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L'élite: écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs

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Il existe un bleu dont je meurs,
Parce qu'il est dans les prunelles.

a dit finement M. Sully-Prudhomme. Il est un jaune dont je ris parce qu'il est dans ses affiches—un jaune ravigotant comme la pelure des citrons.

Sur la pierre lithographique que l'artiste prépare pour le tirage de ses affiches, il met toujours ce jaune, avec du rouge, avec du bleu. Trois couleurs seulement, primordiales, sont possibles. Il les pose en trois motifs principaux qu'il gradue, nuance, augmente, dégrade—sur la maquette d'abord, traitée en gouache, avec des frottis de pastel, puis sur la pierre où il transporte cette maquette.

Mais l'œuvre de M. Chéret ne se compose pas seulement de ses admirables affiches. Par elles, il se devinait déjà un décorateur de race, puisqu'il en orna les murs avec un sens décoratif large, délié, expert aux lignes harmonieuses.

Depuis, son talent s'est agrandi extraordinairement. Après ses affiches, fantaisies à un seul personnage, il se mit à faire de la peinture à l'huile, des décorations proprement dites, comédies shakespeariennes avec de multiples acteurs, des mouvements de foule: une pour le musée Grévin, seulement à l'état d'esquisse, qui formera une allée de danseuses, les bras levés en voûte; une pour l'Hôtel-de-Ville qui ornera toute une salle d'un déploiement d'enfants et de figures heureuses; une autre encore, terminée, pour la décoration d'une villa à Evian, qui constitue un délicieux ensemble: plafond, panneaux de salle à manger, portes, et trumeaux—sans compter une série de merveilleuses sanguines par quoi M. Chéret s'affirme directement en filiation avec les maîtres du XVIIIe siècle.

Toujours des Fêtes Galantes, des jubilés de joie, où des groupes d'apothéose s'enlacent et se désenlacent.

Le Gilles de Watteau se croyait perdu en ce siècle morose, et en exil puisqu'il n'était pas comme les autres... Il n'est plus seul. Il en a retrouvé qui lui ressemblent. Un autre Watteau s'occupe de lui. Et il y a encore des pâtés succulents, des feux blancs qui ne sont plus ceux du clair de lune, mais s'en rapprochent... Lumières électriques, douces quand même, et qui lui laissent sa pâleur un peu verte, à laquelle il tient... Les Colombines l'aiment ainsi... Car les Colombines aussi sont revenues, innombrables maintenant. Elles dansent des sarabandes autour de lui. Elles l'attachent avec des chaînes de roses. Tout tourne. Est-ce à cause du vin trop blond?... Ou des cheveux blonds aussi? Est-ce de suivre la ronde infinissable en ce plafond qui feint d'être ovale mais l'entraîne quand même, et entraîne les Colombines et les entraîne tous, en un cercle probablement vicieux. Pierrot est ivre un peu. Il fait des calembourgs.

Et la ronde continue au plafond—Olympe de joie, dans un recul et comme au delà de notre atteinte.

Car M. Chéret, après un dessin minutieux de chaque figure, a soin d'estomper, d'effacer, afin que l'impression soit plus vaporeuse et féerique—Il s'agit bien, en effet, d'un spectacle vu comme un rêve, quelque chose d'électrique, de lunaire, de phosphorescent; les formes qu'on entrevoit parfois dans les flammes bleues du punch; les jeux fous de la couleur sous des éclairages artificiels.

Tout cela, M. Chéret s'y évertua. Il l'avait déjà indiqué en quelque pastels, ses premières décorations.

Or, un jour, voici que surgit une imprévue danseuse; cette Loïe Fuller (dont il fit d'ailleurs maintes affiches et peintures) qui, moins femme qu'œuvre d'art, montra soudain, réalisées, toutes ses recherches. Qui oubliera l'extraordinaire spectacle? Miracle d'incessantes métamorphoses! La Danseuse prouva que la femme peut, quand elle le veut, résumer tout l'Univers: elle fut une fleur, un arbre au vent, une nuée changeante, un papillon géant, un jardin avec les plis dans l'étoffe pour chemins. Elle naissait de l'air rose, puis soudain y rentrait. Elle s'offrait, se dérobait. Elle allait, soi-même se créant. Elle s'habillait de l'arc-en-ciel. Prodige d'irréel! Remous de tissus! Robe en feu, pareille aux flammes où se cache Brunehilde et qu'il faut traverser pour la conquérir.

M. Chéret s'en enthousiasma: elle lui donnait raison. Est-ce que lui-même ne faisait pas, bien auparavant, du Loïe Fuller peint?

Or, de son côté, il avait rendu déjà la poésie des couleurs en mouvement, ce qui se décolore et qui se recolore sous des éclairages factices, des feux de Bengale, des projections de lumières fondantes.

Ses œuvres aussi sont de la danse: des féeries, des pantomimes, des ballets.

Tantôt, dans les affiches, ils se jouent en plein air, à la clarté crue du jour; tantôt, dans les pastels et les peintures décoratives, où règne un jour de théâtre, ils semblent corroborés par des feux de rampes. Figures en rêve, sarabandes de lettres, carnaval qui se déhanche, rit, s'excite, mais dont on sent—et c'est la philosophie supérieure de cet art—qu'il va s'achever dans une aube livide comme la mort.


M. CLAUDE MONET

Un des grands peintres actuels, pour ceux qui estiment que la peinture se suffit à elle-même, n'a pas pour objet d'exprimer des idées, des sensations littéraires, mais possède une volupté propre, dégage une poésie qui est sienne, avec le seul prestige des lignes heureuses, des couleurs subtiles et accordées. La Nature entière est «nature morte» pour un peintre d'une telle esthétique, qui, alors, est surtout un œil, une rétine merveilleusement sensible, un œil contre lequel, dans la tempe, est blotti un écheveau de nerfs, comme une télégraphie magique qui communique avec toutes les nuances de l'air. Même au physique, M. Claude Monet se caractérise par un œil extraordinairement mobile qui, dans son vaste visage de sérénité, luit, vrille, s'ébroue, est rincé de rayons, fourmille, miroite, semble taillé à facettes et avoir aussi les spasmes de lumière du diamant.

C'est peut-être la première fois, dans l'histoire de l'art, qu'un tel œil s'est posé sur le paysage. Et voilà pourquoi M. Claude Monet a renouvelé la peinture de paysage. C'est ainsi chaque fois que paraît un artiste original. Quand Banville parlait de la rose, c'était comme s'il eût été le premier poète ayant vu la première rose. Pour M. Claude Monet, chaque paysage qu'il peint a l'air d'avoir été regardé pour la première fois par un peintre. Et la sensation de nature est pour nous aussi, dans ses toiles, tout insoupçonnée et toute vierge.

C'est à cause de cette nouveauté de vision que le peintre fut longtemps méconnu. On refusa ses envois aux Salons. Son Déjeuner sur l'herbe, admis à celui de 1864, y provoqua des colères ou des rires. On sait le mot fameux de Cabanel sur cet exquis Corot: «Les Corot? ah! oui... ça se fait avec le grattage de nos palettes.» A plus forte raison, lui et ses pareils durent juger ainsi les premières œuvres de M. Claude Monet. Seuls Gautier et Daubigny furent bienveillants, et surtout Manet qui, lui, se montra enthousiaste.

Cette amitié de Manet s'explique d'autant plus, que son propre art en bénéficia. Si, au début, M. Claude Monet subit un peu l'influence de Manet, il est plus vrai de dire que Manet subit l'influence de M. Claude Monet, pour toute la seconde partie de son œuvre. On voit presque le moment précis où l'affluent se mêla au fleuve en marche.

C'est que M. Claude Monet surtout, à son insu et de par son instinct, fut un grand novateur. C'est lui qui cassa les vitres des ateliers, réalisa dans sa totalité ce que le plein air pouvait ajouter de frémissement et de vibration lumineuse à la peinture. C'est lui qui clarifia la palette, la nettoya des ocres, des obscurcissements séculaires, et fixa enfin sur la toile toute la lumière, grâce à sa technique du ton simple, du ton fragmentaire, posé par touches brèves et successives.

La peinture a suivi ainsi parallèlement la science, les expériences de Rood, les études de Chevreul. Toutes les couleurs associées donnent le noir. Par conséquent, le mélange des tons sur la palette est un acheminement vers le noir. Il fallait donc ne pas mélanger les tons, pour obtenir toute la lumière.

M. Claude Monet y a réussi. Il a saisi jusqu'aux plus fines sensibilités de l'atmosphère, par sa décomposition des tons. On peut dire qu'il apprivoisa la lumière, sans que ce féerique oiseau, aux ailes couleur du prisme, ait perdu une plume ou un duvet entre ses doigts. Délicat et puissant, l'artiste a accumulé une œuvre énorme, peignant à Giverny, dans le Midi, à Antibes, à Argenteuil, dans la Creuse, dans les neiges du Nord, les prés de Hollande; mais ce ne sont pas seulement des marines qu'il a peintes, des débâcles de fleuves gelés, des rives de la Seine, des jardins de tulipes, des aspects de gares nocturnes, des rues livides de banlieue parisienne, des brumes londoniennes, des séries de peupliers, de meules, de cathédrales, de falaises, sans compter ses merveilleux paysages d'eau, avec tout le maquillage, le tatouage enfiévré des reflets. Outre cela, ce qu'il a peint, et principalement peint, c'est ce qu'il y avait entre le motif de chaque tableau et lui-même, c'est-à-dire l'atmosphère. Il a peint surtout ce que les peintres avaient à peine vu: l'air, ce qui entoure les objets et qui nous en sépare, ce qui les modèle, ce qui les caractérise. Les sites et la vie elle-même varient selon l'état du ciel, le caprice des nuages, la journée ascendante ou au déclin. Or M. Claude Monet, en même temps que tel paysage, peint aussi l'heure qu'il est, l'heure où il le voit; il exprime donc sa vérité éternelle et sa vérité éphémère, comme d'une figure dont on fixerait les lignes, et, de plus, le mouvement. L'après-midi, le paysage est déjà différent de ce qu'il était le matin. Tout l'éclairage atmosphérique a changé. Aussi, le peintre ne travaille que quelques heures au même effet. Le lendemain, il reprend la toile à un moment identique et de caractère analogue. Il échelonne parfois plusieurs tableaux, qui racontent ainsi les évolutions de la journée. Il faudrait craindre que cette conception d'art ne se condamnât elle-même à l'improvisation, s'il n'y avait pas la mémoire, qui emmagasine et vient guider, corriger, les jours suivants, par le souvenir de la première perception.

Art tout spontané, et par conséquent inépuisable que celui de M. Claude Monet, qui, avec son pinceau prestigieux comme un archet, tira, des sept couleurs, d'infinies variations. M. Claude Monet est le Paganini de l'arc-en-ciel.


M. RAFFAELLI

M. Raffaelli est un exemple topique à l'appui de la théorie sur l'influence des milieux que Taine préconisa. Pour avoir habité longtemps Asnières, pour avoir vécu dans cette zone intermédiaire qui sépare les grandes villes de la pleine campagne, il se mit à peindre la banlieue et y trouva une voie féconde, neuve, indéfinie. Surtout que la banlieue parisienne est spécialement significative, émouvante, avec ses terrains nus, pelés, ravagés, comme si une bataille s'y était livrée. Et n'est-ce pas la frontière, en effet, où la Nature et la ville se joignent, se heurtent, luttent, se déciment l'une l'autre, au point qu'on ne sait, en fin de compte, laquelle des deux l'emporte? Est-elle urbaine, cette région contaminée où les maisons se débandent, ou les rues meurent inachevées? Est-elle rurale, cette terre dont l'herbe est rase, les arbres malingres, les champs jonchés de détritus et habillés de la fumée noire des usines?

Mais, pour un peintre, quel caractère dans cette banlieue! Or M. Raffaelli, de par son talent raisonneur, logique, devait surtout aimer les aspects dont il serait possible de formuler avec précision le caractère. Il a l'esprit trop formel pour aboutir à des synthèses ou des symboles. Ce serait un peintre plutôt réaliste, encore qu'il ait exposé, naguère, avec les impressionnistes, dans le groupe desquels on le confondit. Mais, en réalité, il n'est d'aucune école. Sa personnalité est unique; ce domaine d'art de la banlieue lui est propre, et son esthétique aussi, qui le lui a fait exploiter avec acuité et avec quelque chose de la main décidée des chirurgiens. C'est que cette terre suburbaine a pour lui un visage, un corps pour ainsi dire. Terre malade, que des anémies, des cancers, des arthrites rongent. Le peintre suit les lignes du terrain comme des muscles. Son pinceau a des rigueurs qui dissèquent. Il détaille l'anatomie du sol. Il va jusqu'à l'ossature. Et même dans la couleur, voici des bleus de misère et de froid, des rouges de dartre...

Et les plis des terrains s'accordent avec les plis des vêtements. Car ces contrées suspectes sont occupées par quelques figures: un rôdeur, un chiffonnier, un terrassier (parfois aussi un vieux cheval). Or, ceux-ci ne sont-ils pas, à leur tour, comme une banlieue d'humanité? Epaves de la grande ville, vaincus par elle, et incapables, d'autre part, de rentrer dans la simple vie des champs, qui commence plus loin.

Ces corps en ruine, aussi ravagés que les terrains, ces haillons aussi décolorés que les cultures, M. Raffaelli excelle mêmement à les exprimer, mais sans apitoiement pour ces existences vagabondes, toujours avec la même rigueur d'âme et de dessin, qui ne se préoccupe que de dégager leur caractère avec sincérité.

La sincérité, voilà la qualité dominante de ce bel artiste. Et l'orientation de son œuvre même nous en fournit une preuve curieuse. Il peignit la banlieue tant qu'il vécut à Asnières. Or, depuis ces dernières années, il est revenu habiter Paris.

Eh bien! rentré ici, il eut des yeux neufs—ce Parisien de Paris, pourtant—ou, du moins, des yeux renouvelés par l'absence, pour regarder la ville, les rues, les boulevards, les passants. Et le peintre de la banlieue est devenu le peintre de Paris. Intéressant avatar où son esthétique foncière subsista; car il chercha encore à peindre les divers quartiers en exprimant surtout leur caractère distinctif: une toile est le quartier Saint-Sulpice, discret et ecclésiastique; une autre, les Champs-Elysées, d'élégance mondaine, mouvementée, avec de riches nourrices pavoisées comme des goélettes; une autre encore, la place de la République, d'aspect marchand et populaire. Et toute une série s'enchaînera.

Cette évolution prouve combien M. Raffaelli est sincère et combien aussi il est chercheur. Il rentre moins que personne—quoiqu'on le suppose le peintre attitré et exclusif de la banlieue—dans le cas de ces peintres spécialistes que Baudelaire dénonçait avec raison. Lui, au contraire, s'est acheminé dans tous les sens: outre des paysages de ville et de faubourgs, il a peint les petites gens, des fleurs, le monde des cafés-concerts, des portraits, celui de de Goncourt qui est au Musée de Nancy, ceux de mondaines dont il a réussi les luxueuses parures avec le même pinceau qui peignait des haillons. Et toutes les matières: huile, aquarelle, pastel, crayon, sans compter le burin, car il fait des eaux-fortes, entre autres des eaux-fortes en couleur dont il opère lui-même le tirage. Et de la sculpture aussi, où il essaya d'innover, de créer en bronze des sortes de bas-reliefs ajourés qu'on pourrait suspendre au mur des appartements comme des tableaux. Qu'est-ce qu'il n'aborda pas encore? Il essaya de la ferronnerie, des bijoux qui étaient de vastes fleurs, d'inquiétants animaux. Enfin il manie la plume, ami des écrivains, écrivant lui-même. Il consigna de nombreuses notes et pensées sur l'art, qu'il publiera peut-être un jour.

Il suit en cela la tradition de maints grands artistes: est-ce que Michel-Ange, Quentin-Metzys et, de nos jours, Fromentin, n'ont pas pratiqué ces cumuls? Les formes d'art sont les moyens d'expression d'une âme artiste. Mais cette âme surtout importe, et l'œuvre d'art n'intéresse même que parce que «une œuvre d'art est un état d'âme», selon la définition que M. Raffaelli en a trouvée, et dont toute son œuvre, aiguë et pittoresque, est la confirmation, puisqu'il s'y raconte lui-même sous la forme de sites et de passants qui n'avaient de joie ou de tristesse que la sienne.


M. JAMES M. N. WHISTLER

Peintre américain, habitant Londres, il fut aussi naturalisé parisien, surtout depuis qu'il apporta comme don de Joyeuse-Entrée, pour le musée du Luxembourg, ce chef-d'œuvre: Portrait de la mère de Whistler. Quelle ligne hardie et neuve que celle de ce long corps à peine entrevu dans la robe noire! Et quelle pénétration psychologique: l'âme même remontée au visage, car c'est elle qui éclaire de son rose de couchant les joues que l'âge a faites pâles. Et ces blancs si chastes: celui du bonnet de dentelle, celui du mouchoir tenu en main avec ce geste, on dirait, d'une première communiante! Est-ce que la vieillesse ne ramène pas à la pureté initiale? Et le noir profond, moucheté de fleurettes, de la tenture, cette tenture significative derrière laquelle on sent que toute la vie de la femme frissonne encore, mais s'éloigne, s'oublie!... Et pour raccorder ces blancs et ces noirs, le gris d'ensemble qui adhère aux murs, flotte en buée, propage ses sourdines, unifie sa cendre morte, comme s'il était au dehors, la cendre des années envolée du cœur maternel!

Dans ce portrait d'une beauté sans date et qui porte déjà comme un air d'éternité, la patine anticipée des siècles, M. Whistler s'exprima avec une sincérité, une émotion, qui, du coup, le menèrent jusqu'à la grandeur, lui qu'on imaginait seulement compliqué, arrangeur de goût suprême, et d'un subtil dandysme d'art et d'esprit. Dandy, certes, il le fut toujours. Et par ses attitudes, son mépris du naturel, ses dédains, son esprit cruel, on ne sait quoi de théâtral et d'artificiel, il fait penser à Barbey-d'Aurévilly, exégète du dandysme. Il y fait penser aussi par sa combativité toujours en éveil. Ses démêlés furent mémorables. Il vécut en guerre contre Burne-Jones et les préraphaélites, dont l'art, à son avis, est trop littéraire, peu original, et ne fait que recommencer les primitifs. On sait aussi son procès contre Ruskin, l'illustre critique. De tout cela, est résulté un livre: Le doux art de se faire des ennemis, édité avec un luxe unique et cette recherche esthétique que M. Whistler apporte à tout. Il y a là, entr'autres, le Ten o'clock, causerie faite à Londres et à Oxford.

«Oui, nous observait-il, j'ai voulu, après que tout le monde avait dit ce qu'il pensait de cet homme, que cet homme vint dire ce qu'il pensait de tout ce monde.»

Ce dut être un spectacle piquant que d'assister à la lecture de ce fin et mordant bréviaire d'art, accentué par toute la mimique savante de l'auteur et son physique étrange: l'œil luit derrière un monocle, la bouche se retrousse en rose chiffonnée, une légendaire petite mèche blanche, unique, s'insurge en aigrette dans la chevelure plus foncée; il rit par saccades, et une malice pétille sur tout son visage, ce visage tourmenté, ouvragé comme un ivoire japonais.

N'est-il pas bizarre, ce goût du bruit et des algarades avec la foule, chez un peintre dont l'art est si aristocratique? C'est peut-être qu'il aime la bataille à la façon d'un sport, et s'amuse de ses ennemis comme d'un tir aux pigeons.

Après quoi il rentre dans le rêve. Ses tableaux sont des rêves de la couleur. D'abord à cause de son gris unique: on dira un jour le gris de Whistler, comme le roux de Rembrandt, le rose de Fragonard.

Ce gris indéfinissable est fait de toutes les nuances. Un peu blanc, un peu bleu, un peu vert. Quand on regarde un de ses tableaux, c'est comme si on entrait au dedans d'une perle. Gris de brume et de lointains, moins inventé pourtant qu'observé et copié. C'est le gris tendre des côtes d'Angleterre, la couleur de la mer du Nord et du ciel qui, l'été, est au-dessus, ce gris d'horizon où le bleu pâle du ciel et le vert pâle de la mer s'unissent et ne font plus qu'un. Nuance subtile et bien d'accord avec les sourdines et les pénombres auxquelles le peintre se complait. Il est le symphoniste des demi-teintes, le musicien de l'arc-en-ciel. Nul n'a mieux compris les rapports mystérieux de la peinture et de la musique: sept couleurs comme il y a sept notes, et la façon d'en jouer, avec ce qu'on pourrait appeler les dièses et les bémols du prisme. Et comme telle symphonie est en , telle sonate en la, ses tableaux aussi sont orchestrés selon un ton, par exemple la Dame à l'iris, fleur mauve posée dans la main de la femme comme une note et signifiant que tout le portrait sera une polyphonie colorée des lilas et des violets.

Ce qui précise mieux encore cette curieuse esthétique, ce sont les titres de certaines petites toiles, figurant des crépuscules de Venise ou de Londres, qu'il intitula lui-même des Nocturnes, parallèlement à ceux de Chopin, mais d'un Chopin serein et qui rêve au lieu du Chopin malade et qui pleure; titres significatifs: «Nocturne en bleu et argent; nocturne en bleu et or». C'est toujours le ton des horizons maritimes d'Angleterre, ici devenu plus bleu, comme il deviendra plus gris dans des tableaux d'intérieur où les personnages évoluent parmi le clair obscur du crépuscule en cendre.

En cela il est bien du pays où il se fixa et dont il porte partout le ciel dans ses yeux.

De même, dans ses admirables portraits, ceux de Carlyle, de miss Alexander, de Sarasate, son portrait par lui-même, et les autres, et tous, il se révèle de son pays d'origine, de cette inquiétante Amérique, de la race qui a produit Edgar Poë. Les modèles en sont obsédants. Surtout les femmes, qui, toutes modernes et même en toilettes de bal, hantent aussi comme des Ligeia et des Morella, émergeant, en apparitions, du crépuscule des fonds. Il y a de l'énigme dans tous les personnages de ses portraits. On ne sait s'ils rentrent dans la vie ou s'ils en sortent presque. Ils sont à la ligne d'horizon où tombe le jour de l'Éternité. Ils ont l'air anoblis par l'absence, déjà dans le recul du temps, presque posthumes à eux-mêmes. Ils sont ce qu'ils auraient dû être, ou ce qu'ils deviendront.

Et c'est sans doute pour ne point déranger cette atmosphère hallucinée, un peu somnambulique, de ses œuvres, que M. Whistler, souvent, se garde d'y introduire la réalité trop formelle de son nom. Comme sa manière est tout de suite évidente et son originalité unique, il signe d'un emblème qui est, pour lui, une signature suffisante: une sorte de papillon immobile, petit vol fantomatique—comme s'il signait de son âme.


SCULPTEURS

M. RODIN

M. Rodin est un des rares hommes de génie actuels. Nul n'aura davantage révolutionné son art, si ce n'est, quant à la poésie, Victor Hugo auquel il fait songer.

Grâce à lui, la sculpture est devenue le drame, c'est-à-dire quelque chose de vivant et d'humain, au lieu de la tragédie compassée, de l'art d'hypogée, qu'elle était. La sculpture antérieure en était arrivée à quelques attitudes conventionnelles, à un cérémonial restreint de gestes nobles. M. Rodin se renoua à la sculpture du moyen âge, qui sortait du peuple et en tenait son grand accent humain. Ainsi il offrit à son tour des gestes, des attitudes de corps d'une nouveauté qui déconcerte.

Gestes et attitudes moins trouvés que retrouvés; non plus académiques, mais humains, enfin! Il lui avait suffi de regarder directement les hommes, les pauvres et tragiques hommes, sans plus le souvenir des dieux, des héros, des figures allégoriques, tout l'Olympe suranné, toute l'humanité factice des écoles. Alors il vit qu'il y avait, non plus quelques gestes, quelques attitudes uniquement beaux; mais des milliers de gestes, des milliers d'attitudes, qui tous étaient beaux... L'humanité est divine comme la vie. Chaque être, et chaque minute de chaque être, est de l'art. Variété infinie! Est-ce que les corps s'allongent ou se tordent de la même manière pour souffrir, aimer, dormir, songer, mourir?

Du coup, M. Rodin avait trouvé le moyen de renouveler la sculpture. Il libéra les gestes et les attitudes. Ainsi Hugo libéra les vers et les hémistiches, prouvant que, dans le moule de l'alexandrin, qui semblait strict, on pouvait diversifier le rythme à l'infini. Ainsi M. Rodin, de son côté, diversifia les lignes avec une variété sans fin qui ne dérive que de sa lucide observation et de son visionnaire amour de la Nature.

Car il ne s'agit jamais chez lui d'intentions littéraires ou de symbolismes, comme les mal clairvoyants, l'ont pu croire. Il ne s'inquiète que de la Nature. Il affirme à bon droit ne s'inspirer que d'elle, et prétendre uniquement à l'interpréter, voire à la copier. On s'étonne... Mais c'est par là précisément qu'il est un grand artiste. «L'art, c'est cette étoile; je la vois, et vous ne la voyez pas!» disait déjà Préault. M. Rodin a, pour voir la Nature, des yeux que nous n'avons pas, et que les artistes ordinaires n'ont pas non plus. C'est le propre des maîtres d'apercevoir des analogies qui échappent aux autres.

Le poète, lui, découvre les rapports mystérieux des idées, les analogies dans les images et il les exprime par le rythme. Ce rythme est le même dans tout l'Univers. Le vent dans les arbres, la mer sur les grèves, le battement d'un sein de femme, vont selon le même rythme.

L'art, de son côté, a pour objet les analogies dans les formes et les exprime par le modelé. Or M. Rodin découvrit cette loi que—comme le rythme est le même dans tout l'Univers,—il y a aussi dans la Nature intime le même modelé. C'est-à-dire une semblable alternance de creux et de bosses, qu'il s'agisse du rocher, du caillou, de l'arbre, de l'animal, de l'homme. La lumière y est intermittente, joue, se distribue pareillement. Et ce modelé uniforme de la Nature n'est jamais égal. Si on prend un fruit, par exemple et qu'on le fasse tourner sur lui-même, comme la terre tourne, on remarque que chaque profil diffère. Cette grande loi de la Nature, M. Rodin l'a appliquée à toutes ses figures, qui en tirent leur suprême accent de vie. On comprend ainsi certains de ses torses humains, pareils à des ceps noueux, à des écorces d'arbres. Et cette figure extraordinaire, qui doit servir pour son monument de Victor Hugo au Panthéon, et sera une Muse surplombant, au vol horizontal: un buste et un ventre de femme, rien que cela; mais c'est assez pour suggérer tout le paysage de la chair, comme un site choisi par un peintre suggère tout un pays et toute la nature. Etonnant morceau qui offre, lui aussi, cette loi du même modelé de toute la Nature. Modelé violent que celui-ci, tumultueux et minutieux, chair ravinée comme une grève, corps bossué comme une roche, avec des creux et des reliefs accumulés. Le modelé des autres sculpteurs, auprès de celui-là apparaît un modelé primaire, se contentant, avec ses surfaces presque lisses, de donner l'aspect approximatif des corps, et plutôt la musculature générale que la vérité de la chair, impressionnable comme une eau qui sans cesse se crispe et change de place en place.

Si M. Rodin a pu découvrir cette grande loi de la Nature (inaperçue des autres hommes, même des artistes plus inférieurs) qu'elle offre partout le même modelé, c'est qu'on peut dire d'un artiste comme lui qu'il vit de plain-pied avec la Nature. Il s'égale à elle. Il est lui-même une force de la Nature; et ceci pourrait bien être la définition la plus exacte de tout homme de génie. Dans ce cas, le génie de M. Rodin est évident. Il créé comme la Nature. D'abord il agit selon ses procédés puisqu'il est d'accord avec son modelé—(de même qu'un écrivain de génie est d'accord avec son rythme, toute belle phrase, tout beau vers, ayant le même rythme que la mer, la forêt, la respiration humaine suspendue à des seins de femme). Ensuite, il a, comme la Nature, une variété infinie. La Nature jamais ne se recommence. Ni non plus l'homme de génie qu'est M. Rodin. Lui également crée depuis la fleur jusqu'à l'élément, c'est-à-dire depuis une petite figure de nymphe, au corps comme une tige, jusqu'à son Balzac aussi tumultueux que la mer... Mais la variété n'est pas suffisante sans la fécondité, autre trait de la Nature, autre signe du génie. Or M. Rodin a produit avec une abondance inlassable et vraiment déconcertante. On se demande comment un seul homme y a pu suffire. Et c'est bien vraiment, et plutôt, une force cosmique qui crée ainsi. Des centaines d'œuvres, déjà produites et célèbres; et des centaines encore, qui demanderaient à être exécutées en grand, quoique toutes définitives dans leurs proportions réduites. Même les notes de l'artiste, c'est-à-dire d'innombrables figures, esquisses, maquettes, ces notes, qui, d'ordinaire, lorsqu'il s'agit d'autres sculpteurs, sont incomplètes et ne servent que pour eux-mêmes, apparaissent, quant à lui, définitives et réalisées, même pour tous. Ainsi encore fait la Nature, dont les ébauches, même incomplètes, sont parfaites.

Un autre caractère de la Nature, c'est que, chez elle, la puissance est en même temps de la douceur. Un paysage vaste de plaine ou de forêt est grand. Il est doux aussi. C'est pourquoi il est reposant. On retrouve ce caractère dans les figures de M. Rodin où la vigueur s'allie à de molles flexions de lignes, à un modelé qui frémit comme d'un souvenir de caresse. C'est dans ce cas-là que son art se recueille, oblige à parler bas, devient en quelque sorte sacré. Telle cette figure de l'homme qui baise son enfant; ou celle du réveil d'Adonis, dont une nymphe écoute le cœur battre, si grave!

Ses œuvres ont encore cette autre ressemblance avec les créations de la Nature, c'est d'apparaître sans date. L'histoire, la légende, des nymphes, des monstres marins, des corps humains, tout ce qui est, tout ce qu'on rêva et qui, par conséquent, est aussi, tout l'Univers physique et cérébral, constitue la matière de son art; et, comme la Nature, il est contemporain de tous les temps... Il y a une figure de lui bien étonnante à cet égard; une tête d'homme, borgne, une oreille déchirée, accourant vers celui qui le regarde, juif-errant des siècles, la bouche ouverte dans une clameur de fou qui semble crier depuis deux mille ans et criera encore dans deux mille ans.

Un jour, nous avons senti, par une sorte de minute résumatoire, combien il est vrai de dire que M. Rodin s'égale à la Nature et en fait partie, pour ainsi dire... Pour mettre en évidence un fragile groupe: trois petites femmes nues enlacées et dansant comme au tournoiement d'une étoile, il les posa sur un vieux vase gallo-romain (elles étaient censées représenter l'esprit du vase). Pour équilibrer celui-ci, l'artiste l'entoura, à la base, de fruits qui se trouvaient là, par hasard, des coings sur leurs branches encore feuillées; il étançonna le vase de terre rose, avec les belles pommes d'un jaune de couchant. Le frêle groupe de plâtre, au-dessus, dansait. Des fils de toiles d'araignée rejoignaient les bras, comme des fils de la vierge les trois roses blanches d'un même rosier. Un papillon s'y était pris, on ne sait quand et, mort, gisait... Agencement merveilleux... Tout cela constituait un poème de nature, comme né ainsi. L'œuvre de sculpture n'était que la partie d'un tout, un fragment de ce poème de nature, semblable au reste... Et les mains craintives de M. Rodin entouraient le fragile accord de tout cela, le prolongeaient, avaient l'air d'en faire partie encore un peu, de commencer seulement à s'en séparer, comme un créateur de sa création.

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Puisque M. Rodin est si conforme à la Nature, il devait nécessairement accorder à l'amour dans son œuvre la même importance capitale qu'il a dans la Nature elle-même. Parce que son art est humain, parce qu'il a introduit la passion dans la sculpture (devenue drame au lieu de tragédie) il choisira plutôt les paroxysmes de l'amour et de la volupté. Mais il connaît et exprime tout l'immense clavier, depuis l'idylle ingénue jusqu'aux frénésies de la pire luxure. Dans le Baiser, hymen auguste, groupe admirable du couple éternel qui s'enlace, il mène l'amour jusqu'à l'attitude sacrée... Fonction de la Nature. Loi des espèces... Tout fait silence autour... L'amour se hausse à une majesté... L'amour, ici, est religieux. L'homme enlace si tendrement. La femme s'abandonne si chastement... Toutes les lignes du groupe se fondent... On ne distingue plus l'homme de la femme. Unité du couple... Mystère de la Sainte Dualité...

A l'opposé de cette conception de l'Amour, selon la Nature elle-même, toujours chaste et noble, M. Rodin exprima l'amour selon les hommes, c'est-à-dire tel que l'ont déformé les passions, les fièvres, l'hérédité, l'alcool, la maladie, la tristesse, l'ennui, la cruauté, la curiosité. Il a rendu l'amour éternel, mais aussi l'amour actuel. Haillons humains tremblant et claquant comme des drapeaux dans le vent de la concupiscence! Ah! comme il les fixe, cet extraordinaire sculpteur, les affres du désir! C'est l'immortelle douleur du couple de la Génèse, uni, séparé, et qui se cherche, se perd, se retrouve, se réunit, se hait entre des baisers ayant le goût des larmes. Les voilà, les amants innombrables: torses, croupes, seins et lèvres mêlés—et si voraces l'un de l'autre! Cent scènes inventées par le sculpteur où la sensualité terrible, crie, étreint, jouit, en des contorsions qu'on dirait plutôt celles du désespoir ou de l'agonie. Ici surtout s'atteste la prodigieuse observation de l'artiste qui a l'air d'inventer des gestes inédits, des attitudes variées et sans fin, mais en réalité, aurait pu les voir et ne fit qu'en deviner la quotidienne réalité. La mimique de la volupté est infinie. Et elle est toujours belle puisqu'elle est conforme à la Nature. M. Rodin en fixa quelques aspects, assez pour rompre avec les poncifs sentimentaux en cette matière et apprendre aux sculpteurs futurs qu'il y avait là à trouver des figures sans fin, rien qu'en suivant docilement l'exemple humain.

Ici, un couple heureux sur un monstre marin, absorbé dans son bonheur, insoucieux du péril et de la mort qui est toujours de l'autre côté de l'amour; là, une figure qui est une femme aux gestes crispés, à l'épine dorsale comme un arc détendu, prostrée par quelque brusque adieu; là encore, une vieille, le ventre bossué, qui attend, lubrique encore. Voilà un groupe effrayant: la Tentation de saint Antoine; le moine est couché tout de son long; la tête est souveraine, elle regarde la terre. Toute l'importance est dans la partie basse du corps, énorme et qui bombe sous le froc; par-dessus, une femme, nue et serpentine, se prélasse ainsi que sur une bête vaincue; et le saint, en effet, est accroupi, comme dans un commencement, déjà, d'animalité. Voici surtout, plus terrible encore, une autre œuvre: le groupe d'un amant acharné à l'amante et qui se traîne après elle, cramponné à ses seins comme à des clous, martyr, en rut de sa croix! Obstination aveugle! Supplice d'un couple désapparié, où l'un des deux cessa d'aimer! Spectacle tragique... Oh! ces pâles marbres, ces nocturnes bronzes, témoignage de nos passions fixé par le sculpteur, et qui attestent à l'humanité effarée que l'amour, au fond, est tragique et ressemble surtout au malheur.

Il y a loin de ces figures à celles du Baiser. Celle-ci, c'est l'hymen des premiers jours du monde, des aubes où la nature et l'humanité étaient jeunes. Ivresse d'Adam et Ève! Couple en accord parfait, que tout couple, aujourd'hui, n'est plus qu'une seule minute dans le cours de son amour. Après, viennent les tourments que les amants se créent à eux-mêmes, ou que leur suscitent l'appauvrissement du sang, les nerfs, les vices, la frénésie de leur désir même. Alors ce sont les étreintes fiévreuses, les corps cabrés par le fouet des excitants, vins et drogues, les enlacements jaloux et fous, les caresses qui s'évertuent après un nouveau péché, les passions équivoques. M. Rodin, notateur de la volupté, est allé jusqu'au bout. Il a suivi l'humanité jusqu'en les pires erreurs et délires des sens, là où on aboutit aux étreintes dans le vide, aux coupables délices d'Onan ou de Lesbos. Les artistes japonais, les sculpteurs des cathédrales étaient, ici, pour lui servir de précédents et de caution.

Il y a surtout, de lui, dans ce sens, une récente et merveilleuse collection de dessins qui sont des déconcertantes synthèses, des nus enlevés d'un trait instantané où la gouache a précipité le ton nuancé de la chair, toute une humanité féminine, avec des afflux obèses, des maigreurs extrêmes de décadence, seins boursoufflés, gorges comme des grappes de raisins suçés, cuisses aux ampleurs d'animaux, hiératismes comme d'idoles, accroupissements comme de sphynx. Toute la beauté du corps, ici; et, là, tout le ridicule frileux du nu. Mille attitudes encore une fois, depuis la pose ingénue d'une vierge sans voiles qui songe, jusqu'au cabrement d'une femme damnée que son plaisir solitaire tord sur la blancheur du papier comme sur un lit.

Dans la notation de ces étranges aspects de la passion, M. Rodin ne cesse pas d'être selon la Nature, laquelle connaît aussi les déformations. Et la preuve c'est qu'ici encore son art est sans date, caractère qui marque les œuvres de la Nature et marque aussi les siennes, même celles de cet ordre. Si peu datées, qu'on pourrait croire, quant à ces dessins, gouachés, à des peintures venues de quelque temple d'Assyrie ou d'une cellule libidineuse de Pompéï... Peinture murale, vieille de siècles, et reportée par on ne sait quel miracle égal au rentoilement, sur un bristol d'aujourd'hui.

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*   *

M. Rodin n'a pas seulement exprimé l'amour; mais toutes les passions. Son art va plus loin que les cas. Il s'agrandit à la beauté de l'idée générale, à une philosophie de la vie, dans son admirable Porte de l'Enfer, qui, elle aussi et encore une fois, n'a rien de contemporain et de contingent, déroule la permanente Humanité. C'est un tableau des Passions, toutes les passions, regardé par la grande figure qui est au sommet et représente, non pas même Dante, mais le poète éternel, pensif et nu, en communion avec ce que Baudelaire appelait «le spectacle ennuyeux de l'immortel péché». C'est, en effet, du Baudelaire sculpté. Porte d'entrée du Jardin des Fleurs du Mal autant que Porte de l'Enfer. Ici roulent pêle-mêle, comme des pentes mêmes de la vie, les inquiets du désir, les maudits de la luxure, les déchus de l'orgueil, les damnés de l'avarice, les repus de la gourmandise, les congestionnés de la colère, les amaigris de l'envie, toutes les victimes des vices capitaux. Porte pleine de péchés! Porte qui est une treille satanique, le répertoire des passions, l'examen de conscience de l'Humanité.

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Mais l'art de M. Rodin n'a pas connu que les passions et leurs paroxysmes. Il eut ses heures de cérébralité, de sérénité auguste. A côté de Baudelaire, il y a un Michelet. Ce sculpteur fut aussi un historien. Et précisément un historien à la Michelet. Même son modelé, dans ce cas, procède par raccourcis fulgurants, par bonds fiévreux, avec de grandes sautes comme celles du vent sur une eau. Ainsi il présenta avec une éloquence pathétique, l'épisode grandiose des Bourgeois de Calais, emprunté à Froissart, groupe admirable où l'on voit les six hommes, nu-tête et pieds nus, aller vers Edouard, roi d'Angleterre, sur un plan uniforme, sans le mélodrame des gestes, dans la grandeur de la douleur humaine. Il fut encore historien en son monument de Victor Hugo qui est une biographie supérieure du poète. Est-ce que le visage qu'il nous donne n'est pas plus explicatif que les plus longs tomes de critique? C'est le visage d'un élément, le visage de quelqu'un qui a l'air plus grand que l'humanité, offre un aspect minéral ou végétal, semble plutôt appartenir à l'éternité de la nature. Visage sourcilleux que celui du poète avec son front de pierre, ses sourcils de gramen, sa barbe d'herbe sauvage. Et la magnifique ligne hardie de la jambe, qui s'allonge et se prolonge comme la racine d'un arbre! Il est figuré devant la mer, ce propice Océan au bord duquel il vécut dans l'exil et qui agrandit le génie du poète jusqu'à la proportion de lui-même. Autour les Muses diverses. Mais non pas à l'état de Muses allégoriques; des femmes plutôt; non des apparitions, mais des présences, toujours fidèles, toujours chuchotantes... L'une, surtout, est d'une beauté, d'une nouveauté uniques: celle qui détient le secret des «Voix intérieures», discrète, pudique, vêtue des mousselines du brouillard, recroquevillée, comme ayant l'air de couver des vers qui n'ont pas encore d'ailes... Les autres sont la Muse tragique, la Muse lyrique. On dirait une scène de légende. Mais ce qui y domine, c'est quand même l'humanité de Victor Hugo, ressemblant et textuel, tel que l'artiste nous l'avait déjà fixé, auparavant, dans deux étonnantes pointes sèches.

Car M. Rodin fut portraitiste aussi, si on peut dire. Il a fait d'expressifs bustes: de Puvis de Chavannes, de M. Octave Mirbeau, de quelques femmes, dont l'une, au Musée du Luxembourg, s'offre dans le marbre blanc avec une grâce si royale et si calme.

Mais où il fut surtout historien, c'est dans sa statue de Balzac. On n'oubliera pas de longtemps les clameurs que cette œuvre hardie suscita. On peut dire cependant qu'elle ne faisait que continuer toute l'œuvre antérieure du sculpteur, ce progressif acheminement à plus de synthèses et qu'elle n'en est, en somme, que l'aboutissement et la tumultueuse conclusion. Ici surtout il s'est montré un historien à la Michelet, c'est-à-dire un historien visionnaire, se préoccupant moins de vérité littérale et de ressemblance que d'évocation et de suggestion. C'était le seul moyen pour susciter devant les foules à venir le déconcertant génie qu'est Balzac. Lui aussi, autant que Victor Hugo, il fallait le représenter avec un visage comme un élément. «Oui, s'est dit le sculpteur, tel est le visage qu'il convient de faire! Le corps, négligeons-le; c'est la masse quelconque, la part commune avec l'humanité. Il suffit de le sous-entendre, de l'indiquer. Tous les statuaires pourraient le faire, et moi aussi. Le visage seul importe, non pas un visage humain, ni le mien, ni le vôtre, ni même celui de Balzac; mais celui qu'il eut quand il a regardé tout ce qu'il a vu. Pensez donc: avoir vu la comédie humaine! Avoir vu les personnages de tant de romans qu'il a écrits, et les personnages de tant d'autres qu'il aurait écrits s'il n'était pas mort à cinquante ans, car il en avait vu, de la vie, pour écrire encore, jusqu'au bout, pendant des siècles, comme Delacroix mourant, qui disait avoir des projets pour peindre pendant quatre cents ans. Il avait vu toute la vie, toutes les passions, toutes les âmes, tout l'Univers. La terreur d'avoir vu tout cela,—et l'angoisse aussi! Car ce n'était que pour un moment; il fallait tout dire, vite. La mort prématurée était là... Elle était déjà sur son visage. Voilà le visage qu'il faut rendre, n'est-ce pas? Voilà ce que doit être la statue d'un homme comme Balzac, dans l'éternité de Paris—sinon il y a le daguerréotype de Nadar: Balzac avec des bretelles!...»

Ce point de vue, conscient ou non, du sculpteur, peu s'en sont rendu compte. Et cependant il était le seul qui fut d'accord et logique avec le sujet imposé. Etait-il possible de concevoir l'effigie de Balzac comme d'un écrivain ordinaire? M. Rodin l'a vu énorme et effrayant comme il est en réalité. Et c'est la tête seule qui exprime dans ce cas, avec éclat, le démon intérieur. En elle, il fallait, ici, tout concentrer. Le corps, quoique juste, fut volontairement sous-entendu et noyé aux plis de la vaste robe de bure dont il s'enveloppait comme des vagues d'une marée. La tête en sort, effarée de voir ce qu'elle voit, effarée surtout d'affleurer la vie pour un temps bref, visage du génie sorti de la matière et qui va rentrer dans la matière,—il lui en roule cette poire d'angoisse à la gorge!—lui-même un masque éphémère résumant tous les masques de la comédie humaine.

Qu'on ne cherche donc pas ici la ressemblance, mais une dramatique évocation. La face est formidable, les yeux clignent, se crispent, vrillent parmi les graisses du visage, parfois ont l'air de chavirer comme sous le poids de trop de spectacles. Et ce nez embusqué! et cette moustache qui se hérisse comme d'un fauve, d'un chat sauvage, d'un tigre qui cherche des proies... Et cela n'est-il pas conforme à toutes les images suscitées en nous, dès qu'on prononce seulement le nom de Balzac, à plus forte raison quand nous réfléchissons sur son œuvre extraordinaire, sa vie, son immortalité sans fin? Un homme comme lui dépasse si effrayamment la norme et le cadre habituel de l'humanité. Les génies sont moins des hommes que des monstres. Voilà ce que M. Rodin a compris et rendu si magnifiquement. C'est pourquoi il a voulu que son œuvre aussi fût moins une statue qu'une sorte d'étrange monolithe, un menhir millénaire, un de ces rochers où le caprice des explosions volcaniques de la préhistoire figea par hasard un visage humain. On montre ainsi, en des montagnes des bords du Rhin et d'ailleurs, tels profils célèbres de l'humanité, celui de Napoléon, par exemple, immense et très ressemblant, tout découpé sur l'horizon, préexistant ainsi avant sa venue et de toute éternité. Étrange phénomène, comme si les génies étaient vraiment des aspects de la Nature et les visages immanquables de la Destinée. Ainsi M. Rodin, en concevant de cette façon son Balzac, concordait avec l'ordre éternel et la logique même de la fatalité du génie. Sa statue aussi fait penser aux visages qui sont dans les rochers.

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*   *

Et ceci, une fois de plus, prouve que M. Rodin crée comme la Nature. Même dans la présentation de ses œuvres, on retrouve les procédés de la Nature. Ses marbres sont frustes, taillés seulement d'un côté, et il en sort des figures, tantôt une face ruinée par la douleur, une autre s'ébrouant vers l'amour, une autre encore, qui n'est pas décidée à vivre. Ses bronzes réalisent le même effet, par des coulées sans accent, alternées avec des formes décisives qui en émargent; d'étranges patines, vertes et noires, donnent l'air à ces bronzes d'avoir séjourné durant des siècles parmi la houille et les poisons... Tout est vague, inquiétant, complexe, fuyant ou formel, dans le marbre ou le bronze, comme des pensées dans le cerveau ou les êtres et les objets dans la Nature.

Et c'est la dernière preuve qu'un tel artiste de génie opère vraiment d'un bout à l'autre, conformément aux procédés de la Nature, qu'il s'égale à elle, qu'il est aussi une force de la Nature. On en trouve le symbole, fixé par lui-même, dans cette esquisse de la naissance d'Ève, selon la version de la Genèse. Ève est représentée naissant comme la Nature fait naître, les bras repliés, recroquevillée, dans la position d'avant la vie, celle prise par l'enfant dans le sein de la mère... M. Rodin l'a fait sortir telle du néant, parce que, inconsciemment, il n'a jamais agi que suivant les formes de la Nature, parce qu'il n'a jamais créé que comme le symbolique Créateur—avec de l'argile aussi!


TABLE

  Pages.
ÉCRIVAINS
Beaudelaire 3
Les Goncourt 27
Stéphane Mallarmé 45
Les Rosny 55
Verlaine 67
Villiers de l'Isle-Adam 79
Hugo 87
Alph. Daudet 99
Valmore 109
M. J. K. Huysmans 121
Lamartine 131
M. Octave Mirbeau 143
Brizeux 158
M. Anatole France 167
M. Mistral 179
M. Pierre Loti 187
ORATEURS SACRÉS
P. Monsabré 199
Mgr d'Hulst 209
PEINTRES
M. Puvis de Chavannes 219
M. Albert Besnard 225
M. Eugène Carrière 241
M. Jules Chéret 247
M. Claude Monet 253
M. J.-P. Raffaëlli 259
M. James Whistler 265
SCULPTEURS
M. Rodin 273

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