir un cerveau qui a reçu une éducation scientifique... Les personnages ne sont plus indépendants. Ils sont enveloppés, rattachés à la vie totale, à l'ensemble vertigineux de l'univers, petites lumières frêles dans un immense déploiement capricieux, vibrants organismes en proie aux forces, aux combats, aux conflits de la faim et de l'amour, aux ivresses du sang rafraîchi par des proies et par l'avril.

Drame éternel et monotone que ce drame de l'univers, soumis à la fatalité... Aux deux bouts de leur œuvre comme aux deux bouts de l'histoire, les Rosny nous montrent le triomphe du fort, l'imagerie lamentable de la théorie darwiniste et la société non moins cruelle que la nature. Car, après nous avoir évoqué dans leurs étonnants paysages et scènes préhistoriques le pauvre cerf élaphe, poursuivi par le lion, par le felis spelæa, puis broyé et dévoré, ils nous montrent, aussi épouvantée et apitoyante que le cerf élaphe, la pauvre Nelly en fuite dans ce Londres actuel où la traquent d'autres monstres, la faim, la prostitution.

Toujours la même angoisse dans l'éternelle gravitation: le vertige du ciel, par-dessus soi; la terre finale, par-dessous; et, tout autour, les tableaux naturels: l'eau, les herbes, les pollens d'amour, le poison caché, la mort qui rôde, mille embûches parmi les fleurs, la désagrégation, un va-et-vient de molécules dont nous sommes, pour une minute anxieuse, l'éphémère colonie!

*
*   *

C'est déjà beaucoup que cette conception scientifique du roman, c'est-à-dire ne voir les êtres—dans le livre comme dans la vie—que liés à tout le ténébreux mécanisme du cosmos. Ceci, au fond, constituait la dernière application de la méthode naturaliste. Voir scientifiquement des types et des caractères n'est pas autre chose que les voir plus juste et dans la vérité absolue. C'est du réalisme transcendantal, poussant sa formule jusqu'à l'évidence des mathématiques et des analyses intégrales.

Déjà, auparavant, le réalisme en peinture, désireux de faire vrai, de voir juste, de fixer le ton exact, eut recours à la science aussi. L'école impressionniste et celle du pointillé ont emprunté aux expériences de Rood, aux études de Chevreul leur technique du ton simple, du ton fragmentaire, pour éviter tout acheminement vers le noir et fixer mieux sur les toiles la lumière. Or vouloir rendre la lumière, c'est vouloir faire vrai. C'est encore du réalisme. Et M. Claude Monet avec Seurat dérivent logiquement de Courbet par Manet.

La peinture en est restée là. Le roman, appuyé sur la science, aurait pu n'aboutir aussi qu'à cette étape; la science, avec son surplus d'enquête, eût engendré simplement, dans ce cas, un réalisme supérieur. Le roman, ainsi que la peinture, aurait désormais présenté, non plus les êtres isolés, mais aussi le milieu où ils s'agitent, leur atmosphère, sans rien de plus cependant.

Or il s'est fait que les Rosny, en même temps qu'un esprit de science et de généralisation, possédaient les dons du poète, et, du coup, ils agrandirent cette conception scientifique de la vie aux proportions d'une sorte de foi lyrique et de culte ébloui.

On peut dire qu'ils ont créé dans la littérature un merveilleux de la science.

Théodore de Banville avait coutume de dire qu'il n'y a pas de grande œuvre sans merveilleux, et il citait toujours, tel qu'un exemple mémorable, l'Atta Troll de Henri Heine.

Oui, mais comment inventer un merveilleux nouveau?

L'antiquité eut son admirable mythologie, fables enchanteresses, Olympe radieux, ciel rose et or, où somnolaient les Immortels, océans vierges d'où émergeaient des déesses de qui les chevelures gardaient l'ondulement des vagues.

Le merveilleux chrétien, lui, est sublime, et Chateaubriand en dégagea, dans le Génie du Christianisme, l'éternel enchantement.

On trouve dans les œuvres des Rosny, dans la Légende sceptique, dans les Xipéhuz et même dans leurs romans de mœurs modernes, ce qu'on pourrait appeler un merveilleux de la science: décors quasi surnaturels, féerie inaccessible, prestiges occultes, musique des sphères, conciles d'astres, Forces de la nature, Lois d'airain aussi inexorables que les anciens dieux, et qui sont comme les visages changés et sans nom du Destin.

*
*   *

Renouveler le roman par une conception scientifique de la vie, en mêlant les théories de Darwin aux inventions de l'imagination, voilà pour la beauté littéraire de l'œuvre des Rosny. Celle-ci a aussi une beauté philosophique. Elle ne conclut pas nécessairement à une philosophie fataliste. Et nous allons voir comment il en sort une morale ingénieuse et admirable.

Dans ces romans de la vie collective, une part est laissée à l'énergie individuelle, toute réduite, il est vrai, circonscrite, en proie à des lois mystérieuses, à des instincts, à la maladie, à la duplicité, aux pièges de l'ignorance.

N'importe, c'est précisément parce que nous ne sommes plus en lutte seulement avec nos semblables ou avec nous-mêmes, comme en d'autres romans, contrariés uniquement dans nos amours, notre ambition, nos appétits, mais livrés à des forces autrement redoutables, aveugles, implacables,—c'est pour cela que les Rosny s'émeuvent d'une telle pitié miséricordieuse dont le halo accompagne tous leurs personnages... Avec quel apitoiement ils disent: «Le pauvre être humain!» Comme ils le montrent disputant au sort quelques minutes d'ivresse, assis au bord de sa courte joie à l'eau vite tarie où son image chavire...

De là cette bonté qui est partout en leurs livres et y bat comme un cœur caché. Bonté qui va être bientôt contagieuse.

Dans Nell Horn, Juste s'embarrasse de Nelly pour ne pas laisser derrière lui une victime, une épave dans cet océan du Londres moderne aux millions de lumières dardées sur elle comme des yeux de vice... Il se souvient du cerf traqué dans les paysages de la préhistoire...

Ailleurs, c'est Valgraive, le mourant qui cherche à faire durer après lui sa volonté miséricordieuse, et donne sa femme à l'ami qui l'aime, en taisant par bonté ses jalousies préventives, ses révoltes, toutes les suggestions du mal qui l'empêchent de se réaliser en la beauté du bien.

Dans l'Impérieuse bonté, c'est l'amour du prochain sous toutes ses formes. Dans Marc Fane, il ne s'agit plus de la bonté individuelle, mais d'un idéal qui s'étend, cette fois, au delà du cercle d'or de la lampe et des êtres familiers. Marc Fane, le télégraphiste ambitieux, le possibiliste fraternel et utopique, rêve un dévouement lointain, général, socialiste (au sens étymologique du mot). C'est sur la société elle-même qu'il s'apitoie, sur tout ce qui souffre, se débat, convoite, apôtre illuminé de la bonté, cherchant à canaliser la marée révolutionnaire qui monte, pour ne pas qu'il y ait plus de bris, de heurts et de douleur.

Et il ne s'agit pas ici de pitié, cette pitié russe de Tolstoï et de Dostoïewsky, qui dérive d'une morale admise a priori et sur laquelle les actes se modèlent. De même la charité et l'amour du prochain dans toute religion chrétienne. Les Rosny ne partent pas d'une morale basée sur une foi; ils aboutissent à une morale... L'altruisme ne descend pas d'un principe divin: il monte d'un constat humain. Leur philosophie évolutionniste et darwiniste engendre quand même une morale, ce qu'on pourrait appeler une morale de l'espèce. Altruisme des naufragés de la Méduse! Parmi cette vie incertaine, parmi cet univers dramatique, il faut une expansion, un accord, la protection des petits, le secours aux mal armés, dans une communion des êtres où la force ne voudra plus que collaborer avec la faiblesse pour la compléter en une unité de défense efficace.

C'est ainsi qu'en face des Digui, des Lesclide, des ambitieux, des hommes de proie de leur œuvre, il y a Juste, Valgraive, Honoré Fane, Jacques, Gouria, ceux qui pratiquent cette féconde solidarité humaine, afin de combattre l'aveugle et dure nature. Mais les Rosny ne cessent jamais d'être artistes; nullement prêcheurs ni «moralistes», ils n'ont envisagé la bonté que comme un élément de beauté, quand ce sont les forts qui sont bons, n'usant de leur force que pour les faibles, et rétablissant ainsi un peu d'harmonie, c'est-à-dire un peu d'esthétique parmi le brutal drame humain, puisque la beauté est dans l'ordre.

*
*   *

L'œuvre des Rosny, comme celle de Flaubert et de presque tous les grands écrivains, a ceci de curieux qu'elle peut se diviser en deux groupes très distincts, deux voies parallèles, quittées, reprises et menées de front. D'un côté, des romans de mœurs, de documents, de modernité: Nell Horn, le Bilatéral, le Termite, sans compter ces romans d'analyse aiguë et méticuleuse, situations d'amour où l'écrivain herborise dans les cœurs, depuis Daniel Valgraive jusqu'à l'Autre femme et Double amour; d'un autre côté, des livres tout en décors et en visions: la Légende sceptique, Eyrimah, les Origines.

Les uns expriment l'air du siècle; les autres s'amplifient en des reculs d'espace et de temps. Les uns sont en profondeur; les autres en horizons.

Or chez Flaubert aussi, Madame Bovary alterna avec Salammbô et Bouvard et Pécuchet avec la Tentation de saint Antoine.

N'est-ce pas un moyen pour l'écrivain de satisfaire la nature double, le goût contradictoire qui se retrouve chez tout homme d'une cérébralité un peu haute: l'amour du rêve et de l'action?

En des temps meilleurs, l'action fut héroïque et philosophique; le rêve put se concilier avec elle: ainsi Vamireh, dans le roman préhistorique des Rosny, est à la fois chasseur hardi, guerrier redouté et graveur attendri d'une fleur sur la dent d'un carnivore. David aussi, dans la tribu, tenait en même temps le sceptre et la lyre.

Mais aujourd'hui l'action est médiocre, monotone, et ne peut plus tenter les cerveaux nobles. Baudelaire a noté l'antinomie:

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D'un monde où l'Action n'est pas la sœur du Rêve!

Des romanciers comme Flaubert et les Rosny ont remédié au désaccord. Certaines œuvres, à cause même de leur modernité, semblent correspondre à ce goût secret de l'action. On pourrait dire que Flaubert a véritablement aimé Emma Bovary, s'est passionné pour elle comme si elle avait été réelle et l'eût hanté de sa présence et de ses futiles caresses. Les Rosny aussi ont agi, pourrait-on dire, dans l'Impérieuse bonté, dans Marc Fane et le Bilatéral, ces romans de mœurs révolutionnaires dont la matière était neuve et restera marquée de leur empreinte. Ils s'y dépensèrent, y vécurent de la vie même de leurs personnages; et d'imaginer les harangues enflammées de ceux-ci dans les réunions publiques, ils éprouvèrent sans doute la même fièvre, le même émoi physique que s'ils les avaient prononcées.

En regards de ces œuvres qui correspondent au goût insatisfait de l'action, il y a de grandes épopées conformes au rêve: les Xipéhuz, la Légende sceptique au seuil de laquelle les Rosny donnent pour ainsi dire leur propre définition: «Luc vivait dans un rêve du XXe siècle», point d'intersection où peut-être l'action aura rejoint le rêve et où l'écrivain ne sera plus, comme aujourd'hui, la moitié d'une âme qui aspire à l'action en lutte contre la moitié d'une âme qui aspire au rêve!

*
*   *

Quoi qu'il en soit, tous les livres des Rosny ont aussi cette marque des grands écrivains: un style personnel. Leur manière est tout de suite reconnaissable par les tours, la couleur, par le vocabulaire surtout, qui est vaste, inépuisable, imprévu, souvent technique et scientifique. Ceci constituait précisément son élément de nouveauté: des termes de physique, de chimie, de botanique, d'anthropologie, fournissant des images inédites, des facettes troubles et inquiétantes. On s'étonna de ce style qui se paraît de lueurs inconnues, se compliquait... L'auteur avouait de lui-même dans son Termite: «Il répugnait à Gervaise par son style encombré.» Dans leurs récentes œuvres, les Rosny ont simplifié leur style, naguère si luxuriant. En tout cas, personne ne possède comme eux une telle abondance avec une telle subtilité; et ce n'est pas un des moindres charmes dans une œuvre toute en synthèses, en idées générales, en mouvements de foule, de trouver ces notations de demi-teintes, ces nuances d'âme, ces clairs-obscurs d'idées, ces sourdines de mots...

Ainsi la langue des Rosny est conforme à notre temps, nerveuse et complexe comme lui, vibrante du frisson des hommes et de l'électricité des choses, pleine de trouvailles incessantes, d'une couleur de chimie et d'orage, et bien celle qu'il fallait en cette fin d'un siècle où fonctionnent les cornues laborieuses, où les réverbères des villes s'aigrissent, où brûlent tous les yeux, où se hissent les premiers incendies sociaux en forme de drapeaux rouges dans le vent...

*
*   *

Donc par une conception scientifique de la vie introduite dans le roman, par la création d'une sorte de merveilleux de la science, par l'établissement d'une morale de l'espèce, par un double aspect qui regarde à la fois le rêve et l'action, enfin et surtout par un style artiste qui porte leur marque propre, les Rosny ont vraiment produit une œuvre grande. En résumé, elle aura réalisé ceci: l'art et la science, qu'on croyait inconciliables, n'y font plus qu'un.

De même les étoiles merveilleuses, extase des mystiques, éblouissement des songeurs, sont en même temps des arithmétiques infaillibles et une algèbre qui brûle à l'infini!


VERLAINE

Verlaine apparaîtra un irrégulier et un révolté du Parnasse comme Musset fut un révolté du Romantisme. Celui-ci sacrifia, à ses débuts, aux disciplines du moment. Il publie les Contes d'Espagne et d'Italie, il rime avec une richesse soigneuse, parce qu'Hugo en a donné le précepte, mit l'exotisme à la mode par Les Orientales, exhuma de ses souvenirs d'enfance le soleil et les cors historiques de l'Espagne.

Verlaine aussi dans ses Poèmes saturniens semble accepter l'idéal antique et barbare de Leconte de Lisle auquel tous, d'ailleurs, se conforment. Ses vers sont hérissés de noms farouches, orthographiés bizarrement: Ragha, Valmiki, Kchatrya. On dirait des tessons de bouteilles sur une grève de sable doux où déjà approche une mer qui chante. Car çà et là apparaît un vers d'intonation câline, musique et frisson, germe de tout le futur:

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Musset ne se chercha pas longtemps. Il se trouva dès sa première souffrance. Et alors sa poésie ruissela avec la spontanéité du sang. On sait sa passion pour George Sand, la trahison et les éloquentes Nuits. Verlaine rencontra à son tour «le chevalier Malheur». Son drame fut pire. Blessure d'amour aussi, mais plus grave et extraordinaire. C'est Dieu qui le blessa d'amour. Coup de foudre de l'amour divin! Qu'était-il donc arrivé? Lui-même, dès son premier volume, prévoyait l'avenir en ce vers sinistre et prophétique:

Mon âme pour d'affreux naufrages appareille!

On connaît l'aventure. Verlaine lui-même, avec sa folie de sincérité, qui fait songer à la confession publique des premiers temps du christianisme, la raconta dans Mes Hôpitaux et Mes Prisons. Car «les tribunaux s'en mirent» comme il a dit lui-même. Les chutes furent profondes. Mais, dans la retraite, le repentir toucha son âme.

Qu'on imagine cette scène incomparable: les quatre murs blancs de la solitude; le silence, autour, des longs corridors; et le monde aussi, d'où l'on fut retranché, silencieux d'être lointain. Plus de parents, d'amis; on est seul, avec sa faute. Et quel sentiment de sa déchéance! On se fait l'effet d'être de l'autre côté de la vie. Seulement un peu de ciel, «le ciel qu'on voit». Or, sur le mur vide, il y a un crucifix. Est-ce l'ami du malheur qui seul demeure? Lui du moins pardonne toujours! On espère, on se souvient, on l'a prié jadis dans sa petite enfance. Alors voici qu'un autre acteur entre en scène: l'aumônier, qui a deviné l'œuvre de salut possible. Il parle; il donne à lire un catéchisme. Et l'homme réprouvé qui est un grand poète, dès qu'il se retrouve seul, se jette à genoux, ruisselle de larmes devant le Christ du mur vide. Jésus lui parle... L'âme répond, s'élève, hésite. C'est une lutte entre l'âme et Jésus, une lutte entre Jésus et un Pascal enfant. Et, dans cette crise sublime naissent pour l'éternité les poésies de Sagesse, le plus pathétique aveu de l'âme de toute la littérature moderne; des oraisons comme Dieu et les hommes n'en avaient jamais entendu. Là surtout fut la grande originalité du poète: il écrivit—comme on prie!

Sa poésie a la simplesse d'une prière et, comme telle, elle fut accessible à tous. Il appartient à ce qu'on pourrait appeler, parmi les poètes, la race des chanteurs, ceux dont l'art est spontané, jaillit en source vive, dès qu'ils se frappent la poitrine. Un chant pareil a le rythme même de leur cœur. Tel Lamartine dont Sainte-Beuve écrivait: «C'est un grand ignorant qui ne sait que son âme.»

On pourrait dire la même chose de Verlaine.

Certes il avait la connaissance des péchés—et même de tous les péchés; mais avec de la candeur quand même et de la naïveté surtout. Il pécha mais comme un enfant vicieux précocement.

Il y a ainsi des hommes à qui la vie n'apprend rien, qui vieillissent sans avoir mûri, des cœurs qui restent verts à l'arbre de la vie. Et ne dirait-on pas de ce poète aux mystiques élans, alternés de fautes avouées, qu'il a toujours une âme d'adolescent, l'âme d'un collégien, un peu pervers et pâle, dans une institution de prêtres, entraîné à des fautes par ennui et habitude, mais soudain effrayé des damnations, implorant Dieu et la Vierge. Sa poésie, mystique et charnelle, mêle des prières, le langage emmiellé des Livres d'Heures avec des aveux du sixième et du neuvième commandement. C'est comme une confession de premier communiant!

A la fois, le délice des péchés nouvellement révélés et la peur des Enfers décrits et possibles!

Après les alcôves coupables, les pensées mauvaises, les mains fautives, voilà dès l'aube venue, l'autel et le lys, entre les cierges, et les lingeries du culte, et la dentelle en printemps de givre sur la Table des Hosties!

L'âme de Verlaine eut toujours l'âge de ces choses-là. Mûr et même vieillissant, il garda une âme de collégien, l'âme divinement impressionnable de l'enfance, très puérile quoique un peu rusée, très blanche quoique pécheresse, très mystique quoique sensuelle...

Or ceci, le mysticisme dans la sensualité—c'est aussi le signe des ultimes décadences; c'est l'état de conscience des villes qui vont mourir, puisqu'à Sodome, la veille du jour où le feu du ciel allait pleuvoir, les habitants s'en vinrent vers la maison de Loth où les Anges étaient descendus, mais non seulement pour les adorer et les prier: «Fais-les sortir, afin que nous les connaissions,» comme il est dit au texte de la Génèse.

Or dans l'œuvre de Verlaine aussi les Anges entendent gronder autour d'eux les péchés des villes maudites...

Malgré tout, il ne cessa pas d'être ingénu comme un enfant, qu'il resta toujours. Ici encore Musset lui apparaît parallèle.

Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les derniers à peine d'un homme.

Et la similitude continue jusqu'au bout. Tous deux après de grandes douleurs, à vau-l'eau et en désarroi, voulurent oublier. Musset pratiqua «les breuvages exécrés», comme il dit. Quant à Verlaine, s'il garda un peu l'ingénuité de l'enfant, on peut ajouter qu'il garda un peu aussi l'ingénuité de l'ivrogne.

Mais ce qui les différencie et fait qu'en réalité, si leurs âmes et leurs vies se ressemblent, leurs œuvres n'ont aucun point de contact, c'est que Musset, n'était qu'éloquent tandis que Verlaine fut extraordinairement artiste. Et c'est l'émerveillement de son art que d'offrir avec tant d'essor et de chant une telle ciselure. «Le vent crispé du matin.» «Des mots si spécieux tout bas.» «Les phrases sveltes.» Quelles miraculeuses épithètes! Toutes Les Fêtes Galantes sont de cette écriture subtile encore que les rythmes s'envolent comme des jupes et des nuages.

Et une forme qui n'a pas que d'heureux hasards, des bonnes fortunes d'expression. Verlaine est très expert et roué dans les choses de son métier. Il est allé aux bonnes sources et a des sources peu connues... Il tira grand profit de Marceline Valmore. On lui a fait grand mérite de ses vers de cinq, sept, neuf, onze, treize syllabes, en oubliant un peu qu'ils avaient été tous pratiqués par Valmore. Mais il faut convenir qu'il leur donna un tour propre. Chez lui, le vers trébuche et boite dans les mètres impairs, l'air exténué d'avoir fait le tour de tous les rêves. Le vers de treize syllabes s'allonge, comme étiré dans un bâillement. La forme est adéquate au sujet. Le poète a dit: «Je suis l'Empire à la fin de la décadence» (et ce sonnet a suffi pour qu'on reprit le mot de décadents et qu'on en fit un moment une École factice). La décadence est également et surtout dans la forme poétique elle-même, qui s'abandonne, tombe en langueur, dont le cristal se fêle presque à dessein pour que les fleurs, dans l'eau d'âme dépérissent plus languissamment.

Or toute cette évolution de forme, chez Verlaine, est très voulue, très comptée. Il est attentif à tout. Il bénéficie de tout. Nous savons les précieux legs qu'il doit à Valmore. Une autre influence intervint, qui fut plus décisive encore. Il s'agit de Rimbaud. Celui-ci entra dans sa vie pour la déséquilibrer. Il entra aussi dans son œuvre. Rimbaud, à qui Victor Hugo avait imposé les mains en proclamant: «Shakespeare enfant», possédait en réalité un prodigieux instinct de poète qu'il dédaigna et perdit en des exodes et des trafics lointains. A peine avait-il jeté, dans l'exaltation étrange de ses vingt ans, quelques ébauches de génie sur le papier. On connaît les Illuminations, ses proses qui ont la fièvre, ses cantilènes impressionnables comme des lustres.

Rimbaud qui était un révolté, ayant la haine de la vieille Europe, de tout ce qui est rectiligne, et partant pour du «nouveau» dans son Bateau Ivre, aurait été un révolté aussi contre les vieilles prosodies. C'est lui certainement qui influença dans ce sens la manière de Verlaine, n'ayant guère l'envie de rien tenter lui-même, lâchant au hasard quelque strophe de complainte et d'à vau-l'eau.

Par délicatesse
J'ai perdu ma vie
. . . . . . . . . . . . .
Elle est retrouvée,
Quoi? l'éternité,
C'est la mer allée
Avec le soleil.

N'est-ce pas tout à fait la prochaine manière de Verlaine, qui va suivre? On peut, presque matériellement, indiquer le moment où celui-ci reçoit cet affluent, en demeure coloré d'une teinte nouvelle et déborde de ses rives initiales. Sa prosodie se distend à mesure. Point de rimes déjà. Des singuliers et des pluriels rimant entre eux, des masculins et des féminins, souvent de simples assonances comme dans les rondes enfantines et les noëls populaires; parfois des vers avec nulle rime approchante qui y corresponde, se mélancolisant au milieu d'une strophe, sans aucun écho. Or tout cela n'est pas livré au hasard, mais calculé, arrangé, dosé avec ce sens et ce goût d'artiste parfait que fut toujours Verlaine. Si conscient qu'il alla jusqu'à tirer, de ses licences, des sortes de règles, un Art poétique nouveau: «la rime, ce bijou d'un sou».—«Prends l'éloquence et tords-lui le cou.»—«Le mètre impair; la nuance»... N'est-ce pas curieux toutes ces théories, à la fois sur le fond et sur la forme, chez celui dont l'art apparaît si irréfléchi et spontané. Quoi! de la géométrie autour de ses poèmes! On s'étonne de l'anomalie comme de voir l'œil de Dieu dans un triangle, au maître-autel de certaines églises.

Une église; c'est l'impression que donnera dans l'avenir, l'œuvre de Verlaine. Non pas une cathédrale, amas de pierres énormes, clochers qui montent à l'assaut de l'air, vitraux comme des jardins de pierreries. C'est Victor Hugo qui est cette Notre-Dame de la Poésie. Verlaine aura construit une Sainte-Chapelle, aux ciselures expertes, aux gargouilles de démons, avec des fresques célestes pour lesquelles des anges authentiques sont venus servir de modèles, avec un bénitier qu'il a rempli de ses larmes.

Il y travailla d'une âme simple et vaillante. Mais tant que l'homme vit, il s'interpose et lui-même empêche la vue de son œuvre. Et aussi s'interposent les envies, les légendes, les incompréhensions. Toutes ces choses sont comme des échafaudages autour d'une construction qui s'élève. Le bâtiment la porte tout entière en lui déjà. Il y a peut-être une tour qui s'arrêtera on ne sait quand. Les hommes regardent, admirent ou raillent, ne savent pas, copient une sculpture qu'on érige, crachent sur les pierres qui montent, aident ou nuisent à l'ascension dans l'air.

Puis voici la mort. Tous les échafaudages tombent, toutes les contingences humaines qui masquaient l'œuvre. Et voici la tour de Verlaine, sa Sainte-Chapelle de poésie, au pur dessin, qui se dresse, fine et dentelée sur le ciel, et dont les cloches pieuses ont commencé de sonner jusqu'au lointain avenir.


VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

Villiers fut un inventeur et, comme tel, subit le sort de tous les inventeurs. Sa destinée aussi fut d'abord d'étonner. La foule se méfie des inventeurs. Son premier mouvement est de ne pas croire, d'imaginer une mystification, de s'irriter qu'on la dérange dans ses habitudes d'œil et de pensée. Sa méfiance, il est vrai, est souvent justifiée; il y a tant de faux inventeurs qui promènent leur trouvaille comme s'ils portaient le tonnerre quand ce n'est qu'une fusée. Il n'est pas de carrières où il y ait autant de mirages. C'est parmi les inventeurs qu'on trouve le plus de ratés. Parmi les inventeurs littéraires aussi. La foule n'a donc pas tout à fait tort. Mais elle se trompe souvent, ne reconnaît pas tout de suite les imposteurs des vrais apporteurs de neuf, et cela en toutes matières. Les pauvres inventeurs! Il y a un cas topique en ce siècle, tout à fait dans le goût de Villiers, et qui l'aurait réjoui, s'il avait vu en ce moment l'inouï triomphe de la bicyclette et songé en même temps à ce baron de Drais, (il l'aurait appelé son frère en destinée) qui expérimenta la première fois sa draisienne en 1818 au jardin du Luxembourg et n'obtint, en fait d'attention, que les refrains de Desaugiers sur le vélocifère et la critique du Journal de Paris disant: «Le vélocipède est bon tout au plus pour faire jouer les enfants dans un jardin.» Si on consultait les appréciations émises à l'origine sur les drames et les contes de Villiers, ce serait quelque chose d'analogue, tandis que maintenant la draisienne et l'œuvre de Villiers sont partout répandues. En art, comme dans la vie, une invention n'est admise que quand tout le monde s'en sert.

Inventeur, Villiers le fut merveilleusement. Il comprit, le premier parmi les écrivains français, ce que la science moderne allait réaliser. Il la bafoua, parce qu'elle tuerait l'Idéal pour posséder ensuite le monde. Mais il la devina avec tous ses prochains miracles où elle irait jusqu'à vouloir prouver qu'elle suffit pour engendrer l'Univers et même des chefs-d'œuvre. A quoi servirait Dieu désormais? Et aussi le génie?

La science allait les suppléer, créer à son tour. Ne fallait-il pas protester, un peu, discrètement, en ironies? Villiers écrivit son extraordinaire Ève future, le plus original de son œuvre, qui met en scène Edison et raconte les prochaines magies de l'électricité, du téléphone, du phonographe, du microphone, s'unissant pour la construction mécanique d'une femme, Ève de rouages et de ressorts savamment articulés. Ainsi Villiers voit jusqu'au bout. Il sait par avance les sorcelleries de la science moderne, le point où elle rejoindra les sciences occultes devenues des sciences positives. Cette Ève est la sœur de l'homoncule. Edison et les mages forment une équation. L'ésotérisme et la physique sont la même chose.

Matière littéraire toute neuve, dont Villiers fut l'inventeur. Il créa une sorte de fantastique nouveau, le fantastique scientifique, en sous-entendant tout le temps qu'il faut se hâter, que le fantastique d'aujourd'hui sera la réalité de demain. Et il devina même le détail: dans cette Claire Lenoir par exemple, dont les prunelles cadavériques offrent la tête saignante de son amant, image qui s'éternise, ne sent-on pas déjà des imaginations qui présagent et avoisinent les rayons Roentgen, la photographie des rêves et de l'âme, toute la féerie qu'en ce moment-ci, la science réalise?

Vraiment les poètes sont toujours les visionnaires et les antiques prophètes. Déjà Gautier, par une rare divination, imaginait, dès 1847, le phonographe futur, quand, ayant entendu Mlle Mars, il aspirait, dans un de ses feuilletons, au moyen de conserver ses accents pathétiques et rêvait «un daguerréotype de la voix». Villiers aussi, dans certain morceau comme l'Affichage céleste, avait prévu, sous une forme plaisante, telle application scientifique qui se réalisa en effet, utilisa pour le commerce les inutiles nuages où des réclames furent projetées et lisibles.

C'est que Villiers avait le sens de la science, tout en la méprisant, et, avec elle, les inventions modernes, ce qu'on appelle le progrès, l'américanisme mercantile du siècle. Il les bafoua avec une ironie qu'on pourrait dire miroitante: les phrases ont des lueurs, par moment, d'une trousse terrifiante dans la main d'un médecin qui plaisante, qui fait remarquer l'éclat des aciers, la dentelle des scies, la coquetterie des spatules et des scalpels. Oh! les jolis joujoux! Et soudain, avec une joie immense et un rire strident, il les enfonce dans les yeux et dans les chairs.

*
*   *

Le don d'ironie, si puissant soit-il, n'est qu'une faculté négative. C'est l'esprit de Satan. L'esprit de Dieu est une faculté positive. Seul, il crée. Il est le souffle qui anime l'argile, le don lyrique, la voix qui atteint jusqu'au bout des horizons. Ce souffle, ce lyrisme, cette voix, Villiers les posséda aussi, parce que, outre un ironiste, il était un poète. Et c'est précisément ce mélange imprévu qui constitua son unique originalité, toute naturelle. Même dans la conversation il apparaissait sous ce double aspect et sa conversation était topique, parce que toute sa vie il ne causa que pour raconter un scénario, un dénouement, une scène, d'un de ses contes, drames ou romans, non pas dans le but d'éblouir, mais afin de s'exciter lui-même et de provoquer ce qu'on pourrait appeler l'inspiration de la parole. D'autres ont recours aux tabacs, aux alcools, lui, c'est en parlant, en se grisant de sa propre verve, qu'il trouva des mots, des situations, des images, rencontrant parfois, au tournant d'une phrase, une formule longtemps cherchée, complétant un canevas, précisant un symbole—infatigable araignée qui court toujours à travers sa toile pour l'agrandir et la parfaire en soleil de dentelle.

On pouvait donc considérer ses conversations comme les brouillons de ses œuvres.

Eh! bien, il y apparaissait tour à tour et en même temps ironique et lyrique. Combien de fois il interpréta et joua le Bonhomet, ce type de transcendantale sottise qu'il avait créé et dont il était si fier, Bonhomet, c'est-à-dire le bourgeois, l'éternel ennemi, mais autrement maniaque que Bouvard et Pécuchet, avec des manies non quotidiennes, des manies rares et cruelles comme celle de Bonhomet docteur «qui tue des cygnes pour avoir le plaisir de les entendre chanter». Ces abracadabrantes histoires étaient mêlées ou suivies de brusques essors, de grands coups d'ailes, et l'extraordinaire causeur qu'il fut se révélait double, incendiant l'air nu d'une éloquence que son geste frileux avait peine à suivre, accompagnait comme une aile blessée par la vie, tandis que son rire sardonique narguait cet envolement inutile, anticipé en tous cas.

Son œuvre aussi, dont sa conversation n'était que comme «le premier état», mélange à la raillerie la plus cruelle, la plus haute éloquence. Villiers écrivain, comme Villiers causeur, est un grand orateur, et certains discours, dans Axel, dans Akédysséril, sont comparables aux plus belles harangues de Tacite ou d'Homère. Son style est toujours nombreux, d'une allure presque classique, souvent il s'agrandit encore, se sculpte en formes amples. On s'étonne alors que l'ironie, cette grimace, s'encadre dans l'éloquence, cette force souveraine. Cela fait songer aux images grotesques que forment parfois les grands rochers...

*
*   *

Donc deux qualités très différentes et qui semblent contradictoires: ironie et poésie ou éloquence, réunies en lui, voilà la haute originalité de Villiers.

Son ironie, il l'avait trouvée chez Edgar Poë. Comme lui, il bafoua la science moderne, le progrès, l'américanisme utilitaire, en tant qu'artiste et parce qu'il sentait bien que l'idéal allait mourir dans l'air d'un temps infesté de la sorte. Où trouva-t-il son éloquence? Dans le catholicisme. Villiers fut un croyant sincère, un croyant de cette foi héréditaire de Bretagne. A tel point que, même mourant, il s'obstinait sur des épreuves de son Axel inachevé, disant: «je corrige le dernier acte; il faut absolument que Dieu m'en laisse le temps; car il y a là un suicide; ce dénouement n'est pas chrétien; il faut que je le change.» Et il rusait avec l'agonie, parlementait avec la mort, afin de trouver une conclusion de drame orthodoxe.

Catholique sincère, il le fut. Et précisément le catholique, le fils de l'Église, devait penser sur la science et le siècle comme le disciple de Poë. L'Église aussi dénonce et défie la science d'aujourd'hui qui s'est donnée comme l'antagoniste de la Foi et proclame que celle-ci a cessé son règne. Ainsi Villiers, par deux influences, aboutissait au même but, au même jugement sur la vie, à la même attitude devant le temps et l'éternité. A Poë, il prit son ironie; au catholicisme, son éloquence. Tous deux, le tournèrent contre la science, le progrès dérisoire, l'esprit du siècle, l'un pour en rire d'un rire qui serait glaçant comme celui des fous, l'autre pour les vitupérer d'une voix qui serait solennelle comme le sermon des chaires. Voilà pourquoi Villiers semble, si on peut dire, Edgar Poë et Bossuet ne faisant qu'un!


HUGO

(L'ŒUVRE POSTHUME)

Quand on descend aujourd'hui dans les caveaux du Panthéon, dès que s'est ouverte la lourde porte, on trouve tout de suite devant soi l'endroit où le cercueil de Victor Hugo repose, tel qu'il fut apporté là, le jour de son inoubliable convoi. C'est-à-dire qu'on ne s'est point occupé, depuis, de lui bâtir un tombeau. Il est toujours dans une situation provisoire; il s'attarde sur des tréteaux.

Les yeux considèrent à même la bière nue, qui attend... Peut-on imaginer pareil manquement, cette déréliction déjà, pour le mort qu'on amena là en un triomphe de funérailles que semblait seule pouvoir accompagner la musique du Crépuscule des Dieux! Aujourd'hui le silence, l'insouci, l'ironie d'un flot banal de visiteurs exotiques devant le cercueil brutal et apparent avec son velours noir aux étoiles d'argent qui ont l'air de larmes caillées.

Et, tout autour, les anciennes couronnes, les fleurs, les bouquets, tout fripés, recroquevillés, séchés, déteints; rubans pâlis, inscriptions aux lettres en allées, lyres de cartons qui s'émiettent, spectres de roses, cadavres de fleurs qui aussi se décomposent...

Comme tout cela est presque triste quand on songe au poète acclamé durant un demi-siècle!

Voilà pour son corps.

*
*   *

Et son œuvre? Elle est aussi un peu délaissée déjà, cependant qu'elle se continue encore.

Un soir, comme Hugo allait faire une lecture, chez lui, après le dîner, il déclara au moment de communiquer ses poèmes: «Messieurs, j'ai soixante-quatorze ans et je commence ma carrière.»

Il aurait pu dire la même chose au moment de sa mort. Car il laissa une œuvre posthume compacte, déjà parue en partie. Ces poèmes sont très divers de tons, d'attitudes, de latitudes, pourrait-on dire, et de dates, allant de 1840 à 1880.

Hugo garda parfois très longtemps des œuvres par devers lui, donnant cette impression de luxe d'une âme qui a le temps. Ainsi son Théâtre en Liberté qui date sans doute de l'époque où, après les victoires hasardeuses d'Hernani et de Ruy Blas, il se livra ardemment au théâtre. Mais on sait les sifflets d'incompréhension accueillant ses prodigieux Burgraves en 1845; et le serment du poète, tenu jusqu'au bout, de ne plus livrer aucune œuvre dramatique au public. C'est pourquoi le Théâtre en liberté n'a paru qu'en œuvre posthume, si audacieux, si plein de claires visions rénovatrices et qui contient des épisodes splendides comme la Grand'Mère ou l'Epée, avec, comme toujours, ces grands vers mis en mouvement par masses, des cataractes de poésie.

Mais entre les ouvrages posthumes, ce n'est pas celui-là qu'il faut préférer, ni même Choses vues d'un impressionnisme net et coloré; ni Toute la lyre où chantent depuis le fil de la Vierge de l'églogue jusqu'à la corde d'airain de l'épopée; mais plutôt et surtout et au-dessus de tout: La fin de Satan. On l'ignore trop, ce vaste poème, qui est sans doute le chef-d'œuvre du poète. Toute la partie: Judée, racontant la vie et la mort du Christ est éclatante et suave. Il y a des épisodes d'imagination dantesque: la rencontre de Barrabas et de Jésus en croix: des chants lyriques qui font pâlir les chœurs d'Athalie, celui des filles de Betphagé saluant l'entrée du Christ à Jérusalem. Jamais Hugo ne trouva de tels échos de rimes, de telles volutes de vers, de pareilles marées montantes d'alexandrins. De plus, il y fit preuve d'un tact, d'un goût, d'un sens des nuances qui sont bien l'harmonie secrète du génie. C'est-à-dire que sans cesse il côtoyait, de par le sujet même, le récit du nouveau testament. Or il se contenta d'imaginer dans le décor, d'inventer à côté et comme en marge, de faire œuvre personnelle dans la description, les accessoires, le paysage, l'archaïsme polychromé des détails. Par contre, il n'attribua à Jésus, aux disciples, à tous les personnages de l'histoire chrétienne que les paroles authentiques des Évangiles. Parfaite délicatesse, et non pas même au point de vue de la religion, mais au point de vue de l'art. C'est ce que n'ont pas compris tous ceux—et ils sont nombreux—qui, en ces dernières années, ont écrit, à sa suite, des œuvres évangéliques, drames ou poèmes. Comment eurent-ils l'audace ou la candeur de prêter à Jésus des paroles? Quoi! Un écrivain qui est un homme, un pécheur, un pauvre manieur de mots, un penseur dont la pensée ne va pas plus haut vers l'infini qu'un jet d'eau vers le ciel, ose décider: «Ici Jésus doit dire ceci; là, répondre de cette façon.» Et alors, écrire une tirade, parler soi-même à la place de Jésus. Remplacer Dieu!

Hugo, lui, eut soin de maintenir les paroles de Jésus et des autres en leur rigueur textuelle et, grâce à l'aisance unique de sa prosodie, de les intercaler, telles, dans la trame du récit. Car les paroles de Jésus sont divines. Et Hugo sentait qu'il n'avait pas le droit de mettre des paroles, mêmes géniales, à côté des paroles divines ou tenues pour telles, par conséquent de la clarté à côté de la lumière. Mauvais goût d'ajouter une lampe au soleil. Ce qui fut dit fut dit. Tout avait été prémédité ainsi dès l'Éternité. Personne dans aucun temps n'eut et n'aura le droit de rien superposer au texte.

La Fin de Satan est le sommet, le point culminant, de cette admirable œuvre posthume qui va se continuer encore, chaîne de montagne infinissable sur l'horizon du siècle...

Ultérieurement nous aurons un ouvrage philosophique: Essai d'explication; d'autres volumes de correspondance et des miscellanées, proses et vers, intitulées Océan, qui formeront le volume final.

Ce qu'il y a de particulier dans les ouvrages de cette série posthume, c'est que plusieurs sont très anciens, par exemple cet Océan, qui est encore à paraître, intitulé d'abord, Tas de pierres, carrière informe, en effet, où tailler plus tard des visages, des paysages...

C'était au moment de la Révolution de 1848: ce manuscrit existait déjà et fut sauvé par Hugo dans une grande malle, car il habitait alors la place Royale, c'est-à-dire—entre le faubourg Saint-Antoine et l'Hôtel-de-Ville—le coin de Paris le plus tumultueux, le plus menacé. Toujours il prit ainsi un soin farouche et méticuleux de ses manuscrits gardés chez lui, plus tard, dans une armoire de fer, près de son lit, et qu'il avait eu soin, dès l'origine, de vouloir en papier de fil pour en assurer la durée.

La Fin de Satan aussi, publiée seulement il y a quelques années, est d'une date fort reculée. N'est-ce pas curieux de penser qu'un tel ouvrage fût gardé inédit durant plus de trente années?

Du reste, on trouva à la mort du poète une quantité vraiment effarante de papiers et de manuscrits. Ah! le prodigieux inventaire—qui dura dix mois—plus d'un million de feuilles à coter et ranger dans des fardes notariales!

Heureusement que, pour confier sans peur le soin grave d'une telle publication, il possédait d'admirables amis, tel que M. Meurice, tel que Vacquerie. Mais n'a-t-on pas toujours les amis qu'on mérite?

Grâce à ces affectueux zèles, les livres posthumes ont paru successivement; et cela continuera ainsi quelques années—derniers échafaudages enlevés à mesure et découvrant quelques nouvelles tours, portails, gargouilles dans le colossal amas de pierres entassées qu'est la cathédrale du poète romantique.

Mais au moment même où elle commence à apparaître terminée, la piété s'en détourne; et ils vont diminuant, les fidèles agenouillés dans cette œuvre.

*
*   *

Il serait tentant, quoique délicat, d'essayer de situer, vis-à-vis de la génération actuelle, la gloire de Victor Hugo. On ne peut nier un recul, un éloignement graduel, mais ceci est le résultat d'une loi presque physique. L'admiration a aussi ses reflux. D'ailleurs il y a satiété. Il lui faudra, comme lui-même le disait un jour avec un naïf orgueil, désencombrer le siècle. Même pour l'œuvre d'autrefois, on y retourne moins; la plupart aiment mieux se souvenir de l'avoir lue.

Dans ce délaissement, il faut, à vrai dire, faire la part de la mode. La mode existe en matière d'art comme en toutes matières, aussi changeante et sans fondement. On s'engoue ici; on se déprend là. L'œil se déshabitue vite. Et tout ce qui n'est plus la mode apparaît aussitôt lourd ou laid.

Pourtant le changement vis-à-vis de Hugo n'est pas que de hasard et d'impression. On prétend en donner des raisons. Les esprits très affinés, très cérébraux, ont voulu contrôler ces déchaînements lyriques, ces trop sibyllines proclamations. M. Jules Lemaître, par exemple, avec sa subtile nature de sensitive, ses indécisions frileuses et scrupuleuses de pensée ou de sentiment, a regimbé. M. Maurice Barrès aussi et d'autres ont été, croyons-nous, jusqu'à s'apitoyer sur ce qu'ils appelaient la pauvreté de pensée du poète et son manque vraiment trop excessif d'idées. Mais ils n'ont pas vu peut-être qu'il y a dans Hugo (et c'est sa grandeur en même temps que son infériorité) ce qu'il peut y avoir d'idées dans une foule.

A défaut de pensées originales, il a eu du moins des images sur tout, avec une abondance, un luxe prodigieux et inégalé. Par conséquent, comme l'invention des images est le propre de la poésie et l'essentiel devoir des poètes, on croirait qu'il a dû, au moins, garder la fidélité de ceux-ci. Eh bien! non! Il est loin le temps où Banville, trop déférent, s'écriait: «Nous sommes tous disciples d'Hugo ou nous ne sommes pas.»

Non point qu'on se soit désormais libéré et que l'originalité totale florisse dans la poésie actuelle. Au contraire, jamais l'enrégimentement n'a plus sévi. Il y a des écoles, des canons, des dogmes, des excommunications. Malheur à qui marche seul! Mais on a changé de maître. C'est Baudelaire d'abord qui, pour les âmes actuelles, fut plus un éducateur que Hugo: «Tu aimeras ce que j'aime et qui m'aime...»

C'est Poë surtout; puis M. Mallarmé, Verlaine; et les poètes anglais: Shelley, Swinburne, Rosetti, et l'Américain Walt Withman, influençant quelques-uns au point que leurs poèmes, en vers libres, ont l'air de n'en être que des traductions. C'est Wagner aussi, à la suite duquel on recommence médiocrement des chevauchées, des tristesses d'Iseult, pour ne plus plagier celle d'Olympio. C'est enfin, pour ceux de la dernière heure, les chansons populaires, les contes de fées; une affectation de fausse candeur et simplicité où toute orfèvrerie de style disparaît.

Quant à Victor Hugo, il eut trop d'action sur son temps pour en avoir sur les jours immédiats. Son œuvre a çà et là une odeur—rancie aujourd'hui—d'actualité. Il fait des odes sur Napoléon, la Colonne, telle révolution, un exil de roi, un fait divers, un incident politique. Il s'empêtre dans toutes sortes de préoccupations historiques, religieuses, sociales, étrangères à la «fonction du poète» qu'il a si faussement définie lui-même dans un poème de ce titre. Et ailleurs, dans William Shakespeare, n'énumère-t-il pas cet étrange programme qu'on croirait plutôt politique que poétique: «Amender les Codes, sonder le salaire et le chômage, prêcher la multiplication des abécédaires, réclamer des solutions pour les problèmes et des souliers pour les pieds nus.»

Même dans la Légende des siècles, en dépit de tels fragments superbes, on désirerait parfois plus de recul, un éclairage lunaire, les tuniques pâles et mauves de la légende... C'est trop de l'histoire, de la peinture d'histoire; comme souvent ailleurs c'est trop d'éloquence, d'affaires contingentes et éphémères.

*
*   *

Mais ce tempérament poétique est une force indomptable et inépuisable. L'écrivain a plus encore que du génie. Il a la Puissance Verbale poussée jusqu'à devenir presque un élément. Son œuvre est le vent, les nuées; elle est la mer, depuis la date de l'exil surtout, comme si elle devint à l'image et à la ressemblance de cet océan avec lequel il eut la chance de devoir vivre seul à seul, se confronter et s'harmoniser.

N'est-ce, point en effet, pour l'avoir longtemps regardé qu'il a pu dire un jour magnifiquement: les flots qui toujours se reforment?

Or, ses vers aussi toujours se reforment, s'engendrent l'un de l'autre, gonflés et creux parfois, mais ils ont la voix de l'abîme.

Toute l'œuvre rend le son de l'infini.

Voilà pourquoi il est également naturel de l'aimer ou de ne pas l'aimer, comme on aime ou on n'aime pas la mer.


ALPHONSE DAUDET

On peut définir Alphonse Daudet, le poète du roman. Il eut, du poète, le don d'imagination et, du romancier, l'esprit d'observation. L'une et l'autre faculté, qu'on dirait contradictoires, s'unirent en lui merveilleusement. A l'origine, le poète prédomina un peu, puisque, dans l'aube rose de l'adolescence, il est naturel que l'imagination surtout fermente, flambe, fleurisse,—feu et fleurs! Si cet état d'âme eût persisté, si Alphonse Daudet, au surplus, fût demeuré dans son Midi natal, il est possible que nous eussions compté un poète de plus, écrivant aussi en provençal, émule de Mistral et de Roumanille, fin paysagiste des sites nîmois et beaucairois, aux héros et aux amoureuses vêtus de soie et de claires étoffes. On peut l'imaginer vivant là, rien que poète, jonglant avec des olives, les doigts se levant inégalement sur les trous d'un galoubet pour y faire des alternatives d'ombre et de soleil.

Mais tout jeune il émigra à Paris et devint du coup un écrivain français, un romancier de mœurs où le poète de Provence survit et transparaît. Il se produisit, entre les deux, après ce début: les Amoureuses, une transition: ce sont les délicieuses Lettres de mon moulin, écho des choses quittées, rythmes mal dénoués, étape intermédiaire, fantaisies qui voisinaient encore avec les poèmes. Mais il n'y avait pas que la poésie. Il y avait la vie. Alphonse Daudet se mit à regarder la vie.

L'observateur intervint dans le poète. Or l'observateur était myope. Petit fait, et qui semble insignifiant, mais fait décisif. De tels détails suffisent parfois à marquer tout un talent. Ils en font partie. C'est le cas pour Alphonse Daudet: de voir mal, il regarda mieux. Et puis il y a ceci: lorsqu'un des sens est altéré, les autres se sensibilisent et s'affinent. On en juge chez les aveugles qui, eux, ont les yeux nuls. Il s'établit une compensation, un profit proportionnel pour les autres sens. Ceux-ci rattrapent tout ce que la vue perd. Le spectacle de l'univers perçu seulement par quatre sens demeure aussi varié, et même coloré que s'il était également aperçu par les yeux. Le total des jouissances sensorielles est le même. C'est ici que se prouvent les fameuses «correspondances» précisées par Baudelaire. Et dans ces réciprocités, c'est l'ouïe surtout qui supplée à la vue.

Les aveugles ont une ouïe spécialement aiguisée, et aussi les très myopes, comme Alphonse Daudet. Précieuse faculté pour un romancier de vie et de réalité. Il va écouter, au lieu de voir. Les voix renseignent plus peut-être que les visages. Ceux-ci livrent leurs sourires ou leurs grimaces, tout leur mobile clavier. Celles-là ont aussi des expressions qui les trahissent, et davantage. On parle avec la voix changée. On parle avec une voix de la couleur de sa vie. Est-ce que les religieuses n'ont pas une voix blanche comme leur cornette?

Le romancier écoute; il voit aussi, mais il écoute surtout; il prend des notes sur ce qu'il entend, d'autant mieux qu'il voit moins bien; et c'est alors le mot topique, les ridicules de pensée saisis dans une intonation, la hâblerie perçue par un grossissement qui échapperait à d'autres, le mensonge reconnu à une nuance, quelque chose comme un demi-ton trop haut, car la voix qui ment se hausse un peu, comme pour s'enhardir, se donner raison à elle-même.

Ainsi Alphonse Daudet se mit à écouter la vie, à regarder la vie. Il devint un observateur réceptif, sagace. Non seulement il perçoit tout, mais il perçoit vite. Son observation est instantanée. Il a le coup de foudre en matière de documents. «Je prenais déjà des notes dans les escaliers,» disait-il un jour, au retour d'un dîner académique dont les manèges lui avaient donné tout de suite l'idée de l'Immortel.

De ses observations quotidiennes et à l'infini, Alphonse Daudet forma ces petits cahiers que tous ses amis de lettres lui connaissaient, bourrés de notes, d'esquisses, de mots, de traits, de silhouettes, cartons d'artiste, albums de dessinateur. Car il y a du grand caricaturiste chez lui. Son Tartarin est un type définitif autant que le Joseph Prudhomme de Daumier. Et certaines de ses notations, comme celle du comédien Delobelle, secoué de sanglots à l'enterrement de sa fille, disant: «Il y a deux voitures de maître», sont aiguës et un peu féroces comme les légendes de M. Forain. En quelques mots, dans ses livres, aussi dans sa conversation, qui fut merveilleuse, il dessine des personnages, il les campe avec un tel relief qu'on les voit.

Mais le plus souvent, ils se forment en lui par infiltrations, accumulations lentes, observations menues et disparates, portraits-types de plusieurs individus d'un même caractère, qui semblent avoir posé devant un objectif. Et, en effet, la photographie donne raison à ce procédé du romancier; on a découvert qu'en superposant les clichés d'une série de visages appartenant à une famille ou même à une race, on obtenait le type essentiel de cette famille ou de cette race, les traits qui leur sont communs et par quoi ils se ressemblent. De même M. Whistler, qui pour ses portraits exige des séances de pose nombreuses, chaque fois recommence; mais le portrait en train qu'il efface demeure en dessous, et le visage définitif n'est que le total de tous les visages, le type essentiel du modèle, son expression d'éternité faite avec toutes les expressions quotidiennes.

M. Alphonse Daudet, lui aussi, a créé ainsi des types généraux: Tartarin, Sapho, Delobelle, le Nabab, Numa Roumestan, l'Immortel, statues et bustes où l'observation consolida de supports de fer sa souple argile du Midi et de Paris.

*
*   *

Car son œuvre est faite du mélange de ces deux éléments: Paris et le Midi. Ce qu'il a peint surtout, c'est le méridional hors du Midi, et spécialement dans Paris.

Déjà, dans le Midi, le méridional est toute chaleur, gestes et mimique de comédien, la conversation comme chargée d'un maquillage où tout apparaît plus grand que nature; il est tout enthousiasme, exagération, mensonge ingénu, vanité naïve, hâblerie provoquante, de façon à faire souvenir que le pays de Don Quichotte n'est pas loin. Aussi est-ce par ironie, à coup sûr, et froid humour, que Stendhal, dans ses Mémoires d'un touriste, prétendait reconnaître le Midi au «naturel». C'est tout le contraire qu'il faut entendre. Or si le méridional est, chez lui, bavard, menteur, excessif, il le sera bien davantage ailleurs. Là, dans ce pays de chaleur, il vit dehors, et le soleil harmonise tout. Il est un être de plein air. Paris lui forme une atmosphère enclose où ses gestes et sa voix paraissent plus exagérés encore. Il veut être à la hauteur du milieu, ne pas se laisser intimider, s'imposer et en imposer—alors, il s'exagère lui-même. Et c'est un provincial pire. Ses légers ridicules s'accentuent, deviennent énormes.

Alphonse Daudet s'en rendit compte d'autant mieux qu'il était naturalisé parisien et même un peu boulevardier. La blague boulevardière se greffa sur l'humeur déjà narquoise du Nîmois qu'il était, sur ce don de la galéjade qui est un des signes du Midi. Lui-même l'a constaté: «Il y a, dit-il, dans la langue de Mistral un mot qui résume et définit bien tout un instinct de la race: galéja, railler, plaisanter.» Chez lui, le mélange, ici encore, du Midi et de Paris, de la galéjade provençale et de la blague parisienne a composé un des aspects essentiels de son talent, cette ironie spéciale si alerte et incisive, si personnelle aussi.

Il y a lieu d'admirer combien l'ironie, faculté fréquente en littérature, est en même temps une faculté souple et nuancée. Chez Villiers de l'Isle-Adam, l'ironie fut féroce. Nous la trouvons, chez M. Anatole France, dédaigneuse. Et quant à Alphonse Daudet, son ironie est attendrie, si on peut dire. C'est-à-dire que le premier mouvement de son esprit est d'apercevoir le ridicule, le défaut d'un être, la faiblesse d'une âme, le manque d'équilibre et de justesse, et d'en rire, et d'en faire rire; mais le second mouvement est de se reprendre, de s'émouvoir, de voir—au delà de la silhouette comique d'une minute, de la parole sotte, du geste faux—l'être humain, le pauvre être humain, avec qui on a des fonds communs de tendresse, de douleur, d'humanité, de solidarité et, en somme, toute la même destinée. On riait aux larmes et voilà qu'on pleure un peu.

Ainsi, par exemple, il s'est souvent attaqué aux ratés; ceux de Jack; et Delobelle, le raté du théâtre; d'autres encore. C'est qu'ils apparaissent, entre tous, ridicules et, en même temps, touchants. L'ironie et l'émotion, les deux qualités maîtresses du talent d'Alphonse Daudet, sont précisément celles qu'il faut pour les peindre. C'est pourquoi il excelle dans ces portraits.

L'observateur, qui avait vu juste, s'était égayé; mais aussitôt le sentimental compatit. Nous nous rappelons, alors, que l'observateur est myope et qu'ainsi, voyant moins bien, il entend mieux, il entend ce que les autres hommes n'entendent pas. Peut-être a-t-il entendu le bruit des larmes dans les yeux...

Or les larmes sont contagieuses. Et Alphonse Daudet, après avoir raillé, s'émeut. La faculté des larmes est aussi naturelle chez lui que la faculté du rire. Cela résulte peut-être d'une adolescence inquiète dans un foyer où le malheur frappait aux vitres: «sa mère avec de grands yeux tristes» a-t-il écrit.

En tous cas, c'est un don précieux pour quiconque prend la parole devant la foule: orateur, écrivain, que ce don d'émouvoir, mouiller les yeux, faire jaillir la source divine et salée de ce rocher des cœurs qu'on croyait mort. Alphonse Daudet le possédait et lui dut pour une part le grand succès de ses romans; à l'apparition de Jack, George Sand lui écrivait: «Votre livre m'a tellement serré le cœur que j'ai été trois jours sans pouvoir travailler.»

Ce sentimental, côte à côte avec l'observateur, c'est le poète qui vit dans le romancier et toujours intervient. Parfois même, après l'époque des débuts, et tout le long de l'œuvre, le poète recommença à parler seul: L'Arlésienne est plutôt, et restera, un poème de Provence, comme Mireille; Le Trésor d'Arlatan, tout récent, avec ses paysages camarguais, sa sorte de sorcellerie paysanne et son merveilleux du Midi, fait songer à une idylle tragique d'un poète du félibrige, comme si Alphonse Daudet avait voulu se prouver à lui-même, pour une fois et par jeu, le poète provençal qu'il aurait pu être.

Subtil moyen de leurrer sa nostalgie!

*
*   *

Mais n'a-t-il pas emporté le Midi avec lui, surtout le soleil, qui fait la vie de son style? Quand on le lit, on lui applique la jolie phrase de Sainte-Beuve qu'on dirait trouvée pour lui: «Il a le style gai et qui laisse passer des rayons.» Cette manière claire n'est pas obtenue sans peine. La journée, quand elle est la plus lumineuse, est sortie d'un matin de brouillard. Alphonse Daudet, comme Balzac, comme tous les créateurs de vie, est attiré d'abord aux péripéties, au mouvement du drame et des êtres. Surtout que lui n'a pas de sang-froid et court d'une haleine jusqu'au bout du roman. Mais, ensuite, il revient sur ses pas. Souvent il a récrit un livre plusieurs fois, les feuillets du manuscrit étant divisés par moitié ou par tiers. Les phrases alors s'enjolivent, se concentrent. Il y a, dans sa manière, quelque chose d'égratigné, d'incisif, les hachures de l'eau-forte, les coups de crayon saccadés, où se continue la nervosité de la main. Et puis des grâces ajoutées, des roses piquées, des bijoux silencieux qu'une main de femme y entremêla. Collaboration amicale et avouée: «Notre collaboration, un éventail japonais: d'un côté, le sujet, personnages, atmosphère; de l'autre, des brindilles, des pétales de fleurs, la mince continuation d'une branchette, ce qui reste de couleurs et de piqûres d'or au pinceau du peintre», a écrit Mme Alphonse Daudet qui fut ainsi «compagne de sa vie et compagnon de ses idées», comme observa Vallès dans Jacques Vingtras, à propos du ménage Michelet (sans compter que Mme Alphonse Daudet produisit, en outre, toute une œuvre personnelle: Enfants et Mères, Fragments d'un livre inédit, etc., d'intimité subtile, émouvante et bien féminine).

Quant à l'œuvre d'Alphonse Daudet, on peut dire pour la résumer, qu'elle offre un fécond mélange d'imagination et de documents, œuvre de poète et d'observateur, qui enveloppa dans son style chatoyant la réalité indispensable. Ainsi les châsses dont tout l'or et les pierreries ne seraient rien pour éblouir les fidèles sans, au fond, quelque ossement qui les transfigure.


MARCELINE DESBORDES-VALMORE

Marceline Valmore est la plus grande des femmes françaises. A ceux qui insistent, aujourd'hui, sur l'infériorité des femmes, sur leur incapacité foncière et pour ainsi dire organique, il suffit de répondre par ce nom-là, une femme tout uniquement de génie, mieux que Georges Sand, trop consacrée, et qui, vraiment, ne fut, elle, qu'un homme de lettres.

Le signe de sa gloire, une gloire très tendre et très auguste, c'est que tous les poètes en ce siècle l'ont aimée également: Hugo, Baudelaire, Lamartine, assez chiche d'éloges, qui lui dédie des strophes d'encens; Vigny, qui l'appelle le plus grand esprit féminin de notre époque; Michelet, qui écrit: «Le sublime est votre nature»; Sainte-Beuve, qui trace d'elle un subtil pastel, poussière d'immortalité!—puis lui consacre tout un livre; et d'autres encore: Barbey d'Aurevilly, Banville, Verlaine,—garde d'honneur autour de sa vie, autour de son tombeau, où sans cesse des mains pieuses arrachent les herbes d'oubli, restaurent ce nom qui doit durer.

Qu'est-ce qui lui vaut ce culte ininterrompu des poètes? C'est que, en la lisant, on se prend à l'aimer comme une mère. Elle attendrit comme si elle était notre mère. C'est notre mère en double, dirait-on. Et comment chercher des défauts à une mère? Oui! sa poésie n'est pas précisément l'art que nous goûtions le plus. Pas de dessous, d'infini de rêve, de style subtil et rare. Mais c'est notre mère; c'est une femme et exquise. Elle, surtout, a fait de la poésie vraiment féminine. Elle a un sexe littéraire. Elle a le cri des entrailles, la couvée silencieuse, les larmes promptes, les soubresauts de la passion, les déchirements, les trouées lumineuses, les jets de sang, comme a dit Barbier, les jets de sang de ses paumes, de ses pieds, de son front couronné d'épines, de son flanc percé, de toutes les blessures divines de cette Crucifiée de l'art.

*
*   *

Quelle existence fut plus cahotée, instable, douloureuse, assombrie sans cesse par les mécomptes, la mort, la pauvreté? Comme par un signe de prédestination, elle était née devant un cimetière et joua, enfant, dans l'herbe des tombes. A quinze ans, la ruine. Son père était peintre d'armoiries d'équipages et d'ornements d'églises. Or la Révolution avait éclaté, ne voulant plus ni carosses, ni culte. La mère meurt. Marceline doit aider à vivre le père pauvre et sept enfants plus jeunes. Elle se résout au théâtre. Vers l'année 1804, elle est en représentations à Paris. C'est Grétry qui, l'ayant entendue par hasard, lui fit chanter sa Lisbeth. Elle avait déjà un air si brisé, si triste! Le musicien l'appelait: «Mon petit roi détrôné.» Dix ans de cette vie-là en province, à l'étranger, jouant à la fois les jeunes premières dans la comédie et les dugazons dans l'opéra. Puis elle cesse de chanter. Elle en donna plus tard à Sainte-Beuve l'adorable raison: Ma voix me faisait pleurer moi-même.»

Qu'était-il arrivé? Une peine profonde, un amour non payé de retour, un de ces misérables essais de bonheur d'où on sort plus morne et plus seul, et après lequel certaines femmes d'élite jettent pour jamais la clé de leur cœur dans l'éternité. Quel fut cet amour? Marceline en parla partout, sans cesse dans tous ses vers, et ne l'a nulle part nommé. Quelques-uns, aujourd'hui, ont voulu élucider le mystère, banale curiosité! L'important pour son œuvre, c'est que jamais elle ne se consola. Grand chagrin d'amour qui devait, jusqu'au bout, se lamenter au travers de sa vie, blessure d'eau ruisselant parmi les roches, accrue par l'obstacle des roches, sans qu'on sache de quelles hautes et lointaines collines la source a commencé de jaillir!

Même très tard, dans l'apaisement de l'âge, elle évoque encore cet amour dont elle est restée pâle, comme soufrée à jamais de cet orage du matin. Elle écrit à Pauline Duchambge: «La seule âme que j'eusse demandée à Dieu n'a pas voulu de la mienne. Quel horrible serrement de cœur à porter jusqu'à la mort!»

Pourtant elle avait uni sa vie à un autre homme, le comédien Valmore, qui fut probe et bon.

Mais le malheur, toujours acharné, s'obstina après son foyer: elle perdit successivement ses deux filles dont les doux visages s'encadrent si souvent dans ses strophes: Ondine, puis cette frêle et frileuse Inès, qui mourut en plein printemps, comme une rose phtisique.

Avec cela, sans cesse une vie étriquée, incertaine, besogneuse. Ses chants divins ne lui rapportaient rien. Une gêne permanente, qui allait parfois jusqu'à la misère, aux crises noires.

Et pas même la pitié de la mort! Elle vécut vieille, jusqu'à soixante-treize ans, avec l'horrible malchance finale d'une maladie cruelle qui la tint deux années dans son lit, impotente, déjà comme de l'autre côté de la vie, où elle s'occupa jusqu'à sa dernière heure de corriger de nouveaux vers, ceux qui ont constitué les poésies posthumes et contiennent ses chefs-d'œuvre: Jours d'Orient, la Couronne effeuillée, les Roses de Saadi.

Et n'est-il pas naturel, après une telle vie, qu'il semble en la lisant—comme elle a dit d'un autre—qu'on sente souffrir le livre dans ses mains?

*
*   *

D'ailleurs même avec une destinée clémente, elle eût été malheureuse. Elle fut de ces sensitives se tourmentant elles-mêmes, souffrant pour des riens, pour des nuances. Elle fut de ces inquiètes qui peuvent dire comme Lamennais: «Mon âme est née avec une plaie.»

Or cette plaie native s'élargît et saigna par l'amour. Valmore a surtout aimé. Toute femme qui écrit peut se définir d'un mot, celui qu'elle-même, à son insu, emploie le plus fréquemment. Ainsi le mot «étreindre» pour George Sand. Quant à Valmore, son verbe serait «aimer». Toute sa souffrance vient de l'amour, et aussi son génie. Celui-ci, est tout amour. Sapho moderne, elle a trouvé, pour exalter et regretter son premier amour mort, des accents frémissants—flammes et roses!—qui dépassent de loin les poètes, même illustres, dont les Nuits paraissent, en regard, bien déclamatoires et fausses. D'ailleurs, elle a exprimé toutes les amours: amour de jeune fille, d'amante heureuse ou délaissée, d'épouse, de mère. Elle a dit toutes les nuances du grand cri. Et avec des trouvailles d'une intensité inouïe. «Tu ne sauras jamais à quel point je t'atteins», dit-elle à l'homme qu'elle aime. Puis vient cette notation, si spéciale à la femme en amour, de songer à la mère de l'amant qu'elle adore, par qui il fut aussi aimé d'un amour de femme illimité. C'est presque une jalousie, mais très douce, à cause des souvenirs communs. Et elle a ce cri virginal pour s'affirmer plus aimante: «Plus grand que son amour, mon amour se donna.» A propos de ses enfants, elle note: «Cet amour-là fait souffrir aussi, comme l'autre.»

Cent choses d'une psychologie, d'une pénétration, d'une divination qui va jusqu'au plus secret de la tendresse, jusqu'au plus tenu des fibres intérieures, jusqu'au plus infinitésimal des contacts du cœur avec les autres cœurs; et tout cela vu comme aux lueurs d'un éclair, tout cela pathétique, attendrissant, comme si, chaque fois, elle avait pleuré sur son vers au moment où il se traçait sur le papier, et qu'il fût né moins dans l'encre que dans une larme.

Car tout aboutit invariablement à des désespoirs, pour cette âme nostalgique et trop sensible. Fragile âme blanchie, d'un blanc frileux et qui vite s'écroule en pleurs, comme la gelée, en hiver, sur les vitres. Pourtant Valmore fut plus forte que la douleur et le malheur. Elle avait adopté une sûre défense, ce mot céleste, pour sa devise et son cachet: «Credo, je crois.» Ce que Sainte-Beuve toujours un peu malicieux traduisait ainsi: je suis crédule.

Eh bien! non! Elle crut vraiment. L'amante devint chrétienne. Dans la Sapho se leva une sainte Thérèse. Celle qui avait eu des cris de passion trouva des hymnes de foi. Elle reporta à Dieu tout l'amour qu'elle avait égaré sur les créatures et les choses d'ici-bas, dont plus aucune dorénavant ne l'attirait et ne la valait. «Tous mes étonnements sont finis sur la terre», soupire-t-elle avec mélancolie.

Encore un temps, elle reste imprégnée de l'ancien amour profane. Déçue dans ses affections terrestres, elle s'en retourne à Dieu avec les mêmes lèvres et les mêmes incantations amoureuses. On la dirait maintenant l'amante de Dieu. Est-ce que Sainte Thérèse aussi ne parlait pas à Jésus comme à un bien-aimé? On connaît ses mystiques effusions si passionnées: «L'amour que je t'ai voué me meut tellement que, n'y eût-il pas de ciel, je t'aimerais et n'y eût-il pas d'enfer, je te craindrais. Je me donne à toi sans rien te demander; même sans espérer ce que j'espère, je t'aimerais encore autant.»

Quant à Valmore elle s'épure bientôt, pacifiée, purifiée. La passion véhémente se cargue. Ses poèmes prennent quelque chose de chuchoté, de confidentiel. C'est la prière avec la naturelle confiance et aussi le naturel effroi, cette nuance caractéristique de l'adoration chrétienne. Elle parle à son Père, lui raconte ses peines anciennes et les glorifie quand même. Elle a des hymnes, des oraisons, des litanies, revenues du fond de la petite enfance. Les strophes se déplient comme les mousselines retrouvées de sa toilette de première communiante... Ah! les uniques paroles de prières qu'elle a su trouver, après les uniques paroles d'amour. Baudelaire, férocement misogyne, se demandait quelle conversation les femmes peuvent bien avoir avec Dieu et pourquoi on les laissait entrer dans les églises. Il n'avait pas songé à Valmore, qu'il aimait pourtant, ni aux prières que sont tels de ses poèmes, des prières câlines, abandonnées, immatérielles pour ainsi dire, paraissant ne plus appartenir à la terre et être le bruit d'une âme qui est déjà plus près de Dieu que de la vie.

*
*   *

D'ailleurs, toujours elle donna cette impression de planer. Elle plana même, et surtout, au-dessus de la littérature. Les modes n'eurent aucune prise sur cet art inné, qui, dans sa sincérité, trouva une note, un accent, un style, un vers à peine condensé au fur et à mesure, mais demeuré presque invariablement le même à travers une production de cinquante années. Même la formidable révolution romantique n'eût point de prise sur elle et ne l'influença en rien. Or d'être instinctif, son génie précisément fut novateur. Elle a presque autant inventé que Victor Hugo quant à la prosodie, et aux détails du vers. La première, elle réemploya avec fréquence les mètres impairs; vers de cinq, de sept, de neuf, de onze, de treize syllabes. Et comme elle y réussit!

Chargement de la publicité...