L'enfant
The Project Gutenberg eBook of L'enfant
Title: L'enfant
Author: Jules Vallès
Release date: January 16, 2005 [eBook #14704]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits
This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and
is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
Jules Vallès
(1832-1885)
L'ENFANT
(1879)
Table des matières
DÉDICACE 1 Ma mère 2 La famille 3 Le collège 4 La petite ville 5 La toilette 6 Vacances 7 Les joies du foyer 8 Le Fer-à-Cheval 9 Saint-Étienne 10 Braves gens 11 Le lycée 12 Frottage—Gourmandise—Propreté 13 L'argent 14 Voyage au pays 15 Projets d'évasion 16 Un drame 17 Souvenirs 18 Le départ 19 Louisette 20 Mes humanités 21 Madame Devinol 22 La pension Legnagna 23 Madame Vingtras à Paris 24 Le retour 25 La délivrance
DÉDICACE
À TOUS CEUX qui crevèrent d'ennui au collège ou qu'on fit pleurer dans la famille qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents
Je dédie ce livre.
Jules VALLÈS.
1 Ma mère
Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m'a donné son lait? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein que j'ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j'étais tout petit; je n'ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j'ai été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le matin, c'est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Mademoiselle Balandreau m'y met du suif.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous de nous. D'abord elle était contente: comme elle n'a pas d'horloge, ça lui donnait l'heure. «Vlin! Vlan! Zon! Zon!—voilà le petit Chose qu'on fouette; il est temps de faire mon café au lait.»
Mais un jour que j'avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l'air entre deux portes, elle m'a vu; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d'abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour; mais elle a pensé que ce n'était pas le moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu'elle entend ma mère me dire: «Jacques, je vais te fouetter!
—Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça pour vous.
—Oh! chère demoiselle, vous êtes trop bonne!»
Mademoiselle Balandreau m'emmène; mais au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains; moi, je crie. Ma mère remercie, le soir, sa remplaçante.
«À votre service» répond la brave fille, en me glissant un bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d'une fessée. Mon second est plein d'étonnement et de larmes.
C'est au coin d'un feu de fagots, sous le manteau d'une vieille cheminée; ma mère tricote dans un coin; une cousine à moi, qui sert de bonne dans la maison pauvre, range sur des planches rongées quelques assiettes de grosse faïence avec des coqs à crête rouge et à queue bleue.
Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de sapin; les copeaux tombent jaunes et soyeux comme des brins de rubans. Il me fait un chariot avec des languettes de bois frais. Les roues sont déjà taillées; ce sont des ronds de pommes de terre avec leur cercle de peau brune qui imite le fer… Le chariot va être fini; j'attends tout ému et les yeux grands ouverts, quand mon père pousse un cri et lève sa main pleine de sang. Il s'est enfoncé le couteau dans le doigt. Je deviens tout pâle et je m'avance vers lui; un coup violent m'arrête; c'est ma mère qui me l'a donné, l'écume aux lèvres, les poings crispés.
«C'est ta faute si ton père s'est fait mal!»
Et elle me chasse sur l'escalier noir, en me cognant encore le front contre la porte.
Je crie, je demande grâce, et j'appelle mon père: je vois, avec ma terreur d'enfant, sa main qui pend toute hachée; c'est moi qui en suis cause! Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer pour savoir? On me battra après si l'on veut. Je crie, on ne me répond pas. J'entends qu'on remue des carafes, qu'on ouvre un tiroir; on met des compresses.
«Ce n'est rien,» vient me dire ma cousine, en pliant une bande de linge tachée de rouge.
Je sanglote, j'étouffe: ma mère reparaît et me pousse dans le cabinet où je couche, où j'ai peur tous les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide.
Ce n'est pas ma faute, pourtant!
Est-ce que j'ai forcé mon père à faire ce chariot? Est-ce que je n'aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu'il n'eût point mal?
Oui—et je m'égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C'est que maman aime tant mon père! Voilà pourquoi elle s'est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en grosses lettres, qu'il faut obéir à ses père et mère: ma mère a bien fait de me battre.
La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les voitures ne passent pas. Il n'y a que les charrettes de bois qui y arrivent, traînées par des boeufs qu'on pique avec un aiguillon. Ils vont, le cou tendu, le pied glissant; leur langue pend et leur peau fume. Je m'arrête toujours à les voir, quand ils portent des fagots et de la farine chez le boulanger qui est à mi-côte; je regarde en même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge,—on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la braise!
La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans regarder ni à droite ni à gauche, l'oeil fixe, l'air malade.
Des femmes leur donnent des sous qu'ils serrent dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n'ont pas du tout l'air méchant.
Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap blanc qui le couvrait tout entier; il s'était mis le poignet sous une scie, après avoir volé; il avait coulé tant de sang qu'on croyait qu'il allait mourir.
Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison; il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d'en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m'emmène quelquefois à la prison, parce que c'est plus gai. C'est plein d'arbres; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des coquilles de noix.
À la maison, l'on ne rit jamais; ma mère bougonne toujours.—Oh! comme je m'amuse davantage avec ce vieux là et le grand qu'on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais!
Puis, ils reçoivent des bouquets qu'ils embrassent et cachent sur leur poitrine. J'ai vu, en passant au parloir, que c'étaient des femmes qui les leur donnaient.
D'autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur portent, comme s'ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout petit, et je n'ai jamais ni gâteaux, ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit que ça gêne, et qu'au bout de deux jours ça sent mauvais. Je m'étais piqué à une rose l'autre soir, elle m'a crié: «Ça t'apprendra!»
J'ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J'ai beau me retenir! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui jure bien que ce n'est pas de lui que je ris, mais, dès que je suis à genoux, c'est plus fort que moi. Mon oncle a des verrues qui le démangent, et il les gratte, puis il les mord; j'éclate.—Ma mère ne s'en aperçoit pas toujours, heureusement; mais Dieu, qui voit tout, qu'est-ce qu'il peut penser?
Je n'ai pas ri pourtant, l'autre jour! On avait dîné à la maison avec ma tante de Vourzac et mes oncles de Farreyrolles; on était en train de manger la tourte, quand tout à coup il a fait noir. On avait eu chaud tout le temps, on étouffait, et l'on avait ôté ses habits. Voilà que le tonnerre a grondé. La pluie est tombée à torrents, de grosses gouttes faisaient floc dans la poussière. Il y avait une fraîcheur de cave, et aussi une odeur de poudre; dans la rue, le ruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont mises à grincer; il tombait de la grêle.
Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l'un d'eux s'est levé; il a ôté son chapeau et s'est mis à dire une prière. Tous se tenaient debout et découverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux pleins de tristesse. Ils priaient Dieu de n'être pas trop cruel pour leurs champs, et de ne pas tuer, avec son plomb blanc, leurs moissons en fleur.
Un grêlon a passé par une fenêtre, au moment où l'on disait Amen, et a sauté dans un verre.
Nous venons de la campagne.
Mon père est fils d'un paysan qui a eu de l'orgueil et a voulu que son fils étudiât pour être prêtre. On a mis ce fils chez un oncle curé pour apprendre le latin, puis on l'a envoyé au séminaire.
Mon père—celui qui devait être mon père—n'y est pas resté, a voulu être bachelier, arriver aux honneurs, et s'est installé dans une petite chambre au fond d'une rue noire, d'où il sort, le jour, pour donner quelques leçons à dix sous l'heure, et où il rentre le soir, pour faire la cour à une paysanne qui sera ma mère, et qui accomplit pour le moment ses devoirs de nièce dévouée près d'une tante malade.
On se brouille pour cela avec l'oncle curé, on dit adieu à l'Église; on s'aime, on s'accorde, on s'épouse! On est aussi au plus mal avec les père et mère, à qui l'on a fait des sommations pour arriver à ce mariage de la débine et de la misère.
Je suis le premier enfant de cette union bénie. Je viens au monde dans un lit de vieux bois qui a des punaises de village et des puces de séminaire.
La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n'a que deux dents, l'une marron et l'autre bleue, et qui rit toujours; elle est bonne et tout le monde l'aime. Son mari s'est noyé en faisant le vin dans une cuve; ce qui me fait beaucoup rêver et me donne grand'peur des cuves, mais grand amour du vin. Il faut que ce soit bien bon pour que M. Garnier—c'est son nom—en ait pris jusqu'à mourir. Madame Garnier boit, tous les dimanches, de ce vin qui sent l'homme qu'elle a aimé: les souliers du mort sont aussi sur une planche, comme deux chopines vides.
On se grise pas mal dans la maison où je demeure.
Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais de table sans avoir les yeux hors de la tête, les joues luisantes, l'oreille en feu. Sa bouche laisse passer un souffle qui sent le fût, et son nez a l'air d'une tomate écorchée. Son bréviaire embaume la matelote.
Il a une bonne, mademoiselle Henriette, qu'il regarde de côté, quand il a bu. On parle quelquefois d'elle et de lui dans les coins.
Au second, M. Grélin. Il est lieutenant des pompiers, et, le jour de la Fête-Dieu, il commande sur la place. M. Grélin est architecte, mais on dit qu'il n'y entend rien, que «c'est lui qui est cause que le Breuil est toujours plein d'eau, qu'il a coûté cinquante mille francs à la ville, et que, sans sa femme…» On dit je ne sais quoi de sa femme. Elle est gentille, avec de grands yeux noirs, de petites dents blanches, un peu de moustache sur la lèvre; elle fait toujours bouffer son jupon et sonner ses talons quand elle marche.
Elle a l'accent du Midi, et nous nous amusons à l'imiter quelquefois.
On dit qu'elle a des «amants». Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais bien qu'elle est bonne pour moi, qu'elle me donne, en passant, des tapes sur les joues, et que j'aime à ce qu'elle m'embrasse, parce qu'elle sent bon. Les gens de la maison ont l'air de l'éviter un peu, mais sans le lui montrer.
» Vous dites donc qu'elle est bien avec l'adjoint?
—Oui, oui, au mieux!
—Ah! ah! et ce pauvre Grélin?»
J'entends cela de temps en temps, et ma mère ajoute des mots que je ne comprends pas.
«Nous autres, les honnêtes femmes, nous mourons de faim. Celles-là, on leur fourre des places pour leurs maris, des robes pour leurs fêtes!»
Est-ce que madame Grélin n'est pas honnête? Que fait-elle? Qu'y a-t-il? pauvre Grélin! Mais Grélin a l'air content comme tout. Ils sont toujours à donner des caresses et des joujoux à leurs enfants; on ne me donne que des gifles, on ne me parle que de l'enfer, on me dit toujours que je crie trop. Je serais bien plus heureux si j'étais le fils à Grélin: mais voilà! L'adjoint viendrait chez nous quand ma mère serait seule… Ça me serait bien égal, à moi. Madame Toullier reste au troisième: voilà une femme honnête! Madame Toullier vient à la maison avec son ouvrage, et ma mère et elle causent des gens d'en bas, des gens de dessus, et aussi des gens de Raphaël et d'Espailly. Madame Toullier prise, a des poils plein les oreilles, des pieds avec des oignons; elle est plus honnête que madame Grélin. Elle est plus bête et plus laide aussi.
Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit enfant? Je me rappelle que, devant la fenêtre, les oiseaux viennent l'hiver picorer dans la neige; que, l'été, je salis mes culottes dans une cour qui sent mauvais; qu'au fond de la cave, un des locataires engraisse des dindes. On me laisse pétrir des boulettes de son mouillé, avec lesquelles on les bourre, et elles étouffent. Ma grande joie est de les voir suffoquer, devenir bleues. Il paraît que j'aime le bleu!
Ma mère apparaît souvent pour me prendre par les oreilles et me calotter. C'est pour mon bien; aussi, plus elle m'arrache de cheveux, plus elle me donne de taloches, et plus je suis persuadé qu'elle est une bonne mère et que je suis un enfant ingrat.
Oui ingrat! car il m'est arrivé quelquefois, le soir, en grattant mes bosses, de ne pas me mettre à la bénir, et c'est à la fin de mes prières, tout à fait, que je demande à Dieu de lui garder la santé pour veiller sur moi et me continuer ses bons soins.
Je suis grand, je vais à l'école.
Oh! la belle petite école! Oh! la belle rue! et si vivante, les jours de foire!
Les chevaux qui hennissent; les cochons qui se traînent en grognant, une corde à la patte; les poulets qui s'égosillent dans les cages; les paysannes en tablier vert, avec des jupons écarlates; les fromages bleus, les tomes fraîches, les paniers de fruits; les radis roses, les choux verts!…
Il y avait une auberge tout près de l'école, et l'on y déchargeait souvent du foin.
Le foin, où l'on s'enfouissait jusqu'aux yeux, d'où l'on sortait hérissé et suant, avec des brins qui vous étaient restés dans le cou, le dos, les jambes, et vous piquaient comme des épingles!…
On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son ceinturon, une galoche… Toutes les joies d'une fête, toutes les émotions d'un danger… Quelles minutes!
Quand il passe une voiture de foin, j'ôte mon chapeau et je la suis.
2 La famille
Deux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie et la tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan; je ne sais pourquoi, parce qu'elle est plus caressante peut-être. Je vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage brun: elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.
Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un peu voûtée; elle a l'air d'un chantre; elle ressemble au père Jauchard, le boulanger, qui entonne les vêpres le dimanche et qui commence les cantiques quand on fait le Chemin de la croix. Elle est _l'homme _dans son ménage; son mari, mon oncle Jean, ne compte pas: il se contente de gratter une petite verrue qui joue le grain de beauté dans son visage fripé, tiré, ridé.—J'ai remarqué, depuis, que beaucoup de paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues; ils ont du sang de théâtre ou de cour qui s'est égaré un soir de fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les odeurs de l'étable à cochons et du fumier: ratatinés par leur origine, ils restent gringalets sous les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier! Un beau laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des poils qui luisent sur son cou, un cou rond, gras, doré; il a la peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots; il a toujours la chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et son grand chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais. J'ai vu comme cela des dieux des champs dans des paysages de peintres.
Deux tantes du côté de mon père.
Ma tante Mélie est muette,—avec cela bavarde, bavarde!
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase, interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle demande des répliques; ses prunelles se dilatent, s'éteignent; ses joues se gonflent, se rentrent; son nez saute! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement, pensivement, follement; il n'y a pas moyen de finir la conversation. Il faut y être, avoir un signe pour chaque signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait, regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée comme on peut, par la tête ou par la queue, en un mot, se donner tout entier, tandis qu'avec les commères qui ont une langue, on ne fait que prêter l'oreille: rien n'est bavard comme un sourd-muet.
Pauvre fille! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était certain, et elle vit avec peine du produit de son travail manuel; non qu'elle manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette, la tante Amélie!
Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du goût: elle sait planter une rose au coin de son oreille morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son corsage, près de son coeur qui veut parler…
Grand-tante Agnès.
On l'appelle la «béate[1]«.
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce nom-là.
«M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate?»
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas; elle parle de consécration à la Vierge, de voeux d'innocence.
«L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente l'innocence? C'est fait comme cela, l'innocence!»
Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux blancs; je n'en sais rien, personne n'en sait rien, car elle a toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas sur le crâne; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous côtés des poireaux comme des groseilles, qui ont l'air de bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à cause du serre-tête noir, une pomme de terre brûlée et, par le bas, une pomme de terre germée: j'en ai trouvé une gonflée, violette, l'autre matin, sous le fourneau, qui ressemblait à grand-tante Agnès comme deux gouttes d'eau.
«Voeux d'innocence.»
Ma mère fait si bien, s'explique si mal, que je commence à croire que c'est malpropre d'être béate, et qu'il leur manque quelque chose, ou qu'elles ont quelque chose de trop.
Béate?
Elles sont quatre «béates» qui demeurent ensemble—pas toutes avec des poireaux couleur de feu sur une peau couleur de cendre, comme grand-tante Agnès, qui est coquette, mais toutes avec un brin de moustache ou un bout de favoris, une noix de côtelette, et l'inévitable serre-tête, l'emplâtre noir!
On m'y envoie de temps en temps.
C'est au fond d'une rue déserte, où l'herbe pousse.
Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son filleul.
Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu'elle a,—pas son serre-tête, j'espère.
Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un vieux bas, et quand on parle d'une voisine chez qui l'on a trouvé un sac d'écus dans le fond d'un pot à beurre, elle rit dans sa barbe.
Je ne m'amuse pas fort chez elle, en attendant qu'on trouve son pot à beurre!
Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de grenier soutenu par des poutres qui ont l'air en vieux bouchon, tant elles sont piquées et moisies!
La fenêtre donne sur une cour, d'où monte une odeur de boue cuite.
Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent,—ils suffisent à me distraire; on y voit des bonshommes, des chiens, des arbres, un cochon; ils sont peints en violet sur l'étoffe, c'est le même sujet répété cent fois. Mais je m'amuse à les regarder de tous les côtés, et je vois surtout toutes sortes de choses dans les rideaux de ma grand-tante, quand je mets ma tête entre mes jambes pour les regarder.
La chasse—c'est le sujet—me paraît de toutes les couleurs. Je crois bien! Le sang me descend à la figure; j'ai le cerveau comme un fond de barrique: c'est l'apoplexie! Je suis forcé de retirer ma tête par les cheveux pour me relever, et de la replacer droit comme une bouteille en vidange.
On fait des prières à tout bout de champ: _Amen! Amen! _avant la rave et après l'oeuf.
Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand je vais chez la béate; on m'en donne une crue et une cuite.
Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a sur la langue un goût de noisette et un froid de neige.
Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au feu de la chaufferette que la tante tient toujours entre les jambes, et qui est le meuble indispensable des béates.—Huit jambes de béates: quatre chaufferettes—qui servent de boîte à fil en été, et dont elles tournent la braise avec leur clef en hiver.
Il y a de temps en temps un oeuf.
On tire cet oeuf d'un sac, comme un numéro de loterie et on le met à la coque, le malheureux! C'est un véritable crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet dedans.
Je mange ce foetus avec reconnaissance, car on m'a dit que tout le monde n'en mange pas, que j'ai le bénéfice d'une rareté, mais sans entrain, car je n'aime pas l'avorton en mouillettes et le poulet à la petite cuiller.
En hiver, les béates travaillent à la boule: elles plantent une chandelle entre quatre globes pleins d'eau, ce qui donne une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets d'or.
En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de la porte, et les _carreaux _vont leur train.
Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles à tête de perle, avec les fils qui semblent des traînées de bave d'argent sur un bouquet, avec ses airs de corsage riche, ses fuseaux bavards, le _carreau _est un petit monde de vie et de gaieté.
Il faut l'entendre babiller sur les genoux des dentellières, dans les rues de béates, les jours chauds, au seuil des maisons muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès qu'elles sont seulement cinq ou six à travailler,—puis quand midi sonne, le silence!…
Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit la courte prière de l'Angelus. Quand celle qui la dit a fini, tous répondent mélancoliquement: _Amen! _et les carreaux se remettent à bavarder…
Mon oncle Joseph, mon _tonton _comme je dis, est un paysan qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un boeuf; il ressemble à un joueur d'orgue; la peau brune, de grands yeux, une bouche large, de belles dents; la barbe très noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes toutes couvertes de verrues,—ces fameuses verrues qu'il gratte pendant la prière!
Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec de longs rubans, et il m'emmène quelquefois chez la Mère des menuisiers. On boit, on chante, on fait des tours de force; il me prend par la ceinture, me jette en l'air, me rattrape et me jette encore. J'ai plaisir et peur! puis je grimpe sur les genoux des compagnons; je touche à leurs mètres et à leurs compas, je goûte au vin qui me fait mal, je me cogne au chef-d'oeuvre, je renverse des planches, et m'éborgne à leurs grands faux-cols, je m'égratigne à leurs pendants d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles.
«Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces "messieurs de la bachellerie" qu'avec nous?
—Oh! mais non!»
Il appelle «messieurs de la bachellerie» les instituteurs, professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le temps; ce jour-là, on m'ordonne majestueusement de rester tranquille, on me défend de mettre mes coudes sur la table, je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le gras de ceux qui ne l'aiment pas! Je m'ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les menuisiers!
Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s'endort jamais sans m'avoir conté des histoires—il en sait tout plein,—puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il m'apprend à donner des coups de poing, et il se fait tout petit pour me présenter sa grosse poitrine à frapper; j'essaie aussi le coup de pied, et je tombe presque toujours.
Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait.
Il part le matin et revient le soir.
Comme j'attends après lui! Je compte les heures quand il est sur le point de rentrer.
Il m'emporte dans ses bras après la soupe, et il m'emmène jusqu'à ce qu'on se couche, dans son petit atelier, qu'il a en bas, où il travaille à son compte, le soir, en chantant des chansons qui m'amusent, et en me jetant tous les copeaux par la figure; c'est moi qui mouche la chandelle, et il me laisse mettre les doigts dans son vernis.
Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui, les mains dans les poches, l'épaule contre la porte. Ils me font des amitiés, et mon oncle est tout fier: «Il en sait déjà long, le gaillard—Jacques, dis-nous ta fable!»
Un jour, l'oncle Joseph partit.
Ce fut une triste histoire!
Madame Garnier, la veuve de l'ivrogne qui s'est noyé dans sa cuve, avait une nièce qu'elle fit venir de Bordeaux, lors de la catastrophe.
Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout noirs, et qui brûlent; elle les fait aller comme je fais aller dans l'étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs; ils roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux.
Il paraît que j'en tombai amoureux fou. Je dis «il paraît», car je ne me souviens que d'une scène de passion, d'épouvantable jalousie.
Et contre qui?
Contre l'oncle Joseph lui-même, qui avait fait la cour à mademoiselle Célina Garnier, s'y était pris, je ne sais comment, mais avait fini par la demander en mariage et l'épouser.
L'aimait-elle?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question; aujourd'hui que la raison est revenue, que le temps a versé sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors,—au moment où mademoiselle Célina se maria, j'étais aveuglé par la passion.
Elle allait être la femme d'un autre! Elle me refusait, moi si pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il y avait entre une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants naissaient sous les choux.
Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de regarder; je me promenais dans les légumes, avec l'idée que moi aussi je pouvais être père…
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me tapotait les joues et me parlait en bordelais. Quand elle me regardait d'une certaine façon, le coeur me tournait, comme le jour où, sur le Breuil, j'étais monté dans une balançoire de foire.
J'étais déjà grand: dix ans. C'est ce que je lui disais:
«N'épouse pas mon oncle Joseph! Dans quelque temps, je serai un homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras! C'est pour de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui?»
Ce n'était pas pour de rire, du tout; ils étaient mariés bel et bien, et ils s'en allèrent tous les deux.
Je les vis disparaître.
Ma jalousie veillait. J'entendis tourner la clef.
Elle me tordit le coeur, cette clef! J'écoutai, je fis le guet. Rien! rien! Je sentis que j'étais perdu. Je rentrai dans la salle du festin, et je bus pour oublier.
Je n'osai plus regarder l'oncle Joseph en face depuis ce temps-là.
Cependant quand il vint nous voir, la veille de son départ pour
Bordeaux, il ne fit aucune allusion à notre rivalité et me dit
adieu avec la tendresse de l'oncle, et non la rancune du mari!
Il y a aussi ma cousine Apollonie; on l'appelle la Polonie.
C'est comme ça qu'ils ont baptisé leur fille, ces paysans!
Chère cousine! grande et lente, avec des yeux bleu de pervenche, de longs cheveux châtains, des épaules de neige; un cou frais, que coupe de sa noirceur luisante un velours tenant une croix d'or; le sourire tendre et la voix traînante, devenant rose dès qu'elle rit, rouge dès qu'on la fixe. Je la dévore des yeux quand elle s'habille,—je ne sais pas pourquoi,—je me sens tout chose en la regardant retenir avec ses dents et relever sur son épaule ronde sa chemise qui dégringole, les jours où elle couche dans notre petite chambre, pour être au marché la première, avec ses blocs de beurre fermes et blancs comme les moules de chair qu'elle a sur sa poitrine. On s'arrache le beurre de la Polonie.
Elle vient quelquefois m'agacer le cou, me menacer les côtes, de ses doigts longs. Elle rit, me caresse et m'embrasse; je la serre en me défendant, et je l'ai mordue une fois; je ne voulais pas la mordre, mais je ne pouvais pas m'empêcher de serrer les dents, comme sa chair avait une odeur de framboise… Elle m'a crié: Petit méchant! en me donnant une tape sur la joue, un peu fort; j'ai cru que j'allais m'évanouir et j'ai soupiré en lui répondant; je me sentais la poitrine serrée et l'oeil plus doux.
Elle m'a quitté pour se rejeter dans son lit, en me disant qu'elle avait attrapé froid. Elle ressemble par derrière au poulain blanc que monte le petit du préfet.
J'ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes thèmes.
Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la maison au village, puis elle arrive tout d'un coup, un matin, comme une bouffée.
«C'est moi, dit-elle, je viens te chercher pour t'emmener chez nous! Si tu veux venir!»
Elle m'embrasse! Je frotte mon museau contre ses joues roses, et je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner sur sa gorge veinée de bleu!
Toujours cette odeur de framboise.
Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et changer de chemise.
Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de la pommade pour sentir bon, moi aussi, et pour qu'elle mette sa tête sur mes cheveux!
Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté, mais je me trouve tout laid en me regardant dans le miroir, et je m'ébouriffe de nouveau! Je tasse ma cravate au fond de ma poche, et, le col ouvert, la casquette tombante, je cours avoir un baiser encore. Ça me chatouillait; je ne lui disais pas.
Le garçon d'écurie a donné une tape sur la croupe du cheval, un cheval jaune, avec des touffes de poils près du sabot; c'est celui de ma _tatan _Mariou, qu'on enfourche, quand il y a trop de beurre à porter, ou de fromages bleus à vendre. La bête va l'amble ta ta ta, ta ta ta! toute raide; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à des coeurs de moutons.
La tante ou la cousine montent dessus comme des hommes; les mollets de ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de ma cousine paraissent gras et doux dans les bas de laine blanche.
Hue donc! Ho, ho!
C'est Jean qui tire et fait virer le cheval; il a eu son picotin d'avoine et il hennit en retroussant ses lèvres et montrant ses dents jaunes.
Le voilà sellé.
«Passez-moi Jacquinou», dit la Polonie, qui est parvenue à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s'est installée à pleine chair sur le cuir luisant de la selle. Elle m'aide à m'asseoir sur la croupe.
J'y suis!
Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés dans un torchon, sur la table d'auberge pleine de ronds de vin cernés par les mouches.
On les apporte.
«Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras autour de ma taille, serre-moi bien.»
Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs; mais je m'aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu'on nous fait réciter est vrai.
Dieu fait bien ce qu'il fait!
Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.
«Serre, je te dis! Serre-moi plus fort!»
Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs comme des hannetons d'or, je sens la tiédeur de sa peau, je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair se raffermit sous mes doigts qui s'appuient, et tout à l'heure, quand elle m'a regardé en tournant la tête, les lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m'est monté au crâne, a grillé mes cheveux.
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas. J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me regardait, et je faisais celui qui sait monter: je me retournais sur la croupe en m'appuyant du plat de la main, je donnais des coups de talons dans les cuisses et je disais hue! comme un maquignon.
Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier bourrelier.
Nous sommes à Expailly!
Plus de maisons! excepté dans les champs quelques-unes; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des boutons de rose le long d'une robe blanche; un coteau de vignes et la rivière au bas,— qui s'étire comme un serpent sous les arbres, bornée d'une bande de sable jaune plus fin que de la crème, et piqué de cailloux qui flambent comme des diamants.
Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages traînent en flocons de soie; un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donné un grand coup d'aile et il pendait dans l'air comme un boulet au bout du fil.
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière frissonnante, l'air tiède et le grand aigle…
J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre le dos de la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à rien, et je ne me souviens avoir entendu que le pas du cheval et le beuglement d'une vache…
3 Le collège
Le collège.—Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où étaient la mairie, le marché aux fruits; le marché aux fleurs, le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville. Puis le bout de cette rue était bruyant, il y avait des cabarets, «des bouchons», comme on disait, avec un trognon d'arbre, un paquet de branches, pour servir d'enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles, un goût de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens et me faisait plus joyeux et plus fort.
Ce goût de vin!—la bonne odeur des caves!—j'en ai encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci, bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments pleins leur blouse—ils criaient, topaient en jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier! Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.
À deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui et pue l'encre; les gens qui entrent, ceux qui sortent éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l'étude.
Quelle odeur de vieux!…
C'est mademoiselle Balandreau qui m'y conduit—ma mère est souffrante.—On me fait mon panier avant de partir, et je vais m'enfermer là-dedans jusqu'à huit heures du soir. À ce moment-là, mademoiselle Balandreau revient et me ramène. J'ai le coeur bien gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.
Mon père fait la première étude, celle des élèves de mathématiques, de rhétorique et de philosophie. Il n'est pas aimé, on dit qu'il est chien.
Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son étude, près de sa chaire, et je suis là, piochant mes devoirs à ses côtés, tandis qu'il prépare son agrégation.
Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop méchants pour moi; ils me voient timide, craintif, appliqué; ils ne me disent rien qui me fasse de la peine, mais j'entends ce qu'ils disent de mon père, comment ils l'appellent; ils se moquent de son grand nez, de son vieux paletot, ils le rendent ridicule à mes yeux d'enfant, et je souffre sans qu'il le sache.
Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là. «Qu'est-ce que tu as donc?—Comme il a l'air nigaud!»
Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de dévorer un gros soupir, une vilaine larme.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander un livre, porter un mot à un des autres pions qui est au bout de la cour, tout là-bas… il fait noir, le vent souffle; de temps en temps, il y a des étages à monter, un long corridor, un escalier obscur, c'est tout un voyage; on se cache dans les coins pour me faire peur. Je joue au brave, mais je ne me sens bien à l'aise que quand je suis rentré dans l'étude où l'on étouffe.
J'y reste quelquefois tout seul, quand mademoiselle Balandreau est en retard. Les élèves sont allés souper, conduits par mon père.
Comme le temps me semble long! C'est vide, muet; et s'il vient quelqu'un, c'est le lampiste qui n'aime pas mon père non plus, je ne sais pourquoi: un vieux qui a une loupe, une casquette de peau de bête et une veste grise comme celle des prisonniers; il sent l'huile, marmotte toujours entre ses dents, me regarde d'un oeil dur, m'ôte brutalement ma chaise de dessous moi, sans m'avertir, met le quinquet sur mes cahiers, jette à terre mon petit paletot, me pousse de côté comme un chien, et sort sans dire un mot. Je ne dis rien non plus et ne parle pas davantage quand mon père revient. On m'a appris qu'il ne fallait pas «rapporter». Je ne le fais point, je ne le ferai jamais dans le cours de mon existence de collégien, ce qui me vaudra bien des tortures de la part de mes maîtres.
Puis, je ne veux pas que, parce qu'on m'a fait mal, il puisse arriver du mal, à mon père, et je lui cache qu'on me maltraite, pour qu'il ne se dispute pas à propos de moi. Tout petit, je sens que j'ai un devoir à remplir, ma sensibilité comprend que je suis un fils de galérien, pis que cela! de garde-chiourme! et je supporte la brutalité du lampiste.
J'écoute, sans paraître les avoir entendues, les moqueries qui atteignent mon père; c'est dur pour un enfant de dix ans.
Il est arrivé que j'ai eu très faim, quelques-uns de ces soirs-là, quand on tardait trop à venir. Le réfectoire lançait des odeurs de grillé, j'entendais le cliquetis des fourchettes à travers la cour.
Comme je maudissais mademoiselle Balandreau qui n'arrivait pas!
J'ai su depuis qu'on la retenait exprès; ma mère avait soutenu à mon père que s'il n'était pas une poule mouillée, il pourrait me fournir mon souper avec les restes du sien, ou avec le supplément qu'il demanderait au réfectoire.
«Si c'était elle, il y a longtemps que ce serait fait. Il n'avait qu'à mettre cela dans du papier. Elle lui donnerait une petite boîte, s'il voulait.»
Mon père avait toujours résisté—le pauvre homme. La peur d'être vu! le ridicule s'il était surpris—la honte! Ma mère tâchait de lui forcer la main de temps en temps, en me laissant affamé, dans son étude, à l'heure du souper. Il ne cédait pas, il préférait que je souffrisse un peu et il avait raison.
Je me souviens pourtant d'une fois où il s'échappa du réfectoire, pour venir me porter une petite côtelette panée qu'il tira d'un cahier de thèmes où il l'avait cachée: il avait l'air si troublé et repartit si ému! Je vois encore la place, je me rappelle la couleur du cahier, et j'ai pardonné bien des torts plus tard à mon père, en souvenir de cette côtelette chipée pour son fils, un soir, au lycée du Puy…
Le proviseur s'appelle Hennequin,—envoyé en disgrâce dans ce trou du Puy.
Il a écrit un livre: Les Vacances d'Oscar.
On les donne en prix, et après ce que j'ai entendu dire, ce que j'ai lu à propos des gens qui étaient auteurs, je suis pris d'une vénération profonde, d'une admiration muette pour l'auteur des Vacances d'Oscar, qui daigne être proviseur dans notre petite ville, proviseur de mon père, et qui salue ma mère quand il la rencontre.
J'ai dévoré Les Vacances d'Oscar.
Je vois encore le volume cartonné de vert, d'un vert marbré qui blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec un dos de peau blanche, s'ouvrant mal, imprimé sur papier à chandelle. Eh bien! il tombe de ces pages, de ce malheureux livre, dans mon souvenir, il tombe une impression de fraîcheur chaque fois que j'y songe!
Il y a une histoire de pêche que je n'ai point oubliée.
Un grand filet luit au soleil, les gouttes d'eau roulent comme des perles, les poissons frétillent dans les mailles, deux pêcheurs sont dans l'eau jusqu'à la ceinture, c'est le frisson de la rivière.
Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé, ce chantre du petit Oscar, traîner ce grand filet le long d'une page et faire passer cette rivière dans un coin de chapitre…
Le professeur de philosophie—M. Beliben—petit, fluet, une tête comme le poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre dans la voix.
Il aimait à prouver l'existence de Dieu, mais si quelqu'un glissait un argument, même dans son sens, il indiquait qu'on le dérangeait, il lui fallait toute la table, comme pour une réussite.
Il prouvait l'existence de Dieu avec des petits morceaux de bois, des haricots.
«Nous plaçons ici un haricot, bon!—là, une allumette.—Madame
Vingtras, une allumette?—Et maintenant que j'ai rangé, ici les
vices de l'homme, là les vertus, j'arrive avec les FACULTÉS DE
L'ÂME.»
Ceux qui n'étaient pas au courant regardaient du côté de la porte s'il entrait quelqu'un, ou du côté de sa poche, pour voir s'il allait sortir quelque chose. Les facultés de l'âme, c'était de la haute, du chenu! Ma mère était flattée.
«Les voici!»
On se tournait encore, malgré soi, pour saluer ces dames; mais Beliben vous reprenait par le bouton du paletot et tapait avec impatience sur la table. Il lui fallait de l'attention. Que diable! voulait-on qu'il prouvât l'existence de Dieu, oui ou non!
«Moi, ça m'est égal, et vous?» disait mon oncle Joseph à son voisin, qui faisait chut, et allongeait le cou pour mieux voir.
Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses poches et regardait voler les mouches.
Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon oncle pour lui et le ramenait à son sujet, l'agrippant par son amour-propre et s'accrochant à son métier.
«Chadenas, vous qui êtes menuisier, vous savez qu'avec le compas…»
Il fallait aller jusqu'au bout: à la fin le petit homme écartait sa chaise, tendait une main, montrait un coin de la table et disait: «DIEU EST LÀ.»
On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir: tous les haricots étaient dans un coin avec les allumettes, les bouts de bouchons et quelques autres saletés, qui avaient servi à la démonstration de l'Être suprême.
Il paraît que les vertus, les vices, les facultés de l'âme venaient toutes fa-ta-le-ment aboutir à ce tas-là. Tous les haricots y sont. Donc Dieu existe. C. Q. F. D.
4 La petite ville
La porte de Pannesac.
Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même que je puis me faire une idée des monuments romains en la regardant.
J'ai d'abord une espèce de vénération, puis ça m'ennuie; je commence à prendre le dégoût des monuments romains.
Mais la rue!… Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des endormis, le long des murs. Il y a dans l'air la poussière fine de la farine et le tapage des marchés joyeux. C'est ici que les boulangers ou les meuniers, ceux qui font le pain, viennent s'approvisionner.
J'ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il ne m'a pas parlé durement comme il le fait toujours.
«Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain; c'est dur à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous; mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu'il vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant!»
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec dignité, me pénétra jusqu'au fond de l'âme; et j'ai eu le respect du pain depuis lors.
Les moissons m'ont été sacrées, je n'ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet; jamais je n'ai tué sur sa tige la fleur du pain!
Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-être à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là, d'avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont faim.
«Tu verras ce qu'il vaut.»
Je l'ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde comme de la croûte.
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et blanchissent, en passant, une main d'ami qu'ils rencontrent, ou une épaule de monsieur qu'ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les miches, et eux aussi ont des habits avec des tons blanchâtres, ou couleur de seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches, derrière les vitres: des brioches comme des nez pleins, et des tartelettes comme du papier mou.
À côté des haricots ou des graines charnues comme des fruits verts ou luisants comme des cailloux de rivière, les marchands avaient du plomb dans les écuelles de bois.
C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil? ce qui tuait les lièvres et traversait les coeurs d'oiseaux? On disait même que les charges parfois faisaient balle et pouvaient casser un bras ou une mâchoire d'homme.
Je plongeais mes doigts là-dedans, comme tout à l'heure j'avais plongé mon poing dans les sacs de grain, et je sentais le plomb qui roulait et filait entre les jointures comme des gouttes d'eau. Je ramassais comme des reliques ce qui était tombé des écuelles et des sacs.
Les articles de pêche aussi se vendaient à Pannesac.
Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fauves, gros comme un pois ou comme une orange, tout ce qui était une tache de couleur vigoureuse ou gaie, tout cela faisait marque dans mon oeil d'enfant triste, et je vois encore les bouchons vernis de rouge et les belles lignes luisantes comme du satin jaune.
Avoir une ligne, la jeter dans le frais des rivières, ramener un poisson qui luirait au soleil comme une feuille de zinc et deviendrait d'or dans le beurre!
Un goujon pris par moi!
Il portait toute mon imagination sur ses nageoires!
J'allais donc vivre du produit de ma pêche; comme les insulaires dont j'avais lu l'histoire dans les voyages du capitaine Cook.
J'avais lu aussi qu'ils faisaient des vitres à leurs huttes avec de la colle de poisson, et je voyais le jour où je placerais les carreaux à toutes les fenêtres de ma famille; je me proposais de gratter tout ce qui «mordrait» et de mettre ce résidu d'écaille et de fiente dans ma grande poche.
Je le fis plus tard; mais la fermentation, au fond de la poche, produisit des résultats inattendus, à la suite desquels je fus un objet de dégoût pour mes voisins.
Cela ébranla ma confiance dans les récits des voyageurs, et le doute s'éleva dans mon esprit.
Il y avait une épicerie dans le fond de Pannesac, qui ajoutait aux odeurs tranquilles du marché une odeur étouffée, chaude, violente, qu'exhalaient les morues salées, les fromages bleus, le suif, la graisse et le poivre.
C'était la morue qui dominait, en me rappelant plus que jamais les insulaires, les huttes, la colle et les phoques fumés.
Je lançais un dernier regard sur Pannesac, et je manquais régulièrement d'être écrasé, près de la porte de pierre.
Je me jetais de côté pour laisser passer les grands chariots qui portaient tous ces fonds de campagne, ces jardins en panier, ces moissons en sac. Ces chariots avaient l'air des voitures de fête dans les mascarades italiennes, avec leur monde d'enfarinés et de pierrots à dos d'Hercule!
Là-haut, tout là-haut, est l'École normale.
Le fils du directeur vient me prendre quelquefois pour jouer.
Il y a un jardin derrière l'école, avec une balançoire et un trapèze.
Je regarde avec admiration ce trapèze et cette balançoire; seulement il m'est défendu d'y monter.
C'est ma mère qui a recommandé aux parents du petit garçon de ne pas me laisser me balancer ou me pendre.
Madame Haussard, la directrice, ne se soucie pas d'être toujours à me surveiller; mais elle m'a fait promettre d'obéir à ma mère. J'obéis.
Madame Haussard aime bien son fils, autant que ma mère m'aime; et elle lui permet pourtant ce qu'on me défend!
J'en vois d'autres, pas plus grands que moi, qui se balancent aussi.
Ils se casseront donc les reins?
Oui, sans doute; et je me demande tout bas si ces parents qui laissent ainsi leurs enfants jouer à ces jeux-là ne sont pas tout simplement des gens qui veulent que leurs enfants se tuent. Des assassins sans courage! des monstres! qui, n'osant pas noyer leurs petits, les envoient au trapèze—et à la balançoire!
Car enfin, pourquoi ma mère m'aurait-elle condamné à ne point faire ce que font les autres?
Pourquoi me priver d'une joie?
Suis-je donc plus cassant que mes camarades?
Ai-je été recollé comme un saladier?
Y a-t-il un mystère dans mon organisation?
J'ai peut-être le derrière plus lourd que la tête!
Je ne peux pas le peser à part pour être sûr.
En attendant je rôde, le museau en l'air, sous le petit gymnase, que je touche du doigt en sautant comme un chien après un morceau de sucre placé trop haut.
Mais que je voudrais donc avoir la tête en bas!
Oh! ma mère! ma mère! Pourquoi ne me laissez-vous pas monter sur le trapèze et me mettre la tête en bas!
Rien qu'une fois!
Vous me fouetterez après, si vous voulez!
Mais cette mélancolie même vient à mon secours et me fait trouver les soirées plus belles et plus douces sur la grande place qui est devant l'école, et où je vais, quand je suis triste d'avoir vu le trapèze et la balançoire me tendre inutilement les bras dans le jardin!
La brise secoue mes cheveux sur mon front et emporte avec elle ma bouderie et mon chagrin.
Je reste silencieux, assis quelquefois comme un ancien sur un banc, en remuant la terre devant moi avec un bout de branche, ou relevant tout d'un coup ma tête pour regarder l'incendie qui s'éteint dans le ciel…
«Tu ne dis rien, me fait le petit de l'École normale, à quoi penses-tu?
—À quoi je pense? Je ne sais pas.»
Je ne pense pas à ma mère, ni au bon Dieu, ni à ma classe; et voilà que je me mets à bondir! Je me fais l'effet d'un animal dans un champ, qui aurait cassé sa corde; et je grogne, et je caracole comme un cabri, au grand étonnement de mon petit camarade, qui me regarde gambader, et s'attend à me voir brouter. J'en ai presque envie.
5 La toilette
Un jour, un homme qui voyageait m'a pris pour une curiosité du pays, et m'ayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval. Son étonnement a été extrême, quand il a reconnu que j'étais vivant. Il a mis pied à terre, et s'adressant à ma mère, lui a demandé respectueusement si elle voulait bien lui indiquer l'adresse du tailleur qui avait fait mon vêtement.
«C'est moi», a-t-elle répondu, rougissant d'orgueil.
Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu.
Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition, de cet homme qui se détournait de son chemin pour savoir qui m'habillait.
Je suis en noir souvent, «rien n'habille comme le noir», et en habit, en frac, avec un chapeau haut de forme; j'ai l'air d'un poêle.
Cependant, comme j'use beaucoup, on m'a acheté, dans la campagne, une étoffe jaune et velue, dont je suis enveloppé. Je joue l'ambassadeur lapon. Les étrangers me saluent; les savants me regardent.
Mais l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se sèche et se racornit, m'écorche et m'ensanglante.
Hélas! Je vais non plus vivre, mais me traîner.
Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. Je ne puis jouer aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomnié des uns, plaint par les autres, inutile! Et il m'est donné, au sein même de ma ville natale, à douze ans, de connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes de l'exil.
Madame Vingtras y met quelquefois de l'espièglerie.
On m'avait invité pendant le carnaval à un bal d'enfants. Ma mère m'a vêtu en charbonnier. Au moment de me conduire, elle a été forcée d'aller ailleurs; mais elle m'a mené jusqu'à la porte de M. Puissegat, chez qui se donnait le bal.
Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans le jardin; j'ai appelé.
Une servante est venue et m'a dit:
«C'est vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider à la cuisine?»
Je n'ai pas osé dire que non, et on m'a fait laver la vaisselle toute la nuit.
Quand le matin ma mère est venue me chercher, j'achevais de rincer les verres; on lui avait dit qu'on ne m'avait pas aperçu; on avait fouillé partout.
Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses bras: mais, à ma vue, les petites filles ont poussé des cris, des femmes se sont évanouies, l'apparition de ce nain, qui roulait à travers ces robes fraîches, parut singulière à tout le monde.
Ma mère ne voulait plus me reconnaître; je commençais à croire que j'étais orphelin!
Je n'avais cependant qu'à l'entraîner et à lui montrer, dans un coin, certaine place couturée et violacée, pour qu'elle criât à l'instant: «C'est mon fils!» Un reste de pudeur me retenait. Je me contentai de faire des signes, et je parvins à me faire comprendre.
On m'emporta comme on tire le rideau sur une curiosité.
La distribution des prix est dans trois jours.
Mon père, qui est dans le secret des dieux, sait que j'aurai des prix, qu'on appellera son fils sur l'estrade, qu'on lui mettra sur la tête une couronne trop grande, qu'il ne pourra ôter qu'en s'écorchant, et qu'il sera embrassé sur les deux joues par quelque autorité.
Madame Vingtras est avertie, et elle songe…
Comment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son Jacques? Il faut qu'il brille, qu'on le remarque,—on est pauvre, mais on a du goût.
«Moi d'abord, je veux que mon enfant soit bien mis.»
On cherche dans la grande armoire où est la robe de noce, où sont les fourreaux de parapluie, les restes de jupe, les coupons de soie.
Elle s'égratigne enfin à une étoffe criante, qui a des reflets de tigre au soleil;—une étoffe comme une lime, qui exaspère les doigts quand on la touche, et qui flambe au grand air comme une casserole! Une belle étoffe, vraiment, et qui vient de la grand-mère, et qu'on a payée à prix d'or. «Oui, mon enfant, à prix d'or, dans l'ancien temps.»
«Jacques, je vais te faire une redingote avec ça, m'en priver pour toi!…», et ma mère ravie me regarde du coin de l'oeil, hoche la tête, sourit du sourire des sacrifiées heureuses.
«J'espère qu'on vous gâte, monsieur», et elle sourit encore, et elle dodeline de la tête, et ses yeux sont noyés de tendresse.
«C'est une folie! tant pis! on fera une redingote à Jacques avec ça.»
On m'a essayé la redingote, hier soir, et mes oreilles saignent, mes ongles sont usés. Cette étoffe crève la vue et chatouille si douloureusement la peau!
«Seigneur! délivrez-moi de ce vêtement!»
Le ciel ne m'entend pas! La redingote est prête.
Non, Jacques, elle n'est pas prête. Ta mère est fière de toi; ta mère t'aime et veut te le prouver.
Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta redingote, sans ajouter un grain de beauté une mouche, un pompon, un rien sur le revers, dans le dos, au bout des manches! Tu ne connais pas ta mère, Jacques!
Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et modeste, avec des noyaux verts!
La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou.
Il ne rit pas.—Ces noyaux lui font peur!…
Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme d'olives, qu'on va,—voyez si madame Vingtras épargne rien!— qu'on va coudre tout le long, à la polonaise! À la polonaise, Jacques!
Ah! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi d'étonnant! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez lui cousu à un souvenir terrible… la redingote de la distribution des prix, la redingote à noyaux, aux boutons ovales comme des olives et verts comme des cornichons.
Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau haut de forme que j'avais brossé à rebrousse-poil et qui se dressait comme une menace sur ma tête.
Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se demandaient quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. «Il a vu le diable», murmuraient les béates en se signant…
J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée aux quatre veines.
Un pantalon blanc à sous-pieds!
Des sous-pieds qui avaient l'air d'instruments pour un pied-bot et qui tendaient la culotte à la faire craquer.
Il avait plu, et, comme on était venu vite, j'avais des plaques de boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé par endroits, collé sur mes cuisses.
«MON FILS», dit ma mère d'une voix triomphante en arrivant à la porte d'entrée et en me poussant devant elle.
Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva les mains au ciel.
J'entrai dans la salle.
J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils; j'étais reconnaissable, c'était bien moi, il n'y avait pas à s'y tromper, et je ne pus jamais dans la suite invoquer un alibi.
Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du côté de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et la jambe du pantalon qui remonte comme un élastique! Mon tibia se voit,— j'ai l'air d'être en caleçon cette fois;—les dames, que mon cynisme outrage, se cachent derrière leur éventail…
Du haut de l'estrade, on a remarqué un tumulte dans le fond de la salle.
Les autorités se parlent à l'oreille, le général se lève et regarde: on se demande le secret de ce tapage.
«Jacques, baisse ta culotte», dit ma mère à ce moment, d'une voix qui me fusille et part comme une décharge dans le silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus énergique que les autres donne un ordre:
«Enlevez l'enfant aux cornichons!»
L'ordre s'exécute discrètement; on me tire de dessous la banquette où je m'étais tapi désespéré, et la femme du censeur, qui se trouve là, m'emmène, avec ma mère, hors de la salle, jusqu'à la lingerie, où on me déshabille.
Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère.
«Tu n'es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre garçon!»
Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air d'un médecin qui abandonne un malade.
Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d'un petit, et ce petit est encore trop grand, car je danse dans ses habits. Quand je rentre dans la salle, on commence à croire à une mystification.
Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard, j'ai l'air d'un vieillard maintenant. Il y a quelque chose là-dessous.
Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle, que je suis le fils de l'escamoteur qui vient d'arriver dans la ville et qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette version gagne du terrain; heureusement on me connaît, on connaît ma mère; il faut bien se rendre à l'évidence, ces bruits tombent d'eux-mêmes, et l'on finit par m'oublier.
J'écoute les discours en silence et en me fourrant les doigts dans le nez, avec peine, car mes manches sont trop longues.
À cause de l'orage la distribution a lieu dans un dortoir,—un dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec leurs accessoires dans une salle voisine. On voyait dans cette salle par une porte vitrée, qui aurait dû avoir un rideau, mais n'en avait pas; on distinguait des vases en piles, des vases qui pendant l'année servaient, mais qu'on retirait de dessous les lits pendant les vacances. On en avait fait une pyramide blanche.
C'était le coin le plus gai; un malin petit rayon de soleil avait choisi le ventre d'un de ces vases pour y faire des siennes, s'y mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s'en donnait à coeur joie!
Adossée à cette salle était l'estrade, avec le personnel de la baraque, je veux dire du collège:—Monseigneur au centre, le préfet à gauche, le général à droite, galonnés, teintés de violet, panachés de blanc, cuirassés d'or comme les écuyers du cirque Bouthors. Il n'y avait pas de chameau, malheureusement.
Je crus voir un éléphant; c'était un haut fonctionnaire qui avait la tête, la poitrine, le ventre et les pieds couleur d'éléphant, mais qui était douanier de son état ou capitaine de gendarmerie, j'ai oublié. Il était gros comme une barrique et essoufflé comme un phoque: il avait beaucoup du phoque.
C'est lui qui me couronna pour le prix d'Histoire sainte. Il me dit: «C'est bien, mon enfant!» Je croyais qu'il allait dire «Papa» et replonger dans son baquet.
6 Vacances
Je m'amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou, puis à
Farreyrolles.
M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.
Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons au fils de ce jardinier, et comme l'enfant est maladif, sort peu, on a demandé que je vinsse lui tenir compagnie de temps en temps.
Je prends le plus long pour arriver.
Je suis donc libre!
Ce n'est pas pour faire une commission, avec l'ordre de revenir tout de suite et de ne rien casser; ce n'est pas accompagné, surveillé, pressé, que je descends la rue en me laissant glisser sur la rampe de fer.
Non. J'ai mon temps, une après-midi, toute une après midi!
«Cela t'amuse d'aller chez M. Soubeyrou? demande ma mère.
—Oui, m'man.»
Mais un oui lent, un oui avec une moue.
Tiens! si je disais trop vite que ça m'amuse, elle serait capable de m'empêcher d'y aller.
Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire pleurer, ma mère me l'impose sur-le-champ.
«Il ne faut pas que les enfants aient de volonté; ils doivent s'habituer à tout.—Ah! les enfants gâtés! Les parents sont bien coupables qui les laissent faire tous leurs caprices…»
Je dis: «Oui, m'man», de façon qu'elle croie que c'est non, et je me laisse habiller et sermonner en rechignant.
Je descends dans la ville.
Je ne m'arrête pas au Martouret, parce que ma mère peut me voir des fenêtres de notre appartement, perché là-haut au dernier étage d'une maison, qui est la plus haute de la ville.
Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché; mais, dans la rue Porte-Aiguière, je m'abrite derrière le premier gros homme qui passe, et j'entre dans la cour de l'auberge du Cheval-Blanc.
De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer des yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas de houppes et de grelots, des pompons bleus, de grands fouets couleur de cigare et des harnais qui brillent comme de l'or.
Je reste caché le temps qu'il faut pour voir si ma mère est à la fenêtre et me surveille encore; puis, quand je me sens libre, je sors de la cour du Cheval-Blanc et je me mets à regarder les boutiques à loisir.
Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge, que le marteau marque comme une croupe de jument pommelée et qui fait «dzine, dzine», sur le carreau; chaque coup me fait froncer la peau et cligner des yeux.
Puis c'est la boutique d'Arnaud, le cordonnier, avec sa botte verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui a un éperon et un gland d'or; à la vitrine s'étalent des bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune, avec des noeuds comme des bouquets, et qui ont l'air vivantes.
À côté, les pantoufles qui ressemblent à des souliers de Noël.
Mais le fils du jardinier attend.
Je m'arrache à ces parfums de cirage et à ces flamboiements de vernis.
Je prends le Breuil…
Il y a un décrotteur qui est populaire et qu'on appelle Moustache.
Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache, de venir là comme un homme, de lui donner mon pied,—sans trembler, si je puis,—et de paraître habitué à ce luxe, de tirer négligemment mon argent de ma poche en disant, comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous:
Pour la goutte, Moustache!
Je n'y arriverai jamais; je m'exerce pourtant!
Pour la goutte, Moustache!
J'ai essayé toutes les inflexions de voix; je me suis écouté, j'ai prêté l'oreille, travaillé devant la glace, fait le geste:
Pour la goutte…
Non, je ne puis!
Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je m'arrête à le regarder; je m'habitue au feu, je tourne et retourne autour de sa boîte à décrotter; il m'a même crié une fois:
Cirer vos bottes, m'ssieu?
J'ai failli m'évanouir.
Je n'avais pas deux sous,—je n'ai pu les réunir que plus tard dans une autre ville,—et je dus secouer la tête, répondre par un signe, avec un sourire pâle comme celui d'une femme qui voudrait dire: «Il m'est défendu d'aimer!»
Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, son odeur aigre.
Je l'adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte—si l'on peut dire verte,—comme les cuirs qui faisandent dans l'humidité ou qui font sécher leur sueur au soleil.
Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy, quand j'y revins plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil.
—Chaque fois qu'une de ces fabriques s'est trouvée sur mon chemin, à deux lieues à la ronde, je l'ai flairée, et j'ai tourné de ce côté mon nez reconnaissant…
Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je passais, comment finissait la ville.
Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d'un fossé qui sentait mauvais, et que je marchais à travers un tas d'herbes et de plantes qui ne sentaient pas bon.
J'arrivais dans le pays des jardiniers. Que c'est vilain, le pays des maraîchers!
Autant j'aimais les prairies vertes, l'eau vive, la verdure des haies; autant j'avais le dégoût de cette campagne à arbres courts, à plantes pâles, qui poussent, comme de la barbe de vieux, dans un terrain de sable ou de boue, sur le bord des villes.
Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses, pendaient avec des teintes d'oreilles de poitrinaires.
On avait déshonoré toutes les places, et l'on dérangeait à chaque instant un tourbillon d'insectes qui se régalaient d'un chien crevé.
Pas d'ombre!
Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc; des choux rouges, violets,—on dirait des apoplexies, une odeur de poireau et d'oignons!
J'arrive chez M. Soubeyrou.
Je reste, avec le petit malade, dans la serre.
Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents, le blanc des yeux taché de jaune; il me montre un tas de livres qu'on lui a achetés pour qu'il ne s'ennuie pas trop.
Un Ésope avec des gravures coloriées.
Je me rappelle encore une de ces gravures qui représentait Borée, le Soleil et un voyageur.
Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le front et un énorme manteau lie-de-vin.
«Veux-tu t'amuser, m'aider à arroser les choux?» me dit le père Soubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui marche le pantalon retroussé, les jambes et les pieds nus, depuis le matin.
Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une patte de cochon grillé; il a sa chemise trempée et des gouttes d'eau roulent sur le poil de son poitrail.
Non, je ne veux pas m'amuser, aider à arroser les choux!
Si ça l'amuse lui, tant mieux!
Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d'un plaisir, et je lui réponds par un mensonge.
«Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins.»
J'aime les choux, mais cuits.
Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pères, pour venir tirer de l'eau chez des étrangers.
Je tire assez d'eau comme cela dans la semaine, et je sens assez l'oignon.
Non, M. Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-bas: je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne me livrerai pas au travail honnête des jardins.
Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous!
Mais je ne veux pas tirer d'eau!
DEVANT LES MESSAGERIES
En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le Café des
Messageries.
L'enseigne est en lettres qui forment chacune une figure, une bonne femme, un paysan, un soldat, un prêtre, un singe.
C'est peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris, et c'est une histoire qui se suit depuis le C de Café jusqu'à l'S de Messageries.
Je n'ai jamais eu le temps de comprendre.
Il fallait rentrer.
Puis, tandis que je regardais l'enseigne, que ma curiosité saisissait le cotillon de la bonne femme, le grand faux-col du paysan, la giberne du soldat, le rabat du curé, la queue du singe, autour de moi on attelait les chevaux, on lavait les voitures; les palefreniers, le postillon et le conducteur faisaient leur métier, donnaient de la brosse, du fouet ou de la trompe.
Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un coin.
J'étais là quelquefois à l'arrivée: la diligence traversait le Breuil avec un bruit d'enfer, en soulevant des flots de poussière ou en envoyant des étoiles de boue.
Elle était assaillie par un troupeau de portefaix qui se disputaient les bagages, et vomissait de ses flancs jaunes des gens engourdis qui s'étiraient les jambes sur le pavé.
Ils tombaient dans les bras d'un parent, d'un ami, on se serrait la main, on s'embrassait; c'étaient des adieux, des au revoir, à n'en plus finir.
On avait fait connaissance en route; les messieurs saluaient avec regret des dames, qui répondaient avec réserve:
«Où aurai-je le plaisir de vous retrouver?
—Nous nous rencontrerons peut-être. Ah! voici maman.
—Voici mon mari.
—Je vois mon frère qui arrive avec sa femme.»
Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis-voyageurs qui parlaient beaucoup. Tout le monde remuait, courait, s'échappait comme les insectes quand je soulevais une pierre au bord d'un champ.
J'en ai vu pourtant qui restaient là, à la même place, fouillant le boulevard et le Breuil du regard, attendant quelqu'un qui ne venait pas.
Il y en avait qui juraient, d'autres qui pleuraient.
Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine, longue et pâle.
Elle attendit longtemps…
Quand je partis, elle attendait encore. Ce n'était pas son mari, car sur la petite malle qu'elle avait à ses pieds, il y avait écrit: «Mademoiselle.»
Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste; les fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de mérinos noir avait des reflets roux, ses gants étaient blanchis au bout des doigts. Elle demandait s'il n'était pas venu de lettre à telle adresse: poste restante.
«Je vous ai dit que non.
—Il n'y a plus de courrier aujourd'hui?
—Non.»
Elle salua, quoiqu'on fût grossier, poussa un soupir et s'éloigna pour aller s'asseoir sur un banc du Fer-à-cheval, où elle resta jusqu'à ce que des officiers qui passaient l'obligèrent, par leurs regards et leurs sourires, à se lever et à partir.
Quelques jours après, on dit chez nous qu'il y avait sur le bord de l'eau le cadavre d'une femme qui s'était noyée. J'allai voir. Je reconnus la jeune fille à la tête pâle…
Je vais chez mes tantes à Farreyrolles.
J'arrive souvent au moment où l'on se met à table.
Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux grands bancs de chaque côté.
Dans ces tiroirs il traîne des couteaux, de vieux oignons, du pain. Il y a des taches bleues au bord des croûtes, comme du vert-de-gris sur de vieux sous.
Sur les deux bancs s'abattent la famille et les domestiques.
On mange entre deux prières.
C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité.
Tout le monde se tient debout, tête nue, et se rassoit en disant: «Amen!»
_Amen! _est le mot que j'ai entendu le plus souvent quand j'étais petit.
_Amen! _et le bruit des cuillers de bois commence; un bruit mou, tout bête.
Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups de faucille. Les couteaux ont des manches de corne, avec de petits clous à cercle jaune, on dirait les yeux d'or des grenouilles.
Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long; ils se mouchent avec leurs doigts, et s'essuient le nez sur leurs manches.
Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en manière de chatouillade.
Ils rient comme de gros bébés; quand ils éclatent, ils renâclent comme des ânes ou beuglent comme des boeufs.
C'est fini,—ils remettent le couteau à oeil de grenouille dans la grande poche qui va jusqu'aux genoux, se passent le dos de la main sur la bouche, se balayent les lèvres, et retirent leurs grosses jambes de dessous la table.
Ils vont flâner dans la cour, s'il fait soleil, bavarder sous le porche de l'écurie, s'il pleut; soulevant à peine leurs sabots qui ont l'air de souches, où se sont enfoncés leurs pieds.
Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges ailes et leur long tablier de cuir! Ils ont de la terre aux mains, dans la barbe, et jusque dans le poil de leur poitrail; ils ont la peau comme de l'écorce, et des veines comme des racines d'arbres.
Quelquefois, quand leur tablier de cuir est à bas, le vent entrouvre leur chemise toute grande, et en dessous du triangle de hâle qui fait pointe au creux de l'estomac, on voit de la chair blanche, tendre comme un dos de brebis tondue ou de cochon jeune.
Je les approche et je les touche comme on tâte une bête; ils me regardent comme un animal de luxe,—moi de la ville!— quelques-uns me comparent à un écureuil, mais presque tous à un singe.
Je n'en suis pas plus fier, et je les accompagne dans les champs, en leur empruntant l'aiguillon pour piquer les boeufs.
J'entre jusqu'au genou dans les sillons, à la saison du labourage; je me roule dans l'herbe au moment où l'on fait les foins, je piaule comme les cailles qui s'envolent, je fais des culbutes comme les petits qui tombent des nids quand la charrue passe.
Oh! quels bons moments j'ai eus dans une prairie, sur le bord d'un ruisseau bordé de fleurs jaunes dont la queue tremblait dans l'eau, avec des cailloux blancs dans le fond, et qui emportait les bouquets de feuilles et les branches de sureau doré que je jetais dans le courant!…
Ma mère n'aime pas que je reste ainsi, muet, la bouche béante, à regarder couler l'eau.
Elle a raison, je perds mon temps.
«Au lieu d'apporter ta grammaire latine pour apprendre tes leçons!»
Puis, faisant l'émue, affichant la sollicitude:
«Si c'est permis, tout taché de vert, des talons pleins de boue…
On t'en achètera des souliers neufs pour les arranger comme cela!
Allons, repars à la maison, et tu ne sortiras pas ce soir!»
Je sais bien que les souliers s'abîment dans les champs et qu'il faut mettre des sabots, mais ma mère ne veut pas! ma mère me fait donner de l'éducation, elle ne veut pas que je sois un campagnard comme elle!
Ma mère veut que son Jacques soit un Monsieur.
Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, acheté un tuyau de poêle, mis des sous-pieds, pour qu'il retombe dans le fumier, retourne à l'écurie mettre des sabots!
Ah oui! je préférerais des sabots! j'aime encore mieux l'odeur de Florimond le laboureur que celle de M. Sother, le professeur de huitième; j'aime mieux faire des paquets de foin que lire ma grammaire, et rôder dans l'étable que traîner dans l'étude.
Je ne me plais qu'à nouer des gerbes, à soulever des pierres, à lier des fagots, à porter du bois!
Je suis peut-être né pour être domestique!
C'est affreux! oui, je suis né pour être domestique! je le vois! je le sens!!!
Mon Dieu! Faites que ma mère n'en sache rien!
J'accepterais d'être Pierrouni le petit vacher, et d'aller, une branche à la main, une pomme verte aux dents, conduire les bêtes dans le pâturage, près des mûres, pas loin du verger.
Il y a des églantiers rouges dans les buissons, et là-haut un point barbu, qui est un nid; il y a des bêtes du bon Dieu, comme de petits haricots qui volent, et dans les fleurs, des mouches vertes qui ont l'air saoules.
On laisse Pierrouni se dépoitrailler, quand il a chaud, et se dépeigner quand il en a envie.
On n'est pas toujours à lui dire:
«Laisse tes mains tranquilles, qu'est-ce que tu as donc fait à ta cravate?—Tiens-toi droit.—Est-ce que tu es bossu?—Il est bossu!—Boutonne ton gilet.—Retrousse ton pantalon,— Qu'est-ce que tu as fait de l'olive? L'olive là, à gauche, la plus verte!—Ah! cet enfant me fera mourir de chagrin!»
Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que mon père!
Ils n'ont pas besoin de porter des gilets boutonnés jusqu'en haut pour couvrir une chemise de trois jours! Ils n'ont pas peur de mon oncle Jean comme mon père a peur du proviseur; ils ne se cachent pas pour rire et boire un verre de vin, quand ils ont des sous; ils chantent de bon coeur, à pleine voix, dans les champs, quand ils travaillent; le dimanche, ils font tapage à l'auberge.
Ils ont, au derrière de leur culotte, une pièce qui a l'air d'un emplâtre: verte, jaune; mais c'est la couleur de la terre, la couleur des feuilles, des branches et des choux.
Mon père, qui n'est pas domestique, ménage, avec des frissonnements qui font mal, un pantalon de casimir noir, qui a avalé déjà dix écheveaux de fil, tué vingt aiguilles, mais qui reste grêlé, fragile et mou!
À peine il peut se baisser, à peine pourra-t-il saluer demain…
S'il ne salue pas, celui-ci…, celui-là… (il y a à donner des coups de chapeau à tout le monde, au proviseur, au censeur, etc.), s'il ne salue pas en faisant des grâces, dont le derrière du pantalon ne veut pas, mais alors on l'appelle chez le proviseur!
Et il faudra s'expliquer!—pas comme un domestique—non!— comme un professeur. Il faudra qu'il demande pardon.
On en parle, on en rit, les élèves se moquent, les collègues aussi. On lui paye ses gages (ma mère nomme ça «les appointements») et on l'envoie en disgrâce quelque part faire mieux raccommoder ses culottes, avec sa femme qui a toujours l'horreur des paysans; avec son fils… qui les aime encore…
Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du professeur de septième.
Ç'a été toute une affaire!…
On a fait comparaître mon père, ma mère; la femme du proviseur s'en est mêlée; il a fallu apaiser madame Viltare qui criait:
«Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de professeur!»
Le petit Viltare m'avait jeté de l'encre sur mon pantalon et mis du bitume dans le cou: je ne l'ai pas assassiné, mais je lui ai donné un coup de poing et un croc-en-jambe…, il est tombé et s'est fait une bosse.
On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s'en moque comme de Colin Tampon, qui se fiche de monsieur Viltare comme de monsieur Vingtras), mais qui doit «surveiller la discipline et faire respecter la hiérarchie»; je les entends toujours dire ça. Il m'a fait venir, et j'ai dû demander pardon à M. Viltare, à Mme Viltare, puis embrasser le petit Viltare, et enfin rentrer à la maison pour me faire fouetter.
Ma mère m'avait dit d'être là au quart avant cinq heures.
Ce n'est pas comme ça à Farreyrolles.
Je me suis battu avec le petit porcher, l'autre jour, nous nous sommes roulés dans les champs, arraché les cheveux, cognés, et recognés, il m'a poché un oeil, je lui ai engourdi une oreille, nous nous sommes relevés, pour nous retomber encore dessus!
Et après?
Après?—nous avons rentré nos tignasses, lui, sous son chapeau, moi sous ma casquette, et on nous a fait nous taper dans la main. —On en a ri tout le soir devant le chaudron entre le Bénédicité et les Grâces, et au lieu de me cacher de mon oncle, je lui ai montré que j'avais du sang à mon mouchoir.
C'est le jour du Reinage.
On appelle ainsi la fête du village; on choisit un roi, une reine.
Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du roi, des rubans au chapeau de la reine.
Ils sont à cheval tous deux, et suivis des beaux gars du pays, des fils de fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce jour-là, pour faire des cadeaux aux filles.
On tire des coups de fusil, on crie hourrah! on caracole devant la mairie, qui a l'air d'avoir un drapeau vert: c'est une branche d'un grand arbre.
Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en bandoulière, et mon oncle dit qu'ils ont leurs gibernes pleines; ils sont pâles, et pas un ne sait si, le soir, il n'aura pas la tête fendue ou les côtes brisées.
Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui sûrement ne reviendrait pas vivant s'il passait seul dans un chemin où serait le fils du braconnier Souliot ou celui de la mère Maichet, qu'on a condamnée à la prison parce qu'elle a mordu et déchiré ceux qui venaient l'arrêter pour avoir ramassé du bois mort.
En revenant de l'église, on se met à table.
Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucré, même
Jean le Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte là bas.
On a du lard et du pain blanc,—du pain blanc!…
On remplit jusqu'au bord les verres; quand les verres manquent, on prend des écuelles et on boit du vivarais comme du lait,—un vivarais qu'on va traire tout mousseux à une barrique qui est près des vaches…
Les veines se gonflent, les boutons sautent!
On est tous mêlés; maîtres et valets, la fermière et les domestiques, le premier garçon de ferme et le petit gardeur de porcs, l'oncle Jean, Florimond le laboureur, Pierrouni le vacher, Jeanneton la trayeuse, et toutes les cousines qui ont mis leur plus large coiffe et d'énormes ceintures vertes.
Après le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.
Gare aux filles!
Les garçons les poursuivent et les bousculent sur le foin, ou viennent s'asseoir de force près d'elles sur le chêne mort qui est devant la ferme et qui sert de banc.
Elles relèvent toujours leur coude assez à temps pour qu'on les embrasse à pleines joues.
Je danse la bourrée aussi, et j'embrasse tant que je peux.
Un bruit de chevaux!—Les gendarmes passent au galop…
C'est à la maison Destougnal dans le fond du village; ceux de
Sansac sont venus, et il y a eu bataille.
On se tue dans le cabaret.
—Anyn! les gars! —ceux de Farreyrolles en avant!
On franchit les fossés, en se baissant dans la course pour ramasser des pierres; en cassant, dans les buissons qu'on saute, une branche à noeuds; j'en vois même un qui a un vieux fusil! ils ne crient pas, ils vont essoufflés et pâles…
Voilà le cabaret!
On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de douleur: «À moi, à moi!» comme un sanglot.
C'est Bugnon_ le Velu_ qui crie!
Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches sur un tas d'ordures; comme j'ai vu un taureau se jeter sur un tablier rouge, un soir, dans le pré.
Du rouge! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les bouches des paysans…
Est-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farreyrolles qui coule?
J'ai la tête en feu, car j'ai du sang de Farreyrolles aussi dans mes veines d'enfant!
Je veux y être comme les autres, et taper dans le tas!
Je me sens pris par un pan de ma veste, arrêté brusquement, et je tombe, en me retournant, dans les bras de ma tante, qui n'a pas empêché ses fils d'aller au cabaret de Destougnal, mais qui ne veut pas que son petit neveu soit dans cette tuerie.
Ça ne fait rien. Si je peux de derrière un arbre lancer une pierre aux gendarmes, je n'y manquerai pas. Comme j'aimerais cette vie de labour, de reinage et de bataille!
7 Les joies du foyer
1er janvier.
Les collègues de mon père, quelques parents d'élèves, viennent faire visite, on m'apporte des bouts d'étrennes.
«Remercie donc, Jacques! Tu es là comme un imbécile.»
Quand la visite est finie, j'ai plaisir à prendre le jouet ou la friandise, la boîte à diable ou le sac à pralines;—je bats du tambour et je sonne de la trompette, je joue d'une musique qu'on se met entre les dents et qui les fait grincer, c'est à en devenir fou!
Mais ma mère ne veut pas que je devienne fou! elle me prend la trompette et le tambour. Je me rejette sur les bonbons et je les lèche. Mais ma mère ne veut pas que j'aie des manières de courtisan: «On commence par lécher le ventre des bonbons, on finit par lécher…» Elle s'arrête, et se tourne vers mon père pour voir s'il pense comme elle, et s'il sait de quoi elle veut parler;— en effet, il se penche et montre qu'il comprend.
Je n'ai plus rien à faire siffler, tambouriner, grincer, et l'on m'a permis seulement de traîner un petit bout de langue sur les bonbons fins: et l'on m'a dit de la faire pointue encore! Il y avait Eugénie et Louise Rayau qui étaient là, et qui riaient en rougissant un peu. Pourquoi donc?
Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les embaume, plus le goût du bois blanc des trompettes!…
On m'arrache tout et l'on enferme les étrennes sous clef.
«Rien qu'aujourd'hui, maman, laisse-moi jouer avec, j'irai dans la cour, tu ne m'entendras pas! rien qu'aujourd'hui, jusqu'à ce soir, et demain je serai bien sage!
—J'espère que tu seras bien sage demain; si tu n'es pas sage, je te fouetterai. Donnez donc de jolies choses à ce saligaud, pour qu'il les abîme.»
Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits de jouet, ces trompettes d'un sou, ces bonbons à corset de dentelle, ces pralines comme des nez d'ivrognes, ces tons crus et ces goûts fins, ce soldat qui coule, ce sucre qui fond, ces gloutonneries de l'oeil, ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce libertinage du nez et cette audace du tympan, ce brin de folie, ce petit coup de fièvre, ah! comme c'est bon, une fois l'an!—Quel malheur que ma mère ne soit pas sourde!
Ce qui me fait mal, c'est que tous les autres sont si contents! Par le coin de la fenêtre, je vois dans la maison voisine, chez les gens d'en face, des tambours crevés, des chevaux qui n'ont qu'une jambe, des polichinelles cassés! Puis ils sucent, tous, leurs doigts; on les a laissés casser leurs jouets et ils ont dévoré leurs bonbons.
Et quel boucan ils font!
Je me suis mis à pleurer.
C'est qu'il m'est égal de regarder des jouets, si je n'ai pas le droit de les prendre et d'en faire ce que je veux; de les découdre et de les casser, de souffler dedans et de marcher dessus, si ça m'amuse…
Je ne les aime que s'ils sont à moi, et je ne les aime pas s'ils sont à ma mère. C'est parce qu'ils font du bruit et qu'ils agacent les oreilles qu'ils me plaisent; si on les pose sur la table comme des têtes de mort, je n'en veux pas. Les bonbons, je m'en moque, si on m'en donne un par an comme une exemption, quand j'aurai été sage. Je les aime quand j'en ai trop.
«Tu as un coup de marteau, mon garçon!» m'a dit ma mère un jour que je lui contais cela, et elle m'a cependant donné une praline.
«Tiens, mange-la avec du pain.»
On nous parle en classe des philosophes qui font tenir une leçon dans un mot. Ma mère a de ces bonheurs-là, et elle sait me rappeler par une fantaisie, un rien, ce qui doit être la loi d'une vie bien conduite et d'un esprit bien réglé.
«Mange-la avec du pain!»
Cela veut dire: Jeune fou, tu allais la croquer bêtement, cette praline. Oublies-tu donc que tu es pauvre! À quoi cela t'aurait-il profité! Dis-moi! Au lieu de cela, tu en fais un plat utile, une portion, tu la manges avec du pain.
J'aime mieux le pain tout seul.
LA SAINT-ANTOINE
C'est samedi prochain la fête de mon père.
Ma mère me l'a dit soixante fois depuis quinze jours.
«C'est la fête—de—ton—père.»
Elle me le répète d'un ton un peu irrité; je n'ai pas l'air assez remué, paraît-il.
«Ton père s'appelle Antoine.»
Je le sais, et je n'éprouve pas de frisson; il n'y a pas là le mystérieux et l'empoignant d'une révélation. Il s'appelle Antoine, voilà tout.
Je suis sans doute un mauvais fils.
Si j'avais du coeur, si j'aimais bien mon père, ce qu'elle dit me ferait plus d'effet. Je me tords la cervelle, je me frappe la poitrine, je me tâte et me gratte; mais je ne me sens pas changé du tout, je me reconnais dans la glace, je suis aussi laid et aussi malpropre. C'est pourtant sa fête, samedi.
«As-tu appris ton compliment?»
Je me trouve un peu grand pour apprendre un compliment,—je ne sais pas comment j'oserai entrer dans la chambre, ce qu'il faudra dire, s'il faudra rire, s'il faudra pleurer, si je devrai me jeter sur la barbe de mon père et la frotter en y enfonçant mon nez— bien rapproprié, par exemple!—s'il sera filial que j'appuie, que j'y reste un moment, ou s'il vaudra mieux le débarrasser tout de suite, et m'en aller à reculons, avec des signes d'émotion, en murmurant: «Quel beau jour!» À ce moment-là, je commencerai:
«Oui, cher papa…»
J'en tremble d'avance. J'ai peur d'avoir l'air si bête…—Non, j'ai peur qu'on devine que j'aimerais que ce ne fût point sa fête…
La fête de mon père!
Mes inquiétudes redoublent, quand ma mère m'annonce que je devrai offrir un pot de fleurs.
Comme ce sera difficile!
Mais ma mère sait comment on exprime l'émotion et la joie d'avoir à féliciter son père de ce qu'il s'appelle Antoine.
Nous faisons des répétitions.
D'abord, je gâche trois feuilles de papier à compliments: j'ai beau tirer la langue, et la remuer, et la crisper en faisant mes majuscules, j'éborgne les o, j'emplis d'encre la queue des g, et je fais chaque fois un pâté sur le mot «allégresse». J'en suis pour une série de taloches. Ah! elle me coûte gros, la fête de mon père!
Enfin, je parviens à faire tenir, entre les filets d'or teintés de violet et portés par des colombes, quelques phrases qui ont l'air d'ivrognes, tant les mots diffèrent d'attitudes, grâce aux haltes que j'ai faites à chaque syllabe pour les fioner!
Ma mère se résigne et décide qu'on ne peut pas se ruiner en mains de papier; je signe—encore un pâté—encore une claque.— C'est fini!
Reste à régler la cérémonie.
«Le papier comme ceci, le pot de fleurs comme cela, tu t'avances…»
Je m'avance et je casse deux vases qui figurent le pot de fleurs; —c'est quatre gifles, deux par vase.
Il est temps que le beau jour arrive: la nuit, je rêve que je marche pieds nus sur des tessons et qu'on m'empale avec des rouleaux de papier à compliment, ce qui me fait mal!
L'achat du pot provoque un grand désordre sur la place du marché. Ma mère prend les pots et les flaire comme du gibier; elle en remue bien une centaine avant de se décider, et voilà que les jardiniers commencent à se fâcher!—elle a dérangé les étalages, troublé les classifications, brouillé les familles; un botaniste s'y perdrait!
On l'insulte, on a des mots grossiers pour elle—et même pour son fils—qu'on ne craint pas d'appeler «aztèque» et avorton. Il est temps de fuir.
Au bout de la place, ma mère s'arrête et me dit:
«Jacques, va-t'en demander au gros—celui qui est au bout, tu sais,—s'il veut te donner le géranium pour onze sous.»
Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-là; c'est justement celui qui m'a appelé «avorton».
J'en ai la chair de poule. J'y vais tout de même; j'ai l'air de chercher une épingle par terre; je marche les yeux baissés, les cuisses serrées, comme un ressort rouillé qui se déroule mal, et j'offre mes onze sous.
Il a pitié, ce gros, et il me donne le géranium sans trop se moquer de moi. Les autres ne sont pas trop cruels non plus, et je puis rejoindre ma mère avec cette fleur, emblème de notre allégresse:
Accepte cette fleur… Qui poussa dans mon coeur.
Vendredi soir.
Vendredi soir, répétition générale, dans le mystère et l'ombre.
Mon père—Antoine—est censé ne plus savoir ce qui se passe. Il sait tout; il a même hier soir renversé le géranium mal caché, et je l'ai vu qui le relevait à la sourdine et le refrisait d'un geste furtif.
Il a failli marcher sur le compliment raide, gommé, et qui en gardera la cassure. Je l'avais pourtant caché dans la table de nuit. Il sait tout, mais il feint, naïf comme un enfant et bon comme un patriarche, de tout ignorer. Il faut que ce soit une surprise.
Le matin du jour solennel, j'arrive: il est dans son lit.
«Comment! c'est ma fête?»
Avec un sourire, tournant un oeil d'époux vers ma mère:
«Déjà si vieux! Allons, que je vous embrasse!»
Il embrasse ma mère qui me tient par la main comme Cornélie amenant les Gracques, comme Marie-Antoinette traînant son fils. Elle me lâche pour tomber dans les bras de son époux.
C'est mon tour; je croyais que je devais dire le compliment d'abord et qu'on n'embrassait qu'après le pot de fleurs. Il paraît qu'on embrasse avant.
Je m'avance.
Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau, ce qui me gêne pour grimper.
Mon père m'aide, il me trouve lourd; je monte une jambe,—je glisse. Mon père me rattrape, il est forcé de me saisir par le fond de la culotte, et je tourne un peu dans l'espace. Ce n'est pas ma figure qu'il a devant les yeux; moi-même je ne trouve pas son visage. Quelle position! Puis je sens le géranium qui file; il a filé, et tout le terreau tombe dans le lit. La couverture était un peu soulevée.
On me chasse dans la chambre à coups de pied, et je n'ai pas la joie pure d'embrasser mon père, d'être embrassé par lui le jour de sa fête; mais je n'ai pas non plus à lire le compliment. C'est entendu, bâclé, fini. Il y a un peu de fumier dans le lit.
La fête de ma mère ne me produit pas les mêmes émotions: c'est plus carré.
Elle a déclaré nettement, il y a de longues années déjà, qu'elle ne voulait pas qu'on fît des dépenses pour elle. Vingt sous sont vingt sous. Avec l'argent d'un pot de fleurs, elle peut acheter un saucisson. Ajoutez ce que coûterait le papier d'un compliment! Pourquoi ces frais inutiles? Vous direz: ce n'est rien. C'est bon pour ceux qui ne tiennent pas la queue de la poêle de dire ça; mais elle, qui la tient, qui fricote, qui dirige le ménage, elle sait que c'est quelque chose. Ajoutez quatre sous à un franc, ça fait vingt-quatre sous partout.
Quoique je ne songe pas à la contredire, mais pas du tout (je pense à autre chose, et j'ai justement mal au ventre), elle me regarde en parlant, et elle est énergique, très énergique.
Puis les plantes, ça crève quand on ne les soigne pas.
Elle a l'air de dire: on ne peut pas les fouetter!
La grande distraction qu'elle m'offre est la messe de minuit, parce que c'est gratis.
La messe de minuit!
De la neige sur les toits et la crête des murs.
Elle a fondu sous les pieds des passants dans la rue et l'on patauge dans la boue.
C'est triste en haut, sale en bas.
Il y a un monde fou chez les charcutiers.
On commande du boudin pour la nuit; et notre épicier a tué un cochon exprès l'autre soir.
L'odeur vive et crue des salaisons domine mes souvenirs de Noël.
Une satanée petite queue de cochon m'apparaît partout, même dans l'église.
Le cordon de cire au bout de la perche de l'allumeur, le ruban rose, qui sert à faire des signets dans les livres et jusqu'à la mèche d'un vicaire, qui tire-bouchonne, isolée et fadasse au coin d'une oreille violette; la flamme même des cierges, la fumée qui monte en se tortillant des trous des encensoirs, sont autant de petites queues de cochon que j'ai envie de tirer, de pincer ou de dénouer; que je visse par la pensée à un derrière de petit porc gras, rose et grognon, et qui me fait oublier la résurrection du Christ, le bon Dieu, Père, Fils, Vierge et Cie.
J'aspire une odeur de sel comme au bord de la mer, et par la pensée je gratte la cire jaune pour en faire de la chapelure ou de la moutarde!
Je lâche ma mère pour aller avec les voisins à l'épicerie qui est à côté de chez nous.
Les acheteurs chez notre épicière sont des impies.
Ils ont attaqué un saucisson sur le comptoir en buvant une bouteille de vin blanc.
J'en ai une goutte, et le piquant du vin, la saveur de la charcuterie m'ont agaillardi.
Leur conversation est poivrée comme le reste.
Je n'y comprends rien, mais je vois qu'ils disent du mal du ciel et de l'Église, et qu'ils sont tout de même pleins d'appétit et de gaieté.
«Encore une rondelle, une hostie à l'ail!—Versez toujours, madame Potin!—Nous nous retrouverons en enfer, n'est-ce pas? Toutes les jolies femmes y sont. Croyez-vous pas que saint Joseph était cocu»
8 Le Fer-à-Cheval
Le Fer-à-cheval…
J'y vais avec ma cousine Henriette.
C'est pour voir Pierre André, le sellier du faubourg, qu'elle y vient.
Il est de Farreyrolles comme elle et elle doit lui donner des nouvelles de sa famille, des nouvelles intimes et que je ne puis pas connaître; car ils s'écartent pour se les confier, et elle les lui dit à l'oreille.
Je le vois là-bas qui se penche; et leurs joues se touchent. Quand
Henriette revient, elle est songeuse et ne parle pas.
Il y a aussi la promenade d'Aiguille, toute bordée de grands peupliers. De loin ils font du bruit comme une fontaine.
C'est l'automne; ils laissent tomber des feuilles d'or qui ont encore la queue vivante et la peau tendre comme des poires.
Je m'amuse à bouleverser ces tas de feuilles sous mes pieds. Plus loin, de hauts marronniers, avec les marrons tombés. J'en ramasse plein mes poches pour en faire des chapelets; mais je ne pensais pas au bon Dieu en les enfilant!
Je me figure que je troue des rognons, de ces beaux rognons frais, violets, luisants que j'entrevois chez les bouchers.
Ce que j'aime, c'est le soleil qui passe à travers les branches et fait des plaques claires, qui s'étalent comme des taches jaunes sur un tapis; puis les oiseaux qui ont des pattes élastiques comme des fils de fer, avec une tête qui remue toujours;—et surtout cet air frais, ce silence!
On ne distingue que la cloche du couvent de Sainte-Marie, et le bruit que fait un attelage à grelots dans la route blanche, là-bas…
«Écoute, mademoiselle Balandreau, on n'entend que moi…»
Et je jette un cri, ou je lance une pierre bien haut, qui emplit tout l'horizon et retombe.
C'est comme un coup sur la poitrine.
Quelquefois sur les bancs du fond un monsieur et une dame s'asseyent et causent tout bas.
Mademoiselle Balandreau m'éloigne, mais je me retourne.
Comme ils s'embrassent!
LE PLOT
Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fromage, des poulets et du beurre.
Je vais les y voir, et c'est une fête chaque fois.
C'est qu'on y entend des cris, du bruit, des rires!
Il y a des embrassades et des querelles.
Il y a des engueulades qui rougissent les yeux, bleuissent les joues, crispent les poings, arrachent les cheveux, cassent les oeufs, renversent les éventaires, dépoitraillent les matrones et me remplissent d'une joie pure.
Je nage dans la vie familière, grasse, plantureuse et saine.
J'aspire à plein nez des odeurs de nature: la marée, l'étable, les vergers, les bois…
Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent des paniers de poissons ou des paniers de fruits, qui s'échappent des tas de pommes ou des tas de fleurs, de la motte de beurre ou du pot de miel.
Et comme les habits sont bien des habits de campagne!
Les vestes des hommes se redressent comme des queues d'oiseaux, les cotillons des femmes se tiennent en l'air comme s'il y avait un champignon dessous.
Des cols de chemise comme des oeillères de cheval, des pantalons à ponts, couleur de vache, avec des boutons larges comme des lunes, des chemises pelucheuses et jaunes comme des peaux de cochons, des souliers comme des troncs d'arbre…
Les parapluies énormes, en coton sang-de-boeuf, les longs bâtons qui ont le bout comme un oignon, les petites poules noires qui se cognent contre les cages, les coqs fiers, piaffant sur leurs pattes à la hussarde…
C'est l'arche de Noé en plein vent, déballée sur un lit de fumier, de paille et de feuillage.
La fontaine claire vomit par la gueule de ses lions des nappes de fraîcheur.
Un homme qui a une tête de belette, la mine triste, qui n'a pas l'air d'un paysan, ni d'un ouvrier, mais d'un mendiant endimanché ou d'un prisonnier libéré de la veille, montre dans un panier des petits loups vivants.
Prisonnier? Mendiant?
Il appartient, bien sûr, à cette race.
On ne veut pas de lui dans les fermes, parce qu'il y a quelque histoire dans sa vie.
Il est le fils d'un guillotiné ou d'un galérien; ou bien il a lui-même eu affaire aux gendarmes.
Il rôde sur la marge des bois, sur le bord de la rivière, dans la montagne.
Quand il peut attraper un renard, un loup,—quelquefois il blesse un aigle,—il montre sa bête ou sa nichée pour deux sous à la ville; pour un morceau de lard dans les villages.
J'ai eu peur de lui jusqu'au jour où mon oncle Joseph lui a donné dix sous et lui a parlé:
«Comment ça va, Désossé?»
Et en s'en allant il a dit: «Pauvre bougre! il ne mange pas tous les jours.»
SUR LE BREUIL
J'ai eu bien des émotions au Breuil.
On a planté une tente de toile comme une grosse toupie renversée, et, en allant faire une commission, j'ai vu par-là un grand nègre.
C'est le cirque Bouthors, qui vient s'installer dans la ville.
Ils ont un éléphant et un chameau, une bande de musiciens à shakos et à tuniques rouges, avec des parements d'or et des épaulettes comme des pâtés.
Ils ont fait le tour de la ville en battant de la grosse caisse; les écuyères sont en amazones et les écuyers en généraux.
Les paysans regardaient, la bouche ouverte; les gamins suivaient en trottant.
Une écuyère a laissé tomber sa cravache.
Nous nous sommes jetés dix pour la ramasser, et on s'est battu à qui la rendrait. L'écuyère riait; son oeil a rencontré le mien; et j'ai senti comme quand ma tante de Bordeaux m'embrassait…
J'veux la revoir, cette femme!
Puis je reverrai aussi le chameau et l'éléphant.
Sur l'affiche on les montre qui se mettent à genoux, dansent sur deux jambes, débouchent des bouteilles—avec un clown bariolé qui fait le saut périlleux par-dessus.
Je les ai revus, tous; et même le clown m'a donné, en se jetant, par farce, sur le parterre, un coup de tête dans l'estomac.
«C'est sur moi qu'il est tombé!
—Pas vrai, sur moi!
—À preuve qu'il m'a laissé du blanc sur ma veste!
—Il ne t'a pas écorché, toi,—j'ai du rouge à la joue, c'est lui qui m'a fait ça!»
Et de là, dispute à qui a été bousculé, blanchi, ensanglanté par le clown!
Au tour de l'écuyère!
Elle arrive!—Je ne vois plus rien! Il me semble qu'elle me regarde…
Elle crève les cerceaux, elle dit: Hop! hop!
Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses reins, elle cambre sa hanche, fait des poses; sa poitrine saute dans son corsage, et mon coeur bat la mesure sous mon gilet.
«Qu'est-ce que tu as donc, Jacques, tu es blanc comme le clown!»
Je suis amoureux de Paola!—c'est le nom de l'écuyère.
J'ai envie de la voir encore. Il le faut! Mais je n'ai pas les dix sous, prix des troisièmes.
J'irai tout de même.
Je me fais beau, je prends en cachette dans l'armoire mon gilet des dimanches, je mets des manchettes de ma mère et je pars pour le Breuil, en disant que je vais jouer chez le petit Grélin.
Il fait nuit. Je traverse la place toute noire, jusqu'à ce que j'aperçoive les lampions qui brûlent rouge dans la brume. La musique est rentrée dans l'intérieur; on a commencé. J'entends claquer la chambrière à travers la toile qui sert de mur.
Elle est là!
Je n'ai pas dix sous, rien, rien!… que mon amour.
Je fais le tour du manège, je colle mon oeil à des fentes, je me dresse sur mes orteils, à m'en casser les ongles; pas un trou pour mon regard de flamme!
Par ici…
Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée près du poteau, et en déchirant encore un peu…
J'ai élargi la déchirure, mis le pied—je veux dire passé la tête—dans le chemin qui conduit à l'écurie.
Je suis à plein ventre par terre, dans la boue, et je me glisse comme un voleur, comme un assassin, la nuit, dans un cirque habité!
M'y voici! Je rampe sous les planches, je me racle au poteau, je me fais des écorchures aux mains; mon nez, qui s'est aplati contre un madrier, ne donne plus signe de vie; je ne le sens plus, j'ai peur de l'avoir perdu en route; ce que je tiens n'y ressemble guère; mais encore un effort, encore une blessure, et je pourrai la voir en passant derrière cette grosse bonne.
Je vais grimper!… Je grimpe,—un point d'appui me manque… je me raccroche à ce que je trouve…
Un cri!… tumulte!
Une femme serre ses jupes, appelle au secours!
On croit que le cirque s'écroule!
J'ai pris la bonne à pleine chair, je ne sais où; elle a cru que c'était le singe ou la trompe égarée de l'éléphant.
On me prend moi-même par la peau de ce qu'on peut, on me pousse comme du crottin dans l'écurie, on m'interroge, je ne réponds pas!
On m'entoure. ELLE est là près de moi. ELLE! Je l'entends, mais je ne peux pas la voir à cause de mon nez qui gonfle.
Je me retrouve à temps à la maison pour m'entendre avec madame Grélin, qui m'empêchera d'être fouetté,—(oh! Paola!) et à qui je dis tout,—tout, moins le secret de mon amour! Compromettre une femme! J'ai tout mis sur le compte du chameau, qui a bon dos, et de l'éléphant dont on a soupçonné la trompe.
Et quand quelquefois je tâche de me rappeler le Breuil, c'est toujours Paola et le gras de la bonne que la mémoire empoigne. Le Breuil tient dans ce cirque, sous ce maillot et cette jupe…
9 Saint-Étienne
Mon père a été appelé comme professeur de septième à Saint-Étienne, par la protection d'un ami. Il a dû filer dare-dare.
Ma mère et moi, nous sommes restés en arrière, pour arranger les affaires, emballer, etc., etc.
Enfin nous partons. Adieu le Puy!
Nous sommes dans la diligence; il fait froid, c'est en décembre. Nous avons pour compagnons de route un commis voyageur, une grosse femme et un petit vieux.
La grosse femme a une poitrine comme un ballon, avec une échancrure dans la robe qui laisse voir un V de chair blanche, douce à l'oeil et qui semble croquante comme une cuisse de noix. Elle a des yeux dans le genre de ceux de ma tante, avec des cils très longs.
Une plaisanterie—à laquelle je ne comprends rien—dite par le commis voyageur, lui écarte les lèvres et lui arrache un bon gros rire. À partir de ce moment-là, ils ne font plus que rigoler et ils se donnent même des tapes, au grand scandale de ma mère, qui s'écarte et manque de m'écraser dans mon coin, à la grande joie du petit vieux qui se frotte les mains et cligne de l'oeil en branlant la tête.
Quand on arrive aux relais, ils descendent ensemble et je les vois à travers les fenêtres de l'auberge qui se passent les radis— toujours en riant—et s'allongent des coups de coude.
Le commis voyageur offre à la grosse un bouquet qu'un mendiant lui a vendu et demande qu'elle le fourre dans son corsage; elle finit par mettre le bouquet où il veut.
Comme elle est plus gaie que ma mère, celle-là!
Que viens-je de dire?… Ma mère est une sainte femme qui ne rit pas, qui n'aime pas les fleurs, qui a son rang à garder,—son honneur, Jacques!
Celle-ci est une femme du peuple, une marchande (elle vient de le dire en remontant dans sa voiture); elle va à Beaucaire pour vendre de la toile et avoir une boutique à la foire. Et tu la compares à ta mère, jeune Vingtras!
Nous arrivons à Saint-Étienne.
Il fait nuit; mon père n'est pas là pour nous recevoir.
Nous attendons debout entre les malles. Il y a de la neige plein les rues et je regarde l'ombre des réverbères se détacher sur ce blanc cru. Ma mère fouille la place d'un oeil qui lance des éclairs; elle va et vient, se mord les lèvres, se tord les mains, fatigue les employés de questions éternelles.
On lui demande si elle veut entrer ou sortir, se tenir dans le bureau ou sur le pavé, si elle persistera longtemps avec ses malles à encombrer la porte.
«J'attends mon mari qui est professeur au lycée.»
Ils ont l'air de s'en moquer un peu!
Je voudrais bien rester dans le bureau; j'ai les pieds gelés, les doigts engourdis, le nez qui me cuit. J'en fais part à ma mère.
«Jacques!»
Un «Jacques» qui inaugure mal notre entrée dans cette ville—et elle marmotte entre ses dents qui claquent:
«Il laisserait sa mère crever de froid, tenez, tandis qu'il se rôtirait les cuisses!»
Mais elle peut se rôtir les jambes aussi! Rien ne l'empêche, puisqu'on lui a demandé si elle voulait se mettre près du feu.
Mon père arrive tout essoufflé.
«Je suis en retard… (Il s'essuie le front.) Vous avez fait un bon voyage?» (Il tend les bras vers ma mère et la manque.)
Il se retourne vers moi.
«Ah! voilà Jacques!
—Crois-tu pas que je t'en aurais amené un autre?» dit ma mère.
Mon père dit: «Non, non!»—c'est-à-dire—il ne sait plus trop.
Il va pour m'embrasser à mon tour, il me rate; comme il a raté ma mère. Pas de chance pour les embrassades, pas de veine pour les baisers.
«J'étais avec l'économe, M. Laurier, tu sais… Je croyais que la diligence…»
On ne lui répond rien, rien, rien!
Nous prenons un fiacre pour nous rendre à la maison.
Du silence tout le long de la route, du silence et de la neige. Mon père regarde à la portière, ma mère s'est accroupie dans un coin, je suis au milieu, n'osant bouger de crainte qu'on n'entende tourner mes os, virer ma tête. Je tourmente du bout du doigt un gland de parapluie; à ce moment le parapluie m'échappe—je me penche pour le rattraper; mon père se tournait—pan! —Nous nous cognons—nous nous relevons comme deux Guignols!—Encore un faux mouvement—pan, pan! —c'est en mesure.
Le sourire jaune reparaît sur la face de mon père; des changements visibles s'opèrent sur la mienne. C'était la lutte de l'oeuf dur contre l'oeuf mollet. Mon père a pu supporter le choc et il sourit.—Bonne nature! Mais moi j'ai une bosse qui enfle, c'est pesant comme une maison. Mon père étend sa main dans l'obscurité, pour tâter, et aussi parce que mon front a l'air d'avancer et va le gêner tout à l'heure; il étend la main, c'est mon nez qu'il attrape; il croit de son devoir, plus paternel et plus gracieux, plus conforme à sa dignité ou meilleur à ma santé de rester un instant sur ce nez qu'il a l'air de bénir ou de consulter.
De ma mère on ne voit rien, on n'entend rien, qu'un grincement de soie: ce sont ses ongles qui en veulent à sa ceinture.
Ce grincement dans le silence a quelque chose de terrible. Pour des augures, c'eût été un présage; pour mon pauvre père, c'en était un aussi; il annonçait des malheurs. Il devait nous en arriver au moins un, en effet, dans cette ville que traversait, neigeuse et triste, notre fiacre muet.
La maison où la voiture nous descend fait le coin de la rue.
L'entrée est misérable, avec des pierres qui branlent sur le seuil, un escalier vermoulu et une galerie en bois moisi à laquelle il manque des membres.
Nous faisons trembler ce bois sous nos mains, ces pierres sous nos pieds—ce qui gêne tout le monde. Il semblait qu'on devait rester muet jusqu'à la fin des siècles. Mon père fait l'affairé.
«Passe devant, dit-il. Il y a une marche ici. Prends garde, un trou là. Tiens-toi à la rampe.»
Il joue avec la clef pendue à son petit doigt; le geste est isolé et saugrenu comme un geste de bébé.
Je traînais le parapluie.
Ordinairement, quand je laisse ce parapluie piquer la robe ou cogner le flanc de ma mère, c'est du «maladroit» par-ci, du «nigaud» par-là; elle crie, je reçois une gifle.
Je donnerais beaucoup pour recevoir une gifle; ma mère est contente quand elle me donne une gifle,—cela l'émoustille, c'est le frétillement du hoche-queue, le plongeon du canard,— elle s'étire et rencontre la joue de son fils. Quelle joie pour une mère de le sentir à sa portée et de se dire: c'est lui, c'est mon enfant, mon fruit, cette joue est à moi,—clac!
Mais non.
Elle a les bras croisés et les garde cachés sous son châle…
Allons! Elle n'est pas disposée à la bonne humeur.
Mon père use un tas d'allumettes; elles se cassent et font un petit bruit sec qui est tout ce qu'on entend devant cette porte fermée, dans le corridor que glace le vent, avec ma mère et moi contre le mur comme des habits de la Morgue.
Jamais moment ne m'a paru plus long.
Enfin une des chimiques prend, et mon père peut introduire la clef dans la serrure…
Nous entrons dans une pièce immense où arrive, par des croisées énormes, la lumière d'un réverbère qui clignote dans la rue.
Elle tombe en plein sur ma mère, qui se tient immobile et muette, avec la rigidité d'une morte, l'insensibilité d'un mannequin et la solennité d'un revenant.
………………………………
Mais je sauve toujours les situations avec ma tête ou mon derrière, mes oreilles qu'on tire ou mes cheveux qu'on arrache, en glissant, m'accroupissant ou roulant, comme l'ahuri des pantomimes, comme l'_innocent _des escamoteurs.
Je me sens tout d'un coup dégringoler, je tombe!
Il y avait une pelure d'orange sous mon talon; ce dont on s'aperçoit en se penchant vers moi, comme sur un problème. Je déconcerte les mathématiciens par l'imprévu de mes opérations.— C'est ma mère tout d'un coup rappelée à l'amour de son fils, par cette chute à tournure de mystification, qui remarque la première cette peau d'orange.
Elle croise ses bras et avance sur mon père:
«On mange donc des oranges ici, on mange des oranges!…»
Et elle trépigne, trépigne… Je ne sais ce que cela veut dire.
Je suis à terre, forcé de lever la tête pour voir tout ce qui se passe; ma situation d'historiographe ressemble à celle d'un cul-de-jatte qu'on a porté là et laissé tomber comme un sac trop lourd.
Je ne veux pourtant pas mourir à cette place! Puis je ne dois pas écouter ma mère qui est debout, dans cette position indifférente, m'isolant d'elle avec l'apparence du mépris; Jacques, tu as trop tardé déjà!
Relève-toi, et mets-toi entre le discours de ta mère et l'effroi de ton père. Relève-toi, fils ingrat.
Mais non, non!
J'ai voulu bouger… je ne puis…
Je suis tombé sur une gravure et j'ai cassé le verre.
On est forcé de reconnaître des lésions affligeantes, et quelques gouttes de sang qui traînent sur le plancher servent de prétexte à mon père—et à ma mère aussi—pour entrer dans des mouvements nouveaux. J'en tressaille d'aise (autant que je puis tressaillir sans trop de souffrance, entendons-nous). Mais je suis bien content tout de même d'avoir dérangé ce silence, cassé la glace, et ma famille en arrache les morceaux.
On me lave comme une pépite; on me sarcle comme un champ.
L'opération est minutieuse et faite avec conscience.
Dans le hasard de l'échenillage, les mains se rencontrent, les paroles s'appellent; on se réconcilie sournoisement sur ma blessure, et je crois même que mon père fait traîner le sarclage pour laisser à la colère de sa femme le temps de tomber tout à fait. Je saigne bien un peu; je suis tantôt à quatre pattes, tantôt sur le ventre, suivant qu'ils l'ordonnent et que les piquants se présentent; mais je sens que j'ai rendu service à ma famille, et cela est une consolation, n'est-ce pas?
Au lieu de pousser tant de haricots dans les coins, pourquoi M. Beliben ne dirait-il pas: «Voyez si Dieu est fin et s'il est bon! que lui a-t-il fallu pour raccommoder l'époux et l'épouse qui se fâchaient? Il a pris le derrière d'un enfant, du petit Vingtras, et en a fait le siège du raccommodement.»
On pouvait me montrer dans les cours de philosophie ou de catéchisme.
J'en fus malade, j'eus la fièvre. Mais l'orage avait été apaisé: on s'explique sur la peau d'orange, avec calme; on donna une raison pour l'arrivée tardive à la diligence; on mit les compresses sur la colère; on m'en mit aussi ailleurs.
On s'expliqua sur la peau d'orange, mais il paraît qu'il y avait un mystère, tout de même…
Mon père avait menti en disant que M. Laurier l'avait retenu; je le sus en l'entendant causer avec un collègue, qui vint le voir, à un moment où ma mère, fatiguée par le voyage, l'attente, l'orage et surtout l'échenillage, faisait un somme.
«Vous direz ceci, je dirai cela. Nous préviendrons Chose.— Pourvu qu'elles ne s'avisent pas de nous reconnaître dans la rue.—Il n'y a pas de danger, au moins?»
J'entendais tout de mon lit, où je reposais à plat ventre, un peu de côté, par instants, et je me demandais ce que ce elles signifiait.
10 Braves gens
Je pourrais à peine dire comment était fait l'appartement dans lequel nous entrâmes, ainsi que je l'ai conté, avec bris de cadre, clignotement de réverbère et raccommodement posthume—si posthume est le mot.
À peine étions-nous installés, qu'un grand événement arriva.
Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une succession,— celle de la tante Agnès peut-être, et je restai seul avec mon père.
C'est une vie nouvelle,—il n'est jamais là, je suis libre, et je vis au rez-de-chaussée avec les petits du cordonnier et ceux de l'épicière.
J'adore la poix, la colle, le tire-fil: j'aime à entendre le tranchet passer dans le gras du cuir et le marteau tinter sur le veau neuf et la pierre bleue.
On s'amuse dans ce tas de savates, et le grand frère ressemble à mon oncle Joseph. Il est compagnon du Devoir aussi, il a un grade, et quelquefois c'est moi qui attache les rubans à sa canne et brosse sa redingote de cérémonie. Les jours ordinaires, il me laisse planter des clous et prendre des coins de maroquin rouge.
Je suis presque de la famille. Mon père m'a mis en pension chez eux; il dîne je ne sais où, au collège sans doute, avec les professeurs d'élémentaires. Moi, j'avale des soupes énormes, dans des écuelles ébréchées, et j'ai ma goutte de vin dans un gros verre, quand on mange le chevreton.
Ils sont heureux dans cette famille!—c'est cordial, bavard, bon enfant: tout ça travaille, mais en jacassant; tout ça se dispute, mais en s'aimant.
On les appelle les Fabre.
L'autre famille du rez-de-chaussée, les Vincent, sont épiciers.
Madame Vincent est une rieuse. Je les trouve tous gais, les gens que je vois et que ma mère méprise parce qu'ils sont paysans, savetiers ou peseurs de sucre.
Madame Vincent n'est pas avec son mari. On ne l'a vu qu'une fois, vêtu en Arabe, avec un burnous blanc, mais il n'est resté que deux heures, et est reparti.
Il paraît qu'ils sont séparés—judiciairement, je ne sais pas ce que c'est—et il vit en Afrique, en Algère, dit Fabre.
Il était venu pour chercher un de ses fils. Madame Vincent, qui rit toujours, ne riait pas ce jour-là! Il s'en fallait de tout; on l'entendait qui disait: «Non; non», d'une voix dure, à travers la porte—et le petit Vincent qui pleurait:
«Je veux rester avec maman!
—Je te donnerai un cheval, avec un pistolet comme celui là.»
Un pistolet! un cheval!
Si mon père m'avait promis cela, et, en plus de m'emmener loin de ma mère! s'il m'avait pris avec lui, sans la redingote à olives et le chapeau tuyau de poêle, quel soupir de joie j'aurais poussé!— à la porte seulement—de peur que ma mère ne m'entendît et ne voulût me reprendre!… Oh! oui, je serais parti!
Le petit Vincent, au contraire, pleurait et s'accrochait aux jupes.
Il y eut encore du bruit… le père qui se fâchait, la mère qui parlait plus haut et l'enfant qui sanglotait… puis la porte s'ouvrit, le burnous blanc passa. Il ne reparut plus.
Il me fit de la peine tout de même. Je le vis qui se cachait au coin de la rue; il regardait la maison d'où il sortait, où étaient sa femme, son enfant; il resta un long moment, l'air triste, et je crus m'apercevoir qu'il pleurait.
Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui rient; chez moi, je n'ai jamais vu pleurer, jamais rire; on geint, on crie. C'est qu'aussi mon père est un professeur, un homme du monde, c'est que ma mère est une mère courageuse et ferme qui veut m'élever comme il faut.
Les Vincent, les Fabre et le petit Vingtras forment une colonie criarde, joueuse, insupportable.
«Vous êtes insupportables, Jacques, Ernest…»
C'est la mère Vincent qui veut faire la méchante et qui ne peut pas; c'est le père Fabre qui le dit faiblement, avec un doux sourire de vieux.
«Insupportables! Ah! si je vous y reprends!»
On nous y reprend sans cesse, et on nous supporte toujours.
Braves gens! Ils juraient, sacraient, en lâchaient de salées; mais on disait d'eux: «Bons comme le bon pain, honnêtes comme l'or.» Je respirais dans cette atmosphère de poivre et de poix, une odeur de joie et de santé; ils avaient la main noire, mais le coeur dessus; ils balançaient les hanches et tenaient les doigts écarquillés, parlaient avec des velours et des cuirs;—c'est le métier qui veut ça, disait le grand Fabre. Ils me donnaient l'envie d'être ouvrier aussi et de vivre cette bonne vie où l'on n'avait peur ni de sa mère ni des riches, où l'on n'avait qu'à se lever de grand matin, pour chanter et taper tout le jour.
Puis, on avait de belles alènes pointues. On voyait luire sous la main le museau allongé d'une bottine, le talon cambré d'une botte, et l'on tripotait un cirage qui sentait un peu le vinaigre et piquait le nez.
Braves gens!
Ils ne battaient pas leurs enfants—et ils faisaient l'aumône.
Ce n'était pas comme chez nous.
Pendant toute mon enfance, j'ai entendu ma mère dire qu'il ne fallait pas donner aux pauvres: que l'argent qu'ils recevaient, ils l'allaient boire, que mieux valait jeter un sou dans la rivière, qu'au moins il ne roulait pas au cabaret. Je n'ai jamais pu cependant voir un homme demander un sou pour acheter du pain, sans qu'il me tombât du chagrin sur le coeur, comme un poids.
Mais comment cela se fait-il cependant?
Madame Vincent était contente quand son fils tirait un des sous de sa petite bourse pour le mettre dans la main d'un malheureux. Elle embrassait Ernest et disait: «Il a bon coeur!»
Madame Vincent voulait donc le malheur de son fils? Elle l'aimait pourtant, sans cela elle l'aurait donné à l'homme au burnous blanc.
Ah! elles me troublaient un peu, les braves femmes, la mère Vincent et la mère Fabre! Heureusement cela ne durait pas et ne tenait pas une minute quand j'y réfléchissais.
Elles n'osaient pas battre leur enfant, parce qu'elles auraient souffert de le voir pleurer! Elles lui laissaient faire l'aumône, parce que cela faisait plaisir à leur petit coeur.
Ma mère avait plus de courage. Elle se sacrifiait, elle étouffait ses faiblesses, elle tordait le cou au premier mouvement pour se livrer au second. Au lieu de m'embrasser, elle me pinçait;—vous croyez que cela ne lui coûtait pas!—Il lui arriva même de se casser les ongles. Elle me battait pour mon bien, voyez-vous. Sa main hésita plus d'une fois; elle dut prendre son pied.
Plus d'une fois aussi elle recula à l'idée de meurtrir sa chair avec la mienne; elle prit un bâton, un balai, quelque chose qui l'empêchait d'être en contact avec la peau de son enfant, son enfant adoré.
Je sentais si bien l'excellence des raisons et l'héroïsme des sentiments qui guidaient ma mère, que je m'accusais devant Dieu de ma désobéissance, et je disais bien vite deux ou trois prières pour m'en disculper. Malheureusement, j'avais très peu de temps à moi, et mes mea culpa restaient en l'air parce qu'Ernest, Charles ou Barnabé, un Vincent ou un Fabre, m'appelait pour une glissade, une promenade ou une bourrade, à propos de bottes ou de marmelade; il y avait toujours quelque tonneau, quelque baquet, quelque querelle ou quelque pot à vider pour aider la boutique ou l'échoppe, le travail ou la rigolade.
Nous allions au second faire enrager la femme du plâtrier.
La plâtrière était une grande blonde, à l'air très doux, fort propre,—un peu languissante;—elle nous laissait nous engouffrer quelquefois dans sa chambre au milieu de nos jeux, quand son mari n'était pas là; mais, dès qu'elle l'entendait, il fallait descendre; elle fermait sa porte et ne reparaissait que pour montrer une figure plus lasse et des hanches plus languissantes encore. Elle parlait toujours à madame Vincent d'avoir un enfant, «qu'elle avait peur que ce ne fût pas encore pour cette fois, que cela désespérait son mari».
Si un des Fabre, celui de dix-huit ans, ou celui de vingt-trois, passait à ce moment, elle se taisait; mais lui, en manière de farce, jetait un mot qui la faisait rougir jusqu'à la racine de ses cheveux pâles: elle essayait de sourire tout de même, mais elle semblait doucement gênée.
«Vous avez du plâtre ici (il montrait une place blanche) et de l'édredon là—(il enlevait une petite plume sur l'épaule, et hochait la tête en rigolant).
—Ce M. Fabre!…
—Mais dame! dit-il un jour, on ne les trouve pas sous les choux.»
J'étais là, quand il lâcha ce: «On ne les trouve pas sous les choux.»
Le mot m'entra dans l'oreille comme une alène et s'y attacha comme de la poix.
M'a-t-on égaré?
Ma mère est revenue. L'affaire d'héritage s'est arrangée, je ne sais trop comment. Je suis retombé sous le fouet et je ne suis plus libre que les jours où elle est absente par hasard.
Mais le mardi gras, la femme d'un collègue est venue la prendre à l'improviste pour la consulter sur une toilette,—elle a tant de goût!—et en même temps pour passer la journée. Ma mère n'a pas eu le temps de m'enfermer. Je suis mon maître, un mardi gras!
Ce jour-là, c'est la coutume que dans chaque rue on élève une pyramide de charbon, un bûcher en forme de meule, comme un gros bonnet de coton noir avec une mèche à laquelle on met le feu le matin.
On avait dit que ceux de la rue à côté devaient venir démolir notre édifice; il y avait haine depuis longtemps entre les deux rues. Un polisson, le fils de l'aubergiste du Lion-d'Or, propose de faire sentinelle avec des pierres et une fronde dans la poche; on a l'ordre de lancer la fronde si l'ennemi s'avance en masse et de loin, de cogner avec la pierre dans sa main si l'on est surpris et saisi.
Je suis de garde un des premiers.
Voilà que je crois reconnaître le petit Somonat, un de la rue
Marescaut, qui passe son nez derrière la porte de l'église…
Il me semble qu'il fait des signes; ils vont arriver en masse; je serai débordé, tourné.—Que dira le fils de l'aubergiste, et toute ma rue? Oserai-je y repasser, si je ne me défends pas en héros?
Mon parti est pris: j'ai mon tas de pierres, je charge ma fronde et je la fais claquer, en lançant au hasard du côté des Marescauts une mitraille de cailloux, qui sifflent dans l'air et dont j'entends le bruit contre les portes de bois, dans les volets fermés! Je fouille à l'aventure comme on fouille avec le canon.— Je me figure que je suis au siège d'Arbelles ou à Mazagran.—Si j'avais un drapeau tricolore, je le planterais.—Cette histoire d'Arbelles, nous l'avons traduite hier dans Quinte-Curce. Celle de Mazagran est toute fraîche. On ne parle que de cela et du capitaine Lelièvre.
Ah! l'on parlera de moi aussi,—nom de nom!
Je bombarde de pierres tout un quartier, au risque de tuer les gens et d'interrompre l'existence normale d'une ville.
On sort des maisons et l'on regarde—pas trop—car je manie toujours ma fronde, mais je commence à me demander comment finira le siège.
J'ai entendu des carreaux tomber, j'ai vu un caillou entrer dans une chambre; j'ai peut-être tué quelqu'un. On ne riposte pas! Je me suis donc trompé; on n'attaquait point.—Je vais être pris, jugé, mon père perdra sa place.
Que faire?
J'ai entendu dire que pour les cessations de feu on arborait le drapeau blanc; j'ai mon mouchoir,—il est bleu.—Se retirer? Je le puis peut-être, la place est déserte, en filant à gauche…
Je prends ma course.
Qu'ai-je donc? Je suis tombé. On m'entoure. J'ai le bras cassé.
M. Dropal, le médecin passe, on l'arrête. Que va-t-il dire?
Si par hasard ce n'était rien, que deviendrais-je?
Comment oser rentrer devant ma mère. Et les lapidés, que me feront-ils?
Le médecin hoche la tête avec un «ah!» qui est triste. Je fais l'évanoui pour mieux l'entendre.
«C'est grave, c'est grave!»
Dieu soit loué! Qu'on aille vite dire à ma mère que c'est grave, pour qu'elle ne pense pas à me gronder et à me rosser!
C'était grave; je ne pouvais pas dire un mot. Plus de chance que je ne méritais: on dit que j'ai la langue coupée! Comme c'est commode! pas d'explication à donner; je serai malade pendant longtemps probablement, et tout sera apaisé quand je serai guéri.
Je restai longtemps sans pouvoir parler, mais je ne parlai point dès que je le pus.
Je voyais bien qu'à mesure que je guérissais, ma mère faisait des additions.
«Déjà pour deux francs de diachylum[2]!»
Brave femme qui voulait l'économie dans son ménage, et n'oubliait jamais les lois d'ordre, qui sont seules le salut des familles, et sans lesquelles on finit par l'hôpital et l'échafaud.
Moi, je me désolais à l'idée que j'allais guérir!
J'appréhendais le moment où je serais à point pour être corrigé, quoique je n'eusse pas besoin d'une roulée pour n'avoir pas envie de recommencer; je ne me sentais pas la moindre inclination pour un nouveau siège, une nouvelle chute, un flot si terrible d'émotions. J'aurais voulu que ma mère le sût, que mon père le comprît, et l'on ne m'aurait peut-être pas frappé.
On ne me frappa pas—on fit pire.
On savait que je m'amusais chez les Fabre, on me punit par là.
Au surplus, il y avait longtemps que ma mère était jalouse et honteuse; elle souffrait de me voir traîner dans un monde de cordonniers, et depuis quelques semaines elle nourrissait le projet de m'en détacher.
Seulement elle était bavarde, la mère Vingtras, et on l'écoutait chez les Fabre. Avec leur bonhomie, ils croyaient peut-être qu'elle leur était supérieure, cette dame à chapeau; en tout cas, ils lui prêtaient une oreille complaisante, et l'on écartait la poix et la colle avec politesse quand elle venait me chercher.
Elle voulait que son Jacques ne frayât plus avec les savetiers, mais elle ne voulait pas perdre un auditoire.
Mon aventure de mardi gras lui permit de basculer la situation, de ménager la chèvre et le chou.
Elle m'infligea comme punition de ne plus y retourner; elle ne se brouilla point pourtant.
«Il faut punir Jacques, n'est-ce pas? Il faut le punir, mais il a déjà assez souffert, le pauvre enfant.
—Oh oui, dit la mère Fabre qui pensait qu'une approbation— même de savetière—, ferait pencher la balance du côté du pardon.
—Aussi je ne veux pas le battre.»
J'entendais la conversation, non pas que je l'écoutasse, mais j'étais derrière la porte; ma mère le savait et voulait peut-être que je l'entendisse. C'était la première sortie: j'étais encore assez faible, mal recousu, nourri depuis quinze jours de bouillon un peu pâle; ma mère savait que trop de suc fait plus de mal que de bien, et qu'on grise les veines avec du jus de vache comme avec du jus de raisin—car c'était de la vache.—«C'est plus tendre, disait-elle, la vache pour les enfants, le boeuf pour les grandes personnes.»
J'étais donc soutenu seulement par un peu de vache détrempée; j'avais encore le détraquement de la chute, et ma tête me semblait vide comme un globe: il me restait peu de sang; ce qui en restait fit un tour, monta vers les joues creuses, et je les sentais qui brûlaient.
«On ne voulait pas me battre!»
On voulait faire plus.
«Je ne veux pas le battre, reprit ma mère, mais comme je sais qu'il se plaît bien avec vos fils je l'empêcherai de les voir; ce sera une bonne correction.»
Les Fabre ne répondaient rien,—les pauvres gens ne se croyaient pas le droit de discuter les résolutions de la femme d'un professeur de collège, et ils étaient au contraire tout confus de l'honneur qu'on faisait à leurs gamins, en ayant l'air de dire qu'ils étaient la compagnie que Jacques, qui apprenait le latin, préférait.
Je compris leur silence, et je compris aussi que ma mère avait deviné où il fallait me frapper, ce qui faisait mal à mon âme. J'ai quelquefois pleuré étant petit; on a rencontré, on rencontrera des larmes sur plus d'une page, mais je ne sais pourquoi je me souviens avec une particulière amertume du chagrin que j'eus ce jour-là. Il me sembla que ma mère commettait une cruauté, était méchante.
Tout malade encore, presque estropié, enfermé depuis des semaines dans une chambre avec la souffrance et la fièvre, j'avais besoin de causer à des enfants comme moi, de leur demander des nouvelles, et de leur raconter mon histoire.
Ils avaient eu l'air bon comme tout, en venant à moi dans l'escalier, et m'avaient dit avec affection: «Comme tu es pâle!…» Il y avait dans leur voix de l'émotion, presque de l'amitié. Braves petits garçons, saine nichée de savetiers, marmaille au bon coeur! Je les aimais bien. Ma mère aurait mieux faire de me battre et de me laisser les revoir quand mon bras fut guéri.
11 Le lycée
Mon père était donc professeur de septième, professeur élémentaire, comme on disait alors.
J'étais dans sa classe.
Jamais je n'ai senti une infection pareille. Cette classe était près des latrines, et ces latrines étaient les latrines des petits!
Pendant une année j'ai avalé cet air empesté. On m'avait mis près de la porte parce que c'était la plus mauvaise place, et en ma qualité de fils de professeur, je devais être à l'avant-garde, au poste du sacrifice, au lieu du danger…
À côté de moi, un petit bonhomme qui est devenu un haut personnage, un grand préfet, et qui à cette époque-là était un affreux garnement, fort drôle du reste, et pas mauvais compagnon.
Il faut bien qu'il ait été vraiment un bon garçon, pour que je ne lui aie pas gardé rancune de deux ou trois brûlées que mon père m'administra, parce qu'on avait entendu de notre côté un bruit comique, ou qu'il était parti d'entre nos souliers une fusée d'encre. C'était mon voisin qui s'en payait.
Chaque fois que je le voyais préparer une farce, je tremblais; car s'il ne se dénonçait pas lui-même par quelque imprudence, et si sa culpabilité ne sautait pas aux yeux, c'était moi qui la gobais; c'est-à-dire que mon père descendait tranquillement de sa chaire et venait me tirer les oreilles, et me donner un ou deux coups de pied, quelquefois trois.
Il fallait qu'il prouvât qu'il ne favorisait pas son fils, qu'il n'avait pas de préférence. Il me favorisait de roulées magistrales et il m'accordait la préférence pour les coups de pied au derrière.
Souffrait-il d'être obligé de taper ainsi sur son rejeton?
Peut-être bien, mais mon voisin, le farceur, était fils d'une autorité.—L'accabler de pensums, lui tirer les oreilles, c'était se mettre mal avec la maman, une grande coquette qui arrivait au parloir avec une longue robe de soie qui criait, et des gants à trois boutons, frais comme du beurre.
Pour se mettre à l'aise, mon père feignait de croire que j'étais le coupable, quand il savait bien que c'était l'autre.
Je n'en voulais pas à mon père, ma foi non! je croyais, je sentais que ma peau lui était utile pour son commerce, son genre d'exercice, sa situation,—et j'offrais ma peau.—Vas-y, papa!
Je tenais tant bien que mal ma place (empoisonnée) dans ce milieu de moutards malins, tout disposés à faire souffrir le fils du professeur de la haine qu'ils portaient naturellement à son père.
Ces roulées publiques me rendaient service; on ne me regardait pas comme un ennemi, on m'aurait plaint plutôt, si les enfants savaient plaindre!
Mon apparence d'insensibilité d'ailleurs ne portait pas à la pitié; je me garais des horions tant bien que mal et pour la forme; mais quand c'était fini, on ne voyait pas trace de peur ou de douleur sur ma figure. Je n'étais de la sorte ni un _patiras _ni un pestiféré; on ne me fuyait pas, on me traitait comme un camarade moins chançard qu'un autre et meilleur que beaucoup, puisque jamais je ne répondais: «Ça n'est pas moi.» Puis j'étais fort, les luttes avec Pierrouni m'avaient aguerri, j'avais du moignon, comme on disait en raidissant son bras et faisant gonfler son bout de biceps. Je m'étais battu,—j'y avais fait avec Rosée qui était le plus fort de la cour des petits. On appelait cela y faire. «Veux-tu y faire, en sortant de classe?»
Cela voulait dire qu'à dix heures cinq ou à quatre heures cinq, on se proposait de se flanquer une trépignée dans la cour du Coq-Rouge, une auberge où il y avait un coin dans lequel on pouvait se battre sans être vu.
J'avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient fait du bruit —sur son nez et au collège.—Songez donc! j'avais l'autorisation de mon père.
Il avait eu vent de la querelle—pour une plume volée—et vent de la provocation.
Rosée ne tenait par aucun fil à l'autorité. Il y avait plus; son oncle, conseiller municipal, avait eu maille à partir avec l'administration. Je pouvais y faire.
Et à chaque coup de poing que je lui portais, à ce malheureux, je me figurais que je semais une graine, que je plantais une espérance dans le champ de l'avancement paternel.
Grâce à cette bonne aventure, j'échappai au plus épouvantable des dangers, celui d'être—comme fils de professeur—persécuté, isolé, cogné. J'en ai vu d'autres si malheureux!
Si cependant mon père m'avait défendu de me battre; si Rosée eût été le fils du maire; s'il avait fallu, au contraire, être battu?…
On doit faire ce que les parents ordonnent; puis c'est leur pain qui est sur le tapis. Laisse-toi moquer et frapper, souffre et pleure, pauvre enfant, fils du professeur…
Puis les principes!
«Que deviendrait une société, disait M. Beliben, une société qui… que… Il faut des principes… J'ai encore besoin d'un haricot…»
J'eus la chance de tomber sur Rosée.
Où qu'il soit dans le monde, s'il est encore vivant, que son nez reçoive mes sincères remerciements:
Calice à narines, sang de mon sauveur, Salutaris nasus, encore un baiser!
… J'ai été puni un jour: c'est, je crois, pour avoir roulé sous la poussée d'un grand, entre les jambes d'un petit pion qui passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête! Il s'est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fiole qui était dans sa poche de côté; c'est une topette de cognac dont il boit— en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On l'a vu: il semblait faire une prière, et il se frottait délicieusement l'estomac.—Je suis cause de la topette cassée, de la bosse qui gonfle… Le pion s'est fâché.
Il m'a mis aux arrêts;—il m'a enfermé lui-même dans une étude vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les murailles sales, devant une carte de géographie qui a la jaunisse, et un grand tableau noir où il y a des ronds blancs et la binette du censeur.
Je vais d'un pupitre à l'autre: ils sont vides—on doit nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.
Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un petit jeu de dames, le cadavre d'un lézard, une agate perdue.
Dans une fente, un livre: j'en vois le dos, je m'écorche les ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l'aide de la règle, en cassant un pupitre, j'y arrive; je tiens le volume et je regarde le titre: ROBINSON CRUSOÉ.
Il est nuit.
Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre?—quelle heure est-il?
Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore! Je frotte mes yeux, je _tends _mon regard, les lettres s'effacent, les lignes se mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis plus rien.
J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse; je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de Robinson, pris d'une émotion immense, remué jusqu'au fond de la cervelle et jusqu'au fond du coeur; et en ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l'île, et je vois se profiler la tête longue d'un peuplier comme le mât du navire de Crusoé! Je peuple l'espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes; debout contre cette fenêtre, je rêve à l'éternelle solitude et je me demande où je ferai pousser du pain…
La faim me vient: j'ai très faim.
Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la cale de l'étude? Comment faire du feu? J'ai soif aussi. Pas de bananes! Ah! lui, il avait des limons frais! Justement j'adore la limonade!
Clic, clac! on farfouille dans la serrure.
Est-ce Vendredi? Sont-ce des sauvages?
C'est le petit pion qui s'est souvenu, en se levant, qu'il m'avait oublié, et qui vient voir si j'ai été dévoré par les rats, ou si c'est moi qui les ai mangés.
Il a l'air un peu embarrassé, le pauvre homme!—Il me retrouve gelé, moulu, les cheveux secs, la main fiévreuse; il s'excuse de son mieux et m'entraîne dans sa chambre, où il me dit d'allumer un bon feu et de me réchauffer.
Il a du thon mariné dans une timbale «et peut-être bien une goutte de je ne sais quoi, par là dans un coin, qu'un ami a laissée il y a deux mois».
C'est une topette d'eau-de-vie, son péché mignon, sa marotte humide, son dada jaune.
Il est forcé de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse seul, seul avec du thon,—poisson d'Océan,—la goutte—salut du matelot—et du feu,—phare des naufragés.
Je me rejette dans le livre que j'avais caché entre ma chemise et ma peau, et je le dévore—avec un peu de thon, des larmes de cognac—devant la flamme de la cheminée.
Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane, et qu'il y a dix ans que j'ai quitté le collège; j'ai peut-être les cheveux gris, en tout cas le teint hâlé.—Que sont devenus mes vieux parents? Ils sont morts sans avoir eu la joie d'embrasser leur enfant perdu? (C'était l'occasion pourtant, puisqu'ils ne l'embrassaient jamais auparavant.) Ô ma mère! ma mère!
Je dis: «ô ma mère!» sans y penser beaucoup, c'est pour faire comme dans les livres.
Et j'ajoute: «Quand vous reverrai-je? Vous revoir et mourir!»
Je la reverrai, si Dieu le veut.
Mais quand je reparaîtrai devant elle, comment serai-je reçu? Me reconnaîtra-t-elle?
Si elle allait ne pas me reconnaître!
N'être pas reconnu par celle qui vous a entouré de sa sollicitude depuis le berceau, enveloppé de sa tendresse, une mère enfin!
Qui remplace une mère?
Mon Dieu! une trique remplacerait assez bien la mienne!
Ne pas me reconnaître! mais elle sait bien qu'il me manque derrière l'oreille une mèche de cheveux, puisque c'est elle qui me l'a arrachée un jour. Ne pas me reconnaître; mais j'ai toujours la cicatrice de la blessure que je me suis faite en tombant, et pour laquelle on m'a empêché de voir les Fabre. Toutes les traces de sa tutelle, de sa sollicitude, se lisent en raies blanches, en petites places bleues. Elle me reconnaîtra; il me sera donné d'être encore aimé, battu, fouetté, pas gâté!
Il ne faut pas gâter les enfants.
Elle m'a reconnu! merci, mon Dieu! Elle m'a reconnu et s'est écriée:
«Te voilà donc! s'il t'arrive de me faire encore t'attendre jusqu'à deux heures du matin, à brûler la bougie, à tenir la porte ouverte, c'est moi qui te corrigerai! Et il bâille encore! devant sa mère!
—J'ai sommeil.
—On aurait sommeil à moins!
—J'ai froid.
—On va faire du feu exprès pour lui,—brûler un fagot de bois!
—Mais c'est M. Doizy qui…
—C'est M. Doizy qui t'a oublié, n'est-ce pas! Si tu ne l'avais pas fait tomber, il n'aurait pas eu à te punir, et il ne t'aurait pas oublié. Il voudrait encore s'excuser, voyez-vous! Tiens! voilà ce qui me reste d'une bougie que j'ai commencée hier. Tout ça pour veiller en se demandant ce qu'était devenu monsieur! Allons, ne faisons pas le gelé,—n'ayons pas l'air d'avoir la fièvre… Veux-tu bien ne pas claquer des dents comme cela! Je voudrais que tu fusses bien malade une bonne fois, ça te guérirait peut-être…»
Je ne croyais pas être tant dans mon tort: en effet, c'est ma faute; mais je ne puis pas m'empêcher de claquer des dents, j'ai les mains qui me brûlent, et des frissons qui me passent dans le dos. J'ai attrapé froid cette nuit sur ces bancs, le crâne contre le pupitre; cette lecture aussi m'a remué…
Oh! je voudrais dormir! je vais faire un somme sur la chaise.
«Ôte-toi de là, me dit ma mère en retirant la chaise. On ne dort pas à midi. Qu'est-ce que c'est que ces habitudes maintenant?
—Ce ne sont pas des habitudes. Je me sens fatigué, parce que je n'ai pas reposé dans mon lit.
—Tu trouveras ton lit ce soir, si toutefois tu ne t'amuses pas à vagabonder.
—Je n'ai pas vagabondé…
—Comment ça s'appelle-t-il, coucher dehors? Il va donner tort à sa mère à présent! Allons, prends tes livres. Sais-tu tes leçons pour ce soir?»
Oh! l'île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les tremblements de terre, la peau de bête, le parasol, le pas du sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des cannibales, —mais pas les leçons pour ce soir!
Je grelottai tout le jour. Mais je n'étais plus seul; j'avais pour amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut dans mon imagination un coin bleu, dans la prose de ma vie d'enfant battu la poésie des rêves, et mon coeur mit à la voile pour les pays où l'on souffre, où l'on travaille, mais où l'on est libre.
Que de fois j'ai lu et relu ce Robinson!
Je m'occupai de savoir à qui il appartenait; il était à un élève de quatrième qui en cachait bien d'autres dans son pupitre; il avait le Robinson suisse, les Contes du Chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des gravures.
Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais non! Je livre aujourd'hui, aujourd'hui seulement, mon secret, comme un mourant fait appeler le procureur général et lui confie l'histoire d'un crime. Il m'est pénible de faire cette confession, mais je le dois à l'honneur de ma famille, au respect de la vérité, à la Banque de France, à moi-même.
J'ai été _faussaire! _La peur du bagne, la crainte de désespérer des parents qui m'adoraient, on le sait, mirent sur mon front de faussaire un masque impénétrable et que nulle main n'a réussi à arracher.
Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle circonstance je commis ce faux, comment je fus amené à cette honte, et avec quel cynisme j'entrai dans la voie du déshonneur.
Des gravures! la Vie de Cartouche, les Contes du Chanoine Schmidt, les aventures du Robinson suisse!… un de mes camarades—treize ans et les cheveux rouges—était là qui les possédait…
Il mit à s'en dessaisir des conditions infâmes; je les acceptai…
Je me rappelle même que je n'hésitai pas.
Voici quelles furent les bases de cet odieux marché.
On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout, des exemptions. Mon père avait le droit d'en distribuer ailleurs que dans sa classe, parce qu'il faisait tous les quinze jours une surveillance dans quelque étude; il allait dans chacune à tour de rôle, et il pouvait infliger des punitions ou délivrer des récompenses. Le garçon qui avait les livres à gravures consentit à me les prêter, si je voulais lui procurer des exemptions.
Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.
«Tu sais faire le paraphe de ton père?»
Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne se sécha pas dans ma bouche.
«Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête la Vie de Cartouche.»
Mon coeur battait à se rompre.
«Je te la donne! Je ne te la prête pas, je te la donne…»
Le coup était porté, l'abîme creusé; je jetai mon honneur par-dessus les moulins, je dis adieu à la vie de société, je me réfugiai dans le faussariat.
J'ai ainsi fourni d'exemptions pendant un temps que je n'ose mesurer, j'ai bourré de signatures contrefaites ce garçon, qui avait, il est vrai, conçu le premier l'idée de cette criminelle combinaison, mais dont je me fis, tête baissée, l'infernal complice.
À ce prix-là, j'eus des livres,—tous ceux qu'il avait lui-même; —il recevait beaucoup d'argent de sa famille et pouvait même entretenir des grenouilles derrière des dictionnaires. J'aurais pu avoir des grenouilles aussi—il m'en a offert—mais si j'étais capable de déshonorer le nom de mon père pour pouvoir lire, parce que j'avais la passion des voyages et des aventures, et si je n'avais pu résister à cette tentation-là, je m'étais juré de résister aux autres, et je ne touchai jamais la queue d'une grenouille, qu'on me croie sur parole! Je ne ferai pas des moitiés d'aveux.
Et n'est-ce point assez d'avoir trompé la confiance publique, imité une signature honorable et honorée, pendant deux ans! Cela dura deux ans. Nous nous arrêtâmes, las du crime ou parce que cela ne servait plus à rien; j'ai oublié, et nul ne sut jamais que nous avions été des faussaires. Je le fus et je ne m'en portai pas plus mal. On pourrait croire que le sentiment du crime enfièvre, que le remords pâlit; il est des criminels, malheureusement, sur qui rien ne mord et que leur infamie n'empêche pas de jouer à la toupie et de mettre insouciamment des queues de papier au derrière des hannetons.
Ce fut mon cas: beaucoup de queues de papier, force toupies. C'est peut-être un remède, et je n'ai jamais eu le teint si frais, l'air si ouvert, que pendant cette période du faussariat.
Ce n'est qu'aujourd'hui que la honte me prend et que je me confesse en rougissant. On commence par contrefaire des exemptions, on finit par contrefaire des billets. Je n'ai jamais pensé aux billets: c'est peut-être que j'avais autre chose à faire, que je suis paresseux, ou que je n'avais pas d'encre chez moi; mais si la contrefaçon des exemptions mène au bagne, je devrais y être.
Et qui dit que je n'irai pas?
12 Frottage—Gourmandise—Propreté
On me charge des soins du ménage. «Un homme doit savoir tout faire.»
Ce n'est pas grand embarras: quelques assiettes à laver, un coup de balai à donner, du plumeau et du torchon; mais j'ai la main malheureuse, je casse de temps en temps une écuelle, un verre.
Ma mère crie que je l'ai fait exprès, et que nous serons bientôt sur la paille, si ce brise-tout ne se corrige pas.
Une fois, je me suis coupé le doigt—jusqu'à l'os.
«Et encore il se coupe!» fait-elle avec fureur.
Le malheur est qu'elle a une méthode… comme Descartes, dont M. Beliben parlait quelquefois: il faudrait que je fisse des bouquets avec des épluchures.
«Pas pour deux liards d'idée.»
Et, prenant l'arrosoir et le balai, elle fait des dessins sur le plancher avec l'eau ou la poussière, en se balançant un peu, minaudière et souriante.
Ah! je n'ai pas cette grâce, certainement!
Quelquefois, c'est le coup de la vigueur: elle prend une peau avec du tripoli ou une brosse à gros poils, et elle attaque un luisant de cuivre ou un coin de meuble.
Elle fait: «Han!» comme un mitron; elle geint à faire pousser des pains sur le parquet! J'en ai la sueur dans le dos!
Mais je suis vigoureux, j'ai du moignon, et je lui prends le torchon des mains pour continuer la lutte. Je me jette sur le meuble ou je me précipite contre la rampe, et je mange le bois, je dévore le vernis.
«Jacques, Jacques! tu es donc fou!»
En effet, l'enthousiasme me monte au cerveau, j'ai la monomanie flottante…
«Jacques, veux-tu bien finir! Il nous démolirait la maison, ce brutal, si on le laissait faire!»
Je suis fort embarrassé:—ou l'on m'accuse de paresse, parce que je n'appuie pas assez, ou l'on m'appelle brutal, parce que j'appuie trop.
Je n'ai pas deux liards d'idée. C'est vrai, je le sens. Pas même capable de faire la vaisselle avec grâce! Que deviendrai-je plus tard? Je ne mangerai que de la charcuterie,—du lard sur du pain et du jambon dans le papier. J'irai dîner à la campagne pour laisser les restes dans l'herbe.
(Serais-je poète? J'aime à dîner dans la prairie!)
C'est que je n'aurai pas à laver d'assiettes, et Dieu ne m'obligera pas à enlever les crottes des petits oiseaux.
Le plus terrible, dans cette histoire de vaisselle, c'est qu'on me met un tablier comme à une bonne. Mon père reçoit quelquefois des visites de parents, de mères d'élèves, et l'on m'aperçoit à travers une porte, frottant, essuyant et lavant, dans mon costume de Cendrillon. On me reconnaît et on ne sait à quoi s'en tenir, on ne sait pas si je suis un garçon ou une fille.
Je maudis l'oignon…
Tous les mardis et vendredis, on mange du hachis aux oignons, et pendant sept ans je n'ai pas pu manger de hachis aux oignons sans être malade.
J'ai le dégoût de ce légume.
Comme un riche! mon Dieu, oui!—Espèce de petit orgueilleux, je me permettais de ne pas aimer ceci, cela, de rechigner quand on me donnait quelque chose qui ne me plaisait pas. Je m'écoutais, je me sentais surtout, et l'odeur de l'oignon me soulevait le coeur, —ce que j'appelais mon coeur, comprenons-nous bien; car je ne sais pas si les pauvres ont le droit d'avoir un coeur.
«Il faut se forcer, criait ma mère. Tu le fais exprès, ajoutait-elle comme toujours.»
C'était le grand mot. «Tu le fais exprès!»
Elle fut courageuse heureusement: elle tint bon, et au bout de cinq ans, quand j'entrai en troisième, je pouvais manger du hachis aux oignons. Elle m'avait montré par là qu'on vient à bout de tout, que la volonté est la grande maîtresse.
Dès que je pus manger du hachis aux oignons sans être malade, elle n'en fit plus—à quoi bon? c'était aussi cher qu'autre chose et ça empoisonnait. Il suffisait que sa méthode eût triomphé,—et plus tard, dans la vie, quand une difficulté se levait devant moi, elle disait:
«Jacques, souviens-toi du hachis aux oignons. Pendant cinq ans tu l'as vomi et au bout de cinq ans tu pouvais le garder. Souviens-toi, Jacques!»
Et je me souvenais trop.
J'aimais les poireaux.
Que voulez-vous?—Je haïssais l'oignon, j'aimais les poireaux. On me les arrachait de la bouche, comme on arrache un pistolet des mains d'un criminel, comme on enlève la coupe de poison à un malheureux qui veut se suicider.
«Pourquoi ne pourrais-je pas en manger? demandai-je en pleurant.
—Parce que tu les aimes», répondait cette femme pleine de bon sens, et qui ne voulait pas que son fils eût de passions.
Tu mangeras de l'oignon, parce qu'il te fait mal, tu ne mangeras pas de poireaux, parce que tu les adores.
«Aimes-tu les lentilles?
—Je ne sais pas…»
Il était dangereux de s'engager, et je ne me prononçais plus qu'après réflexion, en ayant tout balancé.
Jacques, tu mens!
Tu dis que ta mère t'oblige à ne pas manger ce que tu aimes.
Tu aimes le gigot, Jacques.
Est-ce que ta mère t'en prive?
Ta mère en fait cuire un le dimanche.—On t'en donne.
Elle en reprend du froid le lundi.—T'en refuse-t-on?
On le fait revenir aux oignons le mardi—le jour des oignons, c'est sacré—tu en as deux portions au lieu d'une.
Et le mercredi, Jacques! qui est-ce qui se sacrifie, le mercredi, pour son fils? Le jeudi, qui est-ce qui laisse tout le gigot à son enfant? Qui? parle!
C'est ta mère—comme le pélican blanc! Tu le finis, le gigot— à toi l'honneur!
«Décrotte l'os! ce n'est pas moi qui t'en empêcherai, va!»
Entends-tu, c'est ta mère qui te crie de ne pas avoir de scrupules, d'en prendre à ta faim, elle ne veut pas borner ton appétit… «Tu es libre, il en reste encore, ne te gêne pas!»
Mais Dieu se reposa le septième jour! voilà huit fois que j'y reviens, j'ai un mouton qui bêle dans l'estomac: grâce, pitié!
Non, pas de grâce, pas de pitié! Tu aimes le gigot, tu en auras.
«As-tu dit que tu l'aimais!
—Je l'ai dit, lundi…
—Et tu te contredis samedi! mets du vinaigre,—allons, la dernière bouchée! J'espère que tu t'es régalé?…»
C'est que c'est vrai! On achetait un gigot au commencement du mois, quand mon père touchait ses appointements. Ils y goûtaient deux fois; je devais finir le reste—en salade, à la sauce, en hachis, en boulettes; on faisait tout pour masquer cette lugubre monotonie; mais à la fin, je me sentais devenir brebis, j'avais des bêlements et je pétaradais quand on faisait «prou, prou».
Le bain!—Ma mère en avait fait un supplice.
Heureusement elle ne m'emmenait avec elle, pour me récurer à fond, que tous les trois mois.
Elle me frottait à outrance, me faisait avaler, par tous les pores, de la soude et du suif, que pleurait un savon de Marseille à deux sous le morceau, qui empestait comme une fabrique de chandelles. Elle m'en fourrait partout, les yeux m'en piquaient pendant une semaine, et ma bouche en bavait…
J'ai bien détesté la propreté, grâce à ce savon de Marseille!
On me nettoyait hebdomadairement à la maison.
Tous les dimanches matin, j'avais l'air d'un veau. On m'avait fourbi le samedi; le dimanche on me passait à la détrempe; ma mère me jetait des seaux d'eau, en me poursuivant comme Galatée, et je devais comme Galatée—fuir pour être attrapé, mon beau Jacques! Je me vois encore dans le miroir de l'armoire, pudique dans mon impudeur, courant sur le carreau qu'on lavait du même coup, nu comme un amour, cul-de-lampe léger, ange du décrotté.
Il me manquait un citron entre les dents et du persil dans les narines, comme aux têtes de veau. J'avais leur reflet bleuâtre, fade et mollasse; mais j'étais propre, par exemple!
Et les oreilles! ah! les oreilles! On tortillait un bout de serviette et on l'y entrait jusqu'au fond, comme on enfonce un foret, comme on plante un tire-bouchon…
Le petit tortillon était enfoncé si vigoureusement que j'en avais les amygdales qui se gonflaient; le tympan en saignait, j'étais sourd pour dix minutes, on aurait pu me mettre une pancarte.
La propreté avant tout, mon garçon!
Être propre et se tenir droit, tout est là.
Je suis propre comme une casserole rétamée. Oui, mais je ne me tiens pas droit.
C'est-à-dire que pendant que j'apprends mes leçons, je m'endors souvent, et je me cache la tête dans les bras, le dos en rond.
Ma mère veut que je me tienne droit.
«Personne n'a encore été bossu dans notre famille, ce n'est pas toi qui vas commencer, j'espère!»
Elle dit cela d'un ton de menace, et si j'avais l'intention d'être bossu, elle m'en ôterait du coup l'envie.
13 L'argent
«M'man! J'ai mal.
—Ce sont les vers, mon enfant!
—Je sens bien que j'ai mal.
—Douillet, va! Ah! si tu avais dix mille livres de rentes!… Quand tu as mal au ventre, fais comme faisait mon père, fais la culbute!»
L'argent!—les rentes!
On me promet, comme à tous les gamins, des récompenses, un gros sou, si je suis sage, et chaque fois que je suis premier, une petite piécette blanche. On me la donne?… Non, ma mère m'aime trop pour cela.
Elle ne me privait pourtant pas pour s'enrichir.
Les dix sous ne rentraient pas dans la famille,—ils allaient se coucher dans une tirelire dont la gueule me riait au nez.
«C'est pour toi», disait ma mère en me faisant voir la pièce et avant de la glisser dans le trou!
Je ne la revoyais plus!
«Ce sera, ajoutait-elle, pour t'acheter un homme!»
C'est le remplaçant caché dans cette tirelire qui absorbe toutes les petites pièces et les gros sous que d'autres, mes copains, dépensent le dimanche et les jours de foire, en entrées aux baraques, cigares à paille, canons en cuivre.
Toujours sage, donnant la leçon sans pédantisme, ma mère, qui marchait avec son siècle, m'inspirait ainsi la haine des _armées permanentes _et me faisait réfléchir sur l'impôt du sang. Je me regimbais quelquefois et je citais mes camarades qui dépensaient leur argent au lieu de le garder pour acheter un homme.
«C'est que sans doute ils sont infirmes, vois-tu!»
Elle avait même une parole de tristesse et un accent de compassion à l'égard de ces pauvres enfants qui faisaient bien de se consoler en dépensant leurs sous, eux que le ciel avait tordus ou embossés sans que cela parût.
«Et pourquoi!» disait-elle en se parlant à elle-même et arrivant jusqu'à l'impiété.
«C'est un crime de la nature, presque une injustice de Dieu.—Il t'a épargné, toi», reprenait-elle en me tapant sur le dos, pour me montrer qu'il n'y avait pas de gibbosité et qu'elle pouvait, qu'elle devait,—c'était son rôle de mère—continuer à nourrir le remplaçant dans le fond de la tirelire…
Et moi, défiant, ingrat, désirant monter sur les chevaux de bois, je regrettais souvent de n'être pas bossu, et je priais Dieu de commettre quelque injustice que je cacherais sous ma chemise, et qui, me sauvant du tirage au sort, me donnerait le droit de prendre ce qu'on avait mis et de ne plus mettre rien dans cette satanée tirelire.
Les inspecteurs généraux vont arriver dans quelque temps.
Mon père éreinte les élèves et convoque les forts pour préparer l'inspection. Il leur distribue les rôles. Il demandera à celui-ci ce passage, à celui-là cet autre.
«Tribouillard, vous avez le que retranché[3].—Caillotin, l'Histoire sainte. Piochez les prophètes.
—M'sieu, dit Caillotin, comment faut-il prononcer Ezéchiel?»
Ma mère se frappe le front, comme André Chénier.
«Jacques, si tu es dans les trois premiers d'ici à ce que l'inspecteur vienne, je te donnerai… Regarde! Pour toi, pour toi tout seul; tu en feras ce qu'il te plaira.»
Elle m'a montré de l'or; c'est une pièce de vingt sous. Oh! pourquoi me donner la soif des richesses? Est-ce bien de la part d'une mère?
Il se livré un combat en moi-même—pas très long.
«Pour moi tout seul? J'achèterai ce qu'il me plaira avec? Je les donnerai à un pauvre, si je veux?»
Les donner à un pauvre!—ma mère chancelle; ma folie l'épouvante et pourtant elle répond à la face du ciel:
«Oui, elle sera à toi. J'espère bien que tu ne la donneras pas à un pauvre!»
Mais c'est une révolution, alors! Jusqu'ici je n'ai rien eu qui fût à moi, pas même ma peau.
Je lui fais répéter.
Minuit.
Il s'agit de bien apprendre mon histoire pour être premier,—et je pioche, je pioche!
Le samedi arrive.
Le proviseur entre. Les élèves se lèvent; le professeur lit:
«Thème grec.
—Premier: Jacques Vingtras.»
«Eh bien? dit ma mère en arrivant.
—Je suis premier.
—Ah! c'est bien. Tu vois, quand tu travailles, comme tu peux avoir de bonnes places! Demain je te ferai une bonne pachade.»
La pachade est une espèce de pâte pétrie avec des pommes de terre, un mortier jaune, sans beurre, que ma mère m'a présenté comme un plat de luxe. Mais il n'est pas question de pachade! C'est une pièce de vingt sous que je veux. On n'en parle pas. La question est si grave que je n'ose pas l'attaquer. Ma mère fait l'affairée pour la pachade et me montre un oeuf tout crotté en me disant: «J'espère qu'il est gros!»
Des farces, tout cela. Et mes vingt sous, les ai-je gagnés, oui ou non? Est-ce qu'on me les a promis? Il faut peut-être que je les lui demande. Pourquoi donc? Est-ce qu'elle a oublié?
Je vois bien à un peu de gêne, à cette coquetterie de l'oeuf, à la contrainte du sourire, je vois bien qu'elle se souvient. Elle tient peut-être à garder son rang. C'est le fils qui doit rappeler à la mère ce qu'elle a promis.
«Maman, et mes vingt sous?»
Elle ne me répond pas de suite; mais, venant à moi tout d'un coup, d'une voix qui n'est plus celle qu'elle avait, espiègle et charmante, en montrant le gros oeuf crotté:
«Jacques, veux-tu faire crédit à ta mère?…»
Il y a dans l'accent toute la dignité d'une vaincue qui accepte son sort d'avance, mais demande une grâce au vainqueur. Elle ne défend pas sa bourse, la voilà!—Les vingt sous sont sur la table—mais elle prie qu'on lui laisse du temps.
Oui, ma mère, je vous fais crédit. Oh! gardez, gardez ces vingt sous, soit qu'ils doivent servir à réparer une brèche, soit que vous vouliez les engager pour moi dans une entreprise,—et sans me rien dire, en ayant l'air plutôt de mendier un pardon, vous joignez mon capital au vôtre, vous m'intéressez dans les affaires, vous me faites l'associé de la maison! Merci!
Et elle s'entend en affaires, ma mère; elle sait comment on fait rapporter à l'argent; car elle m'a raconté, bien souvent, qu'à quatre ans, elle pouvait déjà gagner sa vie.
Elle a commencé par acheter un pigeon avec sept sous qu'on lui avait donnés, parce qu'elle avait gardé les oies. Elle a engraissé le pigeon et l'a revendu pour acheter un agneau qui sortait du ventre de la mère.
Elle a revendu cet agneau et s'est procuré un veau, toujours du même âge.
Dès qu'il y avait dans une écurie, une étable, un chenil, quelque bête en travail, on voyait accourir ma mère qui attendait, curieuse des phénomènes de la nature, avec son argent tout prêt à déposer écus sur bonde, monnaie sous ventre.
Je n'ai pas sa force, moi! J'aurais trois sous, je les entamerais et je ne penserais pas à acheter un lapereau à la mamelle pour gagner avec l'argent un veau au débarqué.
Je crus bien une fois que j'allais avoir quarante sous à refuser au remplaçant et à donner aux chevaux de bois. Il s'agissait encore d'être _premier _deux ou trois fois avant le bal du proviseur.
Je décrochai de nouveau la timbale.
J'avais bien fait mes conditions, cette fois. J'avais bien demandé: «Elle sera pour moi? Je la garderai.» J'avais indiqué que je ne voulais pas joindre cette somme à celle que j'avais déjà dans les affaires. On met cinq francs dans une entreprise, on n'en met pas sept.
«Je la garderai?
—Tu la garderas.»
Ma mère ne manqua pas à sa promesse. On me remit les quarante sous; je les serrai dans mon gousset; mais quand je parlai d'aller sur les chevaux de bois, ma mère me rappela le contrat:
«Tu m'as dit que tu les garderais!»
Et elle ajouta que, si je m'avisais de changer la pièce, j'aurais affaire à elle. Comme je protestais:
«Tu es devenu menteur maintenant; il ne te manquait plus que ça, mon garçon!»
Je ne pouvais pas le nier; j'étais écrasé par moi-même. Je m'étais suicidé avec ma propre langue.
J'en fus réduit à traîner ces quarante sous comme une plaque d'aveugle.
Tous les soirs, ma mère demandait à les voir.
Un jour je ne pus les lui montrer!…
J'étais allé sur la place Marengo, dans un bazar à treize, tout à treize!
J'achetai une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose tendre!
À peine eus-je commis cette faute que j'en compris l'étendue. La pièce était entamée: j'avais treize sous de bretelles. Il ne restait que vingt-sept sous! Qu'allait dire ma mère?—Perdu pour perdu, je me dis qu'il fallait aller jusqu'au bout.
Jouir…—après moi, le déluge!
Je commençai par m'enfoncer dans une allée où je me déshabillai pour mettre mes bretelles. Après quelques tentatives inutiles, toujours dérangé et regardé de travers par des gens étonnés de me voir demi-nu sur le pas de leurs portes, je crus plus prudent, quoiqu'un peu moins noble, d'entrer dans un lieu retiré, le premier que je trouverais.
Il me restait vingt-sept sous, en sous,—jamais je n'avais eu une si grosse somme à ma disposition. Elle gonflait et crevait mes poches.—Patatras! les sous roulent à terre,—même ailleurs!
C'est horrible.
Je n'ai retrouvé qu'un franc deux sous. Je perds la tête…
Je m'approche d'un des jeux qui sont installés place Marengo:
«Trois balles pour un sou! On gagne un lapin.»
Je prends la carabine, j'épaule et je tire… Je tire les yeux fermés, comme un banquier se brûle la cervelle.
«Il a gagné le lapin!»
C'est un bruit qui monte, la foule me regarde, on me prend pour un Suisse; quelqu'un dit que, dans ce pays-là, les enfants apprennent à tirer à trois ans et qu'à dix ans il y en a qui cassent des noisettes à vingt pas.
«Il faut lui donner le lapin!»
Le marchand n'avait pas l'air de se presser en effet, mais la foule approche, avance et va faire une gibelotte avec l'homme s'il ne donne pas le lapin qui est là et qui broute.
Je l'ai, je l'ai! Je le tiens par les oreilles et je l'emporte.
Il faut voir le monde qu'il y a! Le lapin fait des sauts terribles. Il va m'échapper tout à l'heure.
Comme dans toutes les luttes, chaque côté a ses partisans. Les uns tiennent pour le lapin, les autres pour le Suisse—c'est moi, le Suisse—et je sens toute la responsabilité qui pèse sur ma tête. Quelquefois l'animal fait un bond qui épouvante les miens. Je voudrais changer de main, le prendre par la queue de temps en temps. Je n'ose pas devant cette foule.
Je n'ai pas le courage de tourner la tête, mais je devine que les rangs se sont grossis.
On marque le pas.
Je suis en avant, à quelques pas de la colonne, seul comme un prophète ou un chef de bande…
On se demande sur la route ce que nous voulons, si c'est une idée religieuse ou une pensée sociale qui me pousse.
Si elle est pratique, on verra;—mais que je laisse là le lapin!
—Est-ce un drapeau?—Il faut le dire alors.
Mes doigts sont crispés, les oreilles vont me rester dans la main.
Le lapin fait un suprême effort…
Il m'échappe! Mais il tombe en aveugle dans ma culotte—une culotte de mon père, mal retapée, large du fond, étroite des jambes.—Il y reste.
On s'inquiète, on demande…
Les foules n'aiment pas qu'on se joue d'elles. On n'escamote pas ainsi son drapeau!
«Le La-pin! Le La-pin!» sur l'air des Lampions.
Des gens se mettent aux fenêtres; les curieux arrivent.
Le lapin est toujours entre chair et étoffe, je le sens.
Oh! si je pouvais fuir! Je vais essayer. Un passage est là—je l'enfile…
On me cherche, mais je connais les coins.
Où aller?—Je tombe sur M. Laurier, l'économe. Je lui ai fait des commissions, j'ai porté des lettres à une dame. J'ai son secret, je suis prêt au chantage.—Il faut qu'il me sauve! Je lui dis tout.
«Tiens, voilà tes quarante sous. Je vais te reconduire et dire que c'est moi qui t'ai gardé, et lâche-moi cette bête!»
Ma mère croit à notre mensonge.
«Bien, bien, M. Laurier,—du moment qu'il était avec vous… Savez-vous ce qu'il y a dans les rues, ce soir? On dit que les mineurs ont voulu se révolter et ont mis le feu à un couvent.»
Le lendemain.
«Mange donc, Jacques, mange! Tu n'aimes donc plus le lapin maintenant?»
Elle a acheté un lapin, ce matin, à bas prix, parce qu'il est un peu écrasé, et qu'on lui a trouvé des bouts de chemise dans les dents.
Où est la peau?…
Je vais à la cuisine.
C'est lui!…
14 Voyage au pays
Jacques ira passer ses vacances au pays.
C'est ma mère qui m'annonce cette nouvelle.
«Tu vois, on te pardonne tes farces de cette année, nous t'envoyons chez ton oncle; tu monteras à cheval, tu pêcheras des truites, tu mangeras du saucisson de campagne. Voilà trois francs pour tes frais de voyage.»