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L'élite: écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs

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D'un ruban signée
Cette chaise est là
Toute résignée
Comme me voilà!

Comme me voilà! N'est-ce pas déjà tout le ton, toute la simplicité émouvante de Verlaine, Verlaine qui fut un fils d'elle, né de sa divine maternité poétique, filialement en aveu du reste, et aux aguets dans ses Poètes maudits pour qu'on lui rende honneur, à celle d'où il sort. Quel honneur pour elle d'être son initiatrice et la mère d'un tel fils!

Comme lui, elle avait déjà tout ceci: exquis abandon, simplicité de l'âme, négligé des mots, adorable déshabillé de la phrase—comme au saut du lit—faisant sa prière du matin. Et aussi ce quelque chose de susurré, de gémi, d'à peine convalescent, d'inquiet et cependant de confiant, chambre de malade à la fenêtre ouverte sur un commencement d'avril.

Et déjà les familiarités charmantes, ce sans-façon presque parlé qui enlève au vers toute allure déclamatoire et du Midi, son grand geste. Elle aussi, comme Verlaine, revendiqua le Nord, son Nord, cette ville de Douai avec un beffroi et des demeures à pignon, où elle demandait d'aller mourir, qu'elle appelait si joliment «ma natale» et dont les souvenirs, la Notre-Dame, la vallée de la Scarpe, les tours, les jardins ponctués d'abeilles, emplissent son œuvre, influencèrent son art. (Celui-ci, en prit ce qui caractérise tout art du Nord: la nuance).

Souvent également les répétitions, les allitérations, affectées dans la suite par Verlaine et les plus récents poètes:

Une autre, une autre, et puis une autre l'entendra!

Enfin maints mots transposés, inventés ou composés, mais avec quelle délicate prudence toujours heureuse: angéliser, entr'aîler.

Mais pourquoi s'ingénier aux nuances de toutes les plumes et de tous les duvets quand le cygne sanglotant s'est envolé si haut et pour toujours dans des ciels d'éternité!


M. J. K. HUYSMANS

M. Huysmans qui, à ses débuts, collabora aux Soirées de Médan, eut l'air d'acquiescer à la manière naturaliste, n'y trouva en réalité qu'un moyen de satisfaire son naturel pessimisme. Peindre la laideur, les vices, les misères, la chair triste, les cœurs pourris, les linges sales, c'était l'occasion d'exprimer son dégoût de la bassesse contemporaine. Vite il chercha à s'en évader. Comme Baudelaire, après sa moisson de «fleurs du mal», il eut ses «paradis artificiels», c'est A Rebours. Mais ceci n'était qu'une étape et, dans En Route, il raconta ensuite, nous ne voulons pas dire une conversion, mais une crise religieuse singulièrement pathétique.

Il s'agit d'un homme, las des êtres et des livres, qui se met à fréquenter les églises, les offices, se lie avec un prêtre éclairé, va passer un temps de retraite dans une abbaye de Trappistes et, confessé, communié, rendu à Dieu, rentre dans la vie et dans Paris en concluant: «Ah! vivre, vivre à l'ombre des prières de l'humble Siméon, Seigneur!»

Y a-t-il là une simple affabulation de roman? Est-ce uniquement pour se documenter que M. Huysmans, depuis ces dernières années, à la surprise de ceux qui le connaissaient, devint peu à peu l'assidu des messes, des saluts, pélerina de Saint-Sulpice et de Saint-Séverin aux chapelles privées et singulières de Paris, celle, par exemple, si curieuse, des Bénédictines du Saint-Sacrement, rue de Monsieur, où il alla lotionner ses yeux las à la fraîcheur des cantiques, se désaltérer à l'orgue, aux affluents débiles que sont les voix des nonnes chantant au jubé, tandis que le fleuve de l'orgue déferle...

Nous savions aussi qu'il s'était instruit dans toute la Mystique, familier avec sainte Thérèse, Catherine de Gênes, Emmerich, Ruysbroeck l'Admirable.

Enfin, n'alla-t-il pas lui-même s'interner un moment dans le silence d'un cloître champêtre de la Trappe? Ce Durtal qu'il nous y montre, en proie à Dieu, est-ce lui-même et subit-il de son côté la crise de foi qu'il nous décrit? S'agit-il d'une autobiographie, et fait-il allusion à son cas quand il s'écrie: «Je suis allé à l'hôpital des âmes, à l'Eglise?» On pourrait le croire, tant l'analyse est aiguë, minutieuse, d'autant plus que souvent, au lieu d'objectiver, de créer des personnages fictifs, M. Huysmans, dans ses romans, en revient toujours à lui-même, et que ce type de Durtal, apparu déjà en un précédent livre, semble raconter ses propres états d'esprit et se transposer en une personnelle et successive vivisection d'âme.

Il y a lieu de le supposer d'autant plus que, parmi les causes de ce ralliement à Dieu, le romancier signale, chez Durtal, l'ennui de vivre et le dégoût du monde.

Or M. Huysmans aussi nous offre encore une fois les mêmes symptômes personnels depuis ces dernières années. Il a avéré une misanthropie sincère. Après avoir fréquenté des artistes, des écrivains, naguère, il s'est soudain replié sur lui-même, comme le converti du roman, lui aussi solitaire, aigri, malade, dépris, n'allant nulle part, ayant renoncé aux milieux littéraires et mondains où sa noble nature franche ne pouvait s'accommoder des mensonges, vilenies, abdications, promiscuités. Isolement logique! Subtil et magnifique dans son art, il devait se trouver, en s'élevant, de plus en plus isolé. Qui ressemble aux grandes âmes? L'océan gémit parce qu'il est dépareillé. Tous les traits et les mobiles qu'il prête à Durtal, sa vie elle-même nous en offre l'exemple. N'est-il donc pas permis d'imaginer que cette crise religieuse qu'il peint avec tant d'intensité fut la sienne? Voyez alors l'avertissement singulier de la destinée et les correspondances mystérieuses entre les choses: M. Huysmans habite depuis longtemps un calme logis de la rue de Sèvres faisant partie d'un ancien couvent de Prémontrés aux toits de tuiles fanées, comme s'il avait fallu d'abord que cette âme fut investie en silence, cernée par tout ce qu'il y a de foi, d'encens induré, de prières survécues dans les vieilles pierres qui furent une abbaye.

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Dans le cas où la crise religieuse que En Route raconte lui serait personnelle, on peut dire que l'écrivain s'en est venu de loin vers Dieu. On connaît ses œuvres de début, osées, charnelles: En Ménage, les Sœurs Vatard, le Drageoir à épices. Littérairement, il fut, entre autres, un odorat, à preuve ce nez busqué et embusqué sur son profil maigre, un nez de proie, un nez qui lui donne une tête d'oiseau de proie, de grand vautour chauve. Or, il aima l'odeur du péché, nota les relents coupables de la femme, tout ce qui monte, faisandé et blet, de la grande ville. Car le péché est surtout odeur. Eprouva-t-il une sensualité nouvelle à subodorer la senteur maladive des églises: nappes d'autel défraîchies, encens fané et cires—mortes de se pleurer?

Déjà dans A Rebours on pouvait prévoir la crise religieuse. Il y fit le tour des idées et des vices, perversités extrêmes des décadences, péchés contre l'Esprit et contre nature, après quoi sembla s'annoncer l'approche de Dieu. A la fin, Des Esseintes, courbaturé de trop de coupables délices, tombait à genoux; et, au-dessus des fards, des tableaux pervers, des lits défaits, une prière clôturait l'œuvre et s'envolait, oiseau blanc, dans le blanc de la page finale. C'est que, à la suite de ce livre, il ne restait plus à prendre qu'un des deux partis indiqués par Barbey d'Aurevilly à Baudelaire après les Fleurs du mal: «Ou se brûler la cervelle, ou se faire chrétien.»

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Nous ne savons pas si M. Huysmans s'est fait chrétien, mais il a écrit en tout cas une œuvre chrétienne. Nous voyons chez Durtal l'acheminement, les étapes de la foi, les voies de la grâce, la manigance céleste, le minime et quotidien accroissement, le léger vent qui vient des plages du ciel et accumule, sable à sable, ces dunes d'or dont une âme d'élite va s'ourler et qui la sépareront de la vie mauvaise. Nous assistons à cette cure sévère qu'est un séjour à la Trappe: efforts, prières, tentations dernières de la volupté, embûches de l'esprit, blasphèmes, rires, objections, négations.—«Mais si c'était intelligible, ce ne serait pas divin!» Et enfin la victoire céleste! Lutte pathétique où renaissent les orages de Pascal. Sans compter que cette langue de M. Huysmans, toute admirable, ajoute le frisson de ses teintes électriques, vénéneuses, d'un ciel pourri où se lèvent soudain des mots qui sont un lys de Memling, une clé ouvrant sur le mystère, la plaie de Jésus qui ne saigne plus, mais s'effeuille, dirait-on. Intensité de psychologie inouïe, à croire que M. Huysmans ne décrit que ce qu'il a ressenti, vécu, et que lui-même, aujourd'hui, est une grande âme de plus vaincue par ce que Chateaubriand appelait «le génie du christianisme.»

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Car Chateaubriand marche en tête de cette troupe sacrée qui aura appartenu à l'Eglise. N'est-ce pas merveilleux, en un temps où on disait la foi morte, de constater combien de grands écrivains de notre siècle ne l'auront pas quittée ou y seront revenus? La religion peut en revendiquer beaucoup: outre Chateaubriand, Lamartine aussi, et Barbey d'Aurevilly, d'un catholicisme absolu quoique ostentatoire; Baudelaire qui fut lui-même un poète, un peu satanique aussi, mais seulement en tant qu'il y a des gargouilles de démons aux flancs d'une cathédrale. Puis Veuillot, spadassin de Dieu, et Hello, d'une foi si lyrique et qui s'exaltait en effusions de grands arbres.

Et Villiers de l'Isle-Adam, qui, sur son lit de mort, tenait dans ses mains, déjà de la couleur de la terre, les épreuves d'Axel, pour avoir le temps de les corriger selon la Foi.

Et Verlaine, enfin, qui lui-même a raconté sa conversion dans un lieu de retraite où «le chevalier Malheur» l'avait mené. Et l'éclosion, dans cet abandon, de ce livre Sagesse où le poète inventa des litanies nouvelles. «Fils soumis de l'Eglise, le dernier en mérites, mais plein de bonne volonté», déclara-t-il dans la préface.

M. Huysmans est-il «en route» pour le même aveu et la même conclusion? Il n'y aurait qu'à s'en réjouir, et de ce qu'il entre à son tour dans cette lignée où déjà son grand talent lui assignait une place, royaux esprits qui, durant tout le siècle, se passèrent de main en main, comme les coureurs antiques, le flambeau de la Foi allumé à l'étoile de Bethléem.

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Littérairement on peut conclure que M. Huysmans avec: A Rebours, Là-Bas, En Route, aura terminé un triptyque comme ceux que peignaient les peintres de sa race—il est originaire de Bréda—ces maîtres hollandais et flamands dont il a l'imagination fiévreuse, le coloris massif et violent.

On songe surtout devant ces trois livres au triptyque de Quentin Metzys qui est au Musée d'Anvers, un des chefs-d'œuvre de tous les siècles et de toutes les écoles.

Dans le volet de gauche, Hérodiade est assise à côté du Tétrarque à la table du festin où, parmi les roses, les cristaux, les argenteries, songe le chef décapité de Jean-Baptiste que la favorite taquine du bout de son couteau d'or comme un fruit de plus parmi les autres fruits du dessert. Salomé vient de danser. L'odeur du sang se mêle à l'odeur du sexe. Volupté, cruauté, complication des vieillesses de l'âge et des vieillesses du temps, raffinement des décadences. Ce volet-là c'est A Rebours.

Dans le volet de droite un bûcher mauvais s'allume. Des hommes aux visages déformés, aux yeux de concupiscence, y jettent des sortilèges et des maléfices, cherchent dans les flammes des formes qui s'enlacent, se pâment, défaillent. Le feu a l'air de sortir par un soupirail de l'Enfer soudain ouvert. Ce volet-là c'est Là-Bas.

Et voici le panneau central: la figure lamentablement douloureuse, mais tendre, de Jésus, victime expiatoire, Christ dépendu, dont la plaie au flanc coule, intarissable, offre sa fiole rouge, élixir de guérison, dans cette grande pâleur séculaire... Salut permanent et immanquable! C'est En Route, livre principal au travers duquel Jésus repose...

Triptyque littéraire, admirable et qui a déjà un air d'éternité, la patine des œuvres qui sont dans les musées.


LAMARTINE

Après cent ans écoulés, la parole de Humbold reste vraie: «Lamartine est une comète dont on n'a pas encore calculé l'orbite.» Car, même aujourd'hui, il est difficile de préciser la parabole de cet errant du génie qui a laissé un peu de lui dans toutes les âmes.

Lamartine! ah! le doux nom! et quel coup d'archet sur nos souvenirs! N'est-ce pas lui, quand nous le lisions à quinze ans, au collège, qui nous fut la première révélation de la Poésie? Au même moment, il nous fut aussi la première révélation de la Femme, car ses vers à Elvire et à Graziella donnaient comme un visage aux rêves encore informulés en nous.

Lamartine nous a suscité jadis toutes ces émotions-là. Nous l'avons plus qu'admiré; nous l'avons aimé. Voilà pourquoi la lecture, plus tard, en paraît fade et décolorée.

Il en est de ses poèmes comme de ses lettres d'amour, qu'on ne doit jamais relire; ce n'est pas qu'elles soient autres, mais nous-mêmes nous avons changé; nous n'avons plus l'âme qu'il faut, l'âme ancienne toute neuve et impressionnable.

Pour Lamartine aussi il vaut mieux se souvenir de l'avoir lu—lui qui nous demeure, à travers les années, comme la douceur d'un ancien amour!

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Et pourtant, qui fut jamais plus poète, dans le sens originel et foncier? Chez lui, la poésie était un acte spontané de la nature, comme la respiration ou la circulation du sang. Il était lyrique de la tête aux pieds, a-t-on dit.

Il a chanté sans savoir comment ni pourquoi, comme la mer, et comme la forêt—frère lui-même de ces infinis qui rendent tous un son pareil!

Car il n'avait rien appris. C'est un ignorant qui ne sait que son âme, observa un jour Sainte-Beuve. Tout au plus connaissait-il l'irrémédiable mélancolie de son précurseur Chateaubriand, âme orageuse à l'image et à la ressemblance de ses horizons maritimes de Bretagne, et les sublimités de la Bible dont précisément, dans son entourage, on s'occupait beaucoup à cette époque. Deux de ses amis, M. de Genoude et M. Dargaud, avaient traduit les Psaumes et les Livres. Lui-même apparut comme un jeune roi David, ayant songé d'abord à intituler ses Méditations Psaumes modernes, comme l'atteste le premier manuscrit retrouvé. Et il avait vraiment l'éloquence douloureuse du psalmiste et des prophètes, celui que George Sand appela le Jérémie de la Restauration.

Son succès fut immédiat et prodigieux: en un soir, ayant dit ses premiers vers dans le salon de Mme de Saint-Aulaire, où venaient Guizot, Decazes, Villemain, toutes les jeunes gloires du moment, il était devenu célèbre.

Son premier livre, accueilli avec tremblement par l'éditeur Nicolle, fut tiré en peu de temps à quarante-cinq mille exemplaires. Tout le monde le lut, s'enthousiasma, pleura. Dans les promenades publiques, dans les jardins, on s'isolait pour lire sous les arbres les vers des Méditations.

C'est que, par un miracle unique, son âme s'était trouvée en communion avec tous. Il avait été l'âme de la foule. Il avait été les eaux de sa soif, la parole de son attente. Après tant de ruines, de secousses et de révolutions, après tant de négations, le poète était apparu disant l'éternité et la certitude de Dieu, parlant d'idéal et d'infini. A cette foule qui avait traversé la nuit et cru mourir, dont on avait conduit les pères en troupeaux à la guillotine, puis aux boucheries plus sanglantes encore de la guerre, il venait dire: «L'homme est un dieu tombé!...»

Et puis, il y a autre chose: ce commencement de siècle qui marquait une renaissance était comme une puberté qui s'élabore; il avait les troubles, l'incertitude, l'angoisse sans cause, la mélancolie de la vierge qui devient nubile et sent déjà l'avenir lui tourmenter le sein.

La poésie de Lamartine répondit à tous ces vagues élans, elle qui, non contente de diviniser la vie, divinisa l'amour. Ah! ce fut même son plus suave enchantement! Le «dieu tombé» retrouvait dès ici-bas un ciel dans l'amour, l'amour plus fort que la mort elle-même, puisque l'amante soupirait à l'amant: «Je ne comprends pas le ciel même sans toi!»

Le Lac, les stances à Elvire, l'élégie du Premier regret donnaient un avant-goût d'infini: «O temps! suspends ton vol!» et promettaient des minutes divines où, vivant—grâce à l'amour—on vit déjà d'éternité!

Et cela n'apparut pas comme une imagination impossible, un leurre consolant de poète. Il prêchait d'exemple. On voulut aimer à sa façon; il avait créé une nuance nouvelle d'aimer et d'être aimé, car on savait que lui-même avait vécu de telles amours. Ses aventures italiennes, la mort de la pêcheuse de Procida faisaient autour de sa jeune tête de héros un nimbe de légende et de mélancolie. On ne l'en aima que davantage—et d'avoir l'air si triste, étant si beau.

Il disait: «Nulle part le bonheur ne m'attend!» dès la première pièce de son premier livre; et plus tard, dans le poème sur la mort de sa fille, il se nommait encore «un homme de désespoir».

D'un bout à l'autre la même attitude et la même parole: «Voyez s'il est une douleur comparable à la mienne!» Lamentation prodigieusement habile, si elle n'eût pas été sincère. Certes ce n'est pas un mot de dieu, de génie ployant sous la croix de son art. C'est le mot de la mère; d'une femme. Jésus lui disait: «Ne pleurez pas sur moi!» Voilà le mot vrai; la posture qu'il fallait. Mais si le poète y eût gagné à nos yeux, la foule aime mieux ceux qui demandent sa pitié.

Et elle donna tout à Lamartine: sa pitié, son admiration, son temps, ses larmes, son or, son délire. Il fut vraiment, selon l'image de Shakespeare, porté en triomphe sur tous les cœurs.

Ce triomphe dura vingt ans, vingt ans d'une existence comme une féerie. «Vous auriez dû être roi», lui disait un jour un de ses flatteurs. Il vécut tel: aimé, acclamé, dans un luxe qu'aucun poète n'avait jamais connu, semant les secours et les dons, voyageant avec une suite, partant sur un navire acheté par lui pour cet Orient mystérieux qu'il a décrit et où les Arabes du désert eux-mêmes, frappés de sa royale prestance, l'appelaient l'émir frangi.

Si habitué à ces hommages unanimes, à ce culte et à cette frénésie de respect qu'un jour, à propos d'un jeune écrivain qu'on le priait de protéger, il déclara avec une fatuité touchante: «Il ne fera jamais rien. Il n'a pas été ému en me voyant.»

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Malheureusement, la Poésie, qui lui avait donné tant d'années de gloire et d'une existence sans pareille, ne sut pas le retenir exclusivement. Déjà, en 1831, il avait publié sa Politique rationnelle et brigué un mandat législatif. On prétend même qu'il n'entreprit son lointain voyage en Orient que par dépit de cet insuccès. Or ce voyage devait, par un hasard inouï, le pousser, à son retour, plus décidément encore du côté de la politique. Il avait rencontré dans les solitudes perdues du Liban cette bizarre lady Esther Stanhope, qui lui avait dit, après avoir consulté les étoiles et lu les signes de sa main—géographie mystérieuse des passions et des destinées: «L'Europe est finie; la France seule a une grande mission à accomplir encore. Vous y participerez.»

Le superstitieux poète crut à l'horoscope de cette magicienne en cachemire jaune et turban blanc, qui fumait devant lui une longue pipe orientale; et dès son retour, sans doute, il rêvait déjà de réaliser son oracle, tandis que le navire, en route pour la France, marchait d'étoile en étoile...

Bientôt il se fit élire à la Chambre:

—Où allez-vous vous asseoir dans l'Assemblée? lui demanda un de ses amis.

—Au plafond!

Ceci marquait chez Lamartine lui-même la sensation qu'il se trouverait peu à sa place parmi les intrigues et les roueries d'un Parlement.

Comment! le mélancolique poète allait s'occuper de politique et tenter de diriger l'opinion? Mais est-ce que le clair de lune ne gouverne pas la marée et n'attire pas avec ses yeux la souffrance de la mer?

Lamartine, lui aussi, rêvait d'attirer le peuple à lui. Il avait mis Dieu dans la poésie et dans l'amour. Il voulut mettre Dieu dans la politique—le mot est de lui—créer une République évangélique où on gouvernerait la nation par ses vertus.

Il faillit presque y parvenir dans cette extraordinaire aventure de la Révolution de 1848 qu'il prépara avec les Girondins et dont il fut le promoteur et le héros. On ne peut pas lire aujourd'hui sans stupéfaction les détails du rôle qu'il joua à ce moment: sa lucidité d'esprit, son audace, son courage durant ces jours où, grâce à ce magnétisme, à ce fluide charmeur qui furent toujours en lui, vingt fois il arrêta l'anarchie; où vingt fois il prit la parole, tête nue, sous les fusils braqués, bravant la mort, nouvel Orphée qui apprivoisa le lion populaire et l'entraîna avec des chaînes de fleurs. On connaît sa phrase célèbre sur le drapeau tricolore qui n'était qu'une sublime inspiration de plus après tant d'autres, où son patriotisme, pendant ces journées de février, se multiplia.

Dans l'hagiographie, on apprend que certains saints vécurent toute leur vie en état de grâce.

On peut dire de Lamartine qu'il a été toujours en état de génie.

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Mais le génie ne va pas sans la couronne d'épines. Lamartine porta la sienne. Que n'était-il resté à la porte de la République! Platon l'eût couronné de roses. Des plus hauts sommets de la popularité il tomba, selon la parole de Milton, dans les mauvais jours et dans les mauvaises langues. La Révolution avait achevé de le ruiner. Quelques semaines avant les événements de février, un traité lui achetait ses œuvres littéraires pour 540,000 francs. Par honnêteté et pour sauver de la faillite son libraire, il déchira le traité. Depuis longtemps, il semait l'or et les charités avec une prodigalité inépuisable. A un ami dans la gêne il écrivait: «Je ferai couper mes plus beaux arbres.» Alors, devant ce gouffre de dettes (plus de deux millions), Lamartine empoigna sa plume comme un outil et pendant vingt ans remplit de sa fière écriture du papier blanc accumulé, qu'il jetait à ce gouffre.

Cela ne suffit même pas; et vinrent alors les grands déboires, les humiliations publiques: la vente de Milly, la loterie, la souscription nationale—toute la lie, toutes les feuilles mortes de l'automne de la vie.

Et aucune pitié! Louis Veuillot, qui a la triste gloire d'avoir trouvé tous les mots cruels sur son temps, proclama: «M. de Lamartine n'a plus une lyre; c'est une tirelire.»

Et si, pourtant! il la possédait encore, cette lyre ancienne! et malgré l'horreur des quotidiennes besognes, encore et toujours—dans ses pages obligées, tout au long des Confidences, de ses livres d'histoire, de son Cours familier de littérature,—des vibrations éclatantes, des coups d'ailes soudains, des ruissellements d'âme et de pierreries, tout un trésor intérieur que sa longue vie orageuse n'avait pas suffi à dilapider.

Mais plus de poèmes, hélas! à cet âge pourtant où Victor Hugo, lui aussi frappé par la politique, allait commencer ses chefs-d'œuvre.

Lamartine maintenant aurait pu écrire son Livre de Job; mais, lui, manqua de loisirs parce qu'il manqua d'argent. Il fallait de la prose solide et marchande. Plus d'épisode nouveau pour faire suite à Jocelyn et à la Chute d'un ange, ni les Pêcheurs annoncés, ni l'autre fragment sur la vie religieuse dans le cadre de la Judée.

Et pas non plus ce retour sur les œuvres anciennes qu'il avait appelé lui-même des «improvisations poétiques» et promis de «polir à froid».

Vain espoir! l'homme, pas plus que l'Océan ne peut revenir sur ses traces et retoucher ce qu'il a laissé derrière lui.

C'est tout polis que la mer jette au rivage ses galets après les avoir longtemps roulés dans ses marées.

Au contraire toute l'œuvre de Lamartine fut hâtive, d'une forme lâchée. Aussi, dans ses préfaces, redoutait-il lui-même le dédain des délicats. Il n'ignorait pas non plus les caprices fantasques de la vogue, l'effrayante mobilité des goûts littéraires qui démodent vite les œuvres. Surtout pour celles qui appartiennent plus au passé qu'a l'avenir. Il y a des poètes qui ouvrent une époque et une poésie, tel Victor Hugo. Au contraire Lamartine ferma une époque. Il résume Piron, Millevoye, Lebrun, Soumet, tous ces poètes intermédiaires, non sans talent, qu'il continue en somme, mais absorba dans son rayonnement. C'est en ce sens que Rivarol a dit: «Le génie égorge ceux qu'il pille.»

Mais tout en craignant pour l'avenir, il se consolait en affirmant: «Il y a des anniversaires d'idées dans la vie des siècles.» Et, en effet, on a pu assister, ces dernières années, à un renouveau de sa gloire, qui sans cesse recommencera par intervalles. Car la forme de sa poésie est sans date. Elle est classique et elle est moderne. La langue est large, peu raffinée et vaut moins par le choix des mots que par un rythme général. Or c'est par le vocabulaire d'abord qu'une poésie se démode. Celle-ci est toute de musique. Elle se borne à de grands planements.

Quant au fond, elle s'en tient à ce qu'on peut appeler les lieux communs de l'humanité: la nation, l'amour, la religion, la douleur, mais on peut dire aussi que ces thèmes sont ceux de l'âme elle-même, l'âme éternelle, la Psyché nostalgique et vagabonde, et qu'un poète se haussant jusque-là émouvra davantage et avec plus de durée qu'un poète exprimant seulement les sensations personnelles et fugitives de sa seule âme ou de ses nerfs.

Qu'importe d'ailleurs pour Lamartine si, des thèmes choisis, il sut faire véritablement des concerts, selon l'expression qui lui était familière, aujourd'hui vieillie, mais si juste.

Chaque fois qu'il a pris la parole: soit sur la page blanche où tombaient ses poèmes spontanés; soit à la tribune; dans les rues, les jours de révolution; à l'Académie, où son discours de réception souleva d'un élan toutes les questions du temps et de l'éternité, chaque fois ce fut vraiment «un concert», une voix plus qu'humaine, une vaste musique rebelle aux subtilités, mais qui enveloppait toutes les âmes dans ses grands plis.

Et c'est ainsi qu'il semble devoir s'éterniser pour l'avenir: Lamartine est l'Orgue de la poésie du siècle.


M. OCTAVE MIRBEAU

On pourrait dire de M. Octave Mirbeau qu'il est le don Juan de l'Idéal.

Don Juan est le grand incontenté. Il a une curiosité inquiète, des aspirations infinies et peut-être aussi un goût des expériences. Il appartient à cette famille des lunatiques dont il est parlé dans Baudelaire: «Tu aimeras le lieu où tu ne seras pas, l'amant que tu ne connaîtras pas...» Toujours changer, se quitter, chercher ailleurs, versatile pélerin de l'amour! Tirso de Molina le vit passer dans les oratoires de Séville, guettant quelque infante aux yeux tristes, lui-même pâle comme la cire du chandelier, Molière aussi le rencontra, et Mozart qui nota l'harmonie de ses plaintes, et Byron et Musset. Personnage fuyant, inassouvi, énigmatique surtout. Il a sur la face un sourire, car le sourire seul est énigmatique. Mais son sourire est plus proche des larmes que du rire. Il apparaît le plus triste d'entre les hommes pour avoir voulu l'absolu. Pourtant son obsession était restreinte; elle fut purement féminine. Don Juan ne chercha l'absolu que sous une seule forme: l'Amour.

Que dire de celui qui serait le Don Juan de tout l'Idéal? M. Octave Mirbeau y fait songer. Il n'y a pas que l'absolu de la beauté. Il y a l'absolu de la bonté, du bonheur, de l'art, de la justice. L'amour du cœur va à d'autres choses qu'à la femme: on veut aimer des tableaux, des livres, les malheureux, les pauvres, les fleurs, les morts, les nuages—on veut pouvoir s'aimer soi-même. Comment faire avec un seul cœur, si exigu, et qui contient si peu? Pourtant il faut aimer encore. On n'a pas assez aimé. On s'est trompé en aimant. Alors on vide son cœur—pour le remplir de nouveau. On se déprend, parfois, mais c'est afin de se passionner autre part.

C'est la nature de don Juan... Or M. Octave Mirbeau lui ressemble comme un frère, plus souffrant, plus inassouvi, puisqu'il aime davantage et que son idéal est sans limites.

Lui aussi a un sourire: son ironie, une ironie spéciale, hautaine et grinçante, d'une originalité unique et qui constitue une de ses plus fortes vertus littéraires. Encore un peu, ceux qui ne voient pas assez le fond des choses l'auraient pris pour un pamphlétaire, à cause de cette ironie, parce qu'il publia les Grimaces, qui furent parfois de cruelle satire, et parce qu'il écrivit de mémorables «éreintements», des portraits justiciers, eaux-fortes où la plaque avait reçu d'indélébiles morsures. Mais ceci encore, n'est-ce pas la logique même de don Juan? M. Mirbeau veut l'absolu dans la beauté, dans l'art, dans la justice, comme don Juan voulait l'absolu dans l'amour. C'est pourquoi il accable de sa puissante raillerie, de ses invectives aux vols d'aigles et d'ouragans, de sa haine loyale, les mauvais écrivains, les mauvais riches, les Mauvais Bergers, comme il dit dans son drame.

Mais haïr est la même chose qu'aimer. La haine ne provient que de trop d'amour. On le croyait cruel et inexorable. Ah! comme il est différent, et tout le contraire même, pour ceux qui le connaissent bien, ont approché tout près de ce cœur ombrageux et orageux. Contradiction de l'apparence! Même au physique, si son allure décidée, sa rousse moustache militaire disent l'audace, la bravoure, le goût du combat, il y a là, dans ce visage, des yeux bleus si ingénus, si tendres, si jeunes encore dans la figure plus âgée, des yeux comme ceux des enfants, des yeux comme les sources dans la campagne, des yeux qui croient à la bonté, à la loyauté, des yeux qui tout de suite s'apitoient, des yeux mouillés et comme faits avec des larmes qui attendent...

Ainsi pour l'âme... On croyait M. Octave Mirbeau uniquement belliqueux, voire un peu féroce. En réalité, habitant loin des villes et en pleine Nature, il était toute douceur et vivait avec les fleurs. Sainte Thérèse, qui fut aussi une passionnée, a dit qu'elle se clarifiait les yeux chaque matin avec des roses. M. Octave Mirbeau aima toutes les fleurs qu'il a nommées «des amies violentes et silencieuses». Dans son jardin de Poissy, où il a des collections admirables d'iris, de roses, de pensées, il faut le voir, compétent comme un horticulteur de Harlem, qui les veille, les caresse, les appelle par leur nom...

Certes, il les aima pour leur beauté, mais sans doute aussi et principalement pour leur fragilité. Car il est, avant tout, un grand cœur miséricordieux. Toute son ironie provient de toute son indignation, toute sa colère de toute sa pitié. Ses larmes deviennent des projectiles... C'est un sentimental sanguin.

Et, en effet, après ses combats, voici tout aussitôt de lyriques effusions, des dithyrambes sonores et dont l'éclat de trompettes va atteindre les quatre points cardinaux de l'Art. On se souvient de certaines de ses pages, définitives comme un sacre, sur M. Rodin, sur M. Léon Bloy, tous ceux en lesquels il croit voir luire—enfin!—un peu de l'Absolu. Alors, ce sont moins des portraits qu'il trace, que des chants de joie, de triomphe et d'amour. Oui! il aime, il le dit, il le crie, avec des troubles et des frissons, des mots comme des baisers, des phrases qui s'agenouillent. «Du journalisme» disent les sots. Mais M. Octave Mirbeau ne fait pas des articles; il n'a jamais écrit un seul article de sa vie... Ces pages courtes, qui disent ses amours et ses haines, n'est-ce pas comme la correspondance de ce don Juan de l'Idéal, trop-plein d'une âme, expansion d'une heure, confidences sur le papier, extases changeantes et que lui-même bientôt dédaigne, lettres frémissantes de la passion d'une heure et qu'il garde au fond d'un tiroir—sans même daigner les publier. Est-ce qu'on publie jamais ses lettres d'amour, puisque leur encre, vite pâlie, semble vouloir d'elle-même retourner au néant?

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Dans ses romans aussi, M. Octave Mirbeau apparaît la même âme, assoiffée d'absolu. Il va à ceux qui souffrent le plus.

Il y a dans un de ses romans un personnage bien curieux, une création bien étonnante, c'est ce Père Pamphile des Rédemptoristes, exilé volontaire parmi la solitude et des ruines, qui veut rétablir son Ordre fondé jadis pour délivrer les chrétiens en terre barbaresque. Or il est convaincu qu'il y a toujours des captifs, qu'ils sont un nécessaire et permanent produit de la nature, qu'il y a toujours des captifs comme il y a des arbres, du blé, des oiseaux: «Et non seulement il y a des captifs, se disait-il tout haut; mais il y en a dix fois plus, depuis que nous avons cessé de les racheter...» M. Octave Mirbeau aussi pense qu'il y a partout des captifs, et son œuvre de haute pitié, de fraternité humaine, ne va qu'à apitoyer en leur faveur, à les faire délivrer.

Ainsi, dans le Calvaire, il s'agit de l'homme emprisonné dans une passion; dans l'Abbé Jules, c'est le prêtre emprisonné dans le célibat; dans Sébastien Roch, c'est l'enfant—oh! la plus désolante misère—emprisonné dans le collège.

Mais les personnages de ces romans qui, au fond, se ressemblent, sont encore et surtout emprisonnés dans la vie. Ils n'ont pas, de celle-ci, la même conception que les autres hommes. Pareils à l'écrivain qui les conçut et vraiment ses frères en destinée et en souffrance, ils sont aussi des incontentés, des nostalgiques (c'est-à-dire également de la famille de Don Juan). Ils ne se résignent pas à ce qu'est l'existence dans l'état actuel des sociétés. Ils se refusent à être des créatures de civilisation et veulent être quand même, malgré tous et tout, des êtres de nature. Cela ne va pas sans d'amères luttes. Ils n'ont aucune condescendance aux usages, aux conventions, à l'esprit de caste ou de race, aux façons ordinaires de penser ou d'agir. Ils visent à l'absolu et souffrent de ne pas pouvoir s'y conformer assez. Tout le drame naît de ce conflit, du désaccord entre ce que le monde les voudrait et ce qu'ils se veulent. La vie de l'individu, en nos civilisations codifiées, est un perpétuel sacrifice de ses goûts et de ses instincts, à on ne sait quelles lois d'intérêt général et à des mœurs hypocrites auquel tout le monde collabore et dont tout le monde souffre.

Les personnages des romans de M. Mirbeau racontent une lutte de l'instinct contre la société, leur volonté de l'absolu. Ces romans, nés en même temps que les drames d'Ibsen, mais sans que ceux-ci fussent déjà connus en France, aboutissaient à la même revendication de l'individualisme.

Pour être soi-même, pour n'être pas prisonnier de la masse, le héros du Calvaire pousse jusqu'où il lui plaît sa dramatique passion. Mais c'est l'abbé Jules qui affirme avec le plus d'éclat cette attitude d'indomptable égoïsme qui n'est, après tout, que la totale sincérité. L'abbé Jules est, d'ailleurs, le chef-d'œuvre de M. Octave Mirbeau et un chef-d'œuvre, il faut le dire. C'est à mettre à côté des plus pathétiques et fulgurantes créations de Barbey d'Aurevilly, mais uniquement quant à la hauteur d'art. Car ce livre est d'une personnalité entière. M. Octave Mirbeau se trouva une voie bien à lui, une voie intermédiaire qui est loin de l'impassibilité souveraine d'un Flaubert, loin aussi de l'impartialité documentée de M. Zola ou des analyses psychologiques de M. Bourget. Ce romancier-ci exprimera une conception qui lui est propre: la vie frénétique. C'est sa marque, son frisson, pour ainsi dire, ce même frisson tourmenté qu'on trouve aussi dans les sculptures de M. Rodin, qu'il n'a si bien et si souvent loué que parce qu'il sentait leurs arts parallèles. Et on y pense surtout à propos de l'abbé Jules qu'on voit une figure tragique, aux modelés puissants, une gargouille retenue à mi-corps dans la pierre irrévocable de l'Église et dont la face grimace et ricane à l'Univers entier qui ne pouvait pas le comprendre. Qu'est-ce qu'il voulait? Lui-même l'a dit entre des péchés et des colères: «J'ai des pensées, des aspirations qui ne demandent qu'à prendre des ailes et à s'envoler, loin, loin... Me battre, chanter, conquérir des peuples enfants à la foi chrétienne... je ne sais pas... mais curé de village!»

Peut-être qu'il ne se vautre dans l'ordure, les vices immondes, la grossièreté, le mépris des autres et de lui-même que pour salir et bafouer ce trop bel idéal qu'il porte en lui, sans le pouvoir réaliser. Il y a désaccord, manque d'équilibre. Il a trop d'idéal pour vivre avec la vie, et alors il se bat contre elle. C'est toujours le cas de Don Juan qui a trop d'idéal pour jouir uniquement de ses amantes et ne leur demander que du plaisir. Sa souffrance en résulte. Et la vie frénétique commence. Mais s'il avait eu plus d'idéal, il aurait dominé la vie; il aurait été jusqu'à l'absolu en soi, il aurait réalisé le bonheur dans sa propre conscience et atteint l'amour de l'amour. De même l'abbé Jules, avec plus d'idéal, n'aurait pas entamé ses farouches luttes contre ses proches, ses collègues, son évêque, les curés,—«tous, des imbéciles», comme il dit si drôlement—ni ses luttes contre la vie entière, ni ses luttes contre lui-même. M. Octave Mirbeau, observateur aigu mais visionnaire aussi, le sait bien; et c'est pourquoi il dressa vis-à-vis de l'abbé Jules, sa merveilleuse figure de l'abbé Pamphile. Celui-ci a été jusqu'au bout de son idéal, en face duquel il s'est enfin trouvé lui-même, et seul. Sa pioche «n'a fouillé que les nuées». Création unique, et si en avance sur tout ce qu'on écrivait à ce moment! Ah! cette cathédrale idéale, qui est pour le solitaire comme si elle existait puisque le plan en est terminé en lui, et la tour toute allongée dans son âme. Voilà comment on peut s'évader de la vie, atteindre le plus haut sommet de l'individualisme et intensifier si fort son désir que la réalisation en devient inutile. On devient réellement ainsi maître des choses et de tout l'Univers. Et c'est la meilleure façon sans doute—la seule, disons même—de réaliser l'absolu.

Cette volonté intransigeante de l'absolu que nos extrêmes civilisations empêchent et qui ne siérait que dans une société toute proche de la Nature, est la caractéristique des romans de M. Mirbeau, et de ne pouvoir la réaliser, naît précisément le drame et une vie qui est frénétique de luttes pour un impossible idéal: le personnage du Calvaire veut l'absolu de l'amour; l'abbé Jules, l'absolu de la liberté; Sébastien Roch, l'absolu de la pureté; Jean Roule des Mauvais Bergers l'absolu de la justice et de la bonté sociale. Or cet absolu, toujours conforme à la Nature, à l'instinct, est souvent contraire aux idées admises, à nos mœurs de politesse, de réticences, d'acceptations, d'hypocrisies, à tout ce qui est convenu, correct, solennel, officiel. N'importe! M. Octave Mirbeau n'est pas seulement un grand écrivain; il est un écrivain courageux. Il dit tout ce qu'il faut dire, en dépit des prudences, des sourdines et des fards, des préjugés, abus, compromis,—choses temporaires et contingentes! Et alors, quelles criailleries! Que veut-il, cet audacieux, qui demande l'infini dans la vie et cherche l'Éternité sur les cadrans? C'est chercher midi à quatorze heures.

On le vit bien quand il dressa dans le Calvaire (au grand scandale universel), une scène de guerre admirable; c'est l'ennemi regardé, le uhlan prussien qu'on vient d'abattre, solitaire et jonchant la route, parmi la Nature éternellement en fête et impassible. Alors le sens humain s'éveille. Au-dessus de l'idée de la Patrie, il y a l'idée de l'Humanité. Autre solidarité, plus vaste, plus foncière. Et le héros du Calvaire s'émeut, s'agrandit aux pensées magnifiques; et il baise au front l'Ennemi mort.

Vaste cœur de Don Juan, que trois mille noms de femmes n'avaient point rempli, cœur inépuisable, cœur inassouvi, cœur qui sans cesse recommençait des expériences, voici un baiser dont il n'avait pas soupçonné la beauté et le funèbre enivrement! Et comme l'amour des femmes apparaît médiocre et restreint auprès de cet amour qui baise, sur le visage de l'Ennemi, toute la douleur, toute l'humanité, toute la beauté morale, toute la mort.

Car M. Octave Mirbeau aboutit souvent à la mort... On en sent la présence, rôdeuse et terrifiante, partout dans son œuvre. Il y souffle comme le vent du bord des abîmes. C'est l'arrière-goût d'amertume de tous les fruits cueillis, la frénésie des fins de fête, un bruit de départs incessants. Vie instable! Destinées éphémères! Fantômes avant-coureurs et pires que la mort! Il y a des pages que baigne une sueur moite. On éprouve une terreur d'on ne sait quoi. M. Octave Mirbeau excelle à ouvrir ainsi des portes sur le mystère, à susciter des ombres suspectes dans les miroirs, à amasser des soirs livides où des clochers chavirent, où des passants s'exténuent. C'est une des faces inquiétantes de son talent qui, dressé haut dans la vie, en arbre fougueux, aux branches nombreuses, laisse entrevoir que ses racines plongent dans des terres de poison et d'écroulement, aboutissent à des eaux où flottent les cadavres d'Ophélie et des fous.

Ce sentiment de la mort est permanent chez lui... Ainsi dans le Calvaire, même en pleine sensualité, tandis que Juliette dort, il se met à l'imaginer morte. La vision s'accomplit jusqu'au bout... Dans la fraîche haleine de la femme, pointe une imperceptible odeur de pourriture; autour du lit, s'allument déjà, et vacillent les cierges funéraires... des glas s'entendent...

Union de l'amour et de la mort. Qui peut les désassocier? Par quel mystère, les amants, au paroxysme de la volupté, ont-ils la nostalgie de mourir.

Il est naturel que cette nostalgie se retrouve chez un écrivain toujours en peine d'aimer, et qu'aucun amour ne contente... Il aime l'amour, il aime la gloire; il aime les fleurs; il aime les pauvres, il aime les livres; il aime l'art, avec une passion exaltée et militante; peut-être aussi qu'il aime la mort... Et ceci encore est bien conforme à sa destinée d'un Don Juan de l'Idéal... La mort est le dernier amour de Don Juan.


BRIZEUX

Pour bien comprendre l'œuvre de Brizeux, il faut voyager en Bretagne où partout on est hanté par son souvenir, lui qui a si bien dit sa race, qu'à chaque pas on retrouve un détail noté par lui et qu'on croit reconnaître au passage les héros de ses poèmes.

Cette jeune fille dans un coin du wagon, qui s'installe, avec sa coiffe blanche et son col tuyauté de Bannalec, avec sa peau de fruit, n'est-ce point la «brune fille du Scorff», n'est-ce point Marie elle-même qui va à la foire de Quimper acheter des rubans et des croix? Nous lui parlons de Brizeux: oui! elle le connaît.—C'est un poète, n'est-ce pas? fait-elle en risquant d'un air timide ce mot qu'elle ne comprend pas bien, mais qui est vénéré dans le pays comme celui de quelqu'un de grand qui est mort il y a très longtemps, au temps de Merlin l'enchanteur, du roi Arthur et des menhirs devant lesquels on se signe dans la lande.

Et comme nous l'interrogions sur l'endroit où devait reposer le poète, elle ajouta avec un air d'ignorance et de vénération: «C'est au cimetière de Lorient, sans doute, qu'on aura rapporté ses reliques...»

Cependant le nom de Brizeux avait réveillé toutes les mémoires: chacun se met à en parler, tandis que le train file à travers les champs de blé noir et de bruyères roses; un vieux paysan assure qu'il l'a vu dans sa jeunesse—Brizeux n'est mort qu'en 1858;—un curé en cause à son tour: lui connaît toutes ses œuvres et, du reste, l'a rencontré autrefois, du temps où il arrivait jeune vicaire à Pont-l'Abbé; même le poète entra un jour en grande colère parce qu'on avait jeté bas un vieux Calvaire qui menaçait ruine, au bord d'une route, au lieu de le restaurer et de le conserver avec soin, tant Brizeux avait sincèrement le culte de la tradition armoricaine et de la défense de son pays contre les nivellements modernes.

Chose touchante que la survie unanime de ce nom dont la lumière grandit pour avoir fait plus que travailler au bien matériel et immédiat de son pays—pour l'avoir immortalisé dans son œuvre, à ce point que si la Bretagne tout entière mourait, elle serait conservée à jamais, impérissable momie, dans les bandelettes enroulées de ses vers.

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Gagné à notre tour par la dévotion ambiante pour celui déjà entré dans la légende et qui fut d'ici le chanteur et le barde, nous avons été, comme en pèlerinage, partout où sa vie naguère a marché et rêvé. Ç'a été quelque chose d'un peu triste, mais d'une tristesse bonne et qu'on alimente—comme de rentrer dans la maison d'un mort aimé, après l'enterrement, de toucher aux choses familières à ses doigts, de se mirer dans les miroirs où son visage erre encore, de s'illusionner d'un mensonge de vie à voir pendre aux patères ses habits vidés de gestes!

Ainsi nous avons revu les bruyères et les landes, les mélancoliques remparts de Lorient, au long desquels il allait jadis avec sa mère, les vives et chuchoteuses rivières de l'Ellé et du Létha; surtout nous avons revu la paroisse d'Arzanno, tout en haut de la route ascendante qui part de Quimperlé—oh! le sauvage et lointain village qui abrita l'adolescence de Brizeux et son adorable idylle avec Marie. L'ancien presbytère où habitait le vieux curé qui fut son maître est aujourd'hui une ferme, mais les bâtiments subsistent à peu près intacts: une façade de pierre percée de fenêtres inégales; ici la grande cuisine brunie et fumée aux solives apparentes, où glisse comme un rayon du soleil noir de Rembrandt; en face, la salle à manger qui dut servir de réfectoire à la petite école du curé d'Arzanno; au fond, un vaste escalier tournant, en chêne solide, mène à une suite de chambrettes, à l'étage—les anciens dortoirs où pour jamais les voix d'enfants sont mortes et aussi celle du vieux maître qui y répandait en eux son âme virgilienne.

A l'entrée du village, la même église est là, avec son clocher de pierre octogone, ses deux tourelles, sa balustrade ajourée et, par-dessus, le légendaire coq d'or. Voici la chapelle bariolée où Brizeux venait au catéchisme, entendait l'orgue avec ravissement et souriait à la petite amoureuse du Moustoir, comme si elle eût été la Vierge et la Madone. «L'office se passait à nous bien regarder», comme il l'a écrit plus tard.

Autour de l'église, un lamentable cimetière de tombes abandonnées dont les calvaires et les croix naufragent dans les hautes herbes. C'est ici même, sur les murs circulaires, il y a trois quarts de siècle, que Marie et Brizeux ont dû s'asseoir, les doigts tressés, si heureux dans leur naïf bonheur que la Mort elle-même ne les attristait pas! O suavité d'une telle églogue! Oh! les amours de la quinzième année!

Voilà ce que Brizeux a dit dans tous ses poèmes, le charme des amours enfantines: le sien, d'abord, pour Marie; puis, dans son second livre, Les Bretons, celui du clerc Loïc Daulas pour Anna, la fille du vieux fermier Hoël. Les noms changent; le sujet du poème demeure; c'est la même analyse émue de ce qu'on pourrait appeler la puberté du cœur, qui souvent devance l'autre et, pour cela même, est sans désirs. Chaste aurore de l'amour! Éveil des tendresses partagées! Premières floraisons dans le verger de l'âme! Rames appariées dans le port avant que la marée du sexe afflue et entraîne l'amour dans la pleine mer et les orages!

Cet amour-ci, tumultueux, exaspéré par les sens, Musset en est l'éloquent poète—le poète des vingt ans!—tandis que Brizeux restera le virginal notateur des amours de la quinzième année; et, comme s'il en devait annoncer physiquement la vocation, voilà—à en croire les portraits gardés de lui—qu'il avait lui-même comme une mince et mystique tête de premier communiant!

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Certes, les idylles de Marie demeurent le plus durable de son œuvre, mais son originalité lui vint aussi de son zèle à transposer dans ses poèmes toutes les choses de sa Bretagne natale: les noms, légendes, traditions, coutumes, jeux et croyances. Depuis, combien de poètes ont essayé de dire leur pays; mais la plupart n'ont fait que de la poésie rustique monotone, et nul n'égale l'art de Brizeux qui en inventa le genre. Au reste, quelle autre contrée pouvait présenter une telle abondance de poésie, éparse dans ses paysages? Les costumes d'abord, si originaux, conservés intacts, avec des broderies d'or et d'argent—chez les femmes—des étoffes vives, des dentelles, des bijoux, et surtout ces coiffes de lin, de tulle, variées de forme à l'infini, d'après chaque canton, mais toujours mettant sur la tête comme un frisson blanc de deux antennes ou de deux ailes.

Et quant aux hommes, ils étaient beaux au temps de Brizeux—beaucoup le sont encore aujourd'hui—avec leurs immenses cheveux qui les faisaient ressembler à des arbres.

La nature aussi était propice: des rivières, des bois, des rochers, des menhirs, des landes, des genêts d'or, des bruyères roses, des sapins et des chênes, mélancoliques horizons qui ondulent sous un soleil dans des brumes, comme un soleil d'argent.

Et, tout en cercle, la mer, le grand Océan qui imprègne sa poésie et qui, autour de ses vers semble aussi flotter, dans le blanc des pages!

Sans compter les traditions et les légendes, si curieuses qu'il n'avait qu'à les transcrire pour donner la sensation d'une odeur et d'une couleur de terre qui n'est pas semblable aux autres. Dans Les Bretons, il en a recueilli un grand nombre: les ruches d'abeilles qu'on habille de crêpe pour un enterrement et de rouge pour une noce; les seaux et les bassins qu'on vide durant l'agonie pour que l'âme défaillante ne s'y noie pas; les épingles de la mariée que les jeunes filles se disputent.

Ajoutez à cela le Merveilleux, cet élément surnaturel qui paraît indispensable à un poème, si logiquement trouvé par Brizeux dans la croyance populaire aux démons, aux mauvais génies, aux nains, aux âmes des Trépassés revenant, les nuits d'automne, inspecter leur maison et s'y chauffer devant la braise; dans la croyance aussi aux saints catholiques qui, comme saint Corentin et sainte Anne d'Auray, sont honorés dans les Pardons et protègent avec des scapulaires et des médailles bénites.

Toute cette vie légendaire et naturellement poétique d'un peuple et d'une nature si à peine violés, Brizeux n'avait qu'à la dire avec simplicité et émotion, comme il l'a dite, pour faire œuvre d'art originale—lui qui avait vu et avait senti ce que nul autre n'avait su voir ni sentir. Or tout l'art personnel est là; et c'est pourquoi Sainte-Beuve avec raison a dit de lui que, «si la critique voulait marquer d'un nom ce fruit nouveau, elle serait contrainte d'y rattacher simplement le nom du poète».

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Seulement, Brizeux a fait plus que de la poésie rustique, de «l'art de son terroir», comme on a dit depuis. Son œuvre vaut surtout par son caractère général, son sentiment toujours ému, son frisson d'humanité et d'âme qui sont le fond éternel de toute poésie. Et de ceci, la preuve s'en trouve non seulement dans les si naturelles et vives peintures des jeunes amours, mais encore dans le sentiment familial qui est entre ses pages comme une triste rose conservée du jardin maternel.

Il a dit cette douleur qui est une des plus vraies de la vie des lettres: le poète quittant la maison où il joua enfant, délaissant pour la grande ville la ville morte où il sait bien que son âme s'étiolerait; le poète abandonnant sa mère vieillie qui comptait sur lui pour qu'il l'aidât à cheminer, à petits pas—comme elle-même, naguère, l'avait aidé à marcher, tout petit!

Oh! cette dernière promenade de Brizeux avec sa mère au long des mélancoliques remparts de Lorient, nous l'avons tous faite et, rien que d'y penser, il nous vient des larmes—tandis que la vieille femme, notre mère, est seule là-bas qui, elle aussi, nous cherche encore de chambre en chambre...

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Mais il faudra toujours que les poètes s'évadent de la vie de province; car, souvent, c'est pour avoir quitté leur pays, qu'il leur apparaît, à distance, doux et beau dans le mirage des souvenirs. Quant à Brizeux, l'absence et le regret de ce qui n'est plus sont le fond et la condition même de sa poésie. Il y a ainsi des cœurs qui vivent toujours en arrière et qu'on pourrait appeler des cœurs rétrospectifs. C'est le cas de Brizeux. Il n'est si pathétique que parce qu'il évoque sans cesse le passé: ses amours enfantines, sa mère restée seule, le pays délaissé surtout (il est le poète du mal du pays), tous ces souvenirs qu'il passa sa vie à commémorer, ô lui, le nostalgique barde qui a si bien exprimé ceci: La douceur des choses quittées.


M. ANATOLE FRANCE

M. Anatole France, quand il fut candidat à l'Académie, se présenta en même temps à deux fauteuils vacants, non point par insistance ou esprit d'accaparement, mais par subtile discrétion. C'était une façon de dire à l'Académie qu'il s'en remettait à elle, prononcerait l'éloge de l'un ou de l'autre défunt, au meilleur gré de la noble Compagnie. Ceci encore était bien de sa manière, ondoyante et polie.

Au physique déjà, il a un visage asymétrique, et des yeux de rêve qui contredisent doucement un menton de volonté, une bouche voluptueuse cachant son piment dans une barbe indécise. Tête de moine savant qui aurait compulsé des in-folio et des incunables en la bibliothèque de quelque couvent d'Italie, et en même temps, dès qu'il parle, bonne grâce et raffinée urbanité d'un grand seigneur de salon français qui doit enchanter les belles personnes. Pour comprendre ces mélanges, il suffit de songer à une chose: M. France est né au quai Voltaire, «le lieu le plus illustre et le plus beau du monde», dit-il. Mais il y a plus: M. France—et ceci va nous expliquer tout—y est né chez un libraire, qui l'a fait inscrire à l'état civil, sous le nom patronymique d'Anatole Thibaut. Le nom sous lequel il est célèbre n'est donc qu'un pseudonyme? Pas tout à fait peut-être, et il est possible qu'il désignait déjà aussi son père, car nous avons trouvé une curieuse indication dans l'Angélique de Gérard de Nerval, lequel, vers 1851, parti à la découverte d'un rare manuscrit sur l'histoire du sire abbé comte de Bucquoy, après avoir inventorié toutes les bibliothèques, la Mazarine, l'Arsenal, les autres, raconte ceci: «Nous avions encore à visiter les vieux libraires. Il y a France, Merlin, Techener. M. France me dit: «Je connais bien le livre. Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais.» Je l'y ai trouvé pour dix sous.»

C'est sans doute par des renseignements et enseignements pareils que le docte libraire qui fut son père forma l'esprit de M. Anatole France, de complicité, bien entendu, avec le quai Voltaire, où s'écoulèrent ses jeunes années. Le talent d'un écrivain, quant à la sensibilité et à l'orientation, se fait surtout de ses souvenirs d'enfance. Dès vingt ans, on n'emmagasine plus d'impressions fortes. Imaginez donc les yeux d'un enfant, qui sera un artiste, s'ouvrant sur ce tableau incomparable: les royales architectures du Louvre et des Tuileries, Notre-Dame en dentelle noire, les plans sévères du Palais de Justice, les tours lointaines pleines de masques, de gargouilles, de visages séculaires. Ici vraiment toutes les pierres parlent. Et elles parlent de l'ancienne France; elles content des histoires du temps de saint Louis, des Valois, d'Henri IV et de Louis XIV. Ajoutez-y la Seine, ce cher ruisseau de la rue du Bac après lequel soupirait Madame de Staël, le fleuve de grâce souveraine qui apporte là toute la fraîcheur des campagnes, le reflet des arbres, des ciels, des plaines florissantes, et qui aère, ventile les monuments accumulés de Paris. Maintenant voici, tout autour, sur le quai Voltaire même, les antiquaires et les libraires.

Songez maintenant au talent de M. Anatole France. N'est-il pas le résumé de tout cela? Il a la fierté indolente de la Seine; il mêle Notre-Dame et le Louvre; il est religieux et vieille France, passionnel et architectural, toujours composite; il apparaît un assemblage de meubles rares, de tapisseries, de bijoux, de vieux portraits, de chasubles, de bibelots du culte. Il a bouquiné adroitement dans la grave librairie paternelle et dans les autres; il a aussi bouquiné dans les boîtes d'en face où s'acquiert une érudition plus facile, dans de menus manuels, des brochures curieuses et parfois uniques.

Et ainsi l'écrivain lui-même aura vécu dans cette «cité des livres», où il nous a peint une des plus originales figures de ses romans, ce Sylvestre Bonnard auquel il ressembla davantage encore, quand lui aussi fut «membre de l'Institut», comme il eut soin de l'ajouter, même dans le titre, à la désignation de son personnage. Mais gageons que si M. Anatole France y a tenu, c'est encore à cause du quai Voltaire—et pour tout lui devoir!

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Donc M. France, sans être normalien, est instruit de tout, parce qu'il fut curieux de tout. Il a un fonds classique solide. Nul n'est plus helléniste, latiniste, romaniste. Brusquement il intercale dans une conversation des passages compacts d'Homère ou de Sophocle qu'il récite de mémoire avec enthousiasme.

Mais la connaissance de toute l'histoire, humaine, littéraire, et même de toutes les anecdotes, y compris et surtout celles de l'Église, ne suffit pas à faire de beaux livres. Le mathématicien Mélanthe l'a dit: «Je ne pourrais pas sans l'aide de Vénus démontrer les propriétés d'un triangle.» M. France n'a pas négligé l'aide de Vénus qu'on sent partout présente et agissante dans ses œuvres. En celles-ci flotte sans cesse la subtile chaleur de l'amour, une sensualité ardente en même temps qu'ingénieuse. Et ceci constitue la principale originalité de l'écrivain; une science égale des livres et des caresses, une érudition qui cumule la bibliothèque et l'alcôve. Charme imprévu d'un savant qui est voluptueux.

C'est l'impression que donnent tous ses romans. Voyez Thaïs, cette œuvre de savoureux archaïsme où nous vivons en des paysages d'ancienne Égypte, sur les rives du Nil, ou dans la brûlante Alexandrie, parmi des anachorètes, de riches oisifs, des philosophes, des courtisanes, une œuvre qui apparaît polychromée comme un vase peint de musée, comme un authentique papyrus. Certes, pour l'écrire, M. France songea à Hroswitha, la jeune Saxonne qui fut dramaturge au temps de l'empereur Othon, et aussi aux Moines égyptiens, de M. Amelineau. Mais par-dessus toutes ces alluvions de l'érudition, se lève quelque chose qui lui est propre: Vénus dans le triangle, dont parlait le mathématicien Mélanthe; le clair de lune d'une sensualité exquise; Thaïs! la lune du ciel alexandrin, comme M. France lui-même l'appelle. Et l'enchantement opère, du secret qui constitue son talent: le corps de la courtisane s'étire dans la grotte des Nymphes; et les phrases harmonieuses l'entourent comme des étoffes et comme des fontaines.

Dans le Lys rouge, un charme de la même sorte existe; il s'agit, cette fois, d'un roman moderne, presque un roman mondain, si ce terme n'était justement déconsidéré par trop de récits d'adultères et de flirts sans signifiance. M. France, pour une fois qu'il s'y essaie, montre ce qu'on peut faire du genre et prouve une maîtrise. C'est que, ici, encore une fois, règne la sensualité. Oh! une sensualité discrète, assurément, prudente, presque nonchalante, mais raffinée, cérébrale surtout, et par cela même excitante et extasiée. Cette belle Thérèse, ce Decharte qu'il nous analyse, sont des mondains qui ont ensemble une liaison. Mais avec quelles nuances! M. France veut qu'ils s'aiment à Florence, dans la cité de la toute-beauté; et qu'ils aient le raffinement de choisir un pavillon de rendez-vous ouvrant sur un cimetière pour goûter cette volupté profonde de sentir que l'Amour est frère de la Mort. Et, tout autour, cette molle Florence que M. France peint en traits de grâce noble et attendrie, un décor digne de la subtile églogue qui s'y joue: jardins en étages, pins bruissants, air léger, villas multicolores, cloîtres ciselés, fresques aux gestes d'éternité.

Et l'amour humain s'anoblit ici pour avoir approché des chefs-d'œuvre.

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Cette sensualité est précisément ce qui le distingue des «Renanistes», avec lesquels, à cause de son ironie, on l'a parfois confondu. Ceux-ci sont surtout intelligents. M. France est, certes, très intelligent, mais il est poète aussi, ce qui est autre chose et vaut mieux. Il a écrit les Poèmes dorés, les Noces corinthiennes, qui apparaissent de nobles mélopées pathétiques. Les vrais Renanistes, eux, sont peu des âmes; ce sont surtout des intelligences. Et encore sont-ils des intelligences négatives, c'est-à-dire dont la force est moins pour construire que pour détruire, nier, amoindrir, critiquer, plaisanter. De là le scepticisme souriant qui est leur marque. Ces écrivains veulent ménager l'eau et le feu, se placent à tous les points de vue avec un talent égal, toujours exquis, font la navette entre les pôles, n'ont ni avis ni passion, se servent de la plume comme d'un balancier... Au fond, ils appartiennent surtout à l'école de Ponce-Pilate et se lavent les mains de la vie—dans leur encrier!

Philosophie commode, mais qui n'est guère féconde. A force d'envisager le pour et le contre, de découvrir toutes les objections, de mettre l'ironie au terme de tous ses actes, on aboutit à l'abstention. La production suppose un élan, donc de l'inconscience. Trop d'intelligence nuit, car elle fait voir à l'avance les défauts, les inconvénients, les résultats. On pourrait dire, en parlant comme les Renanistes, que si Dieu n'avait été qu'intelligent, il n'aurait pas créé le monde!

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M. France, lui, a créé, quoique critique; car il fut critique aussi, et ses jugements littéraires du Temps forment plusieurs volumes. Et il a fait de la critique, comme il fit des romans. La sensualité est aussi ce qui la caractérise, puisqu'il lisait et louait les œuvres selon son meilleur plaisir. Il y a un vers ancien de M. Bourget, d'indication curieuse:

Ton charme adolescent me plaît comme un beau livre.

M. France, au lieu de dire ainsi à une femme: «Tu me plais comme un beau livre», semble plutôt, quand il parle d'un livre, sous-entendre: «Tu me plais comme une belle femme.» C'est que M. Bourget est un cérébral; M. France, un sensuel. Sa critique en porte le caractère, qui est son originalité, comme tout le reste de son œuvre. Aussi M. Brunetière, lequel est un cerveau austère, n'aime pas qu'on aime, mais qu'on pense, au risque de verser dans les lieux communs, lui fit un jour là-dessus une grande querelle. Ce fut une joute où M. France trouva ses plus délicieux accents. Il demanda grâce pour son plaisir, sa sensualité d'aimer certains livres comme on aime certaines femmes, sans pouvoir dire pourquoi, et sans autre raison avouable que d'avoir été troublé, charmé, séduit, en présence d'eux, et d'avoir alors lui-même songé à la Beauté.

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Mais il n'y a pas que la beauté des formes. Il y a la beauté morale. M. Anatole France s'est tourné vers celle-ci et son talent vient d'y trouver une force nouvelle et profonde. Dans l'ironiste éclot un philosophe. Le voluptueux de Thaïs et du Lys Rouge, le dilettante de la Vie Littéraire, devient une sorte d'historien des mœurs. Il a commencé une série de livres: L'Orme du Mail, le Mannequin d'osier, rattachés par un titre commun: «Histoire contemporaine.» Et, en effet, c'est moins du roman que l'étude des sentiments et des idées actuels. L'écrivain a pris le cadre vague de la vie de province. Cadre délicieux, d'ailleurs, que la petite ville. «Ah! la petite ville de mon cœur!» soupirait ironiquement, et en même temps tendrement, Jules Laforgue. On est un peu lassé des «romans parisiens». Toujours le même décor emphatique et tumultueux. La petite ville vaut mieux. Quoi de plus charmeur et quelle douce résonnance rien qu'en ces mots: «Le mail... Les ormes... L'orme du mail...»? C'est toute la province, plus intime et combien plus intense. Sur les pavés nets, dans les rues vides, les pas sonnent, les voix résonnent. C'est un signe. Les idées aussi, les passions sont plus vives de naître en ce silence. Elles atteignent dans la vie de province leur maximum d'exaltation. La plupart des cerveaux, là, somnolent. Ils sont à l'image de la ville. Ils sont la ville elle-même. Et les quelques-uns qui pensent, vivent d'une vie intellectuelle ou passionnelle, y font un bruit de rares passants dans une cité muette.

C'est le cas du préfet Worms-Clavelin, de M. Bergeret, de M. de Terremondre, de l'abbé Guitrel, et des autres qui s'agitent pour de minimes intrigues, de banales passions. Qu'il s'agisse des ambitions de l'abbé Guitrel au sujet de l'épiscopat, ou des misères conjugales de M. Bergeret, tout cela prend son importance et son acuité de la vie de province, de la vacuité qui est autour. Nulle ville n'est nommée. Et tant mieux. Il ne s'agit pas de roman. Ceci est vraiment de l'histoire, l'histoire contemporaine des mœurs en province. Partout il y a un abbé Guitrel, un M. Bergeret. Ceux-ci, n'apparaissent pas seulement des caractères, creusés par une analyse sagace; ils sont poussés jusqu'aux types. Ils sont sans état civil déterminé. Ils sont de partout en province; et c'est si vrai que partout on croira trouver, en eux, des portraits, des allusions locales.

Mais, le meilleur délice des livres où ils vivent n'est pas encore l'ingéniosité, l'illusion de vie, l'observation profonde; c'est aussi de reconnaître l'esprit même de M. Anatole France qui s'intercale. Il semble même parfois qu'il n'ait choisi ce simulacre que pour s'exprimer lui-même. Or, dans cette évolution dernière, quel changement! Ce n'est plus qu'à peine et par intervalles l'ironiste de naguère, qui avait des hypocrisies de style, des coquetteries de volte-face. Encore moins le penseur sceptique que Renan un moment eut l'air de façonner. Maintenant M. Anatole France est un philosophe osé et franc, presque un révolutionnaire d'idées qui rompt avec les morales convenues, fait la satire des mœurs, juge la justice, dénonce l'argent au tyrannique pouvoir; et, en regard de toutes les choses viles, fausses, sottes, il sous-entend la Beauté morale, qui seule vaut notre culte. Car tout est proféré à demi-mot, encore que hardiment, avec des rechutes d'ironie pour tempérer la sévérité en l'alternant d'un sourire, et aussi avec une urbanité raffinée, cette condescendance mondaine habituée à ne pas insister. Mais l'audace des idées ne diminue pas pour s'envelopper. Et il y a bien des arguments pour une révolution sociale dans ces livres de grâce noble et souriante.

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Quoi qu'il en soit, M. Anatole France partout et sans cesse garde son style de calme lumière. Il trouve des inflexions câlines qui lui permettent de tout dire, de savants plis, des tours retors. Peut-être a-t-il peur, parfois, de trop de couleurs et de vocabulaire. Mais Racine écrit seulement avec deux mille mots pâles et lui-même (n'est-il pas un classique aussi?) possède comme Racine un rythme mystérieux, un charme mol et indéfinissable, une force de style en marbre blanc.

Aussi M. France pourrait bien avoir fait œuvre durable et aller à la Postérité, mieux que d'autres romanciers modernes, de réputation plus universelle et plus rapide. Ceux-ci ont pris des convois pour arriver à la Gloire—et en revenir. M. France s'y achemine en une chaise à porteurs, trouvée au quai Voltaire, et il y restera.


MISTRAL

Le Midi a appelé Mistral magnifiquement l'Empereur du soleil. C'est que, en effet, il règne sur cette Provence à qui il a donné conscience d'elle-même. Son œuvre est un miroir où elle se reconnaît. C'est en cela qu'il est un grand poète, ce qui ne veut pas dire seulement, quant à lui, un grand écrivain de vers. Il apparaît une figure presque unique en Europe, aujourd'hui, non seulement par son œuvre, mais par sa vie, ses attitudes, tous les gestes de sa pensée, son influence sur une race entière, ce je ne sais quoi, ce fluide, ce halo dont sa tête et son nom s'auréolent. C'est-à-dire que Mistral est plus qu'un poète. Il est la poésie même, avec son caractère d'éternité. Tout de suite, à son propos, Lamartine nomma Homère, dans ce grand article qui fit célèbre, d'emblée, l'auteur de Mireille. Un Homère chrétien, pourrait-on mieux dire.

Car, avec toutes les traditions de la Provence, il a gardé celle de sa Foi. C'est un épisode exquis, dans sa calme et noble vie, que ce voyage à Paris, sitôt après l'article de Lamartine. Ne fallait-il pas s'en aller remercier le maître des Méditations pour sa louange qui fut comme un sacre? Mais il fallait aussi, à Paris, remercier Dieu, et au préalable. Donc, il se rendit à Notre-Dame où le P. Félix était alors prédicateur en vogue, se confessa à lui, communia avec des gars de là-bas qui l'accompagnaient, avaient quitté, pour lui, leurs mas qui sont dans des jardins...

C'est alors que Barbey d'Aurevilly le rencontra, avec ce franc port de tête qu'il a gardé, les cheveux souples et un peu longs, sa moustache de mousquetaire dont l'air désinvolte se corrige par des yeux d'horizon où court une lumière claire—et une tenue sobre, de parfaite correction.

En le voyant ainsi, Barbey d'Aurevilly, désappointé, s'écria: «Comment, monsieur, vous n'êtes donc point un pâtre?» S'il n'en avait pas le costume, il en avait l'âme, et il l'a gardée. Précieux trésor sauvé en lui, conservé jalousement, loin du contact des villes. Le beau et le touchant de sa vie, c'est qu'il soit resté dans son village; que malgré la gloire tout de suite conquise—et on sait ce que cela implique dans Paris: adulations, faveurs, argent, femmes,—il n'ait pas quitté ce doux Maillane, proche d'Avignon, assez contenté de promener son ombre sur cette Place où, comme il dit, des gamins jetteront un jour des pierres après son buste.

C'est pour cela qu'il est pastoral. Dans son œuvre aboutissent toutes les voix de la Nature, parce qu'il n'a pas quitté la Nature. Est-ce que déjà son nom, qui est le vent du Midi, n'indique pas une force naturelle, quelque chose qui est moins d'un individu que d'un climat et d'une race? Signe de la Destinée! Il porte en lui l'âme même du peuple. Et c'est cette âme qui crée en lui. Ainsi les événements, les personnages, les paysages, sont regardés par lui comme le peuple les regarde. Nous y songions, un soir que nous lui entendions réciter son admirable Tambour d'Arcole. Ce n'était pas ainsi qu'un écrivain doit se représenter logiquement l'aventure héroïque; mais c'est ainsi sans doute que le peuple l'imagine, coloriée et confuse comme une image d'Épinal dans des fumées...

Ce soir-là, Mistral nous récita aussi son poème de Saint Trophime, d'autres morceaux. Curiosité et délice de l'entendre! C'était chez M. Alphonse Daudet, l'été, dans ce joli castel de Champrosay, dans ce milieu d'art unique, avec les fenêtres ouvertes, après le dîner, sur le parc blanc de lune. Mistral déclama à voix ample, à grands gestes. Mais sa voix de soleil s'accordait mal avec les lampes; ses gestes élargis, avec le salon.

Du coup nous comprîmes toute la nature de son génie: les autres font de la poésie de chambre, comme il y a de la musique de chambre, Mistral fait de la poésie de plein air.

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Ainsi est Mireille; ainsi Nerto, les Isclo d'or, le Rhône; si beaux, qu'ils résistent même à la traduction. Mais quel arome, quel souffle ils ont, dans ce mâle et harmonieux provençal que Mistral reprit, ennoblit de nouveau jusqu'à l'art! Langue qu'on dédaignait—comme les hardes des siècles morts,—indignes de vêtir les rêves et les images. Tout au plus fallait-il la laisser au peuple pour ses associations d'idées, brèves ou nulles. Mistral en fit une langue littéraire, coordonnée et fixée.

Non seulement par ses poèmes. Il publia, au surplus, le Trésor du Félibrige, un grand ouvrage de linguistique où il s'est montré un philologue admirable, le codificateur sûr de cette langue dont il a retrouvé tous les chemins et les sentiers de traverse jusqu'au bout de l'histoire, jusqu'aux carrefours de forêts où les idiomes se rencontrèrent et se quittèrent.

Mais le provençal, objecte-t-on, est un sentier qui n'aboutit pas, se perdit; ce fut une langue vaincue. Pourtant «le provençal est une langue française», disait finement Jules Simon. Il n'y a pas, en effet, que le français, langue de l'unité, idiome classique; il y a aussi «les parlers de France», qu'on retrouve partout, anciens ferments, gisements indissolubles, fondations tenaces, mêlées au fond du sol à la poussière des aïeux. Et il est utile qu'il en demeure ainsi. A côté des grandes langues littéraires qui sont des océans, réduites aussi a quelques-unes comme les mers dont se baignent leurs pays mêmes, il est bon que survivent des patois, ces nombreux petits ruisseaux intérieurs où se mirent l'originalité des villages et la vieillesse intacte de chaque clocher.

C'est-à-dire qu'avec l'ancien parler de la race, subsiste aussi l'ancien esprit de cette race. C'est ce qu'à voulu Mistral pour sa Provence. Tout suit la langue: les us, les légendes, les antiques mœurs, les filons et les chansons, les costumes et les coutumes. On va revivre l'autrefois et aimer encore les champs. Est-ce que Mistral ne prêcha pas d'exemple, en restant dans son mas de Maillane, «au seuil où l'on jouait jadis», comme disait Brizeux qui, lui, fut infidèle un peu, épousa Paris, tout en continuant cependant à aimer sa Bretagne comme une mère... Lui aussi écrivit des chants dans le vieux langage celtique, rima en ce parler de France, populaire et si vieux, pour être entendu du peuple, toucher ses chers Bretons aux immenses cheveux.

Mistral à son tour, parla à sa race dans la langue que les plus simples—c'est-à-dire les plus intacts—entendaient. Ainsi il la toucha, l'enivra du vin de ses propres treilles, la reconduisit jusqu'à ses origines, et dans tous les chemins de son histoire. La Provence, qui s'était perdue, se retrouva. N'est-ce pas la langue qui constitue la nationalité? Le provençal renaissait et la Provence aussi. La «petite patrie» s'affirma dans la grande. Persistance de l'esprit régional! Ame de la province! Charme indélébile du lieu natal! Mœurs et paysages devenus des livres!

Ce fut vraiment la décentralisation littéraire, dans ce qu'elle peut avoir de plus décisif. Faut-il s'en plaindre, puisque la décentralisation est le secret des renaissantes originalités. Les écrivains nés à Paris voient moins de l'Univers que les autres. Ils n'en voient que ce qu'on voit du ciel entre les hautes façades. Et alors ils font leurs livres, souvent, moins d'après la vie que d'après leur bibliothèque. Au contraire, il faut écrire d'après une race dont on est l'aboutissement. C'est le moyen pour que les livres soient originaux; et ils le seront d'autant plus que la race est demeurée elle-même plus impolluée, personnelle, abritée contre l'influence de la centralisation et du cosmopolitisme.

Heureux les écrivains qui ont une province dans le cœur!

Ils en seront, dans la littérature, l'équivalent. Ils feront leur œuvre à son image et à sa ressemblance. Chaque livre aura la couleur de son air et sera comme le visage même de la race.

C'est le cas de Mistral dont la poésie fait partie de la Provence comme en fait partie le chant de la Cigale, la Cigale dont Monselet disait: «C'est une grosse mouche,» songeant à certains Félibres, dont Mistral a dit: «un bestiari divin,» pensant à lui-même. Car sur ses lèvres une Cigale a vraiment chanté qui avait déjà chanté sur les lèvres des Troubadours de la Langue d'oc, auxquels Mistral a donné la main—par-dessus les siècles.


M. PIERRE LOTI

Après bien des expéditions lointaines, M. Pierre Loti fit escale, un après-midi, au pont des Arts, pour visiter la pagode aux Quarante Bouddahs, baignée de lumière glauque, d'aspect sévère moins impressionnante néanmoins, pour le vaillant officier de marine que pour d'autres, ce bon Labiche, par exemple, qui ne pouvait s'empêcher de dire, le jour de sa réception: «C'est la première fois que je porte une épée et je n'ai jamais eu si peur.»

M. Pierre Loti ne fut pas dans ce cas; mais gageons que, au sortir de la séance, pris de cette mélancolie des fins de fête, parmi le remous mondain des toilettes et des carrosses, devant le crépuscule d'avril rose et gris, il songea: «Je ne me suis jamais senti si triste!»

Que pouvait faire le titre d'académicien à cette âme? Peut-être y a-t-il tenu seulement à cause du costume, avec son goût spécial pour les déguisements qui tantôt le conduisit en Pharaon hiératique à un bal costumé chez Mme Adam; une autre fois lui donna l'idée de cette fête Louis XI en sa maison de Rochefort, et lui fit toujours, partout, à Stamboul, à Tahiti, au Japon, dans toutes les étapes de ses voyages, revêtir la tunique et les couleurs du lieu—comme pour se changer, échapper à lui-même, se fuir, oublier son identité vraie en dès contrées sans miroirs...

Qu'importe! il a sans cesse gardé son âme, telle qu'une chose intérieure dans des crêpes? inaliénable et en deuil d'on ne sait quoi...

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Ce qui suffit à élucider le cas de cette âme, et qui explique en même temps la vogue immédiate de l'écrivain, c'est le Voyage.

Nous raffolons de plus en plus d'exotisme; celui-ci a envahi nos tables: gourmandise pour les plats étrangers, les fruits lointains; et aussi l'ameublement: abandon des styles français pour le turc, l'orientalisme, le japonisme aux grimaçants bibelots, le style anglais.

L'art aussi en est tout intoxiqué.

En littérature, le roman s'absorba longtemps dans la vie ambiante et quotidienne. Le grand nombre s'approvisionnait auprès de Balzac, cette immense carrière de pierre où chacun a pris des matériaux pour édifier, ajourer, ciseler des monuments jolis, des maisons de rapport où vivent un grand nombre de personnages.

Voici que M. Pierre Loti n'eut pour maître que le Voyage.

Engagé à dix-sept ans sur le Borda, tour à tour aspirant, enseigne, lieutenant et capitaine aujourd'hui, il dériva, durant vingt-cinq ans, dans les mers reculées, vécut parmi les terres calcinées, les végétaux hostiles, les cultes sans âge. Un peu d'action parfois, d'odeur de poudre, de taches de sang, comme intermède à l'opium énervant d'une telle vie: le combat de Hué, les engagements du Tonkin. Puis un recommencement de longs mouillages, les océans vides, de courtes idylles étranges avec telle femme un peu animal, un peu idole.

On comprend vite que, rien qu'à raconter ces choses, il était facile d'intéresser et d'émouvoir.

C'est déjà ce qui fit le charme et le succès rapide de Bernardin de Saint-Pierre, l'inventeur du genre. Il écrivait dans l'avant-propos de Paul et Virginie: «J'ai tâché d'y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l'Europe. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux. J'en ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l'ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs.»

Or on rapporte, au sujet de Bernardin de Saint-Pierre, que Napoléon Ier lui demanda un jour: «Quand écrirez-vous un nouveau livre comme Paul et Virginie

M. Pierre Loti l'a écrit, ce livre—en passant par Chateaubriand, dont l'Atala appartient au même art.

Mais, chez ceux-là, on sent toujours l'Européen dans une nature exotique; au lieu que M. Pierre Loti suggère véritablement: nous croyons être en Annam, à Stamboul; il s'efface; il en arrive à se faire oublier lui-même, à se perdre, à se fondre dans cette foule bariolée dont il porte le costume et dont il fait partie.

L'exotisme de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand est donc superficiel; il rapporte tout au plus une terminologie et de vagues décors. Tandis que celui de M. Pierre Loti est intégral, inoculé, imprégné, ne bénéficiant plus seulement de ce que l'intelligence a pu percevoir et décalquer. Ici apparaissent les acquêts de la littérature moderne, plutôt de sensations que d'idées, qui s'aide merveilleusement des sens, qui emmagasine dans l'ouïe, dans l'odorat, le goût, le toucher et la vue.

Car la littérature moderne a réalisé ceci: l'éducation artistique des sens.

Ce n'est plus surtout le cerveau notant des aspects généraux, des divergences de races ou de paysages. L'enquête, devenue charnelle et physique, descend aux détails, à l'esthétique de la peau, aux titillations des nerfs. M. Pierre Loti, dans ses évocations d'Extrême-Orient, a cliché ainsi, par ses sens bien braqués, des notations qui nous en apportent la couleur, l'odeur, le goût, le son d'atmosphère.

Il suffit d'ailleurs de le voir pour juger combien il doit être en littérature un instrument de sensations, celles de la vue surtout et encore plus celles de l'odorat.

Il a de grands yeux vagues, humides, ces yeux, influencés par l'eau, des hommes qui ont beaucoup navigué ou naissent en des ports, des yeux qui reflètent tous nuages et tous reflets avec précision et en profondeur, comme les armures des soldats dans les tableaux des Primitifs.

Mais son nez est encore plus caractéristique: un nez busqué et embusqué, un nez de proie qui hume, devine, attire toute senteur éparse, la capture, la différencie. Et c'est ainsi, en ce joli livre, le Mariage de Loti, quand il nous promène avec Rarahu, dans les nuits voluptueuses de Tahiti, que nous percevons vraiment l'odeur de sexe et de plantes en route vers les étoiles. Et la terre des tropiques aromatisant sous la pluie tiède! Et cette foule chinoise dont la pouillerie exaspère un unanime relent de musc dans les effluves des orangers et des gardénias. Et jusqu'à la senteur de la poussière, cendre morte des années, qui nous picote les narines quand nous entrons dans «les pagodes souterraines», dont le parfum d'éternité, devant l'immuabilité des Bouddahs, tisse sa trame omnicolore de cette poussière précisément tressée avec des essences d'arbres, des fientes et un encens millénaire?

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Ainsi M. Pierre Loti nous donne vraiment une impression intense des pays lointains. Il a bien observé. Il évoque avec acuité. Son exotisme n'est pas de pacotille. Et le véritable intérêt de ses livres est là.

On lui voudrait parfois de plus grandes trouvailles de style, encore qu'il ait d'émouvantes sourdines, des mots qui soudain se voilent et se brouillent, des fins de phrases entrant dans du brouillard. C'est un de ses grands charmes mystérieux que cet inachevé de certaines phrases qui semblent s'en aller et se continuer dans le blanc des pages.

On lui voudrait aussi un peu moins de vérité, d'aspects réels, pour une transposition en art, ces déformations, ces déviations dans le songe et la féerie où, parmi les paysages exotiques, les lanternes peintes auraient l'air d'étoiles dans des robes à fleurs.

Et surtout en ces contrées d'Extrême-Orient! C'est ce qu'ont si bien compris les artistes japonais, à la fois réalistes et fantastiques: le rêve juxtaposé au réel, le chimérique côtoyant la vie et la prolongeant.

M. Pierre Loti n'a vu que les choses formelles et dans leur réalité tangible. N'importe! il les a bien vues et les suggère avec couleur. Cela suffit pour le mérite de ses ouvrages, plus que les histoires qu'il conte, et son narcissisme à se mettre en scène dans des idylles douteuses, de petits collages polynésiens et japonais qui ne sont qu'un recommencement de Graziella.

—Je ne comprends pas le ciel même sans toi, disait la pêcheuse de Procida à Lamartine.

—J'ai peur que ce ne soit pas le même dieu qui nous ait créés, dit Rarahu à ce mélancolique Loti, qu'elle a elle-même nommé de ce doux nom d'une fleur de son pays.

Mais la notation dans ce sens est unique, et nulle part ailleurs l'écrivain n'indique les âmes distantes, quand les corps sont proches, cette psychologie qui aurait été si curieuse de l'amour entre deux races, ces pensées parallèles dont aucune n'est soluble dans l'autre, ces amours tristes comme le mariage d'un aveugle avec une muette.

Il y avait là toute une série de subtilités qu'un amant eût perçues. Mais, malgré ses confidences souvent peu discrètes, M. Pierre Loti a-t-il eu les bonnes fortunes dont il se vante! Les gentilles amoureuses, jaunes ou tatouées, en chapeaux de fleurs, ont-elles existé plus ou moins? On en pourrait douter, car leur humanité est bien légère pour avoir été vécue.

Est-ce le même cas pour les petites Rarahu et les Mmes Chrysanthème, gracieuses fictions, semble-t-il plutôt, d'un romancier romanesque qui invente des silhouettes colorées sur des écrans de papier. Cela n'a d'importance qu'au point de vue de la sincérité de l'écrivain, difficile à ausculter, car il se recroqueville vite, parle bas et peu, paraît contraint dans notre civilisation rectiligne et cache une foncière timidité par un désir d'étonner, comme lorsqu'il répondit un soir, à dîner, chez son ami M. Alph. Daudet lui demandant s'il était d'une famille de marins: «Oui, j'ai eu un oncle mangé sur le radeau de la Méduse

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Mieux que l'hérédité, c'est le voyage qui l'a formé, et c'est de lui qu'il a tiré aussi l'idée dominante qui enveloppe son œuvre: la pensée de la mort. Avec plus de raison que les autres hommes, les marins peuvent dire: «Nous vivons dans la mort!» Leur vie est faite de périls, d'adieux enivrants, de départs, de gestes toujours s'évertuant à traverser les distances. Tout défile, s'écoule en panorama rapide d'êtres et de choses. Escales momentanées! Embarquements! Dérives! On a beau changer de pays, de costumes, d'amours. Changer d'Océan, même! Partout, que ce soit la face grise de la mer de Bretagne, la face bleue du Pacifique, la mer a le visage de l'Éternité.

Et les heures brèves se brisent et se reforment comme les vagues.

M. Pierre Loti—comme déjà Baudelaire, dans le Voyage—a exprimé ce sentiment de l'instabilité, de la vie sans cesse déprise, des départs imminents, des continuels adieux qui sont déjà de petites morts—et de la fin proche, au bout de l'ennui!

C'est cette mélancolie, issue de la mer et du voyage, qui baigne toute son œuvre. Celle-ci est aussi un navire, à la poupe tatouée, dont le pont mêle des cocotiers alanguis, des idoles poussiéreuses, des parfums forts, des fleurs comme de la chair, et des femmes à la peau de fruit, habillées d'étoffes aussi belles que des nuages.

Mais toute la mer, incessamment gémissante et qui a la voix de la mort, flotte dans le blanc des pages.


ORATEURS SACRÉS

LE P. MONSABRÉ

Les prédicateurs de haute envergure se font rares. L'éloquence religieuse subit une crise. Il y a un certain affadissement, une sourdine sur tous les violons de Dieu.

Certes le zèle ne fait pas défaut, mais c'est le génie qui manque. L'éloquence sacrée n'invente plus. Qui la rajeunira? C'est un genre à renouveler, car dans le mouvement général de l'esprit moderne, elle s'attarde, s'immobilise en des redites, s'obstine dans l'archaïsme, redore les textes délabrés, continue à empailler la colombe du Saint-Esprit. On dirait maintenant un art d'hypogée. C'est bien de sculpter séculairement ce tombeau du Christ; c'est mieux de bâtir une citadelle de Foi dans l'air du siècle.

Le P. Monsabré le comprit et y trouva, du coup, sa force et sa gloire. Oui! il fallait prendre contact avec la vie. Il était temps de moderniser le sermon. Encore un peu ce genre oratoire s'épuisait. Il n'avait voulu s'allier qu'avec lui-même et il périssait d'un sang trop noble. Il lui faudrait se mésallier avec la littérature moderne. Plus ces lieux communs de l'éloquence religieuse, séculaire et qui a l'air de parler une langue à soi. Une langue inanimée, presque une langue morte. Même les images font penser à ces fleurs de papier sous des globes de verre, en de surannés parloirs. Quant au P. Monsabré, il se fit une culture d'esprit toute moderne. Il avouait avoir lu Flaubert, M. Bourget, admirer M. Zola, aimer les poètes. Il leur dut de pouvoir traduire pour les fidèles la théologie et les démonstrations abstraites dans une langue qu'ils comprenaient enfin, capable de les émouvoir, où les mots vivent vraiment, ont un visage... Ce fut déjà ainsi au milieu du siècle, lors du beau temps de l'éloquence religieuse, qui n'eut un tel renouveau que pour avoir marqué le pas avec la littérature—dont elle fait partie en somme.

Elle eut aussi son illumination romantique.

C'est Lacordaire dont le cœur piaffait de génie vers Dieu; c'est Ravignan presque Lamartinien, tout d'onction et de saint-chrême, qui parlait de la bonté céleste de façon à arracher des larmes aux assistants sur leur ingratitude; Lacordaire qui fut de la lumière; Ravignan qui fut de la chaleur; Lacordaire qui convoqua les âmes à Notre-Dame à coups de clairon et de tonnerre; Ravignan qui sut les y retenir... Après eux, le P. Félix parla du progrès et de l'art en harangues harmonieuses, orateur fleuri et surchargé, car les Jésuites ont leur style comme ils ont leur architecture, tous pareils.

Quant au P. Monsabré, il demeura digne de ces grands prédécesseurs dans cette illustre chaire. Lacordaire disait dès le début: «La chaire de Notre-Dame est fondée.» Oui! fondée vraiment, à la façon d'une monarchie, où ne se sont succédés que des esprits royaux.

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L'éloquence du P. Monsabré a un cachet personnel. C'est le poète de la théologie. Tel il apparaît, soit qu'on l'entende, soit qu'on lise son œuvre complète de prédication à Notre-Dame, durant près de vingt années: Exposé du dogme catholique, qui comprend trente volumes. Œuvre immense, contenant toute la démonstration de la Foi. Avec la Somme de Saint-Thomas, son point de départ et point d'appui, il a bâti un monument sur les colonnes de dur marbre de son maître, son monument original aux hardis contrastes: des nefs profondes, des dômes de pierre massive et inexorable, avec, autour, d'expertes ciselures, les flammes fleuries de grands vitraux. Une éloquence presque à l'image et à la ressemblance de Notre-Dame elle-même. Ses sermons sont construits avec une science d'architecte qui a rassemblé des matériaux de choix et les ordonne selon un plan qui met tout en valeur et en hiérarchie. C'est un grand plaisir cérébral que d'apercevoir un discours s'élever ainsi avec des proportions calculées et une logique qui permet de le songer jusqu'au bout de lui-même avant même son achèvement. Il faut pour cela que l'orateur ait une dialectique infaillible. Alors l'éloquence qui est musique, est aussi mathématique, puisqu'elle est philosophie. Or c'est le moment suprême du génie musical—Beethoven y atteint souvent—celui où la symphonie n'est plus qu'une algèbre qui chante, comme les constellations dans le ciel.

L'éloquence aussi donne parfois cette sensation. Et le P. Monsabré y fait songer avec sa manière tour à tour didactique et lyrique; ici une page de théologie, de métaphysique, voire de physiologie; puis un envolement, un chant sacré qui a les ailes de l'ode. Et une voix souple qui est un merveilleux truchement; une voix que le temps n'a pas affaiblie, mais qui en a pris, au contraire, une sonorité stridente, une sorte de fureur démonstrative, qu'appuie un geste court, saccadé, ayant l'air d'enfoncer l'argument comme un clou. Ces sermons, solides et fleuris, qui apparaîtront dans l'avenir comme nous apparaissent ceux de Bourdaloue, ne sont pas tout de préparation soigneuse. Certes durant l'hiver, dans ce couvent du Havre dont il est le prieur, il élaborait minutieusement l'Avent ou le Carême qu'il irait prêcher Paris, et d'après le plan bien établi, écrivait ses conférences, les récrivait, les corrigeait, cherchait des images nouvelles, jouait des mots comme d'un clavier en nuances. Souvent les mots, chez lui, ont un étrange relief, un emploi habile qui leur donne un aspect nouveau et l'air neuf. «L'homme s'est séparé de Dieu. Dieu se reprend et se cantonne.» Il a de ces belles surprises, toutes modernes, de mots... Puis le travail de préparation achevé, il arrivait à Paris, avant le dimanche de la Quadragésime, dans le petit couvent des Dominicains, faubourg Saint-Honoré où s'installent les prédicateurs de l'Ordre. Et, au fur et à mesure, de semaine en semaine, il apprenait par cœur, le discours du dimanche suivant, un peu d'accord avec Massillon qui disait: «Mon meilleur sermon est celui que je sais le mieux.»

Cependant tout n'était pas conforme, dans ses sermons de Notre-Dame, au texte écrit et appris. Il eut parfois des cris, des illuminations soudaines, un de ces bondissements de phrase imprévus. Trouvailles frémissantes d'une parole sûre, qui se mettait à improviser, se suscitait d'elle-même. Il avait bien vite fait, alors, de rejeter tous les éléments d'une préparation laborieuse; et les feuillets blancs du discours écrit n'étaient plus, dans la mémoire, qu'une frêle certitude de papier où il prenait pied par moment pour s'élancer plus loin dans des gouffres de lumière qui sont en haut et attirent.

C'est alors qu'il obtint ses plus grands succès, parce que chaque fois, il entra, à ces minutes, en contact avec la vie. Il redevenait lui-même, celui qui restaura l'éloquence sacrée en unissant la réalité à la théologie. Parole enfin moderne, adéquate aux événements, qui mêlait le temps et l'éternité. Jamais il n'atteignit davantage l'âme de la foule que ces jours-là. Un jour surtout... C'était dans la cathédrale de Metz, en 1871:

Après la reddition et l'occupation allemande, il venait d'y prêcher le carême. Le jour de Pâques, le temple était envahi; au pied de la chaire se pressait une assistance qui, pour pleurer les malheurs de la France, avait pris le deuil et était toute vêtue de noir. Le P. Monsabré, sur le point de finir, sentit lui monter de cet auditoire affligé comme une marée de larmes, et soudain, ému lui-même dans le cœur de son cœur et le sang de son pays, il prit texte de la fête du jour et de la Résurrection pascale pour parler d'espérance... «Les peuples aussi ressuscitent, s'écria-t-il dans un admirable élan, on change leur nom, mais non pas leur sang... Vous n'êtes pas morts pour moi... mes frères... mes amis... mes compatriotes... Partout où j'irai, je vous le jure, je parlerai de vos patriotiques douleurs... jusqu'au jour du sermon de la délivrance que je chanterai sous ces voûtes...» Et il continua l'image magnifique, montrant les provinces mises au tombeau et qu'on croyait mortes, les provinces aussi gardées par des soldats, avec une plaie au flanc, dans le sépulcre; mais un jour également la pierre volerait en éclats et la patrie se lèverait d'entre les morts!...

On juge de l'immense émotion: toutes les femmes pleuraient; les hommes étaient debout hors d'eux-mêmes, les bras tendus vers lui comme pour retenir et éterniser cette minute d'héroïsme qui avait passé sur tant de deuils.

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Mais ces accents magnifiques nous demeurent à peine comme des échos. Ils suffisent pourtant à nous émouvoir encore. Quelle émotion alors pour ceux qui les entendirent, avec la voix, le geste, l'éclat des regards, tout ce que l'orateur ajoute de son frisson humain au frisson divin des paroles nées en lui et dont lui-même s'étonne. Le malheur de l'éloquence, c'est qu'elle meure à la minute même où elle naît. Les discours lus sont incolores souvent. Le P. Monsabré le savait bien sans doute, le jour où, après sa longue prédication, il descendit, d'un pas lent et ferme, et pour jamais, les marches de cette chaire illustre de Notre-Dame, tout de suite vide de lui et béante comme un tombeau. Il ne se fit point illusion. Il se rendit compte que son Exposé du dogme aux nombreux tomes, n'était vraiment qu'un plan de cathédrale sur le papier, une chose inanimée, et que quelques-uns à peine consulteraient dans l'avenir. Au contraire, sa parole entendue avait été la cathédrale debout, et qui chante, pleine d'orgue, pleine de fleurs.

Ce jour-là, après vingt années de travaux, elle allait donc cesser d'être, en s'achevant. Sans faiblesse, tremblement de mains ou de voix, il en posa la dernière pierre, le commentaire final de l'amen du Credo, simplement, comme il avait accumulé toutes les autres pierres. Après cela, il irait s'occuper ailleurs ou se tournerait du côté du silence. Mais aucune mélancolie! N'est-ce pas la marque d'une âme forte que de quitter les choses, c'est-à-dire se quitter soi-même, avec sérénité? Ces grands moines, qui seront calmes devant la mort, sont déjà calmes devant l'adieu, devant l'absence, qui est la moitié de la mort.

Le P. Monsabré termina, sans orgueil, sans regret, sans un regard d'ensemble, ému et suprême, sur la tâche accomplie. Comme le bâtisseur de génie qui acheva Notre-Dame, il semble qu'il ait jugé aussi son œuvre quelque chose d'impersonnel, fait avec la foule et la foi des siècles, et qu'il ne fallait même pas signer!


Mgr D'HULST

Mgr d'Hulst fut une figure. Il avait un talent médiocre, mais un caractère saisissant, une physionomie morale d'un relief étrange.

On ne pouvait pas rêver un contraste plus formel avec le P. Monsabré, qu'il remplaça comme prédicateur du Carême à Notre-Dame. Leurs deux genres d'éloquence étaient aussi dissemblables que ces deux hommes furent eux-mêmes contradictoires.

Il suffisait pour s'en convaincre de surprendre un moment le P. Monsabré dans cette claire et riante chambre du petit couvent des Dominicains, faubourg Saint-Honoré, où il venait s'installer chaque année vers la Quadragésime. La figure était réjouie, saine, dodue; il était en pantoufles et laissait voir des bas blancs comme une béguine. Ses mains s'écarquillaient devant les bûches flambantes, joyeuses du bon feu. Il était bonhomme, familier; il vous appelait: «Mon fils», et vite se racontait. Il semblait optimiste, avait beaucoup lu et vu. C'était un homme content, un homme de son temps, décelant des origines plutôt plébéiennes.

Un homme venu à son heure.

Et la chambre, tout autour, s'égayait aussi, sans luxe, mais propre et blanche avec ses fenêtres aux rideaux de mousseline naïfs—on aurait dit des premières communiantes, après la messe, qui rient...

Chez Mgr d'Hulst, dans son grand salon sévère, à l'Institut catholique de la rue de Vaugirard, dont il était le recteur, on avait le sentiment d'un exil: un bureau-ministre, des meubles d'un ancien luxe, des portraits qui semblaient d'amis détrônés.

Lui-même apparaissait austère, puritain, triste, froid. Il vous appelait toujours «Monsieur». Aucune familiarité. Pourtant on le jugeait sage. On le savait de conseil sûr. Combien défilèrent là pour avoir ses avis!

Certes c'était le gardien des Tables, l'étalon du devoir strict avec lequel on se confronte. C'était l'homme de loi des procès de la conscience, élucidant les arcanes, triant les scrupules, qu'on consulta comme le jurisconsulte de Dieu. Mais les conseils, les avis dont il n'était pas chiche, il avait l'air de les distribuer comme une aumône spirituelle, comme un secours à d'anciens serviteurs dans la détresse. Ministre tombé qui donne des consultations gratuites à ses gens.

Ah! ce n'est pas ainsi qu'on rêvait la vie de cet homme et qu'il la rêva lui-même, prêtre dont les jours se passèrent à ôter l'ivraie de quelques âmes, lui qu'on se représentait plutôt en gesticulateur aux horizons, joignant tous les clochers d'un diocèse ou d'un royaume par des guirlandes de commandements!

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Mgr d'Hulst, lui, n'était pas venu à son heure. Ce fut un homme d'autrefois. Maurice Lesage d'Hauteroche d'Hulst—tel était son nom—allié aux Grimoard du Roure, aux d'Harcourt, au pape Urbain V, appartenait à l'ancienne France.

Quelle misère d'arriver trop tard dans la vie! On est contemporain d'un temps disparu. Il y a ainsi des familles dont l'aboutissement retarde. On est alors comme un héritier qui veut acquitter une dette de sa race vis-à-vis d'un créancier qui est mort.

Souffrance d'avoir une âme qui n'est plus adéquate et de sentir en soi des facultés inemployées!

Or Mgr d'Hulst évoquait le souvenir d'un cardinal-ministre dans la France ou les Espagnes du passé: conduite des grandes affaires, ambassades délicates, gouvernement de provinces nouvelles, pacification d'une primatie troublée—voilà son rôle sous une ancienne monarchie. Beaucoup plus organisateur et administrateur que prédicateur du Roi, homme d'action plutôt que de littérature et de paroles, à la main prompte et autoritaire, qui—comme le Grand Inquisiteur dans la nouvelle de Dostoïewski—ne juge pas que le peuple doive être libre, entend le débarrasser du fardeau de choisir et, quoi qu'on en puisse dire, «reste ferme dans son idée».

Par une spéciale ironie des destinées, son enfance précisément lui créa l'illusion d'un temps encore pareil et d'un avenir tel: il fut élevé à la Cour; sa grand'mère, et sa mère ensuite, étaient dames d'honneur de la reine Marie-Amélie; lui-même, ainsi que son frère Raoul, les compagnons de jeux du comte de Paris et du duc de Chartres, élevés en même temps que ceux-ci aux Tuileries, à Saint-Cloud et à Neuilly.

Mgr d'Hulst se rappelait, de ce temps, l'arrivée à la Cour des comédiens du Théâtre-Français qui vinrent y jouer Monsieur de Pourceaugnac. «C'est la seule fois, observait-il, que j'ai été au spectacle.»

On voit que son intimité auprès des princes, dont presque tout le monde ignora l'origine, remontait loin; il avait passé ses jeunes années avec eux. Et il leur resta d'une fidélité intégrale dans les mauvais jours, quoi qu'il pût lui en coûter. Car s'il était d'avis, comme le disciple Pierre, qu'il faut tirer le glaive et couper l'oreille de Malchus, lui, du moins, ne trahit pas avant que le coq eût chanté trois fois...

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On sentait, à le voir, un religieux renoncement. Nulle transaction avec les faits accomplis. Aucun optimisme. Rien qu'un pli de dédain au coin de la bouche. Même le léger fléchissement déjà, par l'âge, de sa très haute taille ne semblait qu'un vain effort pour descendre jusqu'à son interlocuteur. Une allure imposante, mais qui éloignait la sympathie. Des yeux aigus et froids vous gelant les mots sur les lèvres.

Que lui faisaient les paroles, à lui qui se jugeait parmi des étrangers?

Il fut vraiment détaché de tout désir d'être ou de paraître: est-ce qu'au lieu d'arborer son nom sonore, il ne signa pas tout simplement M. d'Hulst ses lettres et même ses ouvrages, comme on peut le constater dans ses volumes de Mélanges oratoires? Est-ce qu'amené à l'élection du nouveau Pape par Mgr Guibert et gratifié d'une prélature comme conclaviste, selon les coutumes canoniques, il ne négligea pas d'en prendre le titre et les insignes? «J'ai laissé cela dans ma malle», disait-il à son retour de Rome.

Ce n'est que plus tard qu'il porta le titre de monseigneur et, sur sa soutane, les ornements violets, quasi-épiscopaux, quand, dénoncé pour sa première leçon de philosophie à l'Institut, il se disculpa au point d'obtenir du Pape une nouvelle prélature, plus élevée.

C'est l'unique fois peut-être qu'il prit garde à la malveillance.

Que pouvaient contre son détachement telles attaques, par exemple, de l'Univers, acharné après lui, durant vingt ans? Taxés de fanatisme par les uns, d'orthodoxie suspecte par les autres, c'est le lot de ces hommes-là, hermétiques et peu conformes, d'être incompris de la plupart. Mais qu'importe? ils ne tiennent même pas à la vie. Pendant la guerre, Mgr d'Hulst affronta mille morts, comme aumônier des Ambulances de la Presse, à Bazeilles, à Sedan où il fut fait prisonnier, puis—évadé et revenu à Paris pour le siège—à Champigny, où il assista les mourants sous des pluies de balles.

Si vraiment dépris de toutes choses terrestres et voyant déjà si loin à la dérive sur les eaux rapides de la vie ses premières ambitions, qu'il était sincère à coup sûr en disant à voix mélancolique: «J'ai cent cinquante ans!»

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Il est naturel dès lors qu'il n'ait pas cherché à montrer des talents. Il en avait peut-être, mais il savait la grande parole du Psalmiste: Quoniam non cognovi litteraturam, introïbo in potentias Dei. Pourvu d'une théologie sûre, d'une érudition vaste et diverse, il se multiplia en mille discours, homélies, panégyriques, mais tout cela pensé dans un esprit trop positif et moyen, écrit surtout dans une langue terne, un style primaire, pour ainsi dire. Il est vrai que pour des esprits tels, les jeux de l'éloquence sont vains et vains aussi les fragiles dentelles de la poésie du discours qui attirent et séduisent.

Mgr d'Hulst ne chercha pas à plaire aux hommes. Il les aimait peu. Mais il aimait Dieu; il voulut le faire entendre. Il fut le combattant de Dieu contre les âmes. Durant des années, il mena ce combat oratoire, ne voulant qu'agir pour Dieu, traduire la parole éternelle, ne rien donner de soi, ne rien demander pour soi, nulle gloire futile, surtout.

Idéal sévère!

On songe à ces tours dans certaines villes mortes, tout au nord; à ces «Dom» dans les vieilles cités allemandes—architectures inégayées, qui ne veulent être que de la Foi, sans jardins de vitraux ni sourires de sculptures.


PEINTRES

PUVIS DE CHAVANNES

Un maître admirable, d'une personnalité décisive, d'une inlassable fécondité. Naguère, lorsque beaucoup méconnaissaient encore son art souverain, Gautier, souvent clairvoyant, écrivait: «Dans un temps de prose et de réalisme, il est naturellement héroïque, épique et monumental.» Pour ses vastes compositions, il peint d'abord une petite esquisse qui est l'exposé de son idée, pour ainsi dire la réduction de l'œuvre, déjà totale en lui. Puis il l'exécute dans les proportions d'un grand tableau de chevalet. Une minutie inexorable de dessin: sans cesse l'artiste calcule, compare, mesure, trace avec la règle ou le fusain des angles visuels. On dirait d'un ingénieur, d'un géomètre qui arpente de l'œil le modèle et la toile. Quand ce travail est définitif, il agrandit le tableau tout simplement au carreau, comme font les praticiens dans le marbre pour la maquette des statuaire. De là son dessin qui a un air géométrique. Or c'est précisément cette précision infaillible mêlée à une indéfinissable poésie qui assigne à ses œuvres une beauté d'absolu en même temps qu'un charme de suggestion.

Il sait tout de son métier, et il a tout inventé de son art. C'est-à-dire qu'il a ressuscité dans notre siècle la peinture décorative. Il a trouvé pour elle un nouveau style, une coloration nouvelle. Son génie a été de comprendre qu'il fallait aux édifices modernes des fresques qui leur fussent appropriées. Il a créé une peinture conforme pour les architectures actuelles, pour les monuments de France, construits en pierre de France, cette pierre un peu grisâtre, un peu jaunâtre, en tous cas pâle et mate. Donc il n'a voulu qu'une peinture mate aussi, se servant pour y arriver, de toiles spécialement préparées, de couleurs en demi-teintes et en nuances, avec des mauves, des roses doux, des jaunes qui s'acidulent à peine, des bleus qui ne chantent qu'en sourdine. Ainsi, au Panthéon, les autres peintures trouent les murs; la sienne s'accorde à leur tonalité neutre, s'identifie avec eux. On dirait vraiment le rêve que les pierres font.

Et quel rêve! Celui d'une humanité supérieure, l'humanité telle qu'elle aurait dû être, ou telle qu'elle sera. Humanité mystique et mythique, qui ne va jamais jusqu'à être mythologique. Ses femmes ne sont pas des déesses; ce sont encore des femmes, mais les femmes d'un Éden où la faute originelle n'a pas existé ou n'existe plus et qui enfantent sans douleurs. Les hommes aussi ont l'air de vivre dans un continent meilleur. L'oubli des sexes et de l'heure est parmi eux. Ils ne s'occupent qu'à de nobles travaux, à être d'accord avec la Nature, à faire de l'éternel avec de l'éphémère, mais sans jamais cesser d'être humains. «La poésie a sa source dans la réalité», disait Gœthe. L'art également, pensa Puvis de Chavannes. On a cru que son domaine était celui du rêve et de la légende. Au contraire, il n'est jamais sorti de la Nature. Toutes les figures de ses tableaux agissent, plutôt qu'elles ne songent. Chacun y fait directement ce qu'il doit faire, comme l'a bien observé, un jour, M. Besnard dans un de ses subtils Salons.

Ainsi, quant aux gestes: on peut dire qu'un geste utile est toujours beau. Tous les gestes des figures de Puvis de Chavannes sont utiles. Geste du travail, de la lutte ou des jeux, dans Ludus pro patria, Inter artes et naturam; geste pacifique de l'attente dans Pauvre pêcheur, gestes si justes et instinctifs chez les hommes, comme sont instinctifs, chez les femmes qu'il a peintes, les gestes de cueillir des fleurs, de caresser des enfants, de couronner des fontaines.

Tout cela est encore, et tout simplement, de la vie—de la vie transposée, si on veut. C'est pourquoi Puvis de Chavannes, venu chronologiquement entre les réalistes et les symbolistes, a pu les rallier en même temps; les réalistes disant: «Il n'y a qu'à copier la Nature»; les symbolistes proclamant: «La Nature n'existe pas».

Lui, autant que Courbet ou Manet, s'acharna après la forme stricte, la vérité du modèle; mais, d'autre part, en occupant seulement les êtres à de nobles travaux, en ne les plaçant qu'en des contrées florissantes, il se rapprocha des symbolistes qui s'en tiennent à des attitudes de légende ou de beauté. Ainsi il demeure un peintre de nature en même temps qu'un peintre d'idéal—ce qui n'est pas la même chose qu'être le peintre de l'Idéalisme, comme on a dit de lui, en confondant les termes. L'idéalisme, au contraire, est une convention académique, avec des théories du Beau et des gestes enseignés. M. Puvis de Chavannes ne s'inquiéta que des gestes humains et conçut le Beau à sa façon, c'est-à-dire sans archéologie surtout, ce qui est bien aussi une tradition officielle. Il retourna à la Nature tout uniment, et trouva, du coup, la simplicité populaire, celle de la Chanson de Geste, celle qui tient à la race. Car celui en qui on voulut voir un descendant des maîtres d'Italie, est un artiste de souche très nationale et qui se rattache directement à l'École française... Ce n'est pas devant les Botticelli ou les Primitifs de Venise et de Florence qu'on songe à lui. C'est en regardant les Poussin, par exemple L'Automne ou la Grappe de la Terre Promise et l'Été ou Ruth et Booz. Là aussi les figures qu'on dirait d'une humanité supérieure ont néanmoins l'attitude si juste de leur besogne, fauchent, ploient un peu sous le fardeau du raisin de Chanaan.

Tout de suite on établit un parallèle avec les calmes scènes de Puvis de Chavannes, dérivant d'un même idéal, mais amplifié et réalisé avec des moyens nouveaux, une originalité absolue.

Surtout qu'il fut également comme Poussin—et on ne le dit pas assez—un merveilleux paysagiste: dans l'Été; dans la fresque de la Sorbonne aux collines circulaires, d'un bleu-paon si doux; dans Pauvre pêcheur où s'illimite un site d'eau, d'une eau glauque et nue qui extériorise pour ainsi dire le cerveau sans pensée du pêcheur calme; dans le Bois sacré, symphonie savante des verts multiples de la forêt. Ici encore il a bien sa manière propre qui n'est celle ni des réalistes ni des symbolistes. Il ne peint pas, comme les symbolistes, des paysages de rêve, aux arbres déformés, aux terrains d'une coloration comme ceux qu'on voit en songe ou dans la fièvre. Il reproduit vraiment la nature, des sites réels, des horizons définis, les bords de la Seine, les simples campagnes de l'Ile-de-France, ce qu'il avait tout contigu et familier. Mais d'autre part, il ne s'en tient pas, comme les réalistes, à la seule copie. Ses paysages réels sont baignés d'on ne sait quelle atmosphère irréelle. Il semble qu'il y tombe une lumière d'au delà. C'est l'idéal dans la réalité et l'Éternité dans le temps.

Ainsi on dirait d'une planète meilleure (très ressemblante à la nôtre) mais où la terre ne servirait plus à cacher les morts, ne serait que la bonne argile où l'on modèle des statues. Jardins de calme joie, de nobles labeurs, de sérénité...

Un jour, dans un de ses poèmes en prose, Baudelaire, à l'aspect d'un port, demandait: «Quand partons-nous pour le bonheur?»

En regardant les œuvres de M. Puvis de Chavannes, il semble qu'elles soient ce pays du Bonheur, vers lequel tous les navires humains appareillent et où son seul rêve a pu atterrir.


BESNARD

Malgré l'apparente variété infinie des visages humains, il semble que ceux-ci se réduisent en fin de compte à quelques types essentiels. On pourrait dire la même chose des âmes, surtout s'il s'agit des âmes d'artistes. C'est à croire en la métempsycose, tant on retrouve tout au plus quelques espèces d'âmes, réincarnées sans cesse au long des siècles et des races. Chaque peintre, chaque poète a son Sosie de talent ou de génie dans le passé. Il ne lui doit rien assurément; il n'en est pas moins très moderne, très original; il a ses moyens d'art personnels, une vision neuve. Il pense, il conçoit, il exécute selon son rêve propre. Il ne refait en rien l'œuvre du prédécesseur qu'il évoque; mais on sent que ce prédécesseur, s'il revivait, ferait aujourd'hui la sienne. Ressemblance d'âme allant jusqu'à l'identité! Et les vies alors sont parallèles aussi. Il y a des exemples singuliers de ce cas, dans l'histoire de l'art et des lettres. Est-ce que Paul Verlaine n'est pas Villon revenu?

De même, il est curieux de constater combien M. Albert Besnard, si différent de Delacroix, fait cependant songer despotiquement à lui. Malgré une imagination et une technique tout autres, il est de la même sorte d'esprit, il a une identique compréhension de l'art. C'est si vrai que ces lignes de l'admirable étude de Baudelaire sur Delacroix pourraient s'appliquer à lui textuellement:

«Il était, en même temps qu'un peintre épris de son métier, un homme d'éducation générale, au contraire des autres artistes modernes qui, pour la plupart, ne sont guère que d'illustres ou d'obscurs rapins, de tristes spécialistes, vieux ou jeunes, de purs ouvriers, les uns sachant fabriquer des figures académiques, les autres des fruits, les autres des bestiaux. Lui aimait tout, savait tout peindre.»

Est-ce que ce jugement ne définit pas M. Besnard lui-même, et tout entier? Lui surtout ne fut pas de ces spécialistes condamnés à bon droit par Baudelaire. Il sait tout peindre. Il a tout peint. C'est que, en effet, tout impressionne cette rétine si sensitive, cette cérébralité nerveuse. Et que, d'autre part, il possède une telle sûreté de métier que vite l'impression reçue est traduite et fixée. Il faut qu'il n'y ait pas de désaccord entre l'esprit et la main. M. Besnard se vante à bon droit de son exécution agile. Il a écrit un jour: «Je crois qu'il ne peut y avoir d'artiste sans le don de se souvenir et sans facilité.»

Or voyez comme, ici encore, à son insu, il est en concordance avec l'opinion de Delacroix. Celui-ci disait à un jeune peintre; «Si vous n'êtes pas assez habile pour faire le croquis d'un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu'il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines.»

Théories pareilles, œuvres pareilles. Aussi M. Besnard a-t-il produit à son tour ce que Delacroix, dans son argot d'atelier, appelait de «grandes machines», c'est-à-dire des peintures monumentales; et, comme Delacroix avait décoré le Salon du Roi à la Chambre des députés, la galerie d'Apollon au Louvre, etc., lui compte déjà aussi dans son œuvre toute une série de décorations: à l'Hôtel de ville, à l'École de pharmacie, à la mairie de Saint-Germain-l'Auxerrois, et enfin à la Sorbonne.

Pour des peintres de ce tempérament, la peinture décorative est ce qui les excite et les séduit surtout. N'est-ce pas le plus difficile? Et pour un vrai artiste, le plaisir commence avec la difficulté. Aussi l'école française, depuis Delacroix, n'aura possédé que deux peintres, M. Besnard et Puvis de Chavannes, faisant véritablement de la peinture décorative, qu'il ne faut pas confondre avec telles vastes toiles où ne sont que faits divers, anecdotes; des tableaux de genre obtenu par agrandissement (comme en photographie). Le vrai peintre de peinture décorative voit et conçoit son œuvre tout achevée, comme les bâtisseurs de cathédrales contemplaient, en l'imaginant, la tour entière qu'ils allaient conduire dans l'air et dont le plan, sur le papier, n'était déjà que le résumé, la réduction de cette tour immense, terminée en eux.

Ainsi pour la peinture décorative. C'est-à-dire que le procédé est inverse: les artistes médiocres agrandissent un tableau aux proportions d'une peinture murale; les artistes qui sont des décorateurs de race réduisent aux proportions d'une esquisse la peinture monumentale déjà née en eux, et née avec, d'emblée, toute son amplitude.

C'est l'impression qu'on éprouvait à considérer, par exemple, la magistrale esquisse de M. Besnard pour sa décoration de la salle de chimie à la Sorbonne. Tout y était déjà; et de vagues indications, de simples frottis çà et là, laissaient sous-entendre le détail, qui n'abdiquait ici que pour faire dominer, à cause de l'exiguité du format, les lignes essentielles de la composition, sa synthèse de formes et d'idées, son symbolisme aussi clair que profond: au centre, un cadavre de femme sous le soleil, principe de la vie, qui la décompose, mais ne la décompose que pour activer l'éclosion de ce merveilleux jardin de fleurs, né de sa putréfaction. Fécondité chimique de la mort qui engendre la vie! Et voici que, à droite, le Couple éternel descend et va s'embarquer sur le fleuve de l'existence, embouchure bleue, qui de l'autre côté, après le tour circulaire, débouche en détritus, charniers, fumées, tout le bourbier terrestre qui, lui aussi, va alimenter l'éternelle efflorescence de la Nature.

N'est-ce pas une magnifique conception? Un autre eût peint quelque anecdote, une expérience de chimie, un laboratoire. M. Besnard agrandit son thème jusqu'aux proportions de la Matière universelle; et il s'atteste en même temps un peintre extraordinairement moderne par la conception scientifique de ses sujets et de la vie. C'est en cela qu'il est surtout original et unique. Il est un peintre touché par la Science. Delacroix avait des points de vue littéraires, un idéal religieux et historique. M. Besnard a un point de vue scientifique, une philosophie évolutive... Et il est le seul à exprimer l'Univers en images selon la Science, sans qu'elles cessent d'être selon la Beauté.

Est-ce que son plafond de l'Hôtel de ville n'est pas l'apothéose de la Science? On voit la Vérité entraînant la Science à sa suite, et qui répand sa lumière sur les hommes. Or M. Besnard croit au bienfait de cette lumière. Où sont les ironies de Poë et de Villiers de L'Isle-Adam bafouant la Science? Dans la composition de M. Besnard on voit les hommes, en troupes transies, venir se réchauffer au feu nouveau. Tout est traité dans un esprit scientifique: les groupes évoluent comme des planètes; autour de la figure principale, tel corps gravite; toutes les lignes ont des courbes planétaires. On dirait un firmament de visages. Et ce sont des rayons que la Vérité répand d'elle, comme un Astre.

Dans ce plafond, comme dans les décorations de l'École de pharmacie, racontant la physique, l'anthropologie, la botanique, comme dans presque toutes ses œuvres d'ailleurs, M. Besnard apparaît le décorateur, le metteur en scène de la vie moderne.

Et non seulement en tant que peintre influencé par la science. Outre qu'il voit l'Univers selon la philosophie du transformisme, il est aussi moderne par la nature de ses sensations. Il apparaît tout imprégné de l'air du siècle, exprimant l'air du siècle. Il en saisit le décor, le principe caché, les correspondances subtiles. Ses sens sont éduqués, affinés, au point de fixer ce que les vieux peintres ne pouvaient pas apercevoir ni même soupçonner, des nuances comme les méandres de l'eau, les mouvements de la flamme, les inflexions des plantes, et d'en tirer parti pour l'attitude de l'être humain, pour les lignes d'un tableau. Que de notations encore, nerveuses et neuves: la splendeur intime d'un intérieur éclairé, le véritable effet d'un clair de lune qui ennoblit un paysage jusqu'à en faire un état d'âme... Voilà des sensations bien modernes par le raffinement. Et aussi, par exemple, tout en peignant la joie, comme M. Besnard s'y complaît, de faire sentir que, au fond, elle est aussi poétique que la douleur, plus variée et non moins mélancolique! Quel drame tout à coup si le peintre montre combien une femme fardée peut être sinistre!

Ce n'est pas seulement par son idéal scientifique, ni par ses trouvailles compliquées de sensations, mais par sa couleur elle-même, que M. Besnard se prouve le peintre sensitif de l'esprit moderne.

Est-ce que sa couleur, en effet, ne participe pas de cette clarté soufrée, de cet électricité nerveuse qui est aussi dans l'air du temps? Elle semble une chimie en fièvre.

On la dirait influencée par des lueurs de laboratoire, par le voisinage des bocaux pharmaceutiques. Il semble qu'elle ait passé à travers des cornues, des éprouvettes, qu'elle soit faite de fleurs classées, de minéraux, d'arcs-en-ciel en fusion, tant soudain un ton est violent comme un poison, un autre lotionne délicieusement l'œil. Recherches incessantes! Trouvailles merveilleuses! D'autres, comme M. Claude Monet, M. Pissarro, ont simplement tâché à peindre la lumière, toutes les décompositions du prisme, les étapes quotidiennes de l'air. M. Besnard a voulu fixer des tonalités plus compliquées. En cerveau scientifique qu'il est, il a fait des expériences. Il a rêvé des mélanges: c'est-à-dire la combinaison de l'artificiel avec le naturel, d'où ces figures éclairées par le gaz ou des lampes, en même temps que par la lumière du jour. Et rien n'est aussi étrange et troublant. Imaginez des cierges brûlant au soleil... Tristesse plus intense de leurs clartés, réconciliées sur le poêle d'un convoi de vierge! M. Besnard a ainsi inventé des éclairages. Il a trouvé des désaccords de tons qui sont à la peinture ce que les dissonances de Wagner sont à la musique.

D'autre part, il voulut également fixer des tonalités plus exceptionnelles: au lieu des seules phases diurnes ou crépusculaires, il y a aussi, dans la Nature, les aspects de trouble, des nuances momentanées, des minutes chimiques, pourrait-on dire, des accidents de la lumière: par exemple, le soufre d'un éclair, la lividité de l'éclipse, les phosphorescences de la mer et de la pourriture, les pâleurs de la maladie, les rouges de la fièvre ou du fard.

Il semble que M. Besnard ait retenu toutes ces couleurs artificielles, exceptionnelles, névrosées, exaspérées, raffinées, et qu'il les retrouve sans cesse, dociles et impressionnables au moindre effort de son inspiration. De là le délice un peu physique qu'on éprouve devant cette peinture, forte au point d'en être presque sensualisée. La vue n'est pas affectée seule. Outre l'émotion du cerveau qu'on doit à la rare et puissante imagination du peintre, il semble que des correspondances s'établissent. Le goût, l'odorat, les autres sens s'émeuvent, jouissent de quiproquos subtils, comme si la couleur, chez lui, à force d'intensité, avait aussi un arome et un suc pour nous remplir non plus seulement les yeux, mais, en même temps, la bouche et les narines.

Cette impression s'éprouve entre autres devant les toiles si intenses qu'il a rapportées d'Algérie; car lui aussi fut attiré aux haillons superbes, aux plâtres multicolores, de la brûlante Afrique. Déjà Delacroix y était allé, poussant jusqu'au Maroc—vous voyez le parallélisme qui se continue entre eux—mais il avait été plus séduit par les mystérieux et capiteux logis où de belles femmes mi-voilées entretiennent les charbons éternels de leurs yeux et de leurs lèvres. Delacroix est surtout attentif à l'être humain, au menu drame de sa vie personnelle. C'est pourquoi, en ce voyage, il a surtout peint des intérieurs. M. Besnard est plus préoccupé par le drame général de la Nature. L'être humain est une parcelle de la matière, une tache de couleur sur l'horizon. Aussi M. Besnard a-t-il plutôt exécuté des scènes de plein air. Mais avec quel éclat prestigieux, quelle pénétration des formes et des couleurs! Il en a rapporté des figures qui sont des morceaux uniques: femmes au pervers maquillage, à la chair verdie par des gazes, au front pavoisé de rouges géraniums, d'une pâte compacte et vibrante, d'une finesse et d'une intensité de tons non pareilles.

En ces interprétations de l'Orient, il a aussi, et surtout, admirablement compris le cheval. A preuve, entre autres, ce Marché de chevaux, croupes brunes, blanches, rouges, contrastant avec l'étoffe écrue des burnous d'Arabes, sous un ciel or et bleu. Personne ne connaît comme lui l'architecture svelte et compliquée, la ligne souple du cheval, et non seulement du cheval, mais de toutes les bêtes. Il a merveilleusement le sens décoratif de l'animal, depuis les volatiles, ces coqs vernissés et bariolés dont il blasonne ses cartons de vitraux, jusqu'aux grands quadrupédes comme l'éléphant, qui inspira déjà les artistes de Ceylan et de l'Extrême-Orient. M. Besnard en a souvent fixé la silhouette énorme et pourtant harmonieuse: ainsi, dans ses panneaux de l'École de pharmacie où il créa ces paysages préhistoriques d'une puissante vision; on y voit des éléphants—masse rocheuse, montagne qui se dandine—sur des couchants d'un mauve suave. Ailleurs, dans une aquarelle, des éléphants enlèvent des femmes nues dans leur trompe, ce qui est une imagination bien étrange et bien troublante—et les balancent en ce hamac de chair rugueuse, parmi des arbres voluptueux.

Mais c'est encore le cheval que M. Besnard préfère, pour ses lignes frémissantes, sa robe qui est une palette. Il aime faire des portraits équestres. Souvent il peignit des chevaux, sauvages et en pleine nature, ou se cabrant devant la mer, ou bien encore légendaires, d'allure apocalyptique, dans des sites de rêve.

Mieux que les animaux, les femmes seront un admirable motif décoratif pour l'artiste, qui ramène ainsi toutes les formes à une signification synthétique de lignes et toutes les couleurs à des accidents du grand Prisme qui sans cesse se déforme et se réforme.

Logiquement donc, M. Besnard devait être un peintre de la femme. Ici encore s'accuse son sens du moderne. Il l'arme d'une parure qu'on sent terrible! Et toute la stratégie des volants, des dentelles, où le désir s'élance, souffre, meurt! Et les bijoux qui sont des feux où on se brûle! Et les lèvres qui sont fausses de trop de fard! Charme de l'artificiel! Savant maquillage, cher comme un beau mensonge! Les voilà, les femmes du siècle, créatures de jeu et de proie. C'est le peintre qui les habille. Certes, il sent la mode; souvent, il la devine; mais il ne s'y conforme pas. Il ne peint jamais un ajustement sans le déformer, mettre d'accord les plis avec des mouvements de nature. La robe ici déferle comme la mer. Telle jupe qui s'enfle est copiée sur les volutes de la flamme qui monte, sur les arabesques d'un nuage. Les voilà donc, tantôt textuelles dans de prestigieux portraits comme ceux de Mme Jourdain, de Mme Lemaire, tantôt un peu imaginaires, à la fois blondes somptueusement, finement brunes, rousses surtout, ces rousses dont il nous a laissé des nus inoubliables: leur chair toute moderne, chair un peu verte comme est la chair des rousses, d'un vert de linge sous le feuillage; leur nuque tentante, fouillée par un pinceau sensuel; puis encore et surtout leurs cheveux, d'un roux spécial. Un roux où il y a de l'or, du sang, une patine; un roux qui mixture les rouilles de l'automne et celles de la chimie; un roux qui est de la lumière et de la teinture, qui ajoute à la beauté de la nature le raffinement de l'artifice. Ne retrouve-t-on pas ici encore, et à son insu, le peintre aux influences scientifiques?

Mais M. Besnard n'a pas besoin, pour être coloriste, de ces motifs éclatants. Il l'est autant avec du blanc et du noir, à preuve qu'il commence ses portraits par une grisaille; à preuve aussi ses eaux-fortes qui forment une collection admirable, d'une imagination neuve, d'une lumière aiguë, d'une facture subtile et large; telle sa série d'illustrations pour le livre intitulé La Force psychique.

Car il fait de l'illustration comme il fait de la peinture monumentale, du portrait, des paysages, des animaux, des vitraux, des eaux-fortes. Sans doute qu'il aurait même fait de la sculpture, sans un scrupule de délicatesse et pour ne pas entrer en joûte avec Mme Besnard, qui est un statuaire subtil et puissant. Toutes ces formes alternatives sont indifférentes et familières à ce peintre qui est aussi un grand artiste, c'est-à-dire un homme d'idées générales, de sensations cérébrales et nerveuses, d'imagination universelle, et qui entend se servir de tous les moyens d'art pour exprimer sa pensée ou son rêve.

N'avions-nous pas raison de dire, par conséquent, qu'il était le contraire de ces spécialistes, dénoncés par Baudelaire, et de lui appliquer le jugement prononcé sur Delacroix: «Lui aimait tout, savait tout peindre.»

Cette aptitude à tout, cette fécondité inlassable sont un des signes de la maîtrise. M. Besnard le possède et, en outre, toutes les autres qualités d'un maître: franchise d'un dessin sûr de lui-même, combinaisons inédites de lignes, audace et science d'un coloris qui éclate en harmonies neuves. Mais il y a plus: la peinture, chez lui, ne cesse pas d'être elle-même pour exprimer des idées; et c'est ainsi qu'il y apporta un élément d'absolue nouveauté: la représentation d'un Idéal selon la Science par des moyens plastiques. La Science est jalouse, exclusive. Le grand rêve du siècle, ç'aura été de réussir quelque alliance avec elle: tantôt l'accord de la Science et de la Foi; puis celui de la Science et de la Littérature; or, M. Besnard a vraiment réalisé l'accord de la Science et de l'Art. Il eut vite fait de renoncer, lui, aux dieux et aux héros de Delacroix, lequel ne voyait dans la vie que l'éternel conflit de l'humain et du divin, de la Religion et de l'Histoire. Mais leurs calmes ou tumultueuses tuniques sont un peu le vestiaire des siècles; l'Art s'y est trop souvent habillé. M. Besnard est autrement novateur et moderne: avec une vision positiviste de la vie, il nous évoque le drame unique de la Nature où les Forces évoluent en des Formes et des Couleurs changeantes, selon une Loi incommutable.

De sorte que s'il fallait offrir un emblême allégorique de son art, on le trouverait dans un Thyrse, orné de fleurs: le Thyrse inexorable comme une figure de géométrie, les fleurs qui sont toute la poésie de la Matière.


M. CARRIÈRE

M. Carrière a une conception d'art très spéciale et très grandiose. Seule, la signification des êtres et des choses l'intéressant, il inventa et réalisa une peinture où tout l'accessoire, ce qui est contingent, temporel, ce qui est de race, d'époque et de caste, se trouve volontairement négligé, dédaigné, pour n'aboutir qu'à l'essentiel et dégager, des formes variables, ce que la vie et la nature ont d'absolu. On devine d'emblée la majesté sévère d'une œuvre selon une telle esthétique. Déjà Corot avait dit: «La lune anoblit tout, parce qu'elle efface les détails et ne laisse plus subsister que les ensembles.» M. Carrière, qui efface aussi les détails, réalise le même anoblissement. Ses toiles en prennent également un air lunaire. Il y flotte une fumée argentine, une brume de rêve, la cendre grise envolée du sablier des Heures. Il fait soir dans ses tableaux, commencement de soir, crépuscule intermédiaire. Or tout se simplifie, là où règne le soir. Et voici, en effet, sur les fonds de crêpe, des figures émergeant...

Ces figures des tableaux de M. Carrière, il semble qu'on ne les contemple pas elles-mêmes, mais seulement leur reflet. Elles sont comme aperçues dans un miroir, comme aperçues dans l'eau, dont c'est le propre de se prolonger au delà d'elle-même, d'ajouter de l'infini aux mirages qu'elle absorbe. Elles apparaissent dans un recul—est-ce d'espace ou de temps? Sont-elles en exil ou déjà posthumes? Le peintre les voit comme on voit les êtres dans l'absence, comme on les voit dans la mort. «Je n'aime que ce que garde le souvenir», dit-il. Et c'est cela seulement qu'il peint: ce qui reste des êtres dans la mémoire, c'est-à-dire le songe d'eux-mêmes, moins ce qu'ils sont que ce que nous les voulions, avec des traits épurés, et comme situés à la ligne d'horizon du temps et de l'éternité.

C'est pourquoi même ses «nus», des nus d'une beauté souveraine, n'ont plus rien de charnel, encore moins de sexuel. Ces femmes, dont le geste abdique jusqu'à leur dernier linge, ont l'air simplement de se déshabiller de la vie et de rentrer dans la Nature.

La Nature éternelle, voilà la bonne conseillère où M. Carrière s'inspire. Il n'a fait que regarder autour de lui. C'est son propre foyer qu'il a transsubstantié en art. Il a tout simplement utilisé la compagne de sa vie, aux nobles traits, et ses enfants eux-mêmes, pour composer, en cent toiles pensives, cet ensemble qu'on pourrait appeler le Poème de la Maternité. Il a peint la Sainte Famille laïque.

Grâce naturelle des enfants! Tendresse attentive des mères! Mais ce ne sont pas seulement des mères qu'il a voulu rendre; en généralisant le modèle, il a représenté la mère: fonction auguste, caractère sacré, sacerdoce humain. Il a mené son art jusqu'au type, dans ce qu'il a d'immuable. La mère qu'il peint incarne le total de l'amour maternel. Elle a des gestes résumatoires. Quelles admirables étreintes, tendres et passionnées, le peintre a trouvées! Quels contournements des mains pour entourer et presser! Les mains des mères, chez lui, sur les visages des enfants, sont des fermoirs qui ont l'air de serrer un trésor. Ces mains sont des ailes aussi, avec des allongements, des appuiements qui couvent...

Les mains! c'est ce qu'il y a de plus étrange et évocateur, dans les œuvres de M. Carrière. Nul, peut-être, parmi les peintres de tous les âges, n'aura compris, comme lui, l'importance des mains, leur signifiance, les mystères de l'âme qu'elles élucident en même temps que le visage; les mains qui sont les échos du visage, trahissent, renseignent par leur pâleur, leurs formes, leurs lignes.

Est-ce qu'il n'y a pas des signes énigmatiques dans les mains, qu'on déchiffre, qu'on interprète, grimoire de nos destinées, géographie mystérieuse des passions. M. Carrière a senti cette importance des mains pour la caractérisation de l'être. Aussi a-t-il fait des études de mains, par centaines, analysées, étudiées, lues, en une sorte de chiromancie de la peinture.

M. Carrière, parmi ces attitudes de mains, toujours neuves et significatives, a trouvé, entre autres, un si joli geste, une si caressante bifurcation au poignet, comme d'une branche qui se contourne. C'est dans les plantes qu'il a vu ce geste. Car, pour lui, les plantes sont des êtres. Les êtres sont des plantes. «Nous tenons aussi à la terre, mais nos racines, nous les portons», dit-il, avec ce lyrisme panthéiste dont on sent en lui la source infinie et qu'il épanche en paroles courtes, saisissantes, brusques, la bouche ouverte et l'air détaché, comme ces grands monts receleurs de fleuves, qu'ils distribuent en petits ruisseaux intermittents.

Panthéiste, il l'est vraiment, au point que ce sont des études de nature, prises en Bretagne, qui lui ont surtout servi pour son magnifique tableau: Le Théâtre de Belleville. La salle non plus n'est pas close, pas plus que ses esquisses de paysages dont les chemins continuent, vont ailleurs. Et ces marines du Finistère, les voici transposées pour peindre le peuple en remous au spectacle.

Est-ce que la foule n'est pas la houle? Et le peintre lui donne aussi un mouvement de flux et de reflux, des obscurcissements ici, avec des accents sans visages, et plus loin des lumières brusques sur certains groupes qui sont l'écume au soleil de cette masse.

Or le drame se déroule dans le clair-obscur, la buée trouble... Le peuple, avec son âme ingénue, se passionne, se donne tout entier. Il n'y a plus un public. Il y a une foule qui n'est plus qu'une seule pensée, une seule volonté, une seule âme. Unification merveilleuse! Lombroso a parlé du crime des foules. Voilà pour l'action. Mais comment réaliser la conscience des foules? M. Carrière y a réussi; il a peint une foule (et cela n'était possible qu'avec le peuple) rentrée dans la Nature, devenue pour ainsi dire un élément, et qui se meut sous le drame, comme la mer sous la lune.

M. Carrière a peint aussi des portraits. De la foule, il chercha à dégager la sensibilité; des individus, l'intellectualité. C'est pourquoi il ne s'attacha à rendre—soit dans des portraits à l'huile, soit dans une série de lithographies—que quelques artistes d'élite, des écrivains, des poètes: Daudet, Verlaine, Edmond de Goncourt qui s'y reconnaissait «comme modelé dans du clair de lune», disait-il. Effigies qui racontent toute la vie cérébrale du modèle, étonnantes biographies, qui sont en même temps des synthèses, pour ainsi dire, de la condition humaine et de la condition de l'art, en ce crépuscule d'un âge orageux.

Ainsi Carrière élargit la signification de chacune de ses œuvres, qui n'est plus isolée par son cadre. Elle communique avec toute la vie morale et sociale. Chez lui, un portrait d'artiste fait penser aux œuvres, à l'anxiété de la production, aux luttes, à la gloire. Une scène de maternité évoque l'amour, les craintes tendres, les maladies infantiles, la rapidité du temps qui va bientôt tout changer, qui fait grandir les uns et mourir les autres. Les tableaux de foule et de passants, en grisaille, racontent le labeur, la marche aveugle dans la brume du destin où chacun se sent seul...

Ainsi toujours l'art de M. Carrière simplifie jusqu'aux idées générales, et c'est le miracle de son haut talent de se projeter au delà de lui-même en restant soi, d'enfermer tant de philosophie dans des formes qui ont déjà leur fin en elles-mêmes.


M. JULES CHÉRET

Celui-ci est un apporteur de neuf. Il a conquis à l'art une province nouvelle. Il créa l'affiche artistique; et toute la pléiade d'aujourd'hui: les Grasset, les Toulouse-Lautrec, les autres—n'a fait que le suivre dans la voie ou il est un maître. C'est en Angleterre, pays de la réclame et de l'imagerie, où il habita longtemps, que l'idée lui en vint. Mais cette idée anglaise, il l'exprima avec le goût suprême et l'esprit endiablé du Parisien qu'il est.

Le mélange en demeure apparent.

M. Chéret veut faire un art gai: papillons et falbalas! Il a même, dans son atelier, une collection de papillons, qu'il déclare «les plus beaux modèles». Son idéal de la joie (le peintre de la joie, a-t-on dit de lui), et aussi son idéal du mouvement, sont des apports bien parisiens. La femme qu'il a inventée, «la femme de Chéret», dira l'avenir, trophée de nerfs et de chiffons, avec sa grâce innée, son corps onduleux, sa bouche en œillet, ses cheveux d'un blond de vin qui mousse, est exclusivement parisienne. C'est pour cela sans doute que si souvent, à l'étranger, nous avons trouvé chez les esthètes, les personnes de goût, telle affiche de lui, tel pastel. Villiers de l'Isle-Adam, dans un de ses contes d'extraordinaire imagination, proposait «l'Etna chez soi». Posséder une œuvre de M. Chéret, c'est avoir, chez soi, Paris.

Mais si son idéal de la joie est tout français, ce qui vient de Londres c'est la qualité de cette joie, souvent déterminée par le souvenir des Edens et concerts londonniens, c'est-à-dire alors une gaîté plutôt britannique, cette gaîté maquillée, désarticulée, qui rit comme chatouillée jusqu'à en devoir mourir, et qu'on craint obligatoire à la façon de celles des clowns.

Il y a même dans son œuvre un point de jonction des deux influences, qui est curieux: un jour, pour l'illustration du Pierrot Sceptique de MM. Huysmans et Hennique, M. Chéret inventa le Pierrot en habit noir, le Pierrot que rien ne réjouit plus. Ce Pierrot en demi-deuil n'est autre que le Gilles français de Watteau qui a pris, à Londres, le frac macabre des Hanlon-Lee.

N'importe! il faut amuser. Le gaz s'allume aux façades de plaisir. L'orchestre chante. L'affiche aussi sonne sa fanfare de couleurs pour la parade de la porte. Et quel cuivre sonore que ce joli jaune si aigu, si spécial dans toutes les affiches de M. Chéret.

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