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L'enfance et l'adolescence: Édition spéciale pour la jeunesse revue par l'auteur

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«Qui t'a prié de toucher à mes affaires?» s'écria Volodia, qui entrait dans la chambre juste à ce moment néfaste; du premier coup d'œil il s'aperçut que j'avais dérangé la symétrie de ses bibelots.... «Et où est le petit flacon de couleur? demanda-t-il; et de quoi te mêles-tu?

—Je l'ai renversé sans le vouloir, et il s'est cassé, répliquai-je. En voilà un malheur!

—Je te prie de ne jamais te permettre de toucher à mes affaires, dit Volodia en rassemblant les morceaux du flacon brisé et en les regardant d'un air désolé.

—Voyez! répondis-je; le grand malheur! j'ai cassé un flacon.... Eh bien, que veux-tu que j'y fasse?»

Et je souris, quoique je n'eusse nullement envie de sourire en cet instant.

«Oui, à toi, cela ne te fait rien, mais à moi cela me fait beaucoup ... continua Volodia en remontant une épaule, geste qu'il avait hérité de mon père et signe de son mécontentement.... Tu l'as cassé ... et tu en ris par-dessus le marché. Quel vilain gamin!

—Moi, je suis un gamin, et toi tu es grand, mais sot!

—Je n'ai nulle envie de dire des injures, répliqua Volodia en me repoussant avec douceur: va-t'en!

—Ne me pousse pas!...

—Va-t'en!...

—Je te dis de ne pas me pousser!»

Volodia me prit par la main et voulut m'éloigner de force de la table; mais j'étais déjà irrité au plus haut degré; je m'emparai du pied de la table, et je la renversai.

«Voilà ce que tu auras gagné à me pousser.»

Tous les brimborions de porcelaine et les ornements en cristal roulèrent à terre en se brisant en éclats.

«Abominable gamin!» s'écria Volodia en s'efforçant de retenir les objets qui glissaient.

«Maintenant, me dis-je en moi-même en sortant de la chambre, tout est fini entre nous, nous sommes brouillés pour la vie.»

De toute la journée pas une parole ne fut échangée entre nous. Je me sentais coupable; je n'osais pas regarder mon frère, et j'étais incapable de m'appliquer à quoi que ce fût. Volodia, au contraire, prit très bien ses leçons, et, après le dîner, selon son habitude, babilla et rit avec les jeunes filles comme si de rien n'était.

Après les classes, quand notre professeur fut parti, je redoutai de rester en tête à tête avec mon frère ... j'avais honte! Dès que la leçon d'histoire fut terminée, je pris mes cahiers et me dirigeai vers la porte. En passant devant Volodia, bien que j'eusse le désir de faire la paix, je boudai, et je fis la moue. Au même instant mon frère leva la tête et me regarda résolument dans les yeux avec un sourire imperceptible et débonnairement moqueur. Nos yeux se rencontrèrent, et je devinai aussitôt que non seulement il m'avait compris, mais qu'il pressentait que je savais qu'il m'avait compris; un sentiment invincible me força de me détourner.

«Cher Nicolas! me dit-il d'une voix naturelle, exempte de tout emphase, c'est assez se quereller: si je t'ai offensé, pardonne-moi.»

Et il me tendit la main.

Une sorte d'étau me serrait la poitrine, me coupait la respiration et, montant toujours, m'étreignait la gorge; cette sensation ne dura qu'une seconde; les larmes me montèrent aux yeux, et je me sentis soulagé.

«Pardonne-moi, Volodia!» dis-je en lui serrant la main.

Mon frère me regarda comme s'il ne pouvait absolument pas comprendre que j'eusse les larmes aux yeux pour si peu de chose.

«Mon Dieu! de la poudre!... s'écria Mimi d'une voix étranglée par l'émotion.—A quoi pensez-vous? vous voulez mettre le feu à la maison? nous faire tous périr?...»

Et, avec un courage d'une fermeté héroïque, Mimi ordonna à tout le monde de s'écarter, tandis qu'elle-même s'avançait d'un pas résolu vers la grenaille répandue à terre et, bravant le danger d'une explosion subite, se mit à la fouler sous ses pieds.

Lorsque, à son idée, le danger fut conjuré, elle appela un homme et lui dit de jeter toute cette poudre le plus loin possible et de préférence dans l'eau. Puis, balançant fièrement son bonnet, elle se dirigea vers le salon en marmottant:

«Ah! oui, ils sont bien gardés ici!»

Quand mon père sortit de son appartement et nous conduisit auprès de ma grand'mère, nous trouvâmes Mimi déjà assise près de la fenêtre; elle regardait devant elle d'un air grave et avec une expression mystérieusement officielle. Elle tenait à la main quelque chose enveloppé dans plusieurs morceaux de papier. Je devinai que c'était le menu plomb, et que grand'mère savait déjà tout.

Il y avait encore dans la chambre la servante Gacha, qui était très agitée et toute rouge de colère, et le médecin Blumenthal, un petit homme au visage un peu grêlé de la petite vérole. Le docteur s'efforçait d'apaiser la femme de chambre en lui faisant à la dérobée, de la tête et des yeux, des signes pacificateurs.

Grand'mère était assise un peu de côté; elle faisait une patience, dite le Voyageur, occupation qui était toujours chez elle un signe de mauvaise humeur.

«Comment vous portez-vous ce matin, maman? demanda mon père en lui baisant respectueusement la main.

—Très bien, mon cher; il me semble que vous savez déjà que je me porte toujours tout à fait bien, répondit grand'mère sur un ton qui semblait indiquer que la question de mon père était aussi déplacée qu'outrageante.... Eh bien! voulez-vous me donner un mouchoir propre? continua-t-elle en s'adressant à Gacha.

—Je vous l'ai déjà donné, répondit la camériste en montrant un mouchoir de batiste blanc comme neige, posé sur le bras du fauteuil où était grand'mère.

—Ma chère, enlevez-moi ce chiffon sale et donnez m'en un propre.»

Gacha s'approcha de la chiffonnière, ouvrit un tiroir et le referma si brusquement que les vitres tremblèrent.

Grand'mère nous jeta à tous un regard sévère et continua de suivre tous les mouvements de la femme de chambre. Lorsque Gacha lui donna le même mouchoir, à ce que je crois, elle reprit:

«Ma chère, quand est-ce que vous me râperez du tabac?

—Dès que j'en aurai le temps, je le râperai.

—Que dites-vous?

—Je le râperai aujourd'hui.

—Ma chère, si vous ne vouliez pas me servir, il fallait le dire plus tôt, je vous aurais depuis longtemps donné votre congé.

—Eh! donnez-le, on n'en pleurera pas,» grommela Gacha entre ses dents.

A ce moment, le médecin lui fit les gros yeux pour la faire taire; mais elle le toisa avec tant de colère et d'un air si décidé, qu'il baissa la tête et se mit à jouer avec sa clé de montre.

«Vous voyez, mon cher, dit grand'mère à mon père, lorsque Gacha sortit de la chambre en marmottant toujours, vous voyez comme on ose me parler dans ma maison?

—Mais permettez-moi, maman, de vous râper moi-même votre tabac, dit papa, que cet appel inattendu semblait jeter dans un grand embarras.

—Je vous remercie, non, cela ne se peut pas. Si elle est aussi insolente, c'est qu'elle sait bien qu'elle seule peut me râper mon tabac à mon goût. Savez-vous, mon cher, continua grand'mère après un silence d'une minute, que vos enfants ont failli mettre le feu à la maison?»

Mon père regarda grand'mère avec une curiosité respectueuse.

«Oui, voyez un peu en quoi consistent leurs joujoux.... Montrez à monsieur ce que vous tenez ... dit-elle en s'adressant à Mimi.

—Mais c'est de la grenaille, maman! dit papa, ce n'est pas du tout dangereux.

—Je vous suis très obligée, mon cher, de me l'apprendre,... je suis déjà si vieille, qu'on peut tout me faire croire!

—Les nerfs, les nerfs!» murmura le médecin.

Mon père se tourna immédiatement vers moi:

«Où avez vous pris cette grenaille? Et comment vous permettez-vous de jouer avec cela?

—Ce n'est pas à eux qu'il faut le demander, mais à leur menin, dit grand'mère en prononçant avec un mépris accentué ce mot menin.—A quoi lui servent ses yeux? je voudrais bien le savoir.

—Volodia m'a dit que Karl Ivanovitch lui a donné lui-même cette poudre, ajouta Mimi.

—Voilà, vous voyez quel excellent gardien vous avez là! continua grand'mère ... et où est-il ce menin ... ce ... comment l'appelle-t-on? Faites-le venir ici.

—Je lui ai permis d'aller voir des amis, repartit mon père.

—Ce n'est pas une raison, il doit toujours être ici.... Ces enfants ne sont pas à moi, mais à vous, et je n'ai pas le droit de vous donner des conseils, parce que vous êtes plus sage que moi;—mais il me semble qu'il est temps qu'ils aient un précepteur, et non plus un menin, un paysan allemand.... Oui, un paysan ignorant qui ne saura leur enseigner que de mauvaises manières et des chants tyroliens. Je vous demande un peu, vos enfants ont-ils besoin de savoir répéter des chants tyroliens?... Mais à quoi bon parler de ces choses?... A présent, il n'y a plus personne pour penser à tout cela, et vous pouvez faire comme bon vous semble.»

A présent voulait dire: maintenant que notre mère était morte; ces paroles évoquèrent de douloureux souvenirs dans le cœur de grand'mère; elle baissa les yeux sur la tabatière ornée du portrait de maman et devint rêveuse.

«Il y a longtemps que je pense moi-même à cela, se hâta de dire mon père, et je voulais vous demander ce que vous en pensiez, maman; si je leur donnais pour gouverneur Saint-Jérôme qui leur donne des leçons au cachet?...

—Tu ferais très bien, mon ami, dit grand'mère, d'une voix toute changée. Saint-Jérôme est au moins un gouverneur qui comprend comment on doit élever des enfants de bonne maison, et non pas un simple menin, qui n'est bon qu'à les accompagner à la promenade.

—Dès demain j'arrangerai tout cela,» répondit mon père.

Deux jours après cette conversation, Karl Ivanovitch céda sa place à un jeune petit-maître français.


CHAPITRE XVIII

L'HISTOIRE DE KARL IVANOVITCH

Tard dans la soirée, la veille du jour où Karl Ivanovitch devait nous quitter pour toujours, il se tenait debout, près du lit, dans sa robe de chambre ouatée et son bonnet rouge, et, penché sur sa malle, il emballait avec soin ses hardes.

Pendant ces derniers temps, Karl Ivanovitch nous traitait sèchement; il avait l'air de vouloir nous éviter. Ce soir-là, de même, lorsque j'entrai dans la chambre, il se contenta de me regarder du coin de l'œil et continua d'empaqueter ses effets.

Je m'étendis sur mon lit; Karl Ivanovitch, qui me le défendait sévèrement autrefois, ne me dit rien. La pensée qu'il ne nous gronderait plus, qu'il ne serait plus là pour nous empêcher de faire ce que nous voulions, qu'il n'avait désormais plus rien à nous dire, me fit sentir plus vivement l'approche de la séparation. Je ne pouvais croire qu'il eût cessé de nous aimer, et j'eus envie de le lui faire entendre.

«Permettez-moi, Karl Ivanovitch, de vous aider,» dis-je en m'approchant de lui.

Notre «menin» jeta un regard sur moi et se détourna aussitôt; mais, dans ce coup d'œil furtif, je pus lire, au lieu de l'indifférence à laquelle j'attribuais sa froideur, une tristesse vraie et concentrée.

«Dieu sait tout, il voit tout, et tout se fait par sa sainte volonté! dit-il en se redressant de toute sa taille et avec un profond soupir.

«Oui, Nicolinka (cher Nicolas), reprit-il en remarquant que je le regardais les yeux pleins d'une sincère compassion, être malheureux du berceau à la tombe, tel est mon sort. On m'a toujours rendu le mal pour le bien que j'ai fait, et ma récompense me viendra de là! ajouta-t-il en indiquant le ciel.—Si vous connaissiez l'histoire de ma vie, si vous saviez tout ce que j'ai souffert.... J'ai été cordonnier, j'ai été soldat, j'ai été déserteur, fabricant, instituteur, et maintenant je suis zéro! Je n'ai pas un lieu pour abriter ma vieille tête.» Et, fermant les yeux, Karl Ivanovitch se laissa tomber dans un fauteuil.

Je remarquai que Karl Ivanovitch était dans cette humeur sentimentale, qui le rendait expansif et le portait à se raconter à lui-même ses pensées les plus intimes, sans se demander si on l'écoutait ou non. Les yeux toujours fixés sur son bon visage, je m'assis sur le lit.

«Vous n'êtes plus un enfant, vous pouvez me comprendre; je veux vous raconter mon histoire, l'histoire de tout ce que j'ai souffert.... Un jour vous vous rappellerez votre vieil ami, qui vous a beaucoup aimés, mes enfants!»

Karl Ivanovitch appuya son coude sur la petite table qui se trouvait près de lui; il aspira une prise de tabac, et, levant les yeux au ciel, il commença son récit de cette voix toute particulière et gutturale, qu'il prenait d'habitude pour nous faire la dictée:

«Cheai été malheureux tècha dans le sein de mon mère. Das Unglück verfolgte mich schon im schoosse meiner Mutter,» répéta-t-il avec encore plus d'emphase.

Karl Ivanovitch m'a tant de fois depuis raconté son histoire, dans le même ordre, en employant les mêmes expressions, avec les mêmes intonations, que j'espère pouvoir la rendre ici mot à mot; il va sans dire que j'omettrai les incorrections de langage dont j'ai donné un échantillon dans la première phrase de son récit.

Était-ce son histoire véritable ou l'œuvre de son imagination, enfantée dans la solitude de son existence, quand il vivait avec nous à la campagne, et à laquelle il avait fini par croire lui-même à force de la répéter? Ou bien, s'est-il contenté de broder les faits réels de sa vie et d'y ajouter des épisodes fantastiques? Je ne sais pas encore maintenant à quoi m'en tenir là-dessus. D'un côté, il racontait son histoire avec une émotion vraie et un ordre méthodique, deux signes qui semblent attester son authenticité et ne permettent pas de la mettre en doute; mais, d'un autre côté, il y avait beaucoup de traits poétiques dans ce récit, et ces fleurs de rhétorique éveillent en moi quelque doute.

Quoi qu'il en soit à cet égard, voici ce qu'il m'a raconté:

«Dans mes veines coule le sang noble des Sommerblatt! J'avais un frère cadet qui s'appelait Johann; mais j'ai vécu comme un étranger dans ma famille. Quand mon frère Johann faisait des sottises, mon père disait: «Ce Karl ne laisse jamais personne en repos.» Et c'est moi qu'on grondait, et c'est moi qui recevais les coups.

«Quand mes sœurs se querellaient, papa disait: «Ce Karl ne sera jamais obéissant,» et de nouveau j'étais grondé et battu.

«Ma bonne mère était la seule personne qui m'aimât et dont je reçusse des caresses. Elle m'embrassait en cachette. Un jour elle me dit:

«Pauvre, pauvre Karl! personne ne t'aime; mais moi, je ne te changerais contre personne. Ta mère ne te demande qu'une chose: travaille bien, sois toujours un honnête homme, et Dieu ne t'abandonnera pas!»

«Et je travaillai! Quand j'eus quatorze ans révolus et que le moment fut venu de faire ma première communion, ma mère dit à mon père:

«Karl est maintenant un grand garçon; Gustave, que ferons-nous de lui?

«Et mon père répondit: «Je n'en sais rien.» Alors ma mère lui dit:

«Envoyons-le à la ville, et plaçons-le chez M. Schultz pour qu'il apprenne le métier de cordonnier!»

«Et mon père dit: «Bien,» Und mein vater sagte: «Gut,» répéta Karl Ivanovitch, dans sa langue, pour donner plus de poids à ses paroles.

«J'ai passé six ans et sept mois chez le maître cordonnier; il m'aimait beaucoup.

«Un jour il me dit: «Karl, tu es un excellent ouvrier, et un de ces jours tu deviendras contre-maître.» Mais ... l'homme propose et Dieu dispose.... En 1796, on fit la conscription, et tous les jeunes gens de dix-huit à vingt ans qui n'étaient pas exemptés du service militaire devaient aller se présenter à la ville.

«Mon père et mon frère Johann arrivèrent à la ville, et nous allâmes ensemble tirer au sort pour savoir qui serait soldat et qui ne le serait pas. Johann tira un mauvais numéro, il devait être soldat; moi je tirai un bon numéro, je ne devais pas être soldat.

«Et mon père dit:

«J'avais un fils, et je dois m'en séparer.»

«Je pris mon père par la main et je lui dis:

«Pourquoi parlez-vous comme ça, mon père? Venez avec moi, j'ai quelque chose à vous dire.»

«Et mon père vint avec moi. Nous entrâmes chez un traiteur et nous nous mîmes à une petite table. Je demandai deux cruches de bière; quand on les eut apportées, nous bûmes chacun un verre; mon frère Johann prit aussi un verre.

«Cher papa, dis-je alors, ne dites plus que vous n'avez qu'un fils et que vous devez vous en séparer; il me semble que mon cœur va éclater quand vous parlez ainsi.... Mon frère Johann ne fera pas le service militaire, moi je serai soldat. Karl n'est nécessaire à personne ici, et Karl sera soldat.

«Vous êtes un honnête homme, Karl,» me dit mon père, et il m'embrassa.

«Et je suis devenu soldat.»

«Nous étions alors dans des temps terribles, cher Nicolas, continua Karl Ivanovitch dans son récit. C'était l'époque de Napoléon.

«Il voulait conquérir l'Allemagne, et nous avions à défendre notre Vaterland jusqu'à la dernière goutte de notre sang.

«J'ai été à Ulm! j'ai été à Austerlitz! j'ai été à Wagram! Ich war bei Wagram!

—Comment, vous aussi vous vous êtes battu? demandai-je avec stupéfaction, en le regardant. Est-ce que vous avez tué des hommes?»

Karl Ivanovitch me rassura immédiatement à ce sujet.

«Un jour un grenadir français était resté en arrière, et il tomba au bord de la route. Je courus sur lui avec mon fusil et je voulus le percer de ma baïonnette; mais le Français rejeta son fusil en arrière et me demanda grâce, et je lui ai laissé la vie.

«A Wagram, Napoléon nous chassa sur une île et nous cerna de telle manière qu'il n'y avait moyen de s'échapper d'aucun côté. Pendant trois jours, nous sommes restés sans vivres et dans l'eau jusqu'aux genoux. Ce scélérat de Napoléon ne se décidait pas à nous faire captifs, et pourtant il nous retenait de force.

«Le quatrième jour, grâce à Dieu, il nous fit prisonniers, et l'on nous mena dans une forteresse. J'étais vêtu d'un pantalon bleu, d'un uniforme de bon drap, et je possédais quinze thalers et une montre en argent, cadeau de mon père. Un soldat français me dépouilla de tout cela. Heureusement pour moi, j'avais conservé sous mon gilet trois ducats que ma mère m'avait donnés. Personne ne m'a ravi cet argent.

«Je ne me souciais pas de rester longtemps dans cette forteresse, et je pris la résolution de m'enfuir. Un jour de grande fête, je dis au sergent qui nous gardait:

«Monsieur le sergent, c'est grande fête aujourd'hui ... je veux la célébrer.... Apportez, je vous prie, deux bouteilles de madère et nous les viderons ensemble.

«Le sergent répondit: «Bien!»

«Quand il eut apporté le madère, après avoir vidé chacun notre verre, je lui pris la main et je lui dis:

«Monsieur le sergent, avez-vous un père et une mère?

«Il me répondit: «Oui, monsieur Mauer, j'ai un père et une mère.»

«Mon père et ma mère,—dis-je alors,—ne m'ont pas vu depuis huit ans, et ils ne savent pas si je vis encore ou si mes os ne reposent pas depuis longtemps dans la froide terre. Oh! monsieur le sergent! j'ai deux ducats que j'ai cachés dans mon gilet, prenez-les et rendez-moi la liberté. Soyez mon bienfaiteur, et ma mère priera tous les jours Dieu pour vous.

«Le sergent prit un second petit verre de madère, et me dit:

«Monsieur Mauer, je vous aime beaucoup et je vous plains; mais vous êtes prisonnier, et moi je suis soldat.

«Je lui serrai la main et je lui dis: «Monsieur le sergent!»

«Et le sergent me dit: «Vous n'êtes pas riche, et je ne prendrai pas votre argent, mais je viendrai à votre aide. Lorsque j'irai me coucher, achetez un barillet d'eau-de-vie, donnez-le aux soldats, et ils s'endormiront. Moi, je fermerai les yeux.»

«Le sergent était un brave homme. J'achetai un barillet d'eau-de-vie, et, quand les soldats furent ivres, je mis mes bottes, un vieux manteau, et je sortis tranquillement dans la cour. Je me dirigeai vers le rempart, et je me disposais à le franchir, lorsque je m'aperçus qu'il était tout entouré d'eau; je ne voulais pas salir les seuls habits qui me restaient. Je me décidai à sortir par la porte.

«La sentinelle avec son fusil montait la garde en se promenant. Elle me regarda et me cria tout à coup: «Qui vive?»

«Je me tus.

«Qui vive?» dit encore une fois la sentinelle.

«Je gardai toujours le silence.

«Qui vive?» répéta la sentinelle pour la troisième fois.

«Alors je courus, je sautai dans l'eau, et je sortis de l'autre côté, puis je repris ma course.

«Je ne m'arrêtai pas de toute la nuit, et, quand il fit jour, dans la crainte d'être reconnu, je me cachai dans les seigles hauts. Alors je me mis à genoux, je rendis grâce à Dieu qui m'avait sauvé, et je m'endormis paisiblement.

«Je me réveillai le soir, et je continuai ma route. Tout à coup un grand fourgon allemand, attelé de deux chevaux noirs, me rejoignit. Dans le fourgon était assis un homme bien mis; il fumait une pipe et me regardait. Je me mis à marcher très lentement pour laisser la voiture prendre les devants; mais plus je marchais lentement, plus la voiture ralentissait sa marche, et l'homme me regardait toujours. Je m'assis sur le bord de la route, l'homme fit arrêter ses chevaux sans cesser de me regarder.

«Jeune homme, me dit-il, où allez-vous si tard?

«J'ai répondu que j'allais à Francfort.

«—Venez dans mon fourgon, il y a de la place, je vous y conduirai. Mais pourquoi n'avez-vous pas d'effets avec vous, et votre barbe n'est-elle point rasée, et vos vêtements sont-ils couverts de boue? ajouta-t-il quand je pris place à ses côtés.

«—Je suis un pauvre ouvrier, répondis-je, je voudrais trouver du travail dans une usine: mes habits sont crottés parce que je suis tombé sur la route.

«—Vous ne dites pas la vérité, jeune homme, dit l'inconnu: il n'y a pas de boue sur la route.

«Je ne répondis pas.

«—Avouez-moi toute la vérité, me dit ce brave homme. Qui êtes-vous? d'où venez-vous? Votre figure me plaît, et, si vous êtes un honnête garçon, je vous viendrai en aide.

«Je lui avouai tout.

«Il dit: «C'est bien, jeune homme, venez à ma fabrique de cordes: je vous donnerai du travail, des vêtements, de l'argent, et vous vivrez chez moi.»

«Et je dis: «Bien!»

«Arrivés à la fabrique de cordes, ce brave homme dit à son épouse: «Voici un jeune homme qui s'est battu pour sa patrie et qui s'est sauvé de prison; il n'a ni abri, ni vêtements, ni pain. Il vivra chez moi. Donne-lui du linge propre et sers-lui à manger.»



«Je suis resté un an et demi dans cette fabrique, et mon maître avait tant d'affection pour moi, qu'il ne voulait plus que nous nous séparions. Mais ce n'était pas pour finir mes jours chez des étrangers, loin de mon pays, que je m'étais évadé des mains des Français. Je m'arrachai à ce bien-être, et, un soir, quand tout le monde fut couché, j'écrivis une lettre à mon patron, où je lui avouais les angoisses de mon esprit et le remerciais de ses bontés. Je posai cette lettre sur la table de ma chambre; je rassemblai mes vêtements, je pris trois thalers en argent, et je sortis sans bruit dans la rue.

«Personne ne me vit, et je pus suivre tranquillement la grande route.»

«Je n'avais pas vu ma mère depuis neuf ans, et je ne savais pas si elle était encore vivante. Je retournai dans mon pays. Quand je me trouvai de nouveau dans ma terre natale, je demandai où demeurait Gustave Mauer, fermier chez le comte de Sommerblatt.

«Et l'on me répondit: «Le comte de Sommerblatt est mort, et Gustave Mauer habite la grand'rue, où il tient une échoppe de liqueurs.»

«Je revêtis mon gilet neuf, ma belle redingote,—un cadeau du fabricant de cordes,—je lissai soigneusement mes cheveux et je me rendis à l'échoppe de mon père. Ma sœur Mariechen était dans la boutique et me demanda ce que je désirais.

«Puis-je boire un petit verre de liqueur? répondis-je.

«—Père! cria-t-elle, voici un jeune homme qui demande un petit verre de liqueur.

«Mon père dit alors:

«Donne au jeune homme un petit verre de liqueur.

«Je m'assis à une table, je bus mon petit verre, je fumai ma pipe et j'observai mon père, Mariechen et mon frère Johann, qui entra aussi dans la boutique.

«Dans le cours de la conversation, mon père me dit:

«—Jeune homme, ne savez-vous pas où se trouve actuellement notre armée?

«—Je reviens moi-même de l'armée, répondis-je; dans ce moment elle est près de Vienne.

«—Notre fils, dit alors mon père, était soldat, et voici déjà neuf ans qu'il ne nous a écrit, et nous ne savons pas s'il est mort ou s'il vit encore. Ma femme ne cesse de le pleurer.

«Je continuai de fumer ma pipe et je dis:

«—Comment s'appelait votre fils et dans quel régiment a-t-il servi? je le connais peut-être.

«—On l'appelait Karl Mauer et il servait dans les chasseurs autrichiens, répondit mon père.

«—Il est de grande taille, un bel homme comme vous! ajouta ma petite Mariechen.

«—Je connais votre Karl, leur dis-je alors.

«—Amalia! s'écria soudain mon père, venez, il y a ici un jeune homme qui connaît notre Karl.

«Et ma mère accourut de l'autre chambre. Je la reconnus au premier coup d'œil.

«—Vous connaissez notre Karl? demanda-t-elle en me regardant toute pâle et tremblante....

«—Oui, je l'ai vu, répondis-je, sans oser lever les yeux sur elle. Mon cœur semblait vouloir bondir hors de ma poitrine.

«—Mon Karl vit? Où est-il, mon cher Karl? répétait-elle. Je mourrais tranquille si je pouvais voir encore une fois mon fils chéri». Et ma mère se mit à pleurer.

«Je n'y pouvais plus tenir:

«Ma mère, m'écriai-je, je suis votre Karl!»

«Et ma mère tomba dans mes bras.»

Karl Ivanovitch ferma les yeux, et ses lèvres tremblèrent.

Revenu à lui, il répéta encore une fois sa dernière phrase et essuya de grosses larmes qui roulaient sur ses joues.

Puis il termina son récit dans ces termes:

«Mais Dieu n'a pas permis que je finisse mes jours dans ma patrie. Je suis né pour être malheureux. Je n'ai passé que trois mois avec mes parents.

«Un dimanche, je me trouvais dans un café, devant une cruche de bière et je fumais tranquillement ma pipe en causant politique avec des amis; nous parlions de l'empereur Frantz, de Napoléon, de la guerre, et chacun disait son opinion.

«Près de nous se trouvait un inconnu en paletot gris; il prenait une tasse de café, fumait une pipe et ne disait mot.

«Lorsque le veilleur cria: «Dix heures!» je pris mon chapeau, je payai ma consommation et je rentrai à la maison. A minuit on frappa à notre porte. Je me réveillai et je demandai: «Qui est là?»

«—Ouvrez!

«-Je répétai: «Dites qui vous êtes, j'ouvrirai ensuite.»

«—Ouvrez au nom de la loi!»

«J'ouvris. Deux soldats armés de fusils restèrent à ma porte, et dans ma chambre entra l'inconnu au paletot gris, qui se trouvait près de moi au café.

«C'était un espion! Es war ein Spion!

«Suivez-moi, dit l'espion.

«—Bon,» répondis-je.

«Je passai mes bottes, und pantalon, je mis mes bretelles. J'arpentai là chambre, mon cœur bouillonnait; je me disais: «C'est un lâche!» Quand je me trouvai devant le mur où mon épée était suspendue, je la saisis tout à coup et je criai:

«Tu es un espion, défends-toi.»

«Je lui donnai un coup à droite, un coup à gauche et un sur la tête. Der Spion tomba!

«Je saisis ma malle et mon argent, et je sautai par la fenêtre.

«J'arrivai à Ems, où je fis la connaissance d'un général russe, M. Sasine. Il me prit en affection, me fit donner un passe-port et m'emmena en Russie comme précepteur de ses enfants.

«Quand le général Sasine fut mort, votre mère me fit venir et me dit:

«Karl Ivanovitch! Je vous confie mes enfants, aimez-les, et je ne vous abandonnerai jamais. J'assurerai votre vieillesse.»

«Elle n'est plus, et tout est oublié. Pour reconnaître mes vingt années de service, on me chasse aujourd'hui, un vieillard, dans la rue, m'envoyant chercher un morceau de pain sec....

«Dieu voit tout et sait tout, et telle est sa volonté; seulement je vous regretterai beaucoup, vous, mes enfants!» dit Karl Ivanovitch en terminant son récit. Il me prit par la main, m'attira vers lui et me baisa la tête.


CHAPITRE XIX

ON REÇOIT DE NOUVEAU

Au bout de la première année de deuil, grand'mère commença à se remettre un peu de la douleur qui l'avait accablée et donna de temps en temps de petites réceptions, invitant de préférence des enfants de notre âge.

Elle invita à dîner, pour fêter le jour de naissance de ma sœur, la princesse Kornakova avec ses filles, Madame Valakine avec Sonitchka, Ilinka Grapp et nos deux jeunes amis Ivine.

Toute la société était déjà réunie au salon, et le murmure des voix, des éclats de rires, le bruit des allées et venues montaient jusqu'à notre salle d'étude au premier. Nous ne pouvions descendre avant la fin de nos leçons.

Sur le tableau suspendu dans notre chambre de classe nous pouvions lire: Lundi, de deux à trois heures, maître d'Histoire et de Géographie.

Et nous devions rester là jusqu'à l'arrivée de notre professeur, prendre la leçon, le reconduire, avant d'être libres.

Il était déjà deux heures et vingt minutes, et le maître d'histoire ne faisait pas son apparition dans la rue. Je le guettais de la fenêtre avec un secret et vif désir de ne pas l'apercevoir.

«On dirait que M. Lebedeff (le professeur d'histoire) ne viendra pas aujourd'hui? dit Volodia en posant pour une minute le livre où il apprenait sa leçon.

—Je le souhaite de tout mon cœur, répondis-je ..., car je ne sais rien. Mais il me semble que je l'entends....» ajoutai-je sur un ton de déception.

Volodia se leva et s'approcha de la fenêtre.

«Non, ce n'est pas lui, c'est un monsieur, dit-il. Attendons-le jusqu'à deux heures et demie, ajouta-t-il en s'étirant.» Et il se gratta le sommet de la tête, comme il le faisait toujours quand il se reposait durant le travail.

«S'il n'est pas ici à la demie, nous demanderons à Saint-Jérôme la permission de serrer nos cahiers.

—Et quel plaisir peut-il trouver à venir?» dis-je en m'étirant de même, et je balançai au-dessus de ma tête mon livre d'histoire que je tenais des deux mains.

Bientôt, par désœuvrement, j'ouvris le livre à l'endroit désigné pour la leçon, et je me mis à lire. Il y avait beaucoup à apprendre, et c'était difficile. Je n'en savais pas le premier mot, et je voyais qu'il me serait impossible d'en retenir quoi que ce fût, d'autant plus que je me trouvais dans cet état d'agitation qui empêche l'esprit de se fixer sur une chose quelconque.

La leçon d'histoire me semblait toujours la plus ennuyeuse et la plus ardue de toutes nos leçons. La dernière fois, mon professeur s'était plaint à Saint-Jérôme et m'avait marqué dans le carnet de notes un 2, ce qui voulait dire: très mal! Saint-Jérôme m'avait déclaré que, si j'avais moins de trois à la prochaine leçon, je serais sévèrement puni. Aussi j'avoue que, ce jour-là, j'avais peur.

Cependant, je m'absorbai si bien dans ma lecture, que le bruit des galoches déposées dans l'antichambre me prit à l'improviste. J'eus à peine le temps de me retourner pour voir apparaître sur le seuil le visage grêlé du professeur. Il était revêtu de son habit bleu, orné de boutons de métal surmontés de l'aigle impérial, qui est l'uniforme de l'université russe.

Il posa lentement sa toque sur la fenêtre, ses cahiers sur la table, écarta de ses deux mains les pans de son habit (comme s'il était besoin de tant de façons) et, après avoir repris haleine, il s'assit à sa place.

«Eh bien! messieurs, dit-il, en frottant l'une contre l'autre ses mains moites; répétons d'abord ce qui a été dit à notre dernière leçon, et ensuite je tâcherai de vous décrire les événements du moyen âge qui ont suivi.»

Tout cela voulait dire: récitez votre leçon.

Pendant que Volodia répondait avec la liberté d'esprit et l'assurance que donne le sentiment qu'on possède bien sa leçon, je me glissai comme une ombre sur l'escalier. Tout à coup, je me trouvai en face de Mimi, qui était toujours la cause de tous mes chagrins. Elle s'avança vers moi en disant:

«Vous ici?» et elle me regarda d'un air sévère.

Je me sentais coupable au plus haut degré; je baissai la tête et gardai le silence, tout en témoignant dans toute mon attitude une contrition touchante.

«Mais à quoi pensez-vous? dit Mimi. Que faites-vous ici?.»

Je me taisais toujours.

«Non, cela ne se passera pas ainsi, répéta-t-elle en frappant du revers de son doigt la balustrade de l'escalier; je le dirai à la comtesse....»

Quand je revins en classe, il était déjà trois heures moins cinq minutes. Le professeur, comme s'il n'avait remarqué ni mon absence ni mon retour, continua sa leçon pour Volodia. Quant il eut fini ses commentaires, il commença à plier ses cahiers. Mon frère passa dans la pièce voisine pour prendre le cachet. J'eus la satisfaction de me dire que mon maître m'avait oublié et que j'avais échappé à ses questions.

Mais tout à coup il me dit avec un demi-sourire perfide:

«J'espère que vous avez bien préparé votre leçon? Et il se frotta les mains.

—Oui, je l'ai préparée, répondis-je.

—Dans ce cas, veuillez me parler un peu de la croisade de Saint-Louis, continua-t-il en se balançant sur sa chaise et en regardant ses bottes d'un air absorbé. Vous me direz d'abord quelles causes ont obligé le roi de France à prendre la croix? reprit-il en relevant les sourcils et en montrant du doigt l'encrier; ensuite vous m'indiquerez les traits généraux et caractéristiques de cette croisade, ajouta-t-il en faisant un geste de toute la main, comme s'il voulait saisir quelque chose; enfin, il frappa la table à gauche avec son cahier. Vous me direz quelle a été d'une manière générale l'influence de cette croisade sur les différents états en Europe; puis, quelle a été l'influence de cette croisade sur la France,» dit-il pour finir, en frappant à droite sur la table avec son cahier et en inclinant la tête du même côté.

J'avalai plusieurs fois ma salive, je me raclai le gosier, je penchai la tête sur l'épaule et je me tus. Puis je pris une plume d'oie qui se trouvait sur la table, et je me mis à la déchiqueter, toujours sans rien dire.

«Passez-moi cette plume! me dit le professeur en tendant la main. Elle peut encore servir. Eh bien?»

Je commençai:

—Lou ... roi ... Saint-Louis était un ... était ... était un bon et sage tzar.

—Comment?

—Un tzar.... Il conçut l'idée d'aller à Jérusalem, et laissa les rênes du gouvernement à sa mère....

—Comment s'appelait-elle....

—Bou ... B ... lanche....

—Comment? Boulanche?»

Je souris de travers et gauchement.

«Eh bien! qu'est-ce que vous savez encore?» dit mon maître ironiquement.

Je ne pouvais pas empirer l'état des choses, je me mis à tousser de nouveau et à dire tout ce qui me passait par la tête.

Le professeur restait silencieux, époussetait la table avec la barbe de la plume, me regardait fixement de côté et répétait:

«Bien! très bien!...»

Je sentais que je ne savais rien, que je parlais Dieu sait comment! et je souffrais horriblement de ce que le professeur ne m'interrompait ni ne me reprenait.

«Pourquoi Saint-Louis a-t-il conçu l'idée d'aller à Jérusalem? demanda-t-il en répétant mes paroles.

—Parce que ... car ... pour....»

Je m'embrouillais de plus en plus; cette fois je restai court, et je sentais que, lors même que le professeur continuerait à se taire pendant une année, je n'aurais pas le pouvoir d'articuler un son.

Mon maître me considéra ainsi pendant trois minutes environ; puis, tout à coup, son visage exprima une profonde tristesse, et il dit d'une voix pénétrée à Volodia qui venait d'entrer dans la salle:

«Passez-moi le carnet; je veux marquer les notes.»

Volodia lui passa le carnet et posa délicatement le cachet à côté.

Le professeur ouvrit le carnet, trempa soigneusement sa plume; puis, de sa plus belle main, il mit à Volodia 5 pour la conduite et 5 pour l'étude; c'était le maximum.

Ensuite, posant sa plume sur ma colonne de notes, il me regarda, secoua la plume pour jeter le trop plein d'encre et resta pensif.

Tout à coup sa main fit un mouvement imperceptible ... et j'aperçus dans ma colonne le joli chiffre 1, puis un point; ensuite il répéta le même mouvement sur la colonne de la conduite, qui présenta comme l'autre le chiffre 1, suivi d'un point.

Le professeur referma le carnet avec soin, se leva, se dirigea vers la porte, sans avoir l'air de remarquer le regard plein de désespoir, de supplication et de reproche que je lui lançai.

«Monsieur le professeur! balbutiai-je....

—Non, répondit-il, devinant ce que j'allais dire:—Non, ce n'est pas ainsi qu'on étudie. Je ne veux pas recevoir de l'argent que je n'ai pas gagné.»

Il mit ses galoches, son manteau de camelot, et s'emmitoufla dans son cache-nez de manière à défier le vent.

Et je me demandais comment, après ce qui venait de m'arriver, on pouvait encore penser à s'emmitoufler. Pour lui ce n'était donc qu'un trait de plume, et pour moi ce trait de plume était un grand malheur.

«Est-ce que la leçon est finie? demanda Saint-Jérôme qui entrait dans la salle.

—Oui, monsieur.

—Le professeur a-t-il été content?

—Oui, répondit Volodia.

—Combien avez-vous reçu?

—Cinq.

—Et Nicolas?»

Je gardai le silence.

«Il me semble, quatre,» dit Volodia.

Mon frère avait compris qu'il fallait à tout prix me sauver du châtiment le jour où nous avions du monde.

«Voyons, messieurs, (Saint-Jérôme avait l'habitude de dire: voyons, à chaque mot) faites votre toilette et descendons.»

Aussitôt après notre entrée au salon, à peine les saluts d'usage échangés, nous passâmes dans la salle à manger.

Mon père était très en train. Il avait fait cadeau à Lioubotchka d'un riche service en argent. Au dessert, il se souvint tout à coup qu'il avait oublié chez lui une bonbonnière préparée pour l'héroïne de la fête.

«Va me la chercher, Colas, me dit-il, pour ne pas envoyer un domestique. Tu trouveras les clés sur la grande table, dans la coquille; tu sais ce que je veux dire?... Prends les clés, choisis la plus grande et ouvre le second tiroir à droite. Dans ce tiroir tu trouveras une boîte et les bonbons dans un sac. Apporte-moi tout cela.

—Et des cigares? veux-tu que je t'en apporte aussi? demandai-je, sachant qu'il avait l'habitude de les envoyer chercher après le dîner.

—Apporte-les si tu veux; mais prends garde de rien toucher dans mon cabinet,» cria-t-il comme je sortais de la salle.

Je trouvai les clés à la place indiquée; j'allais déjà ouvrir le tiroir, lorsque je fus saisi d'une envie folle d'essayer une toute petite clé qui faisait partie du trousseau.

Contre la galerie de la table, au milieu d'une foule d'objets de toutes sortes, était appuyé un portefeuille muni d'un cadenas; c'est là que je résolus d'essayer la petite clé. Ma tentative réussit à souhait, et tout un tas de papiers divers m'apparut.

La curiosité me poussait à lire ces papiers. Ce sentiment lutta en moi contre celui du respect que je portais à mon père. A mes yeux, mon père vivait dans une sphère à part, qui lui appartenait en propre et qui était trop haute pour être accessible à un enfant comme moi. Pris tout à coup de terreurs à l'idée de l'indiscrétion que j'allais commettre, et qui me semblait maintenant un sacrilège, je refermai le portefeuille le plus vite possible; mais il paraît que j'étais destiné à subir en ce jour néfaste tous les malheurs imaginables.

Après avoir introduit la petite clé dans la serrure, je la tournai dans le mauvais sens; croyant le cadenas fermé, je retirai la clé.... Oh! horreur! je n'avais plus dans la main que la tête de la petite clé. C'est en vain que je m'efforçai de la faire tenir sur la moitié qui était restée dans la serrure, espérant sans doute qu'elle en sortirait par un enchantement. Mais non, il fallait m'habituer à l'horrible idée que j'allais passer pour avoir commis un nouveau crime, qui serait découvert le jour même, lorsque mon père rentrerait dans son cabinet.

Ainsi, dans cette terrible journée, Mimi aurait porté plainte contre moi à grand'mère! J'avais reçu une mauvaise note, et cassé cette petite clé! Que pouvait-il m'arriver de plus?

Pas plus tard que ce même soir, j'aurais à répondre à grand'mère à cause du rapport de Mimi, à Saint-Jérôme, à cause de la mauvaise note, et à mon père pour l'affaire de la clé.

Et tout cela en un seul jour!

«Que vais-je devenir? Que vais-je devenir? Oh! oh, oh, oh!.... qu'ai-je fait? qu'ai-je fait? me répétais-je tout haut en marchant à grands pas sur le tapis moelleux qui recouvrait la pièce. Hélas! m'écriai-je, en prenant les bonbons et les cigares: «On n'échappe pas à sa destinée!» Et je courus à la salle à manger.

Cette sentence fataliste, que j'ai entendu prononcer dans mon enfance à notre menin Nicolas, m'a toujours fait du bien et n'a jamais manqué de me calmer au moment décisif, dans les circonstances les plus pénibles de ma vie.

Quand je me retrouvai au salon, j'étais très excité, et d'une gaieté qui n'était pas naturelle.

Après le dîner, les jeux commencèrent, et j'y pris une part active.

Pendant que nous jouions «au chat et à la souris», je courus par maladresse contre l'institutrice des Kornakoff, qui s'amusait avec nous, et, sans le vouloir, je déchirai sa robe. Je remarquai que les jeunes filles, et Sonitchka en particulier, furent enchantées de voir l'institutrice sortir du salon d'un air contrarié pour aller faire recoudre sa jupe dans la chambre des couturières. Je résolus aussitôt de procurer une seconde fois ce plaisir à mes jeunes amies.

Pour exécuter cet aimable dessein, dès que l'institutrice fut rentrée au salon, je me mis à gambader autour d'elle et me livrai à ces évolutions, jusqu'à ce que j'eusse réussi à mettre le pied sur sa robe et à la déchirer de nouveau. Sonitchka et les princesses eurent toutes les peines du monde à s'empêcher de rire, ce qui flatta énormément mon amour-propre. Mais Saint-Jérôme, qui avait, à ce qu'il paraît, deviné mon espièglerie, s'approcha de moi en fronçant les sourcils, menace que je ne pouvais pas souffrir, me déclara que ma gaieté bruyante n'annonçait rien de bon, et que, si je ne parvenais pas à la modérer, il saurait m'en faire repentir, bien que ce fût un jour de fête.

Je me trouvais dans cet état d'exaspération dans lequel tombe un joueur qui a mis sur le tapis plus qu'il n'avait dans sa poche et qui, de crainte de compter ses pertes, continue à mettre des cartes sans avoir la moindre espérance de regagner ce qu'il a perdu, mais jouant simplement pour ne pas se donner le temps de réfléchir.

C'est pourquoi je répondis à mon gouverneur par un sourire insolent, et je m'éloignai de lui.

Après «le chat et la souris,» ce fut le tour d'un autre jeu que nous avions surnommé «le pied de nez». Nous placions deux rangs de chaises en face l'un de l'autre, et les dames et les cavaliers se partageaient en deux camps, chaque dame choisissant le cavalier qui lui plaisait.

La plus jeune des princesses prenait toujours le plus jeune des frères Ivine; Katienka donnait alternativement la préférence à Volodia ou à Ilinka Grapp; quant à Sonitchka, elle choisissait à tous les tours Serge Ivine, et, à ma vive surprise, ne témoignait aucune confusion lorsque Serge venait d'emblée s'asseoir vis-à-vis d'elle, avant qu'elle l'en eût prié.

Elle riait, de sa voix sonore et harmonieuse, et l'approuvait d'un signe de tête pour montrer qu'il avait deviné son intention. Moi, personne ne me choisissait; je comprenais que j'étais de trop, celui qui restait, dont personne ne voulait et dont on devait dire chaque fois: «Quel est celui qui reste? Ah! Nicolinka.... Eh bien! prends-le, toi!» Et mon amour-propre était cruellement mortifié.

Aussi, quand c'était à moi de me présenter devant une dame, j'allais tout droit à ma sœur ou à la plus laide des petites princesses, et, pour mon malheur, je ne me trompais jamais.

Sonitchka avait l'air de s'occuper de Serge au point d'en oublier jusqu'à mon existence.

Je ne sais de quel droit je l'appelais dans ma pensée «une traîtresse,» car elle ne m'avait jamais promis de me choisir de préférence à Serge; mais j'étais tout à fait convaincu qu'elle se conduisait envers moi de la façon la plus coupable.

Le jeu terminé, je remarquai que cette traîtresse, que je vouais au mépris sans pouvoir détacher mes yeux de sur elle, s'était mise à l'écart avec Katienka et Serge, dans un coin, et qu'ils discutaient quelque chose d'un air de mystère.

Je me glissai derrière le piano à queue pour surprendre leur secret; et voici le tableau qui frappa mes yeux:

Katienka tenait un mouchoir de batiste par les deux bouts au-dessus de la tête de Serge et de Sonitchka:

«Non, vous avez perdu, il faut s'exécuter,» disait Serge.

Sonitchka, les bras retombants, restait debout devant lui comme une coupable, et rougissait en disant:

«Non, je n'ai pas perdu, n'est-ce pas, Katienka?

—Par amour de la vérité, je dois te dire, ma chère, que tu as perdu ton pari.»

Katienka avait à peine prononcé ces paroles, que Serge se pencha vers Sonitchka et l'embrassa!...

Et Sonitchka se mit à rire, comme si ce n'était rien, comme si c'était une plaisanterie!

N'est-ce pas horrible!!! Oh! l'astucieuse traîtresse!

Alors je ressentis un mépris profond pour toutes les jeunes filles en général et pour Sonitchka en particulier; je découvris tout à coup qu'il n'y avait rien de divertissant dans ces jeux, et qu'ils étaient bons pour amuser de vilaines gamines. Je fus pris aussitôt d'un désir irrésistible de me conduire mal et de commettre une espièglerie si forte qu'elle ébahirait tout le monde.

L'occasion de me signaler ne se fit pas attendre.

Je vis Saint-Jérôme tenir un conciliabule avec Mimi, puis sortir du salon; j'entendis ses pas d'abord sur l'escalier, puis au-dessus de nos têtes, s'acheminer dans la direction de la salle d'étude.

Je supposai que Mimi avait raconté à mon gouverneur qu'elle m'avait rencontré dans le corridor pendant ma leçon, et qu'il était allé regarder le carnet de notes.

Dans ce moment, je me figurais que l'unique but de Saint-Jérôme dans cette vie était de trouver un prétexte pour me punir.

Sous l'influence de ces mauvaises pensées, je perdis la faculté de réfléchir, et, lorsque Saint-Jérôme revint et, s'approchant de moi, me dit que je n'avais pas le droit de me trouver au salon, que je devais monter immédiatement, à cause de ma conduite pendant la leçon d'histoire et de la mauvaise note que j'avais reçue, je lui tirai la langue en déclarant que je ne sortirais pas du salon.

Au premier moment, mon gouverneur ne trouva pas un mot, saisi de stupéfaction et de colère.

«C'est bien!» dit-il enfin, et il me prit le bras.

«Je vous ai déjà menacé plus d'une fois du châtiment dont votre grand'mère a voulu vous sauver; mais je vois qu'il n'y a que la verge qui puisse vous faire obéir; aujourd'hui vous l'avez richement méritée....»

Il prononça cette sentence si haut que tout le monde l'entendit.

Le sang afflua vers mon cœur avec une force extraordinaire; je sentais ses battements, je sentais que mes joues pâlissaient et qu'un tremblement convulsif agitait mes lèvres.

Je devais être terrible à voir; Saint-Jérôme, évitant mon regard, s'approcha vivement de moi et s'empara de ma main; mais, à peine eus-je senti le contact de ses doigts, que je fus pris d'une telle irritation que ma fureur ne connut plus de bornes; j'arrachai ma main de son étreinte et je lui appliquai un coup, de toute ma force d'enfant.

«Mais qu'est-ce qui te prend? me dit à l'oreille Volodia, saisi d'effroi et de stupeur devant cet acte de rébellion.

—Laisse-moi, lui criai-je à travers mes larmes; personne de vous ne m'aime ... vous ne comprenez pas combien je suis malheureux! Vous êtes tous vilains!» ajoutai-je, dans une sorte de délire, en m'adressant à toute la compagnie.

A ce moment, mon gouverneur, pâle, mais résolu, s'approcha de nouveau de moi. Avant que j'eusse le temps de me mettre sur la défensive, mes deux mains furent prises comme dans un étau, et il m'entraîna hors du salon.

La tête me tournait d'émotion; je me souviens seulement de m'être débattu en désespéré de la tête et des genoux, tant que j'en eus la force. Je me rappelle que plus d'une fois mon nez frotta contre son pantalon; je mordis sa redingote; il me semblait que de tous côtés je rencontrais ses pieds, tandis qu'à l'odeur de la poussière se mêlait celle de la violette dont Saint-Jérôme se parfumait.

Cinq minutes plus tard, les portes de la chambre de débarras se refermèrent sur moi.

«Vassili! cria Saint-Jérôme, d'une voix de triomphe. Apporte-moi-la verge.»



CHAPITRE XX

RÊVERIES ET DÉSESPOIRS

Aurais-je jamais pu croire, à cet instant, que je survivrais à tous ces malheurs, et qu'un jour je pourrais les évoquer tranquillement?

En me rappelant tous mes méfaits je ne pouvais m'imaginer ce que je deviendrais; cependant j'avais un vague pressentiment que j'étais perdu sans retour.

Au premier abord, un silence absolu régna autour de moi et dans toute la maison; ou, tout au moins, la violence de mes émotions m'empêchait d'entendre quoi que ce fût; peu à peu je commençai à distinguer des bruits divers.

Vassili monta, jeta sur le rebord de la fenêtre de ma prison un objet qui ressemblait à un balai, puis il s'étendit en bâillant sur un coffre.

Ensuite j'entendis en bas un murmure de voix (évidemment on parlait de moi) et ensuite des cris d'enfants, des rires, des courses ici et là; et, quelques minutes plus tard, tout rentrait dans le silence, la maison reprenait son train ordinaire, comme si personne ne savait que j'étais enfermé dans ce réduit obscur, et personne ne se souciait de moi.

Je ne pleurais pas, mais je sentais quelque chose de lourd sur mon cœur, comme une pierre.

Une foule de pensées et d'images passaient plus rapides que l'éclair dans mon imagination troublée; le souvenir de mes malheurs interrompait sans cesse leur chaîne capricieuse, et de nouveau, dans l'ignorance du sort qui m'attendait, en proie au désespoir et à la crainte, je m'égarais dans un labyrinthe sans issue.

Tantôt je me disais que l'antipathie générale, la haine que tout le monde me témoignait, devaient avoir une cause quelconque. (En ce moment j'étais persuadé que tous dans la maison, à commencer par grand'mère et à finir par le cocher Philippe, me détestaient et se délectaient de mes souffrances.) Non, me disais-je, sans doute je ne suis pas le frère de Volodia, je suis un malheureux orphelin qu'on a recueilli par pitié, et cette idée saugrenue, non seulement me procura une triste consolation, mais elle me parut tout à fait vraisemblable.

Il m'était agréable de penser que j'étais malheureux, non par ma propre faute, mais parce que c'était mon sort depuis le jour de ma naissance, comme pour le pauvre Karl Ivanovitch.

«Mais à quoi bon m'en faire un mystère, pensais-je, puisque je suis arrivé à le pénétrer moi-même?... Eh bien! demain j'irai trouver papa, et je lui dirai:

«Papa, il est inutile de vouloir me cacher le secret de ma naissance, je l'ai deviné.»

Et papa répondra:

«Que puis-je faire, mon ami? oui, tôt ou tard tu devais le découvrir,—tu n'es pas mon fils, je t'ai adopté, mais, si tu te montres digne de mon affection, je ne t'abandonnerai jamais.»

Alors je lui dirai:

«Papa, bien que je n'aie pas le droit de t'appeler de ce nom, mais je le prononce pour la dernière fois, je t'ai aimé, et je t'aimerai toujours! Je n'oublierai jamais que tu es mon bienfaiteur! mais je ne puis plus rester chez toi. Ici personne ne m'aime, et Saint-Jérôme a juré de m'exterminer. Un de nous, lui ou moi, nous quitterons ta maison parce que je ne peux plus répondre de moi; je hais cet homme profondément; je me sens capable de tout! Je l'exterminerai. (Oui, je dirai cela): papa, je l'exterminerai!»

Papa me suppliera de n'en rien faire; mais moi, je ferai un grand geste, et je répondrai:

«Non, mon ami, mon bienfaiteur, nous ne pouvons plus vivre ensemble, laissez-moi partir.»

Puis je l'embrasserai, et je lui dirai:

«Oh! mon père! mon bienfaiteur! donne-moi pour la dernière fois ta bénédiction, et que la volonté de Dieu soit faite!»

Et, à cette pensée, je sanglote assis sur un coffre dans l'obscur réduit.

Puis, tout à coup, je me rappelle le honteux châtiment qui m'attend; la réalité apparaît à mes yeux sous son jour véritable, et tous mes rêves s'effacent en un clin d'œil.

Bientôt, pourtant, mes songes recommencent; je me vois déjà en liberté et hors de ma famille. Je me fais hussard et je pars pour la guerre. De tous côtés les ennemis fondent sur moi, je brandis mon sabre, et j'en tue un; encore un coup de sabre, et un second ennemi tombe raide, puis un troisième de même. Enfin, exténué de fatigue, couvert de blessures, je glisse sur la terre et je crie: «Victoire!» Un général à cheval se dirige vers moi et dit: «Où est notre libérateur?» On me désigne, alors il se jette à mon cou en versant des larmes et crie: «Victoire!»....

Me voilà remis de mes blessures, et je me promène sur le boulevard de Tver, à Moscou, le bras en écharpe soutenu par un mouchoir de couleur noire. Je suis général! Le Tzar vient au-devant de moi et demande qui est ce jeune homme couvert de blessures? On lui répond que c'est le célèbre héros Nicolas!—Le Tzar s'approche de moi et me dit: «Je te remercie, et je t'accorde tout ce que tu me demanderas!»

Je salue respectueusement le Tzar, et, m'appuyant sur mon sabre, je lui dis:

«Je suis heureux, grand Tzar, d'avoir pu verser mon sang pour ma patrie, et j'aurais voulu mourir pour elle; mais, puisque tu me fais la grâce de souffrir que je t'adresse une prière, je te supplie de permettre que j'extermine mon ennemi, l'étranger, Saint-Jérôme. Je veux exterminer mon ennemi Saint-Jérôme.»

Alors je me tourne vers Saint-Jérôme, et je lui dis d'un ton sévère: «Tu as fait mon malheur, à genoux!»

Mais, hélas! juste à cet heureux moment, je me rappelle qu'à chaque instant le véritable Saint-Jérôme peut entrer avec la verge, et je ne suis plus un général qui sauve son pays, mais l'être le plus misérable et le plus piteux de toute la terre.

Ou bien encore je me figurais que j'étais mort de chagrin, et je me représentais sous de vives couleurs le saisissement de Saint-Jérôme en trouvant à ma place un corps privé de vie.

Puis je me rappelais ce que Nathalia Savichna m'avait dit, que l'âme d'un mort hante la maison pendant quarante jours. Et je me voyais, invisible à tous, errant après ma mort dans les différentes pièces de la maison; j'entendais les larmes sincères de Lioubotchka, les regrets de grand'mère et les reproches que mon père adressait à Saint-Jérôme.

Papa disait, les larmes aux yeux:

«C'était un brave garçon!

—Oui, répondait Saint-Jérôme, mais un très grand polisson....

—Vous devriez avoir plus de respect pour les morts, interrompait papa, c'est vous qui l'avez fait mourir de peur; il n'a pas eu la force de supporter l'humiliation que vous lui réserviez.... Je vous chasse, scélérat!...»

Et Saint-Jérôme courbe le front et implore le pardon de mon père.

Après quarante jours, mon âme s'envole au ciel, et là je distingue une forme blanche, transparente et longue, et j'ai le sentiment que c'est ma mère. Cette forme blanche m'enveloppe, me caresse; cependant j'éprouve une inquiétude, je ne la reconnais pas entièrement.

«Si c'est toi, lui dis-je, découvre-moi ton visage que je puisse t'embrasser.

Et sa voix me répond: «Ici nous sommes tous ainsi, et il n'est pas en mon pouvoir de t'embrasser plus fort. Est-ce que tu ne te trouves pas bien ici?

—Oui, je suis très bien ... mais tu ne peux plus me caresser, et je ne peux pas baiser tes mains.

—Ce n'est pas nécessaire,» répond maman.

Et je sens qu'elle a raison et qu'on est très bien comme cela; puis, il me semble que nous nous envolons ensemble dans les airs, plus haut, toujours plus haut.

A ce moment, je me réveille, et je me retrouve sur le coffre, dans le cabinet noir, avec des joues humides de larmes, sans une idée quelconque, et me répétant: «Et nous nous envolons ensemble dans les airs, plus haut, toujours plus haut.»

Je me donne beaucoup de peine pour m'expliquer ma situation; mais je ne vois autour de moi que des ténèbres et un avenir encore plus noir. Je m'efforce d'évoquer de nouveau mes beaux rêves joyeux que la conscience de la réalité a mis en fuite; mais, à ma grande surprise, à mesure que j'essaie de rentrer dans la voie des songes envolés, je découvre qu'il m'est impossible de les continuer, et, ce qui m'étonne encore davantage, ils ne me procurent plus aucun plaisir.

J'ai passé la nuit dans mon cachot, et personne n'est venu me voir; ce n'est que le lendemain, qui était un dimanche, qu'on me transporta dans une petite chambre à côté de la salle d'étude, où l'on m'enferma de nouveau.

J'eus une lueur d'espoir: mon châtiment se bornerait peut-être à la prison.... Un brillant soleil dansait sur les vitres, la rue avait repris son mouvement accoutumé, et bientôt un doux sommeil vint me réconforter. Sous ces diverses influences, mon esprit s'apaisa quelque peu. Mais la solitude est toujours dure à supporter; j'avais envie de bouger, d'épancher dans une âme compatissante tout ce que j'avais sur le cœur; hélas! pas un être vivant ne m'approchait. Ce qui rendait ma situation plus intolérable, c'est que j'entendais dans la salle voisine le pas régulier de Saint-Jérôme. Il sifflait des refrains joyeux. J'étais certain qu'il n'avait nulle envie de chanter, et qu'il ne le faisait que pour me tourmenter.

A deux heures, Saint-Jérôme et Volodia descendirent chez grand'mère, et Nicolas apporta mon dîner. Je le retins pour lui avouer tous mes méfaits et l'entretenir de mes appréhensions.

«Eh! monsieur, me dit-il, «à force d'aller mal tout ira bien»....

Cet adage m'a souvent soutenu dans la suite, et, dans cette circonstance, il m'aurait un peu consolé si je n'avais eu un autre sujet d'inquiétude: on m'avait envoyé un dîner complet, rien n'y manquait, pas même du gâteau, et je me dis que, si j'étais en punition, on ne m'aurait envoyé que du pain et de l'eau; je devais comprendre par là que mon châtiment n'avait pas encore commencé, et qu'on se contentait de me séquestrer comme un être nuisible.

Pendant que j'étais plongé dans la solution de ce problème, la clé tourna dans la serrure de ma chambre, et Saint-Jérôme, le visage sévère et officiel, entra chez moi: «Venez chez votre grand'mère,» dit-il sans me regarder.

Avant de sortir, je voulus brosser ma manche que j'avais frottée contre de la craie; mais mon gouverneur me dit que c'était tout à fait superflu. Il me considérait donc comme un être si dégradé, qu'il ne valait plus la peine de s'inquiéter de son apparence.

Quand je traversai la salle d'étude, Katienka, Lioubotchka et Volodia me regardèrent exactement comme nous regardions les prisonniers qu'on menait tous les lundis sous nos fenêtres; l'expression était tout à fait la même.

Grand'mère était assise dans son fauteuil; quand je m'approchai d'elle pour lui baiser la main, elle la retira sous sa mantille en détournant la tête.

Il y eut un assez long silence, durant lequel grand'mère m'examina de la tête aux pieds, en fixant sur moi un regard si scrutateur, que je ne savais où mettre mes yeux, ni que faire de mes bras. Enfin elle prit la parole:

«Oui, mon cher, je peux dire que vous vous montrez sensible à mon amour et que vous êtes pour moi une véritable consolation; monsieur Saint-Jérôme, qui, à ma demande—continua-t-elle en traînant sur chaque mot,—a bien voulu se charger de votre éducation, ne veut plus rester dans ma maison. Pourquoi? A cause de vous, mon cher.»

Il y eut une pause très courte, et elle reprit d'un ton qui ne permettait pas de douter que ce speech n'eût été préparé d'avance:

«J'avais espéré que vous lui seriez reconnaissant pour ses soins et ses peines, et que vous sauriez apprécier ses services, mais vous! un gamin! vous avez osé lever la main sur lui.... Très bien! Fort beau! Je commence à croire aussi que vous n'êtes pas capable d'apprécier les bonnes manières et que, pour vous, il faut avoir recours à d'autres procédés plus humiliants.... Demande pardon, tout de suite, dit-elle d'une voix sévère et impérieuse, en indiquant Saint-Jérôme:—Tu entends ce que je te dis?»

Je suivis des yeux la direction que prenait la main de grand'mère, et, ayant aperçu la redingote de Saint-Jérôme, je me détournai sans bouger de ma place. Je sentais mon cœur défaillir.

«Eh bien! vous n'entendez pas ce que je dis?»

Je tremblais de tout mon corps, mais je ne fis pas un mouvement.

«Colas! dit grand'mère, qui avait évidemment deviné mes souffrances intérieures,—Colas! répétà-t-elle d'une voix plutôt tendre qu'impérative. Est-ce bien toi?

—Grand'mère! Je ne demanderai pas pardon, pour rien au monde!» m'écriai-je; et je demeurai interdit.

Je sentais que, si je prononçais encore un mot, je ne pourrais plus retenir les larmes qui m'étoufffaient.

«Je te l'ordonne ... je t'en prie.... Eh bien!

—Je ... je ... ne ... veux ... je ne peux ... dis-je avec effort, et les sanglots refoulés brisèrent leurs digues et débordèrent de ma poitrine dans un flot désespéré.

—C'est ainsi que vous obéissez à votre seconde mère?... C'est ainsi que vous reconnaissez ses bontés? dit Saint-Jérôme d'un ton tragique; à genoux!

—Mon Dieu! si elle le voyait en ce moment! s'écria grand'mère, et elle se détourna pour essuyer ses larmes.—Si elle le voyait?... Non, elle n'aurait pas eu la force de supporter cette épreuve!»

Et grand'mère pleurait toujours avec violence.

Je pleurais aussi fort, mais j'étais bien décidé à ne pas demander pardon.

«Tranquillisez vous, au nom du ciel! Madame la Comtesse,» disait Saint-Jérôme.

Mais grand'mère ne l'entendait plus; elle enfouit son visage dans ses deux mains, et ses sanglots se transformèrent bientôt en une crise de nerfs.

Gacha et Mimi accoururent dans la chambre, l'air terrifié, et bientôt toute la maison fut'sens dessus dessous.

«Admirez votre ouvrage, me dit Saint-Jérôme en me reconduisant en haut.

—Mon Dieu! qu'ai-je fait! Quel criminel je suis!» me disais-je avec horreur.

Saint-Jérôme m'ordonna de rentrer dans ma chambre, et il retourna auprès de grand'mère. A peine m'eut-il quitté que je m'élançai, sans réfléchir à ce que je faisais, sur le grand escalier qui conduisait à la rue.

Avais-je vraiment l'intention de me sauver, de me noyer?... je ne me le rappelle pas, je sais seulement que je courais en bas de l'escalier en me cachant le visage pour ne voir personne.

«Où vas-tu? cria tout à coup une voix familière,... justement, c'est toi que je cherche.»

Une main s'avançait vers moi, je voulus lui échapper; mais mon père me saisit le bras en disant sévèrement:

«Viens avec moi, mon cher!—Comment as-tu osé toucher le portefeuille dans mon cabinet? dit-il en me traînant dans la petite chambre aux divans.

«Ah! tu ne réponds pas! Eh? ajouta-t-il en me pinçant l'oreille.

—Pardonne-moi, répondis-je: je ne sais pas moi-même ce qui m'a pris....

—Ah! tu ne sais pas ce qui t'a pris? Tu ne sais pas?... tu ne sais pas ... tu ne sais pas!... répétait-il en me tirant l'oreille à chaque mot: Tu apprendras à l'avenir à fourrer ton nez où il n'a rien à faire? Tu apprendras ... tu apprendras....»

Bien que je ressentisse une vive cuisson à l'oreille, je ne pleurais pas, j'éprouvais même un sentiment de bien-être moral. A peine eut-il lâché mon oreille, que je saisis sa main et je la couvris de baisers en fondant en larmes.

«Frappe-moi encore, dis-je à travers mes sanglots, encore plus fort, que cela me fasse encore plus mal, je suis un vaurien, un vilain, un malheureux....

—Qu'as-tu? me dit-il en me repoussant avec douceur.

—Non, je ne m'en irai pas, pour rien au monde, dis-je en m'accrochant à sa redingote; tout le monde me hait, je le sais; mais, pour l'amour de Dieu! écoute-moi, défends-moi ou chasse-le! Je ne peux pas vivre avec lui, il s'ingénie de toutes manières pour m'humilier; il m'ordonne de me mettre à genoux devant lui, il veut me fustiger. Je ne peux pas supporter cela; je ne suis plus un tout petit garçon, je ne le supporterai pas, je mourrai.... Il a dit à grand'mère que je suis un vaurien, et maintenant elle est malade ... elle mourra à cause de moi ... je t'en prie ... fais-moi donner le fouet ... mais,—qu'on ne me ... tourmente ... plus....»

Les larmes m'étouffaient. Je me laissai tomber sur le divan, n'ayant plus la force de parler, et ma tête se renversa sur les genoux de mon père; il me semblait que j'allais mourir.

«Mais d'où vient tout ce désespoir, mon gros joufflu? dit mon père d'un ton compatissant et en se penchant sur moi.

—Il est mon tyran,... il me tourmente ... j'en mourrai ... personne ne m'aime!» eus-je à peine la force de dire. Les derniers mots se perdirent dans des convulsions.

Papa me prit dans ses bras et me porta dans ma chambre à coucher.

Je tombai dans un profond sommeil.

Quand je me réveillai, la soirée était déjà très avancée; une bougie était placée près de mon lit, et dans l'autre chambre j'entrevis notre médecin, Mimi et Lioubotchka. On pouvait lire sur leur visage qu'ils étaient très inquiets de ma santé. Moi, au contraire, je m'éveillais, après un sommeil de douze heures, si frais et si dispos, que j'aurais volontiers sauté hors du lit, si je n'avais pas eu du plaisir à laisser croire aux autres que j'étais réellement malade.



CHAPITRE XXI

PORTRAITS DE FAMILLE

Je ne veux pas suivre heure par heure mes souvenirs d'adolescence; je me contenterai de jeter un coup d'œil sur les principaux événements de ma vie, depuis les scènes que je viens de raconter jusqu'au jour où j'ai fait la connaissance de l'homme extraordinaire qui a exercé une influence définitive et bienfaisante sur mon caractère et mes idées.

Volodia doit entrer bientôt à l'Université. Les professeurs lui donnent des leçons particulières, et j'écoute avec envie, saisi d'un respect involontaire, pendant que mon frère frappe allègrement le tableau noir avec la craie et parle avec aisance de fonctions, de sinus, de racines etc., etc. qui me semblent être l'expression d'une science inaccessible à mon intelligence.

Enfin, un dimanche, il y eut une grande réunion, après le dîner, dans la chambre de grand'mère. Tous nos maîtres et deux professeurs de l'Université firent subir à Volodia une répétition de son examen d'admission; Volodia, à la grande joie de grand'mère, fit preuve de connaissances peu ordinaires.

On me posa aussi quelques questions sur différentes branches; mais je fus très faible dans mes réponses, et les professeurs firent tout leur possible pour dissimuler à grand'mère mon ignorance, ce qui n'aboutit qu'à augmenter ma confusion.

D'ailleurs on m'accorda fort peu d'attention, je n'avais que quinze ans, et il me restait encore une année pour me préparer à l'examen de l'Université.

A dater de cette première épreuve, Volodia change de manière de vivre; il ne descend que pour le dîner. Il passe la journée et la soirée entières à étudier en haut, non par nécessité, mais parce que c'est son plaisir. Il a beaucoup d'ambition et ne veut pas se contenter de faire un examen passable; il veut s'en tirer avec éclat.

Enfin, le jour de son premier examen est arrivé. Volodia revêt un habit bleu orné de boutons de bronze; il a sa montre d'or et des bottes vernies; le phaéton de mon père l'attend devant le perron. Nicolas jette en arrière le tablier de cuir, et Volodia et Saint-Jérôme montent en voiture.

Les jeunes filles, Katienka surtout, suivent de la fenêtre, d'un air ravi, la svelte personne de Volodia qui prend place dans l'équipage. Papa dit: «Que Dieu l'accompagne!» Grand'mère, qui s'est traînée jusqu'à la croisée, fait des signes de croix sur le phaéton, jusqu'à ce qu'il ait disparu dans la ruelle, et murmure quelque chose.

Volodia revient. Tout le monde le questionne à la fois avec impatience:

«Comment?... Bien?... Quelle note as-tu?»

Mais on peut lire déjà sur son joyeux visage que tout s'est bien passé. Volodia a obtenu cinq (le maximum).

Le lendemain il retourne à l'Université accompagné des mêmes craintes, des mêmes vœux, et on attend son retour avec la même impatience.

Neuf jours passent ainsi; le dixième, Volodia doit traverser l'épreuve la plus difficile, le catéchisme. Tout le monde est à la fenêtre, et on l'attend avec un redoublement d'impatience.

Il est déjà deux heures, et le phaéton n'apparaît pas.

«Les voilà! les voilà!» crie enfin Lioubotchka qui ne bougeait pas de son poste d'observation.

En effet Volodia était assis dans le phaéton, à côté de Saint-Jérôme; mais son habit bleu et sa casquette grise sont remplacés déjà par l'uniforme d'étudiant au col bleu brodé de galons; sa tête est coiffée d'un tricorne, et il a une épée au côté.

En l'apercevant, grand'mère s'écria:

«Ah! si au moins elle avait vécu pour le voir ainsi.»

Et elle s'évanouit.

Volodia accourut le visage rayonnant, il m'embrassa plusieurs fois, puis il embrassa Lioubotchka, Mimi et Katienka qui rougit jusqu'aux oreilles.

Volodia est hors de lui de bonheur. Comme il est beau dans cet uniforme! Comme ce col bleu fait ressortir le duvet naissant qui souligne ses lèvres! Quelle taille fine et haute! et quelle noblesse dans la démarche!

Pour fêter ce jour mémorable, le dîner eut lieu dans la chambre de grand'mère. La joie brillait sur tous les visages; au dessert, le maître d'hôtel apporta majestueusement, avec une gaieté respectueuse, une bouteille de champagne enveloppée dans une serviette. C'était la première fois qu'on débouchait une bouteille de champagne chez grand'mère depuis la mort de maman; grand'mère vida son verre, félicita encore une fois Volodia et pleura de joie en le regardant.

A partir de ce jour mon frère eut son équipage à lui, reçut ses amis dans son appartement particulier, se mit à fumer et alla au bal.

Cependant il dînait toujours à la maison, et, après le repas, comme autrefois, venait s'asseoir dans la chambre des divans et avait de longs et mystérieux entretiens avec Katienka; je ne prenais aucune part à ces conversations qui avaient pour sujet,—à ce que j'ai pu comprendre—les livres qu'ils lisaient; ils discutaient les mérites des héros et des héroïnes, leurs goûts, leurs préférences, le penchant de leur caractère. Je ne voyais nullement ce qu'ils pouvaient trouver d'intéressant dans ces longues causeries, ni pourquoi ils souriaient si finement dans l'ardeur de la discussion.

Katienka a seize ans; elle a grandi; les formes anguleuses, la timidité et la gaucherie, qui caractérisent les jeunes filles pendant qu'elles traversent l'âge ingrat, ont fait place à une grâce harmonieuse; c'est la fleur à peine entr'ouverte, dans toute sa fraîcheur. Et, cependant, Katienka n'a pas changé; elle a toujours les mêmes yeux bleu clair et le même regard souriant, le même petit nez sans inflexion qui forme presque une ligne droite avec le front, avec de fortes narines, une bouche mignonne au sourire lumineux, les mêmes petites fossettes dans les joues roses au teint transparent, les mêmes menottes blanches ... et, comme auparavant, le surnom de proprette lui sied à merveille.

Il n'y a de nouveau chez elle que l'épaisse tresse rousse qu'elle porte maintenant comme les grandes filles.

Bien que Lioubotchka ait été élevée avec Katienka et qu'elles aient grandi ensemble, ma sœur est une jeune fille toute différente de son amie.

Lioubotchka est petite de taille; à la suite d'une maladie d'enfant, elle est restée avec les jambes courbes, les pieds en dedans et un buste disgracieux. Il n'y a dans toute sa personne que les yeux qui soient beaux; mais les yeux sont admirables—grands, noirs, avec quelque chose de sérieux, de naïf, d'innocent, de plein de charme dans le regard. Il est impossible de ne pas les remarquer.

Lioubotchka est toujours simple et naturelle. Katienka veut toujours faire de l'effet.

Lioubotchka regarde toujours en face, et quelquefois il lui arrive, lorsqu'elle arrête ses immenses yeux noirs sur quelqu'un, de les tenir attachés si longtemps, qu'on la gronde en lui disant qu'elle n'est pas polie. Katienka, au contraire, baisse tout de suite les paupières et cligne des yeux. Elle assure qu'elle est myope; mais je suis sûr qu'elle y voit on ne peut mieux.

Lioubotchka n'aime pas à faire des manières devant les étrangers, et, lorsque quelqu'un lui fait des amitiés devant le monde, elle se fâche et répond qu'elle n'aime pas les effusions. Katienka, au contraire, lorsqu'il y a des visites, devient très affectueuse pour Mimi, et elle aime à se promener dans le salon en tenant une amie par la taille.

Lioubotchka est une grande rieuse, et, dans ses accès de rire, elle agite les mains et court dans toute la chambre; Katienka, au contraire, porte son mouchoir ou sa main sur sa bouche quand elle commence à rire.

Lioubotchka se tient toujours droite lorsqu'elle est assise et marche les bras pendants; Katienka tient la tête un peu de côté et marche les mains jointes.

Lioubotchka est toujours mécontente lorsque Mimi la serre trop dans son corset et se plaint en disant: «Mais je ne peux pas respirer!» et elle aime à manger. Katienka, au contraire, glisse souvent son doigt sous le col de sa robe pour montrer qu'elle est au large dans son corsage, et elle mange très peu.

Lioubotchka dessine volontiers la tête; Katienka préfère les fleurs et les papillons.

Lioubotchka joue avec beaucoup de netteté les concertos de Field et quelques sonates de Beethoven. Katienka exécute des variations et des valses en ralentissant la mesure, plaque des accords, met sans cesse la pédale et prélude toujours par trois arpèges qu'elle donne avec sentiment.

Malgré tout, Katienka me semblait plus grande demoiselle et m'agréait mieux que Lioubotchka.

Papa est très content depuis que Volodia est entré à l'Université; il vient beaucoup plus souvent dîner chez grand' mère.

Il lui arrive même de venir passer un moment avec nous avant d'aller au cercle; souvent il s'assied au piano, nous réunit autour de lui, et, tout en frappant la mesure avec le bout de ses bottes molles (il détestait les talons et n'en portait jamais), il nous chante des airs bohémiens.

Il fallait voir les transports de rire de Lioubotchka. Elle est la favorite de papa, et elle l'adore.

Parfois il vient dans la salle d'étude et, d'un air sévère, écoute comment je débite mes leçons.

Quelquefois, lorsque grand'mère commence à gronder et à se fâcher contre tout le monde, sans raison, papa nous fait des signes à la dérobée et nous dit plus tard: «On nous a bien arrangés aujourd'hui, mes enfants!»

Une fois, il entra au salon où nous étions, très tard dans la soirée. Il était en habit noir et en gilet blanc; il attendait Volodia, qui s'habillait en ce moment, pour le conduire au bal. Grand'mère s'était retirée dans sa chambre. Volodia devait se rendre chez elle. Chaque fois qu'il allait dans le monde, elle le faisait venir pour passer en revue sa toilette, le bénir et lui faire des recommandations.

Ce soir-là, une seule lampe éclairait le salon. Mimi et Katienka se promenaient de long en large, et Lioubotchka était au piano en train d'étudier le second concerto de Field, le morceau favori de maman.

Je n'ai jamais vu une ressemblance de famille plus accentuée que celle qui existait entre ma sœur et ma mère.

Cette ressemblance n'était pas dans le visage, ni dans le teint, ni dans les traits, mais résidait en quelque chose d'insaisissable; on la trouvait dans les mains, dans la démarche et surtout dans la voix et dans quelques façons de s'exprimer.

Quand Lioubotchka se fâchait, elle disait: «Voilà tout un siècle qu'on me dérange!» «Tout un siècle!» était le mot de maman. Lioubotchka le prononçait exactement comme elle; en l'entendant il nous semblait ouïr notre mère. Cette ressemblance s'accusait lorsque Lioubotchka se mettait au piano, dans la manière dont elle arrangeait les plis de sa robe, dont elle tournait les feuillets avec sa main gauche et en les prenant d'en haut. Enfin, quand elle s'embrouillait dans un passage difficile, comme maman, elle donnait un petit coup de poing sur le clavier en s'écriant: «Ah! mon Dieu!» Elle avait le même jeu que ma mère, net, et d'une douceur inexprimable, ce beau toucher de Field appelé si justement «le jeu perlé» et que tous les tours de force de nos virtuoses modernes ne feront pas oublier.

Mon père était entré au salon à petits pas pressés; il s'approcha de Lioubotchka, qui se leva du piano en l'apercevant.

«Non, continue Liouba, continue, dit-il en la faisant asseoir sur le tabouret: tu sais que j'aime à t'entendre.»

Lioubotchka se remit à jouer, et papa resta assis en face d'elle, la tête appuyée sur sa main; au bout d'un moment il remonta une épaule, selon son geste familier, se leva et se mit à marcher en long et en large. Chaque fois qu'il se rapprochait du piano, il s'arrêtait et regardait longuement et fixement Lioubotchka. Je reconnus, à sa démarche et à son attitude, qu'il était ému.

Après avoir plusieurs fois arpenté le salon, il s'arrêta derrière la chaise de ma sœur, posa un baiser sur sa tête brune; puis, tournant avec vivacité sur ses talons, il continua sa promenade.

Lorsque Lioubotchka, après avoir terminé son morceau, s'approcha de lui pour lui demander si elle avait bien joué, il prit doucement la tête de ma sœur entre ses mains et la baisa au front et sur les yeux avec une effusion de tendresse dont je ne l'aurais pas cru capable.

«Ah mon Dieu! tu pleures? s'écria tout à coup la jeune fille en lâchant la chaîne de montre de mon père et en fixant sur son visage de grands yeux étonnés:—Pardonne-moi, cher papa, j'avais tout à fait oublié que c'était le morceau de maman.

—Non, mon amie, joue-le aussi souvent que possible, dit-il d'une voix tremblante d'émotion; tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien de pleurer près de toi.»

Il l'embrassa encore une fois en faisant des efforts pour dominer son émotion, et, relevant l'épaule encore plus haut, il sortit du salon pour se rendre à la chambre de Volodia.

Grand'mère devient de jour en jour plus faible; sa sonnette, la voix revêche de Gacha et le bruit des portes qui tapent ne cessent pas dans sa chambre; elle ne nous reçoit plus dans son boudoir, assise en son fauteuil voltaire, mais autour de son lit élevé, soutenue par des oreillers garnis de dentelles.

Quand je m'approche d'elle pour lui souhaiter le bonjour, j'aperçois sur sa main une tache jaune, pàle et luisante, et il règne dans la chambre la même odeur lourde que j'ai sentie, il y a cinq ans, dans la chambre de ma mère.



Le médecin vient trois fois par jour, et il y a eu déjà plusieurs consultations. La malade n'a pas changé de caractère; elle gronde toujours son entourage et surtout papa; elle traîne sur certains mots et dit: «Mon cher.»

Mais voici déjà quelques jours qu'on ne nous laisse plus entrer chez elle.

Un matin, au milieu d'une leçon, Saint-Jérôme vint me proposer de faire une promenade en traîneau avec ma sœur et Katienka.

En montant en traîneau, je vois que la rue est couverte de paille sous les fenêtres de grand'mère et que des inconnus en manteaux bleus se tiennent devant la maison. Malgré cet indice, je ne devine pas pourquoi on nous fait sortir à une heure aussi indue.

Ce jour-là, pendant toute la promenade, nous nous trouvons, ma sœur et moi, dans cet état de folle gaieté où tout devient un prétexte pour rire. Un marchand ambulant saisit son plateau et traverse la rue en courant, et nous partons d'un éclat de rire. Un cocher, conduisant une haridelle, secoue les guides et veut nous devancer,—et de rire. Le fouet de Philippe s'accroche sous le traîneau et il se retourne en disant: «Eh ma!» et nous nous tenons les côtes à force de rire.

Mimi déclare d'un ton mécontent qu'il n'y a que les sots qui rient sans cause, et Lioubotchka, toute rouge de rire contenu, me regarde à la dérobée; nos yeux se rencontrent, et nous éclatons d'un rire fou qui nous met des larmes dans les yeux; impossible de retenir les accès d'hilarité qui nous étouffent.

A peine sommes-nous un peu calmés, que je répète la phrase sacramentelle qui est à la mode chez nous depuis quelque temps, et qui ne manque jamais de produire une explosion de gaieté.

En revenant, lorsque nous nous trouvons devant la maison, comme j'ouvre la bouche pour faire à Lioubotchka une belle grimace, mes yeux tombent sur le couvercle noir d'une bière appuyée contre un des battants de la porte cochère. Et, tout saisi, je reste la bouche ouverte.

Saint-Jérôme vient à notre rencontre, le visage pâle:

«Votre grand'mère est morte,» nous dit-il.

Peu de personnes pleurent sincèrement grand'mère. Il y en a une dont la douleur violente m'a frappé au plus haut degré; il s'agit de Gacha, la femme de chambre de grand'mère.

Elle s'est enfermée au grenier et ne cesse pas de sangloter, de s'arracher les cheveux; elle refuse toute consolation et déclare que la mort seule pourra adoucir la perte de sa maîtresse chérie.

Mais j'ai souvent remarqué que les sentiments sont d'autant plus sincères qu'ils paraissent plus invraisemblables.

Grand'mère n'est plus; mais sa mémoire est toujours vivante au milieu de nous, et son nom revient toujours dans nos entretiens. On parle surtout beaucoup de son testament, dont personne n'a eu connaissance, à l'exception de l'exécuteur testamentaire, le prince Ivan Ivanitch.

Une certaine effervescence s'est produite parmi les gens de grand'mère; on se demande à qui reviendront tous ses biens, et j'avoue que j'éprouve un mouvement de plaisir involontaire en pensant que nous allons recueillir un héritage.

Six semaines plus tard, Nicolas, qui colporte toujours toutes les nouvelles de la maison, m'apprend que grand'mère a laissé toute sa propriété à ma sœur Lioubotchka, qui aura pour tuteur, jusqu'à l'époque de son mariage, le prince Ivan Ivanitch, et non pas mon père.


CHAPITRE XXII

NOS AMIS ET MON AMI

Il ne me reste plus que quelques mois avant d'entrer à l'Université. J'étudie avec zèle. Maintenant j'attends mes professeurs sans appréhension, et même je prends un certain plaisir à mes leçons.

J'aime à répéter clairement et distinctement une leçon que j'ai apprise avec soin. Je me prépare pour la faculté des mathématiques, et, à vrai dire, ce choix a été déterminé par le prestige des termes: sinus, tangente, calcul différentiel, calcul intégral, etc., etc., qui exercent sur moi une attraction toute particulière.

Je suis beaucoup plus petit que Volodia, j'ai les épaules larges, beaucoup de muscles, mais je suis aussi laid que par le passé, ce qui me chagrine toujours autant.

Je pose pour l'original. Une seule chose me console, c'est que papa a dit un jour de moi: «Il a un museau intelligent!» Et je n'en doute pas.

Saint-Jérôme est content de moi; il me donne des éloges, et je ne le déteste plus; même lorsqu'il me dit: «qu'avec mon talent, mon esprit, il est honteux de ne pas faire ceci ou cela». Il me semble que je l'aime maintenant.

D'une manière générale, je commence à me corriger de mes défauts d'adolescent, à l'exception d'un seul, le plus grand, celui qui doit me procurer encore bien des ennuis dans cette vie, l'amour de raisonner.

Dans la société des amis de Volodia, je jouais un rôle insignifiant, qui froissait beaucoup mon amour-propre; cependant j'aimais à me tenir dans sa chambre lorsqu'il avait du monde, et à observer, sans mot dire, tout ce qui se passait.

Il recevait souvent l'adjudant Doubkof et un étudiant, le prince Neklioudof.

Doubkof n'était plus de la première jeunesse; c'était un petit homme brun, musculeux, les jambes un peu courtes, mais en somme pas trop mal bâti et toujours très gai.

C'était un de ces hommes un peu bornés, qui sont agréables en société pour cette raison; ils ne sont pas capables d'embrasser une question sous toutes ses faces, ils ne voient qu'un côté et s'enflamment facilement.

Leurs jugements sont toujours exclusifs et faux, mais toujours sincères et enthousiastes.

Même, je ne sais pourquoi, on est porté à leur pardonner leur égoïsme étroit et à le trouver agréable.

Doubkof avait en outre à nos yeux, à mon frère et à moi, le prestige de son port martial et de son âge. Les très jeunes gens prennent volontiers l'allure posée, que donnent quelques années de plus, pour l'air comme il faut dont on fait grand cas à cet âge.

D'ailleurs Doubkof était, en réalité, ce qu'on peut appeler un homme comme il faut.

Une seule chose m'était pénible: Volodia avait toujours l'air de rougir devant Doubkof de mes bévues les plus innocentes, et surtout de ma trop grande jeunesse.

Neklioudof n'était pas beau; il avait de petits yeux gris, un front bas et droit; la longueur démesurée de ses bras et de ses jambes n'ajoutait pas à l'élégance de ses proportions. Il n'avait de bien que sa taille élevée, la délicatesse de son teint et ses dents éblouissantes. Mais, grâce à ses yeux bridés et luisants et à l'expression changeante du sourire, ce visage était tour à tour sévère, ou enfantin et indécis, ce qui lui donnait un caractère énergique et original qui attirait tout de suite l'attention.

Je remarquai qu'il était très réservé, parce que la moindre plaisanterie le faisait rougir jusqu'aux oreilles; mais sa timidité ne ressemblait pas à la mienne. Plus il rougissait, plus sa physionomie exprimait de résolution et de hardiesse, comme s'il était fâché contre lui-même à cause de sa faiblesse.

Bien qu'il parût très lié avec Volodia et Doubkof, il était facile de voir que le hasard seul les avait réunis. Leurs idées étaient tout à fait opposées.

Volodia et Doubkof redoutaient par-dessus tout la sentimentalité et toute conversation sérieuse; Neklioudof, au contraire, était enthousiaste au plus haut degré, et souvent, malgré les railleries de ses amis, il se mettait à philosopher sur toutes sortes de questions et de sentiments.

Volodia et Doubkof parlaient volontiers de leurs préférences et aimaient en même temps les mêmes personnes et jusqu'à deux à la fois; Neklioudof, au contraire, s'emportait tout de bon lorsqu'on se permettait une allusion à ses inclinations.

Volodia et Doubkof s'amusaient souvent à tourner en ridicule leurs proches. Neklioudof était hors de lui si l'on s'avisait de faire la plus légère plaisanterie sur sa tante, pour laquelle il avait une affection passionnée.

Le prince Neklioudof m'avait frappé à première vue par son extérieur et par sa conversation. C'est peut-être parce que ses idées ressemblaient trop aux miennes, que le sentiment que j'ai ressenti, en le voyant pour la première fois, n'était rien moins qu'amical.

Je lui en voulais pour son regard prompt, sa voix ferme, son air altier, par-dessus tout pour l'indifférence absolue qu'il manifestait pour ma personne.

Souvent, j'avais une envie folle de le contredire au milieu d'une conversation. J'aurais voulu, pour le punir de son dédain, l'emporter sur lui dans la discussion et lui prouver que je ne manquais pas d'esprit, bien qu'il ne consentît pas à s'occuper de moi; mais la timidité me retenait.

Le soir, lorsque ma dernière leçon fut finie, je montai, selon mon habitude, auprès de mon frère. Je le trouvai étendu, les pieds sur le divan, accoudé et la tête appuyée sur sa main; il lisait un roman français. Il leva la tête pour une seconde, me jeta un coup d'œil et se replongea dans sa lecture. Rien de plus simple, ni de plus naturel que ce mouvement, et cependant j'en fus froissé.

Il me semblait que ce regard voulait dire: Pourquoi Nicolas est-il venu? Et, puisqu'il avait aussitôt baissé la tête, c'est qu'il ne voulait pas me laisser voir que ma visite l'ennuyait.

Ce besoin de donner de l'importance aux choses les plus insignifiantes était un des traits caractéristiques de mon adolescence.

Je m'approchai de la table, et je pris un livre; mais, avant de l'ouvrir, il me vint à l'idée que c'était très comique de rester ainsi sans échanger une parole, lorsque mon frère et moi, nous ne nous étions pas vus de toute la journée.

«Est-ce que tu sors ce soir? demandai-je.

—Je ne sais pas; pourquoi?

—Je l'ai demandé comme ça,» répondis-je. Et voyant que la causerie ne prenait pas, je me mis à lire.

Chose étrange, lorsque nous étions seuls, nous pouvions rester des heures entières sans échanger un mot; mais il suffisait de la présence d'un tiers, même silencieux, pour que la conversation la plus intéressante et la plus variée s'établît entre nous.

C'est que, livrés à nous-mêmes, nous sentions que nous nous connaissions trop bien; se connaître trop ou pas assez est également nuisible à l'intimité.

Je lisais depuis un moment, lorsque la voix de Doubkof retentit dans l'antichambre:

«Volodia est-il chez lui?

—Il est chez lui!» répondit Volodia en retirant ses pieds du divan et en posant son livre.

Doubkof et le prince Neklioudof entrèrent dans la chambre avec leurs manteaux et leurs chapeaux.

«Eh bien! est-ce que nous allons au théâtre, Volodia?

—Non, je n'ai pas le temps, répondit mon frère en rougissant.

—Quel prétexte! allons, viens, je t'en prie!

—Mais je n'ai pas de billet.

—Il y en a tant que tu en veux à la caisse.

—Attends, je reviens à l'instant,» répondit Volodia évasivement, et il sortit de la chambre en remontant une épaule.

Je savais que Volodia avait grande envie de répondre à l'appel de Doubkof et qu'il refusait uniquement parce qu'il n'avait pas d'argent.

Je savais qu'il était sorti pour se faire donner un acompte sur sa pension du mois prochain.

«Bonjour, diplomate,» me dit Doubkof en me tendant la main.

Les amis de Volodia m'appelaient ainsi parce qu'un jour, après le dîner, feu ma grand'mère avait dit en parlant de l'avenir de ses petits-fils, que Volodia serait un officier et moi un diplomate avec l'habit noir et la coiffure à la coq, inséparables de la dignité diplomatique, à ce que croyait mon aïeule.

«Où Volodia est-il allé? me demanda Neklioudof.

—Je ne sais pas, répondis-je en rougissant à l'idée qu'ils devineraient pourquoi Volodia avait disparu.

—Il n'a pas d'argent, n'est-ce pas? Eh!... diplomate? ajouta-t-il avec assurance en pénétrant mon sourire.... Mais, moi non plus, je n'ai pas d'argent ... et toi, en as-tu, Doubkof?

—Nous allons voir, dit Doubkof en sortant sa bourse avec un air malin et en faisant mine de promener dedans ses doigts courts et remuants de la menue monnaie; voici cinq kopeks; en voici vingt ... et puis ... plus rien!» dit-il en faisant un geste comique de la main.

En ce moment Volodia rentra.

«Eh bien! dit Neklioudof, est-ce que nous partons?

—Non.

—Que tu es drôle! dit Neklioudof, pourquoi ne pas avouer que tu n'as pas d'argent? Prends mon billet....

—Et toi?

—Il ira dans la loge de sa cousine, dit Doubkof.

—Non, je n'irai pas.

—Pourquoi?

—Je n'aime pas y être ... je me sens mal à l'aise.

—Toujours ta vieille chanson! Je ne peux pas comprendre pourquoi tu te trouverais mal à l'aise où tout le monde est aise de te voir.... C'est très drôle, mon cher.

—Que faire, si je suis timide? Je suis sûr qu'il ne t'est pas encore arrivé de rougir depuis que tu es au monde, et moi je rougis à tout instant et pour rien....» Et Neklioudof rougit déjà à la pensée qu'il rougissait facilement.

«Savez-vous d'où vient votre timidité, mon cher? dit Doubkof d'un ton protecteur; d'un excès d'amour-propre!

—Où prends-tu cet excès d'amour-propre? répondit Neklioudof, piqué au vif.—Au contraire, si je suis réservé, c'est parce que j'ai peu d'amour-propre; il me semble toujours qu'avec moi on doit s'ennuyer ... voilà pourquoi souvent je parais....

—Habille-toi donc, Volodia,» s'écria Doubkof; et, le prenant par les épaules, il lui enleva son veston.... «Ignat!... les habits de monsieur....

—Voilà pourquoi, souvent, je parais....»

Mais Doubkof ne l'écoutait plus. «Tra la, la,... tra ... la,... la,... la,... répétait-il en chantant.

—Non, tu ne te débarrasseras pas si facilement de moi, poursuivit Neklioudof: je te prouverai que ma timidité ne vient pas de l'amour-propre.

—Tu me le prouveras en venant avec nous au théâtre.

—J'ai déjà dit que je n'irai pas!...

—Alors, reste ici et fais ta démonstration au diplomate.... Quand nous rentrerons, il nous donnera tes conclusions....

—Eh! bien, oui, je lui prouverai que j'ai raison, répliqua Neklioudof avec une opiniâtreté enfantine;... seulement, revenez vite.

—Qu'en pensez-vous? Est-ce que je suis pétri d'amour-propre?» dit-il en s'asseyant près de moi.

Quoique j'eusse mon idée très arrêtée sur ce point, je sentis mon courage m'abandonner à cette question inopinée, et je fus un instant avant de pouvoir répondre.

«Je crois que oui, dis-je, en sentant que ma voix tremblait et que le sang me montait au visage, maintenant que je tenais l'occasion si ardemment souhaitée de lui prouver que je n'étais pas bête.—Je pense que tout homme a de l'amour-propre et que toutes les actions de l'homme ne viennent que de l'amour-propre.

—Alors qu'entendez-vous par amour-propre? dit Neklioudof en souriant avec un peu de dédain, à ce qu'il m'a semblé.

—L'amour-propre, répliquai-je, est la conviction que je suis meilleur et plus intelligent que les autres.

—Mais comment tout le monde peut-il se croire meilleur?

—Je ne le sais pas, peut-être que je me trompe, il n'y a que moi qui l'avoue; mais je sais que je me crois plus intelligent que tous les autres, et je suis persuadé que vous pensez de même.

—Non, je dirai de moi, tout le premier, que j'ai rencontré des personnes que j'ai reconnues être plus intelligentes que moi.

—C'est impossible, insistai-je d'un ton convaincu.

—Mais est-ce que c'est vraiment votre idée? demanda Neklioudof en me regardant fixement.

—Très sérieusement,» répondis-je. Au même instant, un nouvel argument s'offrit à ma pensée et je me hâtai de le développer en disant! «Je vais vous prouver que j'ai raison. Pourquoi nous aimons-nous nous-mêmes plus que tous les autres? Parce que nous nous croyons meilleurs, plus dignes d'amour. Si nous trouvions les autres plus parfaits, nous les aimerions mieux que notre propre personne ... et ce cas ne s'est pas encore présenté; et, s'il en est ainsi, c'est que j'ai raison,» dis-je pour conclure, sans pouvoir réprimer un sourire satisfait.

Neklioudof resta silencieux un moment.

«Je n'aurais jamais cru que vous fussiez aussi intelligent,» dit-il enfin, avec un sourire si bienveillant et si charmant que tout à coup je me sentis très, très heureux.

La louange exerce une action si puissante sur le sentiment et sur l'esprit de l'homme, que, sous sa douce influence, il me sembla que je devenais plus intelligent qu'auparavant, et les pensées se pressaient dans ma tête avec une force extraordinaire.

Nous nous mîmes alors à aborder une foule de questions philosophiques, sur les meilleurs moyens de conduire notre vie, sur les avantages de la sagesse et de l'examen méthodique de toutes choses: un étranger aurait sans doute traité de fatras tous nos raisonnements, tant ils étaient obscurs et étroits;—mais, pour nous, ils étaient d'une haute valeur.

Nos âmes étaient accordées à l'unisson, et le moindre attouchement sur la corde de l'une retentissait sympathiquement dans l'autre.

Le plaisir que nous trouvions dans notre entretien naissait justement de cet accord. Il nous semblait que les paroles et le temps nous manquaient pour nous communiquer toutes les pensées qui demandaient à naître.

A partir de ce jour, il s'établit entre Dimitri Neklioudof et moi des relations assez originales, mais agréables au plus haut degré.

En présence d'autres personnes il ne faisait aucune attention à moi; mais, à peine nous retrouvions-nous en tête-à-tête, que nous nous installions confortablement dans un coin, et nous commencions à discuter sans fin, sans nous apercevoir de la fuite du temps.

Nous parlions de notre avenir, de l'art, des services à rendre à la patrie et à l'humanité, de notre mariage, de l'éducation de nos enfants! Et jamais il ne nous venait à l'idée que tout ce que nous disions n'était que du fatras.

C'est que ce fatras était un fatras spirituel et plein de charme.

Ce que j'aimais par-dessus tout, dans ces discussions métaphysiques qui remplissaient nos entretiens, c'était le moment où les pensées, se pressant dans une succession toujours plus rapide, devenaient de plus en plus abstraites et arrivaient à cet état nébuleux où je ne pouvais plus les exprimer, et où je disais tout autre chose que ce que j'avais l'intention de dire. J'étais heureux lorsque, planant plus haut, toujours plus haut dans la sphère de la pensée, j'embrassais soudain dans mon vol l'étendue infinie de la spéculation, et que je constatais l'impossibilité de pénétrer au delà.

A l'époque du carnaval, Neklioudof se laissa absorber par les plaisirs au point de me négliger complètement. Bien qu'il vint plusieurs fois par jour à la maison, il n'eut pas une seule conversation avec moi. J'en fus piqué au vif, et je me mis de nouveau à le considérer comme un homme orgueilleux et désagréable. Je guettais l'occasion de lui montrer que je ne tenais pas à sa société, et que je ne lui étais nullement attaché.

Lorsque, après le Carnaval, il voulut entamer une discussion, comme par le passé, je lui répondis que j'avais des leçons à préparer, et je montai. Un quart d'heure plus tard la porte de la salle d'étude s'ouvrit, et Neklioudof entra.

«Est-ce que je vous dérange? me demanda-t-il.

—Non, répondis-je malgré moi; j'aurais voulu lui dire que j'étais occupé.

—Alors pourquoi avez-vous quitté la chambre de Volodia? Il y a bien longtemps que nous n'avons pas discuté, et j'ai si bien pris l'habitude de ces entretiens, qu'il me semble qu'il me manque quelque chose.»

Mon dépit s'évanouissait peu à peu, et Dimitri redevenait à mes yeux l'homme aimable et bon que j'avais choisi pour ami.

«Vous avez sans doute deviné pourquoi je suis sorti de la chambre?

—Peut-être, répondit-il, en s'asseyant près de moi; mais, si j'ai deviné juste, je ne peux pas vous dire pourquoi.... Vous seul, vous pouvez l'avouer.

—Eh! bien, je vous le dirai: j'ai quitté la chambre parce que j'étais fâché contre vous.... Non, pas précisément fâché, mais j'étais mécontent.... Voyez-vous, je crains toujours que vous ne me méprisiez parce que je suis trop jeune pour vous.

—Savez-vous pourquoi nous nous sommes liés ainsi? répondit Neklioudof avec un regard bienveillant et plein d'intelligence, savez-vous pourquoi je vous préfère à tous ceux que je connais mieux que vous et avec qui j'ai plus de choses en commun? Je viens à l'instant de m'en rendre compte moi-même; c'est parce que vous possédez une qualité admirable et rare: la sincérité!

—C'est vrai, je dis toujours les choses que j'ai le plus honte d'avouer; mais je ne les dis qu'aux personnes dont je suis sûr.

—Mais, pour avoir toute confiance en quelqu'un, il faut être très intimement lié avec lui, et nous ne sommes pas encore assez étroitement unis. Nicolas, rappelez-vous ce que vous venez de me dire de l'amitié: pour être de véritables amis, il faut être sûrs l'un de l'autre.

—Il faut être certain que nos aveux ne seront jamais divulgués à personne, lui dis-je; car les pensées les plus graves, les plus intéressantes sont celles que nous ne confierions pour rien au monde à qui que ce soit. Et le plus souvent ces pensées sont vilaines!... si laides, que si nous savions que nous serons contraints de les confesser, elles n'oseraient jamais pénétrer dans notre tête!

—Nicolas! j'ai une idée!» s'écria Neklioudof en se levant de sa chaise; il se frotta les mains et sourit.

«Faisons un pacte, et vous verrez comme il nous sera utile à tous les deux: promettons-nous de tout nous avouer l'un à l'autre. Ainsi nous nous connaîtrons mutuellement, et nous n'aurons pas honte; mais, pour ne pas avoir à redouter les étrangers, échangeons mutuellement la promesse de ne jamais rien répéter à une tierce personne: vous de ce que je vous aurai dit, moi de ce que vous me direz. Voulez-vous?

—Je vous le promets,» répondis-je.

Et nous avons tenu parole.

Alphonse Karr a dit que dans toute affection il y a deux parts inégales: l'un qui aime, et l'autre qui se laisse aimer; l'un qui donne le baiser, et l'autre qui tend la joue. Cette remarque est tout à fait juste.

Dans l'amitié qui me liait à Dimitri, c'est moi qui l'embrassais et lui qui tendait la joue; il est vrai qu'il était aussi tout prêt à m'embrasser de lui-même. Nous nous aimions d'une égale affection, car nous nous connaissions et nous nous appréciions mutuellement; ce qui ne l'a pas empêché d'exercer une grande influence sur moi, et moi de me soumettre à son influence.

On comprend que j'aie pris sans m'en douter les idées de mon ami; elles consistaient dans un culte enthousiaste d'un idéal de vertu et dans la conviction que l'homme est appelé à se perfectionner toujours.

Il nous semblait alors que redresser tous les torts de l'humanité, détruire tous les vices, supprimer tous les malheurs, était une chose très facile à accomplir.

Mais surtout, dans la contemplation de cet idéal, nous ne mettions pas en doute que rien ne serait plus simple que de nous corriger nous-mêmes de tous nos défauts, de pratiquer toutes les vertus et d'atteindre le bonheur!





TABLE DES MATIÈRES
L'ENFANCE

L'ADOLESCENCE

Liste des illustrations:

KARL IVANOVITCH ASSIS A SA PLACE.
NICOLAS EXAMINAIT KARL IVANOVITCH.
PAPA S'ENGAGEA DANS LE CHAMP DE SEIGLE.
MAMAN M'EMBRASSA.
IL TENAIT DE SES DEUX MAINS LE NŒUD DE SA CRAVATE.
«CE SERA PEUT-ÊTRE UN SECOND DERJAVINE.»
ILS SUIVAIENT LEUR JEUNE PRÉCEPTEUR.
LORSQUE NOUS FIMES LA GRANDE RONDE.
NOUS NOUS TENIONS SUR L'ESCALIER.
PRÈS DU PETIT PONT, LES CHEVAUX SE SONT EMBOURBÉS.
«A L'HEURE QU'IL EST JE NE PEUX PAS LE CROIRE.»
UN ÉCLAIR ÉCLATA PRESQUE DANS LA «BRITCHKA».
«VOILA CE QUE TU AURAS GAGNÉ A ME POUSSER!»
«QUI VIVE?» RÉPÉTA LA SENTINELLE.
APRÈS AVOIR INTRODUIT LA PETITE CLÉ DANS LA SERRURE.
QUAND JE TRAVERSAI LA SALLE D'ÉTUDE.
NOUS PARTIONS D'UN ÉCLAT DE RIRE.
L'ADJUDANT DOUBKOF AVAIT LE PRESTIGE DE SON PORT MARTIAL.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
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