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L'enfance et l'adolescence: Édition spéciale pour la jeunesse revue par l'auteur

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Nous nous amusions beaucoup au jardin; le jeu du brigand marchait on ne peut mieux, lorsqu'un accident vint tout bouleverser.

Serge était le brigand lancé à la poursuite des voyageurs; il fit un faux pas et, dans l'élan de la course, heurta du genou contre un arbre avec tant de violence que je crus qu'il s'était cassé en mille morceaux. Oubliant que je représentais le gendarme, et que ma consigne me prescrivait de m'emparer du brigand, je m'approchai de Serge pour lui demander s'il s'était fait mal. Pour toute réponse il se fâcha, serra les poings, tapa du pied et me cria d'une voix qui prouvait clairement qu'il s'était fait beaucoup de mal:

«Mais qu'est-ce que cela signifie? Ce n'est pas du jeu! Pourquoi ne m'arrêtes-tu pas?» répéta-t-il plusieurs fois en guettant du coin de l'œil nos deux frères, qui, en leur qualité de voyageurs, couraient sur le sentier, et, tout à coup, il fondit sur eux avec un éclat de rire bruyant.

Je ne peux pas rendre l'impression que me fit cet acte héroïque; j'en fus frappé et charmé. Comment! malgré une souffrance aiguë, me disais-je, il ne pleure pas, ne laisse même pas voir qu'il a mal et n'abandonne pas le jeu, pas même pour un instant! J'eus bientôt une nouvelle occasion d'admirer son courage et la fermeté de son caractère.

Un nouveau compagnon de jeu se joignit à nous peu après cet incident; il s'appelait Ilinka Grap. C'était le fils d'un étranger pauvre qui avait vécu chez mon grand-père, et qui lui avait des obligations. Il croyait s'acquitter d'un devoir en envoyant son fils s'amuser avec nous. Il se trompait beaucoup en pensant que notre commerce pouvait lui donner du plaisir ou lui faire honneur; nous ne le regardions pas comme un ami, et nous ne prenions garde à lui que pour nous en moquer.

Ilinka Grap était un grand garçon de treize ans, maigre et pâle, ayant une mine d'oiseau et une expression débonnairement soumise. Il était très pauvrement vêtu; mais, en revanche, toujours pommadé avec une telle profusion, que nous avions l'habitude de dire que, les jours de soleil, la pommade devait fondre sur sa tête et couler sur ses habits. Maintenant, quand je pense à lui, je m'en souviens comme d'un bon, d'un très bon garçon, tranquille et serviable; mais, dans ce temps là, il me faisait l'effet d'un être insignifiant, qui ne méritait pas qu'on s'occupât de lui ou qu'on le prit en commisération.

Le jeu du brigand terminé, nous rentrâmes dans la maison. Pour passer le temps jusqu'au dîner nous nous livrâmes à des prouesses de gymnastique, voulant faire parade de notre habileté. Grap nous regardait avec un timide sourire d'étonnement. Lorsque nous l'engagions à en faire autant, il refusait en disant qu'il n'était pas assez fort.

Mon Serge était admirable dans ces exercices. Il avait ôté son veston, son visage rayonnait, ses yeux lançaient des flammes, il riait sans cesse et inventait de nouveaux tours de force; il sautait par-dessus trois chaises placées de front, parcourait la chambre en faisant la roue et se perchait sur les volumes du lexique la tête en bas et les pieds en l'air, exécutant avec ses jambes de si drôles de mouvements, qu'il était impossible de tenir son sérieux en le voyant.

Après cet exercice, il devint pensif, cligna des yeux, prit un air très grave et, s'approchant de Grap, lui dit:

«Tâchez de faire comme moi, je vous assure que ce n'est pas difficile.»

Ilinka Grap, voyant que l'attention générale se portait sur lui, rougit et, d'une voix si mal assurée qu'on pouvait à peine l'entendre, protesta qu'il était incapable d'essayer cette prouesse.

«Mais qu'est-ce que cela signifie, s'écria Serge, pourquoi ne veut-il rien faire? Pourquoi fait-il sa demoiselle? Il faut absolument qu'il se tienne sur la tête.»

Et mon ami prit Grap par la main.

«Sans merci, sans merci, sur la tête! criai-je avec mes camarades en faisant cercle autour du pauvre enfant et en l'entraînant vers le dictionnaire.

—Lâchez-moi, j'irai tout seul!» criait notre victime.

Mais ses cris de désespoir ne servaient qu'à nous exciter; nous nous tenions les côtes de rire, et, entre nos mains, le veston vert craquait sur toutes les coutures.

Volodia et Ivine l'aîné inclinèrent la tête de Grap et la posèrent sur les lexiques; Serge et moi, nous nous emparâmes de ses jambes grêles qui se débattaient en tous sens; nous retroussâmes son pantalon jusqu'aux genoux, puis, avec un rire bruyant, nous jetâmes ses pieds en l'air; pendant ce temps le plus jeune des Ivine maintenait le corps de Grap en équilibre.

A nos éclats de rires succéda un moment de silence, et l'on n'entendit plus dans la chambre que la respiration embarrassée de notre victime.

En ce moment je n'étais pas tout à fait sûr que cet amusement fût drôle et gai.

«Maintenant tu es un brave!» prononça Serge en donnant une claque au patient.

Ilinka Grap ne disait rien et s'efforçait de se délivrer en donnant des coups de pied dans toutes les directions. Dans un de ces mouvements désespérés, son talon atteignit Serge à l'œil, et si fortement, que des larmes involontaires jaillirent, et que mon ami lâcha sa victime et porta la main à ses yeux, tout en poussant Grap de l'autre main de toutes ses forces. Celui-ci, n'étant plus soutenu que par nous, tomba lourdement par terre comme inanimé et dit d'une voix étouffée par les larmes:

«Pourquoi me tourmentez-vous de la sorte?»

Le pauvre Ilinka, le visage en larmes, les cheveux ébouriffés, le pantalon retroussé sous lequel passaient les tiges de bottes non cirées, avait une mine si piteuse, que nous en fûmes frappés; nous restâmes silencieux et nous nous efforçâmes de sourire.

Serge fut le premier à se remettre.

«Voilà un pleurnicheur, une vraie demoiselle, dit-il en le touchant légèrement du bout du pied; il ne sait pas jouer.... Assez, levez-vous!

—Oui, tu es un vilain gamin, répéta Ilinka d'un ton fâché, et, se détournant, il se mit à sangloter à haute voix.

—Ah! ah! il donne des coups de talon et c'est encore lui qui dit des injures!» cria Serge en saisissant un dictionnaire qu'il brandit sur la tête du malheureux; celui-ci ne songeait pas à se défendre et se bornait à cacher sa tête entre ses mains.

«Eh bien! voilà ce que tu gagnes à dire des injures!... laissons-le là puisqu'il ne comprend pas la plaisanterie ... descendons,» dit Serge avec un rire forcé.

Je regardai le pauvre Grap, il me fit pitié. Il était étendu sur le plancher, le visage dans les dictionnaires; il semblait que, si les convulsions qui agitaient tout son corps duraient encore quelques minutes, il rendrait l'âme.

«Oh! Serge, dis-je à mon favori, pourquoi as-tu fait cela?

—Voilà encore!... J'espère que je n'ai pas pleuré aujourd'hui quand je me suis presque cassé la jambe?

—Oui, il a raison, pensai-je; Grap n'est qu'un pleurnicheur, tandis que mon Serge est un brave! Oh! comme il est brave!»

Je ne me disais pas que le malheureux Grap pleurait beaucoup moins de sa souffrance physique, que de la pensée que des garçons, qu'il aimait peut-être, avaient pu se liguer contre lui pour le détester et le chasser, sans qu'il leur eût fait aucun mal.

A l'heure qu'il est, je ne peux pas m'expliquer ma cruauté dans cette occasion. Comment se fait-il que je ne me sois pas approché de lui pour le défendre et pour le consoler? Qu'était devenu ce sentiment de compassion qui me faisait pleurer tout haut à la vue d'un choucas jeté hors du nid, d'un petit chien qu'on allait noyer ou d'un poulet qu'un marmiton emportait pour la cuisine!

Est-il possible que ces beaux sentiments fussent amortis chez moi par mon affection pour Serge, et par mon désir de paraître à ses yeux aussi brave que lui? Quand je songe à ces faiblesses de mon orgueil, il me semble qu'elles laissent sur les pages de mes souvenirs d'enfance les seules taches qui les ternissent.

Le remue-ménage inusité qui se fit dans la salle à manger transformée en buffet, le brillant éclairage qui donnait aux objets familiers un aspect nouveau, un air de fête, et, surtout, le fait que le prince Ivan Ivanitch nous avait envoyé son orchestre, tout me fit présumer que nous aurions beaucoup de monde le soir.

Au bruit de chaque voiture qui passait, je courais à la fenêtre, j'appuyais les paumes de mes mains contre la vitre en me prenant les tempes, et je regardais avec curiosité dans la rue. D'abord je ne distinguais rien, puis peu à peu la boutique d'en face avec sa lanterne bien connue saillait; ensuite je discernais de côté la grande maison dont deux fenêtres étaient éclairées au premier étage,—un fiacre transportait deux voyageurs, ou une calèche vide revenait au pas.

Mais tout à coup un équipage roula devant notre perron. Les Ivine avaient promis de venir de bonne heure, et je m'élançai pour les recevoir dans l'antichambre.

A leur place j'aperçus, derrière le domestique en livrée qui ouvrait la porte, deux personnes du sexe féminin: l'une était de grande taille, enveloppée dans un manteau bleu orné d'un col de martre, et l'autre, toute petite, emmitouflée dans un châle vert, sous lequel on n'apercevait que de très petits pieds chaussés de bottines fourrées.

Sans faire aucune attention à moi et sans se soucier de mes saluts réitérés, la petite personne s'approcha de sa compagne, sans mot dire, et resta immobile pendant que celle-ci déroulait le châle vert qui l'enveloppait de la tête aux pieds. La grande déboutonna le long manteau de la petite, le laquais lui enleva ses bottines, et, lorsqu'il eut dans les bras les vêtements que venaient de quitter les deux visiteuses, j'eus devant les yeux une charmante petite fille de douze ans, décolletée, en robe de mousseline courte qui découvrait un pantalon blanc et de mignons souliers noirs. Un ruban de velours noir entourait son fin cou blanc; sa petite tête était couverte de boucles d'un blond foncé, qui encadraient merveilleusement le joli minois de l'enfant, et retombaient avec tant de grâce sur ses épaules nues, que quelqu'un, Karl Ivanovitch lui-même, ne m'eût-il assuré que ces boucles frisaient si bien que parce que, dès le matin, elles avaient été enroulées dans des morceaux du Journal de Moscou et pressées entre des fers chauds, je ne l'aurais pas cru; il me semblait que la nouvelle venue avait dû naître avec cette tête bouclée.

Ce qui me frappait le plus dans ce visage, c'était la grandeur extraordinaire des yeux, convexes de forme, et toujours à demi-fermés, qui formaient le plus singulier, mais en même temps le plus agréable contraste avec la petite bouche mignonne.

Les lèvres étaient closes, le regard si sérieux, que l'expression générale des traits n'annonçait pas le sourire; mais, quand ce sourire éclatait, il était d'autant plus enchanteur.

Je m'efforçai de glisser inaperçu hors de l'antichambre, pour courir dans la première salle où je me promenai de long en large, en feignant d'être trop absorbé dans mes pensées, pour m'apercevoir de l'entrée de nos invités. Lorsque la mère et la fille furent au milieu de la pièce, je fis semblant de revenir à la réalité, et, après avoir fait ma révérence, je les prévins que grand'mère les attendait au salon.

Madame Valakine, qui me plut beaucoup à cause de sa ressemblance avec sa fille, répondit en inclinant la tête avec un air de bienveillance.

Grand'mère parut très contente de voir Sonitchka; elle la fit venir près d'elle, rajusta une boucle qui retombait sur le front de la jeune fille, et, la considérant avec attention, s'écria: «Quelle charmante enfant!» Sonitchka sourit, et son visage se couvrit d'une teinte rosée qui la rendit si jolie, que je rougis par sympathie en la regardant.

«J'espère que tu ne t'ennuieras pas chez moi, ma petite amie, dit grand'mère en lui soulevant le menton; donne-t'en à cœur joie, amuse-toi et danse le plus possible.... Nous avons déjà une dame et deux cavaliers,» dit-elle en s'adressant à la mère de la petite fille et en me touchant du doigt.

Ces paroles qui me rapprochaient de Sonitchka me furent si agréables que je rougis de nouveau.

Mais, me sentant encore plus intimidé, je profitai du roulement d'un nouvel équipage dans la cour pour opérer ma retraite.

Dans l'antichambre je trouvai la princesse Kornakova suivie de son fils et de ses filles qui formaient une troupe qui n'en finissait pas; elles étaient toutes laides, taillées sur le même patron, et ressemblaient à leur mère; aucune n'attirait les regards. Tout en posant leurs manteaux et leurs boas, elles parlaient toutes ensemble d'une voix flûtée, s'agitaient et riaient de quelque chose,—était-ce de se voir si nombreuses?

Leur frère Étienne était un garçon de quinze ans, très grand et gros de corps, avec un visage maigre et fatigué; ses yeux enfoncés étaient cernés d'une ligne bleuâtre, et ses pieds et ses mains étaient trop grands pour son âge. Il était gauche dans ses mouvements, et sa voix était d'un timbre désagréable et inégal; malgré ces défectuosités il semblait très content de lui-même, et représentait exactement à mes yeux le type d'un garçon élevé avec la verge.

Nous restâmes assez longtemps en face l'un de l'autre à nous examiner réciproquement, puis nous fimes un pas en avant pour nous embrasser; mais, après avoir échangé encore un coup d'œil, nous y renonçâmes. Quand les robes de toutes les sœurs eurent défilé devant nous avec un froufrou sonore, la conversation s'engagea entre nous. Je demandai à mon compagnon s'il ne s'était pas trouvé à l'étroit dans la voiture.

«Je ne sais pas, répondit-il négligemment;—je ne vais jamais dans la voiture, cela me fait mal au cœur, et maman le sait. Quand nous sortons, le soir, je me mets sur le siège; c'est beaucoup plus amusant, de là on voit tout. Philippe, notre cocher, me laisse conduire; quelquefois il me cède aussi le fouet, et alors, comme vous pensez, j'en gratifie les passants,—il compléta sa phrase par un geste expressif—c'est bon ça!...

—Votre Excellence, dit un laquais en entrant dans le vestibule, Philippe demande où vous avez mis le fouet.

—Comment où je l'ai mis? Je le lui ai rendu!

—Il dit que vous ne le lui avez pas rendu.

—Alors je l'ai accroché à la lanterne.

—Philippe dit qu'il ne l'a pas trouvé non plus sur la lanterne. Vous feriez mieux, continua le laquais dont la colère montait, d'avouer tout de suite que vous l'avez perdu, sans quoi Philippe répondra de sa bourse pour vos espiègleries.»

Le laquais était un homme âgé, à l'air respectable; il semblait prendre avec feu le parti du cocher et vouloir, coûte que coûte, éclaircir l'affaire.

Par un sentiment de délicatesse involontaire, je m'éloignai en faisant celui qui n'entend pas; mais tous les laquais qui assistaient à cette scène se rapprochaient et semblaient par leurs regards encourager le vieux serviteur.

«Eh bien! si je l'ai perdu, c'est perdu! dit Étienne pour mettre fin aux explications ... je lui payerai la valeur de son fouet. Est-ce assez drôle? ajouta-t-il en se rapprochant de moi et en m'entraînant vers le salon.

—Non, permettez, barine, avec quoi payerez-vous? Je connais votre manière de payer! Voilà déjà huit mois que vous devez vingt copecks à Maria Vassilievna, et à moi, voici deux ans, et à Pierre....

—Veux-tu te taire! cria le jeune homme, pâle de rage:—Je dirai tout!...

—Je dirai tout! je dirai tout! répéta le laquais en singeant son maître. Non, ce n'est pas bien, votre Excellence! ajouta-t-il avec une emphase remarquable, comme nous entrions dans la salle, et il se retira en emportant les manteaux.

—C'est bien répondu, très bien répondu!» crièrent plusieurs voix dans l'antichambre.

Grand'mère avait le don de faire comprendre l'opinion qu'elle avait des gens rien qu'aux inflexions de sa voix, et à l'usage qu'elle faisait des pronoms de la seconde personne. Elle employait le vous et le tu contrairement à l'habitude, et ces nuances prenaient dans sa bouche une signification exceptionnelle.

Lorsque le jeune prince vint lui présenter ses devoirs, elle répondit par quelques mots brefs, et lui dit vous, accompagnant ces paroles d'un regard exprimant tant de dédain, qu'à la place d'Étienne, je serais rentré sous terre. Évidemment, il était d'un tout autre tempérament que moi; il n'eut pas l'air de remarquer la froideur de cet accueil et fit à peine attention à grand'mère. Il salua toute la société, sinon avec grâce, tout au moins d'un air très dégagé.

Pour moi, je ne voyais plus que Sonitchka, lorsque je causais avec Volodia ou Étienne, à une place d'où je l'aperçevais et d'où elle pouvait me voir et m'entendre. J'étais content de parler, et, quand il m'arrivait de trouver un mot que je jugeais spirituel ou comique, je regardais aussitôt par la porte du salon pour voir quel effet j'avais produit; mais, si nous allions à un endroit d'où elle ne pouvait ni nous voir, ni nous entendre, je devenais silencieux et ne prenais plus aucun plaisir à la conversation.

Le salon et la grande salle se remplissaient peu à peu d'invités, et, dans le nombre, comme dans tous les bals d'enfants, se trouvaient plus d'un grand enfant, qui ne voulait pas laisser échapper cette occasion de danser et qui prétendait, tout le temps, ne s'amuser que pour être agréable à la maîtresse de la maison.

Quand les Ivine arrivèrent, au lieu du plaisir que j'éprouvais toujours à la vue de Serge, je ressentis un étrange sentiment de dépit à la pensée qu'il verrait Sonitchka et qu'il s'en ferait remarquer.


CHAPITRE XI

LA MASOURKA

«Ah! nous allons danser, s'écria Serge en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau de chien.—Il faut mettre des gants!»

«Qu'allons-nous faire? pensai-je, nous n'avons pas de gants!» et je montai en toute hâte dans notre chambre pour en chercher.

Mais j'eus beau fouiller dans tous les tiroirs des commodes, je découvris, dans l'une, nos mitaines de voyage, vertes, et dans l'autre un gant unique, très vieux, fort sale, beaucoup trop grand, et qui, enfin, ne pouvait m'aller, parce qu'il lui manquait le doigt du milieu, que Karl Ivanovitch avait coupé lorsqu'il avait eu mal au médius. Malgré cette lacune je mis ce lambeau de gant, et je regardai d'un œil désolé la place vide d'où sortait mon doigt du milieu, toujours taché d'encre.

«Ah! m'écriai-je, si Nathalia Savichna était ici, elle me donnerait des gants, bien sûr! Je ne peux pas descendre ainsi, et, si l'on me demande pourquoi je ne danse pas, que répondrai-je? Je ne peux pas non plus rester ici, car on viendra me chercher! Que dois-je faire? me demandais-je les bras ballants.

—Que fais-tu-là? cria au même instant Volodia qui venait m'appeler; viens vite engager une dame ... le bal va commencer....

—Mais, Volodia, répondis-je d'une voix piteuse, en lui montrant ma main dont deux doigts disparaissaient dans le gant sale, Volodia, toi, tu n'as pas pensé à cela?

—A quoi? dit-il, impatienté. Ah! à des gants! ajouta-t-il d'un air impassible en regardant ma main.—Non, c'est vrai, je n'y ai pas songé; il faut demander à grand'mère ce qu'elle en pense....»

Et, sans se mettre en souci, il courut en bas des escaliers.

Le sang-froid avec lequel il parlait d'une chose qui me paraissait d'une si grande importance, me tranquillisa un peu; je me rendis à la hâte au salon, oubliant tout à fait que j'avais ce gant mutilé sur la main gauche.

Je m'approchai à la dérobée du fauteuil de grand'mère, et, la tirant doucement par sa mantille, je lui dis à voix basse:

«Grand'mère, que faut-il faire, nous n'avons pas de gants?

—Quoi, mon ami?

—Nous n'avons pas de gants, répétai-je en me serrant contre elle et en posant les mains sur les bras du fauteuil.

—Et ça qu'est-ce que c'est? reprit grand'mère en saisissant ma main gauche.

—Voyez, ma chère, dit-elle en s'adressant à Mme Valakhine, voyez comme ce jeune homme s'est fait beau pour danser avec votre fille?»

Grand'mère tenait ferme ma main en l'air et regarda d'un air interrogatif toutes les personnes présentes, jusqu'à ce que la curiosité générale fût satisfaite, et que tout le monde partît d'un éclat de rire.

J'aurais été très contrarié si Serge m'avait vu dans cette situation, tout honteux. Je m'efforçai en vain de retirer ma malencontreuse main; mais Sonitchka se mit à rire si gaiement que les larmes lui montèrent aux yeux, et que toutes ses boucles voltigèrent autour de son visage devenu encore plus rose. Je ne ressentais plus de honte, j'avais compris que son rire était trop franc et trop naturel pour être moqueur; au contraire, nous avions ri ensemble et en nous regardant, c'était assez pour nous rapprocher l'un de l'autre.

L'épisode du gant, qui aurait pu se terminer mal, servit à me mettre à mon aise dans la compagnie que je redoutais entre toutes, celle du salon; le sentiment de ma timidité avait disparu.

Les timides souffrent parce qu'ils sont dans le doute sur l'opinion que les autres ont d'eux; aussitôt que cette opinion s'est manifestée, même à leur désavantage, leur malaise cesse.

Que Sonitchka était jolie en dansant le quadrille, avec le jeune prince si gauche! Elle était mon vis-à-vis. Comme elle souriait gentiment en me tendant sa petite main dans la «chaîne», avec quelle grâce ses boucles blondes se soulevaient et retombaient en mesure à chaque pas, et comme elle faisait naïvement les jetés de ses mignons pieds! A la cinquième figure, lorsque ma partenaire, sans tenir compte de la mesure, s'élança en avant sans moi, et que je me disposais à danser tout seul, Sonitchka serra les lèvres d'un air grave et regarda d'un autre côté. Mais elle s'inquiétait à tort; j'exécutai bravement mon «chassé en avant», «chassé en arrière», «balancé», et, au moment où je passai devant elle, je lui montrai, pour l'amuser, mon gant. Elle poussa un éclat de rire prolongé et fit ses pas avec encore plus de grâce. Il me souvient encore que, lorsque nous fîmes la grande ronde, elle inclina la tête et, sans lâcher ma main, gratta du bout de son gant son fin petit nez. Toutes ces scènes sont encore devant mes yeux maintenant, et j'entends encore le quadrille de la Fille du Danube, aux sons duquel nous avons dansé.

Sonitchka m'accorda le second quadrille. Dès que je me trouvai assis à côté d'elle, je ressentis un cruel embarras, et je ne savais plus de quoi lui parler. Quand mon silence se fut prolongé plus qu'il n'est permis, je craignis que Sonitchka me prît pour un imbécile, et je résolus de lui prouver le contraire, coûte que coûte.

«Vous habitez toujours Moscou? lui demandai-je enfin; et sur sa réponse affirmative, je continuai:

«Moi, je n'ai pas encore fréquenté la capitale.»

Je comptais surtout sur l'effet de ce mot fréquenté; je sentais cependant que, malgré ce commencement brillant qui révélait une connaissance approfondie de la langue française, il ne m'était pas possible de soutenir la conversation sur ce ton. Ce n'était pas encore notre tour de danser, et nous étions déjà retombés dans le silence. Je regardai ma partenaire avec inquiétude, pour voir quelle impression j'avais produite sur elle, et j'attendis qu'elle me vînt en aide.

«Où avez-vous trouvé ce drôle de gant?» me demanda-t-elle tout à coup.

Cette question me combla de joie, et je me sentis plus léger.

Je lui expliquai que ce gant appartenait à Karl Ivanovitch, et je fis avec une pointe d'ironie le portrait de mon maître; je dis combien il était drôle quelquefois, par exemple, quand il ôtait son bonnet rouge, et de quelle manière, un jour, en montant à cheval, il tomba et plongea dans un étang, etc.



Le quadrille passa si vite que c'est à peine si nous nous en aperçûmes. Tout cela était fort beau; mais qu'est-ce qui avait pu me pousser à parler ironiquement de ce bon Karl Ivanovitch? Sonitchka aurait-elle eu moins bonne opinion de moi si j'avais parlé de mon maître avec toute l'affection et le respect qui remplissaient mon cœur?

Le quadrille terminé, Sonitchka me dit «merci» avec tant d'expression, qu'elle avait l'air de penser que je méritais véritablement ses remercîments. J'étais enchanté, hors de moi de bonheur, et je ne me reconnaissais plus.

«Non, me disais-je, il n'y a plus rien qui puisse m'embarrasser, et je me promenais allègrement dans la salle; maintenant, je suis prêt à tout!»

Serge vint me demander de lui servir de vis-à-vis.

«Bon, lui répondis-je, bien que je n'aie pas de dame, mais j'en trouverai une.»

Je jetai sur toute la salle un coup d'œil décidé, et je remarquai que toutes les dames étaient engagées, à l'exception d'une grande demoiselle, debout près de la porte du salon. Un grand jeune homme se dirigeait vers elle pour l'inviter, à ce que je supposai, et il n'était plus qu'à deux pas d'elle, tandis que je me trouvais à l'autre bout de la salle!

En un clin d'œil je glissai légèrement sur le parquet, je franchis la distance qui me séparait de la jeune fille, et, tout en faisant ma révérence, je la priai d'une voix ferme de m'accorder cette contre danse.

La grande demoiselle me sourit d'un air protecteur et me tendit la main; le grand jeune homme resta sans danseuse.

J'avais si bien conscience de ma supériorité, que je ne fis pas même attention au dépit que manifesta le jeune homme; j'appris plus tard qu'il avait demandé qui était ce gamin ébouriffé qui lui avait soufflé sa dame sous son nez?

Le jeune homme à qui j'avais enlevé sa dame pour la contredanse, ouvrit la polka-masourka. Il bondit de sa place, en tenant sa danseuse par la main, et, au lieu de faire le «pas de basque» que nous avait appris Mimi, il courut tout bonnement en avant; arrivé à l'angle de la salle, il s'arrêta, écarta les jambes, frappa du talon sur le parquet, fit une pirouette en sautant et courut plus loin.

Comme je n'avais pas trouvé de dame pour cette danse, je m'étais assis derrière le haut fauteuil de grand'mère, d'où je regardais.

«Qu'est-ce qu'il fait donc? me demandai-je, ce n'est pas ce que Mimi nous a enseigné; elle assurait que la masourka doit se danser sur la pointe des pieds en glissant et avec des ronds de jambe, mais je vois qu'ici on la danse tout autrement!... Voilà les Ivine et Étienne qui ne font, ni les uns ni les autres, le pas de basque. Volodia sait déjà faire comme eux.... Et Sonitchka ... qu'elle est jolie quand elle danse!»

J'étais tout joyeux.

La masourka touchait à sa fin; déjà des messieurs et des dames âgés prenaient congé de grand'mère et partaient; les laquais se faufilaient entre les danseurs, portant des brassées de vêtements dans les arrière-chambres. Grand'mère était lasse, elle parlait avec effort et en traînant; les musiciens recommencèrent mollement, pour la trentième fois, le même air. La grande demoiselle, avec laquelle j'avais dansé, exécutait une figure; elle m'aperçut, et, quand elle eut fini, elle s'avança vers moi, avec un sourire perfide, tenant par la main Sonitchka et une des nombreuses sœurs d'Étienne; évidemment elle voulait se rendre agréable à grand'mère.

«Rose ou ortie? me demanda-t-elle.

—Ah! tu es là? dit grand'mère en se retournant, va danser, mon petit ami, va.»

A ce moment, j'avais plus envie de me tapir sous le fauteuil de grand'mère que d'accepter l'invitation de mon ancienne partenaire, mais comment motiver mon refus?

Je me levai, je choisis la rose en regardant timidement Sonitchka.

Avant que j'eusse le temps de revenir à moi, une main gantée de blanc glissa dans la mienne, et la princesse, avec son plus gracieux sourire, se mit en route et m'entraîna vers les danseurs, sans se douter que je ne savais au monde que faire de mes pieds.

Je savais que le pas de basque serait déplacé, inconvenant et pouvait me rendre même ridicule; mais les sons familiers de la masourka, en frappant mon tympan, communiquèrent aux nerfs acoustiques une impulsion déterminée, et ceux-ci la transmirent à mes pieds, qui, contrairement à ma volonté et à la surprise générale, se mirent à faire des ronds de jambe en se tenant sur la pointe.

Pour mettre fin à cette situation pénible, je m'arrêtai avec l'intention d'exécuter les mêmes mouvements que j'avais trouvés si gracieux, lorsque le jeune homme de la première paire avait dansé. Mais au moment où j'écartais les pieds pour bondir en avant, la princesse se mit à courir autour de moi, en regardant mes pieds, avec une expression de curiosité et d'étonnement stupides.

Ce regard me paralysa. Je me troublai tant et si bien, qu'au lieu de danser, je me mis à piétiner sur place d'une manière grotesque et qui ne s'harmonisait ni avec la mesure, ni avec quoi que ce soit; puis je restai court.

Tous les yeux se dirigeaient sur moi, remplis les uns de surprise, les autres de curiosité; quelques personnes souriaient d'un air moqueur, d'autres semblaient compatir à mon embarras, grand'mère restait seule impassible.

«Il ne faut pas danser quand vous ne savez pas,» dit tout à coup mon père, d'une voix courroucée, à mon oreille, et, me poussant doucement de côté, il prit la main de ma danseuse et fit avec elle la figure à l'ancienne mode, et à l'approbation unanime des spectateurs, puis il la ramena à sa place.

Ah! qu'il me tardait de voir la fin de cette masourka! Dans mon angoisse, je criai à part moi:

«Mon Dieu! Pourquoi me mets-tu à une si rude épreuve?... Je le vois, tout le monde me méprise et me méprisera toujours.... Le chemin de l'amitié, des honneurs m'est fermé maintenant.... Tout est perdu!

«Pourquoi, pendant que je dansais, Volodia m'a-t-il fait des signes que tout le monde a pu voir, et qui ne me servaient à rien? Pourquoi cette vilaine princesse s'est-elle mise à examiner mes pieds?

«Pourquoi Sonitchka.... Oh! non, elle est toujours gentille, mais pourquoi a-t-elle souri aussi? Pourquoi papa a-t-il rougi et m'a-t-il saisi par la main? Est-ce que lui aussi, il a eu honte de moi? Oh! c'est terrible! Si maman avait été ici, elle n'aurait pas rougi de son Nicolinka....»

Et mon imagination s'envola au loin, vers cette chère image; je revis le pré devant la maison, les grands tilleuls dans le jardin, l'eau pure du petit lac au-dessus duquel planent les hirondelles, le ciel bleu sur lequel flottent des nuages blancs, transparents, les meules de foin odorant; les souvenirs irisés de ces joies paisibles se pressaient dans mon cerveau troublé....


CHAPITRE XII

APRÈS LA MASOURKA

Au souper, le jeune homme qui avait dansé le premier la masourka vint prendre place à notre table d'enfants; il m'honora d'une attention toute spéciale, ce qui aurait grandement flatté mon amour-propre, si, après ma déconfiture, j'avais pu être sensible à quoi que ce soit.

Mais ce jeune homme voulait à tout prix ramener ma gaieté; il me provoquait à folâtrer avec lui, m'appelait «un brave», et, quand les grandes personnes ne nous voyaient pas, il remplissait mon verre de vin et m'obligeait à le vider. Vers la fin du souper, lorsque le maître d'hôtel me versa seulement un quart de verre à champagne d'une bouteille enveloppée dans une serviette, il protesta en insistant pour qu'il m'en donnât davantage, puis il me força de le boire d'un trait; aussitôt une douce chaleur se répandit dans tout mon corps, je ressentis une vive sympathie pour mon jovial protecteur, et je me mis à rire sans raison.

Tout à coup l'orchestre joua de nouveau dans la salle de danse, et tout le monde se leva de table. Mon amitié pour le grand jeune homme en resta là; il retourna auprès des grandes personnes, et, comme je ne pouvais pas le suivre, je me rapprochai de Mme Valakine, très curieux d'entendre ce qu'elle disait à sa fille.

Sonitchka implorait d'une voix suppliante:

«Encore une demi-heure!

—Impossible, je t'assure, mon ange.

—Pour me faire plaisir, je t'en prie, continuait la jeune fille en caressant sa mère.

—Mais seras-tu contente demain si j'ai mal à la tête? demanda Mme Valakine sans pouvoir réprimer un sourire imprudent.

—Tu permets! tu permets, nous resterons! s'écria Sonitchka en sautant de joie.

—Que faire avec toi? Eh bien! va, dansez ... voici un cavalier tout trouvé,» ajouta-t-elle en me désignant.

Sonitchka me donna la main, et nous courûmes dans la salle.

La présence de Sonitchka et sa gaieté, jointes à l'influence du verre de champagne, m'avaient fait oublier tout à fait ma récente mésaventure. Je me livrai à toutes sortes de gambades plus drôles l'une que l'autre; tantôt j'imitais le cheval, courant au petit trot et relevant fièrement les pieds, ou le mouton qui s'emporte contre le chien, et je trépignais sur place, je riais de tout mon cœur, sans m'inquiéter de l'impression que je faisais sur les spectateurs.

Sonitchka riait aussi sans interruption, et, entre autres, d'un vieux monsieur qui, après avoir étendu son mouchoir à terre, levait lentement les pieds et faisait semblant d'avoir beaucoup de peine à sauter par-dessus, et elle se tint presque les côtes, lorsque je fis de grands bonds jusqu'au plafond, pour lui montrer mon adresse.

En traversant le cabinet de grand'mère, je me regardai dans le miroir; je vis un petit garçon dont le visage était en sueur, les cheveux hérissés, et dont le toupet se tenait tout droit, mais l'expression générale de cette physionomie était si bonne, si gaie, si débordante de santé et de vie, que je me plus à moi-même.

«Si j'étais toujours comme je suis maintenant, pensai-je, je pourrais encore plaire....»

Mais, lorsque je portai de nouveau les yeux sur le joli visage de ma partenaire, je remarquai qu'il avait le même air de gaieté, de santé et d'insouciance qui m'avait tant charmé chez moi, et, en outre, une gracieuse et douce beauté, dont l'absence me remplit de dépit contre ma propre image. Je compris qu'il était absurde de ma part de vouloir captiver un être aussi charmant.

Je ne pouvais attendre la réciprocité, et je n'y songeai même pas; mon âme débordait de joie sans cela. Je ne comprenais pas qu'on pût demander un bonheur plus grand que celui dont ce sentiment remplissait mon cœur, et qu'on pût souhaiter autre chose que de le voir durer éternellement.

J'étais heureux! mon cœur palpitait comme un pigeon qui bat des ailes; je sentais mon sang affluer sans cesse vers lui, et je me sentais pris d'une douce envie de pleurer.

Dans le corridor, quand nous sortîmes du salon, je me dis: Comme je serais heureux si je pouvais passer toute ma vie avec elle, dans un recoin obscur, ignorés de tout le monde!

«N'est-ce pas, Sonitchka, c'était très gai aujourd'hui? lui murmurai-je d'une voix basse et tremblante, puis je hâtai le pas, effrayé, moins de ce que j'avais exprimé, que de ce que j'aurais voulu dire.

—Oui ... très gai! répondit-elle en tournant vers moi sa tête, avec une expression si sincère et si bonne, que je me rassurai aussitôt.

—Mais si vous saviez comme je suis ... j'aurais voulu dire: malheureux, mais je dis par timidité: comme je regrette de penser que vous allez partir bientôt, et que je ne vous reverrai pas.

—Pourquoi ne nous reverrons-nous pas? dit-elle en regardant le bout de ses petits souliers, et en promenant ses doigts le long du paravent près duquel nous passions; tous les mardis et tous les vendredis, je me promène avec maman sur le boulevard Tversky.... Est-ce que vous ne vous promenez jamais?

—Sans doute, je demanderai qu'on nous y conduise mardi prochain; et, si on ne veut pas, j'irai tout seul, sans chapeau ... je connais le chemin.

—Savez-vous, dit tout d'un coup Sonitchka, il y a des jeunes garçons qui viennent à la maison et à qui je dis tu; disons-nous tu. Veux-tu?» ajouta-t-elle en secouant sa petite tête et en me regardant dans les yeux.

Malgré cette invitation, je ne réussis pas de toute la soirée à placer le tu dans une seule phrase, bien que je composasse mentalement sans cesse de longues phrases où le tu revenait plusieurs fois. Je n'avais pas le courage de les dire. «Veux-tu» résonnait à mes oreilles tout le temps et m'enivrait; je ne voyais que Sonitchka.

Je remarquai par quel mouvement gracieux elle releva ses boucles, les jeta derrière les oreilles et découvrit la partie du front et des tempes que je n'avais pas encore vue; je regardai comment on l'emmitouflait dans le châle vert, si haut, que je ne voyais plus que le bout de son petit nez, et que, si elle n'avait pas pratiqué avec ses doigts rosés une petite ouverture pour la bouche, elle courait le risque d'être étouffée; je me rappelle comment elle descendit l'escalier avec sa mère et, arrivée au bas, se retourna vivement vers nous, inclina la tête et disparut derrière la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince Étienne, moi, nous étions tous épris de Sonitchka; nous nous tenions sur l'escalier pour la suivre des yeux jusqu'au dernier moment. A qui son dernier salut était-il destiné? Je l'ignore; mais, en cet instant, je ne doutais pas qu'il fût pour moi.

Ce soir-là, en prenant congé de mes amis, je parlai à Serge sans aucun trouble, même je lui serrai la main un peu froidement. Je ne sais s'il a compris qu'il venait de perdre ma préférence, car il se montra très indifférent, mais il a dû regretter le pouvoir qu'il exerçait sur moi.

Je devenais pour la première fois infidèle dans mes affections, et, pour la première fois, je goûtai la douceur d'aimer. J'étais heureux de pouvoir échanger un sentiment d'amitié qui m'était devenu une habitude, contre un nouveau sentiment plein de mystère et de charme.

Et enfin, cesser d'aimer pour aimer encore, n'est-ce pas aimer deux fois plus qu'avant?

Une fois dans mon lit, je me pris à songer: «Comment ai-je pu aimer Serge si longtemps et si passionnément?... Non, il n'a jamais compris ni su apprécier mon affection, il ne l'a jamais méritée.... Tandis que Sonitchka!... quelle douceur!... «Veux-tu?» Je me soulevai et me représentai vivement son gracieux visage, puis je ramenai les couvertures sur ma tête, m'enveloppant de tous côtés. Enfin, lorsqu'il n'y eut plus une seule ouverture, je me blottis dans le nid que je venais de faire, et je me berçai dans mes rêves et dans mes souvenirs.

Les yeux immobiles et fixés sur la doublure de ma courte-pointe, je voyais Sonitchka aussi nettement qu'une heure auparavant, quand nous étions ensemble; je lui parlais, et cet entretien me procurait un plaisir indicible, car ces mots: tu, toi, avec toi revenaient sans cesse.

Ces rêves étaient si vivants, que je ne pouvais m'endormir, tenu en éveil par une douce émotion. J'éprouvai le besoin d'épancher auprès de quelqu'un les effusions de mon bonheur.

«Chérie! m'écriai-je presque à haute voix en me retournant brusquement de l'autre côté.—Volodia, est-ce que tu dors?

—Non, me répondit-il d'une voix somnolente.... Pourquoi?

—J'aime, Volodia, oh! j'aime Sonitchka de tout mon cœur.

—Qu'est-ce que cela peut me faire? répondit-il en s'étirant.

—Ah! Volodia, tu ne peux pas t'imaginer tout ce que je ressens ... pas plus tard qu'il y a un instant, j'étais tout emmitouflé dans mes couvertures, et je l'ai vue comme si elle était là, je lui ai parlé,... c'est surprenant. Et sais-tu encore quoi? lorsque je pense à elle je deviens si triste, si triste, que je voudrais pleurer.»

Volodia se retourna dans son lit.

«Je ne souhaite qu'une seule chose! continuai-je, c'est d'être toujours avec elle et rien de plus. Et toi, tu l'aimes aussi? Avoue-le?...»

C'est singulier, j'éprouvais le besoin de la voir aimée de tous et d'arracher à chacun cet aveu.

«Est-ce que cela te regarde? répondit Volodia en tournant la tête de mon côté: peut-être que je l'aime?



—Tu n'as pas envie de dormir, tu fais semblant d'avoir sommeil! m'écriai-je en remarquant qu'il avait les yeux brillants, qu'il se découvrait et ne semblait point disposé à dormir. Laisse-moi causer d'elle avec toi ... n'est-ce pas qu'elle est charmante?... Elle est un amour! Si elle me disait: «Nicolas, saute par la fenêtre, ou jette-toi dans le feu!» eh bien! je te jure que j'obéirais immédiatement avec joie.... Ah! qu'elle est ravissante! ajoutai-je, en évoquant son image avec tant de vivacité, que, pour mieux la savourer, je me retournai avec impétuosité et j'enfouis mon visage dans l'oreiller:—Oh! Volodia, comme j'ai envie de pleurer!

—Quel imbécile! dit-il en souriant, puis, après un moment de silence, il reprit:—moi, je ne suis pas comme toi; je pense que j'aurais voulu pouvoir me tenir près d'elle et lui parler....

—Ah! tu l'aimes donc, toi aussi! interrompis-je vivement.

—Tu ne comprends rien, prononça Volodia d'un ton dédaigneux.

—Mais si, je comprends, c'est toi qui ne comprends rien et qui dis des bêtises, répétai-je au milieu de mes larmes.

—Tu pleures? tu pourrais bien t'en dispenser. Tu n'es qu'une fille!»


CHAPITRE XIII

DÉPART PRÉCIPITÉ

Le 16 avril, presque six mois après la fête de grand'mère, mon père entra dans la salle d'étude, pendant les leçons, et nous annonça que nous devions partir le soir même pour la campagne.

A cette nouvelle, mon cœur se serra douloureusement, et je pensai aussitôt à ma mère.

Ce départ précipité était occasionné par la lettre suivante:

Petrovskoë, le 12 avril.

«Je reçois à l'instant, à dix heures du soir, ta bonne lettre du 3 avril, et, selon mon habitude, je te réponds tout de suite.

«Féodore a rapporté ta lettre de la ville déjà hier; mais, comme il était tard, il l'a remise à Mimi. Celle-ci, sous le prétexte que j'étais malade, ne me l'a pas donnée de toute la journée.

«Il est vrai que je me sentais un peu fiévreuse; il faut que je t'avoue toute la vérité, voici le quatrième jour que je ne suis pas très bien, et que je garde le lit.

«Cher ami, je t'en supplie, ne t'effraie pas; je me sens assez bien, et, si le médecin le permet, je pense me lever demain.

«Vendredi de la semaine passée, j'ai fait une promenade en voiture avec les enfants; mais, au moment de rejoindre la grande route, près du petit pont que j'ai toujours redouté, les chevaux se sont embourbés. Le temps était beau, et j'eus l'idée d'aller à pied jusqu'à la grande route, pendant qu'on dégageait la calèche.

«En arrivant à la chapelle, j'étais très fatiguée, et je m'assis pour me reposer; comme une demi-heure passa avant que l'on parvint à retirer la voiture de l'ornière, je pris froid, surtout aux pieds; je portais des bottines à semelles minces, et elles étaient mouillées.

«Après le dîner, j'eus tour à tour chaud et froid; mais, pour ne pas manquer au programme de la journée, je ne voulus pas me mettre au lit. Néanmoins après le thé j'essayai de jouer à quatre mains avec Lioubotchka (tu ne reconnaîtrais pas son jeu, elle a fait tant de progrès). Figure-toi ma stupéfaction en découvrant que je ne pouvais plus compter la mesure. J'ai recommencé plusieurs fois; mais tout s'embrouillait dans ma tête, j'avais un bourdonnement étrange dans les oreilles; je comptais: un, deux, trois, et tout de suite après: huit et quinze, et, ce qui est encore le plus étrange, je voyais très bien que je me trompais, et je ne pouvais pas me reprendre.

«Enfin Mimi vint à mon secours et me mit au lit. Voilà, mon ami, en détail, comment je suis tombée malade; tu vois que c'est par ma propre faute. Le lendemain, j'étais toute brûlante de fièvre, et notre bon vieux médecin Ivan Vassilitch est arrivé. Il est encore à la maison et il promet de me laisser bientôt sortir.

«Quel bon vieillard que cet Ivan Vassilitch! Tant que j'ai eu le délire, il n'a pas fermé l'œil de la nuit, il a passé tout ce temps au chevet de mon lit. Maintenant, pour me laisser écrire librement, il est dans la chambre des enfants; je l'entends d'ici qui leur raconte des contes allemands, et elles rient aux éclats.

«La belle Flamande, comme tu l'appelles, est en visite chez moi depuis deux semaines; sa mère est aussi en visite je ne sais où. Cette jeune fille me prouve par ses attentions la sincérité de son attachement. Elle me confie tous ses secrets de cœur. Avec sa belle tête, son bon naturel et sa jeunesse on pourrait en faire une femme excellente à tous égards, si elle se trouvait entre de bonnes mains; malheureusement, dans le monde qu'elle fréquente, à en juger par ce qu'elle en raconte, elle sera perdue.

«Lioubotchka voulait t'écrire elle-même; mais elle a déchiré sa troisième feuille de papier en disant: «Je sais que papa est fort moqueur, si je fais la moindre faute, il la signalera à tout le monde.»

«Katienka est toujours gentille, Mimi est toujours bonne et mélancolique.

«Maintenant, parlons de choses sérieuses. Tu m'écris que tes affaires ne vont pas bien cet hiver et que tu auras besoin de l'argent qui me revient de mes propriétés. Il me semble étrange que tu aies besoin de demander mon consentement. Est-ce que ce qui m'appartient n'est pas à toi?

«Tu es si bon, cher ami, que, de crainte de me chagriner, tu me caches la véritable situation de tes affaires; mais je devine que tu as beaucoup perdu au jeu, et, je te le jure, je ne m'en afflige pas. Si tu peux arranger cette affaire, ne t'en mets plus en peine, je t'en prie, et ne te tourmente pas pour rien.

«Je me suis habituée à ne point faire fond, pour les enfants, non seulement sur ce que tu peux gagner au jeu, mais encore, ne m'en veuille pas, sur ta propre fortune.

«Tes gains me font aussi peu de plaisir, que tes pertes, de chagrin; la seule chose qui me désole, c'est ta malheureuse passion pour le jeu, qui me ravit une partie de ta tendresse et m'oblige à te dire des vérités amères.... Dieu sait combien j'en souffre.... Je ne cesse de l'implorer pour qu'il nous sauve ... non pas de la misère (qu'est-ce que c'est que la misère?) mais de cette horrible éventualité qu'un jour les intérêts de nos enfants seront en conflit avec les nôtres, et que je serai forcée de les défendre....

«Jusqu'à ce jour le Seigneur a exaucé ma prière, tu n'as pas dépassé cette limite au delà de laquelle nous serions contraints de sacrifier une fortune qui n'est plus à nous, mais à nos enfants ... ou ... je n'ose pas y arrêter ma pensée ... mais ce malheur affreux nous menace toujours.... Oui, c'est une terrible croix que Dieu nous fait porter à l'un et à l'autre.

«Tu m'écris encore au sujet des enfants, et tu reviens à notre ancien sujet de division; tu me pries de consentir à ce que mes enfants entrent dans un pensionnat. Tu connais mes préventions contre ce mode d'éducation....

«Je ne sais pas, cher ami, si tu seras de mon avis; mais je te prie en tout cas, et pour l'amour de moi, de me donner la promesse que, tant que je vivrai et même après ma mort, si Dieu juge bon de nous séparer, tu ne mettras pas tes enfants en pension.

«Tu m'écris que tu seras obligé de te rendre à Saint-Pétersbourg pour affaires. Que Dieu soit avec toi, cher ami! va et reviens vite. Nous nous ennuyons tous sans toi. Le printemps est d'une beauté admirable; on a déjà enlevé la double porte du balcon; l'allée qui conduit à la serre est sèche depuis quatre jours, les pêchers sont en fleurs, il n' y a plus de neige que par places, les hirondelles sont de retour, et Lioubotchka vient de m'apporter les premières fleurs de la saison.

«Le médecin déclare que, dans trois jours, je serai tout à fait rétablie, et que je pourrai aller prendre l'air au jardin et me chauffer au soleil d'avril....

«Au revoir, cher ami, ne te fais pas de souci, je t'en prie, à cause de ma santé, ni au sujet de tes pertes au jeu; boucle vite tes affaires et viens passer tout l'été ici avec les enfants.

«J'ai des projets ravissants pour cet été, il ne manque que toi pour les réaliser....»

La suite de la lettre était écrite en français sur un bout de papier, d'une écriture lisible mais inégale.

«Ne crois pas un mot de ce que je t'ai dit au sujet de ma santé; nul ne soupçonne la gravité de mon mal. Je sais que je ne me lèverai pas de ce lit. Ne perds pas un instant, viens immédiatement et amène les enfants.

«Peut-être me sera-t-il donné de les revoir et de les bénir encore une fois; c'est mon unique et suprême désir....

«Je comprends quel coup je te donne, mais comment te l'épargner? Tôt ou tard, de ma main ou d'une autre, tu l'aurais également reçu; tâchons de supporter ce malheur avec fermeté et avec confiance en la miséricorde de Dieu.... Soumettons-nous à sa volonté.

«Ne vois pas dans ce que je t'écris les rêveries d'une imagination malade; au contraire, mes idées sont très nettes en ce moment, et je suis tout à fait calme. Ne cherche pas à te rassurer par le vain espoir qu'il n'y a là que les pressentiments trompeurs d'une âme faible. Non, je sens, je sais, et je le sais, parce que Dieu a voulu me le révéler,—je sais qu'il ne me reste que très peu de temps à vivre.

«Mon amour pour toi et mes enfants finirait-il avec ma vie? Non, je sens que c'est impossible; j'en suis trop pénétrée en ce moment pour penser que ce sentiment, sans lequel je ne peux pas comprendre l'existence, pourra jamais cesser. Mon âme ne peut pas exister sans son amour pour vous, et je sens qu'elle vivra toujours; le fait qu'un sentiment comme mon amour ne pourrait pas exister s'il devait un jour finir, me donne cette douce persuasion.

«Je ne serai plus avec vous; mais je suis fermement persuadée que mon amour ne vous abandonnera jamais, et cette pensée est si consolante pour mon cœur, que j'attends sans crainte et avec tranquillité la mort qui s'approche.

«Je suis calme; Dieu sait que j'ai toujours regardé et que je regarde la mort comme un passage à une vie meilleure; mais pourquoi les larmes me serrent-elles la gorge? Pourquoi priver les enfants de leur mère chérie? Pourquoi te porter un coup si rude et si inattendu? Pourquoi dois-je mourir, quand votre amour remplissait ma vie d'une félicité sans bornes?

«Que sa sainte volonté soit faite!

«Les larmes m'empêchent d'écrire. Peut-être ne te verrai-je plus. Je te remercie, mon ami adoré, pour tout le bonheur que tu m'as donné dans cette vie; je prierai Dieu pour qu'il te récompense.

«Adieu, cher ami, rappelle-toi, quand je ne serai plus là, que mon amour ne t'abandonnera jamais....

«Adieu, Volodia, adieu, mon ange, adieu Benjamin, mon Nicolinka....

«Est-il possible qu'un jour ils puissent m'oublier!...»

Cette lettre renfermait un petit billet de Mimi, dont voici le contenu:

«Les tristes pressentiments qu'exprime notre chère malade ne sont que trop confirmés par les paroles du médecin. Hier, dans la nuit, elle m'a priée d'envoyer cette lettre. Comme je croyais qu'elle parlait dans le délire, j'ai attendu jusqu'au matin, puis je l'ai décachetée pour y joindre ces lignes; pendant que je l'ouvrais, Nathalia Nicolaevna me fit demander ce que j'avais fait de cette lettre et m'ordonna de la brûler si je ne l'avais pas encore expédiée. Elle ne cesse de m'entretenir de cette lettre et déclare qu'elle vous fera mourir de chagrin.... Ne remettez pas votre départ, si vous voulez revoir cet ange avant qu'il nous ait quittés. Excusez ce griffonnage, je n'ai pas dormi de trois nuits. Vous savez combien j'aime Nathalia Nicolaevna.»

Nathalia Savichna m'a raconté depuis, qu'après avoir écrit la première partie de sa lettre, maman la posa près d'elle sur sa petite table et s'endormit.

«Moi-même, ajoutait Nathalia Savichna, je me suis endormie dans mon fauteuil, et le bas que je tricotais a glissé de mes doigts. Une heure plus tard j'entendis vaguement, dans mon sommeil, qu'elle se parlait à elle-même. J'ouvris les yeux, et je vis ma chère colombe assise dans son lit, les mains croisées et les larmes coulant à flots de ses yeux: «Tout est fini,» dit-elle, en cachant son visage dans ses mains.

«Je m'élançai pour lui demander: «Qu'avez-vous?»

«Ah! Nathalia Savichna, me dit-elle, si vous saviez qui je viens de voir!

«J'eus beau la questionner, elle ne dit plus rien, me priant seulement d'avancer la petite table, et elle écrivit de nouveau; puis elle m'a ordonné de cacheter la lettre devant elle et de l'expédier. Depuis, son état n'a fait qu'empirer.»

Le 25 avril, la berline s'arrêtait devant le perron de notre maison, à Pétrovskoë.

A notre départ de Moscou, mon père semblait préoccupé, et, lorsque Volodia lui demanda si maman était malade, il le regarda tristement et fit un signe de tête affirmatif. Dans le cours du voyage, mon père se tranquillisa beaucoup. Mais, à mesure que nous approchions, son visage prenait une expression de plus en plus anxieuse; il appela, de la voiture, Foka, qui accourut tout essoufflé.

«Où est Nathalia Nicolaevna?» demanda mon père d'une voix mal assurée et les larmes aux yeux.

Le bon vieux serviteur nous jeta un regard à la dérobée et, baissant les yeux, ouvrit la porte de l'antichambre, se détourna et répondit: «Voici le sixième jour que Madame n'est pas sortie de sa chambre.»

Milka accourut joyeusement vers mon père et bondit en jappant, pour lui lécher les mains. Le pauvre animal, comme je l'ai appris depuis, ne cessait de gémir depuis que maman était tombée malade. Mon père le repoussa et entra dans le salon, et ensuite dans la chambre des divans qui donnait sur la chambre à coucher et qu'il traversa sur la pointe des pieds et en retenant son souffle. Son inquiétude se manifestait de plus en plus, il se signa avant de poser la main sur la poignée de la porte qui était fermée à clé.

Au même instant, Mimi accourut du corridor; elle n'était pas coiffée, et on la voyait tout en larmes.

«Ah! Pierre Alexandrovitch, dit-elle à voix basse, avec l'expression d'un désespoir sincère, et, en voyant mon père tourner le loquet, elle ajouta: «On ne peut pas passer par là ... l'entrée est ici.»

Elle nous introduisit dans la lingerie; dans le corridor se trouvait Akime, l'idiot, dont les grimaces nous faisaient toujours rire; mais, en ce moment-là, bien loin de nous divertir, la vue de son visage d'une impassibilité stupide nous frappa plus douloureusement que tout le reste.

Dans la lingerie, deux jeunes servantes, occupées à un ouvrage à l'aiguille, se levèrent à notre entrée et nous saluèrent avec une expression empreinte d'une si profonde tristesse, que j'en fus atterré.

Après avoir traversé la chambre de Mimi, mon père ouvrit la porte de la pièce où était la malade, et nous fit entrer.

A droite de la porte étaient deux fenêtres recouvertes de châles. Devant une de ces croisées était assise Nathalia Savichna, les lunettes sur le nez et tricotant. Au lieu de nous embrasser selon son habitude, elle se contenta de se soulever à moitié, nous regarda un peu à travers ses lunettes, et les larmes coulèrent à flots de ses yeux. Je fus vivement impressionné, en voyant que toutes les personnes que nous approchions se mettaient à pleurer en nous apercevant, bien qu'elles fussent très calmes avant notre entrée.

A gauche de la porte était un paravent, et derrière ce paravent, le lit de la malade, une petite table, une armoire vitrée remplie de médicaments et un grand fauteuil où sommeillait le médecin.

Auprès du lit se tenait une jeune fille blonde d'une beauté remarquable, vêtue d'une matinée blanche, les manches un peu relevées; elle posait de la glace sur la tête de ma mère, ce qui m'empêchait de voir le visage de maman.

Cette jeune fille était la belle Flamande mentionnée dans la lettre de ma mère et qui devait plus tard jouer un grand rôle dans notre famille.

Aussitôt qu'elle nous aperçut, elle retira une main du front de la malade et se mit à rajuster les plis de sa robe de chambre sur sa poitrine, tout en disant: «Elle est assoupie!»

J'étais profondément affligé en cet instant, et néanmoins je remarquai, malgré moi, les moindres détails de cette scène. La chambre était plus qu'à moitié obscure et sentait la menthe, l'eau de cologne, la camomille et les gouttes de Hofmann.

Cette odeur me frappa tellement, qu'à l'heure qu'il est, il me suffit d'y penser, sans même que mon odorat en soit frappé, pour que mon imagination me reporte dans cette pièce sombre et étouffée et évoque les plus petits détails de cette heure terrible.

Les yeux de ma mère étaient ouverts, mais elle ne voyait rien.

Oh! je n'oublierai jamais ce regard, dans son effrayante fixité, exprimant une indicible souffrance.

On nous emmena aussitôt, mon frère et moi.



Voici comment Nathalia Savichna m'a décrit plus tard les derniers moments de ma mère:

«Après qu'on vous eût fait sortir de la chambre, elle se débattit encore longtemps, ma chère belle colombe! On aurait dit que quelque chose l'étouffait. Ensuite elle enfouit la tête dans ses oreillers et s'assoupit lentement, tranquillement, comme un ange du ciel. Je me suis éloignée un instant pour voir pourquoi l'on n'apportait pas la potion, et, quand je suis revenue vers ma chérie, elle avait tout renversé autour d'elle, et appelait sans cesse votre père; il se pencha sur elle, mais elle n'avait plus la force de parler, à peine ouvrait-elle les lèvres, qu'il s'en échappait des gémissements: «Mon Dieu! Seigneur! les enfants! je veux voir les enfants!» J'ai voulu aller vous chercher; mais le médecin ne l'a pas permis, disant que cela augmenterait son angoisse. Alors elle se contenta de lever sa petite main et de la baisser aussitôt.... Que voulait-elle dire par ce signe? Dieu le sait!... Moi, je crois qu'elle a voulu vous bénir bien qu'absents, puisque Dieu n'a pas voulu permettre qu'elle eût la joie de revoir ses enfants avant de mourir.... Enfin, ma chère colombe se souleva un peu, et, d'une voix dont le souvenir me fait mal, s'écria: «Sainte Mère! ne les abandonnez pas....» En ce moment son mal remonta vers le cœur ... on lisait dans ses yeux une souffrance horrible, la pauvre petite! Elle retomba sur les coussins, saisit le drap entre ses dents, et les larmes, les larmes, mon petit père, coulaient, coulaient....

—Et après?» demandai-je.

Nathalia Savichna ne pouvait plus parler; elle se détourna et pleura amèrement.

Ma mère est morte dans d'affreuses souffrances.


CHAPITRE XIV

LA DOULEUR

Le lendemain, tard dans la soirée, je voulus jeter un dernier regard sur elle; après avoir vaincu un sentiment d'effroi, involontaire, j'ouvris doucement la porte et me glissai, sur la pointe des pieds, dans la salle.

Au milieu, sur la table, était posée la bière; il ne restait des cierges que des lumignons qui fondaient dans les candélabres d'argent. Dans un coin écarté de la pièce était assis le sacristain; il lisait, d'une voix monotone et basse, la prière des morts.

Je restai interdit sur le seuil et je regardais; mais j'étais troublé, et mes larmes obscurcissaient ma vue au point que je ne pus rien distinguer. Tout se confondait étrangement: la lumière, le brocart, le velours, les grands candélabres d'argent, l'oreiller rose orné de dentelles, le bonnet de rubans, et au milieu, dans ce fouillis, quelque chose de transparent, couleur de cire. Je montai sur une chaise pour mieux voir le visage; mais de ma place je ne pus rien distinguer que ce même objet d'une pâleur d'ivoire. Était-ce là le visage de ma mère? Je ne pouvais le croire.

Je me mis à le contempler fixement, et peu à peu je commençai à reconnaître les traits familiers et si chers. J'eus un tressaillement d'horreur en acquérant la certitude que c'était bien elle. Pourquoi ses yeux clos sont-ils si enfoncés? Pourquoi cette pâleur livide? Et sur la joue cette tache noirâtre sous la peau transparente? Pourquoi l'expression du visage est-elle si rigide et si froide? Pourquoi les lèvres sont-elles décolorées, et pourquoi leur pli noble et majestueux exprime-t-il une paix tellement surnaturelle, qu'en les regardant, je sens un frisson glacé courir le long de mon dos et dans mes cheveux?...

Et plus je regardais, plus je sentais qu'une force mystérieuse et invincible rivait mes yeux à ce visage sans vie Je ne pouvais les détacher, et cependant mon imagination évoquait des tableaux resplendissants de vie et de bonheur. J'oubliais que ce corps inanimé qui gisait devant moi, et sur lequel je fixais un regard stupide, comme sur un objet qui n'avait rien de commun avec mes souvenirs, ce cadavre, c'était elle!

Je me la représentais dans des situations variées, mais toujours vivante, joyeuse, souriante; puis, tout à coup, un trait quelconque de ce pâle visage frappait mes yeux, le sentiment de l'horrible réalité me revenait, je frissonnais, sans pouvoir arracher mes yeux de ce spectacle.

Et, de nouveau, les rêves se substituaient à la réalité, jusqu'à ce que la conscience de cette réalité revînt encore une fois détruire mes rêves. Puis la lassitude s'empara de mon imagination, elle cessa de me bercer d'illusions, et le sentiment de ce qui m'entourait disparut aussi; je tombai dans l'assoupissement et l'oubli.

Je ne sais combien de temps je suis resté dans cet état; je ne saurais dire en quoi il consistait; je sais seulement que, pendant quelques instants, j'ai perdu le sentiment de mon existence, et que j'ai éprouvé une félicité céleste d'une suavité qu'on ne peut rendre, et pourtant triste.

Peut-être qu'en prenant son vol vers un monde meilleur, sa belle âme a jeté un regard de compassion sur cette terre où elle nous laissait; elle a vu ma douleur et, se laissant retomber jusqu'à moi sur les ailes de l'amour, elle est venue avec un sourire céleste me consoler et me bénir.

Le bruit de la porte qui grinçait sur ses gonds me ramena à la réalité; c'était un sacristain qui entrait pour relever le veilleur. Ma première pensée, en le voyant, fut toute personnelle; il va me prendre pour un enfant sans cœur qui est monté sur une chaise par espiéglerie ou par curiosité, car je ne suis pas en larmes, et ma pose n'a rien de touchant! Sur ces réflexions je me signai, je saluai le corps et je me mis à pleurer.

Quand j'évoque maintenant mes impressions, je découvre que cet instant d'oubli complet de moi-même et de tout ce qui m'entourait fut un moment de véritable douleur. Avant et après l'enterrement, je n'ai pas cessé de pleurer et d'être triste, mais je me rappelle cette douleur à ma honte, parce qu'elle était toujours entachée d'un sentiment égoïste. Tantôt je tenais à montrer que j'étais plus affligé que les autres, tantôt je me préoccupais de l'effet que je pouvais produire; je m'abandonnais à une curiosité sans objet, qui me portait à observer minutieusement le bonnet de Mimi et le visage des personnes présentes.

Je me méprisais de n'être pas exclusivement absorbé par mon chagrin, et je m'efforçais de dissimuler tous mes autres sentiments; c'est pourquoi ma tristesse n'était pas sincère et manquait de naturel. En outre, j'avais de la satisfaction à sentir combien j'étais malheureux; je cherchais à aviver en moi la conscience de mon malheur, et cette préoccupation égoïste tuait en moi, plus que toute autre chose, la véritable douleur.

Après avoir passé la nuit dans un sommeil lourd et tranquille, comme c'est ordinairement le cas après une forte secousse, je me réveillai avec des yeux secs et des nerfs plus calmes.

A dix heures, on nous fit appeler pour le service funèbre qu'on célébrait avant l'enlèvement du corps. Toute la chambre mortuaire était remplie par les gens de la maison et les paysans qui étaient venus rendre leurs derniers devoirs à leur maîtresse. Pendant l'office je pleurai beaucoup, je me signai et me prosternai jusqu'à terre, mais au fond je restai assez froid; je pensais involontairement à mon demi-frac neuf qui me serrait sous les aisselles, je songeais à ne point salir mon pantalon aux genoux, et je faisais des réflexions sur tous les assistants.

Mon père était debout au chevet de la bière; son visage était blanc comme son mouchoir, et il faisait un effort évident pour retenir ses larmes.

Sa taille élevée, serrée dans un habit noir, sa figure pâle et expressive, ses mouvements gracieux et aisés comme toujours, soit qu'il se signât, qu'il saluât, qu'il prît de la terre en sa main, qu'il reçût la cire de la main du prêtre, ou qu'il s'approchât du cercueil, toute son attitude faisait beaucoup d'effet, et je ne sais pourquoi tout ce qui attirait l'attention sur lui me causait du déplaisir.

Mimi était appuyée contre le mur et semblait pouvoir à peine se tenir sur ses pieds; sa robe était froissée et couverte de plumes, son bonnet, de côté; ses yeux gonflés étaient rouges, sa tête oscillait, sans cesse ébranlée par des sanglots déchirants, et elle cachait son visage dans son mouchoir ou dans ses mains.

J'eus l'impression qu'elle dérobait ainsi sa figure, pour se reposer un instant de ses larmes simulées. Je me souvins que, la veille, elle avait dit que la mort de notre mère était pour elle un coup dont elle ne se relèverait pas, qu'elle perdait tout en la perdant, mais que cet ange (c'est ainsi qu'elle désignait maman) ne l'avait pas oubliée, et qu'avant sa mort elle avait exprimé le désir d'assurer pour toujours l'avenir de Mimi et celui de sa fille. Elle versait des larmes amères en parlant ainsi, et peut-être ses regrets étaient-ils sincères, mais ils n'étaient pas sans mélange.

Lioubotchka, dans une petite robe noire, couverte de crêpe, la tête baissée et inondée de larmes, regardait de temps en temps la bière, et son visage n'exprimait qu'une terreur enfantine.

Katienka se tenait à côté de sa mère, et, bien que son jeune visage eût les traits allongés, il était rose et frais comme de coutume.

La nature ouverte de Volodia était franche jusque dans la douleur; il était tour à tour pensif, les regards fixés sur un objet quelconque, ou ses lèvres s'allongeaient dans une courbe, et il se mettait à se signer et se prosternait à la hâte.

Toutes les personnes étrangères qui assistaient au service funèbre m'étaient insupportables. Les phrases de condoléance qu'elles débitaient à mon père: «elle sera plus heureuse dans le ciel que sur cette terre....» m'étaient non moins désagréables.

De quel droit parlaient-elles de ma mère? de quel droit la pleuraient-elles? Quelques-unes, en parlant de nous, disaient «les orphelins», comme si nous ne savions pas qu'on appelle ainsi les enfants privés de leur mère! Mais il y a des gens qui aiment à être les premiers à vous donner un nom nouveau, comme on s'empresse de dire: «Madame» à une nouvelle mariée.

Dans un coin, à l'extrémité de la salle, et à demi cachée par la porte entr'ouverte du buffet, une vieille femme à cheveux blancs se tenait à genoux et courbée. Les mains jointes et les yeux levés, elle ne pleurait point, elle priait. Son âme s'élevait à Dieu, elle l'implorait de la joindre à celle qu'elle avait aimée par-dessus toutes choses ici-bas; et elle croyait fermement que sa prière serait bientôt exaucée.

«Voilà celle qui l'a sincèrement aimée!» me dis-je à part moi, et j'eus honte de moi-même.

Le service funèbre était terminé; le visage de la morte était découvert, et tous les assistants, l'un après l'autre, la famille exceptée, défilaient devant le cercueil et baisaient la main de la défunte.

L'une des dernières personnes était une paysanne qui tenait par la main une très jolie petite fille de cinq ans qu'elle avait amenée là, Dieu sait pourquoi! Au moment où elle s'approchait à son tour de la bière, je laissai tomber par mégarde mon mouchoir tout mouillé, et je me baissai pour le ramasser; au même instant mes oreilles furent frappées par un cri si terrible et si perçant, qui exprimait une telle épouvante, que de ma vie je ne l'oublierai, même si je devais vivre cent ans; à l'heure qu'il est, quand je me le rappelle, un frisson glacé court dans tout mon être.

Je levai précipitamment la tête; sur un tabouret, devant le cercueil, se tenait la même paysanne, retenant de force entre ses bras la fillette qui se débattait, en agitant ses menottes, rejetant en arrière son visage effaré, et fixant ses yeux écarquillés sur le visage de la défunte, en criant d'une voix effrayante et surnaturelle. Je poussai un cri d'une voix, je crois encore plus terrible, et je courus hors de la chambre.



Ce ne fut qu'en ce moment que je compris d'où provenait l'odeur âcre qui se mêlait au parfum de l'encens et remplissait la pièce. Alors la pensée que ce visage, qui quelques jours auparavant rayonnait de beauté et de tendresse, ce visage de la personne que j'aimais par-dessus tout au monde, était devenu un sujet d'épouvante, cette pensée me découvrit pour la première fois la vérité dans toute son horreur brutale et remplit mon âme d'un amer désespoir.

Ma mère n'était plus là, et cependant notre vie suivait toujours le même train. Nous nous levions, nous nous couchions aux mêmes heures que par le passé et dans les mêmes chambres; comme autrefois, nous prenions le thé le matin et le soir; le dîner, le souper revenaient aux mêmes intervalles; les tables et les chaises étaient à la même place, rien dans la maison ni dans notre manière de vivre n'avait changé; mais elle n'était pas là.

Il me semblait qu'après un tel malheur tout dans l'existence devait être bouleversé; reprendre ainsi notre manière de vie accoutumée me semblait une insulte à sa mémoire et me rappelait trop cruellement son absence.

Je me souviens encore que, la veille de l'enterrement, après dîner, j'ai eu sommeil, et je suis entré dans la chambre de Nathalia Savichna avec l'idée de me coucher sur son lit, de me blottir dans le duvet moelleux, sous sa courte-pointe ouatée.

Lorsque j'entrai, Nathalia Savichna était étendue sur sa couche et, à ce que je crois, dormait; au bruit de mes pas elle se redressa, jeta en arrière le fichu de laine qui enveloppait sa tête pour la préserver des mouches, et, rajustant son bonnet, elle s'assit sur le bord du lit.

J'avais souvent l'habitude de venir, après le dîner, faire un somme sur son lit; elle devina mon intention et se leva pour me céder la place.

«C'est vous, mon cher enfant? Vous êtes sans doute venu pour vous reposer, couchez-vous.

—Non, Nathalia Savichna, répondis-je en arrêtant son bras: je ne suis pas venu pour cela ... vous-même vous êtes fatiguée, et c'est vous qui devez vous reposer.

—Non, petit père, j'ai assez dormi, dit-elle, quoique je susse très bien qu'elle avait passé trois nuits blanches.... Et, ajouta-t-elle, qui peut penser au sommeil dans un pareil moment? et elle soupira profondément.

—Nathalia Savichna, lui dis-je en me penchant vers elle et en m'asseyant sur le lit, est-ce que vous vous attendiez à ce malheur?»

Je connaissais la sincérité de son attachement, et c'était une consolation pour moi de pleurer avec elle.

La vieille femme me regarda d'un air perplexe et intrigué. Évidemment elle n'avait pas compris pour quel motif je lui posais cette question.

«Qui pouvait s'y attendre? répétai-je.

—Ah! mon petit père, reprit-elle avec un regard empreint de la plus tendre compassion ... non seulement je ne m'y suis pas attendue, mais à l'heure qu'il est je ne peux pas le croire.... C'était à moi de partir et de laisser reposer mes vieux os. Eh bien! vois par où j'ai passé. J'ai vu partir votre grand'père, d'heureuse mémoire, le prince Nicolas Mikhaïlovitch; puis j'ai dû enterrer deux frères et ma sœur Annouchka, et ils étaient tous plus jeunes que moi, et maintenant, mon petit père, c'est évidemment pour me punir de mes péchés que je dois lui survivre aussi!

C'est sa sainte volonté! Il l'a prise parce qu'elle est digne de Lui, et Lui, il recueille les bons.»

Cette idée si simple me frappa et me sembla douce; je me rapprochai encore de Nathalia Savichna. Elle avait croisé les mains sur sa poitrine et regardait le ciel; ses yeux humides et enfoncés exprimaient une douleur intense, mais tranquille. Elle avait la ferme confiance que Dieu ne l'avait pas séparée pour longtemps de celle sur qui elle avait concentré, pendant un si grand nombre d'années, tout son amour.

«Oui, mon petit père, il me semble qu'il n'y a pas si longtemps que je l'emmaillotais et qu'elle m'appelait Nacha. Je me rappelle comme elle courait au devant de moi et, me passant ses menottes autour du cou, m'embrassait en disant:

«Chère Nacha ..., ma belle, mon cher petit dindon....»

Et moi je badinais et je lui disais:

«Non, petite mère, vous ne m'aimez pas; bientôt vous serez grande et vous vous marierez, et vous oublierez tout de suite votre Nacha.... Elle resta pensive et dit: «Non, j'aimerais mieux ne pas me marier si je ne peux pas garder Nacha avec moi, je n'abandonnerai jamais Nacha.... Eh bien, voilà qu'elle m'a abandonnée; elle n'a pas voulu m'attendre.... Et comme elle m'aimait, cette pauvre défunte! Mais qui n'aimait-elle pas? En vérité! petit père, vous ne pourrez jamais oublier votre mère.... Ce n'était pas une femme, mais un ange du ciel. Quand son âme sera entrée dans sa gloire, elle vous aimera encore de là haut, et elle aura de la joie à vous contempler ici-bas....

—Pourquoi dites-vous, Nathalia Savichna, quand son âme sera entrée dans sa gloire ... n'y est-elle pas déjà?

—Non, petit père, dit la vieille servante en baissant la voix et en s'asseyant plus près de moi,—pour le moment son âme est encore là....» Elle montrait le ciel et parlait dans un murmure, avec tant de sentiment et de conviction, que je levai involontairement les yeux vers le ciel, et, regardant les corniches du plafond, je me mis à chercher je ne savais quoi, quelque chose. Nathalia Savichna reprit:

—Lorsque l'âme du juste monte au paradis, elle doit passer par quarante épreuves, petit père; elle doit passer encore quarante jours chez elle, dans sa maison.»

Elle me parla encore longtemps dans ce sens, avec autant de simplicité et d'assurance que si elle m'avait raconté les choses les plus ordinaires du monde, des choses qu'elle aurait vues, et sur le compte desquelles il n'eût pu s'élever aucun doute. Je l'écoutais en retenant mon souffle, et, sans comprendre tout à fait ce qu'elle me disait, j'avais une confiance absolue en ses paroles.

«Oui, petit père, maintenant elle est ici, elle nous regarde; elle écoute peut-être ce que nous disons.»

Et Nathalia Savichna inclina la tête et se tut. Elle saisit son châle pour essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux; puis, elle se leva, et, me regardant droit dans les yeux, elle me dit d'une voix tremblante d'émotion:

«Le Seigneur, par cette mort, m'a rapprochée de lui de bien des degrés.... Que me reste-t-il à faire ici-bas? Pour qui vivrais-je? Qui aimerais-je?

—Et nous? est-ce que vous ne nous aimez pas? lui demandai-je d'un ton de reproche, en retenant difficilement mes larmes.

—Dieu sait combien je vous aime, mes chéris; mais je n'ai jamais aimé personne comme je l'ai aimée, et je ne peux plus aimer ainsi....»

La voix lui manqua, et elle se détourna de moi pour sangloter tout haut.

Je ne songeais plus à dormir; nous pleurions sans parler et serrés l'un contre l'autre.

Tout à coup Foka entra dans la chambre; en nous voyant ensemble il s'arrêta sur le seuil de la porte, de crainte de nous déranger, et nous regarda en silence et d'un air timide.

«Qu'est-ce que tu viens demander, cher Foka? demanda Nathalia Savichna en essuyant ses larmes dans son châle.

—Une livre et demie de raisins, répondit le vieux serviteur, quatre livres de sucre et trois livres de riz pour faire le koutia (une sorte de gâteau qu'on mange après l'office des morts).

—Tout de suite, tout de suite, petit père!» dit Nathalia Savichna.

Elle aspira d'abord une prise de tabac, puis se dirigea à pas précipités vers le bahut. Les derniers vestiges de douleur, toutes traces de notre conversation disparurent pendant qu'elle accomplissait ses devoirs de femme de charge, bien qu'elle eût toujours l'air très grave.

«A quoi bon quatre livres? dit-elle en rechignant, tout en pesant le sucre, c'est assez de trois livres et demie.»

Et elle retira plusieurs morceaux de la balance.

«Et qu'est-ce que cela signifie?... Hier encore j'ai donné huit livres de riz, et ils en redemandent!... Non, je n'en donnerai pas! Ce voleur de cuisinier profite de ce que la maison est sens dessus dessous; et il croit que je ne m'en apercevrai pas!... Non je ne laisserai pas gaspiller le bien des seigneurs.... Je vous demande un peu!... huit livres!

—Mais que faut-il faire? insista Foka, il déclare que tout a été employé....

—Eh bien! prends alors!, prends! qu'il vole à son aise!...»

Je fus frappé de voir Nathalia Savichna passer sans transition d'un sentiment touchant à une humeur querelleuse, et de la voir entrer, dans des détails si minutieux.... Mais, à force d'y songer, j'ai compris ce qui s'était passé dans son âme; elle avait assez de force de caractère pour pouvoir remplir ses devoirs malgré son chagrin, et, en outre, la force de l'habitude la ramenait à ses occupations quotidiennes. La douleur l'avait si fortement saisie, qu'elle ne songeait même pas à la manifester, et ne croyait nullement nécessaire, pour prouver combien elle souffrait, de négliger les choses étrangères à sa peine; une pareille idée ne lui serait même jamais venue.

L'amour-propre est un des sentiments les moins compatibles avec une véritable douleur, et cependant il est si profondément ancré dans la nature humaine, que la douleur la plus vive est rarement assez puissante pour le bannir. L'amour-propre dans la douleur se manifeste par le désir de faire voir qu'on est triste ou malheureux, ou de faire preuve de fermeté, et ce vil désir, que nous ne nous avouons pas, ne nous abandonne jamais, pas même dans la plus grande douleur, et lui enlève sa puissance, sa dignité et sa sincérité.

Nathalia Savichna avait été si profondément frappée par son malheur qu'il n'était plus resté dans son âme un seul désir personnel, et elle continuait à vivre comme elle avait vécu jusque là, par la force de l'habitude.

Après avoir remis à Foka les provisions, en lui rappelant de ne pas oublier de faire préparer un gâteau pour le clergé de la paroisse, elle le congédia, prit son bas à tricoter et s'assit près de moi.

Nous recommencâmes l'entretien interrompu, et de nouveau nous avons pleuré ensemble pour essuyer encore une fois nos larmes.

C'était toujours la même conversation, les mêmes larmes tranquilles, et les mêmes paroles résignées et pieuses, qui m'ont apporté tant de consolation et d'allégement à ma souffrance.

Malheureusement nous fûmes bientôt séparés; trois jours après l'enterrement, nous reprenions la route de Moscou, et je n'ai pas revu Nathalia Savichna.

Grand'mère n'apprit la terrible nouvelle qu'à notre retour.

Sa douleur fut immense. On ne nous permit pas de voir grand'mère; pendant toute la semaine, elle fut dans un état de prostration complète. Les médecins craignirent pour sa vie, d'autant plus qu'elle refusait tous les remèdes et repoussait toute nourriture.

Parfois, assise toute seule dans sa chambre, elle était prise tout à coup d'un accès de rire nerveux auquel succédaient des sanglots sans larmes; elle se tordait dans des convulsions et proférait des paroles horribles et insensées. C'était la première grande épreuve qui la frappait, et sa douleur était désespérée. Elle éprouvait le besoin d'accuser quelqu'un de son malheur; et elle prononçait des imprécations terribles, menaçant quelqu'un avec une véhémence extraordinaire. Dans ces moments de paroxysme, elle sortait de son fauteuil, parcourait sa chambre à grands pas, pour tomber ensuite évanouie.

Une fois j'ai pénétré dans son appartement; je la trouvai assise comme d'ordinaire dans son fauteuil. Elle semblait calme, mais son regard me frappa; ses yeux étaient légèrement ouverts, éteints, avec une expression vague; elle me regardait fixement sans me voir. Ses lèvres ébauchèrent lentement un sourire, et elle dit d'une voix tendre et touchante: «Viens ici, mon ami, viens, mon ange!»

Je crus qu'elle s'adressait à moi, et je m'approchai d'elle; mais évidemment ce n'était pas moi qu'elle voyait; elle disait:

«Ah! si tu savais, mon âme, comme j'ai souffert, et que je suis contente que tu sois arrivée.»

Je compris qu'elle croyait voir maman, et je m'arrêtai; elle continua en se fâchant:

«On m'a dit que tu es morte ... quelle bêtise! est-ce que tu peux mourir avant moi?»

Et elle fut saisie d'un affreux rire nerveux.

Les êtres capables d'aimer fortement sont seuls capables de ressentir de si fortes douleurs; mais ce besoin d'aimer est pour eux un antidote contre la douleur et finit par les guérir. C'est pourquoi la nature morale de l'homme est plus vivace que sa nature physique; la douleur ne tue pas.

Au bout d'une semaine, grand'mère put pleurer, et les larmes la soulagèrent. Sa première pensée, en revenant à elle, fut pour nous, et l'amour qu'elle nous portait grandit encore. Nous ne quittions plus son fauteuil; elle pleurait doucement en nous parlant de maman et en nous comblant de caresses.

Personne, en voyant l'affliction de grand'mère, n'aurait pu supposer qu'elle exagérait sa douleur. Sa manière de l'exprimer était énergique et touchante; et pourtant la tristesse de Nathalia Savichna m'a fait une beaucoup plus vive impression, et je suis, jusqu'à ce jour, persuadé que personne n'a aimé si sincèrement et si purement ma mère, et que personne ne l'a autant regrettée, que cet être aimant et naïf.

L'heureux temps de mon enfance finit avec la mort de ma mère, et une nouvelle phase de ma vie commence, celle de l'adolescence.

Bien que je n'aie pas revu Nathalia Savichna, comme les souvenirs qu'elle m'a laissés se rapportent au premier âge, et qu'ils ont eu une grande et une bienfaisante influence sur le développement de ma sensibilité, je veux dire encore quelques mots sur elle et raconter sa mort avant de finir.

Après notre départ, à ce que m'ont raconté les gens qui sont restés dans notre maison de campagne, elle souffrit beaucoup de n'avoir plus rien à faire.

Sans doute tous les bahuts étaient restés sous sa garde, et elle ne cessait de fouiller dedans, de remuer les choses qui s'y trouvaient pour les suspendre, les déplacer; mais l'activité, qui avait toujours rempli la maison seigneuriale et à laquelle Nathalia Savichna était habituée, lui manquait beaucoup. Le chagrin que lui avait causé la mort de notre mère, le changement qui survint dans son existence et l'absence de soins développèrent en elle une maladie à laquelle la pauvre femme était prédisposée. Juste une année après la mort de notre mère, elle devint hydropique et fut contrainte de prendre le lit.

Elle n'avait pu supporter de vivre toute seule dans notre grande maison de campagne déserte, sans amis, sans parents, et surtout elle souffrit cruellement de se voir ainsi délaissée à ses derniers moments.

Les autres domestiques l'aimaient et la respectaient; mais elle n'avait aucune relation d'amitié avec eux et s'en faisait gloire.

Elle pensait que, dans sa position de femme de charge, honorée de la confiance de ses maîtres, et à qui incombe la surveillance non seulement des bahuts, mais de toutes sortes de biens, toute familiarité avec un des serviteurs de la maison l'entraînerait à des actes de condescendance criminelle, en la rendant moins impartiale. Pour cette raison, et peut-être aussi parce qu'il n'y avait en réalité rien de commun entre elle et les autres domestiques, elle s'éloignait de tous, en disant qu'il ne lui restait dans la maison ni parrains, ni parents, et qu'elle ne permettrait à personne de gaspiller le bien de ses maîtres.

Elle confiait à Dieu ses peines dans des prières brûlantes, et elle trouvait là une consolation; mais parfois, dans ces moments de faiblesse auxquels nous sommes tous sujets, et où nous avons besoin de trouver la sympathie d'un être vivant, elle prenait sur son lit un petit chien carlin qui lui léchait les mains, en fixant sur elle ses yeux jaunes; elle lui parlait et pleurait en le caressant.

Quand le carlin commençait à gémir plaintivement, elle s'efforçait de le consoler en disant: «Ne pleure pas, je sais, sans que tu me le dises, que je vais mourir bientôt.»

Un mois avant sa mort, elle sortit de son bahut du calicot blanc, de la mousseline blanche et des rubans roses; avec l'aide de la jeune fille placée sous sa direction, elle confectionna une robe et un bonnet et prit toutes les dispositions nécessaires pour son enterrement.

Elle passa soigneusement en revue tous les bahuts, l'inventaire en main, et remit le tout à la garde de la femme de charge qui devait prendre sa place. Elle sortit deux robes de soie et un vieux châle dont grand'mère lui avait fait présent autrefois, ainsi que l'uniforme militaire de grand'père qu'on lui avait également donné.

Les broderies et les galons de l'uniforme reluisaient comme s'ils étaient neufs, et le drap n'avait pas été touché par les mites, tant ils avaient été bien soignés.

Avant sa mort elle exprima le désir que la robe rose fût remise à Volodia, pour qu'on lui en fit une robe de chambre, et que l'autre, couleur ponceau et à carreaux, me fût donnée pour le même usage, tandis que le châle devait appartenir à Lioubotchka. Elle léguait l'uniforme au premier d'entre nous qui serait officier.

Tout le reste de son petit avoir et tout son argent, à l'exception de quarante roubles, qu'elle réservait pour couvrir les frais d'enterrement et payer les prières pour le repos de son âme, devait revenir à son frère.

Ce frère, qui avait reçu sa liberté longtemps auparavant était un fort mauvais sujet, et vivait loin de chez nous. Nathalia Savichna n'avait conservé aucune relation avec lui.

Lorsqu'il reçut son héritage, qui ne se composait que de 25 roubles, il refusa de croire que c'était là le produit des économies de sa sœur. «Il est impossible, disait-il, qu'une vieille femme qui a passé soixante ans dans une riche maison, ayant toutes choses entre les mains, et qui a vécu avec parcimonie, gardant précieusement le moindre chiffon, ne laisse après elle qu'une si maigre somme.»

Telle était cependant l'exacte vérité.

Nathalia Savichna souffrit cruellement de sa maladie. Pendant les deux mois qui précédèrent sa mort, elle supporta ses maux avec une résignation vraiment chrétienne, sans murmures et sans plaintes, se contentant, selon son habitude, d'implorer Dieu dans ses souffrances. Une heure avant sa fin, elle se confessa, avec une joie sereine, et reçut l'extrême-onction.

Elle demanda à tous ceux qui l'entouraient de lui pardonner ses offenses, et elle pria le père Vassili de nous dire à tous qu'elle ne savait pas comment nous remercier pour nos bienfaits, et qu'elle nous suppliait de lui pardonner si, par ignorance, il lui était arrivé de nous faire de la peine.

La seule qualité dont elle se glorifia c'était sa fidélité à ses maîtres.

«Pour voleuse, je ne l'ai jamais été, et je peux certifier que je n'ai jamais touché à un fil appartenant à mes maîtres.»

Après avoir revêtu la robe qu'elle s'était préparée et le bonnet, elle s'appuya du coude sur les oreillers et ne cessa jusqu'à son dernier soupir de parler au prêtre. S'étant souvenue qu'elle n'avait rien laissé pour les pauvres, elle sortit dix roubles de sa bourse et les remit au pope pour les distribuer dans la paroisse; puis, elle se signa, se renversa sur sa couche, en exhalant son dernier souffle avec un sourire joyeux, et le nom de Dieu sur les lèvres.

Elle renonçait à la vie sans regret; la mort ne lui causait nul effroi, elle la recevait comme un bienfait.

On dit cela souvent; mais il est bien rare que ce soit absolument vrai. C'était le cas de Nathalia Savichna. Elle n'avait pas à redouter la mort; elle mourait dans une foi inébranlable et après avoir accompli la loi de l'Évangile.

Toute sa vie n'avait été qu'amour pur, désintéressé, et abnégation de soi-même.

Sans doute ses croyances auraient pu être d'un ordre plus élevé, et sa vie dirigée vers un but plus grand; mais, parce qu'elle s'est mue dans une sphère plus étroite, cette âme pure est-elle moins digne d'amour et d'admiration?

Elle a remporté dans son humble vie la plus grande des victoires: elle est morte sans regret et sans crainte.

D'après son désir, on l'a enterrée tout près de la chapelle élevée sur le tombeau de ma mère.

Le petit tertre couvert d'orties et de chardons sous lequel elle dort est entouré d'une grille noire, et, en sortant de la chapelle, je n'oublie jamais de m'incliner respectueusement devant cette tombe. Parfois, je m'arrête silencieux entre la chapelle et la grille, et de sombres pensées montent dans mon âme ... alors je me demande: «Est-ce que la Providence ne m'aurait réuni dans cette vie à ces deux êtres que pour me les faire éternellement regretter?»



L'ADOLESCENCE


CHAPITRE XV

VOYAGE EN BRITCHKA

De nouveau, deux voitures attendent devant le perron de notre maison à Pétrovskoë: l'une est un carrosse dans lequel Mimi, Katienka, Lioubotchka et une femme de chambre prennent place, et Iakov, notre intendant, lui-même, s'installe sur le siège; l'autre véhicule est une britchka où je m'assieds à côté de Volodia. Le valet, Vassili, nous accompagne; c'est un serf récemment enlevé aux travaux des champs, pour être employé au service de la maison.

Mon père, qui doit nous rejoindre à Moscou quelques jours plus tard, est debout sur le perron, tête-nue, et fait des signes de croix sur le carrosse et la britchka.

«Eh bien! que le Seigneur soit avec vous! crie-t-il, en route!»

Iakov et les cochers ôtent leurs chapeaux et se signent, (cette fois nous voyageons avec nos propres chevaux).

«Hue, hue, allez, avec l'aide de Dieu!» crient-ils pour exciter leurs bêtes.

Le carrosse et la britchka commencent à sursauter sur la route inégale, et les bouleaux de la grande avenue courent devant nous l'un après l'autre.

Je ne ressens aucune tristesse; je suis tout entier, non à ce que je quitte, mais à ce qui m'attend. A mesure que je m'éloigne des objets auxquels se rattachent les douloureux souvenirs qui ont hanté mon imagination jusqu'à ce jour, ces réminiscences perdent de leur vivacité et font place à une joyeuse conscience de vie toute débordante de force, de fraîcheur et d'espérance.

Il m'est rarement arrivé de passer plusieurs jours—je ne dirai pas aussi gaiement, j'aurais eu honte de me livrer à la joie—mais d'une manière aussi agréable, et avec un tel sentiment de bien-être, que les quatre journées qu'a duré notre voyage. Je n'avais plus devant les yeux ni la porte close de la chambre de maman, dont je ne pouvais m'approcher sans tressaillir, ni le piano, muet maintenant, que personne n'osait plus toucher et que nous regardions avec une sorte de crainte, ni les tristes vêtements de deuil, qu'avaient remplacés nos simples costumes de voyage; plus aucun de ces objets qui me rappelaient trop vivement ma perte irréparable et réprimaient en moi toute manifestation de vie, comme un outrage à la mémoire de celle qui nous manquait. En route, au contraire, les points de vue changent continuellement et des scènes variées attirent mon attention et la distraient; puis, le spectacle de la nature printanière remplit mon âme de sentiments joyeux, de satisfaction du présent et d'espérances lumineuses pour l'avenir.

Le lendemain matin, à l'auberge, l'impitoyable et trop zélé Vassili—c'est toujours le défaut des hommes qui entrent dans de nouvelles fonctions—retira la couverture de mon lit et m'annonça qu'il était temps de partir, que tout était prêt. J'eus beau parlementer, avoir recours à la ruse, me fâcher, pour prolonger d'un quart d'heure au moins mon doux sommeil du matin, rien n'y fit, et je devinai, au visage décidé de Vassili, qu'il serait inexorable et tout prêt à retirer vingt fois mon couvre-pied. Je sautai à bas du lit et je courus dehors pour faire ma toilette dans la cour.

Dans l'antichambre, le samovar bout déjà, et Mitka, le postillon, est devenu rouge comme une écrevisse à force de souffler sur les braises.

Le temps est humide et brumeux; on dirait qu'une vapeur monte des fumiers gras. A l'orient, le soleil éclaire le ciel d'une lumière éclatante et joyeuse, qui ruisselle sur les larges auvents des toits de chaume, tout autour de la cour, et fait reluire la rosée.

J'aperçois nos chevaux attachés sous le rebord des toits, devant les auges, et j'entends le bruit régulier de leur mastication. Un petit chien noir, à la fourrure épaisse, roulé en boule depuis l'aube sur un tas de fumier sec, s'étire paresseusement; puis, agitant la queue, part en trottinant pour chercher une meilleure place dans un autre coin de la cour.

L'hôtesse, affairée, ouvre le portail qui grince, et elle fait un bout de causette avec sa voisine endormie, pendant que les vaches, l'air sérieux et pensif, vont rejoindre le troupeau qu'on entend piétiner dans la cour, où les bêlements des agneaux et les voix graves des ruminants se confondent.

Notre cocher, Philippe, les manches de sa chemise retroussées jusqu'au coude, tourne la roue du puits et en retire le seau, en faisant rejaillir l'eau claire autour de lui, avant de le vider dans l'abreuvoir de chêne; tout auprès les canards déjà éveillés barbottent dans une flaque. J'ai du plaisir à regarder Philippe, avec sa large barbe touffue, ses grosses veines qui se gonflent et les muscles qui se dessinent nettement sur ses vigoureux bras nus, à chaque effort qu'il fait.

Derrière la cloison où Mimi a dormi avec Katienka et Lioubotchka, et à travers laquelle nous avons causé ensemble le soir, on entend un bruit de va-et-vient. La femme de chambre entre et sort sans cesse; enfin la porte s'ouvre, et on nous appelle pour prendre le thé.

Vassili, toujours en proie à un excès de zèle, entre continuellement dans la chambre et porte dans la voiture tantôt une chose, tantôt une autre, et tout le temps il fait des signes désespérés pour supplier Mimi de donner le signal du départ.

Les chevaux sont attelés et manifestent leur impatience en secouant souvent leurs grelots; les malles, les caisses, les petites boîtes ont été portées de nouveau dans les voitures, et nous cherchons à reprendre nos places. C'est en vain; nous trouvons sur les sièges de la britchka des monceaux de bibelots, et nous nous creusons la tête pour comprendre où tous ces objets étaient casés la veille et où nous pourrons bien nous asseoir. Une boîte à thé, en noyer, avec un couvercle en forme de triangle, a été fourrée sous moi et fait mon désespoir; mais Vassili me promet que la boîte se rangera en route, et je suis forcé de me contenter de cette assurance.

Le soleil, voilé un moment par un épais nuage blanc qui couvre le ciel du côté de l'est, se dégage tout à coup et inonde la campagne d'une clarté paisible et joyeuse. Autour de moi tout est beau, et mon âme est légère et sereine.

La route se déroule devant nous en une large bande irrégulière, qui court entre les champs couverts de chaume sec et les prairies brillantes de rosée; ici et là apparaît au bord du chemin un morne cytise ou un jeune bouleau, avec de tendres feuilles gommeuses, jetant une ombre immobile sur les ornières desséchées du sol argileux et sur la petite herbe verte qui borde la voie.

Le bruit monotone des roues et des grelots ne domine pas le chant des alouettes qui tournoient au-dessus de nos têtes. L'odeur de poussière, d'acide et de drap rongé par les mites, qui s'exhale toujours de notre britchka, est remplacée par un parfum de printemps; je sens en mon âme un trouble joyeux, un vague besoin d'activité, le désir de produire quelque chose, signe infaillible d'un vrai contentement.

Tout à coup, sur le sentier des piétons, qui côtoie notre route, je distingue des formes qui se meuvent lentement, et, je reconnais des pèlerines. Leurs têtes sont emmitouflées de mouchoirs malpropres; elles portent sur le dos des besaces faites d'écorce de bouleau; leurs jambes sont entourées de bandes de toile d'un blanc douteux, et leurs pieds chaussés de lourds souliers de tille. Relevant en mesure leurs bâtons, elles avancent presque sans prendre garde à nous et marchent lentement à la queue leu-leu, d'un pas pesant. A leur vue, ces questions se pressent dans ma tête: Où vont-elles? Que vont-elles faire? Leur voyage doit-il durer longtemps? Est-ce que leurs longues ombres rejoindront l'ombre du cytise devant lequel elles doivent passer?

Mais mon attention est bientôt détournée.

Une voiture attelée de quatre chevaux de poste vient à notre rencontre; encore deux secondes, et les visages qui apparaissent à la portière pour nous regarder d'un air aimable et curieux seront déjà loin, et il me semble étrange que ces personnes n'aient aucune communication avec nous, et que je ne les reverrai peut-être jamais.

Ensuite arrivent de côté deux chevaux poilus tout en sueur; ils courent en agitant leurs colliers, les traits serrés dans les avaloires. Derrière eux, sur un troisième cheval, dont le garrot est surmonté d'un arc avec une cloche suspendue, est perché un jeune postillon qui laisse pendre des deux côtés de l'animal ses longs pieds dans d'énormes bottes. Il retourne au relais, le chapeau de laine d'agneau rabattu sur une oreille, et chante en traînant un refrain plaintif, accompagné par le son de la cloche que le cheval fait tinter. Son visage et toute son attitude expriment tant de satisfaction nonchalante et d'insouciance, qu'il me semble que le comble du bonheur est d'être postillon, de ramener ses chevaux au relais et de chanter des airs tristes.

Voilà, maintenant, que dans le lointain, se découpe sur le ciel d'un azur lumineux l'église d'un village, avec son toit vert; puis j'aperçois le village lui-même, le toit rouge de la maison seigneuriale et le jardin verdoyant. Qui habite cette maison? Y a-t-il là des enfants, un père, une mère, un précepteur? Pourquoi n'entrons-nous pas dans ce château, et ne faisons-nous pas la connaissance de ses maîtres?

A présent, une longue file de grands chariots viennent à notre rencontre; ils sont attelés de trois chevaux frais, bien nourris et aux jarrets solides. Nous sommes obligés de nous tirer de côté pour les laisser passer.

«Qu'est-ce que vous transportez sur vos chars?» demande Vassili au premier charretier.

Mais celui-ci, ses gros pieds pendant en dehors du véhicule, et tout en brandissant son fouet court, nous regarde d'un œil stupide et ne se décide à répondre que lorsque nous ne pouvons plus l'entendre.

«Quelle marchandise avez-vous là?» s'écrie encore Vassili, en s'adressant au second charretier couché sur le devant du chariot, sous une tente formée par une natte neuve. Une tête blonde aux joues rouges, terminée par une petite barbe roussâtre, sort un moment de sous cet abri, jette un regard d'indifférence méprisante sur notre britchka et se cache de nouveau sous la natte.

Je me dis alors que ces charretiers ne savent évidemment pas qui nous sommes, d'où nous venons et où nous allons....

Absorbé tout entier pendant une heure et demie dans des observations diverses, je ne remarque pas les chiffres posés en travers des poteaux pour marquer la distance.

Déjà le soleil commence à me brûler la tête et le dos, et la route devient plus poussiéreuse. Le couvercle en triangle de la boîte à thé me gêne horriblement et me fait mal; je change plusieurs fois de position; j'ai trop chaud et je ne me sens pas à l'aise. Toute mon attention se porte alors sur les poteaux indicateurs et leurs chiffres; je me livre à différents calculs mathématiques pour déterminer dans combien de temps nous arriverons au prochain relais.

«Douze verstes, (la verste est un peu plus d'un kilomètre) font le tiers de trente-six, il y a quarante et une verstes d'un relais à l'autre; or, nous avons parcouru un tiers de la route, plus ... mais je ne finis pas cette opération mentale et je crie:

«Vassili, cher Vassili, laisse moi monter sur le siège.»

Vassili, qui était en train de faire un bon somme, s'empressa de donner son consentement. Il changea de place avec moi et se mit aussitôt à ronfler, s'étendant de façon à prendre toute la place.

De la hauteur où je me trouve maintenant, je peux suivre un spectacle intéressant, celui de nos quatre chevaux: La Nouvelle, Sacristain, le Gauche timonier, et Pharmacien, ayant chacun ses qualités individuelles que je connais à fond.

«Pourquoi Sacristain est-il attelé aujourd'hui du côté droit et non pas à gauche, Philippe? demandai-je un peu timidement au cocher.»

—Sacristain?

—Et Pharmacien ne tire pas ... ajoutai-je.

—Sacristain? On ne peut pas atteler Sacristain à gauche, me répondit Philippe sans prendre garde à ma dernière remarque.—Sacristain n'est pas un cheval qu'on puisse atteler à gauche ... à gauche il faut un cheval, en un mot, qui soit un cheval, et non pas comme celui-ci....»

En prononçant ces mots, Philippe se pencha à droite, et, tirant la bride de toutes ses forces, il se mit à donner des coups de fouet au pauvre Sacristain, quoique l'animal fît tous ses efforts et tirât à lui seul la britchka. Philippe ne cessa cet exercice que lorsqu'il jugea nécessaire de se reposer et de remettre, Dieu sait pourquoi! son chapeau de côté, bien qu'il fût en place et tînt ferme sur sa tête.

Je profitai de ce moment de répit pour prier Philippe de me laisser conduire un instant. Il me remit d'abord une guide, puis la seconde, et enfin toutes les six et le fouet. Alors je fus au comble du bonheur. Je m'efforçai d'imiter le cocher, et je lui demandai si je conduisais bien; mais il se montra plutôt mécontent, disant que Pharmacien tirait trop et que La Nouvelle ne tirait rien du tout, et il finit par placer son coude devant ma poitrine et me reprit les rênes.

La chaleur devenait toujours plus intense; de petits nuages blancs se gonflaient comme des bulles de savon, s'élevaient, envahissaient le firmament, et, pressés les uns contre les autres, semblaient un troupeau de moutons, puis, se condensant, formaient une masse compacte d'un gris sombre.

Tout à coup, je vis une main tenant une bouteille et un paquet sortir de la portière du carrosse. Vassili, avec une agilité surprenante, sauta de la britchka sans faire arrêter et, courant après l'autre voiture, revint aussitôt chargé de talmouses et de kvass (boisson au goût aigrelet préparée avec du pain).

Aux descentes, quand la pente est raide, nous mettons tous pied à terre, et souvent nous courons pour voir qui arrivera le premier au pont ou à un autre but, tandis que Vassili et Iakov, après avoir enrayé les deux voitures, soutiennent le carrosse chacun d'un côté, comme s'il leur était possible de le retenir s'il venait à verser. Enfin, avec la permission de Mimi, Volodia ou moi, nous montons auprès d'elle et changeons de place avec Katienka ou Lioubotchka. Elles sont ravies et trouvent, non sans raison, qu'il est beaucoup plus gai de voyager dans la britchka découverte que dans le carrosse fermé.

Quelquefois, en, traversant un bosquet, nous nous arrêtons, nous faisons une cueillette de branches vertes dont nous formons une tente au-dessus de la britchka. Bientôt ce pavillon ambulant court à toute haleine après le carrosse, et Lioubotchka glapit d'une voix perçante, ce qui est, chez elle, le signe d'un contentement parfait.

Cette fois, nous apercevons le village où nous ferons halte. Je flaire déjà l'odeur du village: la fumée, le goudron, les talmouses; j'entends des voix, des pas, des bruits de roues; les grelots ne résonnent plus comme lorsque nous étions en plein champ. De chaque côté de la route se dressent des isbas (cabanes) aux toits de chaume, avec des perrons en bois sculpté et de toutes petites fenêtres ornées de volets rouges ou verts; parfois, à une de ces croisées apparaît la tête d'une paysanne curieuse.

Puis voici les enfants du village, garçons et fillettes, ayant pour tout vêtement une chemise; les yeux écarquillés et les bras ouverts d'étonnement, ils restent comme figés à leur place à notre aspect, ou trottinent, leurs pieds nus enfoncés dans la poussière, et courent après les voitures en s'efforçant de se jucher sur les malles attachées derrière, malgré Philippe qui les menace de son long fouet.

Maintenant, plusieurs aubergistes à la tête roussâtre se cramponnent aux deux portières de nos voitures et tâchent, par leurs belles promesses et leurs paroles alléchantes, de se faire donner la préférence.

Halte! les chevaux s'arrêtent. Les portails grincent, les palonniers frottent contre les murs, et nous faisons notre entrée dans la cour de l'auberge.

Nous avons devant nous quatre heures de répit et de liberté.

Le soleil descendait vers l'occident, et ses rayons obliques me brûlaient la nuque et les joues d'une façon insupportable; il n'y avait pas moyen de poser la main sur le rebord de la voiture, tant il était chaud. Une poussière épaisse tourbillonnait sur la route et remplissait l'air; pas le moindre souffle de vent ne s'élevait pour l'emporter. Devant nous, à une distance toujours égale, se balançait le carrosse poudreux, surmonté de malles, derrière lesquelles j'apercevais par moments le fouet que balançait Philippe, ou son chapeau et la casquette de Iakov.

Je ne savais que faire de moi-même; ni la vue de Volodia qui dormait près de moi, le visage noir de poussière, ni les mouvements d'épaules de Philippe, ni l'ombre allongée de notre britchka qui nous suivait en dessinant un angle aigu, rien ne parvenait à me distraire. Toute mon attention était concentrée sur les poteaux qui indiquaient les verstes parcourues et que j'apercevais de loin, ainsi que sur les nuages, qui n'étaient plus disséminés, mais s'avançaient dans le ciel, réunis en une vaste et sinistre nuée ombrée de noir, de fort mauvais augure. De temps en temps le tonnerre grondait, ce qui avivait de plus en plus mon impatience d'arriver à une auberge. L'approche de l'orage me causait un inexprimable sentiment d'angoisse et de frayeur, très pénible à supporter.

Nous avions encore dix verstes à parcourir pour gagner le village le plus proche, et l'énorme nuée d'un lilas sombre, venue je ne sais d'où, s'avançait rapidement vers nous, bien qu'il n'y eût pas de vent. Le soleil, encore à découvert, faisait ressortir la masse imposante du nuage, d'où émanaient en tous sens, jusqu'aux bords de l'horizon, de larges rayons grisâtres. De temps en temps, au loin, un éclair s'allumait, et j'entendais un bruit sourd qui allait grossissant, se rapprochait de nous et éclatait dans un long roulement saccadé parcourant la voûte céleste.

Tout à coup Vassili se lève sur le siège et relève la capote de la britchka, les cochers mettent leurs armïaki (manteaux), et, à chaque coup de tonnerre, ils ôtent leurs casquettes et se signent. Les chevaux dressent l'oreille, leurs naseaux se gonflent comme pour aspirer l'air frais, qui descend de la nuée poussée toujours plus près de nous, et la britchka, vole avec une célérité croissante sur la route poussiéreuse.

J'éprouve un sentiment désagréable; il me semble que mon sang coule plus vite dans mes veines.

Déjà les nuages épars commencent à intercepter le soleil; le voilà qui nous regarde pour la dernière fois, il éclaire d'une lumière fugitive l'horizon sombre et menaçant, et il disparaît. En un clin d'œil tout ce qui nous entoure a changé d'aspect et pris un caractère lugubre. Le bosquet de trembles est secoué de frissons; les feuilles sont devenues d'un blanc terne et se détachent durement sur le fond violacé du grand nuage; elles bruissent et palpitent. Les cimes des hauts bouleaux commencent à se balancer, et des tas d'herbe sèche s'éparpillent sur le chemin. Les martinets, les hirondelles, avec leurs guimpes blanches, planent autour de la britchka, passent sous le poitrail des chevaux, comme si elles voulaient nous arrêter dans notre course. Les choucas, les ailes déployées, volent en biais dans l'air. Nous avons ramené sur nous le tablier de cuir; les quatre bouts se soulèvent et laissent pénétrer des bouffées d'air humide; les coins se tordent dans toutes les directions et battent contre la voiture.

Un éclair éclate presque dans la britchka et nous aveugle, illuminant pour une seconde le drap gris, les galons de nos coussins et la figure de Volodia, qui s'est blotti dans un coin. En même temps, droit au-dessus de ma tête, résonne un bruit sourd, majestueux; il semble monter plus haut, toujours plus haut et s'étendre plus ample, toujours plus ample, dans une gigantesque spirale; il enfle d'instant en instant et s'abîme dans un écroulement formidable, écrasant, qui nous fait involontairement trembler et retenir notre souffle.

«La colère de Dieu!» Que de poésie dans cette expression populaire!

Les roues tournent de plus en plus vite; Philippe agite impatiemment les rênes; je devine aux mouvements de son dos et de celui de Vassili qu'ils ont aussi peur que moi.

La britchka glisse en bas de la descente et fait crier le pont de bois; je n'ose pas remuer et j'attends de minute en minute notre fin à tous.

Crac!...

Un des palonniers de la britchka, vient de se briser, et nous voilà contraints de nous arrêter au milieu du pont, malgré les coups de tonnerre qui se succèdent sans interruption et qui nous assourdissent!

J'appuie ma tête sur un des côtés de la britchka, et le cœur me manque, mon souffle s'arrête pendant que je suis tous les mouvements des gros doigts noirs de Philippe, qui serrent lentement un nœud et égalisent les traits. De l'autre main, et en s'aidant du manche de son fouet, le cocher pousse le bricolier à sa place.

Mon inquiétude, mes tourments et ma frayeur augmentent en proportion de l'orage qui grandit, et, quand survient le moment imposant d'accalmie qui précède d'habitude une nouvelle décharge d'électricité, mes impressions deviennent si intenses, que je serais certainement mort d'émotion si cet état avait duré un quart d'heure encore.

A cet instant même, il surgit tout à coup de dessous le pont un homme vêtu seulement d'une chemise sale et trouée, le visage enflé et stupide, la tête branlante et les cheveux coupés ras; il avait les jambes tordues et grêles et tendait, sans se gêner, au milieu de la britchka, son bras privé de main et terminé par un moignon rouge et luisant.

«Do-o-nnez au pauvre, pour l'amour de Dieu! do-o-nnez au pauvre!» gémit sa voix lamentable; et, à chaque mot, le mendiant se signait et nous saluait profondément jusqu'à terre.

Il m'est impossible de rendre l'expression d'effroi qui me glaça le cœur en ce moment. Un frisson courut dans mes cheveux, et mes yeux étaient rivés sur le pauvre avec la fixité stupide de l'épouvante.

Vassili, qui est chargé de distribuer les aumônes en route, est occupé à donner des instructions à Philippe pour consolider le palonnier, et ce n'est que lorsque tout est prêt, et que le cocher a déjà rassemblé les rênes, que Vassili sort quelque chose de sa poche de côté. La britchka s'ébranle de nouveau; mais à peine a-t-elle donné un tour de roues, qu'un éclair éblouissant embrase tout le ravin sous nos pieds et arrête brusquement les chevaux dans leur course. La lumière électrique est accompagnée, sans même une seconde d'intervalle, par un coup de tonnerre si formidable, qu'il semble que toute la voûte des cieux s'écroule sur nos têtes. Le vent fait rage; la crinière et la queue des chevaux, le manteau de Vassili, les coins du tablier flottent désespérément dans la même direction, emportés par la rafale. Sur la capote de la britchka une grosse goutte de pluie tombe en retentissant ... puis une seconde,... une troisième, une quatrième, et aussitôt on dirait que quelqu'un bat du tambour sur nos têtes; puis, tout autour de la voiture, résonne un bruit égal de pluie.

Je reconnais aux mouvements des coudes de Vassili qu'il délie sa bourse, et, pendant tout ce temps, le mendiant ne cesse pas de se signer et de nous saluer en répétant:

«Donnez, pour l'amour du Christ!»

Et il court si près des roues, que je crains à tout instant de voir la britchka lui passer sur le corps.

Enfin une monnaie de cuivre glisse devant nos yeux, et le pitoyable individu en haillons, mouillé jusqu'à la moelle des os, fouetté par le vent, s'arrête un moment au milieu de la route, perplexe et irrésolu, et nous le perdons de vue.

La pluie, chassée obliquement par un vent impétueux, coule comme si elle tombait d'un seau; des torrents ruissellent du manteau de frise de Vassili dans la flaque d'eau trouble qui s'est formée sur le tablier de cuir. La poussière, d'abord ramassée en pâtés, se transforme bientôt en une boue liquide que pétrissent les roues; les cahots sont moins fréquents, et, dans les ornières d'argile, s'étalent des ruisseaux fangeux. Peu à peu les éclairs sont plus amples et moins vifs, et les roulements du tonnerre n'éclatent plus aussi sonores au milieu du bruit cadencé de la pluie.

Et bientôt la pluie même devient plus fine, les nuées commencent à se partager en petits nuages moirés et s'éclaircissent par place; il se fait une trouée à l'endroit où le soleil s'est caché, et, à travers la traîne gris-perle de la plus grosse nuée, on distingue un petit pan bleu pâle. Une minute après, un timide rayon de soleil brille déjà sur les mares qui couvrent la route, à travers les lignes droites de fine pluie qui tombent comme d'un crible, et sur l'herbe lustrée, lavée de toute sa poussière.

La grosse nuée noire continue à courir aussi menaçante qu'avant, du côté opposé de l'horizon; mais je ne la redoute plus. J'éprouve un sentiment ineffable d'espérance et j'oublie ma terreur douloureuse. Mon âme s'épanouit avec la nature rafraîchie et devenue souriante.

Vassili rejette en arrière le col de son manteau, ôte sa casquette et la secoue; Volodia déboutonne le tablier de cuir; moi, j'avance la tête hors de la britchka et je bois avec avidité l'air frais et embaumé.

D'un côté de la route se trouve un vaste champ de blé d'automne, coupé ici et là de fossés peu profonds; la terre humectée et la verdure brillent et s'étendent en un tapis ombragé jusqu'au bord de l'horizon. De l'autre côté du chemin, un petit bois de trembles, entremêlés de noyers et de merisiers, reste immobile, plongé dans une extase de bonheur; les branches, sans un frisson, laissent lentement retomber les gouttes de pluie limpides sur les feuilles sèches d'antan.

De tous côtés, des alouettes huppées s'élancent dans les airs et frétillent avec des chants joyeux, puis, aussitôt, se laissent choir dans les champs.

Le suave parfum du bois, après cet orage de printemps, l'odeur du bouleau, de la violette, de la morille, du merisier, des fanes, m'enchantent au point, que je ne peux plus tenir dans la britchka; je saute à bas, je bondis dans les buissons, et, bien que je sois aspergé de gouttelettes, je cueille des branches humides de merisier en fleurs, je m'en donne de petits coups dans le visage, et je m'enivre de leur exquise senteur.

Je ne prends pas garde aux énormes plaques de boue qui se collent à mes bottes, je ne m'aperçois pas que mes bas sont depuis longtemps mouillés, je cours auprès de la portière du carrosse en criant:

«Lioubotchka! Katienka! Regardez comme c'est beau!»

Et je leur tends mon bouquet de merisier. Les jeunes filles poussent des cris de joie; Mimi m'ordonne de me retirer pour ne pas me faire écraser par la voiture; mais je répète à tue-tête:

«Sentez-le donc!... comme il sent bon!»



CHAPITRE XVI

NOUVELLE MANIÈRE DE VOIR

Katienka était assise auprès de moi et suivait, pensive, sa belle tête inclinée, la route poussiéreuse qui fuyait sous les roues.

Je la regardais en silence, surpris de voir pour la première fois sur son visage rose une expression qui n'était pas celle d'un enfant.

«Nous arriverons bientôt à Moscou, lui dis-je, qu'est-ce que tu en penses? Crois-tu que ce soit une grande ville?...

—Je ne sais pas, répondit-elle, par manière d'acquit.

—Cependant, quelle idée t'en fais-tu?... Crois-tu que Moscou est plus grande que la ville que nous venons de traverser?

—Comment?

—Non, je ne dis rien.»

Ce sentiment d'intuition, qui fait qu'un homme devine la pensée d'un autre et qui sert de lien à la conversation, fit comprendre à Katienka que son indifférence me faisait de la peine; elle releva la tête et me dit:

«Votre père ne vous a-t-il pas dit que nous devons demeurer chez votre grand'mère?

—Oui, il m'a dit que grand'mère désire vivre avec nous, tout à fait.

—Et nous devons tous demeurer chez elle?

—Sans doute, tous. Nous aurons un appartement au second étage; papa occupera l'aile de la maison, et nous dînerons tous ensemble au premier avec grand'mère.

—Maman m'a dit que votre grand'mère est si grande dame et si irascible.

—No-o-on! Elle fait cette impression au premier abord. Elle est grande dame, mais pas irascible; au contraire, elle est très bonne et très gaie.... Si tu avais vu le bal qu'elle a donné, le jour de sa fête....

—Cependant, j'ai peur d'elle.... Et puis ... Dieu sait encore, si....»

Katienka se tut subitement et devint grave.

«Qu'est-ce que tu allais dire? demandai-je avec inquiétude.

—Rien ... je n'ai rien voulu dire....

—Mais si ... tu as commencé à dire ... Dieu sait encore si....

—Tu dis qu'on a donné un grand bal, le jour de sa fête?....

—J'ai beaucoup regretté que vous n'y fussiez pas; il y avait une foule d'invités, peut-être un millier de personnes, et de la musique ... et des généraux.... J'ai dansé....—Katienka! ajoutai-je interrompant brusquement mon récit, tu ne m'écoutes pas.

—Si, j'écoute.... Tu as dit que tu avais dansé.

—Pourquoi es-tu si triste?

—On ne peut pas être toujours gaie!

—Non, ce n'est pas cela.... Tu as beaucoup changé depuis notre retour de Moscou. Dis-moi la vérité, continuai-je d'un ton décidé en me tournant vers elle ... pourquoi es-tu devenue si étrange?

—Est-ce que je suis étrange? répondit Katienka d'un ton animé qui prouvait que ma question l'avait piquée; je ne suis pas étrange.

—Pardon, tu n'es plus la même qu'auparavant, continuai-je; autrefois tu étais tout à fait comme une de nous, on voyait que tu nous prenais pour tes parents, et que tu nous aimais autant que nous t'aimions; maintenant tu es devenue si sérieuse!... et tu nous évites.

—Point du tout....

—Non, non, laisse-moi finir, dis-je, en l'interrompant.»

Je sentais déjà ce léger picotement dans le nez, qui précède les larmes; je le ressentais chaque fois que j'avouais une secrète pensée qui pesait depuis longtemps sur mon cœur.

«Tu nous évites, répétai-je, tu ne parles qu'à Mimi, comme si tu ne voulais plus nous connaître.

—On ne peut pas être toujours la même; il vient un jour où il faut changer!» répondit Katienka, qui avait l'habitude, quand elle était embarrassée, d'expliquer toutes choses par une nécessité impérieuse.

Je me souviens qu'un jour, ma sœur, se querellant avec elle, lui dit: «sotte!»

Katienka répliqua: «Tout le monde ne peut pas être sage; il faut aussi qu'il y ait des sots!»

Cette fois je ne fus pas content de sa réponse: «Il vient un jour où il faut changer,» et je continuai mon interrogatoire.

«Pourquoi est-il nécessaire de changer!

—Parce que nous ne pouvons pas vivre toujours ensemble, répondit-elle en rougissant et en fixant les yeux sur le dos de Philippe. Maman pouvait demeurer toujours avec votre mère qui était son amie; mais, on dit la comtesse, votre grand'mère, très irascible. Qui sait si elles s'accorderont?... Et même, si elles se conviennent, il faudra nous séparer un jour; vous êtes riches, vous avez des terres, Pétrovskoë; et nous, nous sommes pauvres; maman n'a rien.»

«Vous êtes riches, nous sommes pauvres,» ces paroles et les idées qui s'y rattachaient me parurent très singulières. En ce temps-là je ne considérais comme pauvres que les mendiants et les paysans, et mon imagination ne pouvait rattacher l'idée de pauvreté à la personne de Katienka, si jolie et si gracieuse. Il me semblait que Mimi et sa fille passeraient leur vie avec nous sur un pied d'égalité complète et qu'il ne pouvait en être autrement. A la révélation de la jeune fille, des milliers de pensées encore confuses surgirent dans mon esprit. Je fus pris d'une telle honte à l'idée que nous étions riches et qu'elle était pauvre, que je devins tout rouge et que je n'osai plus lever les yeux sur elle.

«Eh! qu'importe que nous soyons riches, et Mimi et Katienka pauvres!» me disais-je, pourquoi en résulterait-il une séparation?. Pourquoi ne partagerions-nous pas notre bien avec elles? Mais instinctivement je compris que je ne devais pas faire part à Katienka de mes réflexions, et mon bon sens me suggérait déjà, contrairement à mes déductions logiques, que Katienka avait raison et qu'il serait déplacé de lui exprimer ma pensée là-dessus.

«Est-ce possible que tu nous quittes? lui dis-je. Comment ferons-nous pour vivre séparés?

—Mais que faire!... J'en souffre moi-même.... Cependant je sais ce que je ferai si cela arrive....

—Tu deviendras actrice?. Quelle bêtise! lui dis-je, sachant que toute son ambition était de monter sur la scène.

—Non, je disais cela quand j'étais petite....

—Que comptes-tu faire?

—J'entrerai au couvent, et je serai cloîtrée, je porterai une simple robe noire et un bonnet de velours....»

Et elle se mit à pleurer....

Cette conversation avec Katienka me toucha profondément et, en m'obligeant à réfléchir à la position et à l'avenir de la jeune fille, me fit découvrir pour la première fois que nous, c'est-à-dire ma famille, nous n'étions pas seuls dans ce monde, qu'il y avait sur cette terre beaucoup de personnes qui ne pensaient pas à nous et qui ne soupçonnaient même pas notre existence.

Sans doute je le savais déjà; mais je ne m'en étais jamais rendu compte si nettement. Auparavant, je m'en doutais; mais je ne ne voulais pas le croire.

Maintenant, tout en laissant mes yeux errer sur les campagnes et les villes que nous traversions, je me disais, en passant devant chaque maison, que là vivait une famille comme la nôtre. A la vue des femmes et des enfants qui examinaient avec curiosité nos voitures, un instant, puis disparaissaient pour toujours, et devant les marchands et les paysans, qui non seulement ne nous saluaient pas avec la déférence qu'on nous témoignait à Pétrovskoë, mais ne daignaient pas nous regarder, pour la première fois, je me demandais: Qui sont ces hommes? Qu'est-ce qui les intéresse, puisqu'ils ne pensent point à nous? Ont-ils des enfants? Comment les élèvent-ils? Les laissent-ils jouer? Leur apprennent-ils à lire. Et ainsi de suite, sans fin.

Dès mon arrivée à Moscou, le changement survenu dans ma manière de voir les personnes et les choses, et de juger mes relations avec elles, devint encore plus sensible.

A ma première entrevue avec grand'mère, en apercevant son visage maigre et ridé, et ses yeux éteints, au lieu du sentiment de crainte et de respect que j'avais eu pour elle, j'éprouvai de la compassion. Quand je la vis appuyer son visage sur la tête de Lioubotchka et pleurer comme si elle avait eu devant elle le cadavre de sa fille, la compassion que je ressentais pour elle se transforma en amour.

Sa douleur me troubla. Je comprenais que les personnes n'étaient rien à ses yeux, qu'elle ne chérissait en nous que ses souvenirs; je sentais que, dans tous les baisers dont elle couvrait mes joues, se cachait une pensée unique: «Elle n'est plus, elle est morte, je ne la reverrai jamais!»

Mon père, qui ne s'occupait point de nous à Moscou et qui n'apparaissait qu'au dîner, en redingote ou en frac, et le visage toujours préoccupé, avait aussi beaucoup changé dans mon opinion. Quant à Karl Ivanovitch, grand'mère ne l'appelait jamais que le menin; il avait eu la singulière fantaisie de recouvrir sa vénérable calvitie, qui m'était si familière, d'une perruque rousse dont la raie était simulée par un fil qui partageait la tête presque au milieu. Sous cet accoutrement il me parut si comique, que je m'étonnais de n'avoir pas remarqué plus tôt combien il était drôle.

Une barrière invisible s'était élevée entre nous et les jeunes filles; elles avaient leurs secrets, et nous, les nôtres. On aurait dit qu'elles nous dédaignaient depuis qu'elles portaient leurs robes plus longues, et nous, de notre côté, nous étions très fiers de nos pantalons à sous-pieds.

Le premier dimanche après notre arrivée, Mimi se présenta au dîner dans une robe d'une telle magnificence, et avec une si grande profusion de rubans sur la tête, que je compris, sans en pouvoir douter dorénavant, que nous n'étions plus à la campagne, et qu'ici la vie serait toute différente.


CHAPITRE XVII

MON FRÈRE AINÉ—INCIDENTS

Je n'avais qu'une année et quelques mois de moins que mon frère; nous avions grandi, étudié et joué ensemble. Jusqu'ici on n'avait fait aucune différence entre nous; mais, à l'époque dont je viens de parler, je commençai à comprendre que Volodia n'était plus un camarade pour moi, ni par l'âge, ni par les goûts, ni par le talent. Il me sembla même que Volodia se rappelait qu'il était l'aîné et qu'il en était fier.

Cette persuasion, peut-être erronée, éveillait mon amour-propre, qui souffrait chaque fois que mon frère et moi nous avions un conflit. Volodia m'était supérieur en tout: aux jeux, à l'étude, dans nos querelles, dans sa tenue. Le sentiment de mon infériorité m'éloignait de lui et me causait des souffrances morales, qui restaient incompréhensibles pour moi.

Ainsi, le jour où Volodia porta pour la première fois une chemise de toile de Hollande, si j'avais dit tout franchement que je regrettais de ne pas en avoir une pareille, il ne m'aurait pas semblé, chaque fois qu'il rajustait son col, que c'était pour m'humilier....

Ce qui me tourmentait le plus, c'est que Volodia avait quelquefois l'air de deviner ce qui se passait en moi, mais il le dissimulait.

Qui n'a pas observé ces rapports secrets qui s'établissent, sans qu'une parole soit prononcée, par un sourire, un mouvement, un coup d'œil furtif, entre des personnes vivant sous le même toit, entre frère et sœur, mari et femme, maîtres et domestiques, quand la franchise n'existe pas dans leurs relations? Que de désirs inavoués, de pensées non exprimées, et que de crainte d'être compris se révèlent dans un de ces regards imprévus qui se croisent timidement et sans le vouloir!...

Peut-être aussi ma susceptibilité excessive et mon besoin de tout analyser m'induit-il en erreur; il est possible que Volodia n'ait pas ressenti les mêmes impressions que moi. Il était fougueux, franc et inconstant dans ses passions. Il aimait toutes sortes de choses et s'y livrait de toute son âme.

Tantôt c'était la passion des gravures; il se mettait lui-même à dessiner, dépensait tout son argent en tableaux et en mendiait chez son maître de dessin, chez mon père et chez grand'mère. D'autres fois, il avait la toquade des brimborions; il les recueillait partout où il en trouvait, et en couvrait sa table de travail; puis, il s'éprenait de la lecture et y passait ses jours et ses nuits.

Sa passion dominante m'entraînait malgré moi; cependant, j'étais trop fier pour vouloir marcher sur ses brisées, et trop jeune et pas assez indépendant de caractère pour me tracer une voie nouvelle.

Je me rappelle qu'au plus fort de sa passion pour les bric-à-brac, je m'approchai un jour de sa table et brisai par inadvertance un petit flacon multicolore; par bonheur il était vide.


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