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L'enfant

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Il en a assez lui aussi, sans doute, et il ne se défend que pour la forme, il se fait un peu tirer l'oreille; il est flatté qu'on lui demande grâce; c'est le fond de sa nature, qu'on s'agenouille devant lui; et maintenant qu'il est sûr d'être le maître, qu'elle a lâché pied, il préfère s'évader de la gêne où le mettait tant de tristesse et de silence.

«Faut-il reporter le pliant et le matelas au grenier, dis, papa?»

J'ai regret de ce que j'ai dit, je les vois embarrassés.

«Jacques, répond mon père, tu peux aller jouer avec le petit du premier.»

19 Louisette

M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon père.

C'est un homme osseux, blême, toujours vêtu sévèrement.

Il était le premier en dissertation, mon père n'était que le second, mais mon père redevenait le preu en vers latins. Ils ont gardé l'un pour l'autre une admiration profonde, comme deux hommes d'État, qui se sont combattus, mais ont pu s'apprécier.

Ils ont tous les deux la conviction qu'ils sont nés pour les grandes choses, mais que les nécessités de la vie les ont tenus éloignés du champ de bataille.

Ils se sont partagé le domaine.

«Toi, tu es l'Imagination, dit Bergougnard, une imagination brûlante…»

Mon père se rengorge et se donne un mal du diable pour se mettre un éclair dans les yeux; il jette un regard un peu trouble dans l'espace—et se dépeigne en cachette.

«Tu es l'Imagination folle…»

Mon père joue l'égarement et fait des grimaces terribles.

«Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide, glacée, implacable.» Et il met sa canne toute droite entre ses jambes.

Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir comme un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui ressemblent à des lentilles solaires, et m'effraient pour mon habit un peu sec.

On croit qu'elles vont faire des trous. Je me demande même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui ont l'air d'une grosse tache noire, là-dessous.

«Je suis la Raison froide, glacée, implacable…»

Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme s'il écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.

Il a été dans l'Université aussi, ça se voit bien; mais il en est sorti pour épouser une veuve,—qui crut se marier à un grand homme et lui apporta des petites rentes, avec lesquelles il put travailler à son grand livre De la Raison chez les Grecs.

Il y travaille depuis trois ans; toujours en ayant l'air de grincer des dents; il tord les arguments comme du linge, il veut raisonner serré, lui, il ne veut pas d'une logique lâche,—ce qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux de tête.

«Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapant le front avec l'index…

—Pas le cerveau», dit le médecin, qui croit à une affection du gros intestin; si bien qu'il ne sait pas au juste si M. Bergougnard est philosophe parce qu'il est constipé, ou s'il est constipé parce qu'il est philosophe.

On en parle; il s'élève quelques petites discussions très aigres à ce propos dans les cafés. Le cerveau a ses partisans.

Ma mère s'était d'abord prononcée avec violence.

Mon père, un certain jour, avait eu l'idée de prendre M. Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à elle, solennel, les dents menaçantes, venant, avec l'arme de la raison, essayer de la convaincre qu'elle s'écartait quelquefois, vis-à-vis de son mari, des lois du respect tel que les anciens et les modernes l'ont compris, en lui faisant des scènes dont on n'avait pas l'équivalent dans les grands classiques.

«Je viens vous poser un dilemme.

—Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes quelque part.»

Il était parti, et il ne serait jamais revenu si ma mère n'avait surmonté ses répugnances à cause de moi.

Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte d'une gaieté de paysanne qui aime à rire un brin, et elle qui ne faisait jamais d'excuses, en avait fait pour que M. Bergougnard revînt—dans mon intérêt—par amour pour son fils.

C'est pour son Jacques qu'elle s'abaissait jusqu'à l'excuse, et faisait encore asseoir près d'elle,—autant que s'asseoir se pouvait,—cette statue vivante de la constipation.

Pour moi, oui!—parce que M. Bergougnard m'apprenait, me montrait dans les textes, me prouvait, livre en main, que les philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient leurs fils à tour de bras; il rossait les siens au nom de Sparte et de Rome,— Sparte les jours de gifles, et Rome les jours de fessées.

Ma mère, malgré son antipathie, par amour pour son Jacques, s'était rejetée dans les bras horriblement secs de M. Bergougnard, qui avait les entrailles embarrassées, comme homme, mais qui n'en avait pas comme philosophe, et qui mouillait des chemises à graver les principes de la philosophie sur le _chose _de ses enfants,— comme on cloue une enseigne, comme on plante un drapeau.

Ma mère avait deviné que je n'avais pas la foi cutanée.

«Demande à M. Bergougnard! vois M. Bergougnard, regarde les côtes du petit Bergougnard!»

En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le nez dans le ménage de M. Bergougnard, je trouvais ma situation délicieuse à côté de celles dans lesquelles les petits Bergougnard étaient placés journellement: tantôt la tête entre les jambes de leur père, qui, du même coup, les étranglait un peu et les fouettait commodément; tantôt de face, enlevés par les cheveux et époussetés à coups de canne, mais à fond,—jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de cheveux ou de poussière.

On entendait quelquefois des cris terribles sortir de là-dedans.

Des hommes du pays montraient la villa Bergougnard à des illustrations:

«C'est là que demeure le philosophe, disaient-ils en étendant les bras vers la villa,—c'est là que M. Bergougnard écrit: De la Raison chez les Grecs… C'est la maison du sage.»

Tout d'un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre en se tordant comme des singes et en rugissant comme des chacals.

Oui, les coups qu'on me donne sont des caresses à côté de ceux que
M. Bergougnard distribue à sa famille.

M. Bergougnard ne se contente pas de battre son fils pour son bien,—le bien de Bonaventure ou de Barnabé,—et pour son plaisir à lui Bergougnard.

Il n'est pas égoïste et personnel,—il est dévoué à une cause, c'est à l'humanité qu'il s'adresse, en relevant d'une main la chemise de Bonaventure, en faisant signe de l'autre aux savants qu'il va exercer son système.

Il donne une fessée comme il tire un coup de canon, et il est content quand Bonaventure pousse des cris à faire peur à une locomotive.

Il aurait apporté aux rostres le derrière saignant de son fils; en Turquie, il l'eût planté comme une tête au bout d'une pique, et enfoncé à la grille devant le palais.

Je ne suis qu'un isolé, un déclassé, un inutile,—je ne sers à rien,—on me bat, je ne sais pas pourquoi, tandis que Bonaventure est un exemple et entre à reculons, mais profondément dans la philosophie.

Je ne plains pas Bonaventure.

Bonaventure est très laid, très bête, très méchant. Il bat les petits comme son père le bat, il les fait pleurer et il rit. Il a coupé une fois la queue d'un chat avec un rasoir et on la voyait dégoutter comme un bâton de cire à la bougie; il faisait mine de cacheter les lettres avec les gouttes de sang.

Une autre fois, il a plumé un oiseau vivant.

Son père était bien content.

«Bonaventure aime à se rendre compte, Bonaventure aime la science…»

Depuis qu'il a coupé la queue du chat, depuis qu'il a plumé l'oiseau, je le déteste. Je le laisserais écraser à coups de pierre comme un crapaud. Est-ce que je suis cruel aussi?

L'autre jour il tordait le poignet d'un mioche; je l'ai bourré de coups de pied et tapé le nez contre le mur.

Mais sa petite soeur!—ô mon Dieu!

Elle était restée chez une tante, au pays. La tante est morte, on a renvoyé l'enfant. Pauvre innocente, chère malheureuse!

Mon coeur a reçu bien des blessures, j'ai versé bien des larmes! J'ai cru que j'allais mourir de tristesse plus d'une fois, mais jamais je n'ai eu devant l'amour, la défaite, la mort, des affres de douleur, comme au temps où l'on tua Louisette devant moi.

Cette enfant, qu'avait-elle donc fait? On avait raison de me battre, moi, parce que, quand on me battait, je ne pleurais pas,— je riais quelquefois même parce que je trouvais ma mère si drôle quand elle était bien en colère,—j'avais des os durs, du _moignon, _j'étais un homme.

Je ne criais pas, pourvu qu'on ne me cassât pas les membres,— parce que j'aurais besoin de gagner ma vie.

«Papa, je suis un pauvre, ne m'estropie pas!»

Mais la mignonne qu'on battait, et qui demandait pardon, en joignant ses menottes, en tombant à genoux, se roulant de terreur devant son père qui la frappait encore… toujours!…

«Mal, mal! Papa, papa!»

Elle criait comme j'avais entendu une folle de quatre-vingts ans crier en s'arrachant les cheveux, un jour qu'elle croyait voir quelqu'un dans le ciel qui voulait la tuer!

Le cri de cette folle m'était resté dans l'oreille, la voix de
Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela!

«Pardon, pardon!»

J'entendais encore un coup; à la fin je n'entendais plus rien, qu'un bruit étouffé, un râle.

Une fois je crus que sa gorge s'était cassée, que sa pauvre petite poitrine s'était crevée, et j'entrai dans la maison.

Elle était à terre, son visage tout blanc, le sanglot ne pouvant plus sortir, dans une convulsion de terreur, devant son père froid, blême, et qui ne s'était arrêté que parce qu'il avait peur, cette fois, de l'achever.

On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix ans………………..

De douleur!… comme une personne que le chagrin tue.

Et aussi du mal que font les coups!

On lui faisait si mal! et elle demandait grâce en vain.

Dès que son père approchait d'elle, son brin de raison tremblait dans sa tête d'ange………………..

Et on ne l'a pas guillotiné, ce père-là! on ne lui a pas appliqué la peine du talion à cet assassin de son enfant, on n'a pas supplicié ce lâche, on ne l'a pas enterré vivant à côté de la morte!

«Veux-tu bien ne pas pleurer», lui disait-il, parce qu'il avait peur que les voisins entendissent, et il la cognait pour qu'elle se tût: ce qui doublait sa terreur et la faisait pleurer davantage.

Elle était gentille, toute gaie, toute contente, si rose, quand elle arriva.

Au bout de quelque temps, elle n'avait plus de couleurs déjà, et elle avait des frissons comme un chien qu'on bat, quand elle entendait rentrer son père.

Je l'avais embrassée en caressant ses joues rondes et tièdes! aux Messageries, où nous avions accompagné M. Bergougnard, pour la recevoir comme un bouquet.

Dans les derniers temps (ah! ce ne fut pas long, heureusement pour elle!) elle était blanche comme la cire; je vis bien qu'elle savait que toute petite encore elle allait mourir,—son sourire avait l'air d'une grimace.—Elle paraissait si vieille, Louisette, quand elle mourut à dix ans,—de douleur, vous dis-je!

Ma mère vit mon chagrin le jour de l'enterrement.

«Tu ne pleurerais pas tant, si c'était moi qui étais morte?»

Ils m'ont déjà dit ça quand le chien est crevé.

«Tu ne pleurerais pas tant.»

Je ne dis rien.

«Jacques! quand ta mère te parle, elle entend que tu lui répondes…—Veux-tu répondre?»

Je n'écoute seulement pas ce qu'ils disent, je songe à l'enfant morte, qu'ils ont vu martyriser comme moi, et qu'ils ont laissé battre, au lieu d'empêcher M. Bergougnard de lui faire mal; ils lui disaient à elle qu'elle ne devait pas être méchante, faire de la peine à son papa!

Louisette, méchante! cette miette d'enfant, avec cette voix tendre et ce regard mouillé!

Voilà que mes yeux s'emplissent d'eau, et j'embrasse je ne sais quoi, un bout de fichu, je crois, que j'ai pris au cou de la pauvre assassinée.

«Veux-tu lâcher cette saleté!»

………………………………

Ma mère se précipite sur moi. Je serre le fichu contre ma poitrine; elle se cramponne à mes poignets avec rage.

«Veux-tu le donner!

—C'était à Louisette…

—Tu ne veux pas?—Antoine, vas-tu me laisser traiter ainsi par ton fils?»

Mon père m'ordonne de lâcher le fichu.

«Non, je ne le donnerai pas!

—Jacques!» crie mon père furieux.

Je ne bouge pas.

«Jacques!»

Et il me tord les bras. Ils me volent ce bout de soie que j'avais de Louisette.

«Il y a encore une saleté dans un coin que je vais faire disparaître aussi», dit ma mère.

C'est le bouquet que me donna ma cousine.

Elle l'a trouvé au fond d'un tiroir, en fouillant un jour.

Elle va le chercher, l'arrache et le tue. Oui, il me sembla qu'on tuait quelque chose en déchirant ce bouquet fané…

J'allai m'enfermer dans un cabinet noir pour les maudire tout bas; je pensais à Bergougnard et à ma mère, à Louisette et à la cousine…

Assassins! assassins!

Cela sortait de ma poitrine comme un sanglot, et je le répétai longtemps dans un frisson nerveux…

Je me réveillai, la nuit, croyant que Louisette était là, assise avec son drap de morte, sur mon lit. Il y avait son bras grêle qui sortait, avec des marques de coups!…

20 Mes humanités

Comme mon professeur de cette année est serin!

Il sort de l'École normale, il est jeune, un peu chauve, porte des pantalons à sous-pieds et fait une traduction de Pindare. Il dit _arakné _pour araignée, et quand je me baisse pour rentrer mes lacets dans mes souliers, il me crie: «Ne portez pas vos extrémités digitales à vos cothurnes.» De beaux cothurnes, vrai, avec des caillots de crottes et des dorures de fumier.

Je vais toujours rôder dans une écurie, qui est près de chez nous, et où je connais des palefreniers, avant d'entrer en classe, et je n'ai pas seulement du crottin aux pieds, j'en dois avoir aussi dans mes livres.

Il dit cothurnes et _arakné _avec un bout de sourire, pour qu'on ne se moque pas trop de lui, mais il y croit au fond, cela se voit, il aime ces allusions antiques, je le sais (imité de Bossuet).

Il m'aime, parce que je trousse bien le vers latin.

«Quelle imagination il a, et quelle facilité! Minerve est sa marraine!

—Tante Agnès, dit ma mère.

—Tantagnès, Tantagnétos, Tantagnététon.

—Vous dites, fait Mme Vingtras, qui semble effrayée par une de ces consonances, et a rougi du génitif pluriel!

—Quelle imagination!» répète le professeur pour se sauver.

Et je laisse dire que je suis intelligent, que j'ai des moyens.

JE N'EN AI PAS!

On nous a donné l'autre jour comme sujet—«Thémistocle haranguant les Grecs». Je n'ai rien trouvé, rien, rien!

«J'espère que voilà un beau sujet, hé!» a dit le professeur en se passant la langue sur les lèvres,—une langue jaune, des lèvres crottées.

C'est un beau sujet certainement, et, bien sûr, dans les petits collèges, on n'en donne pas de comme ça; il n'y a que dans les collèges royaux, et quand on a des élèves comme moi.

Qu'est-ce que je vais donc bien dire?

«Mettez-vous à la place de Thémistocle.»

Ils me disent toujours qu'il faut se mettre à la place de celui-ci, de celui-là,—avec le nez coupé comme Zopyre? avec le poignet rôti comme Scévola?

C'est toujours des généraux, des rois, des reines!

Mais j'ai quatorze ans, je ne sais pas ce qu'il faut faire dire à
Annibal, à Caracalla, ni à Torquatus, non plus!

Non, je ne le sais pas!

Je cherche aux adverbes, et aux adjectifs du Gradus, et je ne fais que copier ce que je trouve dans l'Alexandre.

Mon père l'ignore, je n'ai pas osé l'avouer.

Mais lui, lui-même! (Oh! je vends un secret de famille!) j'ai vu que ses exercices à lui, pour l'agrégation, étaient faits aussi de pièces et de morceaux.—Sommes-nous une famille de crétins?…

Quelquefois il compose un discours où il faut faire parler une femme.—Les plaintes d'Agrippine, Aspasie à Socrate, Julie à Ovide.

Je le vois qui se gratte le front, et il touche sa barbe avec horreur;—il est Agrippinus, Aspasios, il n'est pas Aspasie, il n'est pas Agrippine,—il se tord les poils et les mord, désespéré!

Je sens toute l'infériorité de ma nature, et j'en souffre beaucoup.

Je souffre de me voir accablé d'éloges que je ne mérite pas, on me prend pour un fort, je ne suis qu'un simple filou. Je vole à droite, à gauche, je ramasse des rejets au coin des livres. Je suis même malhonnête quelquefois. J'ai besoin d'une épithète; peu m'importe de sacrifier la vérité! Je prends dans le dictionnaire le mot qui fait l'affaire, quand même il dirait le contraire de ce que je voulais dire. Je perds la notion juste! Il me faut mon spondée ou mon dactyle, tant pis!—la qualité n'est rien, c'est la quantité qui est tout.

Il faut toujours être près du Janicule avec eux.

Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un Latin.

Je ne puis pas!

Ce n'est pas dans les latrines de Vitellius que je vais, quand je sors de la classe. Je n'ai pas été en Grèce non plus! Ce ne sont pas les lauriers de Miltiade qui me gênent, c'est l'oignon qui me fait du mal. Je me vante, dans mes narrations, de blessures que j'ai reçues par devant, _adverso pectore; _j'en ai bien reçu quelques-unes par derrière.

«Vous peindrez la vie romaine comme ci, comme ça…»

Je ne sais pas comment on vivait, moi! Je fais la vaisselle, je reçois des coups, j'ai des bretelles, je m'ennuie pas mal; mais je ne connais pas d'autre consul que mon père, qui a une grosse cravate, des bottes ressemelées, et en fait de vieille femme (anus), la mère Gratteloux qui fait le ménage des gens du second.

Et l'on continue à dire que j'ai de la facilité.

C'est trop d'hypocrisie. Oh! le remords m'étouffe!…

Il y a M. Jaluzot, le professeur d'histoire, que tout le monde aime au collège. On dit qu'il est riche de chez lui, et qu'il a son franc parler. C'est un bon garçon.

Je me jette à ses pieds et je lui dis tout.

«M'sieu Jaluzot!

—Quoi donc, mon enfant?

—M'sieu Jaluzot!»

Je baigne ses mains de mes larmes.

«J'ai, m'sieu, que je suis un filou!»

Il croit que j'ai volé une bourse et commence à rentrer sa chaîne.

Enfin, j'avoue mes vols dans Alexandre, et tout ce que j'ai réavalé de rejets, je dis où je prends le derrière de mes vers latins.

«Relevez-vous, mon enfant! Avoir ramassé ces épluchures et fait vos compositions avec? Vous n'êtes au collège que pour cela, pour mâcher et remâcher ce qui a été mâché par les autres.

—Je ne me mets jamais à la place de Thémistocle!»

C'est l'aveu qui me coûte le plus.

M. Jaluzot me répond par un éclat de rire, comme s'il se moquait de Thémistocle. On voit bien qu'il a de la fortune.

Pour la narration française, je réussis aussi par le retapage et le ressemelage, par le mensonge et le vol.

Je dis dans ces narrations qu'il n'y a rien comme la patrie et la liberté pour élever l'âme.

Je ne sais pas ce que c'est que la liberté, moi, ni ce que c'est que la patrie. J'ai été toujours fouetté, giflé,—voilà pour la liberté;—pour la patrie, je ne connais que notre appartement où je m'embête, et les champs où je me plais, mais où je ne vais pas.

Je me moque de la Grèce et de l'Italie, du Tibre et de l'Eurotas. J'aime mieux le ruisseau de Farreyrolles, la bouse des vaches, le crottin des chevaux, et ramasser des pissenlits pour faire de la salade.

RÉCITATION CLASSIQUE ET DÉBIT

«Plus fort, mon enfant!»

C'est ma mère qui parle, elle a bien de la douceur aujourd'hui! «Plus fort» est dit comme par une soeur d'hôpital à un malade dont on tient le front brûlant; «plus fort! là! du courage! c'est bien!»

Je retombe exténué sur un fauteuil, les bras pendants et mous comme un lapin mort; j'ai même, comme le lapin assassiné, une goutte de sang au bout du museau: puis, tout autour, la peau est rougeâtre et lisse comme une pelure d'oignon, lisse, lisse!… Si j'avais quelques petits poils qui faisaient les fous, ils sont partis, noyés, tant il m'a passé d'eau dans les narines depuis ce matin!

C'est qu'aujourd'hui on compose en récitation classique et débit, et ma mère veut que j'aie le prix.

Pour cela, il faut non seulement savoir, mais bien dire; et un nez vigoureusement clarifié permet d'avoir la voix claire.

On m'a clarifié le nez.

Ma mère l'a pris et mis dans l'eau; il est resté là longtemps, longtemps! oh! les minutes étaient des siècles!

Enfin elle l'a retiré bien proprement et m'a dit:

«Renifle, mon enfant! renifle!»

Je ne pouvais plus.

«Fais un effort, Jacques!»

Je l'ai fait.

Seringue molle, mon nez a tiré et craché l'eau pendant une demi-heure, peut-être plus, et il me semble qu'on m'a vidé et que ma tête tient à mon cou comme un ballon rose à un fil; le vent la balance. J'y porte la main. «Où est-elle?—Ah! la voilà!»

Il n'y a que le nez qui compte; il me cuit comme tout et il flambe comme un bouchon de carafe.

Je m'y attache, je le prends par le bout, moi-même, et je me conduis comme cela, sans me brusquer, jusqu'à mon pupitre, où je repasse ma leçon.

Quelquefois le but est manqué, mon nez dégoutte dans tous les sens, il en tombe des perles d'eau comme d'un torchon pendu, et je dis: «Baban.»

BABAN, pour appeler celle qui m'a donné le jour!

_Oh! baban, ba bère! _pour dire: «Maman, ma mère.»

En classe, quand je récite le premier chant de l'Iliade, je dis: Benin, aeïde!—atchiou! theia Beleiadeo,—atchiou!

Je traîne dans le ridicule le vieil _Hobère! _Atchoum! Atchoum!
Zim, mala ya, boum, boum!

Quelquefois le rhume ne vient pas, et je parle simplement comme un trombone qui a un trou,—où j'ai le nez. Je représente bien l'homme tel qu'un philosophe l'a dépeint, un tube percé par les deux bouts.

Rien de meilleur pour une tête d'enfant, dit le proviseur parlant de l'exercice de purification nasale dont ma mère lui a parlé. Rien de meilleur pour en faire une pâte, oui.

Je suis malgré ou balgré tout,—avec ou sans atchiou, atchoum, —d'une force énorbe en récitation. Ma mémoire prend ça comme mon nez prend l'eau, et je renifle des chants entiers de l'_Iliade _et des choeurs d'Eschyle, du Virgile et du Bossuet,— mais ça part comme c'est venu. J'oublie le Bossuet comme on oublie l'aloès bienfaisant.

LES MATHÉMATIQUES

«Il a une imagination de feu, cet enfant.»

C'est acquis. Je suis un petit volcan (dont la bouche sent souvent le chou: on en mange tant à la maison!).

«Une imagination de feu, je vous dis! ah! ce n'est pas lui qui sera fort en mathématiques!»

On a l'air d'établir qu'être fort en mathématiques c'est bon pour ceux qui n'ont rien là.

Est-ce qu'à Rome, à Athènes, à Sparte, il est question de chiffres, une minute! Justement je n'aime pas faire des soustractions avec des zéros, et je ne comprends rien à la preuve de la division, rien, rien!

Mon père en rit, le professeur de lettres aussi.

Je suis toujours dans les six derniers.

Mais un beau jour, une nouvelle se répand.

Grand étonnement. Rumeur dans la cour, sous les arcades.

J'ai été premier en géométrie.

Le professeur de lettres me fait un peu la mine. Suis-je un volcan —ou n'en suis-je pas un?…

Le coup est tellement inattendu qu'on se demande si je n'ai pas pillé, copié, truqué, et l'on m'appelle au tableau pour voir si je m'en tirerai la craie à la main.

Je m'en tire, et j'ajoute même à la leçon. Je me tourne vers mes camarades et je leur explique le problème en faisant des gestes, en prenant des livres, en ramassant des bouts de bois; je roule des cornets, je bâtis des figures et je ne m'arrête que quand le professeur me dit d'un air blessé:

«Est-ce que vous avez bientôt fini votre manège? Est-ce vous qui faites le cours, ou moi?»

Je remonte à ma place au milieu d'un murmure d'admiration.

À la fin de la classe, on m'interroge:

«Comment as-tu donc fait! Quand as-tu appris?» Comment j'ai appris?

Il y a dans une petite rue une maison bien triste avec quelques carreaux cassés qu'on a emplâtrés de papier; une cage noire pend à la fenêtre du second, au-dessus d'un pot de fleurs qui grelotte au vent.

Là demeure un pauvre, un Italien proscrit.

La première fois que je le vis, je frissonnai; j'étais ému. Tout le passé de mes versions allait m'apparaître en chair et en os, représenté par un homme qui s'était baigné dans le Tibre: Tacite, Tite-Live, le cheval de César, la chèvre de Septimus, la torche de Néron!…

Mais comme ce logement est triste!

Une petite lampe qui brûle sur une table chargée de vieux livres, un chien qui me regarde en faisant les yeux blancs, et un homme à cheveux gris, avec de grosses lunettes, qui raccommode une culotte en guenilles.

C'était le Romain.

«Je viens de la part de mon père, M. Vingtras…»

Je lui remis une lettre qu'on m'avait chargé de porter. Il lut, je le suivais des yeux.

Quoi! il venait de Rome? Il était du pays des gladiateurs, ce vieux tout gris, qui avait l'air d'un hibou dans une échoppe de savetier et qui mettait un fond à son pantalon.

C'était son vexillum[7] à lui, et cette aiguille était son épée?
Où donc son casque et son bouclier? Il a un tricot de laine…

En regardant, je vis qu'il lui manquait trois doigts à la main; c'était laid, ces bouts d'os ronds, et les autres doigts qui restaient avaient l'air de deux cornes.

Il trembla un peu en refermant la lettre.

«Vous remercierez bien votre père», dit-il.

Il me sembla qu'il avait une tache brillante, une goutte d'eau dans les yeux.

Il pleurait,—mais est-ce que les Romains pleuraient?

Je commençais à croire qu'on s'était trompé ou qu'il avait menti; il me tendait un petit livre.

«C'est moi qui l'ai fait, dit-il. Aimez-vous les mathématiques?…»

Il vit que non à mon air.

«Non!—Eh bien! mon livre vous plaira peut-être tout de même.
Tenez, il y a une boîte avec.»

Il me conduisit jusqu'à la porte, tenant toujours sa culotte, et relevant ses lunettes avec ses bouts de doigts je l'entendis qui disait à son chien:

«C'est une leçon de quarante sous; tu auras de la pâtée; moi, j'aurai du pain.»

Il avait été adressé à mon père, par hasard, et mon père lui avait trouvé une répétition; c'était l'objet de la lettre.

«Aimez-vous les mathématiques?»

Il ne voyait donc pas tout de suite que j'étais un _volcan? _Est-ce qu'il les aimait, lui? Est-ce que c'était une âme de teneur de livres, ce descendant de Romulus? Il n'avait vraiment rien du civis et du commilito[8], avec son pantalon et ses lunettes!

Qu'y avait-il dans sa boîte?

Des plâtres en tranches.

Et dans ce livre? Des mots de géométrie.

Le lendemain, un dimanche, au lieu d'aller chez un camarade, comme mon père me l'avait permis, je passai ma journée avec ce livre et ces plâtres.

C'est le samedi suivant que j'étais premier.

J'allai tout joyeux en faire part à cet homme, qui me raconta son histoire.

Il avait failli mourir sous les coups des agents du roi de Naples, qui étaient venus pour l'arrêter comme conspirateur, et contre lesquels il s'était défendu pour sauver des papiers qui compromettaient d'autres gens. C'est là qu'il avait eu les doigts hachés. Il avait pu se traîner dans un coin; on l'avait ramassé, sauvé, et il était passé en France.

«Conspirateur! Vous étiez conspirateur?

—J'étais maçon, heureusement. J'ai profité de ce que je savais de mon métier pour faire ces modèles de géométrie. À propos: vous avez compris mon système, il paraît.

—Il n'y a qu'à regarder et à toucher. Tenez, voulez-vous que je vous explique?»

Prenant les plâtres que je trouvais sous la main, je refis ma démonstration.

«C'est ça! c'est ça! disait-il en hochant la tête. On veut enseigner aux enfants ce que c'est qu'un cône, comment on le coupe, le volume de la sphère, et on leur montre des lignes, des lignes! Donnez-leur le cône en bois, la figure en plâtre, apprenez-leur cela, comme on découpe une orange!—De la théologie, tout leur vieux système! Toujours le bon Dieu! le bon Dieu!

—Qu'est-ce que vous dites du bon Dieu?

—Rien, rien.»

Il eut l'air de sortir d'une colère, et il me reparla de la géométrie avec des fils et du plâtre.

21 Madame Devinol

«M. Vingtras, quand Jacques sera premier, je l'emmènerai au théâtre avec moi.

«Voulez-vous?»

C'est Mme Devinol qui demande cela. Elle a un fils dans la classe de mon père, qui est un cancre et un bouzinier. Si M. Devinol n'était pas un personnage influent, riche, on aurait mis le moutard à la porte depuis longtemps.

Mais sa mère est distinguée, un peu trop brune peut-être: les yeux si noirs, les dents si blanches! Elle vous éclaire en vous regardant. Elle vous serre les mains quand elle les prend. C'est doux, c'est bon.

«Pourquoi deviens-tu rouge?» me demanda-t-elle brusquement.

Je balbutie et elle me tape sur la joue en disant:

«Voyez-vous ce grand garçon!… Oui, je l'emmènerai au théâtre chaque fois qu'il sera premier.»

Cela flatte mon père qu'on me voie dans la société d'une si importante personne, mais cela étonne beaucoup ma mère.

«Vous n'avez pas peur qu'il vous fasse honte?

—Honte!—Mais savez-vous qu'il a de la tournure, votre fils, un petit mulâtre, et qui marche comme un soldat!

—Il a un bien gros ventre! dit ma mère. On ne le dirait pas… mais Jacques a beaucoup de ventre.»

Moi, du ventre! Je fais des signes de protestation.

«Oui, oui, c'est comme ça; peut-être moins maintenant, mais tu as eu le carreau, mon enfant. (Se tournant vers madame Devinol.) Je dissimule ça par la toilette.»

Madame Devinol sourit en me regardant.

«Moi, il me plaît comme il est. Veux-tu prendre ton chapeau, mon ami, et m'accompagner?

Quel chapeau? Le gris? Celui des classes moyennes, qui me fait ressembler à Louis-Philippe?

Ma mère consent à me laisser sortir avec ma casquette.

J'ai par hasard un habit assez propre, gagné à la loterie. Il y avait une tombola. Une maison de confection avait offert un costume; ma mère avait pris un numéro au nom de son enfant.

Le numéro est sorti.

«Tu le vois, mon fils, la vertu est toujours récompensée.

—Et ceux qui n'ont pas gagné?

—Les desseins de Dieu sont impénétrables. Ce n'est pas tout laine, par exemple.»

Madame Devinol m'emmène.

«Donne-moi ton bras, pas un petit bout de rien du tout… Comme ça, là; très bien! Je puis m'appuyer sur toi; tu es fort.»

Je ne sais pas comment je n'éclate pas brusquement, d'un côté ou d'un autre, tant je gonfle et raidis mes muscles pour qu'elle sente la vigueur du biceps.

«Et maintenant, dis-moi, il y a donc une histoire sur ce chapeau gris? Et puis, tu as eu le _carreau; _tu as bien des choses à me conter!»

Je perds contenance, je rougis, je pâlis. Ah! bah! tant pis! Je lui conte tout.

Elle rit, elle rit à pleine bouche, et elle se trémousse en disant:

«Vrai, la_ polonaise_, le gigot!»

Et ce sont des _ah! ah! _sonores et gais comme des grelots d'argent.

Je lui narre mes malheurs.

J'ai jeté mon chapeau gris par-dessus les moulins, et je lui ai dévidé mon chapelet avec un peu de verve; je crois même que je l'ai tutoyée à un moment; je croyais parler à un camarade.

«Ça ne fait rien, va, reprend-elle en s'apercevant de ma peur. Je te tutoie bien, moi. Vous voulez bien qu'on vous tutoie, monsieur? C'est que je pourrais être ta maman, sais-tu?»

Fichtre! comme j'aurais préféré ça!

«Je suis une vieille… Me trouves-tu bien vieille, dis?»

Elle me regarde avec des yeux comme des étoiles.

«Non, non!

—Tu me trouves jolie ou laide? Tu n'oses pas me répondre? C'est que tu me trouves laide alors, trop laide pour m'embrasser…

—Non… oh! non!..

—Eh bien! embrasse-moi donc, alors…»

Elle me mène au spectacle chaque fois que je suis premier, comme c'est convenu.

Il y a un mois que nous nous connaissons.

«Tu aimes à venir avec moi? me demanda-t-elle un jour.

—Oui, madame; moi, j'aime bien le théâtre, je me plais beaucoup à la comédie.»

Une fois, à Saint-Étienne, on m'avait mené voir les Pilules du Diable; j'étais sorti fou, et je n'avais fait que parler, pendant deux mois, de Seringuinos et de Babylas. C'était des drames, maintenant; quelquefois de l'opéra. Il n'y avait plus tant de décors! Mais comme je prenais tout de même à coeur la misère des orphelins, les malheurs du grand rôle! Et les Huguenots, avec la bénédiction des poignards! La Favorite, quand mademoiselle Masson chantait:

«Ô mon Fernand!»

Elle dénouait ses cheveux, tordait ses bras:

Ô mon Fernand, tous les biens de la terre!

Elle disait cela avec son âme, et comme si elle était une de ces chrétiennes dont on nous racontait le martyre au collège, mais ce n'était pas le ciel qu'elle priait, c'était un grand brun, qui avait une moustache noire, des bottes molles.

Ce n'était donc pas pour le bon Dieu seulement qu'on soupirait fort et qu'on tournait les yeux!

Oh! viens dans une autre patrie! Viens cacher ton bonheur…

Mes jambes tremblaient, et mon col se mouillait sur ma nuque;— la mère Vingtras disait que ces soirées, c'était la mort du linge.

Même avant que le rideau fût levé, je me sentais grandi et pris d'émotion.

J'ouvrais les narines toutes larges pour humer l'odeur de gaz et d'oranges, de pommades et de bouquets, qui rendait l'air lourd et vous étouffait un peu. Comme j'aimais cette impression chaude, ces parfums, ce demi-silence!… ce froufrou de soie aux premières, ce bruit de sabots au _paradis! _Les dames décolletées se penchaient nonchalamment sur le devant des loges; les voyous jetaient des lazzis et lançaient des programmes. Les riches mangeaient des glaces; les pauvres croquaient des pommes; il y avait de la lumière à foison!

J'étais dans une île enchantée; et devant ces femmes qui tournaient la traîne de leurs robes, comme des sirènes dans nos livres de mythologie tournaient leur queue, je pensais à Circé et à Hélène.

Il y avait le gémissement du trombone, le pleur du violon, le pchhh des cymbales, en notes sourdes comme des chuchotements de voleur, quand les musiciens entraient un à un à l'orchestre et essayaient leurs instruments.

Lorsque Mlle Masson était en scène, j'oubliais que Mme Devinol était là.

Elle s'en apercevait bien.

«Tu l'aimes plus que moi, n'est-ce pas?

—Non!… oui!… je l'aime bien.»

Mme Devinol était venue me prendre un peu plus tôt, certain jour, pour faire un tour, et nous flânions près du théâtre.

Nous croisons une dame en chemin.

«La reconnais-tu?

—Qui?

—Cette femme, là-bas, qui passe près du café, avec un mantelet de soie.»

Je regarde.

«Mlle Masson?»

Je ne suis pas encore bien sûr.

«Oui, mon Fernand», fit Mme Devinol en riant…

Quelle désillusion! Elle avait presque la figure d'un homme, puis trop de choses au cou: un fichu, une dentelle, un boa,—je ne sais quoi aussi en poil ou en laine, qui pendait à sa ceinture, trop gros, et elle relevait mal sa jupe.

«Eh bien!» me dit Mme Devinol.

À ce moment même, le directeur du théâtre passa et salua l'actrice qu'il vit la première, Mme Devinol ensuite.

Elles répondirent à son salut: l'actrice comme tout le monde, Mme Devinol avec une inclination de tête, et un jeu de paupières qui lui donnèrent une petite mine de religieuse, mais si jolie, et un air fier, mais si fier!

Le directeur disparu, elle s'appuya de nouveau sur mon bras.

«Eh bien! l'aimes-tu toujours mieux que moi?

—Oh! non! par exemple!

—Il dit cela de si bon coeur! grand gamin, va! On me préfère alors?»

Quand je suis dans sa baignoire, elle me fait asseoir près d'elle, tout près.

«Encore plus près. Je te fais donc peur?»

Un peu.

Comme je bûche mes compositions maintenant!

De temps en temps je rate mon affaire tout de même. Je ne suis pas premier.

Oh! une fois! en vers latins!

On nous avait donné à raconter la mort d'un perroquet. J'ai dit tout ce qu'on pouvait dire quand on a à parler d'un malheur comme celui-là: que jamais je ne m'en consolerais, que Caron en voyant passer la cage—cercueil aujourd'hui,—en laisserait tomber sa rame, que d'ailleurs j'allais l'ensevelir moi-même!—triste ministerium,—et que nous verserions des fleurs. Manibus date lilia plenis.[9]

Dans un vers ingénieux, je m'étais écrié: «Maintenant, hélas! vous pouvez planter du persil sur la tombe!»

Le professeur a rendu hommage à ce dernier trait, mais je ne dois passer qu'après Bresslair, dont l'émotion s'est encore montrée plus vive, la douleur plus vraie. Il a eu l'idée, comme dans les cantiques, de mettre un refrain qui revient:

Psittacus interiit! Jam fugit psittacus, eheu!

Eheu, quatre fois répété! Je ne puis pas crier à l'injustice. Oh! c'est bien!

Je ne suis que second, et je n'irai pas au théâtre. C'est à s'arracher les cheveux: et je m'en arrache. Je les mets même de côté. Qui sait?

Ils sont gras comme tout, par exemple! Car je me pommade, maintenant. J'ai soin de moi. Je me rase aussi. Je voudrais avoir de la barbe.

Mon père cache ses rasoirs. J'ai pris un couteau que je fourre sous mon matelas, parce qu'il a le fil tout mince et tout bleu. Je l'ai usé à force de frotter sur la machine.

Le matin, au lever du soleil, je le tire de sa retraite, et je me glisse, comme un assassin… dans un lieu retiré.

Je ne suis pas dérangé. Il est trop tôt!

Je puis m'asseoir.

J'accroche un miroir contre le mur, je fouette mon savon, je fais tous mes petits préparatifs, et je commence.

Je racle, je racle, et je fais sortir de ma peau une espèce de jus verdâtre, comme si on battait un vieux bas.

J'attrape des entailles terribles.

Elles sont souvent horizontales—ce qui fait beaucoup réfléchir le professeur d'histoire naturelle, qui demeure au second, et qui me prend la tête quand il a le temps.

«Ou cet enfant se penche de côté exprès, pour que le chat puisse l'égratigner, ce qui n'est pas dans la nature humaine…»

Il s'arrête pensif et m'interroge.

«Te penches-tu pour qu'il t'égratigne?

—Quelquefois. (Je dis ça pour me ficher de lui.)

—Pas toujours?

—Non, m'sieu.

—Pas toujours!—C'est donc les moeurs du chat qui changent… Après avoir été donné, pendant des siècles, de haut en bas, le coup de patte est donné maintenant de droite à gauche… Bizarrerie du grand Cosmos! métamorphose curieuse de l'animalisme!»

Il s'éloigne en branlant la tête.

Nous étions au théâtre. Mme Devinol me dit:

«Tu as l'air tout drôle aujourd'hui. Qu'as-tu donc? Tu es fâché?…»

Fâché! elle croit que je puis être fâché contre elle, moi qui ai quinze ans, des lacets de cuir, qui ai un pensum à faire pour demain, moi l'indécrottable!

Je ne suis pas fâché. Mais je me suis, hier, presque coupé le bout de nez en me rasant, et j'ai une petite place rose comme une bague.

Je dirai tout de même: «Je suis fâché!»

C'est commode comme tout. J'ai un prétexte pour lui tourner le dos et cacher mon nez.

Je m'arrangeai pour n'être pas premier, tant que la cicatrice fit anneau, et pour n'être pas là quand elle venait à la maison. Enfin, il ne resta qu'une petite place blanche d'un côté. Je pus lui parler de profil.

Quelles soirées!

Nous revenons du théâtre ensemble et tout seuls quelquefois. Son mari ne s'occupe point d'elle. Il est toujours au Café des acteurs, où l'on fait la partie après le spectacle. C'est un joueur. Elle prend mon bras la première, et elle le presse. Elle languit contre moi. Je sens depuis son épaule jusqu'à ses hanches. Il y a toujours une de ses mains qui me touche la main; le bout de ses doigts traîne sur mon poignet entre ma manche et mon gant.

Arrivés à sa porte, nous revenons sur nos pas, et nous recommençons ce manège jusqu'à ce qu'elle se dégage elle-même d'un geste lent et sans me lâcher.

«Tu me retiens toujours si longtemps…»

Moi! Mais je ne l'ai jamais retenue, j'ai même été si étonné le premier jour où, au lieu de rentrer, elle a voulu se promener encore et rôder en chatte sur le trottoir, où sonnaient ses bottines! Elle relevait sa robe et je voyais le chevreau qui moulait sa cheville, en se fronçant quand elle posait son petit pied; elle avait un bas blanc, d'un blanc doré comme de la laine, un peu gras comme de la chair.

Elle s'arrêta deux ou trois fois.

«Est-ce que je n'ai pas perdu mon médaillon?»

Elle cherchait dans son cou mat, et elle dut défaire un bouton.

«Tu ne le vois pas? dit-elle.—Oh! il aura glissé!»

Ses doigts tournaient dans sa collerette, comme les miens dans ma cravate quand elle serre trop.

«Aide-moi…»

Au même moment le médaillon jaillit et brilla sous la lune.

On aurait dit qu'elle en était furieuse.

«Tu as perdu quelque chose aussi, fit-elle, d'une voix un peu sèche, en voyant que je me baissais.

—Non, je lace mes souliers.»

Je lace toujours mes souliers parce que les lacets sont trop gros et les oeillets trop petits, puis il y a une boutonnière qui a crevé.

«Jacques, si tu es premier pour le second samedi du mois, je t'emmènerai à Aigues-la-Jolie. Je dirai à mon mari que je vais chez la nourrice de Joséphine, et nous partirons pour la campagne tous les deux en garçons. Nous mangerons des pommes vertes dans le verger, et puis des truffes dans un restaurant.»

Des truffes? Ah! j'ai besoin de lacer mes souliers!

J'ai entendu parler des truffes une fois par un ami de mon père, devant ma mère qui a rougi.

Je suis premier, parbleu!

J'ai accouché d'une poésie latine qui a soulevé l'admiration.

«Ne croirait-on pas entendre le gallinacé?» a dit le professeur.

Il s'agissait encore d'un oiseau,—d'un coq.

Et j'avais fait un vers qui commençait:

Caro, cara, canens… (harmonie imitative.)

Nous irons donc à la campagne, comme c'est convenu.

Nous nous trouverons dans la cour de l'auberge où est la diligence pour Aigues. Le conducteur achève d'habiller les chevaux.

Je m'étais caché au coin de la rue pour la voir venir, et je ne suis arrivé qu'après elle; j'avais peur de rester là tout seul. Si l'on m'avait demandé: «Qui attendez-vous?»

Elle m'a dit qu'il faudrait l'appeler «ma tante» devant le monde. Elle m'a dit cela hier, et elle me le répète aujourd'hui, en montant dans la voiture.

Il arrive une goutte d'eau, comme un crachat, sur la vitre du coucou.

Le ciel devient sombre—un coup de tonnerre au loin,—la pluie à torrents.

Un voyageur de l'impériale demande si on peut lui donner asile. On n'ose lui refuser, mais chacun se fait gros pour ne pas l'avoir à son côté.

Ma tante seule se fait mince et montre qu'il y a de la place à sa gauche, de son côté.

Elle est bonne et se sacrifie; elle appuie à droite, elle est presque assise sur moi, qui en ai la chair de poule…

À chaque coup de tonnerre, elle fait un saut et paraît avoir bien peur. Je crains qu'elle ne voie la petite cicatrice qui fait anneau, et je ne sais où mettre mon nez. Mais comme c'est doux, cette femme à moitié dans mes bras, et dont le souffle me fait chaud dans le dos!…

Nous sommes arrivés; il pleut toujours. Elle se retrousse, sous le porche, pendant qu'on dételle la diligence dont la bâche ruisselle, et que j'étire mes jambes moulues. «Il n'y a pas moyen d'avoir une voiture?

—Une voiture, pour aller aux Aigues, avec des chemins larges d'un pied, et des ornières comme des cavernes! Vous plaisantez, ma petite dame!

—Dis donc, Jacques! Qu'allons-nous devenir?»

Elle me regarde, et elle rit.

«S'il y avait une chambre où s'abriter en regardant l'orage.

—Nous en avons une, dit l'aubergiste.

—Ah!»

DANS LA CHAMBRE

«Je me sens toute mouillée, sais-tu…»

Comment! le temps d'aller de la voiture sous le porche!

«Toute mouillée.—J'ai de l'eau plein le cou. Ça me roule dans la poitrine. Oh! c'est froid… Il faut que j'ôte ma guimpe… Tu permets! Je vous fais peur, monsieur?»

………………………………

Des cris, une explosion de cris! On m'appelle…

«Vingtras! Vingtras!»

Ils sont dix à demander Vingtras.

C'est la seconde étude qui est venue en promenade de ce côté et qui s'est précipitée dans l'auberge. Je vois cela à travers le rideau. Mme Devinol saute sur la porte et la ferme à clef; puis elle se ravise. «Non, sors plutôt; va, va vite!» Je cherche mon chapeau, qui n'y est pas.

«Avez-vous vu mon chapeau?

—Sors donc, que je referme!

—Oui, oui; mais qu'est-ce que je dirai?

—Tu diras ce que tu voudras, IMBÉCILE.»

Voici ce qui s'était passé. En entrant dans l'auberge on avait remarqué sur une table un pardessus bizarre, c'était le mien, et mon chapeau à gros poils. On m'avait reconnu!…

ÉPILOGUE

Je suis forcé de quitter la ville. On a jasé de mon aventure.

Le proviseur conseille à mon père de m'éloigner.

«Si vous voulez, mon beau-frère le prendra à Paris, à prix réduit, comme il est fort, dit le professeur de seconde. Voulez-vous que je lui écrive?

—Oui, mon Dieu, oui», dit mon père, qui a envie d'aller faire un tour à Paris; et c'est une occasion.

On fixe le chiffre. Je me jette dans les bras de ma mère; je m'en arrache, et en route!

Nous courons sur Paris.

22 La pension Legnagna

Je suis à Paris.

J'y suis arrivé avec une fluxion. Legnagna, le maître de pension, m'a accueilli avec étonnement. Il a dit à sa femme: «Ce n'est pas un élève, c'est une vessie.»

Enfin, cela n'empêche pas d'avoir des prix aux concours.

«Vous travaillez bien, n'est-ce pas?»

Et moi dont la lèvre tient toute la joue, je réponds:

«Boui, boui.»

Il m'a trouvé moins fort qu'il ne pensait. Je mets du mien dans mes devoirs.

«Il ne faut pas mettre du vôtre, je vous dis: il faut imiter les
Anciens.»

Il me parle haut, me fait sentir que je paye moins que les camarades.

Il y a fait allusion dès le second jour. Il y avait des épinards.
Je n'aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.

Il passait.

«Vous n'aimez pas ça?

—Non, monsieur!

—Vous mangiez peut-être des ortolans chez vous? Il vous faut sans doute des perdrix rouges?

—Non; j'aime mieux le lard!»

Il a ricané en haussant les épaules et s'en est allé en murmurant:
«Paysan!»

Il donne des soirées, le dimanche; on m'invite.

Je dis toujours: «Sacré mâtin!» C'est une habitude; elle me suit jusque dans son salon.

«Mossieu Vingtras, me crie-t-il d'un bout de la table à l'autre, où avez-vous été élevé? Est-ce que vous avez gardé les vaches?

—Oui, monsieur, avec ma cousine.»

Il en perd la tête et devient tout rouge.

«Croyez-vous, madame!» dit-il à une voisine.

Et se tournant vers moi:

«Allez au dortoir!»

Je suis dans la classe des grands, qui se fichent de moi tant soit peu, mais sans que ça me gêne; qui ont l'air de faire les malins, et que je trouve bêtes, mais bêtes!… Il y a une gloire, un prix de concours; il est maigre, vert, a comme la danse de Saint-Guy, se gratte toujours les oreilles, et cherche constamment à s'attraper le bout du nez avec le petit bout de sa langue.

Il y a une demi-gloire,—Anatoly.

Il est pour les bons rapports entre les élèves et les maîtres; il voudrait qu'on s'entendît bien,—pourquoi donc?

J'ai l'air _mastoc; _on me trouve lourd quand je joue aux barres, on me blague comme provincial. Anatoly me protège.

«Il se fera, ne l'embêtez pas! Dans un mois il sera comme nous; dans deux, vous verrez!»

Oh! on ne m'embête pas beaucoup! Je suis solide, et je n'ai pas mes parents pour me rendre timide, honteux, gauche. Ça m'est à peu près égal qu'on me blague, je ne suis pas ébloui par les copains.

Ah! je me faisais une autre idée de ces forts en latin! Je trouvais la province plus gaie, moi!

Ils parlent toujours, mais toujours de la même chose,—de celui-ci qui a eu un prix, de celui-là qui a failli l'avoir; il y a eu un barbarisme commis par Gerbidon, un solécisme par…

«Chez Labadens, tu sais, le petit qui devait avoir le prix de version grecque, il n'est pas venu parce que son père était mort le matin. Labadens a été le chercher en lui promettant qu'il le ramènerait en voiture à l'enterrement. Il n'a pas voulu et a continué à pleurer.»

Ils ont l'air de trouver ce petit stupide.

La pension mène à Bonaparte.

Le mardi, on a le droit de rester pour fignoler sa composition, et je reste jusqu'à ce que le professeur ait eu le temps de tourner le coin; alors je m'échappe aussi. J'ai devant moi une grande heure, au bout de laquelle j'irai porter chez son concierge la copie qu'on me croit en train de finir.

Je flâne dans les rues pleines de femmes en cheveux; elles sont si gaies et si jolies avec leurs grands sarraux d'atelier! Je les suis des yeux, je les écoute fredonner, et je les regarde à travers les vitres déjeuner à côté de ciseleurs en blouses blanches et d'imprimeurs en bonnets de papier. C'est tout ce que je regarde.

Je n'ai pas envie de voir les monuments, quoiqu'il n'y ait plus de bagages pour m'en empêcher; je trouve que toutes les pierres se ressemblent, et je n'aime que ce qui marche et qui reluit.

Je ne connais donc rien de Paris, rien que les alentours du faubourg Saint-Honoré, le chemin du lycée Bonaparte, la rue Miromesnil, la rue Verte, place Beauvau; j'y rencontre beaucoup de domestiques en gilet rouge et de femmes de chambre, en coiffe, dont les rubans volent à la brise.

Le dimanche, nous allons en promenade.

Le plus souvent, c'est aux Tuileries, dans l'allée du Sanglier.

Ce _Sanglier! _je le déteste, il m'agace avec son groin de pierre.

Je m'ennuie moins cependant, à partir du jour où M. Chaillu devient notre pion.

Il n'a pas la foi, lui; il nous laisse nous éparpiller le dimanche, à condition qu'à six heures nous soyons là.

Nous, nous filons sur les Hollandais, au Palais-Royal. C'est le café des saint-cyriens et des volailles. On appelle volailles ceux qui se destinent aux écoles à uniforme et en ont un déjà, à bande orange, à collet saumon, avec des képis à visières dures, à galons d'or ou d'argent.

Quoique des lettres, je suis bien avec les volailles, surtout avec les Lauriol. Malheureusement, je n'ai que des semaines de vingt sous, et je suis forcé d'y regarder à deux fois avant de trinquer.

Un jour j'ai eu une fière peur. Nous avions joué et j'avais perdu un franc cinquante. À partir de la première partie, je voulais me lever; je n'ai pas osé.

«Allons, allons, reste là!»

Sueur dans le dos, frissons sur le crâne.

Je joue mal, et je laisse voir mes dominos. Tout est fini, j'ai la culotte!…

Par bonheur on se battit. Il s'éleva une querelle entre une volaille jaune et une volaille rouge, entre des nouveaux et des anciens de Saint-Cyr, et les carafons se mirent à voler.

Ce fut une mêlée, je m'y jetai à corps perdu.

Je comptais sur quelque coup qui me mettrait en pièces.

Pas de chance! Je donne beaucoup et ne reçois rien.

Je n'en fus pas moins sauvé tout de même.

On nous jeta à la porte, tout un lot, pour débarrasser la place, et je partis vers le Sanglier, devant trente sous aux Hollandais; mais j'avais jusqu'à l'autre dimanche.

Je vendis un discours latin à la composition du mardi,—vingt sous comptant.

Je faisais ce commerce quelquefois, je procurais ainsi une bonne place à quelqu'un qui attendait un oncle, ou qui voulait épater pour sa fête, ou qui avait un intérêt quelconque à être dans les dix, quoi!

Je retournai aux_ _Hollandais, mes trente sous dans le creux de la main. On ne voulut pas mon argent. C'est la caisse de Saint-Cyr ou une souscription des volailles qui avait réglé la casse et les consommations.

J'eus de l'argent devant moi, et en plus une réputation de friand du coup de poing.

N'importe, je reviens toujours pensif de cet estaminet de riches! Et la nuit, dans mon lit d'écolier, je me demande ce que je deviendrai, moi que l'on destine à une école dans laquelle j'ai peur d'entrer, moi qui n'ai pas, comme ces volailles, ma volonté, mon but, et qui n'aurai pas de fortune.

Ma vie des dimanches change tout d'un coup.

Il y avait au collège de Nantes un élève modèle nommé Matoussaint.

Matoussaint vient rester à Paris. Mon père lui a donné une lettre qui l'autorise à me faire sortir le dimanche.

Matoussaint n'est libre qu'à deux heures. C'est bien assez de la demi-journée,—nous ne savons que faire jusqu'à cinq heures; nous ne voulons pas aller au café pour ne pas dépenser notre argent. Il m'a apporté vingt francs de la part de ma mère; mais je les ménage.

Nous tuons mal l'après-midi.—C'est ennuyeux, je trouve, de se promener quand tous les autres se promènent aussi, et qu'on a tous l'air bête. Ah! si c'était comme en semaine! On verrait grouiller le monde. Aujourd'hui, on ne fait pas de bruit; on glisse comme des prêtres.

Il faudrait aller à Meudon. Là on rit, on s'amuse.

Mais c'est_ dix sous_, de Paris à Meudon! Attendons qu'on ait fait fortune!

«Ça fait du bien de marcher par ce froid-là», dit Matoussaint,— qui veut me faire croire qu'il s'amuse, mais qui grelotte comme un lustre qu'on époussette.

J'aimerais mieux me porter plus mal et avoir plus chaud.

Les dimanches de pluie, nous allons dans les musées.

«On apprend toujours quelque chose,» dit Matoussaint, en entrant dans les galeries.

«On apprend quoi?

—Tu contemples les tableaux, les marbres!

—Et après?»

Matoussaint m'appelle positif, et me dit avec amertume:

«Toi qui as fait de si beaux vers latins!»

C'est vrai, tout de même!

Matoussaint me voit ébranlé et continue

«Tu renies tes dieux, tu craches sur ta lyre!

—Messieurs, crie le gardien en habit vert, en étendant sa baguette et nous montrant du son, si vous voulez cracher, c'est dans le coin.»

Cinq heures arrivent enfin. Je ne suis pas fou des chefs-d'oeuvre et des monuments, décidément.

C'est à cinq heures que Lemaître nous rejoint. Lemaître est _calicot _et Matoussaint le tient en petite estime; il ne comprend que les professions nobles. Cependant, comme Lemaître connaît des douillards et des_ rigolos_, il l'accueille à bras ouverts.

Il arrive et l'on va prendre l'absinthe à la Rotonde, ou à la Pissote, où l'on espère rencontrer Grassot. «Oh! voici Sainville!—Non! Si!»

L'absinthe une fois sirotée dans le demi-jour de six heures, nous filons du côté du Palais-Royal, où l'on doit trouver les amis chez Tavernier. Ils se mettent toujours dans la grande salle, à la table du coin.

Nous dînons à trente-deux sous.

Les calicots, camarades de Lemaître, sont avec leurs petites amies, bien chaussées, toutes gentilles, et qui rient, qui rient, à propos de tout et de rien…

Et comme c'est bon ce qu'on mange!

Purée Crécy, côtelettes Soubise, sauce Montmorency. À la bonne heure! Voilà comment on apprend l'histoire!

Ça vous a un goût relevé, piquant, ces plats et ces sauces!

M. Radigon, le loustic de la bande, n'est pas pour toutes ces blagues-là.

«Garçon, un pied de cochon grillé… Pour faire des pieds de cochon, prenez vos pieds, grattez-les.»

On rit. Moi, je ne dis rien, j'écoute.

«Votre ami est muet, M. Matoussaint?»

Je fais une grimace et pousse un son, pour établir que je n'appartiens pas aux disciples de l'abbé de l'Épée. On me discute au coin de la table.

«Une tête—des yeux.—Mais il a l'air trop couenne!»

Je me rattrape par les tours de force. J'abaisse les poignets, j'écrase les doigts, je soulève la soupière avec les dents, je reste quatre-vingts secondes sans respirer, à la grande peur des gens d'à-côté, qui voient mes veines se gonfler; les yeux me sortent de la tête.

«Je n'aime pas qu'on fasse ça près de moi quand je mange», dit un voisin.

Radigon lui-même en a assez.

«Ah! c'est qu'il nous embête à la fin, avec sa respiration!»

Après le dîner, il faut que je parte.

Les autres élèves de la pension ont jusqu'à minuit. Legnagna— par méchanceté,—exige que je sois là à huit heures.

Je quitte la _société _et je redescends du côté du faubourg
Saint-Honoré.

Il me reste un quart d'heure à assassiner avant de regagner le bahut, mais j'aurais l'air de n'avoir pas su où dépenser mon temps si je reparaissais avant l'heure.

J'aimerais mieux être rentré. Je ne crains pas la solitude de ce dortoir où j'entends revenir un à un les camarades. Je puis penser, causer avec moi, ce sont mes seuls moments de grand silence. Je ne suis pas distrait par le bruit de la foule où ma timidité m'isole, je ne suis pas troublé par les bruits de dictionnaires ni les récits de grand concours.

Je me souviens de ceci, de cela,—d'une promenade à Vourzac, d'une moisson au grand soleil!—et dans le calme de cette pension qui s'endort, la tête tournée vers la fenêtre d'où j'aperçois le champ du ciel, je rêve non à l'avenir, mais au passé.

On m'appelle un jour chez Legnagna.

Il me délivre un paquet que ma mère m'envoie; il a l'air furieux.

«Vous emporterez cela aussi», me dit-il.

Il me glisse en même temps un pot et me reconduit vers la porte.

Je n'y comprends rien, je déplie le paquet. J'y trouve une lettre:

«Mon cher fils,

«Je t'envoie un pantalon neuf pour ta fête, c'est ton père qui l'a taillé sur un de ses vieux, c'est moi qui l'ai cousu. Nous avons voulu te donner cette preuve de notre amour. Nous y ajoutons un habit bleu à boutons d'or. Par le même courrier, j'envoie à M. Legnagna un bocal de cornichons pour le disposer en ta faveur.

«Travaille bien, mon enfant, et relève tes basques quand tu t'assieds.»

Il y avait un mot de mon père aussi.

Je lui avais écrit que Legnagna essayait de m'humilier, que je voudrais quitter la pension, vu que je souffrais d'être ainsi blessé tous les jours.

Mon père m'a répondu une lettre qui m'a tout troublé. Fait-il le comédien? Est-il bon au fond?

«Prends courage, mon ami! Je ne veux pas te dire que c'est de ta faute si tu es à Paris… Aie de la patience, travaille bien, paye avec tes prix ta pension, puis tu pourras lui dire ses vérités.»

Pas une allusion au passé, rien? Pas un reproche; presque de la bonté, un peu de tristesse!… Je lui aurais sauté au cou s'il avait été là.

Je ferai comme il l'a dit: j'attendrai et j'essayerai d'avoir des prix.

Et cependant comme ce latin et ce grec sont ennuyeux! Et qu'est-ce que cela me fait à moi les barbarismes et les solécismes!

Et toujours, toujours le grand concours!

Le professeur s'appelle D***.

Il a une petite bouche pincée, il marche comme un canard, il a l'air de glousser quand il rit, et sa perruque est luisante comme de la plume. Il a eu pour la troisième fois le prix d'honneur au concours général; l'an passé, on l'a décoré, il a une crête rouge. Il parle un peu comme un incroyable, il prononce: «Cicé-on, discou-e, Alma pa-ens

Il est le professeur de latin, il a un français à lui.

Quand des élèves ont manqué la classe pour aller au café ou au bain et qu'il aperçoit des bancs vides, il dit:

«Je vois ici beaucoup d'élèves qui n'y sont pas.»

Le professeur de français s'appelle N***. c'est le frère d'un académicien qui a deux morales au lieu d'une: abondance de bien ne nuit pas.

Il est long, maigre et rouge, a une redingote à la prêtre, des lunettes de carnaval, une voix cassée, flûtée, sifflante.

De cette voix-là, il lit des tirades d'Iphigénie ou d'Esther, et quand c'est fini, il joint les mains, regarde le plafond plein d'araignées et crie: «À genoux! à genoux! devant le divin Racine!»

Il y a un nouveau qui, une fois, s'est mis à genoux pour tout de bon.

Et d'un geste de dédain, chassant le bouquin qu'il a devant lui, le professeur continue:

«Il ne reste plus qu'à fermer les autres livres.»

Je ne demande pas mieux.

«Et à s'avouer impuissant.»

C'est son affaire.

J'ai commencé par avoir de bonnes places en discours français, mais je dégringole vite.

De second, je tombe à dixième, à quinzième!

Ayant à parler de paysans qui, pour fêter leur roi, trinquent ensemble, j'avais dit une fois:

Et tous réunis, ils burent un BON verre de vin.

«UN BON!—Ce garçon-là n'a rien de fleuri, rien, rien; je ne serais pas étonné qu'il fût méchant. UN BON! Quand notre langue est si fertile en tours heureux, pour exprimer l'opération accomplie par ceux qui portent à leurs lèvres le jus de Bacchus, le nectar des Dieux! Et que ne se souvenait-il de l'image à la fois modeste et hardie de Boileau:

Boire un verre de vin qui rit dans la fougère!»

C'est que je n'ai jamais compris ce vers-là, moi! Boire un verre qui se tient les côtes dans l'herbe, sous la coudrette!

Je suis sec, plus sec encore qu'il ne croit, car il y a un tas de choses que je ne comprends pas davantage.

«Bien peu là-dedans», fait le professeur en mettant un doigt sur son coeur.

Il s'arrête un moment:

«Mais rien là-dedans, bien sûr», ajoute-t-il en se frappant le front, et secouant la tête d'un air de compassion profonde. «Il a une fois réussi parce qu'il avait lu Pierrot,—mais allez, c'est un garçon qui aimera toujours mieux écrire «fusil», qu'arme qui vomit la mort

C'est que ça me vient comme cela à moi! nous parlons comme cela à la maison;—on parle comme cela dans celles où j'allais.—Nous fréquentions du monde si pauvre!

Je me rejette sur le vers latin, et le vers latin me réussit.

Il était temps.

Je sentais le moment où ce misérable Legnagna, dans son dépit de me voir sans succès, me porterait trop de coups sourds. Je lui aurais, un beau matin, cassé les reins.

J'avais même songé une fois à filer pour tout de bon; non pas pour aller flâner aux Champs-Élysées ou devant les saltimbanques, comme je faisais quand je manquais la classe; mais pour lâcher la pension du coup, et me plonger, comme un évadé du bagne, dans les profondeurs de Paris.

Qu'aurais-je fait? Je l'ignore.

Mais je me suis demandé souvent s'il n'aurait pas autant valu que je m'échappasse ce jour-là, et qu'il fût décidé tout de suite que ma vie serait une série de combats? Peut-être bien.

Ma résolution était presque prise. C'est Anatoly le Pacifique qui la changea, parce qu'il crut bon d'avertir Legnagna.

Celui-ci me fit venir et me dit qu'il savait ce que je voulais faire. Il ajouta qu'il avait prévenu le commissaire, et que si je m'échappais, j'appartenais aux gendarmes. Ce mot me fit peur.

C'est sur ces entrefaites que je composai une pièce en distiques, qui fut, paraît-il, une révélation. J'aurais le prix si je m'en tirais comme cela au concours.

Le prix au concours, je voudrais bien. Ce serait pour payer ma dette, et en sortant de la Sorbonne, en pleine cour, je prendrais les oreilles de Legnagna et je ferais un noeud avec.

Le jour du concours arrive.

Nous nous levons de grand matin. On nous a donné un filet qui est un des trophées de la maison, et l'on y met du vin, du poulet froid. Legnagna me tend la main. Je ne puis pas lui refuser la mienne, mais je la tends mal, et ce geste de fausse amitié est pire que l'hostilité et le silence.

«Distinguez-vous…»

Il rit d'un rire lâche.

Nous partons, Anatoly et moi; il fait un petit froid piquant.

Nous arrivons presque en retard.

Je n'avais jamais vu Paris par le soleil frais du matin, vide et calme, et je me suis arrêté cinq minutes sur le pont, à regarder le ciel blanc et à écouter couler l'eau. Elle battait l'arche du pont.

Il y avait sur le bord de la Seine un homme en chapeau qui lavait son mouchoir. Il était à genoux comme une blanchisseuse; il se releva, tordit le bout du linge et l'étala une seconde au vent. Je le suivais des yeux. Puis il le plia avec soin et le mit à sécher sous sa redingote, qu'il entrouvrit et reboutonna d'un geste de voleur.

Il ramassa quelque chose que j'avais remarqué par terre. C'était un livre comme un dictionnaire.

Anatoly me tira par les basques, il fallait partir; mais j'eus le temps de voir une face pâle, tout d'un coup au-dessus des marches.

Je l'ai encore devant les yeux, et toute la journée elle fut entre moi et le papier blanc. Je ferais mieux de dire qu'elle a été devant moi toute ma vie.

C'est que dans la face de ce laveur de guenille, plus blanc que son mouchoir mal lavé, j'avais lu sa vie.

Ce livre me disait qu'il avait été écolier aussi, lauréat peut-être. Je m'étais rappelé tout d'un coup toute l'existence de mon père, les proviseurs bêtes, les élèves cruels, l'inspecteur lâche, et le professeur toujours humilié, malheureux! menacé de disgrâce!

«Je parierais que ce pauvre que je viens de voir sous le pont est bachelier», dis-je à Anatoly.

Je ne me trompais pas.

Au moment même où l'on nous appelait pour entrer à la Sorbonne, un Charlemagne avait crié, montrant une ombre noire qui montait la rue:

«Tiens, l'ancien répétiteur de Jauffret!»

C'était la face pâle, l'homme au mouchoir, le pauvre au livre.

On dicte la composition.

Vais-je la faire? À quoi bon!

Pour être répétiteur comme cet homme, puis devenir laveur de mouchoir sous les ponts? Quelle est son histoire à cet être qui obsède ma pensée?

Je ne sais. Il a peut-être giflé un censeur, pas même giflé, blagué seulement.

Il a peut-être écrit un article dans l'Argus de Dijon ou le Petit homme gris d'Issingeaux, et pour cette raison on l'a destitué.

Pas ce métier-là, non, non!

Il faut cependant que je me conduise honnêtement, il faut que je fasse ce que je puis.

Je ne trouve rien, rien,—j'ai du dégoût, comme une fois où j'avais, tout petit, mangé trop de mélasse.

Voilà enfin quarante alexandrins de_ tournés._ C'est ma copie.

«Tu as fini? me dit mon voisin.

—Oui.

—Moi aussi. Veux-tu que nous fassions cuire des petites saucisses?»

Il tire un petit fourneau à esprit-de-vin et le cache entre les dictionnaires, puis il sort un bout de poêle.

«Ça va crier, prends garde!»

Le professeur qui surveillait était Deschanel; c'était un garçon d'esprit,—il entendait cuire les saucisses.—On avait le droit de manger cru dans la longue séance,—il pensa qu'on pouvait manger cuit. Tans pis pour celui qui tenait la casserole au lieu du dictionnaire dans la bataille!

«Le café, maintenant. J'aime bien mon café, et toi?» Celui de
Charlemagne fit le café.

Il manquait la goutte. On vendit des morceaux de composition, des tranches de copie à des bouche-trou de Stanislas et de Rollin qui avaient des faux cols droits, des rondins de drap fin, et de l'argent dans leurs goussets. Nous eûmes une bonne rincette et une petite consolation. Pour finir, je me chargeai spécialement du brûlot.

«Ton brouillon?» fit Anatoly le Pacifique, dès que je rentrai à la pension.

Legnagna arriva, et ils l'épluchèrent ensemble.

Je sais que ma composition est ratée, et maintenant que le souvenir de la face pâle est moins vif et que les fumées de notre banquet sont évanouies, je me sens chagrin, j'éprouve comme des remords.

Legnagna ne me dit pas un mot. Il me jette un regard de haine.

Le résultat est connu.—Je n'ai rien!

Mais Anatoly n'a rien non plus, la classe n'a rien, le collège n'a pas grand-chose. C'est un désastre pour le lycée.

Les bûcheurs et les malins n'ont pas fait mieux que moi; ma conscience est plus calme.

La distribution des prix arrive. J'y assiste obscur et inglorieux! Fractis occumbam inglorius armis! [10]

Et chacun s'en va…

Moi, je reste.

J'attends une lettre de mon père, et des instructions. Rien ne vient. On me laisse ici à la merci de Legnagna, qui me hait.

Nous sommes quatre dans la pension.

Un qui n'a pas de parents et dont le tuteur envoie la pension, un créole des Antilles qui ne sort que par hasard, et un petit Japonais qui ne sort jamais.

Ils payent cher, ceux-là; moi, je suis engagé au rabais, et je devais avoir des prix. Je n'ai rien eu, et je mange beaucoup.

J'ai écrit. Si mes parents ne viennent pas demain, si je n'ai pas de réponse, je quitte la maison et je pars.

Legnagna me laissera filer, par économie, sans aller chez le commissaire, cette fois.

Oh! ces lettres attendues! ce facteur guetté! mes supplications dont mon père et ma mère se rient!

J'ai presque pleuré dans mes phrases, en demandant qu'on vînt me chercher, parce que Legnagna me larde de reproches éternels.

«C'était bien assez de me nourrir pendant l'année, il faut qu'il me nourrisse encore pendant les vacances!»

Un jour une scène éclate; mon père est en jeu. Legnagna arrive échevelé.

«Quoi! me dit-il en écumant, je viens d'apprendre que monsieur votre père gagne de l'argent, _s'est fait huit mille, _cette année; je viens d'apprendre que j'ai été sa dupe, que je vous ai fait payer comme à un gueux, quand vous pouviez payer comme un riche. C'est de la malhonnêteté cela, monsieur, entendez-vous?»

Il frappe du pied, marche vers moi…

Oh! non, halte-là! Gare dessous, Legnagna!

Il devine et s'échappe en déchargeant sa colère contre la porte avec laquelle il soufflette le mur.

Une fois parti, le bruit de ses injures tombé, je réfléchis à ce qu'il vient de dire, et je lui donne raison.

Oh! mon père! vous pouviez m'éviter ces humiliations!

Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas un pauvre?

C'est vrai.—Celui qui a averti Legnagna est son beau-frère lui-même, arrivé de Nantes la veille.

Après la scène, Legnagna est venu à moi dans la cour.

«Je n'aurais rien dit, fait-il, si votre père vous avait retiré à la fin des classes, mais voilà huit jours qu'on vous laisse ici sans nouvelles; cela a l'air d'une moquerie, vous comprenez!»

Je balbutie et ne trouve rien à répondre; je pense comme lui.

«Mon père payera ces huit jours.

—Il le peut. Votre père a plus gagné que moi cette année, et il n'avait pas besoin de venir demander une remise de trois cent francs sur votre pension.»

C'est pour trois cent francs que j'ai tant souffert!

23 Madame Vingtras à Paris

«Jacques!»

C'est ma mère! Elle s'avance et, mécaniquement, me prend la tête.
Le petit Japonais rit, le créole bâille,—il bâille toujours.

Ma tête a été prise de côté, et ma mère a toutes les peines du monde à trouver une place convenable pour m'embrasser.

On nous a fait entrer dans une chambre où l'on voit à peine clair, c'est le soir, et la bougie que le concierge apporte ne jette qu'une faible lumière.

«Comme tu as grandi! comme tu es devenu fort!»

C'est son premier mot. Elle ne me laisse pas le temps de parler; elle me tourne, retourne, et vire sur ses petites jambes.

«Embrasse-moi donc comme il faut; va, ne sois pas méchant pour ta mère.»

C'est dit d'assez bon coeur. Elle crie toujours:

«Tu as si bonne tournure! Je t'ai apporté un habit à la française; je te ferai faire des bottes. Mais fais-toi donc voir: de la moustache! tu as des moustaches!»

Elle n'y peut plus tenir de joie, d'orgueil. Elle lève les mains au ciel et va tomber à genoux.

«C'est que tu es beau garçon, sais-tu!»

Elle me dévisage encore.

«Tout le portrait de sa mère!»

Je ne crois pas. J'ai la tête taillée comme à coups de serpe, les pommettes qui avancent et les mâchoires aussi, des dents aiguës comme celles d'un chien. J'ai du chien. J'ai aussi de la toupie, le teint jaune comme du buis.

Quant à mes yeux, prétendait Mme Allard, la lingère, qui me demanda une fois si je la trouvais potelée, je ne pouvais pas cacher que j'étais Auvergnat; ils ressemblaient à deux morceaux de charbon neuf.

«Tu as l'air sérieux, sais-tu?»

Peut-être bien. Cette année-là a été la plus dure. J'ai été humilié pour de bon, sans gaieté pour faire balance.

J'ai aussi un dégoût au coeur. Ma désillusion de Paris a été profonde.

Je vois l'horizon bête, la vie plate, l'avenir laid. Je suis dans la grande Babylone! Ce n'est que cela, Babylone!

Les gens y sont si petits! Je n'ai entendu que parler latin!

Dimanche et semaine, j'ai été à la merci de ce Legnagna, qui est né faible, envieux, capon, et que l'insuccès a encore aigri.

Ces dix derniers jours m'ont pesé comme un supplice.

«Pourquoi ne m'écrivais-tu pas?

—Je m'attendais à partir d'un jour à l'autre», dit ma mère.

C'était pour épargner un timbre. Je lui parle des reproches de pauvreté qu'on me faisait, des humiliations que j'ai bues.

«C'est lui qui parle de notre pauvreté! Quand il aura gagné ce qu'a gagné ton père cette année, il pourra dire quelque chose…

—Mais alors, si mon père a gagné de l'argent, pourquoi ne pas lui avoir payé ma pension au prix des autres, quand je vous ai écrit qu'il m'insultait et que j'étais si malheureux?

—Des insultes, des insultes?—Eh bien, après? Est-ce que tu t'en portes plus mal, dis, mon garçon? Nous aurons toujours épargné trois cents francs, et tu seras bien content de les trouver après notre mort. Il y a trois cents francs et plus, tiens là-dedans… Ce n'est pas lui qui les aura!»

Elle rit et tape sur sa poche.

«Il faut faire comme ça dans le monde, vois-tu; maintenant que tu es grand, tu dois le savoir. Crois-tu par hasard qu'il t'a pris pour tes beaux yeux et pour nous faire la charité? Non, on t'a pris comme une bonne vache, tu ne vêles pas comme ils veulent, tu n'as pas des prix à leur grand concours. Il fallait choisir mieux: qu'ils te tâtent avant que tu commences. Je vais lui dire son affaire, moi, attends un peu, va!»

Je souffre de la voir se fâcher ainsi. Cet homme que je croyais haïr, voilà qu'il me fait de la peine!

Tout en m'annonçant ses intentions de le _sabouler _d'importance, ma mère dit:

«Fais tes paquets!»

Nous étions déjà dans le corridor,—le concierge y était aussi.

«Madame, rien ne peut sortir de la maison.

—Les affaires de mon fils!—Je n'aurais pas le droit de prendre son linge? Les chaussettes de mon enfant!… C'est votre Gnagnagna qui a dit ça?

—Non. C'est le propriétaire, à qui M. Legnagna doit, et qui a donné la consigne. Il y a le boulanger aussi qui a une note, puis le boucher…

Triste homme, oui, triste homme! Il bousculait les pauvres, car il n'y avait pas que moi qu'il traitât mal. Tous ceux qui étaient abandonnés ou à prix réduit recevaient ses crachats, et les petits même recevaient des coups.

Il est bête,—on parle de lui comme d'un type, entre pensions.
On emploie son nom pour dire cuistre, bêta et un peu cafard.

Le raisonnement que vient de me tenir ma mère, l'argument de la vache, m'a ôté des scrupules, m'a frappé.

Cette vache… c'est vrai! Ils ne m'ont pas pris pour mes beaux yeux, bien sûr!

«Non, va, tu peux être tranquille», a repris ma mère, qui lisait mes réflexions dans mon silence et mon regard.

Je le plains tout de même, ce malheureux. J'obtiens de ma mère qu'elle ne fasse pas de scène, et nous obtenons du propriétaire qu'il laisse sortir mon trousseau.

On quitte la pension, je ne sais comment. On prend un fiacre pour aller rejoindre les malles que ma mère a laissées au bureau de la diligence.

Elle murmure toujours des injures contre Legnagna; ce sont des ricanements, des cris: elle le blague et le bouscule de la voix, du geste, comme s'il était là:

«Voulez-vous bien vous taire! Ah! si vous m'aviez dit ce que vous lui avez dit! (Se tournant vers moi.) Tu n'as pas eu de coeur de t'être laissé traiter ainsi! Ah! tu n'es pas le fils de ta mère!»

Suis-je un enfant du hasard? Ai-je été fouetté par erreur pendant treize ans? Parlez, vous que j'ai appelée jusqu'ici genitrix, ma mère, dont j'ai été le cara soboles, parlez!

«Et où allons-nous, maintenant?»

Ma mère me pose cette question quand nous sommes déjà empilés dans la voiture. Le cocher attend.

«Nous n'allons pas coucher dans le fiacre, n'est-ce pas? Voilà un an que tu es à Paris, et tu ne sais pas encore où mener ta mère, tu ne connais pas un endroit où descendre?»

Je connais la Sorbonne?—Le Sanglier?—Est-ce qu'on lui ferait un lit aux Hollandais?

«Allons, c'est moi qui vais te conduire! Ah! les enfants.»

Elle me pousse vers la portière.

«Appelle le cocher?

—Cocher!»

Il arrête et se penche.

«Connaissez-vous l'Écu-de-France?

—C'est à Dijon, ça, ma bourgeoise!

—Dans toutes les villes, il y a un hôtel qui s'appelle l'Écu-de-France.

—Connais pas ici!»

Relevant son châle sur ses épaules, prenant son sac de voyage d'une main, elle empoigne la portière de l'autre et saute à terre.

«Je ne resterai pas une minute de plus dans cette voiture.

—Comme vous voudrez, mes enfants; j'aime pas trimbaler du monde qui est si chose que ça! Payez l'heure, et voilà vos malles.»

Nous payons,—et l'histoire d'Orléans, de la place de la Pucelle, de Nantes et du quai recommence. Nous sommes debout devant des colis et des cartons à chapeau qui s'écroulent. Ma mère ne peut pas entrer dans une ville sans embarrasser la voie!…

Elle me donne des coups de parapluie.

«Mais remue-toi donc!»

Je remue ce que je peux, il faut que je veille aux cartons, je n'ai pas grand-chose de libre sur moi, tout est pris, il me reste un doigt.

«Arrête une autre voiture.»

Je fais signe à un nouvel automédon[11], mais l'équilibre a des lois fatales qu'il ne faut pas violer, et ce signe me perd! La montagne de bagages s'écroule.—Ma mère pousse un cri! Les voitures s'arrêtent, des sergents de ville accourent,—toujours! toujours! Quelle spécialité!

Que serions-nous devenus sans des philanthropes qui passaient par là?

Ils ne nous demandèrent rien qui pût attenter à nos convictions politiques ou religieuses! Non, rien. Ils nous aidèrent de leurs conseils, sans exiger ni transaction de conscience ni lâcheté. Ce n'est pas les jésuites qui auraient fait ça!

Ils nous conseillèrent d'aller en face, «Juste en face, où il y a un écriteau», et ils nous apprirent que les chambres meublées étaient pour les gens qui n'en avaient pas.

«Tu ne le savais donc pas, Jacques! dit ma mère. C'est les vers latins qui l'auront rendu comme ça! ou peut-être un coup. Tu n'es pas tombé sur la tête, dis?

—Non, sur le derrière seulement.»

Ma mère paraît un peu plus tranquille.

Nous sommes installés: une chambre et un cabinet.

Des cris dans la chambre de ma mère…

«Jacques, Jacques!

—Me voilà.»

À peine j'ai le temps de passer mon pantalon, mais j'ai tout le mal du monde pour le garder.

Elle l'a attrapé par le fond et elle m'attire à elle, à rebours.

«Es-tu mon fils?»

Je commence à être sérieusement inquiet. Elle me l'a déjà demandé une fois.

Je vois, éparpillées sur la table, deux culottes et deux vestes que j'ai portées toute cette année.

Elle me fait tourner brusquement et me fixe comme si elle soupçonnait toujours que je lui ai présenté un étranger à ma place.

Enfin, presque sûre que je ne me suis pas trompé, avertie d'ailleurs par la voix du sang, elle laisse échapper sa douleur.

«Jacques, dit-elle, Jacques, sont-ce là les culottes, sont-ce là les vestes, est-ce l'habit bleu barbeau que je t'ai envoyés? Je sais comme un habit est tout de suite sale avec toi, je le sais, mais je ne puis pas croire que tu aies mangé la couleur pour t'amuser, et puis ce que je t'ai envoyé était plus large! Il y avait une ressource dans le fond, du flottant, de l'air, de la place! Ici, rien! rien!»

«Jacques, nous l'avons cousu ensemble, ton père et moi! Je te l'ai écrit, tu le savais!—Qu'ont-ils fait de mon fils?»

C'est la troisième fois qu'elle a l'air d'être inquiète! Je me tâte.

«Mais explique-toi, imbécile!»

Oh non, elle m'a bien reconnu.

J'explique l'histoire des vêtements.

J'avais usé les habits que je portais en arrivant. Ceux qu'on m'avait envoyés, taillés par mon père, cousus par ma mère, étaient trop larges; il aurait pu tenir quelqu'un avec moi dedans. Je ne connaissais personne.

Je suis tombé sur Rajoux qui était deux fois gros comme moi, et qui avait, lui, des habits trop petits.

Il m'a demandé si je voulais changer, que j'avais une si drôle de tournure avec ces fonds trop abondants. Ça inquiétait beaucoup de gens de me voir marcher avec difficulté! Que ne disait-on pas?

Nous avons signé le marché un jour au dortoir; il m'a donné ses frusques, j'ai pris les siennes, et j'ai pu jouer aux barres de nouveau.

Ma mère se taisait. J'attendais, accablé; enfin elle sortit de son silence.

«Ah! ce n'est pas du mauvais drap!… Mais il ne devait rien y connaître, ton Rajoux, tu aurais pu demander quelque chose en retour, un gilet de flanelle, un bout de caleçon. Ah! si ç'avait été moi! va! Oui, le drap est bon. Seulement nous n'avons pas de pièce (examinant un fond rayé); pour ce fond là, je ne vois que le tapis de ma chambre. Je pourrai arranger cette doublure avec mes vieux rideaux.»

Diable!

«Tu ne peux pas faire des conquêtes avec ça, par exemple. Et moi j'aime bien un homme qui a un peu de coquetterie dans sa toilette, —une redingote verte, un pantalon à carreaux… Oh! je ne voudrais pas qu'on en abuse! Plaire, mais non pas se lancer dans le vice; parce qu'on est bien mis, ne pas rouler dans la vie dorée, non! mais, tu diras ce que tu voudras, un brin d'originalité ne fait pas mal, et je ne t'en aurais pas voulu, si on s'était retourné pour te regarder à mon bras dans la rue. Qui est-ce qui se retournera pour te regarder? personne! Tu passeras inaperçu. Enfin, si tu es modeste!… (il y a un peu d'ironie et de désappointement dans l'accent), mais c'est du bon, je ne dis pas que ce n'est pas du bon.»

«Où me mènes-tu dîner?»

Elle dit ça presque comme Mlle Herminie le disait à Radigon, en me câlinant.

Il me va et me touche, cet air bon enfant, et je lui parle tout de suite de Tavernier, à trente-deux sous.

«Je voudrais aller une fois aux Frères-Provençaux ou chez Véfour? —pour une fois, on n'en meurt pas, va; puis ton père a fait une si bonne année!»

J'ai eu toutes les peines du monde à éviter Véfour. Elle était disposée à ne pas lésiner; s'il fallait dix francs, on les mettrait! «Ah! tant pis! on fait la noce!»

Dix francs, fichtre!—j'entrevis la note montant à un louis, ma mère les appelant voleurs. «Je sais le prix de la viande, moi! Vous ne m'apprendrez pas ce que c'est qu'un rognon. Vingt sous pour un fromage!»

Je mentis un peu, je dis qu'il y avait des amis qui y avaient dîné, et qu'ils m'avaient juré que les côtelettes coûtaient trente sous.

«On s'est moqué de toi, mon garçon! Ah! tu ne t'es pas plus déluré que ça dans ton Paris! Tu ne me feras pas croire qu'on demande trente sous pour une côtelette. Mais avec trente sous on peut avoir un petit cochon dans nos pays!

—Ce n'est pas si bon qu'on le croit! (je hasarde cela timidement.)

—Si c'est mauvais, je leur savonnerai la tête pour leurs dix francs, sois tranquille!»

Je ne l'étais pas, et je reprends:

«Essayons de Tavernier d'abord, crois-moi.»

Nous allons chez Tavernier.

Elle a commencé par dire en entrant: «C'est trop beau ici pour qu'ils donnent bon; tout ça, c'est du flafla, vois-tu?»

Elle parlait tout haut, comme chez elle, et j'étais tout honteux en voyant la dame du comptoir des desserts qui l'entendait.

Pour trouver une place, nous avons fait trois fois le tour de la salle. On commence à dire que nous passons bien souvent! Enfin ma mère paraît fixée.

«Nous serons bien ici…—non, de ce côté-là…—Va-t'en voir si nous ne pourrions pas nous mettre près de la fenêtre, au fond.»

Je traverse le restaurant, rouge jusqu'aux oreilles.

Nous interrompons la circulation des garçons de salle et la délivrance des menus. Il m'arrive deux ou trois fois de m'opposer absolument au passage d'une sole et d'un oeuf sur le plat. Le garçon prenait à gauche, moi aussi!—À droite: il me trouvait encore! Il allait droit—halte-là!

Des paris s'engagent dans le fond.

—Passera, passera pas!

Ma mère disait: C'est mon fils!

«Je vous en félicite, madame!»

Je parviens à la rejoindre; le garçon m'a filé sous le bras, aux applaudissements des spectateurs. Ceux qui ont perdu à cause de moi règlent leurs paris en louchant de mon côté, en me regardant d'un air courroucé.

Nous sommes plus forts à deux; ma mère ne veut plus me quitter.

«Restons ensemble!» dit-elle.

Nous nous portons sur un point stratégique qui nous paraît le plus sûr, et nous tenons conseil.

On nous regarde beaucoup.

«Tu as faim? mon pauvre enfant!»

Pourquoi m'appelle-t-elle son pauvre enfant devant tout ce monde-là?

Une scie s'organise.

«Va rincer l'pau…

Consoler l'pau…

Remplir l'pau… vre enfant.»

Mais on est allé avertir le patron, qui mettait du vin en bouteilles. Il arrive avec sa serviette qui frémit sous son bras.

«Êtes-vous venus pour dîner? Voyons!»

Je réponds «non», audacieusement.

Étonnement de cet homme,—murmure de la foule.

J'ai dit non, parce qu'il avait l'air si furieux!

«Vous n'êtes pas venus pour dîner? Pour quoi faire donc?

—Monsieur, je m'appelle Mme Vingtras, j'arrive de Nantes.—Il s'appelle Jacques, lui!»

On crie bravo dans la salle.—Écoutez! écoutez! laissez parler l'orateur.

Mes oreilles tintent. Je n'entends plus. Je distingue seulement que le patron dit: Il faut en finir!

On vint à bout de nous; on nous accula dans un coin.

J'avouai à la fin que nous étions venus pour dîner.

On nous servit en se tenant sur la défensive.

«Je connais ça, disait un des garçons, un vieux; ce sont des frimes, ils font les ânes pour avoir du foin, tout à l'heure, ils pisseront à l'anglaise.»

«J'aime autant un autre restaurant, et toi? demande ma mère.

—Moi aussi, oh! oui, moi aussi. Je déteste la chanson: _Rincer l'pau…, vider l'pau… _Nous irons chez Bessay, il est à deux pas justement, et ce n'est que vingt-deux sous.»

Ma mère s'installe chez Bessay.

«Qu'allez-vous me donner, monsieur le garçon?

—Maman, on ne dit pas _monsieur _le garçon?

—Ah! tu es devenu impoli, maintenant! Il ne faut pas être si fier avec les gens, on ne sait pas ce qu'on peut devenir, mon enfant!»

Le garçon n'a pas répondu à la question polie de ma mère, il est occupé avec un client, à qui il dit:

«Nous avons une tête de veau, n'est-ce pas?»

Le monsieur fait signe que oui, il ne nie pas, il a bien une tête de veau.

Le garçon revient à nous.

«Voyons, que nous conseillez-vous? dit ma mère.

—Je vous recommande le fricandeau.

—Je ne suis pas venue à Paris pour manger ce que je puis manger chez moi,—non.—Que mangeriez-vous, vous-même? Dites-nous ça?»

Elle compte qu'il lui parlera comme un ami. «Là, voyons, qu'y a-t-il de bon?… De quel pays êtes-vous?» Il propose un plat, elle a l'air d'accepter, mais non, non, elle a réfléchi…

«Jacques, rappelle-le!

—Garçon?»

Je dis ça timidement, comme on sonne à la porte d'un dentiste.
J'espère qu'il ne m'entendra pas.

«Tu ne vois donc pas qu'il s'en va: cours après lui, cours donc!»

Je rattrape le garçon qui, un pied en l'air, la tête en bas, crie d'une voix de stentor dans l'escalier:

«ET MES TRIPES?»

Il se retourne brusquement:

«Qu'y a-t-il?

—Ce n'est pas un rôti qu'il faut.

—Qu'est-ce qu'il faut, alors!»

Ma mère, du fond de la salle:

«Une bonne côtelette, pas très grasse; si elle est grasse, il n'en faut pas; avec une assiette bien chaude, s'il vous plaît!»

«La côtelette… enlevons!

—Je vous ai dit: pas grasse!

—Ce n'est pas gras, ça, madame!

—Voyons, mon ami, si vous êtes franc…»

Le garçon a disparu.

Ma mère tourne et retourne la côtelette du bout de sa fourchette; elle finit par accoucher de cette proposition:

«Jacques, va t'informer à la cuisine si on veut te la changer.

—Maman!

—Si on ne peut pas avoir ce qu'on aime, avec son argent! Ne dirait-on pas que nous demandons la charité, maintenant! (d'une voix tendre): Tu voudrais donc que je mange quelque chose qui me ferait du mal? Va prier qu'on la change, va, mon ami.»

Je ne sais où me fourrer; on ne voit que moi, on n'entend que nous; je trouve un biais, et d'un air espiègle et boudeur (je crois même que je mords mon petit doigt):

«Moi qui aime tant le gras!

—Tu l'aimes donc, maintenant? Qu'est-ce que je te disais, quand j'étais forcée de te fouetter pour que tu en manges,—que tu en serais fou un jour?—Tiens, mon enfant, régale-toi.»

Je déteste toujours le gras, mais je ne vois que ce moyen pour ne pas reporter la côtelette, puis je pourrai peut-être escamoter ce gras-là. En effet, j'arrive à en fourrer un morceau dans mon gousset, et un autre dans ma poche de derrière.

Mais un soir ma mère me prend à part; elle a à me parler sérieusement:

«Ce n'est pas tout ça, mon garçon, il faut savoir ce que nous allons faire maintenant. Voilà une semaine que nous courons les théâtres, que nous nous gobergeons dans les restaurants, et nous n'avons rien décidé pour ton avenir.»

Chaque fois que ma mère va être solennelle, il me passe des sueurs dans le dos. Elle a été bonne femme pendant sept jours; le huitième, elle me fait remarquer qu'elle se saigne aux quatre veines, que j'en prends bien à mon aise. «On voit bien que ce n'est pas toi qui gagnes l'argent. Le restaurant, ce n'est que vingt-deux sous pour un, mais pour deux, c'est quarante-quatre sous, sans compter le garçon. Tu as voulu qu'on lui donnât trois sous! Je les ai donnés, c'est bien, quand deux auraient suffi parfaitement; si c'était moi, je ne donnerais rien, pas ça!»

Elle a une façon de souligner les plaisirs qu'elle m'offre qui les gâte un peu.

Quand nous sommes allés au Palais-Royal, par exemple, il faut que je rie pendant deux jours—pour bien montrer que ça n'a pas été de l'argent perdu.—Si je ne me tords pas les côtes, elle dit: «C'était bien la peine de dépenser quatre francs!»

Je ris autant que je puis! Dès qu'elle tourne la tête, je me repose un peu, mais ça fatigue tout de même.

Elle m'a mené voir l'Hippodrome—nous sommes revenus à pied.
Elle aime marcher, moi pas. J'ai l'air mélancolique.

«Monsieur fait le triste, maintenant! Tu ne faisais pas le triste quand tu jouais au mirliflore dans une bonne seconde et que tu regardais les écuyères.»

Au mirliflore???

«Allons! Que va-t-on faire de toi?

—Je n'en sais rien!

—As-tu une idée?

—Non.

—Il faut finir tes classes.»

Je n'en vois pas la nécessité.

Ma mère devine le fond de ma pensée.

«Je parie,—oui, je parie!—qu'il consentirait à ce que les sacrifices qu'on a faits pour lui soient perdus. Il accepterait de quitter le collège, tenez! Il laisserait ses études en plan!…»

Pour ce que ça m'amuse et pour ce que ça me servira!… (c'est en dedans toujours que je fais ces réflexions).

«Mais répondras-tu, crie ma mère, me répondras-tu?

—À quoi voulez-vous que je réponde?

—Que comptes-tu faire? As-tu une idée, quelque chose en tête?»

Je ne réponds pas, mais tout bas je me dis:

Oui, j'ai une idée et quelque chose en tête! J'ai l'idée que le temps passé sur ce latin, ce grec—ces blagues! est du temps perdu; j'ai en tête que j'avais raison étant tout petit, quand je voulais apprendre un état! J'ai hâte de gagner mon pain et de me suffire!

Je suis las des douleurs que j'ai eues et las aussi des plaisirs qu'on me donne. J'aime mieux ne pas recevoir d'éducation et ne pas recevoir d'insultes. Je ne veux pas aller au théâtre le lundi, pour que le mardi on me reproche de m'y avoir conduit; je sens que je serai malheureux toujours avec vous, tant que vous pourrez me dire que je vous coûte un sou!…

Voilà ce que je pense, ma mère.

J'ai à vous dire autre chose encore;—malgré moi, je me souviens des jours, où, tout enfant, j'ai souffert de votre colère. Il me passe parfois des bouffées de rancune, et je ne serai content, voulez-vous le savoir, que le jour où je serai loin de vous!…

Ces pensées-là, à un moment, m'échappent tout haut!

Ma mère en est devenue pâle.

«Oui, je veux entrer dans une usine, je veux être d'un atelier, je porterai les caisses, je mettrai les volets, je balayerai la place, mais j'apprendrai un métier. J'aurai cinq francs par jour quand je le saurai. Je vous rendrai alors l'argent du Palais-Royal, et les trois sous du garçon…

—Tu veux désespérer ton père, malheureux!

—Laissez-moi donc avec vos désespoirs! Ce que je veux, c'est ne pas prendre sa profession, un métier de chien savant! Je ne veux pas devenir bête comme N***, bête comme D***. J'aime mieux une veste comme mon oncle Joseph, ma paye le samedi, et le droit d'aller où je veux le dimanche.»

………………………………

«Et tu voudrais ne plus nous voir, tu dis?»

Elle a oublié toutes les autres colères qui blessent son orgueil, dérangent ses plans, déconcertent sa vie, pour ne se rappeler qu'une phrase, celle où j'ai crié que je ne les aimais pas, et ne voulais plus les voir!

Son air de tristesse m'a tout ému; je lui prends les mains.

«Tu pleures?»

Elle n'a pu retenir un sanglot, et avec un geste si chagrin, comme j'en ai vu dans les tableaux d'église, elle a laissé tomber sa tête dans ses mains…

Quand elle releva son visage, je ne la reconnaissais plus: il y avait sur ce masque de paysanne toute la poésie de la douleur; elle était blanche comme une grande dame, avec des larmes comme des perles dans les yeux.

«Pardon!»

Elle me prit la main. Je demandai pardon encore une fois.

«Je n'ai pas à te pardonner… J'ai à te demander seulement, vois-tu, de ne plus me dire de ces mots durs.»

Elle baissa la voix et murmura:

«Surtout si je les ai mérités, mon enfant…

—Non, non, dis-je à travers mes pleurs.

—Peut-être, fit-elle. Je veux être seule ce soir; tu peux sortir… Laisse-moi. Laisse-moi.»

Elle me fit donner la clef—«pour qu'il puisse rester jusqu'à minuit», avait-elle dit à M. Molay, le propriétaire.

Je pris le premier chemin qui s'ouvrit devant moi, je me perdis dans une rue déserte, et je pensai, tout le soir, aux paroles touchantes qui venaient d'effacer tant de paroles dures et de gestes cruels…

«Jacques? est-ce que tu veux nous accorder cette grâce d'aller encore au collège?

—Oui, mère.»

Je ne l'appelai plus que «mère» à partir de ce jour jusqu'à sa mort.

«Ah! tu me fais plaisir! Merci, mon enfant! Vois-tu! J'aurais tant souffert de voir qu'après avoir fait toutes tes classes tu t'arrêtais avant la fin. C'est pour ton père que ça me faisait de la peine. Tu le contenteras, tu seras bachelier, et puis après… Après, tu feras ce que tu voudras… puisque tu serais malheureux de faire ce que nous voulons…»

Il a été décidé, le lendemain du jour où elle avait pleuré, que l'on ne parlerait plus de l'École normale, et que je préparerais simplement mon baccalauréat.

J'ai accepté, heureux d'essuyer avec cette promesse et de laver avec ce sacrifice les yeux de la pauvre femme!

Elle ne me parle plus comme jadis.

Elle est si grave et a si peur de me blesser!

«Je t'ai fait bien souffrir avec mes ridicules, n'est-ce pas?»

Elle ajoute avec émotion:

«C'est toi qui me gronderas maintenant. Tu auras la bourse, d'abord. Ne dis pas non, j'y tiens, je le veux. Puis je suis une vieille femme, tu dois t'ennuyer d'être avec moi tout le temps. Je puis très bien rester à causer avec Mme Molay. Elle me mènera voir les belles choses aussi bien que toi. Je veux que tu aies tes soirées, au moins. Revois tes amis, tes camarades; va chez Matoussaint.»

J'ai rejoint Matoussaint dans une chambre du quartier latin, où il demeure avec un homme qui a dix ans de plus que lui, qui est jacobin et qui écrit dans un journal républicain. Il fait une histoire de la Convention.

Matoussaint écrit sous sa dictée.

Ils étaient en train de causer gravement. On m'a fait bon accueil, mais on a continué la conversation.

Leurs phrases font un bruit d'éperons:

«Un journaliste doit être doublé d'un soldat.»—«Il faut une épée près de la plume.»—«Être prêt à verser dans son écritoire des gouttes de sang.»—«Il y a des heures dans la vie des peuples.»

Matoussaint et son ami le journaliste, comme nous l'appelons, m'ont prêté des volumes que j'ai emportés jeudi. Le dimanche suivant, je n'étais plus le même.

J'étais entré dans l'histoire de la Révolution.

On venait d'ouvrir devant moi un livre où il était question de la misère et de la faim, où je voyais passer des figures qui me rappelaient mon oncle Joseph ou l'oncle Chadenas, des menuisiers avec leurs compas écartés comme une arme, et des paysans dont les fourches avaient du sang au bout des dents.

Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles, en criant que Mme Veto affamait le peuple; et la pique à laquelle était embrochée la miche de pain noir—un drapeau—trouait les pages et me crevait les yeux.

C'était de voir qu'ils étaient des simples comme mes grands-parents, et qu'ils avaient les mains couturées comme mes oncles; c'était de voir les femmes qui ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions un sou dans la rue, et d'apercevoir avec elles des enfants qu'elles traînaient par le poignet; c'était de les entendre parler comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la mère Vincent, comme moi; c'était cela qui me faisait quelque chose et me remuait de la plante des pieds à la racine des cheveux.

Ce n'était plus du latin, cette fois. Ils disaient: «Nous avons faim! Nous voulons êtres libres!»

J'avais mangé du pain trop amer chez nous, j'avais été trop martyr à la maison pour que le bruit de ces cris ne me surprît pas le coeur.

Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que j'avais toujours portés et qui avaient toujours fait rire; je les remplaçais par l'uniforme des _bleus, _je me glissais dans les haillons de Sambre-et-Meuse.

On n'était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était fusillé par l'ennemi, et l'on mourait comme Barra. Vive le peuple!

C'étaient des gens en tablier de cuir, en veste d'ouvrier et en culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres qu'on venait de me donner à lire, et je n'aimais que ces gens-là, parce que, seuls, les pauvres avaient été bons pour moi, quand j'étais petit.

Je me rappelais maintenant des mots que j'avais entendus dans les veillées, les chansons que j'avais entendues dans les champs, les noms de Robespierre ou de Buonaparte au bout de refrains en patois; et un vieux, tout vieux, avec des cheveux blancs, qui vivait seul au bout du village, et qu'on appelait le fou. Il mettait quelquefois sur ses cheveux blancs un bonnet rouge et regardait les cendres d'un oeil fixe.

Je me rappelais celui qu'on appelait le_ sans-culotte_ et qui ne tolérait pas les prêtres. Il était sorti de la maison le jour où sa femme, avant de mourir, avait demandé_ le bon Dieu._

Je me souvenais aussi des gestes qu'on avait faits devant moi, en tapant sur la crosse d'un fusil, ou en allongeant le canon, avec un regard de colère, du côté du château.

Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d'ouvriers, bondissait dans mes veines de savant malgré moi!

Il me prenait des envies d'écrire à l'oncle Joseph et à l'oncle Chadenas… «Soyez sûrs que je ne vous ai pas oubliés, que j'aurais mieux aimé être avec vous, à la charrue ou à l'étable, qu'être dans la maison au latin. Mais si vous marchez contre les aristocrates, appelez-moi!»

«Tu as l'air tout exalté depuis quelque temps», dit ma mère.

C'est vrai;—j'ai sauté d'un monde mort dans un monde vivant.— Cette histoire que je dévore, ce n'est pas l'histoire des dieux, des rois, des saints,—c'est l'histoire de Pierre et de Jean, de Mathurine et de Florimond, l'histoire de mon pays, l'histoire de mon village; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui est à peine séchée.

Comme je profite avec passion de la liberté que me laisse ma mère! J'arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le coeur dans les livres qui sont là, ou pour entendre le journaliste parler du drapeau républicain engagé sur les ponts, et défendu par les brigades au cri de: «Vive la nation! À bas les rois! La liberté ou la mort!»

Être libre? Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais ce que c'est d'être victime; je le sais, tout jeune que je suis.

Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint que nous sommes en campagne, et chacun fait ses rêves.

Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux armées, les épaulettes d'or et la grande ceinture tricolore.

Moi, je me vois sergent, je dis: Allons-y! Eh! mes enfants!

On est tous du même pays, autour du même feu du bivouac, et l'on parle de la Haute-Loire.

Je rêve l'épaulette de laine, le baudrier en ficelle.

Je voudrais être du bataillon de la Moselle. Avec des paysans et des ouvriers. L'oncle Joseph serait capitaine et l'oncle Chadenas, lieutenant.

Nous retournerions faire de la menuiserie, ou moissonner les champs «après la victoire».

Rue Coq-Héron.

Le journaliste nous mène un soir à l'imprimerie, dans le rez-de-chaussée où le journal se tire; il est l'ami d'un des ouvriers.

La machine roule, avale les feuilles et les vomit, les courroies ronflent. Il y a une odeur de résine et d'encre fraîche.

C'est aussi bon que l'odeur du fumier. Ça sent aussi chaud que dans une étable. Les travailleurs sont en manches de chemise, en bonnet de papier. Il y a des commandements comme sur un navire en détresse. Le margeur, comme un mousse, regarde le conducteur, qui surveille comme un capitaine.

Un rouleau de la machine s'est cassé.—Ohé!—oh!

On arrête,—et, cinq minutes après, la bête de bois et de fer se remet à souffler.

J'ai trouvé l'état qui me convient…

J'aurai, moi aussi, le bourgeron bleu et le bonnet de papier gris, j'appuierai sur cette roue, je brusquerai ces rouleaux, je respirerai ce parfum,—c'est grisant, vrai! comme du gros vin.

Compositeur? Non.—Imprimeur, à la bonne heure!

Le beau métier, où l'on entend vivre et gémir une machine, où tout le monde à un moment est ému comme dans une bataille.

Il faut être fort,—de grands gestes. Il y a du fer, du bruit, j'aime ça. On gagne sa vie, et l'on lit le premier le journal.

Je n'en parle pas; je garde pour moi mon projet. Je sens que c'est une force d'être muet, quand ce que l'on veut est ce que les autres ne veulent pas. Je ne dirai rien, mais quelle joie!

Il y a un peu de vanité cruelle dans cette joie-là.

Je pense que je vais être si supérieur aux camarades qui mènent la vie de bohème!—il n'y a pas à dire—parce qu'ils n'ont pas d'ouvrage sûr; tandis que moi, je me ferai mes cinq francs par jour vaille que vaille, en ne fatiguant que mes bras.

Je ne dépendrai de personne, et la nuit je lirai, le dimanche j'écrirai.—Je serai d'une société secrète, si je veux.— J'aurai mangé quand j'irai, et je pourrai encore donner quelque chose pour les prisonniers politiques ou pour acheter des armes…

Vivre en travaillant, mourir en combattant!

«Jacques, j'ai reçu une lettre de ton père, qui décide que nous retournerons à Nantes pour que tu prépares ton baccalauréat avec lui.»

Je n'y pensais plus. J'étais dans la révolution jusqu'au cou, et j'aimais Paris maintenant. Cette imprimerie!… Puis nous avions été manger des_ ordinaires_ dans des crèmeries, où il venait des ouvriers qui avaient appartenu aux Saisons et qui avaient été mêlés à des émeutes.

La blouse et la redingote s'asseyaient à la même table et l'on trinquait.

Le dimanche, nous allions dans une goguette, _la Lyre chansonnière _ou les Enfants du Luth: je ne me rappelle plus bien.

Je m'ennuyais un peu quand on chantait des gaudrioles; mais on disait tout à coup: «C'est Festeau, c'est Gille.» Et il me semblait entendre dans le lointain la batterie sourde d'un tambour républicain; puis la batterie était plus claire, Gille entonnait, et cette musique tirait à pleines volées sur mon coeur.

Je ne sais pas cependant si je ne préfère pas aux chansons qui parlent de ceux qui vont se battre et mourir, les chansons de batteur de blé ou de forgeron, qu'un grand mécanicien, qui a l'air doux comme un agneau, mais fort comme un boeuf, chante à pleine voix. Il parle de la poésie de l'atelier,—le grondement et le brasier,—il parle de la ménagère qui dit: «Courage, mon homme, —travaille,—c'est pour le moutard.»

À ce moment, le chanteur baisse la voix. «Fermez la fenêtre», dit quelqu'un. Et l'on salue au refrain:

Le drapeau que le peuple avait à Saint-Merry!

Il y a de la révolte au coin des vers.—Moi, j'en mets du moins, moi qui, hier, ai ouvert l'Histoire de dix ans, qui n'en suis plus à 93. J'en suis à Lyon et au drapeau noir. Les tisseurs se fâchent, et ils crient: Du pain ou du plomb!

«Jacques, c'est lundi que nous partirons pour Nantes.»

Un coup de couteau ne me ferait pas plus de mal.

Il y a un mois, je serais parti content, et j'aurais peut-être craché sur Paris en passant la barrière, tant j'avais été étouffé là-dedans, tant j'avais eu de désillusions en voyant mes camarades et mes maîtres.

Mais depuis un mois, il y a eu les larmes de ma mère et, au lendemain de cette scène, la liberté pleine; de temps en temps quarante sous, pour souper d'un peu de cochon avec des amis, et, le dimanche, dîner d'un boeuf braisé à Ramponneau.

J'ai été mêlé à la foule, j'ai entendu rire en mauvais français, mais de bon coeur. J'ai entendu parler du peuple et des citoyens: on disait Liberté et non pas Libertas.

Il a toujours été question de pauvreté autour de moi; mon père a été humilié parce qu'il était pauvre, je l'ai été aussi, et voilà qu'au lieu des discours de Caton, de Cicéron, des gens en _o, onis, us, i, orum, _je vois qu'on se réunit sur la place publique pour discuter la misère, et demander du travail ou la mort.

«Hé! Jean-Marie, puisqu'il n'y a pas de miche à la maison, vaut-il pas mieux passer le goût du pain?»

Retourner là-bas?

À qui parlerai-je de République et de révolte?

Est-ce qu'on s'est jamais soulevé à Nantes? Ce serait autre chose à Lyon!

Oh! si je n'avais promis à ma mère!—si elle n'avait pas pleuré!

Si elle n'avait pas pleuré, j'aurais dit: «Je ne veux pas partir.» Le puritain m'aurait placé comme garçon de bureau comme homme de peine, dans un des journaux. Il y a justement (c'était une chance!), il y a une place au National; on donne trente francs par mois pour _tenir la copie, _pour lire à l'homme qui corrige. J'aurais vécu avec ces trente francs-là. Ma besogne faite, je descendais dans l'imprimerie sentir l'encre et le papier, et je demandais aux ouvriers de m'apprendre l'état.

Si j'en parlais à ma mère?

Je lui en parle.

«Tu m'avais dit, cependant…

—C'est vrai, oui.»

Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint. Le journaliste me donne du courage.

«Vous reviendrez, mon cher.

—Écrivez-moi, au moins!

—Oui. Même, dit-il en souriant, si c'est pour vous appeler à l'assaut de l'Élysée.

—Surtout dans ce cas, citoyen!»

24 Le retour

Ah! que la route est triste!

Ma mère voit bien ma douleur et essaye de me consoler, ce qui m'irrite, et je suis forcé de me retenir pour ne pas là brusquer. Je m'en veux de paraître accablé: je n'ai donc pas de courage!

Non, je n'en ai pas; les noms de stations criés à la gare m'entrent dans la poitrine comme des coups de corne.

Beaugency! Amboise! Ancenis!

On signale un château, une ruine; mais c'est tout près de Nantes, cela!

«Jeune homme, nous n'en sommes pas à plus de cinq lieues.

—Oh! mon Dieu!

—Nous y sommes.»

Comme les rues paraissent désertes! Sur le quai où nous demeurons, il y a deux ou trois personnes qui passent,—pas plus. Je reconnais un ancien capitaine sur le banc où je le voyais jadis en allant en classe, puis un nègre en guenilles qui avait des enfants à qui l'on faisait la charité.

Quel silence! on dirait qu'on est dans une campagne.

Je lève les yeux vers la fenêtre de notre appartement.

Mon père est là, maigre, l'air chagrin, immobile.

Il me repoussait quand j'étais petit et qu'on me jetait dans ses bras pour un baiser.

Aussi, chaque fois qu'il y a la solennité d'un départ ou d'une retrouvée, est-ce un embarras pour nous deux!

Il m'offre à embrasser, cette fois, une face pâle, un front de pierre.

Je n'ose pas.

Ma mère nous pousse un peu, j'avance le cou, il tend le sien. Mes cheveux l'aveuglent et sa barbe me pique; nous nous grattons d'un air de rancune tous les deux.

On monte les escaliers sans dire un mot.

Mon père arrive par derrière; on dirait une exécution à la Tour de Londres.

Si l'on exécutait tout de suite,—mais non—mon père _prend des temps _de solennité.

C'est le latin.—C'est le souvenir des pères qui assassinent leurs fils dans l'histoire: Caton, Brutus. Il ne pense pas à m'assassiner, mais au fond, je suis sûr qu'il se trouve lâche, et il voudrait que son fils, que_ Bruticule_ lui en sût gré; et chaque fois que je fais un geste, ou que je dis un mot un peu vif, il fronce les sourcils, serre les lèvres (ça doit le fatiguer beaucoup, ce digne homme!) et il semble me dire: «Tu oublies donc que tu ne vis que par charité, et que je pourrais te donner un coup de hache, te livrer au licteur?»

Il reste antique jusqu'à ce que le nez lui chatouille; ou qu'il ne puisse plus y tenir.

Il s'épuise à la fin, à force de vouloir paraître amer, et il est forcé de se desserrer la mâchoire de temps en temps.

Jamais il n'a été si Brutus qu'aujourd'hui.

Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s'il y avait de la faiblesse dedans, et il se tient dans le fauteuil comme si c'était une chaise curule.

«Vous êtes mon fils, je suis votre père.»

—Oh! oui, tu peux en être sûr, Antoine! a l'air de dire ma mère.

—Il y avait à Rome une loi (m'écoutez-vous, mon fils?) qui donnait au père déshonoré, dans la personne d'un des siens, le droit de faire mourir ce… ce… ce siensuum

Il s'embrouille.

PHILOSOPHIE

«Tu feras ta philosophie jusqu'à Pâques, et à Pâques tu te présenteras au baccalauréat.»

Telle est la décision adoptée.

On me regarde un peu quand je reparais dans la cour des classes.
On m'entoure, et l'on me dévisage. Un garçon qui revient de
Paris… jugez!…

Le professeur est un jeune homme qui, sorti le premier de l'École normale, a été reçu à l'agrégation le premier; qui arrive toujours le premier au cours, et qui se présente toujours le premier à l'économat pour toucher ses appointements. Il loge au premier, dans une maison au fond d'une rue lugubre. Au théâtre, il va aux premières, et au premier rang.

C'est sa mère qui a fait cette combinaison.

«Je veux que tu sois partout, partout, le premier.»

Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur moi pour faire le péripatéticien chez lui, dans son jardin.

Il avait du monde autrefois, à qui il faisait tirer de l'eau pour arroser son potager; il n'a plus personne.

Il pense que moi, fils de collègue—qui suis d'Éleusis aussi,— j'ai l'étoffe d'un disciple et d'un tireur d'eau.

Je ne sais comment il a été nommé à ce poste-là.

Je trouvais mes professeurs de rhétorique ennuyeux à Paris, mais l'on m'assurait qu'il y avait parmi les professeurs de philosophie des gens qui raisonnaient, qui pensaient, qui avaient la tête pleine.

Une fois même, il y en avait un qui était venu serrer la main du journaliste, quoique ce journaliste fût républicain.

J'avais grande idée de ces chercheurs de vertu.

Mais celui-ci est vraiment comique!

EN CLASSE

«M. Vingtras, quelles sont les preuves de l'existence de Dieu?»

Je me gratte l'oreille.

«Vous ne savez pas?»

Il paraît étonné, il a l'air de dire: «Vous qui arrivez de Paris, voyons!

—Gineston, les preuves de l'existence de Dieu?

—M'sieu, je ne sais pas, il manque des pages dans mon livre.

—Badigeot?

—M'sieu, il y a le consensus omnium!

—Ce qui veut dire?… (Le professeur prend les poses de Socrate accouchant son génie.)

—Ce qui veut dire…—Pitou, souffle-moi donc!

—Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant le malade) que tout le monde est d'accord pour reconnaître un Dieu?

—Oui, m'sieu.

—Ne sentez-vous pas qu'il y a un être au-dessus de nous?»

Badigeot regarde attentivement le plafond! Rafoin y a lancé le matin un petit bonhomme en papier qui pend à un fil au bout d'une boulette de pain mâché.

«Oui, m'sieu, il y a un bonhomme là-haut.

—Bonhomme, bonhomme (dit le professeur qui est myope et n'a pas vu ce qui pend au plafond), mais c'est aussi le Dieu de la Bible. Sa droite est terrible!»

Le mot ne lui a pas déplu, cependant.

«J'aime cette familiarité, tout de même», disait-il en sortant de la classe. «Il y a un_ bonhomme_ là-haut!… Ce cri d'un enfant pour désigner Dieu!»

Il en a parlé en haut lieu.

«Qu'en dites-vous, monsieur le proviseur? N'est-ce pas l'enfant qui ne sait rien, parlant comme le vieillard qui sait tout?— Oui, il y a un bonhomme là-haut!»

À la classe suivante il s'adresse de nouveau à Badigeot et commence en lui rappelant le mot:

«Il y a un bonhomme là-haut?»

—Non, m'sieu, il n'y est plus. Il tenait mal et il est tombé.»

MON ÂME

Le professeur m'a mis aux_ facultés de l'âme._

Les autres n'y sont pas encore, il fait cela pour moi.

Ce n'est qu'après Pâques qu'on sait comment l'âme est faite dans ce collège-ci.

Il y a sept facultés de l'âme.

«Comptez sur vos doigts, c'est plus facile», me dit le maître.

On annonce à Nantes l'arrivée d'un professeur de Faculté célèbre,
M. Chalmat. Chalmat lui-même est dans nos murs!

Il a connu mon père à Paris, au moment de l'agrégation.

Ils dînaient à côté l'un de l'autre, dans un restaurant à prix fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit, que mon père prit. Il y avait l'adresse, et il put rapporter le paquet à son propriétaire désespéré.

«Quand vous aurez besoin de moi, dit le philosophe, je suis là.»

Il était là, en chair et en os, par hasard, et par hasard aussi il y avait un appartement meublé dans notre maison, ce qui fit de lui notre voisin.

M. Chalmat dormait sur le même carré que nous.

Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je l'entendais qui disait: «Il y en a HUIT, HUIT! Oui, il y en a HUIT.»

Il voulut me faire un cadeau.

Il nous prit à part, mon père et moi; il nous parla à coeur ouvert.

«Mes amis, dit-il (il m'honorait moi-même de ce nom), je désire vous payer du service que vous m'avez rendu jadis, en sauvant mon manuscrit. Je n'ai pas de fortune, mais je vous donnerai ce que j'ai, le résultat de vingt ans de réflexions et de travail!»

Mon père semble dire: «c'est trop».

«Non, non! Écoutez-moi bien.»

Nous retenons notre souffle, on aurait entendu voler une mouche.

«On vous dit qu'il y a sept facultés de l'âme? Il y en a huit!»

On me trompait donc? on me volait d'une? Pourquoi? Que signifie?

«Oui, oui, c'est comme ça», et M. Chalmat me montrait ses cinq doigts de la main droite et trois autres couchés dans la main gauche.

Il a ajouté avec bonté:

«Servez-vous de la découverte, je vous y autorise; on l'ignore encore, dans deux mois seulement ce sera dans mes livres.»

Rennes, lundi.

Je suis arrivé ce matin. Demain, la version. Mon père voulait me suivre à Rennes, mais il est forcé de rester avec ses pensionnaires.

Mardi.

Je suis le second en version.

J'ai fait encore trop près du texte, sans cela j'aurais été le premier.

Cette après-midi, l'examen.

Je repasse, je repasse, comme si je pouvais avaler le Manuel en trois bouchées.

«Monsieur Vingtras!»

C'est mon tour.

On tire les boules.

«Traduisez-moi ceci, traduisez-moi cela.»

Je traduis comme un ange.

«On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez été bercé sur les genoux d'une tête universitaire, mais encore que vous vous êtes abreuvé aux grandes sources, que vous avez passé par cette belle école de Paris, à laquelle nous avons tous appartenu. (Se ravisant.) Ah! non, pas tous; il y a notre collègue M. Gendrel.»

M. Gendrel est le professeur de philosophie. Il est licencié de province, docteur ès lettres de province; il n'a pas bu aux fortes sources comme eux, comme moi, et, comme c'est un cafard, à ce qu'on dit, le doyen le pique chaque fois qu'il le peut. Il m'a pris pour prétexte à l'instant.

M. Gendrel est jaune, jaune comme un coing, avec des lunettes comme celles de Bergougnard.

Je passe par le professeur de mathématiques avant d'arriver à lui.

Je ne sais pas grand-chose de ce qu'on me demande, mais l'éloge qu'on vient de m'adresser publiquement engage le professeur à être indulgent.

«Qu'est-ce que le pendule compensateur?

—C'est un pendule qui compense.

—Bien, très bien!»

Se penchant à l'oreille du doyen:

«Il est intelligent.»

Se retournant vers moi:

«Et la machine pneumatique, quel est son usage?

—La machine pneumatique?…

—Oh! je ne vous demande pas grands détails. C'est pour faire le vide, n'est-ce pas? Et si on met des oiseaux dedans, ils meurent. Bien, très bien!»

Il reprend:

«Vous avez en géométrie la section d'un cône?»

Oui, mais il me faut un chapeau pour faire une bonne démonstration, comme avec les plâtres du vieil Italien, et je la fais à la bonne franquette.

Prenant un chapeau qui me tombe sous la main, et d'où je retire un vieux mouchoir, je coupe mon cône.

On rit dans la salle parce que la coiffe est très grasse et le mouchoir très sale; les examinateurs me regardent avec un sourire de bonne humeur.

Le professeur de mathématiques, qui décidément veut faire sa cour au doyen (il doit épouser sa fille), me parle à son tour:

«Monsieur, on voit que vous préférez Virgile à Pythagore; mais comme le disait si bien monsieur le doyen tout à l'heure, vous avez bu aux grandes sources séquanaises, et Pythagore même en a profité.»

Murmure flatteur.

Encore un coup à Gendrel!

C'est à lui que j'ai affaire maintenant.

Il me fixe: ses lunettes flamboient comme des pièces de cent sous toutes neuves.

Il lui prend l'envie de se moucher.

Il cherche son mouchoir, c'est lui que j'ai retiré tout à l'heure et remis dans la coiffe si grasse.

C'était le chapeau de Gendrel.

Je suis perdu!

Il m'en veut pour les allusions que le doyen a lancées contre lui sous mon couvert; il m'en veut pour la coiffe et le mouchoir.

Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître.

«Monsieur, vous avez à nous parler des facultés de l'âme.»

(D'une voix ferme): «Combien y en a-t-il?»

Il a l'air d'un juge d'instruction qui veut faire avouer à un assassin, ou d'un cavalier qui enfonce un carré avec le poitrail de son cheval.

«Je vous ai demandé, monsieur, combien il y a de facultés de l'âme?»

Moi, abasourdi: «Il y en a HUIT.»

………………………………

Stupeur dans l'auditoire, agitation au banc des examinateurs!

Il y a un revirement général, comme il s'en produit quelquefois dans les foules, et l'on entend: huit, huit, huit.

Pi—houit!…

J'attends l'opinion de Gendrel. Il me regarde bien en face.

«Vous dites qu'il y a huit facultés de l'âme? Vous ne faites pas honneur à la _source des hautes études _à laquelle monsieur le doyen vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout à l'heure. Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait peut-être huit, monsieur. Nous n'en avons que sept en province

Les examinateurs, qui lui en veulent, ne peuvent cependant accepter ma théorie des huit publiquement, et je vais porter la peine d'avoir lancé à un examen une franchise qui avait besoin de volumes et d'hommes célèbres pour la faire accepter.

Le doyen rentre et dit sèchement: «Monsieur Vingtras est appelé à se présenter à une autre session.»

La foule se retire en se demandant qui je suis, ce que je veux, et où l'on en arriverait si l'on jouait ainsi avec l'âme; je renverse les bases sur lesquelles repose la conscience humaine.

Je n'y tiens pas du tout, moi! C'est la faute à M. Chalmat, qui m'a dit qu'il y en a huit. Je ne suis pas un instrument aux mains d'une secte ou d'une faction.

J'ai dit ce qu'il m'a dit!

Il n'y a donc que sept facultés de l'âme: j'en perds une,—je m'en fiche,—mais je serai forcé de me représenter devant la Faculté de Rennes,—et je ne m'en fiche pas. Je suis bien triste…

Mon père me reçoit, les lèvres serrées, le front plissé, l'oeil cave.

C'est qu'il n'est pas seulement blessé dans ma personne! Il l'est dans son propre orgueil!

Un élève qui lui en veut a retourné le poignard dans la plaie.

Le soir du même jour où l'on apprit que j'étais refusé, on lisait sur notre porte:

À LA BOULE NOIRE
AUBERGE DES RETOQUÉS
AGRÉGATION ET BACCALAURÉAT
(On porte tout de même des participes en ville)

_On porte tout de même des participes en ville! _c'est-à-dire qu'on donne des répétitions tout de même et qu'on demande vingt-cinq francs par mois, tout comme si on avait été reçu d'emblée, comme si on avait passé des agrégations du premier coup, et comme si le fils de la maison avait jonglé avec des blanches!…

«Jacques, il vaut mieux que tu ne te mettes pas à table avec nous.»

Ma pauvre mère ne vit plus. Elle assiste chaque jour à des scènes pénibles.

Mon père me reproche le pain que je mange.

On m'apporte des provisions dans ma chambre, comme à un homme qui se cache.

«Oh! je ne veux plus de cette vie! Je veux repartir pour Paris.

—Dans ces habits?» dit ma mère en regardant mes hardes.

Je serai donc toujours écrasé par mon costume!

Ah! je partirai tout de même!

Mon père a eu vent de ce propos.

«S'il part, dis-lui que je le ferai arrêter par les gendarmes.»

Legnagna m'avait déjà menacé d'eux…

Vous voulez faire de moi un gibier de prison, mon père?

Il a donc le droit de me faire prendre, il a le droit de me traiter comme un voleur, il est maître de moi comme d'un chien…

«Jusqu'à ta majorité, mon garçon!»

Il a dit cela avec emportement, en tapant sur un livre qui s'appelle le Code; je le retrouve le soir dans un coin, ce vieux livre. Je le lis en cachette, à la lueur du réverbère qui éclaire ma chambre.

«Peut être enfermé, sur l'ordre de ses parents, etc.»

Me faire arrêter?—Pourquoi?

Parce que je ne veux pas qu'il dise que je ne gagne pas la pâtée que je mange,—parce que je ne veux pas qu'il s'amuse à me frapper, moi qui pourrais le casser en deux,—parce que je veux avoir un état, et que ça l'humilie de penser que lui, qui a tant lutté pour avoir une toge roussie, il aura un fils qui aura une cotte, un bourgeron!

Il me fera mettre les menottes peut-être et ordonnera aux gendarmes de serrer dur si je résiste. Et cela, parce que je ne veux pas être professeur comme lui.

Je comprends. C'est que j'insulte toute sa vie en déclarant que je veux retourner au métier comme nos grands-parents! Dire que je désire entrer en atelier, c'est dire qu'il a eu tort de lâcher la charrue et l'écurie.

Il me ferait donc conduire de brigade en brigade; si ce n'est pas ce soir, ce sera demain, ou dans un mois. Jusqu'à vingt et un ans, il le peut.

On a pensé à moi pour une leçon.

Mes succès de collège m'ont fait une réputation; et puis quelques personnes, devinant peut-être le drame muet qui se joue chez nous, veulent me montrer de l'amitié.

L'une de ces personnes s'adresse à ma mère; c'est une dame qui veut que j'apprenne un peu de latin à son fils. Ma mère a répondu:

«Madame, je serais bien contente s'il pouvait gagner un peu d'argent, parce qu'il se disputerait moins avec son père. Ils sont bons tous deux, dit-elle, mais ils se chamaillent toujours.—Il faudrait, par exemple, que vous parliez à M. Vingtras pour qu'il achète une culotte à Jacques, si vous ne voulez pas (esquissant un sourire) qu'il aille chez vous tout nu—sauf votre respect. Je vous dis ça comme une paysanne; c'est que je suis partie de bas.— J'ai gardé les vaches, voyez-vous!»

J'entends cela de la chambre où je suis. Pauvre mère!

La personne qui venait chercher la leçon s'en va, ayant peur de recevoir une carafe à la tête, quelque bouteille égarée de son chemin,—si mon père rentrait et que nous nous prissions aux cheveux. Puis elle ne se sent pas le courage de parlementer pour ma culotte. En un mot, on a gardé des animaux dans notre famille, et elle vient chercher un professeur et non pas un berger.

Ma mère attend une réponse. (On doit lui écrire.)

«Je lui ai pourtant dit ce qu'il fallait dire, fait-elle en croisant les bras; oh! ces riches, ces riches!…»

Ah! cette paysanne!

Ma réputation de fort en thème me fait retrouver pourtant une leçon; mais mon père, afin de m'humilier, ne me laisse pas même prendre dans sa garde-robe une culotte neuve. Mes habits ne tiennent pas.

Je suis forcé de m'asseoir de côté.

Je tremblai si fort un jour où l'on me dit:

«Donnez donc votre leçon dans le jardin, M. Vingtras, et ôtez votre paletot. Il fait si chaud! Vous suez à grosses gouttes.

—Oh! non, au contraire, merci.»

Je ruisselle.

«Il a l'air timide, un peu inquiet, votre fils, dit-on à ma mère, qu'on n'attendait pas, mais qui est venue un jour pour demander si l'on était content de moi et pour parler en ma faveur.

—Ne vous y fiez pas! et si vous avez des demoiselles qui ont de beaux yeux, ne les laissez pas trop courir quand il est là. Il y a déjà eu des histoires! Il est parisien pour ça, allez! et avant même d'aller à Paris, il avait (elle fait des cornes sur son front avec les doigts), oui, oui, comme je vous dis!…»

On me chasse le lendemain.

Mais j'étais engagé pour un mois, et l'on me paye le mois entier.
«Cinquante francs.»

Avec cet argent-là, je vais me commander des habits. Ma mère intervient. «Je te les ferai moi-même, nous achèterons du drap.

—Oh! non, par exemple, non!

—Mon fils ne m'aime plus, conte-t-elle, le soir, à une voisine qui a sa confiance.—S'il me laissait choisir le drap encore!»

J'achète un costume tout fait.

Ma mère me suit en cachette et pendant que je traite elle demande à parler en particulier au patron de l'établissement et lui explique mon histoire. «Donnez-lui du solide, murmure-t-elle, les larmes aux yeux!»

Je vois un peu plus de monde, maintenant que je suis propre. Ma mère me prie de l'accompagner chez des gens qu'elle connaît.

Elle en est si contente et si fière!

Mais au milieu d'une conversation elle dit tout à coup:

«Comme ça fronce! Et comme on voit qu'il n'y a qu'une demi-doublure! Si tu te tenais comme ça au moins, ça cacherait!» (et elle me tire mon gilet pour le faire aller, elle tripote ma cravate).

Claquant la langue tristement, elle ajoute:

«Tu peux te vanter d'avoir choisi du salissant! Et il n'a seulement pas demandé des morceaux!»

Mon père sent que je suis ulcéré, et un jour où il me voyait pâlir, il eut peur de mon désespoir.

«Ton fils a voulu s'empoisonner», dit-il à ma mère.

Il en est à croire cela.

La pauvre femme reste muette, glacée.

Il est d'ailleurs las, lui-même, de la vie que nous menons sous le même toit. La maison a l'air d'une maison maudite.

«Dis-lui de m'écrire ce qu'il compte faire.»

C'est le dernier mot qu'il adresse à ma mère, après cette soûleur du suicide.

C'est affreux de prendre cette grande feuille de papier vide pour écrire à, son père. Il faut mettre vous.

Je dis vous pour la première fois.

Je ne vois pas bien avec la chandelle.

«Mère, donne-moi donc une bougie.

—Ça n'éclaire pas mieux, va, c'est un peu plus propre, mais ça éclaire moins bien, et c'est beaucoup plus cher, vois-tu!»

J'écris à mon père! Je rature, et je rature!

Tout en écrivant, il m'est venu de la sensibilité, j'ai peur de paraître faible.

Je recommence; c'est difficile et douloureux.

Ah! ma foi, non! et je déchire encore…

Je vais mettre deux lignes seulement,—pas deux lignes,— quatre mots. Ça m'évitera ce «vous», et ce que je veux dire y sera tout de même. J'écris simplement ceci:

Je veux être ouvrier.

«Ton père est furieux», me glisse à l'oreille ma mère, qui vient de remettre le bout de papier.

Il me rencontre dans un corridor:

«Tu te f… de moi, dis…?»

Il lève la main, et j'ai cru qu'il allait m'écraser.
L'abîme est creusé,—il va arriver un malheur.

25 La délivrance

Le malheur est arrivé!

Je sors quelquefois, le soir—bien rarement. Que dirais-je aux gens que je rencontrerais? Je n'ai pas le sou pour aller au café où les collégiens vont. Je ne veux pas me laisser offrir et ne pas payer: je suis trop pauvre pour cela. C'est quand j'ai de l'argent dans ma poche que j'accepte, parce que je sens que l'on ne me fait pas l'aumône et qu'à mon tour je puis régaler.

Mais il y a longtemps que je n'ai plus rien—même un sou.

J'avais fait un peu d'argent avec mes livres de prix. La Poésie au seizième siècle, par Sainte-Beuve, un Bossuet, et les oeuvres de M. Victor Cousin.

Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche m'avait demandé où je les avais pris. Elle avait l'air de croire que c'était le produit d'un vol ou d'un assassinat. «Il se sera laisser entraîner par les mauvais conseils. Ce sont les mauvais conseils qui perdent les jeunes gens.»

Qui me donnerait des conseils?—Des copains? Je suis plus vieux qu'eux, même s'ils ont mon âge. On ne les a pas battus tant que moi. Ils n'ont pas connu Legnagna et la maison muette.—Des vieux? les collègues de mon père? Ils ont bien assez à faire de nouer les deux bouts, et puis ils ne savent que ce qui se passait chez les anciens, et n'ont pas le temps,—à cause des répétitions,—de juger ce qui se passe autour d'eux.

J'avais dit à ma mère d'où venaient ces cinq francs.

Elle avait levé les mains au ciel.

«Tu as vendu tes livres de prix, Jacques!…»

Pourquoi pas? Si quelque chose est à moi, c'est bien ces bouquins, il me semble! Je les aurais gardés, si j'avais trouvé dedans ce que coûte le pain et comment on le gagne. Je n'y ai trouvé que des choses de l'autre monde!—tandis qu'avec l'argent, j'ai pu acheter une cravate qui n'était pas ridicule et aller aussi prendre un gloria aux Mille-Colonnes. J'y lis la _feuille _de Paris, qui sent encore l'imprimerie, quand le facteur l'apporte.

Mais je me suis trouvé un soir face à face avec mon père qui passait. Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste.

«Te voilà, fainéant?»

Et il a continué son chemin.

Fainéant?—Ah! j'avais envie de courir après lui et de lui demander pourquoi il m'avait jeté entre les dents, et sans me regarder en face, ce mot qui me faisait mal!

Fainéant!—Parce que, dans le silence glacial de la maison, ce travail de bachot et cet acharnement sur les morts m'ennuient, parce que je trouve les batailles des Romains moins dures que les miennes, et que je me sens plus triste que Coriolan! Oh! il ne faut pas qu'il m'appelle fainéant!

Fainéant!

Si mon père était un autre homme, j'irais à lui, et je lui dirais:

«Je te jure que je vais travailler, bien travailler, mais n'aie plus vis-à-vis de moi cette attitude cruelle!»

Il me renverrait comme un menteur. J'ai bien vu cela, quand j'étais plus jeune.

Deux ou trois fois, quand il allait m'humilier ou me battre, je lui promis, s'il ne le faisait point, de tenir n'importe quelle parole il voudrait. Il avait fait fi de mes engagements, et je lui en avais voulu, tout enfant que je fusse, de si peu croire au courage de son fils.

Aujourd'hui encore il me rirait au nez et il croirait que je caponne!

Allons! je vivrai à côté de lui comme à côté d'un garde-chiourme, et je travaillerai tout de même! C'est dit.

Mais, le lendemain soir, ma mère venait m'annoncer, tout effrayée, que mon père ne voulait plus que je restasse dehors et que je courusse les cafés comme un vagabond. Il fallait être rentré à huit heures, ou sinon je coucherais dans la rue.

J'y ai couché.

C'est long, une nuit à assassiner, et vers deux heures du matin il a plu. J'étais trempé jusqu'aux os, j'avais les pieds glacés, et je me cachais sous les auvents des portes. J'avais peur aussi des sergents de ville! J'ai tourné, tourné, autour de la maison. À dix heures, elle avait été fermée, suivant la menace. J'avais trouvé le verrou mis.

Demain encore, je le trouverai tiré si mon père a autant de courage que moi.

Je ne tiens pas à rôder dans les rues. J'aimerais mieux être dans ma chambre, mais on a l'air de me menacer. Je ne veux pas paraître avoir peur, et je grelotte, et mes dents claquent.

Comme c'est froid, quand le soleil se lève!

Je ne suis rentré que quand mon père devait être au collège, à huit heures et demie du matin.

Il n'était pas sorti. C'est la première fois, depuis la scène sanglante avec ma mère, qu'il a manqué la classe.

M'avait-il vu et m'attendait-il? Était-il malade de fureur?

La porte était à peine poussée qu'il s'est jeté sur moi. Il était blanc comme un mort.

«Gredin, dit-il, je vais te casser les bras et les jambes!»

Dans la maison, une heure après.

«Qu'y a-t-il?

—Il y a le fils Vingtras, qui a voulu assassiner son père!»

Je n'ai pas essayé d'assassiner mon père. C'est lui qui m'aurait volontiers estropié; il répétait:

«Je te casserai les bras et les jambes.»

«Eh bien, non! Vous ne casserez les bras et les jambes à personne.
Oh! je ne vous frapperai pas! Mais vous ne me toucherez point.
C'est trop tard; je suis trop grand.»

BAS LES MAINS! OU GARE À VOUS!

Minuit.

Mon père me fera arrêter, bien sûr.

La prison demain, comme un criminel.

Ma vie sera une vie de bataille. C'est le sort de celles qui commencent comme cela. Je le sens bien.

Je ne resterais en prison qu'une semaine, pas plus, que je serais tout de même montré au doigt pour longtemps dans cette province.

L'idée m'est presque venue d'en finir.

Si je me tuais cette nuit, pourtant, ce serait mon père qui m'aurait assassiné!

Et qu'ai-je fait de mal? des fautes de quantité et de grammaire, voilà tout. Puis j'ai, sur un faux renseignement, dit qu'il y avait huit facultés de l'âme quand il n'y en a que sept.—Voilà pourquoi je me pendrais à cette fenêtre?

Je n'ai pas un reproche à m'adresser.

Je n'ai pas même une bille _chipée _sur la conscience. Une fois mon père me donna trente sous pour acheter un cahier qui en coûtait vingt-neuf; je gardai le sou. C'est mon seul vol. Je n'ai jamais rapporté, oh! non! ni _cané__[12]__ _quand il fallait se battre.

Si c'était à Paris, encore! En sortant de prison, on me serrerait la main tout de même. Ici, point!

Eh bien! je ferai mon temps ici, et j'irai à Paris après; et quand je serai là, je ne cacherai pas que j'ai été en prison, je le crierai! Je défendrai les DROITS DE L'ENFANT, comme d'autres les DROITS DE L'HOMME.

Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de mort sur le corps et l'âme de leur fils; si M. Vingtras a le droit de me martyriser parce que j'ai eu peur d'un métier de misère, et si M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d'une Louisette.

Paris! oh! Je l'aime!

J'entrevois l'imprimerie et le journal, la liberté de se défendre, la sympathie aux révoltés.

L'idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je tourmentais déjà ma cravate.

Encore des cris, des cris! C'est deux jours après.

Ma mère, éperdue, entre dans ma chambre.

«Jacques, viens, viens!»

On était en train d'insulter mon père. Il avait, quelques jours auparavant, frappé un de ses élèves, et voilà que dans la maison où la veille il avait failli me tuer, les parents de l'enfant calotté venaient exiger une réparation. On voulait que M. Vingtras fît des excuses, demandât pardon; et comme M. Vingtras balbutiait, on lui mettait le poing sous le nez.

Ils étaient deux, le père et le frère aîné, un vieux et un jeune.

«Qu'y a-t-il?

—Il y a, disait le jeune, que votre père s'est permis de gifler mon frère. S'il n'était pas si décati, c'est moi qui le giflerais.

—Malheureux!»

Je l'ai pris à bras-le-corps. Ah! il ne pèse pas lourd! et le vieux non plus. Par la porte, allons! Un peu plus, ils étaient en morceaux.

Ils amassaient du monde dans la rue.

«Viens donc, me crie le frère aîné écumant.

—Eh! je viens!»

On nous a séparés à grand-peine. Il a dix-huit ans, c'est un saint-cyrien, il est courageux, mais je le règle. Je le tiens comme j'ai vu l'oncle Chadenas tenir des cochons. Je ne veux pas lui faire de mal, maintenant qu'il est à terre. Seulement il bouge encore. On me tire par les cheveux.

On me l'a à peine ôté des mains qu'il me jette une carte par-dessus la foule. «Si c'était devant une épée, tu ferais moins le fier. C'est l'épée qui est mon arme, à moi», et il gesticule, et il en conte!…

L'imbécile!

«Hé, Massion, veux-tu aller lui dire que s'il ne se tait pas, je vais le casser de nouveau, mais que s'il se tait, je me battrai à l'épée avec lui.»

Prairie de Mauves, 7 heures du matin.

Ça s'est arrangé sans que chez nous on en sût rien. Tout le collège en parle, par exemple, mais mon père est au lit avec la fièvre,—le médecin a même ordonné qu'on le laissât reposer,— ce qui me donne ma liberté.

J'ai trouvé des témoins: tous ceux de mes anciens condisciples qui ont un brin de moustache et veulent entrer à Saint-Cyr ou à la Navale s'offrent pour la chose.

«Vous êtes bien jeune, dit quelqu'un mêlé aux pourparlers.

—J'ai dix-huit ans.»

Je mens de deux ans, voilà tout.

On se demande tout bas si au dernier moment je ne _fouinerai _pas devant Saint-Cyr.

Ils ne savent pas que la vie m'embête, qu'un duel est comme un paletot neuf non choisi par ma mère, que c'est la première fois que je fais acte d'homme. C'est que j'en ai envie; nom d'un tonnerre! Si le saint-cyrien ne voulait plus, je l'y forcerais.

Je suis ému tout de même! Je vais peut-être avoir l'air si gauche?
Mais je me ferai tuer tout de suite si l'on rit.

Nous sommes sur le terrain.

«Avancez, messieurs!»

Les témoins sont plus inquiets que nous, et puis ils ont peur de rater le cérémonial.

L'autre ne vient donc pas?… Il a engagé le fer, puis a fait un bond en arrière et il me laisse là.

J'ai l'air d'un chien qui a perdu son maître.

Il ne vient pas, j'avance.

Cri du médecin!

«Quoi donc?

—Vous êtes blessé.

—Moi?

—Vous avez la cuisse pleine de sang.»

Je ne sens rien.

«Recommençons, recommençons ça!»

Et croyant que c'est le grand genre de bondir en arrière comme a fait l'autre, je bondis.

«Mais c'est un saltimbanque!» dit le chirurgien.

Enfin on m'amène à lui. Je ne sais pas encore pourquoi.

«Le gras de la cuisse traversé!

—Vous croyez?

—Et quinze jours sans marcher!»

Oh! je n'ai pas grand endroit où aller!

Je suis donc blessé, il paraît. En effet, ça saigne.

Le saint-cyrien me serre la main et me dit: «Je regrette…»

Moi, je ne regrette rien. C'est un quart d'heure de passé, et j'ai vu que ça ne me faisait pas plus qu'un cautère sur une jambe de bois.

J'avais laissé un mot à ma mère le matin: «Je suis chez un camarade.»

Elle a même fait cette remarque:

«C'est mal pendant que son père est malade.»

Je suis revenu en voiture. Il a fallu de l'argent pour cette voiture; je n'en avais pas. En arrivant, j'ai dû demander trente sous à ma mère qui m'a cru fou.

«Il prend des voitures, maintenant!»

L'escalier est noir.

J'ai monté en me tenant la jambe, sans rien dire, et, sous prétexte de migraine (on croit que j'ai bu), je suis allé me fourrer dans mon lit.

Mais une voisine,—à peine étais-je dans les draps, lui a conté toute l'histoire. Ma mère lâche le chevet de son époux pour le mien.

«Jacques, tu as été en duel!

—Et mon père, comment va-t-il?»

Il est dans la chambre à côté de la mienne depuis ce matin. Le médecin a fait observer qu'il y avait plus d'air. Ma mère retourne à lui.

Je ne comprends pas bien ce qu'ils disent, mais on parle de moi, elle raconte l'histoire. Je saisis des bribes.

Un bruit qui se faisait dans l'escalier s'éteint et j'entends tout.

C'est mon père qui parle avec émotion:

«Oui, quand il sera guéri, il partira.

—Pour Paris?

—Pour Paris.

—Il n'est pas blessé grièvement, n'est-ce pas? Ce n'est rien, au moins?

—Je t'ai dit que non.»

Un silence.

«C'est pour moi qu'il s'est battu… Après la scène de la veille!…»

Il semble que sa voix tremble.

«Oui, oui… il vaut mieux que nous nous séparions. De loin, nous ne nous querellerons pas. De près, il me haïrait!… Il me hait peut-être déjà! Mais c'est plus fort que moi! Ce professorat a fait de moi une vieille bête qui a besoin d'avoir l'air méchant, et qui le devient, à force de faire le croquemitaine et les yeux creux… Ça vous tanne le coeur… On est cruel… J'ai été cruel.

—Comme moi, dit ma mère… Mais je le lui ai dit un jour à Paris, je lui ai presque demandé pardon, et si tu avais vu comme il a pleuré!

—Toi, tu as su lui dire, moi je ne saurais pas. J'aurais peur de blesser la discipline. Je craindrais que les élèves, je veux dire que mon fils ne rie de moi. J'ai été pion, et il m'en reste dans le sang. Je lui parlerai toujours comme à un écolier, et je le confondrai avec les gamins qu'il faut que je punisse pour qu'ils me craignent et qu'ils n'attachent pas des rats au collet de mon habit… Il vaut mieux qu'il parte.

—Tu l'embrasseras avant de partir.

—Non. Tu l'embrasseras pour moi. Je suis sûr que j'aurais encore l'air chien sans le vouloir. C'est le professorat, je te dis!… Tu l'embrasseras… et tu lui diras, en cachette, que je l'aime bien… Moi, je n'ose pas.»

«Madame, madame!

—Quoi donc!

—Il y a les agents en bas!

—Les agents!»

Il y a, en effet, des étrangers dans l'escalier, et j'entends parler.

«Nous venons pour emmener votre fils.

—Parce qu'il s'est battu?»

Elle remonte vers mon père.

«Plus bas, plus bas, mon amie, c'est moi qui avais écrit pour qu'on se tînt prêt à l'arrêter, depuis huit jours déjà!… J'avais signé, après cette scène… Oh! j'ai honte… Il n'entend pas, dis, au moins, à travers la cloison?»

………………………………

J'entends.

Quel bonheur que j'aie été blessé et que je sois couché dans ce lit! Je n'aurais jamais su qu'il m'aimait.

Ah! je crois qu'on eût mieux fait de m'aimer tout haut! Il me semble qu'il me restera toujours, de ma vie d'enfant, des trous de mélancolie et des plaies sensibles dans le coeur!

Mais aussi j'entre dans la vie d'homme, prêt à la lutte, plein de force, bien honnête. J'ai le sang pur et les yeux clairs, pour voir le fond des âmes; ils sont comme cela, ai-je lu quelque part, ceux qui ont un peu pleuré.

Il ne s'agit plus de pleurer! il faut vivre.

Sans métier, sans argent, c'est dur; mais on verra. Je suis mon maître à partir d'aujourd'hui. Mon père avait le droit de frapper… Mais malheur maintenant, malheur à qui me touche!— Ah! oui! malheur à celui-là!

Je me parle ainsi, la cuisse tendue dans mon lit de blessé.

Huit jours après, le chirurgien vient, défait le bandage et dit:

«Grâce à mon pansement,—un nouveau système,—vous êtes guéri; vous pouvez vous lever aujourd'hui et vous pourrez sortir demain.»

Ma mère remercie Dieu.

«Oh! j'ai eu si peur!… S'il avait fallu te couper la jambe!— je vais t'apprendre une nouvelle maintenant…»

Elle me conte tout ce que je sais, ce que j'ai entendu à travers la cloison.

«Tu vas me quitter!» dit-elle en sanglotant.

Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes livres, faire ma petite malle, et je lui demande mes habits.

Ce sont ceux du duel.

Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un trou et taché de sang.

«Je ne sais pas si le sang s'en ira… la couleur partira avec, bien sûr…»

Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge mouillé, fait ce qu'il faut,—elle a toujours eu si soin de ma toilette! —mais finit par dire en hochant la tête:

«Tu vois, ça ne s'en va pas… Une autre fois, Jacques, mets au moins ton vieux pantalon!»

    [1] Religieuse qui ne vit pas dans un couvent.
    [2] Sorte de cataplasme.
    [3] Il s'agit d'une question de grammaire.
    [4] Dictionnaire utilisé pour écrire des vers latins.
    [5] Dictionnaire de grec.
    [6] Auteur de chansons très populaire.
    [7] Drapeau.
    [8] Civis: citoyen, commilito: compagnon
d'armes.
    [9] « Donnez des lys à pleines mains. » (Virgile,
Énéide, VI, 863.)
    [10] « Je tombe sans gloire, les armes brisées. »
    [11] Conducteur, cocher.
    [12] Fuit.

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