L'enfance et l'adolescence: Édition spéciale pour la jeunesse revue par l'auteur
The Project Gutenberg eBook of L'enfance et l'adolescence
Title: L'enfance et l'adolescence
Author: graf Leo Tolstoy
Translator: Michel Delines
Release date: December 20, 2014 [eBook #47720]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
ENFANCE ET ADOLESCENCE
Par
LÉON TOLSTOÏ
TRADUCTION DE MICHEL DELINES
Édition spéciale pour la Jeunesse
REVUE PAR L'AUTEUR
DESSINS PAR L. BENETT ET G. ROUX
BIBLIOTHÈQUE DES SUCCÈS SCOLAIRES
J. HETZEL, 18, RUE JACOB
PARIS, VIe
1886
L'ENFANCE
CHAPITRE I
NOTRE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH
Le 12 août 18.., trois jours après le dixième anniversaire de ma naissance, où j'avais été comblé de tant de merveilleux cadeaux, Karl Ivanovitch me réveilla à sept heures du matin en abattant une mouche au-dessus de mon oreiller, au moyen d'une feuille de papier collée à un bâton. Il s'y prit si maladroitement que sa main heurta la petite image de mon ange gardien accrochée au haut dossier de mon lit en bois de chêne, et que l'insecte tomba droit sur ma tête.
Je sortis le nez de sous la couverture, j'arrêtai de la main la petite image qui se balançait toujours, et jetai la mouche écrasée sur le plancher. Bien qu'à moitié endormi, je dardai des regards furieux à Karl Ivanovitch.
Notre précepteur, à mon frère et à moi, vêtu d'une robe de chambre d'indienne, retenue à la taille par une ceinture de même étoffe, et coiffé d'une calotte rouge tricotée, ornée d'un gland, les jambes enfouies dans des bottes molles en peau de bouc, continuait à longer les murs pour viser les mouches, et tapait à vide avec un bruit retentissant.
«Soit, pensais-je en moi-même, c'est vrai, je ne suis qu'un petit garçon, mais est-ce une raison pour troubler mon sommeil? Pourquoi ne va-t-il pas chasser les mouches près du lit de Volodia? La tapisserie en est toute noire dans ce coin! Mais non, Volodia est plus âgé, et c'est parce que je suis petit qu'il me tourmente ainsi. Il passe sa vie à me faire des choses désagréables.... Il sait très bien qu'il m'a réveillé et qu'il m'a effrayé, mais il fait mine de ne pas le remarquer. Oh! quel homme dégoûtant! Et sa robe de chambre, sa calotte, et le mouchet de sa calotte, tout en lui est dégoûtant.»
Pendant que j'exhalais ainsi in petto ma colère contre Karl Ivanovitch, il revint vers mon lit, regarda sa montre qui était posée contre le mur, dans un petit soulier brodé de perles de verre, suspendit le chasse-mouche à un clou, et, se retournant de notre côté, de la plus belle humeur du monde, il s'écria, de sa bonne grosse voix:
«Debout, enfants, debout, il est temps de se lever, maman est déjà au salon.» Puis il revint vers moi, s'assit au pied de mon lit et tira une tabatière de sa poche.
Je feignis de dormir; Karl Ivanovitch s'administra d'abord une prise, se moucha, fit claquer ses doigts, et, se tournant vers moi en souriant, se mit à me chatouiller la plante des pieds.
«Lève-toi, lève-toi, petit paresseux!» répétait-il.
Malgré ma crainte d'être chatouillé, au lieu de sauter à bas du lit, je m'enfouis plus profondément sous les oreillers, et, sans répondre, je me mis à donner des coups de pied vigoureux, en prenant toutes les peines du monde pour me retenir de rire.
«Comme il est bon, pourtant! pensais-je, et comme il nous aime! et j'ai pu avoir de si mauvais sentiments pour lui!»
J'étais mécontent de moi-même et de Karl Ivanovitch, j'étais partagé entre le désir de rire et de pleurer, mes nerfs étaient agacés.
«Laissez-moi, Karl Ivanovitch!» m'écriai-je en sortant ma tête des coussins.
Mon maître surpris lâcha mes pieds et se mit à me questionner avec anxiété:
«Qu'as-tu? Est-ce l'effet d'un mauvais rêve?»
Son bon visage et la sollicitude avec laquelle il s'efforçait de pénétrer le motif de mes larmes les faisaient couler avec plus d'abondance. J'avais honte de moi-même, je ne pouvais plus comprendre comment, quelques minutes auparavant, j'avais pu ne pas aimer Karl Ivanovitch et trouver sa robe de chambre, sa calotte et son mouchet dégoûtants; maintenant, au contraire, je les trouvais très jolis, et le mouchet me semblait le signe incontestable de sa bonté.
Je lui répondis que je pleurais parce que j'avais fait un mauvais rêve: maman était morte, et on l'emportait pour l'enterrer. C'était une fiction, je ne me rappelais point mes songes de cette nuit-là; mais, lorsque Karl Ivanovitch, touché de mon récit, se mit à me consoler et à me tranquilliser, il me sembla que j'avais dit vrai et que j'avais eu réellement ces terribles visions; mes larmes reprirent de plus belle pour une autre cause.
Notre menin Nicolas entra; c'était un petit homme très propret, toujours grave, ponctuel, respectueux et grand ami de Karl Ivanovitch. Il nous apportait nos habits et nos chaussures: pour Volodia, des bottes, et pour moi, les exécrables souliers attachés par des nœuds de ruban. J'aurais eu honte de pleurer en sa présence; puis le soleil du matin brillait si gaiement aux fenêtres, et Volodia contrefaisait si bien Maria Ivanovna, l'institutrice de notre sœur! Il riait aux éclats, devant son lavabo, avec une telle exubérance de gaieté, que le grave Nicolas, la serviette sur l'épaule, le savon dans une main, le pot à l'eau dans l'autre, souriait, en disant:
«C'est assez s'amuser, Vladimir Pétrovitch, ayez la bonté de vous laver....»
Cette petite scène me fit oublier tous mes chagrins.
«N'êtes-vous pas encore prêts?» cria Karl Ivanovitch, de la salle d'étude.
Sa voix était sévère et n'avait plus cet accent de bonté qui m'avait touché jusqu'aux larmes. En classe, Karl Ivanovitch n'était plus le même homme, il ne restait que le maître.
Je m'habillai à la hâte, je plongeai mon visage dans l'eau et je courus à l'appel en tenant à la main la brosse dont je lissais mes cheveux humides.
Tous les matins, après le déjeûner, à l'heure des leçons nous trouvions Karl Ivanovitch dans la salle d'étude, assis à sa place, entre la porte et la fenêtre, ses lunettes sur le nez.
A gauche de cette porte, deux petits rayons étaient appliqués contre le mur; l'un nous était destiné, l'autre appartenait en propre à notre précepteur. Sur notre tablette se confondaient toutes sortes de livres de classe et d'autres, les uns debout, les autres couchés. Il n'y avait que deux grands volumes reliés en rouge, l'Histoire des Voyages, qui fussent bien alignés contre le mur; à côté gisaient, au hasard, des spécimens de tous les formats, gros ou longs, grands et petits, des reliures sans volume, des volumes sans reliure. Au moment de la récréation, lorsque Karl Ivanovitch nous criait de mettre en ordre la bibliothèque,—c'est ainsi qu'il désignait pompeusement ces deux maigres rayons,—nous prenions à pleines mains tout ce qui couvrait la table et le jetions pêle-mêle sur notre tablette.
Celle de notre maître présentait une collection d'ouvrages moins nombreuse, mais encore plus variée que la nôtre. Trois de ces volumes sont restés dans mon souvenir: une brochure en allemand sur l'Engrais des potagers et la Culture des choux, un exemplaire de l'Histoire de la guerre de sept ans, brûlé à un coin, et un cours complet d'Hydrostatique. Karl Ivanovitch passait la plus grande partie de son temps à lire, au point d'altérer sa vue. Les livres de sa bibliothèque et un journal, l'Abeille du Nord, alimentaient exclusivement ses lectures.
Il y avait, sur le rayon de Karl Ivanovitch, un objet en particulier dont je me souviendrai toujours, et qui, plus que toute autre chose, me rappelle notre précepteur. C'était un écran en carton assujetti au moyen d'un ardillon à un petit pied de bois. Une caricature représentant une dame et son coiffeur était collée sur ce meuble. Karl Ivanovitch était très ingénieux; il avait inventé et fabriqué lui-même cet écran pour garantir de la lumière ses yeux malades.
Je crois revoir aujourd'hui comme alors sa longue silhouette dans sa robe de chambre d'indienne, et sa calotte rouge sous laquelle passent de rares cheveux gris. Il est assis devant sa petite table, l'écran projette une ombre sur son visage; il tient un livre dans une main, l'autre repose sur le bras du fauteuil; près de lui est posée sa montre avec un chasseur dessiné sur le cadran; à côté, un mouchoir à carreaux, une tabatière noire toute ronde, un étui pour ses lunettes, des mouchettes sur un petit plateau. Tout cela est si bien rangé, chaque objet se trouve si exactement à sa place, qu'à la vue de cet ordre symétrique, on sent que Karl Ivanovitch a la conscience pure et l'âme tranquille.
Souvent aux heures de récréation, après m'être amusé en bas au salon, je montais en cachette, je me glissais sur la pointe des pieds dans la salle d'étude, et je surprenais Karl Ivanovitch. Il était seul, assis dans son fauteuil, penché sur un de ses bouquins chéris avec une physionomie sereine et noble en même temps; quelquefois il ne lisait plus, les lunettes glissaient sur le bout de son nez aquilin, ses yeux bleus à demi ouverts prenaient une expression singulière, ses lèvres souriaient mélancoliquement. Dans la chambre régnait un silence absolu, on n'entendait que le souffle égal de notre maître et le tic tac de la montre au chasseur.
Il ne me remarquait pas, et moi je m'arrêtais à la porte et je pensais:—«Pauvre cher vieillard! Nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui il est seul, tout seul, personne ne le caresse, il a raison de dire qu'il est orphelin. L'histoire de sa vie est si triste! Je me rappelle comment il l'a racontée à Nicolaï; c'est affreux de se trouver dans sa situation.» Et, pris de pitié, je m'approchais de lui, je lui prenais les mains et je lui disais:
«Cher, cher Karl Ivanovitch!»
Il aimait à s'entendre appeler ainsi, et me répondait par des caresses, sans dissimuler son émotion.
Sur l'autre mur de la salle pendaient des cartes géographiques, toutes déchirées, mais artistement raccommodées par Karl Ivanovitch. Sur la troisième paroi, au milieu de laquelle se trouvait la porte qui donnait sur le couloir, à droite, deux règles étaient attachées: l'une couverte de profondes entailles, c'était la nôtre, l'autre toute neuve, c'était celle de notre maître; il s'en servait plus souvent pour nous stimuler au travail que pour régler des pages.
De l'autre côté de la porte était suspendu un tableau noir sur lequel Karl Ivanovitch marquait nos grands délits, au moyen d'une grande croix et nos petits délits par une petite croix.
A gauche du tableau noir se trouvait le coin où Karl Ivanovitch nous mettait en pénitence.
Ah! ce coin, je me le rappelle bien! Je me souviens des moindres détails: de la petite porte du poèle, de la bouche de chaleur qui faisait tant de bruit quand on l'ouvrait. Souvent je suis resté dans ce coin, à genoux si longtemps, que les rotules et le dos me cuisaient, et je murmurais en moi-même:—«Karl Ivanovitch m'a oublié, il se trouve bien dans son fauteuil avec son Traité d'Hydrostatique, mais moi je souffre.» Et je me mettais, pour attirer son attention, à ouvrir et à fermer lentement la porte du poèle ou à gratter le crépi de la muraille; mais, si par hasard un trop gros morceau de plâtre se détachait et tombait à terre avec fracas, la crainte que je ressentais était sans doute plus terrible que le châtiment. Je regardais Karl Ivanovitch, et lui ne bronchait pas; il restait toujours renversé dans son fauteuil, le livre à la main, comme s'il ne voyait et n'entendait rien.
Le milieu de la chambre était occupé par une table carrée, couverte d'une toile cirée, noircie et déchirée, et qui laissait saillir les angles de bois taillés et découpés en tous sens par nos canifs. Des tabourets étaient rangés autour; ils étaient en bois, et un long usage les avait enduits d'une couche noire qui leur servait de vernis.
La quatrième muraille était percée de trois fenêtres qui s'ouvraient sur une route dont chaque flaque, chaque ornière, le moindre caillou m'étaient depuis longtemps connus et chers par cela même. De l'autre côté de la route, une allée de tilleuls taillés, entre lesquels on apercevait ici et là un échalier en treillis; au delà de l'avenue on distinguait la prairie, entre un enclos réservé aux meules de blé et la forêt; dans le lointain on discernait la maisonnette du garde.
D'une fenêtre, à droite, on découvrait la partie de la terrasse où les grandes personnes se tenaient avant le dîner.
Souvent, pendant que Karl Ivanovitch corrigeait ma dictée, je regardais dans cette direction; je voyais poindre la chère tête brune de maman ou le dos de quelque autre personne, et j'entendais un bruit vague de conversation et de rire; j'étais tout chagriné de ne pouvoir être auprès d'eux, et je me disais: «Quand donc serai-je grand? quand est-ce que j'aurai fini mes études, et, au lieu de me morfondre sur mes devoirs, pourrai-je rester dans la compagnie de ceux que j'aime?» Mon dépit se changeait en tristesse, et je me perdais dans des rêveries, sans entendre les observations de Karl Ivanovitch sur mes bévues.
Tous les matins, après la toilette, avant les leçons, notre maître posait sa robe de chambre, revêtait son habit bleu, froncé aux épaules, rajustait sa cravate devant le miroir et nous conduisait en bas pour souhaiter le bonjour à maman.
CHAPITRE II
MAMAN ET PAPA
Maman était assise au salon et préparait le thé; d'une main elle refermait le robinet du samovar, et de l'autre elle maintenait en équilibre au-dessus la théière d'où l'eau débordait sur le plateau, sans que ma mère y prit garde, bien que ses yeux fussent fixés sur l'urne à thé. Elle ne remarqua pas non plus notre entrée au salon.
Lorsque la pensée évoque les traits d'un être aimé, les souvenirs du passé l'assaillent, en foule si pressée, que son visage nous apparaît confusément, comme au travers de larmes. Ce sont les larmes de l'imagination.
Quand je cherche à me représenter ma mère telle qu'elle était à cette époque, je ne vois plus que ses yeux bruns qui exprimaient toujours la même bonté et le même amour, le grain de beauté un peu au-dessous des quelques boucles folies qui frisotaient sur sa nuque, et son petit col blanc brodé.
Je sens encore le toucher de sa main douce et fluette qui me caressait si souvent, et que j'aimais tant à baiser; mais l'expression générale de son visage et de sa personne m'échappe tout à fait.
Je revois encore dans tous ses détails cette petite scène matinale: le long divan, à gauche le vieux piano anglais à queue où ma petite sœur prenait sa leçon de musique. Lioubotchka était une petite brunette; ses doigts, encore rosés sous l'impression de l'eau froide, se tendaient avec un effort visible pour jouer les études de Clémenti. Elle avait onze ans et portait une robe courte que dépassait la dentelle blanche de son pantalon; sa main ne pouvait donner l'octave qu'en l'arpégeant.
Assise de profil auprès d'elle se tenait Maria Ivanovna, Mimi, comme nous l'appelions, avec son bonnet à rubans roses et son caraco bleu. Son visage était rouge de mécontentement et prit une expression encore plus sévère lorsque Karl Ivanovitch entra. Elle le toisa du regard, et, sans répondre à son salut, continua de marquer la mesure en frappant du pied sur le plancher: un, deux, trois,... un, deux, trois,... d'un ton plus retentissant et plus péremptoire qu'auparavant.
Karl Ivanovitch n'eut pas l'air de s'en apercevoir; comme d'habitude, il s'inclina devant maman pour lui souhaiter le bonjour et lui baiser la main.
Elle revint à elle, comme quelqu'un qui sort d'un rêve, et, secouant sa chère petite tête, sans doute pour en chasser les pensées désagréables, elle tendit ses doigts à notre précepteur, et, pendant qu'il les baisait avec respect, effleura du bout de ses lèvres la tempe ridée du vieillard.
«Merci, cher Karl Ivanovitch ... est-ce que les enfants ont bien dormi?»
Il était sourd d'une oreille, et le bruit du piano l'empêcha d'entendre la question de ma mère. Il s'inclina plus bas devant elle, appuya une main sur la table, et, debout sur un pied, avec un sourire qui me semblait alors l'expression de la politesse la plus raffinée, il souleva son bonnet et dit:
«Vous m'excusez, Nathalia Nicolaevna?»
Karl Ivanovitch n'enlevait jamais son bonnet rouge, de crainte de s'enrhumer, et, chaque fois qu'il entrait au salon, il s'en excusait.
«Couvrez-vous, Karl Ivanovitch ... je vous demande si les enfants ont bien dormi,» répéta maman en s'approchant de lui et en haussant la voix.
Il n'entendit pas davantage, et, abritant sa calvitie sous sa calotte écarlate, il sourit encore plus gracieusement.
«Cessez le piano, pour un moment, Mimi, dit ma mère en souriant, on ne s'entend plus.»
Quand maman souriait, son visage, toujours beau, rayonnait, et tout semblait en fête autour d'elle! Si, dans les moments difficiles de la vie, je pouvais parfois revoir ce sourire, je ne saurais pas ce que c'est que la tristesse. Il me semble que toute la beauté de la physionomie tient au sourire; si le sourire donne plus de charme au visage, il est beau; si le sourire ne le transfigure pas, c'est un visage ordinaire; s'il l'enlaidit, c'est que ce visage ne peut être beau.
Lorsque ma mère m'eut embrassé, elle prit ma tête entre ses mains, la renversa et, me regardant en face, me dit:
«Tu as pleuré aujourd'hui?»
Je ne répondis pas, elle me baisa sur les yeux et répéta:
«Pourquoi as-tu pleuré?
—J'ai pleuré à cause d'un rêve,» dis-je en me rappelant tous les détails de ce songe imaginaire, et en tremblant à ce souvenir.
Karl Ivanovitch appuya ce que je venais de dire, mais ne raconta pas mon rêve. Après avoir parlé du temps, ma mère mit sur le plateau six morceaux de sucre pour les domestiques les plus favorisés, puis elle se leva, et, s'approchant de son métier à broder, près de la fenêtre, elle dit:
«Maintenant, mes enfants, courez vers votre père et dites-lui qu'il passe chez moi, sans faute, avant d'aller voir rentrer les blés.»
La musique scandée par les coups de pied rythmiques, accompagnés de regards féroces, recommença de plus belle, et nous nous échappâmes du salon pour nous rendre auprès de notre père. Karl Ivanovitch nous suivit.
Papa était debout devant son bureau; il parlait avec vivacité, désignant à son intendant, Iakov, des enveloppes, des papiers et des liasses de billets, et lui donnant des explications très animées. Iakov se tenait à sa place accoutumée entre la porte et le baromètre, et, les bras croisés derrière le dos, agitait ses doigts en tous sens.
Plus papa se fâchait, plus les doigts se démenaient; au contraire, dès que papa se taisait, les doigts s'arrêtaient aussi. Mais, quand Iakov prenait la parole, ses doigts se livraient à une gymnastique désespérée. Il me semble que, d'après leurs mouvements, on aurait pu deviner les pensées secrètes de Iakov. Son visage toujours calme exprimait à un degré égal le sentiment de sa propre dignité et la soumission.
En nous apercevant, papa nous dit, sans se déranger:
«Attendez ... je suis à vous tout de suite.»
Je me trouvais près de la table, et je me mis à déchiffrer les adresses inscrites sur les enveloppes. Il y en avait une qui portait «à Karl Ivanovitch Mauer».
Ayant remarqué que je venais de commettre une indiscrétion, mon père posa sa main sur mon épaule et, du geste, m'invita à m'éloigner de la table. Je ne compris pas si c'était une caresse ou une observation; mais, à tout hasard, je baisai la grande main nerveuse qui reposait sur mon épaule.
Quand il eut fini ce qu'il avait à dire à son intendant, mon père se tourna vers nous, et, sans préambule, nous déclara que nous avions assez longtemps regardé voler les mouches à la campagne, que nous n'étions plus de petits garçons, et qu'il était temps de commencer des études sérieuses.
«Vous savez déjà, n'est-ce pas, que je pars ce soir pour Moscou. Eh bien! je vous prends avec moi, dit-il. Vous vivrez chez votre grand'mère, et maman restera ici avec les petites. Surtout n'oubliez pas que la seule chose qui puisse la consoler de votre absence, ce sera d'apprendre que vous êtes appliqués à vos leçons, et qu'on est content de vous.»
Bien que les préparatifs qui se faisaient depuis quelque temps dans la maison nous eussent déjà fait pressentir un événement extraordinaire, cette nouvelle nous surprit pourtant; Volodia devint tout rouge d'émotion et fit d'une voix mal assurée le message de notre mère.
«Voilà, pensais-je, le malheur que mon mauvais rêve me prédisait, pourvu qu'il n'arrive rien de pis!»
Je songeai aussitôt au chagrin qu'éprouverait maman; mais le sentiment que nous étions de grands garçons me remplissait de satisfaction.
«Si nous partons aujourd'hui, nous n'aurons point de leçons.... Voilà une bonne chose!» me disais-je.
Pourtant, je regrettais beaucoup Karl Ivanovitch: «Il partira aussi ... cette lettre à son adresse le lui annonce sans doute....» Et je me dis que j'aimerais mieux étudier sans relâche et ne pas me séparer de maman, ni faire de la peine à ce pauvre Karl Ivanovitch; il est déjà assez malheureux sans cela!
Toutes ces idées se croisaient dans ma tête; je ne bougeais pas de ma place, et je regardais fixement les rubans noirs de mes souliers.
Après avoir discuté avec Karl Ivanovitch la baisse du baromètre, mon père intima l'ordre à Iakov de ne pas donner aux chiens leur pâtée et de les tenir prêts pour une dernière partie de chasse. Contrairement à mon attente, il nous envoya en classe, mais nous promit de nous emmener à la chasse.
Avant d'entrer dans la salle d'étude, je courus sur la terrasse; Milka, la chienne favorite de papa, était couchée au soleil, les yeux fermés.
«Chère Milka, lui dis-je, en caressant et en baisant son museau luisant, nous devons partir aujourd'hui, nous ne nous reverrons plus.»
Et je fondis en larmes.
CHAPITRE III
LA LEÇON—GRICHA L'INSENSÉ
Karl Ivanovitch était de fort mauvaise humeur; on pouvait le deviner au froncement de ses sourcils, au geste brusque dont il jeta son surtout dans la commode, à la précipitation avec laquelle il noua sa ceinture, à l'incision profonde qu'il fit avec son ongle dans le livre des Dialogues, pour marquer le morceau que nous devions apprendre par cœur.
Mon frère était appliqué; mais moi j'étais si ému, que je ne pouvais rien faire. J'avais beau regarder mon livre, je ne parvenais pas à fixer mon attention, et les larmes qui me montaient aux yeux, chaque fois que je pensais à la prochaine séparation, m'empêchaient de distinguer les lettres.
Quand vint l'heure de réciter, Karl Ivanovitch ferma les yeux, c'était un mauvais signe, et se mit à me questionner. Je ne pouvais réprimer les sanglots qui m'empêchaient de répondre.
La leçon de calligraphie suivit; mes larmes, en tombant sur le papier, firent de si grosses taches, qu'on eût dit que j'avais écrit avec de l'eau sur du papier de soie.
Karl Ivanovitch se fâcha, me fit mettre à genoux et me reprocha mon entêtement; il déclara que je faisais semblant d'être affligé, et me menaça de sa règle si je ne demandais pas pardon. Mais je ne pouvais rien dire, tant les larmes m'étouffaient.
Enfin, sentant qu'il s'était emporté à tort, il sortit de la salle d'étude, entra dans la chambre de notre menin en tapant la porte derrière lui, et la laissa entre-bâillée.
Je sortis doucement de mon coin et me mis aux aguets. Je surpris ainsi la conversation suivante:
«Sais-tu, Nicolas, que les enfants vont à Moscou?
—Ah! oui, je le sais.
—Faites du bien aux autres, attachez-vous à eux, mais n'attendez pas de la reconnaissance,» reprit Karl Ivanovitch d'une voix vibrante.
Notre menin, Nicolas, assis à la fenêtre où il réparait de la chaussure, hocha la tête en signe d'assentiment.
«Je suis resté douze ans dans cette maison, continua Karl Ivanovitch, en levant les yeux et sa tabatière vers le ciel, et je peux dire que je les ai aimés, et que j'ai pris plus de peine pour eux que s'ils eussent été mes propres enfants. Tu te rappelles, Nicolas, quand Volodia a eu le typhus? j'ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer les yeux. Ah! oui, alors j'étais «le bon», «le cher» Karl Ivanovitch; alors on avait besoin de moi, et j'étais utile à quelque chose! Et maintenant, ajouta-t-il avec un sourire amer, maintenant: «Les enfants sont devenus grands; ils doivent commencer des études sérieuses.» Comme s'ils n'apprenaient rien avec moi, Nicolas!
—Que peuvent-ils apprendre de plus? je me le demande, dit Nicolas, en posant son alène et en tirant des deux mains les ligneuls.
—Oui, maintenant on n'a plus besoin de moi, et l'on me met à la porte,... c'est ainsi qu'on tient ses promesses! cela s'appelle de la reconnaissance! Je respecte et j'aime beaucoup Nathalia Nicolaevna, dit-il en pressant ses mains sur sa poitrine,... mais elle n'a aucune influence ici; sa volonté dans cette maison est aussi impuissante que cela.... Il jeta sur le plancher, d'un geste expressif, une rognure de cuir. Je sais bien qui a fait tout le mal, et pourquoi l'on n'a plus besoin de moi; parce que je ne veux pas flatter, et que je ne dis pas oui et amen à tout, comme font certaines personnes. J'ai pris l'habitude de dire à tout le monde la vérité, reprit-il avec orgueil.... Mais, que Dieu leur pardonne, ils n'en seront pas plus riches pour m'avoir congédié, et moi, je pourrai toujours me procurer un morceau de pain ... n'est-ce pas, Nicolas?»
Notre menin leva la tête; il examina Karl Ivanovitch, comme pour se demander si vraiment cet homme pourrait se procurer un morceau de pain, et ne répondit pas.
Karl Ivanovitch continua longtemps à se plaindre sur le même ton. Je compatissais à ses peines, et je souffrais de voir que papa et mon précepteur, que j'aimais également, ne s'entendissent point.
Quand il se tut, je me remis au coin où il m'avait laissé en pénitence, je m'assis sur mes talons et me pris à songer au moyen de faire la paix entre mon père et Karl Ivanovitch.
Mon maître revint peu après, il m'ordonna de préparer mon cahier pour la dictée. Quand tout fut prêt, il se laissa choir majestueusement dans son fauteuil, et, d'une voix qui semblait sortir de profondeurs incommensurables, dicta solennellement: «De tous les vices le plus cruel est l'ingratitude.»
«Avez-vous écrit?»
Il se tut, huma lentement une prise de tabac et répéta avec plus d'emphase: «Le plus cruel est l'ingratitude.»
Ayant inscrit le dernier mot, je regardai mon précepteur.
«Punctum!» cria-t-il avec un sourire involontaire, et il fit signe de lui passer les cahiers.
Il relut cette maxime, qui exprimait sa pensée secrète, plusieurs fois, avec des intonations diverses et l'air de la plus profonde satisfaction.
Puis il commença la leçon d'histoire et vint s'asseoir près de la fenêtre. Son visage n'était plus aussi sombre qu'auparavant; il reflétait le sentiment d'un homme qui s'est vengé avec dignité de l'outrage qu'on lui a fait.
Il était déjà une heure moins un quart, mais Karl Ivanovitch n'avait point l'air disposé à nous rendre notre liberté; au contraire, il inventait à tout instant quelque nouveau sujet de leçon.
L'ennui et l'appétit augmentaient pour nous dans la même proportion. Je suivais avec impatience tous les signes précurseurs du dîner, la fille de chambre qui passait avec le torchon pour essuyer les assiettes, le bruit de la vaisselle qu'on sortait du buffet. Je me disais: «Voilà qu'on allonge la table,... on place les chaises, Mimi entre avec sa fille Katienka et ma sœur Lioubotchka; elles reviennent du jardin ... mais je ne vois pas Foka!...»
Le valet de chambre Foka venait toujours nous annoncer que la table était servie; c'était le signal que nous attendions pour jeter les livres de côté et, sans prêter plus d'attention à Karl Ivanovitch, courir à la salle à manger.
Voici des pas qui crient sur l'escalier, mais ce n'est pas Foka; je connais le craquement de ses bottes et sa démarche....
La porte s'ouvrit, et un homme entra.
Le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, le visage blême, allongé, et grêlé de la petite vérole. Il avait de longs cheveux blancs et une petite barbiche roussâtre aux poils rares.
Sa taille était si haute, qu'il dut se courber en deux pour pouvoir passer sous la porte de la salle d'étude. Il portait des lambeaux de vêtements, les restes d'un cafetan ou d'une soutanelle; il tenait à la main un gros gourdin noué.
Dès qu'il eut pénétré dans la salle, il se mit, avec son bâton, à frapper de grands coups sur le plancher, de toutes ses forces, et, relevant en arc ses sourcils, il ouvrit la bouche démesurément et ricana d'un air terrible qui n'était pas naturel.
Cet homme était borgne, et la pupille blanche de son œil dansait toujours et rendait son visage disgracié encore plus repoussant.
«Ah! vous voilà pris!...» cria-t-il en courant à petits pas vers Volodia; il lui saisit la tête et se mit à examiner attentivement son crâne. Puis, avec le même sérieux il s'éloigna de lui, s'approcha de la table, se mit à souffler sous la toile cirée et à la couvrir de grands signes de croix ... «O! O! O! ils vont s'envoler ces chers ... je les regrette ... O! O! O!» dit-il d'une voix que ses larmes faisaient trembler; il regarda mon frère avec attendrissement, puis essuya les grosses gouttes qui tombaient de ses yeux....
Sa voix était rude et enrouée, ses mouvements précipités et saccadés, ses paroles incohérentes; il ne faisait pas usage des pronoms, mais ses intonations étaient touchantes, et son visage, jaune et défiguré, prenait par instant une expression si douloureuse et si sincère, qu'on se sentait pénétré d'un sentiment mêlé de compassion, de crainte et de tristesse.
Tel était Gricha l'insensé, le pèlerin bien connu dans la contrée.
D'où était-il sorti? Qui étaient ses parents? Qu'est-ce qui l'avait contraint de choisir cette vie errante? Tout le monde l'ignorait. Je sais seulement que, dès sa quinzième année, il passait déjà pour un fou, un vagabond allant nu-pieds, l'hiver comme l'été, heurtant à la porte des couvents, et donnant à ceux qui lui plaisaient de petites images, en proférant des paroles sans suite que plusieurs prenaient pour des prophéties. Personne ne l'a vu dans son bon sens; les uns croient qu'il est le fils déshérité de parents aisés; d'autres assurent, au contraire, qu'il n'est qu'un paysan qui ne veut pas travailler.
Enfin le ponctuel Foka, si ardemment souhaité, vint nous appeler, et nous nous élançâmes hors de la salle d'étude. Gricha nous suivit en sanglotant; il prononçait des paroles inintelligibles et frappait les marches de son bâton.
Dans le salon, papa et maman se promenaient bras dessus, bras dessous, en s'entretenant à voix basse.
L'institutrice de ma sœur, Mimi, était assise dans un fauteuil posé de façon à former un angle droit avec le divan. D'une voix sévère mais contenue elle donnait des instructions, aux deux fillettes debout près d'elle. Lorsque Karl Ivanovitch entra, elle le toisa de nouveau, se détourna, et l'expression de son visage disait: «Je ne veux pas prendre garde à vous, Karl Ivanovitch.»
Je vis dans les yeux des petites filles qu'elles avaient quelque chose de très important à nous communiquer; mais nous aborder en ce moment eût été contraire à l'étiquette imposée par Mimi. Nous devions nous approcher d'elle premièrement, dire: «Bonjour, Mimi,» faire une révérence, et, après cette cérémonie, il nous était permis de causer entre nous.
Quelle personne insupportable que cette Mimi! On ne pouvait parler en sa présence de quoi que ce fût, elle trouvait tout ce qu'on disait inconvenant. Elle ne pouvait jamais nous laisser en paix; si je trouvais un plat de mon goût, elle me criait aussitôt: «Mais mangez donc du pain!»—ou: «Est-ce ainsi qu'on tient sa fourchette?»
Et qui lui permettait de s'occuper de nous? Ce n'était pas son affaire, elle n'avait qu'à surveiller ses fillettes, nous avions notre maître. Ah! comme je partageais les sentiments de Karl Ivanovitch à l'égard de certaines personnes!
«Demande à ta maman qu'on nous prenne à la chasse, me dit Katienka en cachette, en m'arrêtant par mon veston lorsque les grandes personnes passèrent dans la salle à manger.
—Bien, nous essaierons.»
Gricha dina ce jour-là dans la même pièce que nous, mais à une table à part; il ne levait pas les yeux de sur son assiette; parfois il soupirait en faisant des grimaces affreuses et se parlant à lui-même: «Cela fait pitié,... envolée!... Oh! une pierre sur sa tombe....»
Maman était agitée ce matin-là; il était facile de voir que la présence, les gestes et les sentences du fou ajoutaient à son malaise.
«J'ai oublié de te demander quelque chose, dit-elle à papa, qui lui tendait une assiette de potage.
—Qu'est-ce que c'est?
—Dis, je t'en prie, qu'on enferme tes terribles chiens, ils ont failli dévorer ce malheureux Gricha, quand il a traversé la cour.... Un jour ils sauteront sur les enfants....»
Gricha, ayant entendu prononcer son nom, se tourna vers nous, montra les pans déchirés de son habit, et, tout en faisant jouer ses mâchoires, il dit:
«Voulait ... me dévorer.... Dieu n'a pas permis ... un grand péché ... pas punir homme ... Dieu pardonnera....
—Qu'est-ce qu'il marmotte? demanda mon père avec un regard sévère; je n'y comprends rien.
—Moi, je comprends, reprit maman; il m'a raconté qu'un de tes chasseurs a lancé les chiens sur lui, et il te prie de ne pas le punir.
—Ah! c'est ce qu'il veut dire!... Mais qui lui fait croire que j'aurais envie de le punir? Tu sais que je ne suis pas grand amateur de cette engeance, ajouta-t-il en français; celui-ci surtout ne me revient pas, il doit être....
—Ah! ne dis pas cela, mon ami, dit ma mère en l'interrompant comme pour l'avertir d'un danger, qu'en sais-tu?
—Il me semble que j'ai eu assez souvent l'occasion d'observer cette espèce de gens; tu en reçois un si grand nombre, et ils sont tous taillés sur le même modèle ... ils chantent tous la même histoire....»
Il était facile de voir que maman pensait tout autrement sur ce sujet, mais elle s'abstint de toute remarque.
«... Non, cela me fâche,... continua papa en prenant le plat de petits pâtés, et le tenant, par distraction, hors de l'atteinte de ma mère,... cela me fâche quand je vois des personnes instruites, intelligentes, se laisser prendre pour dupes....»
Il donna un coup sur la table avec le manche de sa fourchette.
«Je t'en prie, passe-moi un pâté, reprit-elle, en tendant la main.
—Ceux qui mettent ces hommes en prison font bien, continua mon père; ils ne servent qu'à donner sur les nerfs de personnes qui sont déjà malades sans cela....»
Puis, voyant que ces réflexions étaient désagréables à maman, il lui tendit le petit pâté en souriant.
«Je ne te répondrai qu'une chose, dit-elle, c'est que j'ai de la peine à croire qu'un homme de soixante ans aille nu-pieds, l'hiver comme l'été, qu'il porte des chaînes pesant 5 kilos sous ses habits, et repousse toutes les offres qui lui ont été faites pour l'établir convenablement, par pur amour de la fainéantise.... Enfin, quant à ses prophéties, reprit-elle après une pause et un long soupir, je suis payée pour y croire...; ne t'ai-je pas raconté comment un fou a prédit à feu mon père, heure pour heure, le moment de sa mort...?»
Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Katienka nous adressaient des coups d'œil significatifs et s'agitaient sur leurs chaises, en laissant percer une vive inquiétude. Leurs regards disaient:
«Pourquoi ne demandez-vous pas si nous pouvons aller à la chasse?»
Je poussai mon frère du coude, il répondit par le même signe; puis il se décida enfin à parler. Il commença d'une voix timide, mais qui s'affermissait en s'accentuant, et il dit:
«Puisque nous partons aujourd'hui pour Moscou, nous aimerions que les petites vinssent avec nous à la chasse.»
Les grandes personnes tinrent un petit conciliabule; notre demande fut accordée, et, ce qui nous fut encore plus agréable, maman déclara qu'elle serait de la partie.
CHAPITRE IV
LA CHASSE
Quand le plat doux fut servi, papa fit appeler Iakov et commanda d'atteler la ligneïka[1], de seller les chevaux, d'amener les chiens; il entra dans les moindres détails, désignant chaque animal par son nom.
La monture de Volodia boîtait, et papa donna l'ordre de lui substituer un cheval de chasse.... Cheval de chasse, ces mots sonnaient désagréablement aux oreilles de maman; un cheval de chasse lui semblait devoir être un animal enragé qui ne pouvait manquer de s'emporter et de casser le cou de son fils. Malgré les protestations de papa et les bravades de mon frère, qui déclarait aimer par-dessus tout une bête qui s'emporte, la pauvre chère maman ne cessait de déclarer qu'elle serait inquiète pendant toute la promenade.
Le dîner fini, les grandes personnes prirent le café dans le cabinet de papa. Nous, les enfants, nous courûmes au jardin pour jaser et brasser dans les petites allées les feuilles sèches tombées des arbres. Nous bavardions: «Volodia monterait le cheval de chasse;—Lioubotchka devrait avoir honte de courir moins vite que Katienka;—comme ce serait intéressant de voir les chaînes que Gricha porte!» Mais pas un mot ne fut prononcé au sujet de notre prochaine séparation.
Notre babillage fut interrompu par l'arrivée de la ligneïka; au-dessus de chaque ressort était assis un petit serf. Les chasseurs et les chiens suivaient la voiture, puis venait le cocher Ignat monté sur le cheval destiné à Volodia et menant par la bride mon vieux poney. Après nous être pressés contre la haie pour regarder ces préparatifs intéressants, nous courûmes en toute hâte à nos chambres pour nous habiller, au bruit des aboiements des chiens et du piétinement des chevaux. Il s'agissait de s'accoutrer de façon à ressembler le plus possible à des chasseurs; le meilleur moyen était de fourrer le pantalon dans les bottes. Notre parti fut vite pris, nous nous mîmes à l'œuvre en nous dépêchant le plus possible, pour courir sur le perron jouir du spectacle des chiens et des chevaux et faire un bout de causette avec les chasseurs.
La journée était chaude. De petits nuages blancs aux formes fantastiques s'étaient glissés dès le matin au bord de l'horizon; un vent léger les chassa ensuite au-dessus de nos têtes et, par moments, ils interceptaient le soleil. Mais ils avaient beau courir, s'enfler et prendre des teintes noires, ils ne réussirent pas à s'entendre pour former un orage et gâter ainsi notre dernière partie de plaisir. Vers le soir ils commencèrent à se disperser; les uns pâlirent, s'allongèrent et s'enfuirent à l'horizon, les autres au-dessus de nous se condensèrent pour dessiner une vaste écaille blanche, nacrée et transparente; un seul nuage noir resta suspendu à l'est. Karl Ivanovitch, qui savait toujours où allaient les nuages, nous dit que celui-ci se dirigeait vers Maslovka, et il nous promit le beau temps.
Notre vieux domestique Foka, malgré son grand âge, descendit en courant l'escalier avec une agilité juvénile et cria:—«Faites avancer!»—puis, écartant les genoux, il se campa fermement sur les marches du perron, entre le seuil et la place où la ligneïka devait s'arrêter, dans l'attitude d'un homme à qui il est superflu de rappeler ses devoirs. Les dames firent leur apparition et, après s'être consultées pour savoir comment elles se placeraient et de quelle manière elles se tiendraient en équilibre (souci que je trouvais superflu), elles s'assirent, ouvrirent leurs ombrelles, et la ligneïka partit. Maman désigna le cheval de chasse et, d'une voix tremblante, demanda au cocher:
«N'est-ce pas le cheval de Vladimir Pétrovitch?»
Sur la réponse affirmative, elle fit un geste de la main et détourna le visage.
J'étais très impatient de montrer mes talents équestres; je sautai sur mon petit cheval, je le regardai fixement entre les oreilles, et j'exécutai dans la cour différentes évolutions.
«Ayez la bonté de ne pas écraser les chiens, me dit un des chasseurs.
—Sois tranquille; ce n'est pas la première fois,» lui répondis-je avec importance.
Volodia se mit en selle; en dépit de la fermeté de son caractère le cœur lui battait, et, tout en caressant le cheval de chasse, il demanda plusieurs fois:
«Est-il doux?»
Mon frère faisait un beau cavalier, on aurait dit un homme; ses cuisses arrondies étreignaient les arçons d'une pression si vigoureuse, que je ne pus me défendre d'un mouvement d'envie, d'autant plus, qu'à en juger par mon ombre, j'étais loin d'avoir si bonne tournure.
Enfin le pas de mon père retentit sur l'escalier; le valet de chiens rassembla la meute qui s'était dispersée; les chasseurs sifflèrent leurs lévriers et commencèrent à se mettre en selle.
Le palfrenier amena le cheval de papa devant le perron; ses chiens hardés, qui jusque-là étaient restés couchés autour de leur laisse dans des poses sculpturales, s'élancèrent au-devant de leur maître. Sur ses pas courait sa petite chienne, Milka, en secouant son collier de grains qui résonnaient contre le fermoir de cuivre. Chaque fois qu'elle sortait de la maison, Milka disait bonjour aux chiens de la meute, elle jouait avec les uns, flairait les autres en grognant ou leur cherchait leurs puces.
Papa monta à cheval et donna le signal du départ.
Devant nous, monté sur un cheval camus d'un gris bleuâtre, courait le piqueur Tourka; il portait un bonnet à poil, un grand cor en bandoulière sur le dos, un couteau dans la ceinture. En voyant sa figure sombre et féroce, on aurait pu croire qu'il marchait à une guerre à mort plutôt qu'à une chasse. Derrière les sabots du cheval roulait le peloton bizarre et onduleux des chiens hardés.
Malheur à qui voulait rester en arrière! il devait tirer à lui de toutes ses forces son compagnon de laisse, et, s'il réussissait à le retenir, un veneur le sanglait aussitôt d'un coup de son long fouet en criant:
«En place!»
Quand nous eûmes franchi le portail de notre cour, papa ordonna aux chasseurs de suivre la grande route, et lui-même s'engagea dans le champ de seigle.
Nous étions au plus fort de la moisson; le champ d'un jaune brillant s'étendait immense, à l'infini, borné seulement d'un côté, dans le lointain, par une haute forêt qui paraissait bleue, et qui me semblait le lieu éloigné et mystérieux où finissait le monde connu et commençaient les pays inhabitables.
Tout le champ était couvert de meules et de moissonneurs. Derrière le seigle haut et touffu, on voyait par-ci par-là, dans un sillon moissonné, le dos courbé d'une glaneuse ramassant les épis pour les serrer dans sa main gauche; plus loin, à l'ombre, une femme inclinée sur un berceau, et des gerbes éparses sur le champ parsemé de bluets.
De l'autre côté, les moissonneurs en manches de chemise, debout sur les chars, chargeaient les gerbes et répandaient un nuage de poussière sur le champ sec et incandescent.
Le starosta (chef des serfs du village), debout dans ses hautes bottes, les manches de sa souquenille flottant sur ses épaules, et le bâton de la taille à la main, aperçut de loin mon père; il ôta son chapeau mou, en peau d'agneau, essuya sa barbe rouge et sa tête ruisselante de sueur avec un essuie-mains et se mit à gourmander les moissonneurs.
Le petit cheval roux que montait papa marchait d'un pas léger et joyeux; il baissait de temps en temps la tête sur son poitrail et chassait de sa queue touffue les taons et les mouches qui se pressaient avec avidité sur ses flancs. Deux lévriers, la queue recourbée en forme de serpette, bondissaient en relevant les pattes avec grâce dans le chaume, derrière les pieds du cheval; Milka courait en avant, la tête penchée, attendant sa pâtée.
Les voix des moissonneurs qui parlaient entre eux, le piétinement des chevaux, le roulement des chars, le cri joyeux des cailles, le bourdonnement des insectes qui planaient dans l'air en essaims immobiles, l'odeur de l'absinthe, de la paille et de la sueur des chevaux; le jeu des ombres et des teintes que le soleil brûlant répandait sur le chaume jaune-clair, sur le bleu vaporeux de la forêt, sur les nuages d'un lilas-pâle; les fils blancs de la vierge qui flottaient dans l'air ou pendaient aux tiges des épis ... tout cela je l'ai vu, je l'ai entendu, je l'ai senti.
A notre arrivée dans la forêt de Kalinova, nous trouvâmes la ligneïka et, ce qui nous réjouit par-dessus tout, un char attelé d'un cheval; au milieu était assis le domestique préposé à la garde du buffet. On apercevait, sous la paille, le samovar, un petit tonneau avec les moules pour les glaces et plusieurs autres boîtes et des paquets d'un aspect non moins appétissant. Il n'y avait plus de doute possible, nous allions prendre en plein air du thé, des glaces et des fruits. Aussi nous tous, enfants, nous saluâmes le char par des cris de joie; car, faire une collation sur la mousse, à une place où personne avant nous n'avait pris du thé ou des glaces, était un plaisir exquis.
Le piqueur Tourka, avant de se diriger vers la clairière, s'arrêta, écouta attentivement les instructions détaillées que lui donnait mon père: où il devait s'embusquer, et quand il devait faire une sortie. Au reste, il n'agissait jamais qu'à sa tête. Il lâcha les chiens et, sans se hâter, se remit en selle, siffla, puis disparut sous les jeunes bouleaux. Ses chiens courants laissés libres exprimèrent d'abord leur joie par des frétillements de queue; puis ils se secouèrent, s'étirèrent et, après s'être flairés mutuellement, partirent au petit trot dans toutes les directions.
«As-tu un mouchoir?» me demanda papa.
Je tirai mon mouchoir de ma poche et le lui montrai.
«Bien, passe-le au cou de ce chien gris.
—Au cou de Giran? dis-je d'un air entendu.
—Oui, et cours sur la route. Quand tu arriveras à la clairière, arrête-toi et ouvre bien les yeux ... gare à toi si tu reviens sans lièvre!»
Je roulai mon mouchoir autour du col velu de Giran et me mis à courir à toutes jambes vers l'endroit désigné.
«Vite, vite, criait mon père en riant, sinon le lièvre ne t'attendra pas.»
Giran s'arrêtait sans cesse, dressait les oreilles et écoutait la voix des chasseurs excitant les chiens. Je n'étais pas assez fort pour l'entraîner, je me mis à crier: «Hare, hare!» Alors mon compagnon partit avec une telle ardeur, que je ne pouvais plus le retenir et que je tombai plusieurs fois à terre avant d'arriver à l'endroit indiqué.
Après avoir choisi entre les racines d'un haut chêne une place ombragée et commode, je m'étendis sur le sol et je fis coucher Giran à mes côtés, puis j'attendis le lièvre. Mon imagination, comme toujours en pareille occurrence, s'envola bien au delà de la réalité; je me figurais déjà que je chassais mon troisième lièvre lorsqu'un des chiens courants donna l'éveil.
La voix de Tourka, de plus en plus forte et animée, retentissait dans la forêt, les chiens courants poussaient des cris plaintifs de plus en plus fréquents ... une autre voix de basse vint se joindre à la première, puis une troisième, une quatrième ... puis des silences, les voix s'interrompaient l'une l'autre ... puis elles devinrent plus bruyantes et continues, et enfin se confondirent dans un bruit sonore, un roulement sans fin. L'île était remplie d'échos, et les chiens y allaient de bon cœur.
A l'ouïe de tous ces cris je restai cloué à ma place, les yeux fixés éperdument sur la lisière du bois; je souriais comme un insensé, la sueur ruisselait de mon front, de grosses gouttes coulaient sur mon menton, me chatouillaient, et pourtant je ne les essuyais pas. Il me semblait que le moment décisif était arrivé; cette tension de nerfs était trop peu naturelle pour durer longtemps. Tantôt les chiens courants poussaient des hurlements dans la clairière, tantôt ils s'éloignaient de moi; mais j'avais beau regarder de tous côtés, je ne voyais point de lièvre. Giran n'était pas moins surexcité que moi; d'abord il s'efforça de s'échapper de mes mains, puis il poussa des cris plaintifs, ensuite il se coucha près de moi, posa son museau sur mes genoux et se tranquillisa.
Près des racines dénudées de mon chêne, sur la terre aride et grise, entre les feuilles sèches, les glands, les branches mortes et verdissantes, la mousse d'un vert jaunâtre et de rares brins d'herbe, grouillait tout un peuple de fourmis; l'une après l'autre elles se pressaient sur les chemins battus qu'elles s'étaient frayés; les unes portaient des fardeaux, les autres passaient librement. Je pris une petite branche, et je leur coupai le passage. Il fallait voir comment les unes méprisant le danger rampaient sous l'obstacle, comment d'autres le franchissaient en passant par-dessus; celles qui étaient chargées ne savaient que faire; elles s'arrêtèrent, cherchèrent un détour, rebroussèrent chemin ou gravirent bravement le brin de bois jusqu'à ma main, avec l'intention évidente d'entrer dans la manche de mon veston.
Je fus distrait de ces observations intéressantes par un papillon aux ailes jaunes qui voltigeait devant moi, avec une grâce séductrice à laquelle je ne sus pas résister. Je venais à peine de le remarquer, lorsqu'il s'envola à deux pas de moi et se mit à décrire des courbes autour d'une fleur blanche et à demi fermée de trèfle sauvage, puis il s'y posa. Je ne sais si c'était parce qu'un rayon de soleil le réchauffait ou parce qu'il butinait sur cette plante,—mais je vis qu'il était parfaitement heureux. Il agita de temps en temps ses ailes, étreignit la fleur de plus près et finit par s'endormir tout à fait.
Je pris ma tête dans les deux mains, et je le contemplai avec ravissement.
Tout à coup Giran hurla et me tira avec tant de violence, que je faillis rouler à terre. Je regardai autour de moi; à la lisière du bois, tout près de nous, une oreille levée et l'autre couchée, un lièvre sautillait. Tout mon sang reflua au cerveau, je perdis la tête et je me mis à crier quelque chose d'une voix surnaturelle, je lâchai le chien et commençai à courir après lui. Mais aussitôt je compris mon étourderie, et je m'en repentis; quant au lièvre, il s'était déjà ramassé sur lui-même et d'un bond il disparut.
Quelle ne fut pas ma honte, lorsque, après les chiens courants, qui criaient tous comme une seule voix dans la clairière, je vis passer Tourka! Il s'est aperçu de ma sottise! me dis-je. Il s'éloigna en me jetant un regard de mépris et cette seule interjection:
«Hé, monsieur!»
Mais il faut savoir de quel ton ces deux mots furent prononcés! J'aurais mieux aimé être pendu comme un lièvre aux arçons de sa selle.
Je restai longtemps, plongé dans mon désespoir, immobile à la même place; je ne rappelai pas mon chien, je ne fis que répéter en me tapant les cuisses:
«Qu'ai-je fait, mon Dieu, qu'ai-je fait?»
J'entendis les chiens courants s'éloigner, parcourir avec bruit l'autre partie de la forêt; je sus que le lièvre était retrouvé; puis Tourka souffla dans son grand cor pour rappeler la meute.—Mais je ne bougeai pas de ma place.
[1] Char à ressorts traversé dans sa longueur par un banc double, sans dossier, où les gens sont assis dos à dos. (Note du traducteur.)
CHAPITRE V
LES JEUX
La chasse est terminée. Un tapis est étendu sur le gazon à l'ombre des jeunes bouleaux, et toute la compagnie s'y est assise en cercle. A côté, le sommelier, Gavrilo, à genoux sur l'herbe verte et moelleuse, essuie les plats; puis il sort délicatement, d'une boîte, des prunes et des pêches, enveloppées de feuilles.
A travers les branchages des bouleaux filtrent des rayons qui mettent de grosses taches rondes et vacillantes sur les dessins du tapis, sur mes souliers et même sur le crâne glabre et ruisselant de sueur de Gavrilo. Une brise qui court dans le feuillage vient caresser mon visage moite et mes cheveux et m'apporte une sensation de fraîcheur et de bien-être.
Après avoir fait amplement honneur aux glaces et aux fruits, nous, les enfants, n'ayant plus rien qui nous retienne sur le tapis, et en dépit des rayons obliques et brûlants qui échauffent l'air en dehors de notre abri, nous nous élançons à la recherche d'un coin favorable pour jouer.
«A quoi allons-nous nous amuser? demande Lioubotchka en fermant les yeux à cause du soleil, et en sautillant sur l'herbe. Voulez-vous jouer au Robinson?
—Non ... c'est trop ennuyeux, dit Volodia en se laissant choir paresseusement sur le gazon et en mordillant des brins d'herbe;... toujours jouer au Robinson! si vous voulez vous amuser, allons construire un pavillon.»
Volodia faisait le grand garçon, il prétexta de la fatigue. Évidemment il avait la tête tournée pour avoir monté un cheval de chasse. Peut-être aussi était-il trop raisonnable et doué de trop peu d'imagination pour prendre plaisir au Robinson.
Ce jeu consistait dans la représentation des scènes du Robinson Suisse que nous venions de lire.
«Allons, je t'en prie..., pourquoi ne veux-tu pas nous faire ce plaisir? répétaient les petites, en insistant auprès de Volodia. Tu seras Charles, ou Ernest, ou tu feras le père, comme tu voudras, disait Katienka en le tirant par la manche de son veston pour le faire lever.
—Je vous assure que je n'en ai pas envie.... C'est trop ennuyeux, répondait Volodia en s'étirant et avec un sourire de suffisance.
—Alors tu aurais mieux fait de nous laisser à la maison puisque tu ne veux pas t'amuser,» recommença Lioubotchka, avec des larmes dans la voix.
Ma sœur était une pleurnicheuse accomplie.
«C'est bon, c'est bon, reprit-il, je jouerai, seulement ne pleure pas, tu sais que je déteste les larmes.»
La condescendance de Volodia ne contribua pas à notre amusement. Au contraire, sa mine indolente et maussade détruisait tout le charme du jeu. Nous nous étions assis par terre et nous faisions semblant de ramer à tour de bras pour figurer des pêcheurs dans leurs canots; mais Volodia restait immobile, les mains croisées, dans une attitude qui n'était point celle d'un pêcheur sur l'eau. Je lui en fis la remarque, il me demanda si, à force de nous balancer, nous avancerions d'un pouce? Je fus obligé de convenir qu'il avait raison.
De même, lorsque j'appuyai un bâton sur mon épaule et me mis fièrement en route en m'imaginant que j'allais à la chasse, Volodia se coucha sur le dos, replia ses bras sous sa tête et dit que, lui aussi, il partait pour la chasse. Son impassibilité et son mauvais vouloir jetèrent du froid dans nos jeux, d'autant plus que nous ne pouvions nier que le bon sens était de son côté.
Je savais du reste qu'avec un bâton on ne peut pas tuer un oiseau, ni même tirer un seul coup. Mais en raisonnant de la sorte on ne pourra plus faire de voyages sur des chaises; et Volodia, lui-même a-t-il déjà oublié les grandes excursions que nous avons faites pendant les longues soirées d'hiver? Un fauteuil couvert d'un tapis représentait notre équipage; un de nous grimpait dessus, c'était le cocher; un autre, derrière, figurait le laquais; les petites, au milieu, étaient les voyageuses; et les trois chaises étaient de vigoureux chevaux, et il fallait voir comme ils galopaient, et quelles distances nous parcourions ainsi! Les aventures ne manquaient pas non plus, et que les soirées d'hiver semblaient courtes à ce passe-temps, qu'elles s'envolaient gaiement!
Si l'on prend toutes choses au pied de la lettre, les jeux ne sont plus possibles, et, s'il n'y a plus de jeux, qu'est-ce qui nous reste?
Notre départ, pour plaire à maman, avait été remis au lendemain. Nous repartîmes tous ensemble. Mon frère et moi nous suivions la ligneïka, désireux de nous surpasser dans l'art de l'équitation, et, par esprit de bravade, nous nous mîmes à faire caracoler nos montures autour de la ligneïka.
Mon ombre s'était allongée, et, en la contemplant, je me figurais que je faisais un beau cavalier. Mon illusion fut de courte durée. Pour enlever les suffrages de la compagnie, je retins mon cheval un peu en arrière, puis, à l'aide de la cravache et des coups de talon, je lançai mon poney au galop.
Je me campai dans une attitude gracieuse et aisée; je voulais passer comme un coup de vent devant les petites. Je me demandais si je devais les dépasser en silence ou attirer leur attention par un cri. Pendant que je faisais ces réflexions, mon petit cheval, arrivé près de la ligneïka, s'arrêta d'un mouvement si brusque, que je bondis de la selle sur le cou de l'animal, et je faillis tomber à terre.
CHAPITRE VI
LE SALON—LES CHAINES DE GRICHA.
Il faisait déjà nuit quand nous arrivâmes à la maison. Maman s'assit au piano, et nous, les enfants, après être allés chercher du papier, des crayons et des couleurs, nous nous mîmes à dessiner autour de la table ronde.
Je ne possédais qu'une couleur, du bleu; je me mis quand même à peindre le tableau de la chasse. J'eus bientôt fait un garçon bleu avec des chiens bleus, lorsque je fus pris d'un doute: je ne savais pas si un lièvre pouvait être peint en bleu. Je courus dans le cabinet de papa pour lui demander son avis. Il lisait une brochure, et, à ma question: «Y a-t-il des lièvres bleus?» il répondit sans lever la tête:
«Oui, il y en a, mon ami, il y en a.»
Revenu à la table ronde, je peignis un lièvre, puis je jugeai à propos de transformer le lièvre en buisson. Le buisson ne me plut pas davantage, j'en fis un arbre. Je changeai l'arbre en meule de foin, et la meule en nuage; puis je barbouillai tout le papier de bleu, et, après l'avoir déchiré de dépit, je me mis à dormir dans un fauteuil voltaire.
Maman jouait le second concerto de Field; elle avait eu ce compositeur pour maître. Je sommeillais, et des visions légères, nettes et limpides, surgirent dans mon imagination. Maman exécuta ensuite la sonate pathétique de Beethoven, et des souvenirs tristes, sombres et oppressifs m'assaillirent. Maman jouait souvent ces deux morceaux; c'est pourquoi je me rappelle si bien les impressions qu'ils faisaient naître en moi.
J'avais le sentiment que je me souvenais de quelque chose; mais le souvenir de quoi? Il me semblait que je me rappelais ce qui n'était jamais arrivé.
En face de moi était la porte du cabinet de mon père. Je voyais entrer Iakov et d'autres paysans en cafetans et avec de longues barbes. La porte se refermait immédiatement sur eux: «Voilà, papa se remet à ses affaires», pensais-je.
Je croyais qu'il n'y avait rien au monde de plus sérieux que les affaires de papa. Ce qui me confirmait dans cette idéé, c'est que tout le monde s'approchait de la porte du cabinet sur la pointe des pieds et en parlant tout bas, tandis que la voix de papa arrivait distinctement. Je sentais aussi l'odeur de son cigare, laquelle, je ne sais pourquoi, m'attirait toujours.
A travers mon sommeil, je distinguai le craquement familier des bottes de Karl Ivanovitch, bien qu'il marchât sur le bout des pieds. Son visage était sombre et décidé; il tenait à la main des papiers qui semblaient être des comptes. Il frappa; on lui dit d'entrer, et la porte se referma sur lui.
«Pourvu qu'il n'arrive pas un malheur! me disais-je, Karl Ivanovitch est en colère, et il est capable de tout....»
Je m'assoupis de nouveau.
Il ne survint pas de malheur. Une heure plus tard le même craquement de bottes me réveilla. Karl Ivanovitch sortit du cabinet de papa; je vis qu'il passait un mouchoir sur ses joues et s'essuyait les yeux; il marmotta quelques paroles dans sa barbe et remonta dans sa chambre.
Tout de suite après son départ, papa entra dans le salon.
«Sais-tu ce que je viens de décider, dit-il d'un ton joyeux, en posant sa main sur l'épaule de maman....
—Qu'est-ce que c'est, mon ami?
—Je prends Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a une place pour lui dans la britchka. Les enfants sont habitués à lui, et il me semble qu'il leur est véritablement attaché. Après tout 700 roubles ne sont pas une affaire ... et puis, au fond, c'est un très bon diable.»
Je ne compris pas du tout pourquoi papa appelait Karl Ivanovitch «un diable».
«J'en suis très contente! s'écria maman, pour les enfants et pour lui, car c'est un excellent vieillard.
—Si tu avais vu comme il a été touché quand je lui ai dit de considérer les cinq cents roubles comme un cadeau! Mais le plus amusant, c'est le compte qu'il m'a présenté. Il mérite d'être examiné, ajouta-t-il avec un sourire, en donnant à maman la note écrite de la main de Karl Ivanovitch; ça vaut son pesant d'or.»
Voici la teneur de ce compte:
«Acheté pour les enfants deux lignes pour la pêche, du papier de couleur, une bordure d'or, de la colle d'amidon, pour faire une boîte donnée en cadeau aux enfants,—six roubles, cinquante-cinq copecks.
«Un pantalon donné à Nicolas,—quatre roubles.
«Monsieur m'a promis, à Moscou, une montre en or de cent quarante roubles.
«Karl Mauer a donc à recevoir, outre ses gages, cent cinquante-neuf roubles et soixante-dix-neuf copecks.»
En lisant ce compte où Karl Ivanovitch réclame l'argent qu'il a déboursé en cadeaux, et même de l'argent en échange d'un présent qu'il n'a pas encore reçu, on pourrait le prendre pour un froid égoïste, rapace et cupide; mais on se tromperait.
Il était entré dans le cabinet de papa avec son compte à la main, et un discours, préparé à loisir, où il se proposait d'exposer avec éloquence tous ses griefs, et d'énumérer toutes les injustices dont il avait souffert dans notre maison. Mais, quand il commença son plaidoyer sur le même ton sentimental qu'il avait pris pour notre dictée, il fut victime de sa propre éloquence, et, arrêté au passage où il disait: «Bien que je souffre beaucoup à la pensée de me séparer des enfants...,» il perdit le fil de son allocution, sa voix faiblit, et il se vit contraint de sortir son mouchoir à carreaux.
«Oui, Piotre Alexandrovitch, reprit-il à travers ses larmes (cette fois il improvisait), je suis tellement habitué aux enfants que je ne sais ce que je deviendrais sans eux.... J'aimerais mieux vous servir sans gages,» ajouta-t-il, en essuyant ses larmes d'une main, et en présentant la note de l'autre.
Je peux affirmer que Karl Ivanovitch parlait sincèrement, car je connais son bon cœur; mais comment ses paroles peuvent-elles se concilier avec son compte, c'est, à l'heure qu'il est, un mystère pour moi.
«Si vous avez de la peine à nous quitter, j'en aurai encore plus à me séparer de vous, répondit mon père, en lui donnant une tape amicale sur l'épaule; j'ai changé d'idée, vous resterez auprès des enfants....»
Un peu avant le souper Gricha, l'insensé, vint de nouveau près de nous. Depuis qu'il était entré dans la maison, il n'avait pas cessé de soupirer et de pleurer, ce qui était un très mauvais signe, au dire de ceux qui croyaient à ses prophéties; cela présageait un malheur à notre maison. Il fit ses adieux ce soir-là, en disant que dès le lendemain il continuerait son pélerinage. Je fis signe à mon frère de me suivre, et je sortis.
«Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.
—Veux-tu voir les chaînes de Gricha? Montons; Gricha couche dans la chambre à côté de la décharge. Nous nous tiendrons dans la décharge et nous pourrons tout voir.
—Très bien ... mais attends, je veux appeler Lioubotchka et Katienka.»
Les petites filles accoururent, et nous montâmes. Après nous être disputés pour savoir qui entrerait le premier dans la décharge, nous nous tapîmes dans un coin, pour attendre ce qui allait arriver.
Nous étions dans l'obscurité, et nous éprouvions un sentiment de malaise; serrés les uns contre les autres, nous restions sans mot dire. Tout de suite après nous, Gricha entra à pas lents. Il tenait d'une main son bâton et de l'autre une chandelle dans un bougeoir de cuivre. Nous retenions notre haleine.
«Seigneur Jésus-Christ!... Sainte Mère!...» répétait le fou avec de fortes aspirations, et sur différents tons; il se servait d'abréviations qui ne sont familières qu'à ceux qui emploient fréquemment ces mots.
Après avoir, sans cesser de prier, posé son bâton dans un coin et examiné le lit, il se mit en devoir de se déshabiller. Il détacha sa vieille ceinture noire, puis se mit à enlever lentement son sarrau de nankin en lambeaux, le plia avec soin et le posa sur le dossier de la chaise. Son visage n'exprimait pas en ce moment, comme de coutume, l'agitation et l'hébétement; au contraire; il était calme, recueilli, et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.
Quand il eut quitté tous ses habits, et qu'il ne lui resta sur le corps que son linge, il se laissa tomber sur le lit, fit le signe de la croix dans toutes les directions et rajusta sous sa chemise ses lourdes chaînes; l'expression assombrie de son visage trahit un effort pénible.
Après être resté un moment sur son séant et avoir examiné avec soin sa chemise déchirée en plusieurs places, il se leva et dit une prière, en soulevant le bougeoir à la hauteur d'une armoire vitrée renfermant les icônes. Il se signa devant les saints, puis il renversa la chandelle; elle s'éteignit avec un pétillement sonore.
Un rayon de la lune, presque à son plein, frappa sur les fenêtres qui regardaient la forêt. La longue silhouette blanche de l'insensé était éclairée d'un côté par les pâles rayons d'argent de la lune, et mise en relief, de l'autre côté, par son ombre noire qui s'allongeait et, se confondant avec l'ombre des châssis, couvrait le plancher, les murs et montait jusqu'au plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur la feuille de cuivre.
Gricha resta prosterné devant les images saintes, ses mains énormes croisées sur sa poitrine; il ne proférait pas une parole et poussait par intervalles de gros soupirs; puis il se laissa tomber à genoux avec difficulté, à cause des chaînes, et dit ses prières.
D'abord il répéta doucement des prières connues, accentuant seulement quelques paroles; ensuite il les dit plus fort et avec une grande véhémence. Puis les mots sortirent avec effort parce qu'il cherchait à s'exprimer en slave. Ses paroles étaient incohérentes, mais elles étaient touchantes. Il pria pour tous ses bienfaiteurs, il désignait ainsi tous ceux qui l'accueillaient bien; nous étions de ce nombre ainsi que maman. Il pria pour lui-même, demandant à Dieu de lui pardonner ses péchés et de pardonner à ses ennemis. Il gémissait, se levait en répétant les mêmes invocations, retombait à terre, se relevait, malgré le contact froid des chaînes sur ses membres nus, s'agenouillait de nouveau et les faisait résonner sur le plancher avec un son sec et aigu.
Volodia me pinça la jambe et me fit très mal, mais je n'y pris pas garde. Je frottai de la main la place endolorie, et je continuai à contempler Gricha, sans vouloir perdre un seul de ses gestes, saisi d'un mouvement de pitié et de vénération enfantines.
Au lieu du spectacle burlesque et amusant auquel je m'attendais, j'avais le frisson, et mon cœur était plein d'effroi.
Le fou se berça longtemps dans cette religieuse extase et improvisa des prières en sanglotant amèrement. Puis il se jeta de nouveau à genoux, et, les mains jointes sur sa poitrine, il se tut.
Je passai la tête hors de la porte en retenant mon souffle. L'insensé ne bougea pas; de lourds soupirs déchiraient sa poitrine; dans la pupille trouble de son œil aveugle, la lune faisait reluire une larme.
«Que ta volonté soit faite!» cria-t-il tout à coup avec une expression qu'on ne peut rendre; puis, il battit le plancher de son front et se mit à pleurer comme un enfant....
Depuis ce temps beaucoup d'eau a coulé, beaucoup de souvenirs du passé ont perdu pour moi leur signification et se sont confondus dans mes rêveries. Le pèlerin Gricha, lui-même, a depuis longtemps accompli son dernier pèlerinage; mais l'impression qu'il a produite sur moi et les sentiments qu'il a éveillés ne s'éteindront jamais dans ma mémoire.
L'attendrissement avec lequel j'écoutais le pauvre insensé ne pouvait durer longtemps; ma curiosité était satisfaite, et je m'aperçus que mes jambes étaient engourdies d'être restées si longtemps à la même place. Je voulus me rapprocher des autres enfants qui chuchotaient derrière moi et s'agitaient dans l'obscurité. Dans les mouvements que je fis, au hasard, je renversai une chaise cassée qui se trouvait dans la décharge. L'insensé releva la tête, regarda de tous côtés, en récitant des prières, et se mit à faire des signes de croix à tous les coins de la chambre. Nous nous échappâmes avec fracas de notre cachette.
CHAPITRE VII
NATHALIA SAVICHNA
Vers le milieu du siècle dernier, on pouvait voir courir, dans le village que possédaient les parents de ma mère, une petite fille en robe de coutil, aux joues rouges, toujours pieds nus et toujours robuste et gaie. C'était Natachka. Son père était le joueur de clarinette de mon aïeul; à sa prière, et pour honorer ses mérites, mon grand-père fit entrer sa fille au nombre des servantes de ma grand'mère. Dans cette nouvelle position, Natachka fit preuve d'un bon caractère et montra beaucoup de zèle dans l'accomplissement de ses devoirs. Quand maman vint au monde, on lui donna Natachka pour niania, c'est-à-dire pour bonne. Elle mérita tous les éloges, en retour de la diligence et de la fidélité qu'elle apporta dans son service, et de l'attachement qu'elle témoigna à sa jeune maîtresse.
Mais, un beau jour, la perruque poudrée et les souliers à boucles du jeune et agile valet de chambre, Foka, captivèrent le cœur faible mais aimant de Natachka. Elle prit le parti de venir implorer elle-même auprès de mon grand-père la permission de se marier avec son domestique.
Grand-père vit dans cette demande une marque d'ingratitude; il se fâcha et, pour punir la pauvre Natachka, l'exila dans la basse cour d'un village éloigné, perdu dans la steppe.
Cependant, comme personne n'était capable de remplacer Natachka, six mois après elle fut réintégrée dans ses premières fonctions.
A son retour d'exil, elle vint dans sa robe de coutil se jeter aux pieds de mon grand-père et le conjura de lui rendre sa faveur, en lui promettant de renoncer à la folle idée qui s'était emparée d'elle, pour n'y jamais revenir.
La fille du joueur de clarinette tint parole. A partir de ce jour Natachka fut appelée Nathalia Savichna, et elle porta un bonnet. Elle voua à sa jeune maîtresse tout l'amour dont son cœur était susceptible.
Lorsque maman eut une institutrice, Nathalia Savichna reçut les clés de l'office et la surintendance du linge et des provisions. Elle remplit cette nouvelle charge avec le même zèle et le même dévouement. Elle se voua tout entière au service de ses maîtres, ne souffrant pas le moindre gaspillage, habile à surprendre le plus petit larcin, et veillant sans cesse aux intérêts de la maison.
Lorsque maman se maria, elle voulut récompenser dignement Nathalia Savichna pour ses vingt années de service. Elle l'appela auprès d'elle, exprima dans les termes les plus flatteurs sa reconnaissance et son affection pour la niania, et en même temps lui glissa dans la main un papier timbré; c'était l'acte d'affranchissement. Maman ajouta que Nathalia recevrait une pension de 300 roubles par an, et qu'elle était libre de vivre avec nous ou de nous quitter, à son choix. La niania écouta ma mère sans mot dire, prit le papier et le regarda d'un air courroucé, grommela entre ses dents quelques paroles inintelligibles, puis sortit de la pièce en tapant la porte derrière elle. Maman ne comprit rien à cette boutade; tout étonnée, elle suivit Nathalia dans sa chambre. Elle trouva la niania assise sur un coffre, les yeux rouges de larmes, tordant son mouchoir entre ses mains, et contemplant d'un regard fixe le document déchiré, dont les morceaux étaient éparpillés sur le plancher.
«Mais qu'avez-vous, chère Nathalia Savichna? demanda maman en lui prenant la main.
—Rien, petite mère, répondit celle-ci.... Il paraît que vous êtes bien dégoûtée de moi, puisque vous me chassez.... C'est bon! Je m'en irai.» Elle dégagea vivement ses mains et, refoulant avec difficulté ses larmes, voulut sortir de la chambre. Maman s'élança pour la retenir, l'embrassa, et toutes les deux fondirent en larmes.
Aussi loin que ma mémoire peut remonter, je me souviens de Nathalia Savichna, de sa sollicitude et de ses caresses; mais ce n'est que maintenant que je sais apprécier ses soins et sa tendresse. Alors il ne me venait jamais à l'idée que cette vieille femme était un être rare, admirable. Jamais elle ne parlait d'elle-même, elle s'oubliait toujours; toute sa vie n'était qu'un acte d'amour et un sacrifice de soi-même.
J'étais si bien habitué à cette affection désintéressée, que je croyais que c'était une chose toute naturelle, qui allait de soi, et je n'en étais même pas reconnaissant. Jamais je ne me demandais: «Est-elle heureuse? est-elle contente?»
Combien de fois, sous un prétexte, je m'échappais de la salle d'étude, aux heures des leçons, et je courais chez Nathalia Savichna! Je m'asseyais et je bavardais; je rêvais tout haut, sans être le moins du monde gêné par sa présence. Nathalia Savichna n'était jamais inoccupée; je la trouvais toujours tricotant des bas ou fouillant dans les bahuts dont sa chambre était garnie, ou encore inscrivant le linge. Elle prêtait une oreille complaisante à mon babillage; je lui contais comment, «lorsque je serais général, j'épouserais une femme d'une beauté admirable,... j'aurais un cheval roux,... je bâtirais une maison tout en verre,... je ferais venir de la Saxe les parents de Karl Ivanovitch....» A tous ces enfantillages, elle répondait:
«Oui, mon petit père, oui.»
Ordinairement, quand je me levais pour sortir, elle ouvrait un bahut bleu; je vois encore maintenant, collées dans l'intérieur du couvercle, une image coloriée représentant un hussard, une vignette enlevée à un pot de pommade et un dessin de Volodia; elle sortait du coffre un aromate, y mettait le feu et, tout en l'agitant en l'air, disait: «C'est un parfum turc, mon petit père. Lorsque feu votre grand-père—qu'il repose en paix dans le ciel—est allé à la guerre contre les Turcs, il me l'a rapporté de là-bas. Il ne me reste plus que ce petit morceau,» ajoutait-elle avec un soupir.
On trouvait de tout dans les bahuts de la niania; dès qu'il manquait quelque chose dans la maison on disait: Il faut le demander à Nathalia Savichna. Après quelques recherches dans ses coffres, elle apportait l'objet réclamé, en disant: «Voyez comme j'ai bien fait de le serrer.» Les bahuts renfermaient par milliers toutes les choses oubliées dont personne ne prenait soin, et dont tout le monde ignorait encore l'existence.
Je me rappelle pourtant avoir été une fois dans ma vie très mécontent de Nathalia Savichna. Voici ce qui s'était passé: au dîner, en voulant verser du kwass[1], je répandis sur la nappe le contenu du carafon.
«Faites venir Nathalia Savichna, dit maman, elle aura le plaisir de réparer les maladresses de son favori.»
La niania accourut aussitôt, et, en voyant la mare que je venais de faire, elle branla la tête; maman lui dit quelques mots à l'oreille, et elle sortit en me menaçant du doigt.
Après le dîner, je m'élançai dans le salon en sautant. J'étais de la plus belle humeur, lorsque, tout à coup, Nathalia sortit de la porte de la salle à manger, la nappe tachée à la main, et, me courant dessus, me saisit, et, malgré ma résistance désespérée, me frotta le visage avec le linge humide en répétant: «C'est pour t'apprendre à salir la nappe.» Ma dignité fut à tel point blessée par ce procédé, que je me mis à pousser des cris de rage.
«Comment! me disais-je à part moi en m'engouant de larmes, Nathalia Savichna, cette Nathalia me tutoie, et se permet de me frapper au visage avec une nappe mouillée, comme un garçon de service!... C'est horrible!...»
En m'entendant brailler de la sorte, Nathalia s'enfuit aussitôt, et moi, je continuai à me promener dans le salon en pensant à la meilleure manière de la punir de cette offense.
Quelques minutes après, Nathalia Savichna revint; elle s'approcha de moi timidement et se mit à s'excuser:
«Assez, petit père, ne pleurez pas ... pardonnez à la vieille folle ... c'est ma faute ... mais vous me pardonnerez, mon petit chéri?... Prenez ceci!...»
Elle sortit de sous son châle un sac en papier rouge contenant deux caramels et une figue sèche, et me l'offrit d'une main tremblante.
Je n'avais pas le courage de regarder la bonne vieille en face; je pris le cadeau en détournant la tête, et mes larmes coulèrent plus abondantes; ce n'étaient plus des larmes de colère, mais des larmes d'amour et de honte.
Le lendemain de la partie de chasse, vers midi, la calèche et la britchka (sorte de calèche à demi-couverte) furent amenées devant le perron. Notre menin, Nicolas, était en costume de voyage: le pantalon rentré dans les bottes, et son vieux surtout étroitement serré autour de sa taille par une ceinture. Debout dans la britchka, il arrangeait les coussins et les manteaux sur les sièges et s'asseyait dessus en rebondissant pour les aplatir et les égaliser.
Les valets de chambre, vêtus de surtouts, de cafetans ou de blouses, et sans chapeau; les femmes, en jupes de coutil, coiffées de mouchoirs rayés, avec des marmots dans leurs bras, et des enfants aux pieds nus réunis devant le perron, tout ce monde regardait les deux voitures et s'entretenait à voix basse.
Un des postillons,—un vieillard tout courbé, en cafetan, et un bonnet d'hiver sur le chef, tenait à la main le timon de la calèche et examinait d'un air absorbé la roue de la voiture. L'autre, un jeune homme bien découplé, en chemise blanche aux goussets de coton rouge, les cheveux très blonds et frisés, se grattait la tête sous un chapeau de laine d'agneau à forme conique, qu'il tirait tantôt sur une oreille, tantôt sur l'autre.
Il étendit son cafetan sur le siège, y jeta les guides et fit claquer son fouet tressé, en regardant tour à tour ses bottes et les cochers qui enduisaient la britchka de goudron.
Un d'eux, tous les muscles tendus par l'effort, soutenait le fond de la voiture, et un autre, penché sur la roue, graissait avec soin l'essieu et le moyeu, et, pour que le goudron qui restait sur la brosse ne fût pas perdu, il en frotta la jante.
Les chevaux de poste de différentes couleurs, pauvres bêtes courbaturées, étaient rangés devant la grille et chassaient les mouches du bout de leurs queues. Les uns allongeaient leurs pieds velus et fermaient leurs yeux pour sommeiller. Les autres, pour passer le temps, se mordillaient entre eux ou broutaient les feuilles et les tiges d'une fougère qui étalait près du perron ses feuilles d'un vert dur et sombre.
La poussière obscurcissait l'air, l'horizon était d'un gris liliacé; pas l'ombre d'un nuage dans le ciel. Un vent d'ouest impétueux soulevait des colonnes de poussière, sur les routes, en inondait les champs, courbait les cimes élevées des tilleuls et des bouleaux dans le jardin, et emportait au loin les feuilles sèches qui tombaient des branches.
Je suivais de la fenêtre les préparatifs du départ, et j'en attendais la fin avec impatience.
Quand nous fûmes tous réunis dans le salon, autour de la table ronde, pour passer ensemble les dernières minutes qui nous restaient, je ne m'imaginais point que nous eussions à traverser des moments si pénibles. Ma tête était remplie de choses futiles; je me demandais quel postillon conduirait la britchka, et qui mènerait la calèche? lequel de mon frère ou de moi voyagerait avec papa, et qui serait avec Karl Ivanovitch? Et pourquoi s'obstinait-on à m'emmitoufler dans un cache-nez et un veston ouaté?—«Suis-je si délicat? est-ce que je risque de mourir de froid?... Ah! que tout cela finisse le plus vite possible et que nous nous mettions en route!...»
Nathalia Savichna entra, un carnet à la main et les yeux, tout rouges.
«A qui dois-je remettre la liste du linge des enfants? demanda-t-elle à ma mère.
—Remettez-la à Nicolas, et venez prendre congé des enfants.»
La vieille femme voulut parler, mais elle resta court, cacha son visage dans son châle, fit un geste de la main et sortit du salon.
Mon cœur se serra à la vue de son chagrin; mais l'impatience de partir domina cette impression, et je continuai d'écouter, impassible, l'entretien de papa et de maman. Ils parlaient de choses qui évidemment ne les intéressaient ni l'un ni l'autre: «Que dois-je acheter pour la maison?... Que dirai-je de ta part à la princesse Sophie et à madame Julie?... La route est-elle bonne?»
Foka entra, et du même ton dont il disait tous les jours: «le dîner est servi,» il dit en s'adossant contre la porte: «les chevaux sont prêts.»
Je vis pâlir maman, et elle eut un léger frisson, comme si cette nouvelle la prenait à l'improviste.
Foka reçut l'ordre de fermer toutes les portes de la maison, à mon grand divertissement; il me sembla que tout le monde jouait à cachecache.
Toutes les personnes présentes s'assirent; Foka lui-même se posa sur l'angle d'une chaise. Il venait à peine de prendre place lorsque la porte du salon grinça; tous nous nous retournâmes, Nathalia Savichna entrait à pas précipités, et, sans lever les yeux, elle s'assit près de la porte sur le même siège que Foka.
Je vois encore aujourd'hui la tête chauve, le visage ridé et impassible du valet de chambre, et au-dessus, la bonne figure encadrée dans un bonnet blanc, sous lequel passaient les bandeaux gris de la niania. Nathalia et Foka serrés l'un contre l'autre sur la même chaise avaient l'air mal à l'aise tous les deux.
Je ne perdis rien de mon insouciance, ni de mon envie de partir au plus vite. Les dix minutes passées ensemble, avec les portes fermées, m'ont semblé une heure entière. Enfin tout le monde se leva, et les adieux commencèrent. Papa prit maman dans ses bras et l'embrassa à plusieurs reprises.
«Assez, chère amie, dit-il enfin, nous ne nous quittons pas pour toujours.
—Cependant c'est bien triste,» répondit maman avec un trémolo de larmes dans la voix.
Quand j'entendis sa voix émue, que je vis le tremblement de ses lèvres et ses yeux pleins de larmes, j'oubliai tout le reste et je fus saisi d'une telle tristesse, je ressentis une telle douleur, mêlée de crainte, que j'aurais mieux aimé m'enfuir n'importe où plutôt que d'aller dire adieu à maman. Je compris qu'en cet instant, en embrassant papa, elle prenait déjà congé de nous.
Ce fut le tour de Volodia; elle l'embrassa et le bénit, le reprit dans ses bras et le bénit de nouveau; je m'avançai, mais elle le serra encore une fois sur son cœur en le bénissant. Enfin elle me prit contre sa poitrine, je me collai à elle, et je pleurai, je pleurai, ne pensant plus qu'à ma douleur.
Au sortir du salon, et au moment de monter en voiture, nous trouvâmes l'antichambre remplie de valets et de filles de chambre qui voulaient aussi nous dire adieu. Leur présence m'importuna ainsi que leur requête: «Tendez-nous la petite main.»
Leurs baisers bruyants sur l'épaule, l'odeur de graisse qui s'exhalait de leurs têtes, éveillèrent en moi un sentiment de malaise, qui, chez des personnes très impressionnables, n'est pas fort éloigné de la répugnance. Sous cette impression je baisai très froidement le bonnet de Nathalia Savichna, tandis qu'elle m'embrassait tout en larmes.
Chose étrange, je me rappelle distinctement le visage des domestiques, et je pourrais décrire cette scène dans ses détails les plus minutieux; mais le visage de ma mère et son attitude m'ont complètement échappé.
C'est peut-être parce que, pendant tout ce temps, je n'ai pas eu le courage de lever les yeux sur elle. Il me semblait que, si je rencontrais son regard, sa douleur et la mienne dépasseraient les bornes de ce que l'on peut supporter de souffrance.
Je m'élançai le premier vers la calèche, et je m'assis dans le fond. La capote de la calèche était relevée et m'empêchait de voir derrière moi; mais je sentais instinctivement que maman était encore près de moi.
«Faut-il que je la regarde encore une fois ou non? pour la dernière fois?» me dis-je en moi-même, et aussitôt j'avançai la tête et me penchai en dehors de la voiture du côté du perron. Au même instant, maman qui avait eu la même idée m'appela par mon nom de l'autre côté de la calèche. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai si vivement, que nos têtes s'entrechoquèrent. Elle sourit avec tristesse et m'embrassa fort, pour la dernière fois.
La voiture s'ébranla. Quand nous eûmes parcouru l'espace de quelques mètres, alors seulement j'eus le courage de chercher maman du regard. Je la vis sur le perron; elle montait lentement, soutenue par Foka, la tête baissée, le vent soulevant le fichu bleu attaché sur ses cheveux.
Papa était près de moi et se taisait. Mes larmes m'étranglaient, ma gorge était si serrée qu'il me semblait que j'allais étouffer.
Une fois sur la grande route, nous aperçûmes encore un mouchoir blanc qui flottait sur le balcon; je me mis à agiter le mien, et ce mouvement me calma un peu. Je pleurais toujours, et l'idée que mes larmes prouvaient ma sensibilité me faisait plaisir et me consolait.
Après avoir parcouru un kilomètre à peu près, je commençai à me tranquilliser. J'observais avec une attention obstinée l'objet le plus proche; c'était l'arrière-train du bricolier placé de mon côté. Je regardais comment ce cheval pie agitait sa queue, comment il frottait les pieds l'un contre l'autre, comment le fouet tressé du postillon le faisait sauter sur les deux pieds à la fois; je m'amusais à voir comment l'avaloir montait et descendait sur lui; puis je regardais les anneaux de l'avaloir, enfin je le vis s'humecter d'écume près de la queue de l'animal.
Alors j'en eus assez, et je laissai errer mes regards autour de moi; je vis des champs de seigle mûr ondoyer au soleil, puis les terrains sombres des jachères et, de loin en loin, un paysan avec sa charrue ou une jument auprès de son poulain; puis je remarquai les poteaux de verstes, et enfin je cherchai à voir quel postillon nous conduisait. Mes larmes n'étaient pas encore séchées sur mes joues, et déjà mes pensées vagabondaient bien loin de maman que je venais de quitter peut-être pour toujours. Pourtant tous mes souvenirs me ramenaient à elle. Je songeais au champignon que j'avais découvert la veille dans l'allée des bouleaux, je me rappelais comment Lioubotchka et Katienka s'étaient disputées pour savoir qui le prendrait, puis je me souvins comme elles pleuraient en nous disant adieu.
Je les regrettais; je regrettais aussi Nathalia Savichna et l'allée de bouleaux, et Foka, et même la méchante Mimi ... je les regrettais tous ... et la pauvre maman ... à cette pensée les larmes me montaient de nouveau aux yeux. Mais ce n'était pas pour longtemps.
[1] Boisson usitée en Russie.
CHAPITRE VIII
L'ENFANCE—LA FÊTE DE GRAND'MÈRE
Enfance! heureux, heureux temps qui ne reviendra plus! Comment ne pas chérir, comment ne pas caresser les souvenirs de cet âge? Ils élèvent mon âme, la rafraîchissent et sont pour moi la source des plus douces joies.
Je me souviens: je suis tout petit, j'ai couru jusqu'à en être las, je viens m'asseoir dans mon étroit fauteuil au siège élevé, devant la table où bout le thé; il est déjà tard, j'ai depuis longtemps fini ma tasse de lait sucré; le sommeil alourdit mes paupières, mais je ne bouge pas, je reste tranquille et j'écoute.
Et comment ne pas écouter? Maman parle avec quelqu'un, et le son de sa voix est si doux et si affable! Le simple son de sa voix dit tant de choses à mon cœur!
Les yeux troublés par le sommeil, je regarde fixement son visage, et tout d'un coup elle est devenue petite, toute petite; sa figure n'est pas plus grande qu'un bouton, mais je la vois distinctement, je vois qu'elle me regarde et qu'elle sourit.
J'aime à la voir si petite, je ferme encore plus les yeux, et elle n'est pas plus grande que ces petits garçons qu'on voit dans les prunelles quand elles reflètent l'image de quelqu'un. Mais je bouge, l'enchantement est détruit; en vain je cherche à rétrécir mes pupilles pour reformer l'image; c'est fini.
Alors je me lève, je grimpe sur un fauteuil; je rentre mes pieds sous moi, et je me pelotonne confortablement.
«Nicolinka, tu vas de nouveau t'endormir, tu ferais mieux de monter dans ta chambre et de te coucher.
—Je n'ai pas envie de dormir, maman,» et, pendant que je parle, des rêves vagues et doux s'emparent de mon imagination, un bon sommeil d'enfant clôt mes paupières, et, une minute après, j'oublie tout ce qui m'entoure, et je m'endors jusqu'à ce qu'on vienne me réveiller.
Tandis que je sommeille encore, je sens une main tendre; je la reconnais au toucher, et, tout endormi, je m'en empare et je la presse bien fort contre ma bouche.
Tout le monde s'est retiré, une seule bougie brûle dans le salon. Maman a dit qu'elle veut me réveiller elle-même, elle s'est assise sur le rebord du fauteuil dans lequel je dors; de sa main effilée et douce elle caresse mes cheveux, et sa voix chère et familière résonne à mon oreille:
«Lève-toi, ma petite âme, il est temps de te coucher.»
Il n'y a plus de regards indifférents pour la gêner, elle peut répandre sur moi, sans contrainte, toute sa tendresse, tout son amour. Je ne bouge pas, mais je baise sa main toujours plus fort.
«Lève-toi, mon ange!»
Elle passe son autre bras autour de mon cou, et ses petits doigts effleurent mon visage et me chatouillent.
Dans la chambre demi sombre, tout est silencieux; mes nerfs sont excités par ce chatouillement, et je me réveille.
Maman est tout près de moi, elle me touche, je sens le parfum qui flotte autour d'elle, et j'entends sa voix; je me soulève, j'entoure son cou de mes mains, je presse ma tête sur son sein, et je dis, tout oppressé:
«Ah! chère, chère maman, ah! que je t'aime!»
Elle sourit de son sourire triste et charmant; elle prend ma tête dans ses deux mains, me donne un baiser au front et m'attire sur ses genoux.
«Tu m'aimes beaucoup?» dit-elle; et, après une courte pause, elle ajoute: «Aime-moi toujours, ne m'oublie jamais. Quand ta mère ne sera plus là, tu ne l'oublieras pas! tu ne l'oublieras pas, Nicolinka?»
Elle m'embrasse encore plus tendrement.
Je m'écrie:
«Ne parle pas comme cela, ma chère petite mère!» Je sanglote, je baise ses genoux, et des larmes coulent à flots de mes yeux, des larmes d'amour et d'extase.
Puis je monte pour me coucher, et, une fois dans ma petite robe de chambre ouatée, je prie pour papa et pour maman. Quel sentiment ineffable remplit mon cœur! Je répète après maman les prières que mes lèvres d'enfant balbutient pour la première fois, et mon amour pour elle et pour Dieu s'unissent dans un même élan.
Après la prière, je me blottis sous la couverture, et mon âme est légère, pure et consolée. Un rêve efface l'autre, et quels rêves! Ils sont insaisissables, mais remplis d'amour pur et du sentiment d'un bonheur rayonnant.
Tout à coup je pense à Karl Ivanovitch et à son malheureux sort; c'est le seul homme que je sache malheureux, et je suis rempli de compassion pour lui. Mes larmes coulent, et je prie Dieu de lui donner le bonheur, et de permettre que j'allège son affliction; je sens que je suis prêt à tout sacrifier pour lui.
Alors je blottis sous un coin de mon oreiller de plumes mon jouet favori, le lièvre et le chien de porcelaine, et je pense comme ils se trouveront bien là, et comme ils auront chaud cette nuit. Puis je prie encore une fois pour tout le monde, je demande à Dieu qu'il fasse beau temps pour la partie de plaisir du lendemain; puis je me retourne de l'autre côté. Les pensées et les rêves s'embrouillent; je m'endors tranquillement, paisiblement, mais avec un visage encore humide de larmes.
Reviendra-t-elle cette insouciance du premier âge? retrouverons-nous ce besoin d'aimer et cette foi ardente que nous possédions dans l'enfance?
Quel temps pourrions-nous préférer à celui-là, où les deux plus douces vertus—la gaieté innocente et le besoin d'une affection sans bornes—sont les seuls mobiles de notre vie?
Où sont ces prières brûlantes? où est ce don plus précieux, les larmes si pures de l'attendrissement? L'ange gardien descend, il sèche avec un sourire ces larmes et envoie de doux rêves à l'imagination enfantine dont rien n'a encore altéré la pureté.
La vie a-t-elle laissé dans mon cœur des traces si profondes, que ces larmes et ces extases se soient retirées de moi pour toujours? N'en aurais-je gardé que le souvenir?
Environ un mois après notre arrivée à Moscou, un matin, j'étais assis devant une table, et j'écrivais dans la salle d'étude, au haut de la maison de grand'mère; en face de moi, notre maître de dessin mettait les dernières touches à une tête de Turc en turban, dessinée au crayon noir.
Mon frère, debout derrière lui, le cou tendu, regardait par-dessus l'épaule de son professeur. C'était le premier dessin à la mine de plomb de Volodia, et il devait le présenter le soir même à grand'mère pour célébrer sa fête.
«N'ajouterez-vous pas quelques ombres ici? demanda Volodia en se dressant sur la pointe des pieds et en indiquant le cou du Turc.
—Non, il n'en faut pas, répondit notre maître de dessin, en posant les crayons et le tire-ligne dans la boîte. Maintenant cela va bien, n'y touchez plus. Et vous, Nicolas, ajouta-t-il en se levant et sans détacher les yeux de la tête de Turc, dites-nous enfin votre secret, que voulez-vous offrir ce soir à votre grand'mère? Je suis certain que vous auriez mieux fait de dessiner aussi une tête. Au revoir, Messieurs.»
Il prit son cachet et son chapeau, puis il sortit. En cet instant, je m'avouai également qu'une petite tête au crayon aurait bien mieux valu que le travail auquel je m'acharnais depuis quelque temps.
Lorsqu'on nous avait annoncé que la fête de grand'mère approchait, et que nous devions lui préparer un cadeau, il m'était venu à l'idée de composer des vers pour cette occasion. Je trouvai sur-le-champ les deux premiers et je ne mis pas en doute que les autres viendraient tout seuls.
Je ne me rappelle plus comment cette idée, si étrange pour un enfant, m'était venue; mais je me souviens qu'elle me plut beaucoup, et qu'à toutes les questions qui me furent adressées à ce sujet, je répondis que mon présent serait prêt, cela sans dévoiler à âme qui vive en quoi il consistait.
Contrairement à mon attente, il advint qu'après avoir trouvé si facilement les deux premiers vers, dans le feu de l'inspiration, je ne trouvai plus rien, malgré tous mes efforts Je me mis à lire toutes les poésies de ma chrestomathie; mais, loin de m'aider, cette lecture ne fit que me décourager en me donnant une plus petite idée de mes dons poétiques.
Je savais que Karl Ivanovitch aimait à copier les vers; je fouillai dans ses papiers, et, parmi des poésies allemandes, je trouvai une pièce en russe, qu'il avait composée lui-même.
«A Madame L***.
Pétrovskoë, 3 juin 18...
Souvenez-vous de près,
Souvenez-vous de loin,
Souvenez-vous de moi
Aujourd'hui et toujours,
Souvenez-vous jusqu'à la tombe,
Comme je sais aimer fidèlement....»
Karl MAUER.
Cette poésie, copiée en belle écriture ronde sur une feuille de papier mince, me plut beaucoup à cause des sentiments touchants qu'elle exprimait. Je l'appris par cœur, et je résolus de la prendre pour modèle. A partir de ce moment, mon travail devint moins pénible.
Lorsque le jour de la fête de grand'mère arriva, j'étais venu à bout d'une félicitation en douze vers. Il me restait à la copier sur beau papier vélin. Je m'assis à la grande table de la salle d'étude, dans cette intention.
J'avais déjà gâché deux feuilles de papier, non en corrigeant mes vers, je les trouvais bien tournés, mais parce que, dès le troisième vers, les lignes montaient au grenier de plus en plus, et tant et si bien, qu'on voyait de loin que c'était écrit obliquement et que cela ne valait rien.
La troisième feuille ne fut pas tracée plus droit, mais cette fois j'étais bien décidé à ne pas recommencer.
Dans ces vers je félicitais grand'mère, je lui souhaitais une longue vie, et je concluais ainsi:
«Nous tâcherons de vous consoler,
Et nous vous aimons comme une réelle mère.»
Je répétai à voix basse:
«Et nous vous aimons comme une réelle mère....»
Le vers me déplut, et je cherchai en vain une autre rime.
Bah! me dis-je, ça passera toujours ... en tous cas mes vers sont meilleurs que ceux de Karl Ivanovitch. Je copiai le dernier vers sans y rien changer.
Un peu plus tard, je relus mon compliment à haute voix en y mettant l'expression et les gestes. Il s'y trouvait bien quelques vers sans rime; je ne m'y arrêtai pas, mais le dernier vers me frappa encore plus désagréablement qu'auparavant.
Je m'assis sur mon lit, et je devins pensif.
«Pourquoi ai-je mis: Comme une réelle mère?» Maman n'étant pas avec nous, je n'aurais pas dû faire cette allusion. Sans doute j'aime beaucoup grand'mère, je la respecte surtout, mais ce n'est pas comme ma mère; pourquoi ai-je écrit cela? Pourquoi ce mensonge? Il est vrai, je le dis en vers, et ce n'est pas la même chose qu'en prose; pourtant ce n'est pas bien!
En ce moment le tailleur entra et apporta des demi-fracs neufs.
«Advienne que pourra!» me dis-je en moi-même, impatienté, et je serrai avec dépit mes vers sous mon oreiller. Puis je m'empressai d'essayer le nouvel habit de Moscou.
Il était admirable, couleur de cannelle avec des boutons de bronze, et bien ajusté à la taille, à l'inverse de nos vêtements de campagne, toujours trop amples pour nous; le pantalon noir très collant dessinait à merveille les formes et retombait sur les bottes.
«Enfin, moi aussi j'ai un pantalon à sous-pieds, un vrai pantalon!» me disais-je, dans un transport de joie, et je regardais mes jambes en tous sens.
Bien que je me sentisse fort à l'étroit et très gêné de mes mouvements dans mon nouvel habit, je me gardai bien de l'avouer et j'assurai même à tout le monde que je me sentais tout à fait à mon aise, et que, si mon frac avait un défaut, ce serait d'être un peu trop large. Ensuite je me plaçai devant le miroir et me mis à peigner mes cheveux surabondamment pommadés; mais, en dépit de mes efforts pour les coucher, j'avais au sommet de la tête des mèches rebelles qui, aussitôt délivrées de la pression de la brosse, se hérissaient dans toutes les directions et se tenaient toutes droites; ce qui donnait à mon visage une expression tout à fait grotesque.
Karl Ivanovitch s'habillait dans l'autre chambre; je vis porter chez lui un habit bleu et du linge.
Quand j'entrai chez lui, je le trouvai penché devant un petit miroir posé sur la table; il tenait de ses deux mains le nœud de sa cravate flamboyante et tâchait de s'assurer que son menton rigoureusement rasé pouvait entrer dedans et en sortir librement.
Après avoir tiré nos habits sur nous dans tous les sens, il pria notre menin de lui rendre le même service, puis il nous conduisit vers notre grand'mère. Je ne peux m'empêcher de rire en me rappelant quel parfum de pommade nous exhalions tout le long de l'escalier.
Karl Ivanovitch tenait entre ses mains une petite boîte de sa fabrication; Volodia, son dessin, et moi, mes vers. Et tous les trois nous avions au bout de la langue le compliment que nous débiterions en présentant notre cadeau. A l'instant même où Karl Ivanovitch entr'ouvrit la porte du salon, nous aperçûmes le pope qui revêtait la chasuble, et les premières notes du Te Deum retentirent.
Grand'mère était déjà au salon; elle se tenait debout, le visage tourné vers la muraille, la taille recourbée; elle s'appuyait au dossier d'une chaise et priait avec ferveur. Mon père était auprès d'elle; il se retourna à notre entrée et sourit en nous voyant cacher furtivement nos présents et nous arrêter près de la porte, pour ne pas être remarqués. L'effet de surprise sur lequel nous avions compté était déjà perdu.
Comme la cérémonie touchait à sa fin, je me sentis envahi par un sentiment de timidité invincible et hébêtante; il me sembla que je n'aurais jamais le courage d'offrir ma pièce de vers, et je m'effaçai derrière le dos de Karl Ivanovitch. Celui-ci, après avoir exprimé ses félicitations dans les termes les plus choisis, fit passer la boîte de sa main droite dans sa main gauche et la présenta à grand'mère; puis il recula de quelques pas pour céder la place à mon frère.
Grand'mère parut enchantée de cette boîte garnie d'une bordure d'or, elle témoigna sa reconnaissance par un sourire des plus affectueux. Mais on voyait qu'elle ne savait où poser cette nouvelle acquisition, et évidemment dans le but de s'en débarrasser, elle attira l'attention de mon père sur la boîte et lui fit admirer avec quel art elle avait été fabriquée.
Mon père la passa à l'archi-prêtre qui parut non moins enchanté; il secoua l'objet, le retourna, regardant tantôt la boîte, tantôt l'artiste qui avait su exécuter ce chef-d'œuvre.
Volodia s'avança pour offrir son dessin et obtint également des louanges unanimes.
Mon tour était venu; grand'mère se tourna vers moi avec un sourire engageant.
Tous ceux qui ont souffert de la timidité savent que l'attente augmente ce malaise en proportion directe de sa durée, et que la résolution faiblit en proportion inverse du temps; autrement dit, plus l'attente est longue, plus la timidité devient insurmontable et plus la volonté fléchit.
Tout mon courage, tout ce qui me restait encore de volonté, m'abandonna lorsque Karl Ivanovitch et Volodia présentèrent leurs cadeaux. Ma timidité redoubla, il me sembla que tout mon sang refluait sans cesse de mon cœur vers mon cerveau et que je changeais à tout instant de couleur. De grosses gouttes de transpiration coulaient sur mon front et sur mon nez; les oreilles me brûlaient, une moiteur froide envahissait mon corps, frissonnant, et je piétinais sur place sans pouvoir avancer.
«Eh bien! Nicolas, montre nous ce que tu nous apportes: une boîte ou un dessin?»
Il n'y avait plus moyen de reculer; d'une main tremblante j'offris le fatal rouleau de papier tout chiffonné, mais la voix me fit défaut, et je restai devant grand'mère, immobile et muet.
Je ne pouvais me calmer à la pensée qu'au lieu du dessin qu'on attendait de moi, on allait lire devant tout le monde mes vers détestables, et par-dessus tout cette phrase: «comme une réelle mère» qui prouvait que je n'avais jamais aimé maman, et que je l'avais déjà oubliée.
Jamais je ne pourrai rendre toutes les souffrances que j'ai endurées pendant que grand'mère lisait à haute voix ma poésie; ne pouvant la déchiffrer, elle s'arrêta au milieu d'un vers pour regarder papa avec un sourire qui me parut moqueur, puis elle ne mettait pas le ton que j'aurais voulu, et, enfin, sans achever sa lecture à cause de sa faible vue, elle tendit à mon père la feuille de papier et le pria de relire mes vers du commencement à la fin.
Il me semblait qu'elle faisait tout cela parce qu'elle trouvait mes vers trop mauvais et parce que les lignes étaient penchées, et aussi pour que mon père lût lui-même le dernier vers qui prouvait que je n'avais point de cœur.
Je m'attendais à ce qu'il me souffletât avec le rouleau en me disant: «Vilain garçon, n'oublie pas ta mère ... et reçois le châtiment de ton insensibilité.» Mes prévisions ne furent pas réalisées; au contraire, quand mon père eut fini sa lecture, grand'mère s'écria: «C'est charmant!» et elle me baisa au front.
La boîte, le dessin et les vers furent déposés, avec deux mouchoirs de batiste et une tabatière ornée du portrait de ma mère, sur un guéridon placé à côté du fauteuil voltaire où grand'mère se tenait de préférence.
Tandis qu'elle contemplait, d'un air songeur, la miniature de maman, un des deux laquais, grands comme des géants et qui se tenaient toujours derrière sa voiture, entra pour annoncer:
«La princesse Varvara Ilinichna.»
Grand'mère toujours préoccupée ne répondit pas.
«Ordonnez-vous de les prier d'entrer. Votre Excellence?» répéta le domestique.
CHAPITRE IX
LA PRINCESSE KORNAKOVA—LE PRINCE IVANITCH
«Prie-la d'entrer,» dit grand'mère en se renversant dans son fauteuil.
La princesse était une femme de quarante-cinq ans, de taille au-dessous de la moyenne, grêle, sèche et bilieuse; l'expression de ses petits yeux gris-verts et désagréables contredisait évidemment le sourire de ses lèvres minces, qui affectait une douceur exagérée. De son petit chapeau de velours orné de plumes d'autruche, s'échappaient des cheveux d'un roux pâle; les sourcils et les cils semblaient encore plus clairs et plus fades auprès de son teint maladif. Mais, grâce à l'aisance de ses mouvements, à la sévérité exceptionnelle de ses traits, à ses mains toutes mignonnes, l'ensemble de sa personne avait quelque chose d'énergique et de distingué.
La princesse parlait trop; elle appartenait à cette classe de gens qui ont toujours l'air de croire qu'on les contredit, bien que pas un des assistants n'ait prononcé un mot. Tantôt elle élevait la voix, puis la baissait graduellement pour recommencer avec une volubilité nouvelle en regardant toutes les personnes présentes comme pour recueillir l'approbation.
Bien que la princesse eût baisé la main de grand'mère, et qu'elle l'appelât sans cesse: «Ma bonne tante,» je remarquai que grand'maman n'était pas contente d'elle, aux mouvements de ses sourcils qu'elle soulevait en écoutant son interlocutrice. La princesse expliquait en français comment le prince Kornakof, malgré son vif désir de venir apporter à grand'mère ses félicitations, en avait été empêché par des affaires. Grand'mère répondit en russe, ce qui indiquait son mécontentement.
«Je vous remercie beaucoup, ma chère, pour votre attention.... Si le prince n'est pas venu, c'est sans doute qu'il est très occupé ... et ensuite quel plaisir pourrait-il trouver dans la société d'une vieille femme!» Et, sans donner à la princesse le temps de répliquer, elle continua:
«Comment vont vos enfants, ma chère?
—Dieu merci, ma tante, ils grandissent, étudient et font les polissons. Étienne surtout, l'aîné, est un tel espiègle qu'il n'y a pas moyen d'avoir la paix dans la maison; mais il est intelligent, c'est un garçon qui promet. Imaginez-vous, mon cousin,» continua-t-elle en s'adressant exclusivement à mon père, car grand'mère ne paraissait pas s'intéresser aux enfants de la princesse et voulait se prévaloir de ses petits enfants; elle retira soigneusement les vers placés sous la boîte et se mit à déplier le rouleau, tandis que la princesse continuait:
«Imaginez-vous, mon cousin, ce qu'il a inventé ces jours-ci?»
Et, se penchant vers l'oreille de mon père, elle se mit à lui raconter quelque chose d'un ton très animé. Quand elle eut terminé son récit, que je n'ai point entendu, elle se mit à rire, et, regardant mon père d'un air interrogateur, elle dit:
«Quel garçon, mon cousin! Il aurait mérité d'être fouetté; mais cette malice était si spirituelle et si amusante, que je lui ai pardonné.» Et, tout en portant ses regards sur grand'mère, la princesse se mit à rire sans mot dire.
«Est-ce que vous battez vos enfants, ma chère? demanda grand'mère en soulevant les sourcils d'une manière expressive et en insistant sur le mot battez.
—Ah! ma bonne tante, répondit la princesse d'une voix doucereuse, en lançant un regard furtif sur mon père, je connais votre opinion sur ce sujet. Permettez-moi, sur ce seul point, de ne pas être de votre avis. J'ai beaucoup réfléchi là-dessus, beaucoup lu, beaucoup consulté; mais l'expérience m'a convaincue de la nécessité d'agir sur les enfants par la crainte.... Pour venir à bout d'un enfant il n'y a que la crainte ... n'est-ce pas, mon cousin? Et je vous demande un peu qu'est-ce que les enfants craignent plus que la verge?»
En prononçant ces mots, elle nous regarda interrogativement, et, je l'avoue, je me sentis mal à l'aise en ce moment.
«Vous avez beau dire, continua-t-elle, mais un garçon de douze et même de quatorze ans est encore un enfant ... pour une fille c'est autre chose....»
Je pensai en moi-même:
«Quel bonheur que je ne sois pas son fils!
—Oui, c'est fort bien, ma chère, dit grand'mère en repliant mes vers, et en les mettant sous la boîte, comme si, après cette déclaration, elle ne trouvait plus que la princesse fût digne de les entendre, c'est bien; mais dites-moi, je vous prie, quels sentiments délicats pouvez-vous attendre de vos enfants après cela?»
Et, comme elle tenait cet argument pour irréfutable, grand'mère ajouta comme conclusion:
«D'ailleurs chacun est libre d'avoir ses idées à ce sujet.»
La princesse ne répondit pas, mais sourit avec condescendance; elle témoignait ainsi qu'elle excusait ces étranges préjugés chez une personne qu'elle respectait profondément.
«Mais laissez-moi faire la connaissance de vos jeunes gens,» ajouta-t-elle, en nous regardant avec un sourire affable.
Mon frère et moi, nous nous levâmes sans savoir comment nous pouvions montrer que nous avions fait connaissance.
«Baisez la main de la princesse, nous dit mon père.
—Aimez votre vieille tante, reprit-elle en baisant Volodia sur les cheveux:—Quoique je sois pour vous une cousine éloignée, je compte d'après les liens du cœur et non d'après ceux de la parenté....» continua-t-elle en s'adressant particulièrement à grand'mère. Mais grand'mère était toujours mécontente, et elle répondit:
«Ah! ma chère, qui de nos jours tient compte d'une telle parenté?
«Celui-ci sera un homme du monde, dit mon père en indiquant Volodia; et celui-ci, un poète, continua-t-il en me désignant, tandis que, tout en baisant la petite main sèche de la princesse, je voyais distinctement dans cette main une verge, sous la verge un banc et sur le banc ... ainsi de suite.
—Lequel sera poète? demanda-t-elle en me retenant par la main.
—Celui-ci, le petit avec le toupet,» insista mon père en souriant gaiement.
«Que lui ont fait mes cheveux! me disais-je en me retirant dans un coin, ne pourrait-il pas trouver un autre sujet de conversation?»
J'avais les idées les plus insolites sur la beauté. Karl Ivanovitch était encore à mes yeux le plus bel homme du monde; mais je savais très bien que moi, je n'étais pas beau, et en cela je ne me trompais pas. Pour cette raison toute remarque sur ma figure me blessait douloureusement.
Il me souvient qu'un jour, au dîner,—j'avais alors dix ans—on parla de ma figure. Ma mère, voulant à tout prix trouver quelque chose de beau dans mon visage, disait que j'avais des yeux intelligents et un doux sourire; mais elle dut se rendre aux arguments de mon père et à l'évidence, et reconnaître ma laideur. Le repas fini, lorsque je m'approchai d'elle pour la remercier, elle me donna une petite tape sur la joue et me dit:
«Sache-le bien, Nicolinka, personne ne t'aimera pour ton visage, et c'est pourquoi tu dois tâcher d'être un bon et un sage garçon.»
Malgré cette assurance, j'avais des accès de désespoir; je m'imaginais qu'il n'y avait pas de bonheur sur cette terre pour un homme affligé d'un nez aussi large, de lèvres aussi épaisses, et de petits yeux gris comme les miens. J'implorais Dieu pour qu'il fit un miracle, pour qu'il me métamorphosât en un bel homme; j'aurais donné tout ce que je possédais, tout ce qui devait m'appartenir un jour en échange d'un beau visage.
La princesse, après avoir entendu mes vers, me combla d'éloges. Grand'mère s'adoucit aussitôt; elle adressa la parole en français à sa visiteuse, cessa de lui dire vous et ma chère, et l'invita même à venir dans la soirée avec ses enfants.
La princesse accepta cette proposition et se retira peu après.
Tant de personnes accoururent ce jour-là pour féliciter grand'mère, que, pendant toute la journée, plusieurs voitures stationnèrent dans la cour, devant le perron.
«Bonjour, chère cousine,» s'écria en entrant un des visiteurs.
C'était un homme d'environ soixante-dix ans et de haute stature. Il portait un uniforme militaire, orné de larges épaulettes et d'une grande croix blanche. Son visage était ouvert et paisible. Je fus frappé de la simplicité et de l'aisance de ses mouvements.
Bien que son crâne dénudé fût encadré seulement d'une couronne de cheveux clair-semés qui retombaient sur la nuque, et malgré le pli de sa lèvre supérieure qui accusait l'absence de dents, son visage était encore d'une beauté remarquable.
Le prince Ivan Ivanitch devait à son noble caractère, à sa belle figure, à sa bravoure exceptionnelle, à sa parenté haute et puissante, et peut-être avant tout à sa bonne étoile, d'avoir fourni dès sa jeunesse une brillante carrière, dans les dernières années du siècle passé.
Il resta au service de l'armée, où son ambition fut si largement satisfaite, qu'il ne trouva bientôt plus rien à souhaiter.
Tout jeune encore, il semblait déjà se préparer pour la place élevée dans le monde à laquelle sa destinée le conduisait. Aussi, bien que, dans cette vie glorieuse et un peu vaine, il ait éprouvé, comme tous les hommes, quelques échecs, quelques désenchantements, quelques déceptions, il conserva constamment son humeur paisible et ses idées élevées, et resta éternellement fidèle aux principes fondamentaux de la religion et de la morale. C'est pourquoi il dut l'estime générale, moins à sa position brillante qu'à la fermeté de son caractère et à sa conduite toujours conséquente avec ses principes.
Ce n'était pas un esprit supérieur; mais, grâce à sa situation qui lui permettait d'envisager de haut les vicissitudes puériles de la vie, sa manière de penser était toujours élevée. Il était bon et sensible, bien que froid et un peu arrogant dans ses manières. Sa position le mettait à même d'être utile à beaucoup de gens, et il avait choisi cette attitude pour opposer une digue aux sollicitations sans fin des hommes qui cherchaient à se frayer un chemin sous ses auspices.
Cette froideur était pourtant tempérée par la politesse condescendante d'un homme du tout grand monde. Il était cultivé et il avait beaucoup lu; mais son instruction se bornait à ce qu'il avait appris dans sa jeunesse, à la fin du siècle dernier. Il avait lu tout ce qui avait paru de remarquable en France en fait de philosophie et d'éloquence dans le XVIIIe siècle; il connaissait à fond les chefs-d'œuvre de la littérature française et citait volontiers des passages de Racine, Corneille, Boileau, Molière, Fénelon et même Montaigne. Il connaissait parfaitement la mythologie et lisait avec profit les monuments anciens de la poésie épique dans la traduction française; il avait puisé dans les ouvrages de Ségur des notions approfondies de l'histoire; mais il s'en tenait à l'arithmétique et n'avait aucune idée des mathématiques ou de la physique, et la littérature contemporaine lui était étrangère. Dans la conversation, il savait se taire à propos, ou glisser quelques remarques générales sur Gœthe, Schiller et Byron. Mais il ne les avait jamais lus.
Malgré cette éducation classico-française, le prince Ivan Ivanitch avait gardé beaucoup de naturel dans la conversation; cette simplicité lui aidait à cacher son ignorance sur certains sujets et donnait de l'agrément à ses manières en le rendant tolérant pour les opinions d'autrui.
Il était l'ennemi déclaré de toute originalité, et disait que l'originalité était un masque derrière lequel se retranchaient les gens de mauvais ton.
Il ne pouvait se passer de société; où qu'il se trouvât, à Moscou ou à l'étranger, il vivait sur un grand pied et recevait, à jours fixes, toute la ville. Il était entouré de tant de considération, qu'un billet d'invitation de sa main était un passe-port qui donnait l'entrée de tous les salons. Plusieurs jeunes et jolies femmes du meilleur monde lui tendaient avec empressement leurs joues roses, qu'il semblait baiser avec un sentiment paternel, et des personnages haut placés ne se possédaient plus de joie lorsqu'ils avaient le privilège de faire sa partie au jeu.
Le prince avait peu d'amis appartenant, comme ma grandmère, au même monde que lui; elle avait le même âge et partageait les mêmes idées, ayant reçu la même éducation; c'est pourquoi il tenait beaucoup à leur vieille amitié et témoignait une profonde estime à mon aïeule.
Pour moi, je ne me lassais pas de contempler le prince Ivan Ivanitch; la déférence dont tout le monde l'entourait, la joie que grand'mère exprimait en l'apercevant, un peu aussi ses grandes épaulettes, et beaucoup la familiarité de son attitude avec mon aïeule, que tous les autres gens semblaient craindre et avec laquelle il s'entretenait librement, poussant l'audace jusqu'à l'appeler «ma cousine,» toute sa manière d'être m'inspirait un respect peut-être encore plus grand que celui que j'avais pour grand'mère.
Lorsqu'on lui eut montré mes vers, il m'appela auprès de lui et s'écria:
«Qui peut savoir, ma cousine, ce sera peut-être un second Derjavine!» (célèbre poète russe du siècle dernier).
En prononçant ces paroles, il me pinça la joue si fort, que j'eus de la peine à retenir un cri de douleur, tout en comprenant que c'était une caresse.
Peu à peu les visites cessèrent; mon père et Volodia sortirent du salon et il ne resta plus que grand'mère, le prince Ivan Ivanitch et moi.
«Pourquoi notre chère Nathalia Nicolaevna n'est-elle pas avec nous? demanda tout à coup le prince, après un court silence.
—Ah! mon cher, répondit grand'mère en baissant la voix et en portant sa main sur la manche de l'uniforme de son vieil ami; sans doute elle serait venue si elle était libre de faire ce qu'elle veut. Elle m'a écrit que Pierre lui avait offert de venir, mais qu'elle avait refusé parce qu'ils n'ont pas touché leurs revenus cette année. Elle ajoutait encore: «Je ne sais pas pourquoi je me transporterais avec toute la maison à Moscou. Lioubotchka est encore trop petite; quant aux garçons, puisqu'ils sont chez vous, je suis plus tranquille que s'ils étaient avec moi.»
«Tout cela est bel et bon, poursuivit grand'mère, d'un ton qui indiquait clairement qu'elle le trouvait fort mauvais.
—Certainement, il était temps d'envoyer ces garçons pour qu'ils apprissent quelque chose et reçussent l'habitude du monde, car quelle éducation pouvait-on leur donner à la campagne?... L'aîné a déjà treize ans, le second onze..., et avez-vous remarqué, mon cousin, qu'ils semblent de petits sauvages, ils ne savent pas entrer dans un salon!
—Cependant je ne comprends toujours pas, répondit le prince, d'où viennent ces plaintes continuelles sur les mauvaises affaires.... Lui, il possède une grande fortune, et je connais très bien aussi les terres de Natacha; c'est là que nous avons joué la comédie dans le temps, je les connais comme mes dix doigts.—C'est une propriété admirable et qui doit rapporter de bons revenus....
—Je vous confie comme à un ami dévoué, interrompit grand'mère d'un air attristé, qu'il me semble que ces raisons ne sont que des prétextes qu'il met en avant pour venir seul ici et vivre à sa guise. Elle ne soupçonne rien, vous savez qu'elle est bonne comme un ange! Dans sa bonté, elle croit tout ce qu'il lui dit. Il lui a déclaré qu'il fallait emmener les garçons à Moscou, et qu'elle devait rester seule à la campagne avec une sotte institutrice, et elle l'a cru; s'il lui avait dit qu'elle doit battre ses enfants comme le fait la princesse Varvara Ilinichna, je crois qu'elle se laisserait persuader, continua grand'mère pour conclure, en se tournant dans son fauteuil d'un air de profond dégoût.
«Oui, mon ami, reprit-elle, après un silence d'une minute, et, prenant un des mouchoirs posés sur le guéridon, elle le porta à ses yeux pour essuyer une larme; je me dis souvent qu'il ne peut ni l'apprécier, ni la comprendre, et qu'en dépit de la beauté de ma fille, de son amour pour lui et de ses efforts pour me cacher sa douleur, je le sais très bien, elle ne peut pas être heureuse avec lui.... Rappelez-vous mes paroles. Et grand'mère enfouit son visage dans son mouchoir.
—Eh! ma bonne amie, dit le prince, d'un ton de reproche, je vois que vous n'êtes pas devenue plus raisonnable; vous pleurez et vous vous tourmentez toujours pour un malheur imaginaire! Comment n'avez-vous pas honte! Je le connais depuis longtemps et je sais qu'il est un bon, un excellent mari, plein d'attentions, et, ce qui est plus important, un homme très noble, un parfait honnête homme.»
Ayant involontairement écouté une conversation que je n'aurais pas dû entendre, je me glissai hors du salon sur la pointe des pieds, et profondément troublé.
CHAPITRE X
LES INVITÉS
«Volodia! Volodia! les Ivine!» criai-je en apercevant par la fenêtre trois garçons vêtus de redingotes d'hiver bleues, ornées d'un col de castor; ils suivaient leur jeune précepteur, un dandy, qui traversait la rue pour entrer chez nous.
Les jeunes Ivine étaient nos cousins, et presque de notre âge; aussitôt arrivés à Moscou, nous avions fait leur connaissance, et nous étions devenus bons amis.
Le second de ces jeunes gens, Serge Ivine, était un brun aux cheveux frisés, au petit nez ferme et retroussé, aux yeux bleu-foncé, aux lèvres très fraîches et rouges, qui laissaient d'habitude entrevoir une rangée de dents blanches avançant un peu; son visage exprimait une vivacité peu commune.
Jamais il ne souriait, il était très sérieux ou riait de tout son cœur, d'un rire franc, sonore et très communicatif. Sa beauté originale frappait à première vue. Je me sentais attiré vers lui par un entraînement irrésistible. Il me suffisait de le voir pour être tout à fait heureux; toutes les fibres de mon âme se concentraient dans ce seul désir: le voir.
Lorsqu'il m'arrivait de passer trois ou quatre jours sans le rencontrer, je commençais à m'ennuyer, et j'étais triste jusqu'aux larmes.
Éveillé ou endormi, je ne rêvais qu'à lui; le soir, en me couchant, je souhaitais de le voir dans mes songes; dès que je fermais les yeux, je le voyais devant moi et j'entretenais avec délices cette vision comme ma plus exquise jouissance. Je n'aurais avoué ce sentiment à personne au monde, tant il m'était précieux.
Est-ce à cause de l'obsession de mes yeux ardents qui le dévoraient ou parce qu'il ne ressentait aucune sympathie pour moi? mais il ne me cachait point qu'il préférait jouer et babiller avec Volodia plutôt qu'avec moi; cette indifférence ne troublait pas mon bonheur; je n'espérais rien, je ne demandais rien, j'étais prêt pour lui à tous les sacrifices.
Sa présence excitait en moi, à côté de mon inclination passionnée et au même degré, un autre sentiment, la crainte de lui faire de la peine, de le blesser, de lui déplaire.
Est-ce un effet de l'expression arrogante de son visage, ou parce que, conscient de ma laideur, je prisais trop haut cette qualité chez les autres, ou simplement, parce que c'est un signe caractéristique de l'affection? Mais je ressentais pour lui autant de crainte que de tendresse.
Lorsqu'il m'adressa la parole pour la première fois, ce bonheur imprévu me troubla si fort que je rougis, je pâlis, et je ne pus rien répondre.
Mon idole avait une mauvaise habitude; quand il se mettait à réfléchir il fixait un point quelconque en clignant des yeux et en relevant les narines et les sourcils. Tout le monde trouvait que ce tic le déparait; moi, je le trouvais charmant, et, sans y penser, je l'imitai si bien que, quelques jours après que j'eus fait sa connaissance, grand'mère me demanda si c'était parce que j'avais mal aux yeux que je les faisais clignoter, comme un hibou.
Je n'ai jamais soufflé à mon idole un mot des sentiments qu'il m'inspirait, mais il sentait son pouvoir sur moi, et, sans en avoir conscience, despotiquement, il en usait dans nos relations. Malgré toute mon envie de lui ouvrir mon cœur, je le craignais trop pour pouvoir me décider à lui faire des aveux; je m'efforçais, au contraire, de me montrer indifférent, et je me soumettais à lui sans murmurer. Parfois son joug me semblait lourd, insupportable; mais je n'avais pas la force de le secouer.
Je ne peux me rappeler sans tristesse ce pur et frais sentiment d'affection désintéressée et sans bornes, qui est mort sans avoir pu se répandre au dehors et sans trouver un sympathique écho.
Étrange anomalie! quand j'étais enfant, je faisais tout mon possible pour ressembler à une grande personne, et, depuis que j'ai cessé d'être un enfant, j'ai souvent souhaité de le redevenir.
Que de fois la crainte de paraître trop petit garçon m'a retenu dans mes rapports avec Serge Ivine. Cette crainte figeait le sentiment prêt à déborder et m'obligeait à le dissimuler! Non seulement je ne me permettais pas de l'embrasser, de prendre sa main, de lui dire combien j'étais heureux de le voir, mais je n'osais même pas lui donner son petit nom d'amitié; je l'appelais toujours Serge, tout court.... Telle était la règle entre nous.
Il nous semblait que toute expression du sentiment prouvait de l'enfantillage, et que celui qui se la permettait n'était qu'un gamin. C'est ainsi que, sans avoir passé par les épreuves amères qui rendent les hommes prudents et froids dans leurs relations, nous nous sommes privés des pures jouissances d'un tendre attachement enfantin, rien que pour imiter les grandes personnes.
Je courus recevoir les Ivine dans l'antichambre, et, après les avoir salués, je m'élançai auprès de grand'mère pour lui annoncer cette visite, comme si c'était un événement qui devait la combler de joie. Puis, mon regard obstinément fixé sur Serge, j'entrai avec lui au salon, et je me mis à épier ses moindres mouvements.
Grand'mère le considéra de ses yeux perçants et prononça qu'il avait grandi. J'éprouvais pendant cet examen la même alternative de crainte et d'espérance qu'éprouve un artiste en attendant le jugement d'un arbitre respecté sur son œuvre.
Le jeune précepteur des Ivine, Herr Frost, descendit avec nous au jardin, après avoir demandé à grand'mère sa permission. Il s'assit sur un banc vert, croisa pittoresquement les jambes, glissa entre elles sa canne à pomme de bronze, et alluma un cigare, de l'air d'un homme qui est très satisfait de sa pose.
Herr Frost était un allemand, mais un allemand d'une toute autre allure que notre bon Karl Ivanovitch. D'abord il parlait correctement le russe, et le français avec un mauvais accent; il avait la réputation, surtout auprès des dames, d'être ... «très savant homme»; secondement, il portait des moustaches rousses et une grosse épingle de rubis dans sa cravate de satin noir dont les bouts étaient passés sous les bretelles; son pantalon était d'un bleu clair à reflets chatoyants et pourvu de sous-pieds; troisièmement, il était jeune, sa tête était belle quoique suffisante, et ses pieds musculeux. C'était le type du jeune allemand russifié qui veut jouer un rôle et faire le vert-galant.