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L'enfant

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La vérité est que mon oncle le curé, qui va sur soixante-dix, a parlé de me faire son héritier, et il demande à m'avoir près de lui pendant les vacances.

Le vieux prêtre, qui économise, a pour notaire un bonhomme qui en a touché deux mots à mon père dans une lettre qu'on a oubliée sur la table et que j'ai lue. Je suis au courant. On me laisserait une somme de… payable à ma majorité: c'est l'idée du testament.

J'ai mon paletot sur le bras, une casquette sans visière et une gourde.

«Il a l'air d'un Anglais.»

Ce mot me remplit d'orgueil.

Mon père (il me gâte!) m'emmène au café pour lamper le coup de l'étrier.

«Allons, bois cela, ça te fera du bien.»

J'avale l'eau-de-vie tout d'un trait, ce qui me fait éternuer pendant cinq minutes et me mouille les yeux, comme si j'avais pleuré toute la nuit. La langue me cuit à vouloir la tremper dans le ruisseau.

«Sois aimable avec ton oncle.»

C'est la dernière recommandation de mon père.

«Aie bien soin de ta veste neuve.»

C'est le cri suprême de ma mère.

En route, fouette, cocher!

Les adieux ont été simples. Il faut que j'arrive au plus vite chez le grand-oncle.

On n'a pas fait de sentiment.

Et je n'attendais, moi, que le moment où les chevaux fileraient…

J'ai passé ma nuit à savourer ma joie. J'ai bu, dormi, rêvé, j'ai pris des sirops au buffet, j'ai soulevé les vasistas, je suis descendu_ aux côtes_.

À six heures du matin, je me suis trouvé en plein Puy, devant le café des Messageries.

Je laisse mon bagage au bureau, et je grimpe vers notre ancienne maison, où mademoiselle Balandreau doit m'attendre. On lui a écrit que j'arriverais, sans fixer le jour.

Je frappe.

Ah! ce n'est pas long! La bonne vieille fille m'arrive ébouriffée et émue! et m'embrasse, m'embrasse—comme jamais ne m'a embrassé ma mère.

Elle s'occupe de me débarrasser, et elle a peur que je sois las, et que j'aie eu froid…

«Tu dois être fatigué. Ôte-moi ce paletot-là. Ce n'est pas possible, ce n'est pas toi!—Comme tu es grand!—Toute la nuit en voiture, pauvre petit,—tu dois avoir sommeil. As-tu dormi?

—Pas fermé l'oeil.»

Je mens comme un arracheur de dents, mais cela la flattera que son favori n'ait pas fermé l'oeil et paraisse si frais, si fort.— C'est un grand garçon qui peut passer les nuits.

«Veux-tu te coucher?—Tiens, couche-toi.—Tu ne veux pas?— Tu vas prendre une tasse de café au moins?—Tu sais, comme je t'en donnais en cachette de ta mère, avec du lait.—Tu l'écrémais toujours,—tu disais: "donne-moi la peau".»

Comme elle m'aime!

Nous faisons le café ensemble. Elle a l'air d'une sorcière, et moi d'un diablotin; elle, avec ses coques en l'air, tournant le moulin; moi, dans les cendres, soufflant le feu…

Comme toutes les vieilles filles—qui ont une gourmandise— elle aime son café au lait à l'adoration,—et il est bon, ma foi! J'en ai les lèvres toutes grasses et les joues toutes chaudes. C'est le même bol que celui où je trempais autrefois mon museau, en buvant des gorgées doubles parce que ma mère pouvait arriver et que ma mère ne voulait pas qu'on me gâtât en dehors d'elle;—puis le café au lait, c'est mauvais pour les enfants, «ça donne des glaires».

«Mais venez donc le voir!»

Elle est allée chercher les voisins, elle a ramené les commères.
Il y a une petite demoiselle dans un coin.

«Tu ne reconnais pas mademoiselle Perrinet?»

Quoi, cette petite fille qui avait toujours un pantalon de velours, ses cheveux défaits, avec qui je me battais, qui m'égratignait—j'en ai encore la marque,—elle était méchante comme la gale; c'est elle qui est là avec une belle natte retenue par un peigne d'écaille, un noeud bleu au corsage, une petite fraise de tulle qui entoure son cou doré, une fumée brune sur les joues et la lèvre?

«Embrassez-vous donc!»

Je n'ose pas, elle attend. On me pousse, elle avance. Pas trop!

Je suis rouge, elle l'est bien un peu aussi! Nous avions joué au petit mari et à la petite femme, dans le temps; nous avions fait la dînette ensemble, et la grande égratignure, celle qui me reste comme un bout de fil blanc, avait été donnée, je crois, à la suite d'une scène de jalousie.

Je m'en souviens, elle ne l'a peut-être pas oublié.

«Ma malle est aux messageries.»

Je dis cela avec un revenez-y de vanité, il est entendu que j'irai avec un petit voisin la chercher.

«C'est bien lourd pour toi», dit mademoiselle Balandreau.

Il y a mon trousseau, quelques chemises, ma veste neuve, un paquet pour la tante Rosalie, un paquet pour le vieil oncle et une pierre pour un monsieur.

Ce monsieur est un personnage qui fait une collection de cailloux et a cherché partout un rognon.

J'ai entendu parler de ce rognon pendant six mois, toujours avec le même étonnement; à la fin on a trouvé une chose couleur de fer, que mon père a empaquetée avec soin et que je dois porter au collectionneur; il est parent de je ne sais plus qui dans la haute Université, et la fortune professionnelle de M. Vingtras peut s'accrocher à ce rognon.

Ce mot de rognon me gêne tout de même, et quand une dame, qui se trouve là au moment où je déboucle ma malle, demande ce que c'est que ce caillou bleu, je ne lui dis pas comment on l'appelle.

J'emporte vite cette pierre chez le destinataire qui la tourne, retourne et la regarde comme on mire un oeuf. Il me reconduit et me met cinq francs dans la main en arrivant à la porte.

«C'est pour toi, fait-il.

—Pas pour mes parents? ai-je dit tout bouleversé.

—Pour toi, pour t'amuser en vacances.»

Je viens de faire le tour de la ville, j'ai longé la rivière, j'ai cherché des endroits déserts, j'avais besoin d'être seul.

À la tête d'une fortune!—Si jeune, à mon âge, sans que j'aie besoin d'en rendre compte à mes parents, avec le droit d'en disposer comme je l'entendrai, de faire des folies ou d'économiser, de mettre cet argent dans un pot ou de le jeter par les fenêtres!

Il y a peut-être un crime là-dessous.

Non, M. Buzon, le destinataire, est un honnête homme, il a une bonne figure,—même l'air un peu bête;—j'ai entendu dire que les criminels n'ont jamais l'air bête. M. Buzon a une situation à l'abri du soupçon.

Cependant!—Je ne sais pas, moi, si je dois garder l'argent de ce monsieur!… Oh! j'ai eu tort. Je suis un petit mendiant.

«Dis, mademoiselle Balandreau, tu le lui rapporteras, je t'en prie! tu diras que je l'ai pris sans savoir…»

Et je n'ai pas de cesse que je ne l'aie entraînée par sa robe jusque devant la porte du monsieur «au rognon».

Je suis caché dans un coin et je regarde si elle entre.

Quand elle sort, elle me dit: «C'est fait», et elle m'embrasse en se frottant le nez plusieurs fois.

«Mais tu pleures!

—Cher petit! fait-elle en ne cachant plus ses larmes et en s'essuyant les yeux. Le brave homme, il ne voulait pas reprendre la pièce. Je lui ai dit qu'il le fallait. Je pleure. Est-ce que je pleure?… C'est de voir que tu as fait cela, toi, tout petit! Déjà si fier…»

Elle s'éponge le nez et les cils.

Moi, j'ai envie de jeter des pierres dans les carreaux en m'en allant; un peu plus, je lui en casserais pour ses cinq francs.

À cheval!

Mon oncle m'attend demain. Quelques-uns de ses paroissiens venus pour la foire doivent repartir en bande; ils m'emmèneront. L'un d'eux a justement acheté un cheval. Je le monterai et nous irons en caravane à Chaudeyrolles.

Le rendez-vous est chez Marcelin.

Marcelin tient une auberge dans une rue du faubourg. Il a la réputation à dix lieues à la ronde pour le vin blanc et les grillades de cochon.

Il y a, quand on entre, une odeur chaude de fumier et de bêtes en sueur qui avance, comme une buée, de l'écurie. Dans la salle où l'on boit, on sent le piquant du vinaigre cuit, versé sur la grillade, et qui mord les feuilles de persil.

Il y a aussi les émanations fortes du fromage bleu.

C'est vigoureux à respirer, et c'est plein de montant, plein de bruit, plein de vie.

On dit des bêtises en patois, et l'on se verse le vin à rasades.

Je joue avec une paire de vieux éperons qui rôdent sur la table, et je soupèse de gros bâtons cravatés de cuir: quelques-uns ont une histoire qu'on raconte.—Il y a après le bout de la peau d'huissier.

_Anyn!… _Il faut partir.

Le bruit que font les étriers en se cognant au moment où l'on apporte les selles, le clic-clac des cuirs, le rongement du mors, j'ai encore cela dans l'oreille, avec le nom de Baptiste, le garçon d'écurie.

Je suis trop petit: on me plante et on raccourcit les courroies.

Encore, encore! J'ai les jambes si courtes. M'y voilà! On me met rênes en mains.

«Tu feras comme ceci, comme cela. As-tu monté quelquefois?

—Non.

—Ça ne fait rien. As pas peur!»

Tout le monde est à cheval. Nous sommes cinq en me comptant. On s'occupe à peine de moi. On me trouve assez grand, on me trouve assez au courant pour me laisser seul. J'en suis si fier!

CHAUDEYROLLES

Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j'ai fait celui qui n'est pas fatigué.

Les premiers moments ont été tristes.

Le cimetière est près de l'église, et il n'y a pas d'enfants pour jouer avec moi; il souffle un vent dur qui rase la terre avec colère, parce qu'il ne trouve pas à se loger dans le feuillage des grands arbres. Je ne vois que des sapins maigres, longs comme des mâts, et la montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos décharné d'un éléphant.

C'est vide, vide, avec seulement des boeufs couchés, ou des chevaux plantés debout dans les prairies!

Il y a des chemins aux pierres grises comme des coquilles de pèlerins, et des rivières qui ont les bords rougeâtres, comme s'il y avait eu du sang; l'herbe est sombre.

Mais, peu à peu, cet air cru des montagnes fouette mon sang et me fait passer des frissons sur la peau.

J'ouvre la bouche toute grande pour le boire, j'écarte ma chemise pour qu'il me batte la poitrine.

Est-ce drôle? Je me sens, quand il m'a baigné, le regard si pur et la tête si claire!…

C'est que je sors du pays du charbon avec ses usines aux pieds sales, ses fourneaux au dos triste, les rouleaux de fumée, la crasse des mines, un horizon à couper au couteau, à nettoyer à coups de balai…

Ici le ciel est clair, et s'il monte un peu de fumée, c'est une gaieté dans l'espace,—elle monte, comme un encens, du feu de bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins…

Il y a le vivier, où toute l'eau de la montagne court en moussant, et si froide qu'elle brûle les doigts. Quelques poissons s'y jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu'ils ne passent. Et je dépense des quarts d'heure à voir bouillonner cette eau, à l'écouter venir, à la regarder s'en aller, en s'écartant comme une jupe blanche sur les pierres!

La rivière est pleine de truites. J'y suis entré une fois jusqu'aux cuisses; j'ai cru que j'avais les jambes coupées avec une scie de glace. C'est ma joie maintenant d'éprouver ce premier frisson. Puis j'enfonce mes mains dans tous les trous, et je les fouille. Les truites glissent entre mes doigts; mais le père Regis est là, qui sait les prendre et les jette sur l'herbe, où elles ont l'air de lames d'argent avec des piqûres d'or et de petites taches de sang.

Mon oncle a une vache dans son écurie; c'est moi qui coupe son herbe à coups de faux. Comme elle siffle dans le gras du pré, cette faux, quand j'en ai aiguisé le fil contre la pierre bleue trempée dans l'eau fraîche!

Quelquefois je sabre un nid ou un noeud de couleuvres.

Je porte moi-même le fourrage à la bête, et elle me salue de la tête quand elle entend mon pas. C'est moi qui vais la conduire dans le pâturage et qui la ramène le soir. Les bonnes gens du pays me parlent comme à un personnage, et les petits bergers m'aiment comme un camarade.

Je suis heureux!

Si je restais, si je me faisais paysan?

J'en parle à mon oncle, un soir qu'il avait fait servir le dîner sous le manteau de la cheminée, et qu'il avait bu de son vin pelure d'oignon.

«Plus tard, quand je serai mort. Tu pourras acheter un domaine, mais tu ne voudrais pas être valet de ferme?»

Je n'en sais trop rien.

Quand il pleut et qu'il n'y a pas moyen de pêcher ni d'aller chercher des groseilles sauvages là-bas, au pied de la montagne, entre les pierres galeuses,—ou bien quand le soleil brûle comme une plaque de tôle bleuie au feu et grille le pays sans ombre,— ces jours-là, je m'enferme dans la bibliothèque de mon oncle et je lis, je lis. Il y a la biographie des hommes illustres de l'abbé de Feller. Je cours aux passages qui parlent de Napoléon, et je fais tout éveillé des rêves pleins de Sainte-Hélène. Je regarde par la fenêtre la campagne déserte, l'horizon vide, et je cherche Hudson Lowe. Si je le tenais!

Mon oncle attend les curés du voisinage pour la conférence.

Ils viennent. Je les entends à table qui disent du mal du vicaire de Saint-Parlier, du curé de Solignac; ils ne paraissent pas plus penser au bon Dieu qu'à l'an quarante!

Mon oncle se mêle peu aux conversations. Son âge l'en dispense; il se fait même plus vieux qu'il n'est, contrefait le sourd et presque l'aveugle; mais le vin a délié la langue des autres. Un gros, qui a l'air ivrogne, fait sauter les boutons de sa robe crasseuse tachée de vin et dérange son rabat jaune de café. Un maigre, à tête de serpent, ne boit que de l'eau; mais il jette de côté et d'autre des regards qui me font peur. J'ai vu au théâtre de Saint-Étienne, une fois, le traître qui servait du poison dans les verres; il a cet air-là.

Les autres mangent, boivent comme des goinfres, et quand ils ont une prière à dire, ils ont encore la bouche pleine.

On voit leur culotte sous leur robe sale.

Le crasseux, le gros, se tourne de mon côté.

«C'est votre neveu, monsieur le curé? Il a bon appétit au moins, ce gaillard-là; est-il râblé!»

Et il me passe la main sur le dos, ce qui me dégoûte et me gêne.

«Et Maclou, le protestant, qu'est-ce que vous en faites? dit une voix.

—Il est maintenant au lac de Saint-Front.

—Avec le tas! C'est là qu'ils ont fait leur nid.

—Nid de vipères», siffle la tête de serpent.

Il y a donc des protestants! J'ai lu ce qu'on en dit dans la bibliothèque de Chaudeyrolles, et les protestants qu'on a brûlés, qu'on envoie en enfer, me semblent une race de damnés.

Je vais un jour jusqu'au lac Saint-Front, tout seul. C'est un grand voyage. Je pense tout le long du chemin à la Saint-Barthélemy, et je vois des croix rouges sur le ciel bleu.

Voici le lac avec une ou deux barques dans les roseaux, des cabanes perdues dans des champs tout autour.

On m'a dit d'aller vers la hutte à gauche, chez Jean Robanès; je n'ai qu'à dire que je suis le neveu du curé, on m'offrira du lait et on me montrera les protestants.

On m'accueille bien; «et quant aux protestants, me dit l'homme, il y en a un qui est justement là-bas, debout dans le sillon.»

Il a l'air dur et triste,—maigre, jaune, le menton pointu,— et raide comme une épée.

Est-ce que les gendarmes ne le surveillent pas? Lui parle-t-on? A-t-il un boulet? Je me rappelle bien que l'on punit tous les impies dans la Bible, et les livres de la bibliothèque les appellent des scélérats! J'en touche un mot à mon oncle, le soir; il me répond mal, et je commence à croire qu'il en est des protestants infâmes comme des bêtes qui parlent dans La Fontaine. Des farces tout ça!

Il faut partir.

Mon oncle a une tournée à faire, et je dois d'ailleurs bientôt rentrer à Saint-Étienne pour le collège.

Nous partons par le chemin que j'ai pris pour venir, mais j'ai cette fois un cheval doux, on m'a caleçonné, ouaté, et je me suis suifé d'avance. D'ailleurs, j'ai monté à cheval depuis un mois, je suis aguerri, et je trouve une joie bien vive à me retourner sur la selle pour dire adieu au paysage. Je donne un coup de talon pour avoir un temps de galop, je flatte la bête comme un vieil ami…

Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission. Il me parle avec bonté.

«Travaille bien, dit-il.

—Vous écrirez à papa de me faire revenir l'année prochaine.

—Ton père! ce n'est pas ton père qui t'empêchera, mais peut-être ta mère; je ne suis pas bien avec ta mère, vois-tu!»

Je le sais. Dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai entendu la servante parler dans la chambre.

«C'est le fils de madame Vingtras?

—Oui.

—Celle qui disait tant de mal de vous?

—C'est fini maintenant, je lui ai pardonné,—et j'aime cet enfant.»

Il n'était pas beau, mon oncle, il avait les yeux petits, le nez gros, des poils un peu partout, mais il était bon.

Je savais qu'il sentait que j'étais malheureux chez nous et qu'en le quittant je perdais de la liberté et du bonheur. Il était aussi triste que moi.

«Adieu, me dit-il en m'embrassant et en me donnant une poignée de main qui me fit encore plus de plaisir que son embrassade. Tu trouveras quelque chose au fond de ta valise, n'en dis rien à ta mère.»

Il me tendit encore ses vieux doigts gris, fit un mouvement de tête et partit.

Oh! s'il eût été mon père, cet oncle au bon coeur!

Mais les prêtres ne peuvent être les pères de personne, il paraît: pourquoi donc?

J'avais envoyé une lettre à mademoiselle Balandreau lui annonçant mon arrivée, une lettre qu'elle a montrée à tout le monde.

«Comme il écrit bien! voyez ces majuscules!»

Elle m'a préparé un lit dans un petit cabinet qui est à côté de sa chambre. C'est grand comme une carafe, mais j'ai le droit de fermer ma porte, de jeter ma casquette sur mon lit et de planter mon paletot en disant ouf! Je fais des gestes de célibataire, je range des papiers, je fredonne…

Qu'y a-t-il dans ma valise, dont m'a parlé mon oncle?

Dix francs!

Je puis les accepter de lui…

Me voilà riche tout d'un coup.

Le temps est superbe, et je descends dès neuf heures en ville, libre, et craquant du bonheur d'être libre; je me sens gai, je me sens fort, je marche en battant la terre de mes talons et en avalant des yeux tout ce qui passe la nue dans le ciel, le soldat dans la rue; je rôde à travers le marché, je longe la mairie, je vais au Breuil flâner, les mains derrière le dos, en chassant quelque caillou du bout de mon soulier, comme le receveur particulier qui marche devant moi et que j'imite un peu.

Il n'y a pas de devoirs, pas de pensums, ni père ni mère, personne, rien!

Il y a le tambour de ville qui s'arrête au coin du carrefour et amasse les gens; il y a les officiers à épaulettes d'or que je frôle; j'ai le droit d'aller à tous les rassemblements.

Je me fais cirer mes souliers tous les matins par Moustache. Ah! mais!

Il m'a fallu seulement un mois de vacances avec la vache à conduire, les courses dans les champs, les promenades seul, pour m'ouvrir les idées et le coeur!

Nous allons le soir au café; on est trois ou quatre anciens camarades; on joue sa demi-tasse, son petit verre et l'on fait brûler son eau-de-vie! Cette fumée, cette odeur d'alcool, le bruit des billes, le saut des bouchons, les gros rires, tout cela double mes sens et il me semble qu'il m'est poussé des moustaches et que je soulèverais le billard!

On va en sortant au Fer-à-Cheval faire un tour—comme des rentiers!—On s'arrête en rond aux moments intéressants, je marche quelquefois à reculons devant la bande.

Puis l'âge reprend le dessus.

«C'est toi qui l'es! Sauterais-tu ce banc à pieds joints?
Lèverais-tu cette pierre à bras tendu?

—Je parie que je renverse Michelon.»

Je ne sais si je suis le plus fort, mais on le croit, tant j'y mets de volonté! J'aurais préféré vomir le sang par la bouche que lâcher la pierre ou demander grâce à Michelon.

Je suis mon maître; je fais ce que je veux et même je suis un peu le chef, celui qu'on écoute et qui a dit l'autre jour, quand un voyou nous a jeté une pierre: «Ne bougez pas, vous autres!»— J'ai attrapé le voyou et je l'ai ramené en le tenant par la ceinture, et en le calottant jusque devant la bande.—«Demande pardon!» Il était plus grand que moi.

Nous avons fait une partie de bateau: personne ne sait ramer, et nous avons failli nous noyer dix fois. Ah! nous nous sommes bien amusés!

On m'avait voulu nommer capitaine.

«Des blagues! nommez Michelon; moi, je me couche.»

Et je me suis étendu dans le bateau, regardant le soleil qui me faisait cligner les yeux, et trempant mes mains dans l'eau bleue…

Un oncle de je ne sais quelle branche court après moi dans le
Martouret et ne prend que le temps d'aller avertir mademoiselle
Balandreau qu'il m'emmène dans sa carriole voir sa famille; il me
renverra après-demain.

«Filons, mon neveu. Hue! la Grise.»

C'est moi qui tiens les rênes en passant dans le faubourg. J'envoie de temps en temps un coup de fouet inutile et j'ai l'air de jurer en frappant avec le manche: «Ah! carcan!»

Nous nous arrêtons au Cheval-Blanc pour le picotin à la Grise. Je saute de la carriole comme un clown et je donne un clic-clac en l'air comme un maquignon.

L'oncle de je ne sais quelle branche est fier comme tout.

«C'est mon neveu!» dit-il à tout le monde dans l'hôtel.

Nous dînons les coudes sur la table, il me raconte (tout en mangeant des oeufs au vin, puis des oeufs au lard, pour finir par une salade aux oeufs durs), il me raconte l'histoire de sa branche. Il a épousé ci, ça, il est issu de germain, etc.

«Tu verras tes cousines, elles sont jolies.»

Oui, elles le sont, et comme elles ont l'air déluré, mâtin!

C'est moi qui suis la fille, je redeviens gauche, je me sens bête. Elles parlent très bien français pour des paysannes. Elles ont été à l'école au bourg voisin.

«Un verre de vin! me disent-elles.

—Oui, un verre de vin.»

Je n'en accepte que pour trinquer dans les cabarets ou dans les auberges, parce que c'est gai les verres qui se choquent, comme je ne prends de cognac que pour faire des brûlots: c'est joli les flammes bleues. Mais, ma foi, je me trouve dépassé tout d'un coup par ces cousines à l'air hardi, à la voix tintante, et je vais boire—boire du bleu et du courage.

«À votre santé!» font-elles après avoir versé une goutte, une toute petite goutte au fond de leurs verres.

Elles ont rempli le mien jusqu'au bord.

Je crois que je suis un peu gris.—Gare à vous! cousines.

C'est qu'en effet j'ai un toupet du diable, une audace d'enfer!

Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et j'y entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.

Voilà comme je suis, moi!

Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons!

Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant pied à terre; elles s'appuient et s'accrochent, et nous allons dégringoler! Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l'équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.

Comme il fait beau! un soleil d'or! de larges gouttes de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui roulent sur leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière ces groseilliers, met une musique monotone dans l'air…

«Qu'est-ce que vous faites donc là-bas?» crie une voix du seuil de la maison.

Ce que nous faisons?… Nous sommes heureux, heureux comme je ne l'ai jamais été, comme je ne le serai jamais. J'enfonce jusqu'aux chevilles dans les fleurs et je viens d'embrasser deux joues qui sentaient la fraise.

Il faut rentrer, on nous appelle! Nous revenons comme des gens sages, et ces demoiselles m'ont pris chacune par un bras; elles s'appuient un peu en croisant les mains et me secouant le coude, chaque fois qu'elles veulent m'apprendre quelque chose, ou me demander ce que je sais.

On me gronde déjà, remarquez! On prétend que je ne réponds pas ou que je réponds mal. «On ne me dira plus rien si je me moque comme ça… Voulez-vous bien!»

On me donne des tapes, on me fait des reproches.

C'est que j'ai adopté un système pour être à l'aise: je les embrasse quand elles me posent une question que je trouve trop difficile.

Ah! que j'ai bien fait de boire du vin!

Elles veulent me rouler.

«Vous savez la géographie?

—Pas trop.

—Vous savez bien quel est le chef-lieu de…»

Je l'ignore absolument, et, pour m'en tirer, j'embrasse, j'embrasse; j'en perds mon assurance, malgré le verre de gros bleu, et si elles ne faisaient pas des petites mines pour se cacher, elles me verraient rougir comme une pivoine.

Nous arrivons à table. Il est midi. Les sabots des garçons de ferme battent l'heure du dîner dans la cour, et tout le monde rentre, même les poules, qui viennent attendre leur grain et se pressent contre la porte. Un poussin estropié se dépêche en tirant la patte; les abords de la maison sont vides, je vois dans les champs les charrues s'arrêter et les laboureurs s'asseoir pour manger la soupe que vient d'apporter la servante dans son tablier vert.

C'est le grand calme de midi et son grand silence.

À notre table (on a servi le dîner à part pour le neveu), il y a une nappe blanche, des fruits dressés dans des soucoupes et une branche d'églantier, qui est là toute frissonnante dans l'eau, fraîche comme un panache vert avec des grelots rouges.

Il vient je ne sais quelle odeur de sureau.—Ah! j'ai le coeur qui s'en va, tant cette odeur est douce!

Après le dîner.

«Si nous partions faire un tour en carriole avec notre cousin?

—La Grise est trop fatiguée, dit le père.

—C'est vrai. Où irons-nous alors?»

J'offre d'aller du côté des sureaux, et nous voilà, au bout d'un moment, occupés à vider la moelle de ces sureaux et à faire des sifflets luisants comme des cuivres; la cousine Marguerite se coupe le doigt et laisse tomber de grosses gouttes de sang sur le blanc des feuilles.

On arrache une herbe pour la panser, et l'on va loin des vilains arbres qui sont cause qu'on s'est coupé.

On va vers la mare où les canards barbotent, on va dans la grange où les _fléaux _s'arrêtent quand les demoiselles et le cousin entrent! Puis ils repartent décrivant un grand cercle, et battent en mesure les gerbes sur le plancher sonore. J'en attrape un pour essayer; je sens tourner le battant qui part comme une fronde, et qui revient comme un marteau, qui prend de l'air et fait du vent… S'il touchait une tête, il la casserait comme du verre.

Au fond du clos, il y a un trou plein d'eau et de branches mortes, avec de petites grenouilles vertes qui luisent au soleil; je fais une ligne avec un bâton que je ramasse à terre, un bout de ficelle que je trouve dans mes poches, et une épingle que fournit Marguerite. Sa soeur donne un morceau de ruban écarlate, et la pêche commence.

Quels cris quand la première rainette mord! Mais il faut l'arracher de l'hameçon, personne n'ose, la grenouille s'échappe et les jeunes filles s'enfuient.

Je les suis! Nous passons une journée délicieuse à battre les champs, à entrer jusqu'aux genoux dans la rivière! Je cours après elles en sautant sur les pierres, que polit le courant.

À un moment, le pied me glisse et je tombe dans l'eau.

Je sors ruisselant, et je m'en vais, le pantalon tout collé et pesant, m'étendre au soleil. Je fume comme une soupe.

«Si nous le tordions?» dit une cousine, en faisant un geste de lessive.

Elles vont de leur côté, derrière une pierre qui les cache mal, ôter leurs bas; elles ont les jambes trempées, quoi qu'elles en disent… et si blanches!

Enfin nous voilà séchés, et nous repartons joyeux.

Nous avons les yeux clairs, la peau brillante. Nous prenons des chemins bordés de mûres, et pleins de petites prunes violettes qui sont aigres comme du vinaigre, et que nous mangeons à poignées,— j'avale les noyaux pour faire l'homme.

On se fâche, on se perd! mais on se retrouve toujours bras dessus, bras dessous, raccommodés et curieux: moi, racontant ce que je fais à Saint-Étienne, les farces de collège; elles, disant des gaietés de pension, ceci, cela, et finissant par crier:

«Laquelle aimez-vous le mieux de nous deux?

—Laquelle aimes-tu mieux?» dit carrément Marguerite, qui jette le_ vous_ par-dessus les moulins et se plante devant moi.

Ne sachant que répondre, je les embrasse toutes deux. On me fouette la figure avec une fleur et l'on s'écarte pour me bombarder de prunes violettes.

Le soir nous trouve un peu las, et nous causons sur la pierre usée devant la maison, comme de petits vieux à la porte d'une auberge.

Ah! c'est Marguerite que je préfère décidément! Elle me prend la main toujours à la fin de ses phrases, elle me dit, ébouriffant ma crinière de ses doigts: «Rejette donc tes cheveux en arrière, tu n'es pas beau comme ça!»

On me conduit à ma chambre qui est près du grenier,—le grenier où l'on a, l'hiver dernier, pendu les raisins, entassé les pommes, avec des bouquets de fenouil et des touffes sèches de lavandes. Il en est resté une odeur et je laisse la porte ouverte pour qu'elle entre chez moi,—encore un chez moi d'un soir!

Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s'éteindre les hameaux.
Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se met à chanter.
Il y a le coucou qui fait hou-hou! dans les arbres du grand bois,
et les grenouilles qui font croa-croa dans les herbages du marais.

J'écoute et finis par ne rien entendre.

Le coq me réveille en sursaut, je m'étais endormi le front dans mes mains et je me déshabille avec un frisson, pour dormir d'un sommeil sans rêve, étourdi de parfums, écrasé de bonheur.

Deux jours comme cela,—avec des disputes et des raccommodailles près des buissons, dans les fleurs, dans le foin; le grand jeu du fléau, le chant doux des rivières et l'odeur du sureau!

Il faut partir!

«Tu m'écriras, soupire Marguerite, me disant adieu. Tiens tu garderas ce petit bouquet comme souvenir. Bonsoir!…»

Elle me donne son front à embrasser, rien que son front. Ces deux jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres; elle a l'air toute sérieuse, et je la vois de loin, debout, qui agite son mouchoir, comme font les châtelaines dans les livres, quand leur fiancé s'en va; je tâte le bouquet qu'elle a fourré dans ma poitrine et je me pique le doigt à ses épines. J'ai sucé ce doigt-là.

Nous le retrouverons, ce bouquet, avec des larmes dans les fleurs sèches…

15 Projets d'évasion

J'entre en quatrième. Professeur Turfin.

Il a été reçu le second à l'agrégation; il est le neveu d'un chef de division, il porte de grands faux-cols, des redingotes longues, il a la lèvre d'en bas grosse et humide, des yeux bleus de faïence, des cheveux longs et plats.

Il a du mépris pour les pions, du mépris pour les pauvres, maltraite les boursiers et se moque des mal vêtus.

Il fait rire les autres à mes dépens; je crois qu'il veut faire rire de ma mère aussi.

Je le hais…

On m'accorde des faveurs en ma qualité de fils de professeur.

Externe, je suis puni comme un interne. Toujours en retenue. Je ne rentre presque jamais à la maison. On m'apporte du réfectoire un morceau de pain sec.

«De cette façon, on lui donne à déjeuner pour rien; je sauve encore une ratatouille à la mère Vingtras.»

C'est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui sourit; il le dit assez loin de moi à demi-voix, mais il veut, je crois, que je l'entende.

Je me contente d'enfoncer mes mains dans mes poches, et j'ai l'air de rire! Je pleure. Que de sanglots j'ai étouffés pendant qu'on ne me voyait pas!

Je ne suis plus qu'une bête à pensums!

Des lignes, des lignes!—des arrêts et des retenues, du cachot!

Je préfère le cachot à la retenue.

Je suis libre entre mes quatre murs, je siffle, je fais des boulettes, je dessine des bonshommes, je joue aux billes tout seul.

Avec des morceaux de bois et des bouts de ficelle je monte des potences auxquelles je pends Turfin, je me remets à la besogne vers le soir et je fais mon pensum.

On me renvoie à neuf heures à la maison.

Le cachot ne m'épouvante pas; même j'éprouve un petit orgueil à revenir le soir par les cours désertes, en rencontrant au passage quelques élèves qui me regardent comme un révolté!

Nous nous croisons souvent avec Malatesta, qui sort d'un autre cachot. C'est le chef des _chahuteurs _dans l'étude des grands.

Il va entrer en élémentaires.

C'est lui qui doit être reçu à Saint-Cyr l'an prochain. C'est le champion de Saint-Étienne; on ne le renverrait pas pour un empire.

Il porte un képi à galons d'or et il prend des leçons d'armes.

Malatesta me fait des signes de tête en passant et me dit: «Salut,
Vingtras!» Salut, comme en latin, «Vingtras», comme à un homme.

C'est la retenue qui m'ennuie le plus.

J'y gobe encore des pensums.—Je suis si maladroit!—C'est mon encrier que je renverse, c'est mon porte-plume qui tombe, mes papiers qui s'envolent, mon pupitre que je démanche.

«Vingtras, cent lignes!»

Patatras! mon paquet de livres qui dégringole et fait un tapage d'enfer!

«Cent lignes de plus.

—M'sieu!

—Vous répliquez? Cinq pages de grammaire grecque.»

Encore! Toujours!

Ils veulent me faire mourir sous le pensum, ces gens-là!

C'est à peine si je vois le soleil!

Le dimanche, comme les autres jours, j'arrive pour la grande retenue, de deux à six, dans cette salle vraiment lugubre ce jour-là, à cause du silence écrasant, du bruit mélancolique que fait un soulier qui passe, une porte qui tombe, un fredon solitaire, un cri de marchand bien loin, bien loin!

Nous sommes là une vingtaine.

Une plume grince, quelqu'un tousse, le pion fait deux ou trois tours en regardant le ciel à travers les croisées.

«M'sieu… sortir!»

Il fait oui de la tête, et sous prétexte d'aller là-bas, je traîne un peu dans les longs corridors, je fourre le nez dans des salles vides, je jette par une fenêtre une bille, j'envoie une boulette de pain à un moineau, je lorgne l'infirmière et je tâche d'aller chiper des fruits au réfectoire, puis je reviens à cloche-pied, dans l'étude.

Je me replonge la tête dans ce qui me reste de papier, que je barbouille avec ce qui me reste d'encre, je pense à tout autre chose qu'à ce que j'écris—et il se trouve qu'il y a quelquefois dans mes pensums des «Turfin pignouf. Turfin crétin.»

Mardi matin.

C'était composition en version latine.

Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que mon père m'a donné à la place de Quicherat.

Turfin croit que c'est une traduction.

Il s'avance et me demande le livre que je cachais tout à l'heure.

Je lui montre le petit dictionnaire.

«Ce n'est pas celui-là.

—Si, m'sieu!

—Vous copiez votre version.

—Ce n'est pas vrai!»

Je n'ai pas fini le mot qu'il me soufflette.

Mon père et mère me battent, mais eux seuls dans le monde ont le droit de me frapper. Celui-là me bat parce qu'il déteste les pauvres.

Il me bat pour indiquer qu'il est l'ami du sous-préfet, qu'il a été reçu second à l'agrégation.

Oh! si mes parents étaient comme d'autres, comme ceux de Destrême qui sont venus se plaindre parce qu'un des maîtres avait donné une petite claque à leur fils!

Mais mon père, au lieu de se fâcher contre Turfin, s'est tourné contre moi, parce que Turfin est son collègue, parce que Turfin est influent dans le lycée, parce qu'il pense avec raison que quelques coups de plus ou de moins ne feront pas grand-chose sur ma caboche. Non, mais ils font marque dans mon coeur.

J'ai eu un mouvement de colère sourd contre mon père.

Je n'y puis plus tenir; il faut que je m'échappe de la maison et du collège.

Où irai-je?—À Toulon.

Je m'embarquerai comme mousse sur un navire et je ferai le tour du monde.

Si l'on me donne des coups de pied ou des coups de corde, ce sera un étranger qui me les donnera. Si l'on me bat trop fort, je m'enfuirai à la nage dans quelque île déserte, où l'on n'aura pas de leçon à apprendre ni du grec à traduire.

Il y a encore une consolation, même si l'on est attaché au grand mât ou enchaîné à fond de cale; il y a l'espérance d'arriver à être officier à son tour, et l'on a le droit de souffleter le capitaine.

Turfin, lui, peut me tourmenter tant qu'il voudra, sans que je puisse me venger.

Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant toute ma jeunesse; je lui dois l'obéissance et le respect.

Les règles de la vie de famille lui donnent droit de vie et de mort sur moi.

Je suis un mauvais sujet, après tout!

On mérite d'avoir la tête cognée et les côtes cassées, quand, au lieu d'apprendre les verbes grecs, on regarde passer les nuages ou voler les mouches.

On est un fainéant et un drôle, quand on veut être cordonnier, vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le tranchet, au lieu de rêver une toge de professeur, avec une toque et de l'hermine.

On est un insolent vis-à-vis de son père, quand on pense qu'avec la_ toge_ on est pauvre, qu'avec le tablier de cuir on est libre!

C'est moi qui ai tort, il a raison de me battre.

Je le déshonore avec mes goûts vulgaires, mes instincts d'apprenti, mes manies d'ouvrier.

Mes parents m'ont donné de l'éducation et je n'en veux plus!

Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers qu'avec les agrégés; et j'ai toujours trouvé mon oncle Joseph moins bête que M. Beliben!…

«Fort comme il est, et si fainéant!» disent-ils toujours. C'est justement parce que je suis fort que je m'ennuie dans ces classes et ces études où l'on me garde tout le jour. Les jambes me démangent, la nuque me fait mal.

Je suis gai de nature; j'aime à rire et j'ai la rate qui va en éclater quelquefois! Quand je peux échapper aux pensums, éviter le séquestre, être loin du pion ou du professeur, je saute comme un gros chien, j'ai des gaietés de nègre.

Être nègre!

Oh! comme j'ai désiré longtemps être nègre!

D'abord, les négresses aiment leurs petits.—J'aurais eu une mère aimante.

Puis quand la journée est finie, ils font des paniers pour s'amuser, ils tressent des lianes, cisèlent du coco, et ils dansent en rond!

Zizi, bamboula! Dansez, Canada!

Ah! oui! j'aurais bien voulu être nègre. Je ne le suis pas, je n'ai pas de veine!

Faute de cela, je me ferai matelot.

Tout le monde s'en trouvera bien.

«Je les fais périr de chagrin?» ils me l'ont assez dit, n'est-ce pas?

Ils vont revivre, ressusciter.

Je leur laisse ma part de haricots, ma tranche de pain; mais ils devront finir le gigot!

Finir le gigot?

Je suis une triste nature décidément! Je ne songe pas seulement au plaisir d'échapper à ce gigot; mais, dévoré d'une idée de vengeance, je me dis, comme un petit jésuite, que c'est eux qui auront à le manger, rôti, revenu, en vinaigrette, à la sauce noire, en émincés et en boulettes,—comme je faisais.

Je vais plus loin, hypocrite que je suis!

Je me dis qu'il faut m'exercer, me tâter, m'endurcir, et je cherche tous les prétextes possibles pour qu'on me rosse.

J'en verrai de dures sur le navire. Il faut que je me _rompe _d'avance, ou plutôt qu'on me _rompe _au métier; et me voilà pendant des semaines disant que j'ai cassé des écuelles, perdu des bouteilles d'encre, mangé tout le papier!—Il faut dire que je mange toujours du papier et que je bois toujours de l'encre, je ne peux pas m'en empêcher.

Mon père ne se doute de rien et se laisse prendre au piège, le malheureux!…

Je lui use trois règles et une paire de bottes en quinze jours, il me casse les règles sur les doigts et m'enfonce ses bottes dans les reins.

Je lui coûte les yeux de la tête, je le ruine, cet homme!

Je pense qu'il me pardonnera plus tard en faveur de l'intention; et d'ailleurs il me semble que cela ne l'ennuie pas trop.

Un peu fatigué seulement quand il m'a rossé trop longtemps,—il a chaud!

Je me traîne alors jusqu'à la fenêtre, et je la ferme pour qu'il n'attrape pas de courants d'air.

La nuit, je me couche dans une malle,—en chemise.

Je me couche en chemise! Dieu puissant! favorise Cette sainte entreprise!

Partirai-je seul?

C'est bien ennuyeux! Et puis à plusieurs on peut s'emparer d'un navire, faire le corsaire, au besoin mener les révoltes, et quand on est fatigué, fonder une colonie.

Qui entraînerai-je dans cette expédition?

Malatesta est justement parti d'hier.

Sa mère est tout d'un coup tombée malade, et il est allé la voir.

Il adore sa mère, une mauvaise mère, cependant!

Elle lui envoie toujours des pastèques, des dattes et des oranges; elle lui fait passer de l'argent en cachette du proviseur.

«Elle est donc bien riche, ta mère? lui demandai-je un jour.

—Non, mais elle est si bonne!

—Tu l'aimes bien!

—Si je l'aime!»

Il me dit cela avec une petite larme dans les yeux.

Lui qui doit être soldat!

Avoir une si mauvaise mère et l'aimer tant! Une mère qui le console quand il est puni, qui mange peut-être moins de pain pour que son enfant ait plus d'oranges!

«Que fait-elle, ta mère?

—Elle est charcutière à Modène.»

Et il n'a pas l'air de rougir!

Charcutière! Tout s'explique. C'est une femme du commun.

Ma mère n'aurait jamais été charcutière. Jamais!

Ah! elle est fière, ma mère, il faut lui accorder ça.

Si ce n'avait pas été pour elle, c'eût été pour son fils qu'elle n'eût pas voulu vendre du jambon.

Elle préférait crever la misère, conseiller à mon père d'être lâche!…

Elle préférait vivre d'une vie sourde, bête et vile; mais elle était la femme d'un fonctionnaire, une dame, et son enfant dirait un jour:

«Mon père était dans l'Université.»

Ah! cela me fera une belle jambe, et on a l'air de les estimer drôlement, ces messieurs de l'université!

Si elle entendait ce que j'entends, moi, non pas seulement ce que les élèves marmottent—ce n'est rien—mais ce que les parents disent, elle verrait ce qu'on pense des professeurs! si elle savait comme ils sont méprisés par les chefs même: le proviseur, l'inspecteur, le censeur, qui, quand une mère riche se plaint, répondent:

«N'ayez peur: je lui laverai la tête!»

Du petit cabinet où l'on m'enferme d'habitude avant de me mener au cachot, je puis saisir ce qu'on dit dans le salon du proviseur, et je n'ai pas manqué d'appliquer mes oreilles contre le mur, chaque fois que j'ai pu.

Un jour, un des maîtres est venu se plaindre qu'un domestique l'avait insulté. Le proviseur n'a fait ni une ni deux: il appelle le pion Souillard, qui lui sert de secrétaire: «M. Souillard, il y a M. Pichon qui se plaint de ce que Jean lui ait parlé insolemment devant les élèves;—il faut que l'un des deux file. Je tiens à Jean; il nettoie bien les lieux. M. Pichon est un imbécile qui n'a pas de protections, qui achète cent francs de bouquins pour faire son livre d'étymologie et qui porte des habits qui nous déshonorent.

«Écrivez en marge à son dossier:

«"PICHON. Se commet avec les domestiques—a des habitudes de saleté—sait ses classiques. Rendrait de grands services dans une autre localité."«

Ah! vivent les charcutiers, nom d'une pipe!

Et les cordonniers aussi! vivent les épiciers et les bouviers!

Vivent les nègres!…

Moi, plutôt que d'être professeur, je ferai tout, tout, tout!…

Il n'y a donc pas à compter sur Malatesta, qui est à la charcuterie de Modène, et il a même laissé intacte dans son pupitre une boîte de fruits confits qu'on se partage en retenue.

Je cherche de tous côtés d'autres complices; je jette sur la foule des camarades le regard creux du capitaine. Je fais des ouvertures à plusieurs: ils hésitent. Les uns disent qu'ils ne s'ennuient pas à la maison, qu'ils s'y amusent beaucoup, au contraire, que leur père rigole avec eux, que leur mère a les mêmes défauts que celle de Malatesta.

«On ne te bat donc pas?

—Si, quelquefois, mais je suis content ces jours-là; je suis sûr que le soir on me mènera au spectacle ou bien qu'on me donnera une pièce de dix sous. Mon père en est tout embêté, et ils se cherchent des raisons avec ma mère.—C'est toi qui en es cause. —Je te dis que c'est toi.—Tu ne lui as pas fait de mal au moins!—J'ai bien tapé un peu fort, quel brutal je suis!»

«Tu lui as fait du mal au moins», demande ma mère à mon père, à l'envers de ces parents imbéciles. «J'espère qu'il l'a senti cette fois!»

Et il faut bien avouer que ma mère est logique. Si on bat les enfants, c'est pour leur bien, pour qu'ils se souviennent, au moment de faire une faute, qu'ils auront les cheveux tirés, les oreilles en sang, qu'ils souffriront, quoi!… Elle a un système, elle l'applique.

Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit à qui on donne dix sous quand on lui a envoyé une taloche; qui tapent sans savoir pourquoi, et qui regrettent d'avoir fait mal.

Je ne comprends pas comment mon camarade aime tant ses parents, qui sont si bêtes et ont si peu d'énergie.

Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens, de la méthode.

Je ne trouverai donc personne qui veuille s'enfuir avec moi!

Ricard?

Ils sont neuf enfants.

On les fouette à outrance.—Quel bonheur!

Je tâte Ricard;—quand je dis je tâte, je parle au figuré: il me défend de le tâter (il a trop mal aux côtes)—il est sale comme un peigne; il m'explique que c'est parce qu'ils sont sales que leur mère les bat; mais elle est diablement sale aussi, elle!

Elle les rosse encore parce qu'ils disent des gros mots; ils jurent comme des charretiers; il y a le petit de cinq ans qui crie toujours: «Crotte pour toi!»

Il n'y en a qu'un dans la famille qui soit bien sage et qui ne jure pas. C'est celui qui est en classe avec moi.

On le bat tout de même. Pourquoi donc?

Parce qu'il ne faut pas faire de préférences dans les familles, c'est toujours d'un mauvais effet. Les autres pourraient s'en plaindre.

Puis, «il est là comme une oie.»

Il est là comme une oie.—Voilà pourquoi on le bat.

On fouette les autres parce qu'ils font du bruit et qu'ils jurent et sont grossiers: on le fouette, lui, parce qu'il ne dit rien et se tient tranquille.

«Il est là comme une oie…»

Il a encore une faiblesse—(qui n'a pas les siennes!)—il pisse au lit.

Voilà le secret de sa misère, pourquoi il est triste, pourquoi sa mère crie toujours qu'elle va lui enlever la peau de ceci, la peau de cela!

Et ses parents ont l'air de croire que c'est pour s'amuser, parce qu'il y trouve du plaisir, que c'est par coquetterie ou défi, un jeu ou une menace, une fantaisie de talon rouge, un mouvement de désoeuvré. Le malheureux fait pourtant ce qu'il peut,—ce qu'il fait ne sert à rien.—Il se réveille dans le crime, et on est obligé de mettre ses draps à la fenêtre tous les matins.

On lui procure cette honte.—Tout le monde sait sa faute; comme on sait que le roi est aux Tuileries, quand le drapeau flotte au-dessus du château!…

Il en pleure de douleur, le pauvre mâtin, il se prive de tout, exprès, quand il soupe le soir, et boit avec une paille.

C'est en vain qu'il prie Dieu, la sainte Vierge et cherche s'il y a un saint spécialement affecté à ce genre de péché; il retombe désespéré sous le coup de torchon de sa mère, qui a une drôle d'expression pour annoncer que la danse commence. Elle dit de sa grosse voix, et en levant le fouet:

«Ah! nous allons faire pleurer le lapin

Allusion, sans doute (ironique et cruelle), à la faiblesse de son enfant et à l'opération que le chasseur fait subir au lapin atteint par son plomb meurtrier.

Je le décide. Il fera son hamac lui-même à bord du navire, et personne ne saura que le lapin a pleuré!

Si je parlais aussi à Vidaljan?

C'est le fils d'un rat-de-cave; il reçoit, comme moi, des roulées à tout casser.

Encore un qui voudrait être ce que son père ne voudrait pas qu'il fût: il voudrait être escamoteur.

Il est venu un escamoteur au collège. Les élèves payaient vingt sous. Vidaljan a eu le malheur d'être choisi pour monter sur l'estrade et tenir le paquet de cartes; il a vu couper le cou à la tourterelle, brûler le mouchoir; il a frôlé Domingo, le compère.

«Pardon, mon ami, qu'avez-vous là dans votre poche?»

Et l'on a retiré de sa poche une perruque.

«Vous portez donc vos économies dans vos cheveux?»

Et l'on rafle sur sa tête une pièce de cinq francs.

«Maintenant, mon ami, je vous remercie.»

Il est descendu à sa place devant tout le collège, entouré, questionné, envié; sa classe crève de jalousie.

Pourquoi est-ce lui qu'on a pris? Qui l'a fait choisir?

«Il a de la chance», a dit Ricard aîné, qui pense que, la nuit prochaine…

Depuis cette soirée où il a eu son rôle, éclairé par toutes les bougies du sorcier, objet de l'attention de la foule, dévoré par les regards des grands et des moyens, depuis ce jour-là, la résolution de Vidaljan est prise, sa vocation est décidée: il va se mettre au travail tout de suite. Il a toujours eu un penchant pour l'escamotage!

C'est le plus grand chipeur du collège; il aimait déjà à fouiller dans les pupitres, et il savait retirer un crayon de dessus l'oreille d'un camarade, sans que le camarade s'en doutât. Il savait couper une orange en huit et cacher une pièce dans le coin d'un mouchoir.

Il escamotait déjà la toupie, l'agate et la plume à tête de mort. Il avait une collection de petits dessins cueillis à l'aide de fausses clefs dans les boîtes des copains.

Non qu'il aimât les arts, mais il se plaisait à faire de la serrurerie sournoise et à passer sa main entre les fentes. Il volait les cahiers de punition et les listes de places dans la poche des maîtres. Il avait une fois subtilisé le porte-feuille d'un professeur, et les secrets de M. Boquin avaient été à la merci des moutards pendant huit jours.

Le pauvre Boquin en avait manqué un mariage et failli perdre sa place.

Vidaljan avait apporté aussi des améliorations dans la plume à pensums: il était parvenu à ficeler quatre becs ensemble, ce qui ne s'était jamais vu encore, de l'aveu même de Gravier, qui avait été trois mois en pension à Paris, et il écrivait quatre vers de Virgile à la fois.

Déjà porté à l'escamotage, il eut la tête tournée par la magie blanche.

Il acheta les _Secrets du petit Albert. _Nous le vîmes avec des gobelets et des muscades, avec des crapauds séchés et des coquilles d'oeufs vides.

Il fabriquait de la poudre.

C'est ce qui me décida à m'adresser à lui,—malgré l'espèce de défiance que m'inspiraient ses habitudes.

Il avait, deux jours auparavant, failli être assommé par l'auteur de ses jours, qui avait appris qu'au lieu de faire ses devoirs son fils se livrait à la mécanique; et, en retournant le lit de son enfant, la mère avait trouvé des peaux de serpents et des punaises de cuivre mêlées aux punaises de famille.

Je lui offris d'être mon lieutenant.

Il accepta.—Ricard aussi.

Mais, au jour fixé, le drapeau flotte à la fenêtre de Ricard, et il me jette par cette fenêtre un papier, un peu humide, qui me donne de douloureux détails. Il a été criminel plus que de coutume et on l'a battu plus que jamais; il ne peut pas se traîner.

Et Vidaljan?—Il n'est pas au rendez-vous. Les élèves arrivent l'un après l'autre, la cloche sonne, on entre, il n'est pas là. Que s'est-il passé?

Je vais du côté de sa maison en me cachant; je rencontre des commères qui racontent que le quartier a failli sauter, et le fils Vidaljan avec.

«Il a laissé tomber une allumette sur une écuelle où il faisait de la poudre. C'est un petit vaurien qui lui avait mis ça dans la tête, le petit de cette dame qui marchande toujours, vous savez, et qui a son châle collé sur le dos comme une limande: Vingtrou, Vingtras… On doit être en train de le chercher. J'espère qu'on le fichera en prison.

—Mais le voilà, je le reconnais», crie une commère, qui m'aperçoit tout d'un coup dans le coin où j'étais courbé, et d'où j'essayais de filer.

On s'empare de moi.—On me ramène à la maison.

Ma mère m'en donna une volée!

Elle ne s'arrêta que quand j'eus promis sur tous les saints du paradis de ne plus m'échapper.

Et Vidaljan?—Il guérit et ne fit plus de poudre.

Et Ricard aîné?—La peur qu'il eut en apprenant l'accident de
Vidaljan lui fit une révolution, et il ne pissa plus au lit.

C'est toujours ça.

16 Un drame

Madame Brignolin, une voisine, est devenue l'amie de la maison.

C'est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de flamme; elle est gaie comme tout, c'est plaisir de la voir trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire, tout en lissant ses cheveux d'un geste un peu long et qui a l'air d'une caresse! Et elle vous a des façons de se trémousser qui paraissent singulières à mon père lui-même, car il rougit, pâlit, perd la voix et renverse les chaises.

Drôle de petite femme! Elle a trois enfants.

Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle ne fait qu'aller, venir; habillant l'un, savonnant l'autre, plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce bout de crâne, recousant les culottes, repassant les robes, mouchant celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l'air!

Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique devant un vieux piano à queue; à la fin de chaque morceau, elle en arrache un _boum _grave du côté des notes graves et un hi flûté du côté des notes minces. Boum, boum, hi hi…

«M. Vingtras, vous êtes triste comme un bonnet de nuit, c'est que vous ne vous êtes pas fait raser, voyez-vous! Revenez demain en sortant de chez le coiffeur. Je vous embrasserai; vous me donnerez l'étrenne de votre barbe.»

Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur sa main, le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même et lui donne sa ceinture à presser.

«Valsons», dit-elle.

Et avançant, d'un air joyeux, ses petits pieds hardis, le buste rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne son cavalier; un ou deux tours dans la chambre trop étroite,—et elle va retomber, en riant, sur une chaise qui crie, devant mon père qui ne dit rien.

Puis elle file du côté de la cuisine où l'on a entendu du bruit.

C'est la fillette qui est à terre; c'est le gamin qui a cassé une cruche; elle roule comme un tourbillon de mousseline, s'engouffre, disparaît, revient, tapageuse et folle, serrant ses deux mains à plat entre ses genoux, penchée pour mieux rire, et secouant sa jolie tête, en racontant quelque aventure salée arrivée à un de ses rejetons.

Elle trouve encore moyen d'effleurer et de bousculer M. Vingtras en passant.

M. Brignolin est rarement là: c'est un savant. Il est associé dans une fabrique de produits chimiques, et il a déjà inventé un tas de choses qui font bouillir ses fourneaux et sa marmite: il est toujours dans les cornues, et j'ai même remarqué que l'on riait quand on disait ce mot-là.

Il y a une cousine dans la maison: mademoiselle Miolan.

Elle a vingt ans: douce, complaisante et pâle, pâle comme la cire, et j'entends dire tout bas qu'elle va bientôt mourir.

Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous l'aimons tous; nous jouons aux cartes et aux dés sur ses genoux; elle nous fait des cocardes avec des bouts de rubans,—elle est si habile de ses doigts maigres! Elle a dans une poche un portefeuille à coins de nacre, la seule chose qu'elle nous empêche de toucher: «C'est là qu'est mon coeur», a-t-elle dit un jour, et l'on raconte qu'elle meurt d'un amour perdu.

Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était près d'elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête: j'entendis un soupir, et, quand je regardai, je vis madame Brignolin qui avait les mains sur celles de mon père et les yeux dans ses yeux! Il avait l'air gêné, lui. Elle souriait doucement, et elle lui dit:

«Grand bête!»

Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi, tous les deux en même temps, un regard qui voulait dire: «Pas devant lui», ou «Pourquoi est-il là?» Je n'ai jamais oublié ce «grand bête!» si tendre et ce geste si doux.

Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de campagne, où l'on va passer deux ou trois heures le soir, après le collège, où l'on dépense, quand il fait beau, toute la journée du dimanche.

Les belles heures pour les petits Brignolin et moi!

Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux,—c'est au bout d'un chemin désert, noir de charbon, jaune de sable, gris de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs de cendre, sur lequel les souliers s'écorchent et les voitures crient. Il y a une mine là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits plats dans le vide des champs;—l'herbe est maigre et roussie, elle traîne par places comme des restes de poil sur un dos de chameau; il y a des débris de coke et de briques, rougeâtres et ternes comme des grumeaux de sang caillé; mais nous entassons tout cela en forme de portiques et de cabanes, et nous faisons des trous dans la terre; on y allume du feu, l'on souffle, et la flamme brille, la fumée tourne dans le vent. Cela sent le travail, rappelle Robinson; on est seul dans cette vaste plaine—comme si l'on devait vivre sans le secours des villes: on parle comme des hommes, et comme des hommes on a l'émotion que donne toujours le silence.

Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le froid de la nuit descend, quand les bruits tombent un à un comme des pierres dans un gouffre, on revient vers la petite maison qui est coiffée de rouge et chaussée de vert.

Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un soleil.

Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d'or et leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs feuilles, et je me rappelle qu'il y avait une touffe dont je prenais soin; il en reste encore des pétales dans un vieux livre où je les avais mises.

À l'heure où la maison s'allume, nous voyons de loin la lampe qui luit comme une étoile.

Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits, avec du lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela dans le fond du village.—Quel calme! J'en ai des larmes de félicité dans les yeux.

Le dimanche, c'est un brouhaha! Nous portons les provisions. Madame Brignolin met un tablier blanc, ma mère retrousse sa robe, et mon père aide à éplucher les légumes.—On nous jette, à nous, quelques carottes crues à grignoter, et nous aidons pour la cuisine, nous faisons tourner le poulet devant le feu de braise (en arrêtant en route les larmes de jus): nous embrouillons tout, nous troublons tout, nous cassons tout, personne ne s'en plaint.

C'est un bruit de casseroles et d'assiettes, puis un bruit de mâchoires, puis un bruit de bouchons!—Au dessert, on goûte au vin blanc mousseux.

On trinque, on retrinque.

C'est toujours à la santé de madame Vingtras qu'on boit d'abord!

Elle répond toute rouge de joie: son sang de paysanne coule plus libre dans cette atmosphère de campagne, avec ces petites odeurs de cabaret et ces vues de fermes dans le lointain!

À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser, à mes chaussures neuves qui ont des boulets de boue. Madame Brignolin, d'ailleurs, l'en empêche.

«Il faut que tout le monde s'amuse!» dit-elle en lui fermant la bouche et en la tirant par le bras pour l'entraîner à la promenade ou au jardin.

C'est mon père qui paraît heureux!

Il joue comme un enfant; c'est lui qui fait le pot aux quatre coins, qui pousse la balançoire quand on est las de jouer, il chante (il a un filet de voix). Madame Brignolin lance après lui des chansons du Midi.

Ma mère—paysanne—dit: «Ça, c'est des airs de freluquets», et elle entonne en auvergnat:

Digue d'Janette, Te vole marigua Laya! Vole prendre un homme! Que sabe trabailla, Laya!

«Laya!» reprend madame Brignolin en esquissant à son tour une pose de danse—rien qu'un geste, la tête renversée, le buste pliant et puis tout d'un coup un ramassis de jupes, un rejeté de hanche!

Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l'air enfin de s'évanouir avec les lèvres entrouvertes, par où passe un souffle qui soulève sa poitrine; elle est restée un moment sans rire, mais elle repart bien vite dans un accès de gaieté qui mêle la cachucha et la bourrée, l'espagnol et l'auvergnat,

La Madona et la fouchtra, Laya!

«Qu'est-ce que cela veut dire?» demande M. Brignolin, un positif, qui vient de temps en temps pour le malheur des sauces.

Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui sentent le savant et gâtent le dîner.

On joue,—il embrouille le jeu,—ne devine jamais!

Il_ l'_est toujours.

«C'est lui qui_ l'est!»_

Mme Brignolin dit cela d'une drôle de façon et presque toujours en regardant mon père; puis elle ajoute en secouant son mari:

«Allons, tu n'es bon qu'à donner le bras; prends le bras de
Mme Vingtras.—M. Vingtras, voulez-vous me donner le vôtre?—
Jacques, toi tu seras avec Mlle Miolan.»

Pauvre fille! tandis que nous jouons et faisons tapage, elle est souvent prise d'un serrement de coeur ou d'une quinte de toux qui empourpre ses joues pâles, puis la laisse retomber sur l'oreiller qui rembourre sa chaise longue;—elle sourit tout de même et elle se fâche quand nous voulons nous taire à cause d'elle.

«Non, non, amusez-vous, je vous en prie. Cela me fait plaisir, cela me fait du bien, amusez-vous.»

Sa voix s'arrête, mais son geste continue et nous dit:

«Amusez-vous!»

CHÔMAGE

La vie change tout d'un coup.

J'ai été jusqu'ici le tambour sur lequel ma mère a battu des rrra et des fla, elle a essayé sur moi des roulées et des étoffes, elle m'a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré, tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans que je sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans qu'il m'ait poussé des oignons dans l'estomac ni de la laine de mouton sur le dos—après tant de gigots pourtant!

À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de sa surveillance.

On n'entendait jadis que pif-paf, v'li-v'lan, et allez donc!—On m'appelait bandit, sapré gredin!—Sapré pour sacré;—elle disait_ bouffre_ pour bougre.

Depuis treize ans, je n'avais pas pu me trouver devant elle cinq minutes—non, pas cinq minutes, sans la pousser à bout, sans exaspérer son amour.

Qu'est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des calottes?

Je ne détestais pas qu'on m'appelât bandit, gredin; j'y étais fait,—même cela me flattait un peu.

Bandit!—comme dans le roman à gravures.—Puis je sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère de me faire du mal; qu'elle avait besoin de mouvement et pouvait se payer de la gymnastique sans aller au gymnase, où il aurait fallu qu'elle mît un petit pantalon et une petite blouse.—Je ne la voyais pas bien en petite blouse et en petit pantalon.

Avec moi, elle tirait au mur; elle faisait envoler le pigeon, elle gagnait le lapin, elle amenait le grenadier.

Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l'oie qui, clouée par les pattes, gonfle devant le feu.

Je n'ai plus à me lever pour aller—cible résignée—vers ma mère; je puis rester assis tout le temps!

Ce chômage m'inquiète.

Rester assis, c'est bien,—mais quand on retournera aux habitudes passées, quand l'heure du fouet sonnera de nouveau, où en serai-je? Les délices de Capoue m'auront perdu: je n'aurai plus la cuirasse de l'habitude, le caleçon de l'exercice, le grain du cuir battu!

Que se passe-t-il donc?

Je ne comprends guère, mais il me semble que madame Brignolin est pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison, dans cette colère blanche de ma mère.

Ma mère reste de longues soirées sans rien dire, les yeux fixes et les lèvres pincées. Elle se cache derrière la fenêtre et soulève le rideau, elle a l'air de guetter une proie.

«Vous ne voyez plus madame Brignolin? lui demande un jour une voisine.

—Si, si!

—Il y a un peu de froid?

—Non, non!… nous allons même à la campagne ensemble, dimanche prochain.»

En effet, j'ai entendu parler d'une partie qui est comme une réconciliation après quelques semaines de froideur; j'ai aussi distingué quelques mots que ma mère a prononcés tout bas: «N'avoir l'air de rien, les laisser seuls, venir à pas de loup…»

On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l'on combine tout pour le dimanche.

J'avais justement gobé une retenue!

J'avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine classe—du charbon ramassé près de la maison de campagne. J'avais entendu M. Brignolin dire qu'il y avait du diamant dans les éclats de mine; et depuis ce jour-là, je ramassais tous les morceaux qui avaient une veine luisante, un point jaune.

Le professeur crut à une farce,—me voilà pincé! forcé de rester en ville ce dimanche-là, pour aller à une heure faire ma retenue— dans l'étude des internes, au lycée même.

Adieu la maison de campagne!

Je les vis partir avec les paniers de provisions.

Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.

Madame Brignolin était charmante; un peu décolletée, avec une écharpe à raies bleues, des bottines prunelles, et elle sentait bon—mais bon!

Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné à côté de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui faisait brouillard autour de madame Brignolin.

On m'avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec des haricots à l'huile, aller en retenue—puis me rendre chez l'économe, M. Laurier, qui me ferait dîner à sa table.

«C'est plus que tu ne mérites», m'avait dit ma mère.

Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret de ne point aller à la maison de campagne ne fût pas trop grand; et j'acceptai mon sort de bon coeur.

Je mangeai les haricots à l'huile,—j'allai jouer aux billes avec des petits ramoneurs que je connaissais.—J'arrivai à la retenue en retard et couvert de suie,—je trouvai moyen, sous prétexte de besoins urgents, d'aller flâner dans le gymnase, où je décrochai un trapèze et faillis me casser les reins; je bâclai mon pensum, bus un peu d'encre, et six heures arrivèrent.

La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.

«Te voilà, gamin?

—Oui, m'sieu.

—Toujours en retenue, donc!

—Non, m'sieu!

—Tu as faim?

—Oui, m'sieu!

—Tu veux manger?

—Non, m'sieu!»

Je croyais plus poli de dire non: ma mère m'avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l'invitation comme un goulu, «tu entends»; et elle prêchait d'exemple. Nous avions dîné quelquefois chez des parents d'élèves.

«Voulez-vous de la soupe, madame?

—Non, si, comme cela, très peu…

—Vous n'aimez pas le potage?

—Oh! si, je l'aime bien, mais je n'ai pas faim…

—Diable! pas faim, déjà!»

«Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond.» Encore une recommandation qu'elle m'avait faite.

En laisser un peu dans le fond.

C'est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de l'économe, qui avait déjà trouvé que j'étais très bête en disant que j'avais faim, mais que je ne voulais pas manger.

Mais moi, je sais qu'on doit obéir à sa mère—elle connaît les belles manières, ma mère,—j'en laisse dans le fond, et je me fais prier.

L'économe m'offre du poisson.—Ah! mais non!

Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.

«Tu veux de la carpe?

—Non, M'sieu!

—Tu ne l'aimes pas?

—Si, M'sieu!»

Ma mère m'avait bien recommandé de tout aimer chez les autres; on avait l'air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n'aimait pas ce qu'ils vous servaient.

«Tu l'aimes? eh bien!»

L'économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas.

Je mange ma carpe—difficilement.

Ma mère m'avait dit encore: «Il faut se tenir écarté de la table; il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi, de prendre ses aises.» Je m'arrangeais le plus mal possible,—ma chaise à une lieue de mon assiette; je faillis tomber deux ou trois fois.

J'ai fini mon pain!

Ma mère m'a dit qu'il ne fallait jamais «demander», les enfants doivent attendre qu'on les serve.

J'attends! mais M. Laurier ne s'occupe plus de moi—il m'a lâché, et il mange, la tête dans un journal.

Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un oeil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce. J'ai le coeur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n'ose pas en demander!

Du pain, du pain!

J'ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n'ose pas m'essuyer trop souvent à la serviette. «On a l'air d'avoir les doigts trop sales, m'a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table.»

Je m'essuie sur mon pantalon par derrière,—geste qui déconcerte l'économe quand il le surprend du coin de l'oeil.—Il ne sait que penser!

«Ça te démange?

—Non, m'sieu!

—Pourquoi te grattes-tu?

—Je ne sais pas.»

Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable répulsion.

«Tu as fini ton poisson?

—Oui, m'sieu!»

M. Laurier m'ôte mon assiette et m'en glisse une autre avec du ris de veau et de la sauce aux champignons.

«Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim.»

Ah! puisque le maître de la maison me le recommande! et je me jette sur le ris de veau.

Pas de pain! pas de pain!

Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné.

Il me semble que j'ai un navire dans l'intérieur, un navire de beurre qui fond, et j'ai la bouche comme si j'avais mangé un pot de pommade à six sous la livre!

Le dîner est fini: il était temps! M. Laurier me renvoie, non sans mettre son binocle pour regarder les dessins dont j'ai tigré mon pantalon bleu; le repas finit en queue de léopard.

7 heures et demie.

Je suis étendu tout habillé sur mon lit; un bout de lune perce les vitres; pas un bruit!

J'ai la tête qui me brûle, et il me semble qu'on m'a cassé le crâne d'un côté.

Je me souviens de tout: du pain qui manquait, du poisson qui nageait, du veau qui tétait…

Ça ne fait rien; je puis me rendre cette justice, que j'ai au moins conservé les belles manières. J'ai souffert, mais je suis resté loin de la table, je n'ai pas eu l'air de mendier mon pain; j'ai été fidèle aux leçons de ma mère.

9 heures.

Deux heures de sommeil; le mal de tête est parti. Si je voyais un veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre; mais ce n'est pas probable, et je rêvasse en me déshabillant.

10 heures.

J'avais allumé la chandelle, et je lisais; mais la chandelle va finir, il n'en reste plus qu'un bout pour mes parents quand ils rentreront.

Je monte dans ma soupente. Je couche dans une soupente à laquelle on arrive par une petite échelle; on y étouffe en été, on y gèle en hiver; mais j'y suis libre, tout seul, et je l'aime, ce cabinet suspendu, où je peux m'isoler, dont les murs de bois ont entendu tous les murmures de mes colères et de mes douleurs.

Minuit.

Je m'étais assoupi!—Je me suis réveillé brusquement!

Un bruit confus, des cris déchirants,—un surtout qui m'entre au coeur et me le fend comme un coup de couteau. C'est la voix de ma mère…

Je saute au bas de l'échelle, en chemise; l'échelle n'était pas accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis presque fendu le genou sur le carreau.

C'est dans l'escalier que le drame se passe; entre ma mère qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et mon père qui la tire à lui, pâle, échevelée.

Je me jette en pleurant au milieu d'eux. Qu'y a-t-il?

Je veux crier.

«Non, non! fait mon père en me fermant la bouche, non!»—Il me brise presque les dents sous son poing.—«Non, non!»—Il y a autant de colère que de terreur dans sa voix.

Je me penche sur ma mère évanouie; j'inonde sa face de mes larmes. C'est bon, il parait, des larmes d'enfant qui tombent sur les fronts des mères! La mienne ouvre tout d'un coup les yeux, et me reconnaît, elle dit: «Jacques! Jacques!»—Elle prend ma main dans sa main, et elle la presse. C'est la première fois de sa vie.

Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l'acier de ses yeux et le vinaigre de sa voix; en ce moment, elle eut une minute d'abandon, un accès de tendresse, une faiblesse d'âme, elle laissa aller doucement sa main et son coeur.

Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l'effroi dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons auraient eu raison de moi dans la vie.

«Retourne te coucher», m'a dit mon père.

J'y retourne glacé, j'ai attrapé froid sur les dalles de l'escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres ouvertes pour que la malade eût de l'air!

Qu'est-il donc arrivé?

Mon coeur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux pensées, réfléchir dans ma fièvre! Les heures tombent une à une.

Je regarde mourir la nuit, arriver le matin; une espèce de fumée blanche monte à l'horizon.

J'ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les heures sombres; j'ai tenu les yeux ouverts tandis que les autres enfants dorment; j'ai suivi dans le ciel la lune ronde et sans regard comme une tête de fou; j'ai entendu mon coeur d'innocent qui battait au-dessus de cette chambre silencieuse. Il a passé un courant de vieillesse sur ma vie, il a neigé sur moi. Je sens qu'il est tombé du malheur sur nos têtes!

Qu'est-il arrivé? Je voudrais le savoir.

J'ai connu souvent des situations douloureuses; mais je n'ai jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je me demandais comment on allait m'accueillir, de quel oeil me regarderait mon père qui avait dit si pâle: «Non, non, n'appelle pas!»

J'avais peur qu'ils eussent honte devant moi.

Je cherchais quel visage il fallait qu'eût leur fils, quels mots je devais dire, s'il ne serait pas bon d'aller les embrasser.— Mais par qui commencer?

Et je frissonnais de tous mes membres… chose bizarre,—plus effrayé d'être gauche, d'avancer, ou de pleurer à faux, qu'effrayé du drame inconnu dont je ne savais pas le secret.

C'est ainsi quand on n'est point sûr du coeur des siens et qu'on craint de les irriter par les explosions de sa tendresse; instinctivement, on sent qu'il ne faut pas à ces douleurs un accueil cruel, le coeur ne saurait l'oublier et il garderait, noire ou rouge, une tache ou une plaie, une tristesse ou une colère.

Aussi on hésite, on recule!

Ne rien dire?—mais ils peuvent vous accuser d'être méchant, puisque vous ne semblez pas ému de leur douleur!—Parler? Mais ils vous en voudront de ce que vous avez souligné leur faute ou leur crime, de ce que vous avez, le matin, réveillé par vos larmes,—vos simagrées—des fantômes qui devaient mourir avec le dernier cri, le premier soleil!

Et je ne savais que faire!

Il y avait longtemps que c'était le matin.—Mon père se levait d'ordinaire à sept heures afin d'être prêt pour la classe de huit heures. Je me levais aussi.

Je fis comme toujours; je m'habillai, mais lentement, et ne mis pas mes souliers; j'attendis assis sur mon lit.

Il ne venait aucun bruit de leur chambre; un silence de mort.

Enfin, au quart avant huit heures mon père m'appela.

Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt; à travers la porte il me demanda du papier et de l'encre; écrivit une lettre au censeur et une autre à un médecin, et me chargea de les porter.

«Tu reviendras dès que tu les auras remises.

—Je n'irai pas en classe?

—Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te demande ce qu'elle a, tu lui diras qu'elle a été prise de frayeur dans la campagne, et qu'elle est au lit avec la fièvre…»

Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité dans la tournure,—il traînait ses pantoufles sur le parquet et rajustait son pantalon.

Que s'était-il passé?

Je ne l'ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans les orages, à des éclats de querelles que mes oreilles recueillirent, je crus comprendre que ma mère s'était mise en embuscade et avait surpris madame Brignolin causant bas avec mon père au détour du jardin, dans ce dimanche de malheur!

Il s'en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il paraît, et qui s'était continuée jusqu'au milieu de la nuit, jusqu'à l'heure où je les avais vus revenir.

Je ne pouvais questionner personne; d'ailleurs, le souvenir seul de ce moment m'obsédait comme un mal, et je le chassais au lieu d'essayer de le savoir!

Savoir quoi? Ce qui était fait était fait!

Je suis peut-être le plus atteint, moi, l'innocent, le jeune, l'enfant!

Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords, la honte ou le regret?), mon père a changé pour moi. Il avait jusqu'ici vécu en dehors du foyer, par la raison ou sous le prétexte qu'il avait à donner des répétitions au collège et à assister à quelques conférences que faisait le professeur de rhétorique, pour les maîtres qui n'étaient pas agrégés.

Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six; il y reste, le sourcil froncé, le regard dur, les lèvres serrées, morne et pâle, et un rien le fait éclater et devenir cruel.

Il parle à ma mère d'une voix blanche, qui soupire ou siffle; on sent qu'il cherche à paraître bon et qu'il souffre; il lui montre une politesse qui fait mal et une tendresse fausse qui fait pitié.

Il a le coeur ulcéré, je le vois.

Oh! la maison est horrible! et l'on marche à pas lents, et l'on parle à voix basse.

Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de tristesse.

Quelquefois, je trouble cette paix de mes cris.

Mon père a besoin de rejeter sur quelqu'un sa peine et il fait passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m'a lâché, mon père m'empoigne.

Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de canne sous le moindre prétexte, sans que je m'y attende: bien souvent, je le jure, sans que je le mérite.

J'ai gardé longtemps un bout de jonc qu'on me cassa sur les côtes et auquel j'avais machinalement emmanché une lame, je m'étais dit que si jamais je me tuais, je me tuerais avec cela.—Et j'ai eu l'idée de me tuer une fois!

Voici à quelle occasion.

Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras qu'il faillit casser:

«Gredin! dit-il entre ses dents, je vais te laisser pour mort sur le carreau!»

J'entrevis un supplice—et justement, j'étais à peine guéri d'une dernière correction qui m'avait rompu les membres.

Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l'on traitait la question des boursiers et des non payants, quand on était arrivé à mon nom, le proviseur, s'avançant, lui avait dit:

«M. Vingtras, votre fils pourrait tenir dans la classe un autre rang que celui qu'il tient, s'il travaillait. Nous vous conseillons de vous occuper de lui… entendez-vous?

—C'est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du proviseur?» et il se jeta sur moi avec fureur.

Ce furent de véritables souffrances,—mais mon chagrin était bien plus grand que mon mal!

Quoi! j'étais pour quelque chose dans son avenir, je serais cause qu'on le déplacerait par disgrâce, ou peut-être qu'on le destituerait! Je me donnai sur la poitrine, en mea culpa, des coups plus forts que ceux de ses poings fermés, et le me serais peut-être tué, tant j'étais désespéré, si je n'avais pensé à réparer le mal que mon père m'accusait d'avoir fait.

Je me mis à travailler bien fort, bien fort; on ne me punissait plus au collège, mais à la maison on me battait tout de même.

J'aurais été un ange qu'on m'aurait rossé aussi bien en m'arrachant les plumes des ailes car j'avais résolu de me raidir contre le supplice, et comme je dévorais mes larmes et cachais mes douleurs, la fureur de mon père allait jusqu'à l'écume.

Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en poussent ceux qu'on tue en leur arrachant l'âme: il en fut épouvanté lui-même! mais il recommençait toujours, tant il avait la pensée malade, l'esprit noir.—Il croyait vraiment que j'étais un gredin, je le pense.—Il voyait tout à travers le dégoût ou la fureur!

Quelquefois, c'est plus affreux encore,—ma mère intervient;— et elle qui m'a calotté à outrance, accuse mon père de barbarie!

«Tu ne toucheras pas cet enfant!»

De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la fois! Les raccommodements durent peu.

Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à coeur le reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en _bûchant _pour que sa situation universitaire, déjà compromise, ne souffre pas encore de ma paresse!

Je fais tout ce que je peux; je me couche quelquefois à minuit, et même ma mère, qui jadis m'accusait de dormir trop tôt, m'accuse maintenant de brûler trop de chandelle: «Et pour quoi faire? Des singeries, tout ça.»

Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait pas gré du mal que je me donne, et c'est à peine si l'on paraît content de ce que j'ai de bonnes places, car j'ai repris la tête et je suis le premier de la classe.

Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j'ai passées!

Ce Gradus ad Parnassum[4] où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur!

Mon Alexandre[5]_ _a les coins mangés; c'est moi qui les ai mordus de rage et j'ai de son cuir dans l'estomac.

Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare; je m'en bourre, je l'avale comme de la boue.

Je ne cause pas, je ne bavarde plus; on m'aimait davantage avant, et j'entends qu'on dit par derrière:

«C'est parce que son père lui donne des danses.»

On dit aussi:

«Ne trouvez-vous pas qu'il est devenu sournois et qu'il a l'air sainte-nitouche?»

J'ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les compositions au proviseur; mais il est en conversation particulière avec quelqu'un et l'on me dit d'attendre dans le cabinet voisin.—celui d'où l'on entend tout.

On parlait de nous.

«Nous ne disons rien de l'affaire Vingtras, c'est entendu?

—Non rien; ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans l'Université, et puis, vous savez, j'aurais été à sa place, avec une femme comme celle qu'il a…

—Il est de fait! et toujours à vous parler des cochons qu'elle a gardés, des bourrées qu'elle a dansées.—Youp, la, la!—tandis que madame Brignolin, eh! eh!

—Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait!»

J'eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte, l'entrouvrant pour voir s'il y avait des oreilles.

C'était le proviseur et l'inspecteur d'académie: j'avais reconnu leur voix. Ils reprirent:

«Je me suis contenté de lui donner un avertissement une fois. J'ai pris le prétexte de son fils.

—Qu'est-ce que c'est que ce garçon-là?

—Un pauvre petit malheureux qu'on habille comme un singe, qu'on bat comme un tapis, pas bête, bon coeur. Il a plu beaucoup à l'inspecteur, la dernière fois… Je l'ai donc pris pour prétexte. "Occupez-vous plus de votre fils"; cela voulait dire: "Restez un peu plus avec votre femme",—et il a tenu compte de l'observation.»

Je restai rêveur toute la journée du lendemain…

Mon père s'en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère:

«Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant? L'inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne s'agit pas de me faire honte, comme l'an passé, et de nous faire souffrir tous de ta paresse!»

Quelle honte? quelle paresse?

Mon père m'avait menti.

17 Souvenirs

M. Laurier, l'économe, qui a passé dans un collège de première classe du côté de l'Ouest, a entendu dire qu'une place est vacante à Nantes. La chaire d'un professeur de grammaire est vide. Il s'est démené pour que mon père l'obtînt.

La nomination arrive.

Nous allons quitter Saint-Étienne. Je viens de ranger les cahiers d'agrégation de mon père: les thèmes grecs ici, les versions latines par-là; il y en a des tas.

Mes parents vont faire leurs adieux.

Ils sortent, je les vois qui descendent la rue sans se parler.

Instinctivement, près du passage Kléber, ils se détournent et prennent la gauche du chemin, pour éviter la maison où madame Brignolin demeure…

J'enfile du regard cette rue qui d'un côté mène au collège, de l'autre à la place Marengo; qui me rappelle le plaisir, la peine, les longues heures d'ennui et les minutes de bonheur.

Ah! j'ai grandi maintenant; je ne suis plus l'enfant qui arrivait du Puy tout craintif et tout simple. Je n'avais lu que le catéchisme et je croyais aux revenants. Je n'avais peur que de ce que je ne voyais pas, du bon Dieu, du diable; j'ai peur aujourd'hui de ce que je vois; peur des maîtres méchants, des mères jalouses et des pères désespérés. J'ai touché la vie de mes doigts pleins d'encre. J'ai eu à pleurer sous des coups injustes et à rire des sottises et des mensonges que les grandes personnes disaient.

Je n'ai plus l'innocence d'autrefois. Je doute de la bonté du ciel et des commandements de l'Église. Je sais que les mères promettent et ne tiennent pas toujours.

À l'instant, en rôdant dans cet appartement où traînent les meubles comme les décors d'un drame qu'on démonte, j'ai vu les débris de la tirelire où ma mère mettait l'argent pour m'acheter un homme et qu'elle vient de casser.

Est-ce le silence, l'effet de la tristesse qui m'envahira toujours plus tard, quand j'aurai quitté un lieu où j'ai vécu, même un coin de prison?

Est-ce l'odeur qui monte de toutes ces choses entassées? Je l'ignore; mais tous mes souvenirs se ramassent au moment de partir.

Voici, dans ce coin, un bout de ruban bleu.

C'était à ma cousine Marianne. On l'avait fait venir de Farreyrolles sous prétexte qu'elle était née avec des manières de dame, et qu'un séjour de quelque temps dans notre famille ne pouvait manquer de lui donner le vernis et la tournure qu'on gagne dans la compagnie des gens d'éducation et de goût.

Pauvre cousine Marianne!

On en fit une domestique, qu'on maltraitait tout comme moi,— moins les coups.

Nous étions ensemble dans la cuisine,—je faisais le gros— un homme doit savoir tout faire. Je grattais le fond des chaudrons, elle en faisait reluire le ventre. Pour les assiettes, c'est moi qui raclais le ventre, c'est elle qui essuyait le fond: c'était la consigne. Ma mère avait fait remarquer avec conviction que ce qui est sale dans les chaudrons, c'est le dessous; que ce qui est sale dans les assiettes, c'est le dessus. Et voilà pourquoi je faisais le_ gros_.

On l'a obligée aussi à garder son petit bonnet de campagne. Elle en était toute fière à Farreyrolles et savait que les gars disaient qu'elle le portait bien. Mais elle sentait qu'à Saint-Étienne cela faisait rire. On détournait la tête, on la regardait avec curiosité.

Ma mère de dire:

«C'est que je l'aime comme mon fils, voyez-vous! Je ne fais pas de différence entre eux deux.» Et elle ajoutait: «Jacques pourrait presque s'en fâcher.»

Oui, je me fâche, et je voudrais qu'on fît une différence; c'est bien assez qu'on m'ait ennuyé comme on l'a fait, sans qu'on l'ennuie aussi.

M. Laurier lui-même a fait observer que ce n'était point de mise à la ville; ma mère a répondu:

«Croyez-vous donc que je rougisse de mon origine? Voulez-vous que j'aie l'air d'être honteuse de mes soeurs et de ne pas oser sortir avec ma nièce parce qu'elle a un bonnet de campagne?… Ah! vous me connaissez mal, M. Laurier.»

Un jour cependant elle crut avoir assez brisé la volonté de sa nièce et assez prouvé qu'elle ne rougissait pas de son origine; elle supprima la coiffe; mais elle dicta un bonnet, coupa elle-même une robe.

«Je ne sortirai jamais habillée comme ça, dit Marianne le jour où on les essaya.

—Tu entends par là que ta tante n'a pas de goût, que ta tante est une bête, qui ne sait pas comment on s'habille, qui souillonne ce qu'elle touche. Ah! je souillonne?…

—Je n'ai pas dit ça, ma tante.

—Et hypocrite avec ça!—Oui va-t'en dire partout que je souillonne les robes de mes nièces.—Tu ajouteras peut-être aussi que je les laisse mourir de faim!»

Une pause.

Tout d'un coup se tournant vers moi, d'une voix qui était vraiment celle du sang, dans laquelle on sentait mourir la tante et ressusciter la mère:

«Jacques, fit-elle, mon fils, viens embrasser ta mère…»

Tant d'amour, de tendresse, cette explosion, ce coeur qui tout d'un coup battait au-dessus du sein qui m'avait porté, tout cela me troubla beaucoup et je m'avançai comme si j'avais marché dans de la colle.

«Tu ne viens pas embrasser ta mère!» s'écria-t-elle attristée de ce retard en levant les mains au ciel.

Je pressai le pas,—elle m'attira par les cheveux et elle me donna un baiser à ressort qui me rejeta contre le mur où mon crâne enfonça un clou!

Oh! ces mères! quand la tendresse les prend! Ça ne fait rien, le clou m'a fait une mâchure.

Ces mères qu'on croit cruelles et qui ont besoin tout d'un coup d'embrasser leur petit!

Quel coup! j'ai mal pourtant! et je me frotte l'occiput.

«Jacques! veux-tu ne pas te gratter comme ça! Ah! tu sais, j'ai regardé le fond du grand chaudron, tout à l'heure:—tu appelles ça nettoyer, mon garçon, tu te trompes. Il y a deux jours qu'on n'y a pas touché, je parie!

—Ce matin, maman!

—Ce matin! tu oses!…

—Je t'assure.

—Allons, c'est moi qui ai tort, c'est ta mère qui ment.

—Non! m'man.

—Viens que je te gifle!»

Chère Marianne, depuis ce jour-là, elle fut bien malheureuse. Elle écrivit à sa mère qui l'aimait bien, et lui demanda de retourner tout de suite au village.

Mais à la lettre qui vint de Farreyrolles, ma mère répliqua:

«Veux-tu donner raison à ta fille contre moi? Crois-tu ta soeur une menteuse? Crois-tu, comme elle l'a dit, que je souillonne! Crois-tu?…—Si tu le crois,—c'est bien!»

C'est moi qui mis les virgules et les pluriels.

On n'osa pas reprendre Marianne tout de suite, et elle resta un mois encore.

Elle souffrit beaucoup pendant ce mois-là, mais moi, comme je fus heureux!

Elle était blonde, avec de grands yeux bleus toujours humides, un peu froids, qui avaient l'air de baigner dans l'eau.—Ses cheveux étaient presque couleur de chanvre, et ses joues étaient saupoudrées de rousseurs; mais la peau du cou était blanche, tendre et fine comme du lait caillé.

Je l'ai revue, longtemps après, dans le fond d'un couvent, à travers une grille: elle s'était faite religieuse.

«Si j'étais restée plus longtemps à Saint-Étienne, murmura-t-elle en baissant les paupières, je ne serais peut-être jamais venue ici.

—Le regrettez-vous?»

Elle éloigna du guichet sa tête pâle encadrée dans la grande coiffe blanche des soeurs de Charité et ne répondit rien, mais je crus voir deux larmes tomber de ses yeux clairs, et il me sembla reconnaître un geste de regret et de tendresse…

Elle disparut dans le silence du couloir muet qu'ornait un Christ d'ivoire taché de sang.

Voilà le pupitre noir devant lequel je m'asseyais, qui était si haut; il fallait mettre des livres sur ma chaise.

Quelles soirées tristes et maussades j'ai passées là, et quelles mauvaises matinées de dimanche, quand on exigeai que j'eusse fait dix vers ou appris trois pages avant de mettre ma chemise blanche et mes beaux habits!

Mon père m'a souvent cogné la tête contre l'angle, quand je regardais le ciel par la fenêtre au lieu de regarder dans les livres. Je ne l'entendais pas venir, tant j'étais perdu dans mon rêve, et il m'appelait «fainéant», en me frottant le nez contre le bois.

C'est sensible, le nez! On ne sait pas comme c'est sensible.

J'avais fait un jour une entaille dans ce pupitre. Il m'en est resté une cicatrice à la figure, d'un coup de règle qu'il me donna pour me punir.

Voilà, plein de vieille vaisselle, un panier rongé!

C'était là que dormait Myrza, la petite chienne que l'ancien censeur, envoyé en disgrâce, nous avait donnée pour en avoir soin. Il n'avait pas d'argent pour l'emmener avec lui; puis il ne savait pas si, dans le trou où on l'enterrait, il aurait seulement du pain pour sa femme et son enfant.

Myrza mourut en faisant ses petits, et l'on m'a appelé imbécile, grand niais, quand, devant la petite bête morte, j'éclatai en sanglots, sans oser toucher son corps froid et descendre le panier en bas comme un cercueil!

J'avais demandé qu'on attendît le soir pour aller l'enterrer. Un camarade m'avait promis un coin de son jardin.

Il me fallut la prendre et l'emporter devant ma mère, qui ricanait. Bousculé par mon père, je faillis rouler avec elle dans l'escalier. Arrivé en bas, je détournai la tête pour vider le panier sur le tas d'ordures, devant la porte de cette maison maudite. Je l'entendis tomber avec un bruit mou, et je me sauvai en criant:

«Mais puisqu'on pouvait l'enterrer!» C'était une idée d'enfant, qu'elle n'eût point la tête entaillée par la pelle du boueux ou qu'elle ne vidât pas ses entrailles sous les roues d'un camion! Je la vis longtemps ainsi, guillotinée et éventrée, au lieu d'avoir une petite place sous la terre où j'aurais su qu'il y avait un être qui m'avait aimé, qui me léchait les mains quand elles étaient bleues et gonflées, et regardait d'un oeil où je croyais voir des larmes son jeune maître qui essuyait les siennes…

18 Le départ

Quelle joie de partir, d'aller loin!

Puis, Nantes, c'est la mer!—Je verrai les grands vaisseaux, les officiers de marine, la vigie, les hommes de quart, je pourrai contempler des tempêtes!

J'entrevois déjà le phare, le clignotement de son oeil sanglant et j'entends le canon d'alarme lancer son soupir de bronze dans les désespoirs des naufrages.

J'ai lu la France maritime, ses récits d'abordages, ses histoires de radeau, ses prises de baleine, et, n'ayant pu être marin, par la catastrophe Vidaljan, je me suis rejeté dans les livres, où tourbillonnent les oiseaux de l'Océan.

J'ai déjà fait des narrations de sinistres comme si j'en avais été un des héros, et je crois même que les phrases que je viens d'écrire sont des réminiscences de bouquins que j'ai lus, ou des compositions que j'ai esquissées dans le silence du cachot.

Désespoirs des naufrages, soupirs de bronze, tourbillonnage des oiseaux; il me semble bien que c'est de Fulgence Girard, mon tempêtard favori. Je me répète ces grands mots comme un perroquet enchaîné au grand mât; mais au fond de moi-même il y a l'espérance du galérien qui pense s'évader cette fois.

À Nantes, je pourrai m'échapper quand je voudrai.

En face de _la grande tasse! _on se laisse glisser et l'on est dans l'Océan.

Je n'appartiens plus à mon père; je me cache dans la sainte-barbe, je me fourre dans la gueule d'un canon, et quand on s'aperçoit de ma disparition, je suis en pleine mer.

Le capitaine a juré, sacré—mille sabords du diable!—en me voyant sortir de ma cachette et m'offrir comme novice, mais il ne peut pas me jeter par-dessus bord; je suis de l'équipage!

Le voyage actuel, en attendant l'évasion par eau salée, est déjà plein de poésie.

Nous avons d'abord la diligence,—l'impériale,—puis nous entrons dans une gare!

Les machines renâclent comme des ânes, ou beuglent comme des boeufs, et jettent du feu par les naseaux. Il y a des coups de sifflet qui fendent l'âme!

ORLÉANS

Nous arrivons à Orléans la nuit.

Les malles sont laissées à la gare.

«Mais il y a des choses qu'il faut garder avec soi», dit ma mère. Et elle a gardé beaucoup de choses; on les entasse sur moi, j'ai l'air d'une boutique de marchand de paniers, et je marche avec difficulté.

Il s'écroule toujours quelque boîte qu'on ramasse aux clartés de la lune.

On ne se décide à rien: on est porté, par l'heure et le calme immense, à une espèce de recueillement très fatigant pour moi qui ai tout sur le dos.

Il y a bien eu des facteurs et des garçons d'hôtel qui, à la gare, ont voulu nous emmener au Lion-d'Or, au Cheval-Blanc, au Coq-Hardi.—«À deux pas, monsieur!—Voici l'omnibus de l'hôtel!»

Aller à l'hôtel, au Cheval-Blanc, au Lion-d'Or, mon coeur en battait d'émoi; mais mes parents ne sont pas des fous qui vont se livrer comme cela au premier venu et suivre un étranger dans une ville qu'ils ne connaissent pas.

Ma mère sait juger son monde, elle a voulu trouver une figure qui lui convînt, et elle rôde, tirant mon père comme un aveugle, hasardant des regards et lançant des questions qui se perdent dans l'obscurité et le brouhaha.

Elle a si bien fait, qu'à un moment on s'est trouvé seuls comme un paquet d'orphelins.

On éteint les lumières.—Il n'est plus resté qu'un réverbère à l'huile devant la grande porte, comme une veilleuse; et voilà comment nous errons, muets et sans espoir, sur une place à laquelle nous sommes arrivés en nous traînant, ma mère disant à mon père: «C'est ta faute!» mon père répondant: «C'est trop fort; est-ce que ce n'est pas toi!

—Ah! par exemple!»

Nous avons hélé des isolés qui passaient par là; nous avons même cru voir une chaise à porteurs, mais nos cris se sont perdus dans l'espace.

La lune est dans son plein—toutes mes nuits qui _datent _l'ont eue jusqu'ici pour témoin.

Elle inonde la place de ses rayons, et nous tachons l'espace de notre ombre. C'est même curieux.

Je parais énorme avec mon échafaudage biblique, et quand mon père ou ma mère courent après un colis qui est tombé, les ombres s'allongent et se cognent sur le pavé.—Mon père a un nez!

Je ne puis pas rire;—si je riais, je laisserais encore échapper quelque chose;—puis je n'ai pas grande envie de rire.

«Quelqu'un là-bas!»

Je me tourne comme une paysanne qui porte un seau, comme un jongleur qui attend une boule; j'ai la tête qui m'entre dans la poitrine, les bras qui me tombent des épaules, j'ai l'air d'un télescope qu'on ferme.

«Quelqu'un!

—C'est une femme! Je te dis que c'est une femme!

—Sur quoi est-elle montée?

—Sur quoi?

—Oui, sur quoi?—(Ma mère est aigre, très aigre.)

—Hé! la bonne femme!»

Rien ne bouge que mes colis qui ont failli s'écrouler.

………………………………

«Mes amis, nous nous sommes tous trompés…»

La voix de mon père a un accent religieux, des notes graves; on dirait qu'une larme vient d'en mouiller les cordes.

«Tous trompés, reprend-il avec le ton du plus sincère repentir.

«Ce que nous avons devant nous n'est pas un homme, n'est pas une femme, c'est la PUCELLE D'ORLÉANS.»

Il s'arrête un moment:

«Jacques, c'est la Pucelle!»

J'ai entendu parler d'elle en classe: la vierge de Domrémy, la bergère de Vaucouleurs!

«C'est la Pucelle, Jacques!»

Je sens qu'il faut être ému, je ne le suis pas. J'ai trop de paniers, aussi!

Ma mère a pris dans le ménage le rôle ingrat; elle a voulu être mère de famille, selon la Bible, et elle n'a guère eu que le temps de fouetter son enfant et de lui faire des polonaises; elle connaît de réputation Jeanne d'Arc, mais elle ignore le nom chaste que lui a donné l'Histoire.

«Quand tu auras fini de dire des saletés à cet enfant!»

Les bras lui tombent en voyant que mon père me dit des mots qui ne doivent pas se dire, pendant que je porte des bagages à deux heures de la nuit, dans une ville de province, que nous ne connaissons pas…

«C'est Jeanne d'Arc, reprend ce père accusé d'être léger devant son enfant, celle qui a sauvé la France!

—Oui, répond ma mère d'un air distrait, et elle ajoute d'un air content: on peut s'asseoir contre.»

Nous avons passé la nuit là;—c'était un peu dur, mais on avait le dos appuyé.

Un sergent de ville qui nous a vus s'est approché.

Le sergent de ville nous a pris pour une famille de pèlerins fanatiques, qui étaient venus tomber d'épuisement—avec beaucoup de bagages, par exemple,—aux pieds de leur sainte;—il ne nous a pas brusqués, mais il nous a dit qu'il fallait partir. Il s'est offert à nous mener dans une auberge tenue par son beau-frère même, au bout de la rue, près du marché.

«Tu n'as pas faim? demande mon père à ma mère pendant le chemin.

—Pourquoi aurais-je faim?»

Il faut dire que mon père, dans la soirée, avait parlé de dîner au buffet de Vierzon, de peur de manger trop tard si on ne prenait pas cette précaution. Ma mère s'y était opposée et elle n'entendait pas qu'on eût l'air de jeter un reproche sur sa décision en lui demandant si elle avait faim.

Mon père ne souffle mot.—Le sergent de ville coule vers ma mère un regard de terreur.

Nous sommes dans l'auberge.

Elle s'éveillait; un garçon d'écurie rôdait avec une lanterne, on attelait la carriole d'un paysan. Le sergent de ville appelle son beau-frère, en tapant contre une cloison.

Un grognement.

«On y va, on y va!»

À travers les fentes, on voit passer une lumière et l'on entend l'homme qui s'habille en bâillant, ses bretelles qui claquent et ses souliers qui traînent.

«Ces personnes demandent à coucher et un morceau sur le pouce.»

Morceau sur le pouce est dit le visage tourné vers mon père. Il se souvient de ce: «Pourquoi aurais-je faim?» de ma mère.

Mais elle intervient.

«Coucher seulement, fit-elle; nous souperons en nous réveillant.

—Comme vous voudrez», fait l'aubergiste, à qui il importe peu de vendre ses fricots le matin ou la nuit, et qui préfère même, une fois les voyageurs couchés, se recoucher aussi.

J'entends les boyaux de mon père qui grognent comme un tonnerre sous une voûte: les miens hurlent;—c'est un échange de borborygmes; ma mère ne peut empêcher, elle aussi, des glouglous et des bâillements; mais elle a dit, à la station, qu'il ne fallait pas dîner et l'on ne mangera pas avant demain. On ne man-ge-ra pas.

Elle a pourtant crié à mon père:

«Mange, si tu veux, toi!»

Mon père a simplement branlé la tête; il a ouvert la bouche comme une carpe, et il a murmuré:

«Non, non, demain.»

Il sait ce que cela signifie!

Cela signifie: Je ne veux pas que tu prennes une miette, que tu grattes un radis, que tu effleures une andouille, que tu respires un fromage! Mon père va se coucher; ma mère le suit. On met une paillasse pour moi dans un coin. Je tombe de fatigue et je m'endors; mes parents en font autant. Mais nous nous réveillons tous les trois, par moments, au bruit que font nos intestins.

Ma mère est du concert comme les autres,—mais elle ne cédera pas.—C'est une femme de tête, ma mère. Ah! je l'admire vraiment! Quelle volonté! Quelle différence avec moi! Si j'avais faim, moi, je le dirais, et même je becquèterais… s'il y avait de quoi!

Nature vulgaire, poule mouillée, avorton!

Regarde donc ta mère, qui, pour être fidèle à sa parole, s'en tenir à ce qu'elle a dit, passe la nuit à se serrer le ventre, et attend le matin pour casser une croûte. Elle fera encore celle qui mange par habitude, sans appétit, tu verras.—Tu as pour mère une Romaine, Jacques! tu ne tiens pas d'elle,—surtout par le nez, car tu l'as en pied de marmite.

Nous avons déjeuné,—ma mère, du bout des dents: mais je l'ai vue qui dévorait, dans un coin, un foie de veau qu'elle avait demandé à la cuisine, et qu'on lui avait enfoui dans du pain;— elle mordait là-dedans!

Mon père a mangé à en éclater,—il en a les oreilles bleues.

Il ne s'est pas rebiffé cette nuit, parce qu'il a les mains liées et qu'il a commis au moment du départ une grande imprudence. Il a confié à ma mère tout l'argent.

Ma mère avait dit, sans avoir l'air de rien:

«Mes poches sont plus grandes que les tiennes, l'argent y tiendra mieux; c'est moi qui payerai en route.»

Mon père n'a pas compris tout de suite l'étendue de son malheur, la gravité de la faute; mais au premier relais il a senti la blessure. Il ne lui restait plus rien, pas une pièce d'un franc, pas une pièce de deux sous. Il avait vidé sa monnaie dans les mains des gens à pourboires, porteurs du roulage ou facteurs des messageries, et il n'avait pas même de quoi rendre un verre de groseille.

Il mourait de soif.

«Donne-moi de l'argent.

—Tu veux de l'argent?…

—Oui, Jacques a soif…»

Ma mère se tourne vers moi.

«Tu as soif?»

Ma foi! Je veux bien soutenir mon père, quand c'est possible; mais pourquoi, quand il a soif, dit-il que c'est moi? Je ne réponds rien à la question de ma mère, dont les yeux vont avec une ironie froide de son fils à son époux.

«Il peut attendre, bien sûr, dit-elle en se replongeant dans son coin, et ne paraissant pas plus se soucier de mon père que s'il n'existait pas.»

Cela a duré trois jours, les demandes d'argent et les refus de versement!

Mon père s'est fâché;—il y a même eu scandale, d'abord sur le pas d'une auberge, puis dans un wagon; et ma mère a eu le dessus: mon père a demandé grâce.

C'est qu'elle est courageuse et franche.—Elle dit souvent: «Je suis franche comme l'or.»

Et, comme elle est franche, elle reproche tout haut à mon père, devant les hôteliers, devant les voyageurs, d'être un homme sans coeur, un époux sans conduite.

Elle conte son histoire, elle dit les noms tout haut.

«C'est le regret de quitter ta Brignoline qui te talonne.—Ah! ah!—On veut_ s'empiffrer_ pour oublier… Monsieur veut peut-être l'argent pour lâcher sa femme et son fils et retourner chez sa maîtresse.»

Mon père qui a demandé cinq malheureux francs! Ce n'est pas avec cela!

Il est sur des épines, tâche de couper les phrases, de morceler les mots, de détruire l'effet; mais ma mère est si franche!

«Tu ne me feras pas taire, je pense! Tu n'as pas besoin de me pousser le coude: ce que je dis est vrai, tu le sais bien… Heureusement qu'il y a du monde; tu ne me frapperas pas devant le monde, peut-être?…»

SUR LE BATEAU

Le bateau nous affranchit,—ma mère se trouve malade heureusement.

Elle est restée trop longtemps sans manger, elle a avalé le foie de veau trop vite,—elle n'a pas fermé l'oeil de la nuit.— Enfin la migraine la prend et l'endort.

Mon père reste près d'elle, le temps moral nécessaire pour être sûr qu'elle repose, qu'elle est en plein sommeil, et qu'elle n'a plus la force de fondre sur lui.

Il monte sur le pont…

UNE RECONNAISSANCE

«Chanlaire!

—Vingtras!»

Chanlaire est un ancien pion du Puy, qui possède à Nantes un oncle avec lequel il était brouillé pendant le pionnage, mais avec lequel il s'est raccommodé, et chez qui il retourne après un voyage à Paris dans l'intérêt de la maison.

Il est heureux, gagne de l'argent.

«Quelle rencontre!

—Nous allons faire la noce,—votre femme n'est pas avec vous?»

Il pose cette question, comme on manifeste un espoir, et il semble un peu désappointé quand mon père répond, d'un air triste:

«En bas,—et d'un air plus gai: malade.

—Ce ne sera rien.

—Non,—non,—non.

—Ça n'empêche pas de décoiffer une bouteille de bourgogne, au contraire…»

Se tournant vers moi:

«Savez-vous qu'il a grandi, votre gamin? Quelle tignasse et quels yeux!—Garçon!»

Il y avait des sous-officiers qui allaient en congé, et avaient aussi rencontré des camarades.

La table de la cabine est couverte de bouteilles de vin et de cruches de bière.

De la gaieté, des rires comme je n'en ai jamais entendu de si francs! On joue aux cartes, on allume des punchs, on boit des bishofs; il y a une odeur de citron.

Voilà qu'on chante, maintenant!

Un fourrier entonne un air de garnison,—tous au refrain!

Je m'en mêle, et ma voix criarde se mêle à leurs voix mâles: j'ai bu un petit coup, il faut le dire, dans le verre de mon père, qui a les pommettes roses, les yeux brillants.

Il a conté bravement à Chanlaire,—après la troisième tournée,— qu'il a le gousset vide.

C'est la bourgeoise qui a le sac!

«Voulez-vous vingt francs? vous me les rendrez à Nantes, nous nous y reverrons, j'espère, et, nous y ferons de bonnes parties… Mais, je dis cela devant le moutard…

—Il n'y a pas de danger.»

Non, père, il n'y a pas de danger. Ah! comme il a l'air jeune! et je ne l'ai jamais vu rire de si bon coeur.

Il me parle comme à un grand garçon.

«Allons, Jacques, une goutte!»

Puis une idée lui vient:

«Si nous cassions une croûte? Ces pieds de cochon me disent quelque chose; j'ai envie de leur répondre deux mots.»

C'est un langage hardi pour un professeur de septième; mais le proviseur de Saint-Étienne est loin; le proviseur de Nantes n'est pas encore là, et les pieds de cochon tendent leurs orteils odorants.

Oh! j'ai encore le goût de la sauce Sainte-Menehould, avec son parfum de ravigote, et le fumet du vin blanc qui l'arrosa!

On me donne un couvert, comme aux autres, et on me laisse me servir et me verser moi-même. C'est la première fois que je suis camarade avec mon père, et que nous trinquons comme deux amis.

Je m'essuie à la serviette,—tant pis!—je mets ma chaise commodément,—encore tant pis!—J'ai de mauvaises manières, je suis à mon aise! on ne me parle ni de mes coudes ni de mes jambes, j'en fais ce que je veux. C'est un quart d'heure de bonheur indicible! Je ne l'ai pas encore connu; ma jeunesse s'éveille, ma mère dort.

… Ma jeunesse s'éteint, ma mère est éveillée!

Elle apparaît comme un spectre dans la cabine,—elle était dans celle du fond, nous sommes dans celle du devant,—elle vient droit à nous, et va commencer une scène.

Mais bah! le tapage couvre sa voix.—Les garçons vont et viennent, le cuisinier passe avec ses plats, les sous-officiers rôdent avec des bouteilles sur le coeur; il y a une farce qui part, une chanson qui éclate, un vacarme, un tohu-bohu! Sa fureur fait long feu.

«Seule de femme», elle est d'avance sûre d'être vaincue; puis, elle a vu de l'argent dans la main de mon père, qui paye les pieds de cochon.

«Oui, nous avons de l'argent, dit mon père guilleret et narquois, et il crie:

—Une autre bouteille de ce jaune-là!

—Je n'ai pas soif.

—Mais, moi, j'ai soif.—Jacques a soif aussi. As-tu soif?»

C'est la riposte joyeuse au trait de la veille; il y met de la malice, pas de méchanceté, le vin l'a rendu bon.

«Et vous, madame?» fait-il en tendant un verre et la bouteille.

Il n'y a pas moyen de se fâcher. Ma mère ne s'y frotte pas et sent que le terrain lui manque. Elle dit sans trop de mauvaise humeur:

«Je monte sur le pont. Tu me rejoindras quand tu auras fini.
Jacques, viens avec moi.

—Non, il reste avec nous! Nous allons jouer une partie de dominos, il fera le troisième

Faire le troisième, à côté des sous-officiers, sur la même table; écarter les bouteilles pour placer mon jeu, avec les garçons qui me demandent pardon quand ils me heurtent en passant! Je ne me tiens pas d'orgueil, et c'est moi, moi le fouetté, le battu, le_ sanglé_, qui suis là, écartant les jambes, ôtant ma cravate, pouvant rire tout haut et salir mes manches!

La partie de dominos est finie.

«Jacques, va dire à ta mère que nous montons.»

Nous l'avions oubliée, et j'en ai, dès que le coup de feu de la première émotion est passée, j'en ai un peu de remords. Ma mère m'accueille d'un regard dur et d'un mot menaçant; mon remords s'en va. Il me semble qu'elle aurait dû deviner que je pensais en ce moment à elle; qu'il y avait un sentiment tendre qui surnageait au-dessus de mon explosion de gaieté, et je lui en veux de son accueil.

«Quand nous serons arrivés, tu me payeras tout ça.»

Payer quoi? un moment de bonheur? Ai-je donc fait du mal? J'ai trempé le bout de mes lèvres dans des verres où il y avait de la mousse, et où je voyais danser le soleil. Il faudrait payer cela. —Oh! je ne le payerai jamais trop cher, et quand je serai arrivé vous pourrez me battre…

C'est mon jour de chance!

Une dame est venue s'asseoir près de nous et la conversation s'est engagée. Mme Vingtras est toujours aux anges quand une femme bien mise lui fait l'honneur de causer avec elle.

On parle, et les enfants, qui viennent de temps en temps rire à leur mère, m'entraînent dans leurs jeux.

«Jacques, reste là.

—Laissez-les s'amuser ensemble, dit avec un air de bonté l'interlocutrice élégante.

—Vous n'avez pas peur qu'ils se noient?»

C'est tout ce que ma mère trouve à dire, mais elle est flattée que son fils soit admis dans un jeu d'enfants de riches, et si je me noie, tant pis!

Je crois vraiment qu'elle a peur que je me noie! Quand nous approchons d'un feu, elle a peur que je me brûle. Un jour, un ballon partait dans la cour du collège, elle a crié: «Il va t'emporter!»

Mais elle ne sait donc pas que chaque fois qu'elle a soufflé ou tapé sur ma curiosité, mes envies ont enflé comme ma peau sous le fouet.

C'est plus fort que moi. Je me dis que je ne dois pas être plus poltron que les autres, et je cherche toutes les occasions de m'amuser comme mes camarades s'amusent; ils ne se noient pas, ils ne se brûlent pas, les ballons ne les emportent pas. Et je n'ai jamais raté un filage; je me suis empressé de manquer la classe aussi souvent que j'ai pu, pour filer en bateau sur le Furens, ou près de la forge, dans la grande usine, dont le père de Terrasson est le contremaître.

Je suis monté sur le grand arbre du Clos Pélissier, et je suis allé jusqu'au bout de la grande branche.

Je me rappelle tout cela en ce moment; j'ai le cerveau un peu émoustillé. Je me figure que je tiens une balance. Si on m'empêche d'aller sur le bord de l'eau, de m'approcher des briqueteries ou des ballons, je ne dirai rien,—je ne veux pas que ma mère ait peur;—mais, à la première occasion, je me rattraperai, j'entrerai dans la rivière jusqu'à la ceinture, et je mettrai mon pied au-dessus des coulées de fer fondu.

C'est bien décidé. En attendant, ce soir, comme ma mère m'a laissé libre, je ferai tout pour ne pas me noyer.

Si elle m'avait défendu de jouer, je n'aurais pas pu m'empêcher de me pencher sur la roue, de chercher à prendre de l'écume dans le creux de la main…

Nous courons d'un bout du bateau à l'autre; nous hélons le mécanicien, nous tourmentons l'homme du gouvernail, nous touchons aux cordages, nous tâtons le cabestan, nous essayons de soulever l'ancre…

La journée fuit, le soir arrive.

Nous nous laissons prendre comme des hommes par la mélancolie du crépuscule; les joues froides, avec un frisson dans le cou, nos grands cheveux secoués par le vent, nous regardons le sillon que creuse le bateau dans sa marche, nous fixons les premières étoiles qui tremblent au ciel, et nous suivons dans l'eau moirée les traînées de lune.

La machine fait poum, poum!

C'est la cloche qui parle à présent; nous approchons du pont.

Nous voici à Tours: on relâche ici.

M. Chanlaire connaît un hôtel, pas cher. Nous irons tous, si l'on veut. C'est entendu. Et, dix minutes après le débarquement, nous arrivons au Grand-Cerf.

Nous dînons à la table d'hôte.

Il y a des commis voyageurs, une Anglaise, un prêtre: tout le monde fait honneur à la cuisine, qui sent bon, et une certaine moutarde de Dijon a un succès qui profite à la cave. Son piquant donne soif.

J'ouvre des yeux énormes, j'écarte les narines et je dresse les oreilles. Quel luxe! Combien de réchauds d'argent! Dix plats! On bavarde, on dévore.

«Passez-moi le civet.—Voulez-vous du saumon?»

Il me semble que je suis à un repas des Mille et une Nuits.

Je suis profondément étonné de voir que tout le monde foule aux pieds les préceptes que m'a inculqués ma mère sur la façon de se tenir en société. Le curé lui-même a les coudes sur la nappe et sa chaise tout près de la table, comme j'étais, moi aussi, ce matin, dans la cabine, en face du pied de cochon grillé et du petit vin jaune.

Ma mère est à côté de la dame de Paris, qui nous a placés à sa droite, ses fils et moi.

Je suis presque libre, je tombe sur les plats. Ma mère ne s'en plaint pas, et même elle se fâche à un moment parce que je refuse de quelque chose.

«Comme si on voulait le faire mourir de faim! C'est bien à prix fixe, n'est-ce pas? demande-t-elle à M. Chanlaire.

—Oui, deux francs par tête.

—Jacques, crie-t-elle aussitôt, mange de tout!»

C'est jeté comme un cri des croisades, comme une devise de combat:
«Mange de tout!»

Cela s'entend par-dessus le bruit des cuillers et des fourchettes, et fait rire tout un coin de table.

Elle ne peut s'empêcher de s'occuper de moi, de la place où elle est, et veille toujours sur son enfant.

«Jacques, on ne fait pas des tartines de moutarde.—Jacques, tu sais bien que je ne veux pas qu'on suce ses doigts.—Veux-tu bien ne pas faire ce bruit en te mouchant!—Jacques, tu ne sais pas manger les croupions!»

Je la vois en ce moment qui ramasse en cachette et glisse dans sa poche des provisions qui traînent. On la remarque.

J'en deviens rouge.

«Jacques, veux-tu bien ne pas rougir comme cela!»

Ah! elle m'a gâté mon plaisir… Je m'aperçois parfaitement que les voisins se moquent d'elle, et les maîtres de l'hôtel la regardent de travers. Puis j'aurais voulu avoir l'air d'un homme, en redemander aux garçons: «Passez-moi ce plat-là!» m'essuyer la bouche avec une serviette, en me renversant en arrière, et dire en finissant: «En voilà encore un que les Prussiens n'auront pas.»

M. Chanlaire se lève:

«Mesdames, messieurs et gamins, j'offre du champagne.

—Jacques, tu boiras dans mon verre, dit ma mère, du ton dont elle dirait: «On ne m'enlèvera pas mon fils.»

—Non, il boira dans le sien, et c'est lui qui aura l'étrenne de cette bouteille, dit M. Chanlaire en pressant le bouchon, qui part comme une balle; les enfants les premiers!»

Il remplit mon verre, qui déborde, et dit:

«Vide-moi ça!»

Ma mère me lance des yeux terribles, et tape de petits coups sur la table, qui veulent dire: regarde-moi donc!

Je n'ose la regarder ni boire.

«Tu es là comme un empoté, voyons!»

Empoté! M. Chanlaire dit cela tout haut; j'en ai le coeur qui se fend, la main qui tremble et je renverse la moitié du champagne sur une robe d'à côté.

«Nigaud!» dit l'inondée…

Empoté! Nigaud! C'est ma mère qui est cause que j'ai été si bête.

Elle me sermonne encore après, en renchérissant sur les autres.

Je vais me coucher gonflé et piteux.

«Par ici, votre chambre», dit le garçon.

Au moment où je suis au bout du corridor, disant adieu à la dame de Paris et à ses fils, qui m'ont fait tout le soir des amitiés, ma mère m'appelle:

«Jacques, LES CABINETS SONT EN BAS!»

Il y a l'accent du commandement dans la voix—de la sollicitude aussi—elle prend des précautions auxquelles son enfant, avec l'imprudence de son âge, ne songe pas.

Mes camarades sourient, leur mère rougit, la mienne salue.

Aujourd'hui encore dans mes rêves, dans un salon quelquefois, au milieu de femmes décolletées, à table, dans un bal, j'entends, comme Jeanne d'Arc, une voix: «Jacques! les cabinets sont en bas!»

Le lendemain matin nous reprenons le bateau.

La dame de Paris est encore avec ma mère et je suis avec ses fils.

Ils sont plus remuants que moi et ne s'arrêtent pas au milieu du pont, les lèvres entrouvertes et le nez frémissant, pour respirer et boire le petit vent qui passe: brise du matin qui secoue les feuilles sur les cimes des arbres et les dentelles au cou des voyageuses. Le ciel est clair, les maisons sont blanches, la rivière bleue; sur la rive, il y a des jardins pleins de roses et j'aperçois le fond de la ville qui dégringole tout joyeux!

Là-bas, un pont sur lequel trottinent des paysannes qui rient et un vieillard qui va lentement, avec un chapeau à grandes ailes et des cheveux gris, sans barbe, une redingote comme en ont les prêtres, l'air jésuite aussi.

«C'est lui! c'est lui!»

Quelqu'un a donné un nom à cet homme qui passe et on l'a reconnu.

«C'est le chantre des_ Gueux_, Jacques, c'est Béranger[6].»

Mon père me dit cela, comme il m'a dit: c'est la Pucelle!

Il a ôté son chapeau, je crois, et il a pris un air grave, comme s'il faisait sa prière. Il est plein de respect pour les gloires, mon père, et il s'enrhumerait pour les saluer. Il n'a pas encore réussi à m'inspirer cette vénération, et tandis qu'on regarde Béranger sur le pont, je regarde au loin, dans un champ, des oiseaux qui font des cercles autour d'un grand arbre, puis s'abattent et plongent dans l'argent des trembles et dans l'or des osiers.

Dans ma géographie, j'ai vu qu'on appelait ce pays le jardin de la
France.

Jardin de la France! oui, et je l'aurais appelé comme ça, moi gamin! C'est bien l'impression que j'en ai gardée;—ces parfums, ce calme, ces rives semées de maisons fraîches, et qui ourlent de vert et rose le ruban bleu de la Loire!…

Il se tache de noir, ce ruban; il prend une couleur glauque, tout d'un coup, et il semble qu'il roule du sable sale, ou de la boue. C'est la mer qui approche, et vomit la marée; la Loire va finir, et l'Océan commence.

Nous arrivons, voici la prairie de Mauves!—Je suis resté tout le jour sous l'impression calme du matin.—J'ai peu joué avec mes petits camarades, qui s'étonnaient de mon silence.

L'espace m'a toujours rendu silencieux.

Nous sommes près du pont en fil de fer, je lis au loin Hôtel de la Fleur.—C'est Nantes.

NANTES

Ma mère a tanné M. Chanlaire pour lui demander où nous ferions bien d'aller en débarquant, et elle s'y est prise si bien, qu'il l'a envoyée au diable,—tout bas,—et qu'il s'esquive aussitôt qu'on arrive. Il jette son adresse à mon père, sa valise à un portefaix, et le voilà loin.

La dame de Paris s'en va de son côté. Nous nous serrons la main avec ses enfants, et voilà M. Vingtras, professeur de sixième au collège de Nantes, debout, sur le pavé de la ville, avec ses malles, sa femme et son garçon.

Notre spécialité est d'encombrer de notre présence et de gêner de nos bagages la vie des cités où nous pénétrons. Pour le moment, nous avons l'air de vouloir demeurer sur le versant du quai et l'on croit que nous allons allumer du feu et faire la soupe. Nous sommes un obstacle au commerce, les déchargements se font mal.— À nous trois, nous tenons plus de place qu'il n'est permis dans un port marchand, et déjà il se forme des rassemblements autour de notre colonie.

Ma mère a entrepris mon père.

«Tu ne pouvais pas demander à M. Chanlaire?…

—Puisque c'est toi qui t'en étais chargée…

—Moi!»

Elle a la note aiguë et qui fait retourner les passants. On s'attroupe. Un portefaix s'approche. «Combien! dit ma mère, pour emporter ça?

—Trois francs.

—Trois francs!

—Pas un sou de moins.

—Je vais en trouver un, moi, laisse faire, qui ne demandera pas trois francs», dit ma mère, confiant ses paquets, ses châles et une boîte à mon père et allant à un malheureux en guenilles qui traînait par là.

Il a à peine le temps de répondre que le portefaix arrive, montre sa médaille, fond dans le tas, accable le déguenillé de coups et la famille Vingtras d'injures.

Dans la bagarre, les boîtes s'écroulent et roulent vers la rivière.

«Jacques, Jacques!»

Je cours après un colis, ma mère en poursuit un autre; elle pousse des cris, le déguenillé aussi; les gendarmes arrivent vers mon père. Je remonte pour le secourir; on nous cerne. Voilà notre entrée à Nantes.

Ouf!!!

Nous sommes installés, ce n'est pas sans peine.

Nous avons passé huit jours dans une auberge dont le propriétaire s'appelait Houdebine, je m'en souviens, je ne l'oublierai jamais.

Nous avons eu naturellement des discussions avec lui, et ma mère a trouvé moyen de mettre la maison sens dessus dessous: histoires de corridors, disputes d'escalier, _piques _avec des femmes de voyageurs. On a discuté sur la note; la bonne a réclamé un pourboire. On nous a chassés; nous nous sommes trouvés de nouveau à midi sur le pavé, M. Vingtras, son épouse et son rejeton.

Heureusement, M. Chanlaire est arrivé au moment où nous montions la garde autour des malles. Moi, j'avais les paquets pour pouvoir me mettre en route, comme une division sac au dos, dès qu'on saurait où se diriger.

Nous étions déjà connus dans le quartier, qui avait remarqué nos querelles avec les portefaix. Ce nouveau déballage en pleine rue, cet entassement de caisses qui, une fois de plus, interrompait le mouvement des affaires dans la ville, ma tournure, les cris de ma mère, l'embarras de mon père, tout avait fait sensation et, après avoir inspiré la curiosité, commençait à inspirer la défiance.

Que j'aurais donc voulu être sur un navire, pendant une bataille navale, la hache d'abordage à la main, sous les boulets, loin des bagages!

Nous étions dans la rue,—ma mère d'un côté, moi de l'autre, mon père en éclaireur morne,—quand M. Chanlaire vint par hasard; il est notre providence décidément.

Il nous mena comme une bande de prisonniers dans un logement qu'il connaissait: je crois que des agents nous suivirent. Ils se demandaient ce que voulait cette famille.

Mon père n'avait pas voulu dire qui il était, l'auberge étant indigne de sa situation, et il planait du mystère sur nos têtes.

Mon père est entré en fonctions le lendemain même de notre emménagement, et il a fait peur aux élèves, tout de suite: cela lui garantit la tranquillité dans sa classe pour toujours et des leçons particulières en quantité.—Il a l'air si chien,—on prendra des répétitions!

Tout va bien.—Voyons maintenant la ville.

Toutes mes illusions sur l'Océan, envolées; tous mes rêves de tempêtes tombés dans l'eau douce, car c'était de l'eau douce!

Point de vaisseaux avec les canons qui tendent la gueule ni d'officiers en chapeau de commandement; point de salves d'artillerie ni de manoeuvres de guerre; pas de faces de corsaires ni de soute aux poudres; point de répétition de branle-bas; pas d'exercice d'abordage; des odeurs de goudron, point de parfums de mer. J'eus une espérance: on me parla de _têtes de mort _entassées sur un trois-mâts; c'étaient des fromages de Hollande.

Comme la vie de marin me paraît bête!

Il y a une petite buvette en bas de notre maison; j'y vais chercher du vin en chopine pour notre dîner et j'y coudoie des matelots. Ils ne parlent jamais de combats, ils ne savent pas nager, ils ne plongent donc pas du haut du grand mât «dans la vague écumante», ils ne luttent pas «contre la fureur des flots…». Non, s'ils tombaient à l'eau, ils se noieraient. Il n'y a pas cinq matelots sur dix capables de traverser la Loire. Ah bien! merci!

Il faut dire que nous demeurons au haut de la ville et que les grands vaisseaux sont au bas, sur la Fosse; mais je ne fais pas grande différence entre les navires marchands et les bateaux. Vu cette absence de canons et d'uniformes, je confonds le matelot et le marinier dans un même mépris; j'enveloppe dans mon dédain, je confonds dans ma désillusion le loup de mer et l'ameneur de fromages.

MON PROFESSEUR

J'ai pour professeur un petit homme à lunettes cerclées d'argent, au nez et à la voix pointus, avec un brin de moustache, des bouts de jambes un peu cagneuses,—elles ne l'empêcheront pas de faire son chemin,—insinuant, fouilleur, chafoin, furet, belette, taupe: il arrive de Paris, où il a été reçu, comme Turfin, un des premiers à l'agrégation; il y a laissé des protecteurs que son esprit de gringalet amuse; il en a rapporté une femme amusante, jolie, et qui doit trouver tous ces provinciaux bien sots.

M. Larbeau, c'est son nom, se fiche un peu de ses élèves,—il est caressant avec les fils des influents, qu'il ménage et auprès de qui il a conquis une popularité parce qu'il les traite comme de grands garçons, mais il n'est pas rosse pour les autres. Pourvu qu'on rie de ce qu'il dit!—il fait des calembours et propose quelquefois des charades; on l'appelle le Parisien.

Je crois qu'il me trouve un peu couenne,—parce que ses blagues ne m'amusent pas; puis, il a entendu dire par un camarade qui prend des répétitions avec lui, que j'ai voulu être cordonnier et que maintenant j'aimerais être forgeron. Je lui semble commun; ma mère d'ailleurs lui paraît vulgaire et mon père lui fait l'effet d'un pauvre diable. Mais il ne me tourmente pas, il a l'air de me croire, même quand je dis que j'ai _oublié _mes devoirs, ou que je me suis _trompé _de leçon.

À la fin de l'année, aux compositions de prix, il nous lit des romans de Walter Scott.

Arrive la distribution solennelle;—je n'ai rien—ou j'ai quelque chose,—il me semble bien que je remportai une ou deux couronnes et que je fus embrassé sur l'estrade par un homme qui empoisonnait.—Toujours donc!

Mais je n'avais pas la foi et je me moquais d'avoir des prix ou de n'en pas avoir, du moment que mon père ne me tourmentait point.

LA MAISON

Nous demeurons dans une vieille maison replâtrée, repeinte, mais qui sent le vieux, et quand il fait chaud il s'en dégage une odeur de térébenthine et de fonte qui me cuit comme une pomme de terre à l'étouffée: pas d'air, point d'horizon!

Je passe là, les dimanches surtout, des heures pénibles. Pas de bruit, que celui des cloches, et ma tristesse d'ailleurs, même en semaine, est plus lourde dans ce pays, sous ce ciel clair, que sous le ciel fumeux de Saint-Étienne.

J'aimais le bruit des chariots, le voisinage des forgerons, le feu des brasiers, et il y avait une chronique des malheurs de la mine et des colères des mineurs.

Ici, dans le quartier que nous habitons du moins, il n'y a pas d'usines à étincelles et d'hommes à oeil de feu, comme presque tous ceux qui travaillent le fer et vivent devant les fournaises.

Il y a des paysans aux cheveux longs et rares, tristes et laids: ils vont muets derrière leurs chariots à travers la ville et ont l'air terne et morne des sourds. Pas de gestes robustes, point l'allure large, la voix forte! La lèvre est mince ou le nez est pointu, l'oeil est creux et la tempe en front de serpent,—ils ne ressemblent pas, comme les paysans de la Haute-Loire, à des boeufs,—ils ne sentent pas l'herbe, mais la vase; ils n'ont pas la grosse veste couleur de vache, ils portent une camisole d'un blanc sale, comme un surplis crotté. Je leur trouve l'air dévot, dur et faux, à ces fils de la Vendée, à ces hommes de Bretagne.

Le cours Saint-Pierre me paraît si vide—avec ses quelques vieux qui viennent s'asseoir sur les bancs! Il y a aussi les ombres qui glissent comme des insectes noirs du côté de l'église…

Je me sens des envies de pleurer!

On ne me bat plus. C'est peut-être pour ça. J'étais habitué à la souffrance ou à la colère,—je vivais toujours avec un peu de fièvre.

On ne me bat plus. Le proviseur n'est pas de cette école. Il a entendu parler d'un de ses professeurs qui appliquait la même méthode que mon père sur les reins de son fils;—il l'a fait venir.

«Vous irez rosser vos enfants ailleurs, si cela vous tient trop, a-t-il dit; mais si j'apprends que vous continuez ici, je demande votre changement et j'appuie pour votre disgrâce.»

La nouvelle est arrivée aux oreilles de mon père et a protégé les miennes.

Ma mère a fait connaissance de la femme d'un professeur qui est bossue.

On va se promener tous les soirs quand il fait beau.

J'ai l'air d'un prisonnier qu'on sort un peu. Je marche devant avec ordre de ne pas m'écarter, de ne pas courir, et je ne puis même pas me baisser pour ramasser une branche ou un caillou,— cela ferait éclater mon pantalon.

Il est arrivé qu'une de mes culottes a craqué un jour, et madame
Boireau, qui n'y voit pas clair, a cependant été très offusquée.
On m'a défendu de me baisser jusqu'à ce qu'on m'ait fait une
culotte large.

On me l'a faite, il n'y a plus de danger,—j'y flâne à l'aise,— j'ai l'air d'un canard dont le derrière pousse.

Je vois bien qu'on me regarde et les mariniers m'entourent, mais ils me respectent comme l'inconnu! Les camarades qui me connaissent me font des niches, tirent cela en passant comme la queue d'un chien,—on y met du sel aussi,—on m'appelle Circé.

COSTUMES ET TRAHISONS POLITIQUES

Le supplice à propos de ma toilette recommence. Beaucoup de personnes me croient légitimiste.—J'ai une cravate qui fait trois fois le tour de mon cou, comme en portaient les incroyables, comme en avaient les royalistes sous la Restauration.—Cependant les espérances que ce parti a pu concevoir à mon propos ne tardent pas à s'évanouir. Ma mère a trouvé à côté d'un collier de chien, dans le fond d'une malle, un col en crin, et je le mets. On crie au «bonapartisme» cette fois! C'est le signe de ralliement des brigands de la Loire, la cravate des duellistes du café Lemblin.

Suis-je venu pour chercher querelle aux membres du club blanc, qui est justement là sur la place? On se perd en conjectures, mais l'étonnement devient bien autre, quand un dimanche on me voit apparaître sur le cours, vêtu comme la meilleure des républiques.

J'ai une redingote marron, un parapluie vert et un chapeau gris.

C'est mon costume de demi-saison. Ma mère voit que je grandis et elle a voulu m'habiller comme un homme des classes moyennes, qui a de l'étoffe, ne vise pas au freluquet et a pourtant son cachet à lui. J'ai du cachet,—mais je suis modeste et je préférerais vivre dans l'obscurité, ne pas donner aux partis des espérances étouffées le lendemain,—avec cela que j'étouffe aussi! cette redingote est si lourde et les manches sont si longues que je ne puis pas me moucher.

Légitimiste aujourd'hui, bonapartiste demain, constitutionnel après-demain, c'est ainsi qu'on pervertit les consciences et qu'on démoralise les masses!

Puis les camarades sont toujours là,—on m'appelle Louis-Philippe.
C'est même dangereux par ce temps de régicide.

Les jours de classe moyenne, quand je suis en bourgeois citoyen, je rentre brisé.

NOS BONNES

Nous avons une bonne,—il paraît que mon père gagne de l'argent.

Il donne la répétition en_ tas_; il prend six ou sept élèves qui lui valent chacun vingt-cinq francs et il leur dit pendant une heure des choses qu'ils n'écoutent pas; à la fin du mois, il envoie sa note,—et il se fait avec cette distribution de participes, entre les deux classes, une assez jolie somme par trimestre.

Les répétés ont moins de pensums et flânent pendant ces va-et-vient dans les corridors. C'est pendant ce temps-là que s'écrivent ou se dessinent sur les murs et sur les tableaux des farces contre les professeurs ou les pions,—le nez de celui-ci, les cornes de celui-là, avec des vers de haulte graisse au fusain. On en met de raides, et la femme du censeur est gênée quand elle passe.

Nous la regardons à travers des trous, des fentes: elle est bien jolie, bien fraîche; elle a épousé le censeur parce qu'il avait quelques sous, puis qu'il sera proviseur un jour.—C'est ce que j'ai entendu marmotter à ma mère qui ajoute aussi qu'elle s'habille mal.

«Si c'est ça, la mode de Paris, j'aime encore mieux celle de cheux nous.»

Cela est lancé à la paysanne, d'un ton bon enfant, avec un petit rire qui a sa portée. Moi, je n'aime pas mieux celle de chez nous!

Bien désintéressé dans la question,—puisque j'étonne même les tailleurs du pays et que je ne suis vêtu à aucune mode connue depuis l'antiquité jusqu'à nos jours! mannequin inconscient d'une politique que je ne comprends pas, caméléon sans le vouloir,—je puis apporter mon témoignage, il a son poids.

Eh bien, je préfère l'écharpe rose que la femme du censeur entortille autour de sa taille souple, au châle jaunâtre dont ma mère est maintenant si fière. Je préfère le chapeau de la Parisienne, à petites fleurs tremblotantes, avec deux ou trois marguerites aux yeux d'or, à la coiffure que porte celle qui m'a donné ou fait donner le sein,—je ne me rappelle plus,—où il y a un petit melon et un oiseau qui a un trop gros ventre.

On est donc heureux à la maison.

Ça m'ennuie que l'on ait pris une bonne! car j'étais occupé au moins, quand j'allais chercher de l'eau, quand je montais du bois, lorsque je déplaçais les gros meubles. J'aimais à donner des coups de marteau, des coups d'épaule et des coups de scie. Je me sentais fort et je m'exerçais à porter des armoires sur le dos et des seaux pleins à bras tendus. Je ne dois plus toucher à rien et si je suis pressé, je ne puis même pas décrotter mes souliers.

«Il y a de la boue autour!

—C'est l'affaire de la bonne, cela!

—Avec la grosse brosse seulement?

—Nous avons une bonne, ce n'est pas pour qu'elle reste à bâiller toute la journée.»

Elle n'a pas le temps de bâiller, la pauvre fille! Oh! ma mère a l'oeil!

Ce n'est pourtant pas son enfant, ni sa nièce! Pourquoi donc lui montrer les mêmes égards qu'à moi? Elle fait pour les étrangers ce qu'elle faisait pour Jacques. Elle n'établit pas de différence entre sa domestique et son fils. Ah! je commence à croire qu'elle ne m'a jamais aimé!

La pauvre fille ne peut plus y tenir. On la nourrit bien, cependant. Ma mère lui donne tout ce dont nous n'avons pas voulu.

«Ce n'est pas moi qui épargnerais le manger à une bonne!»

Et elle met sur un rebord d'assiette les nerfs, les peaux, le suif cuit.

«C'est bon pour son tempérament, ces choses-là. Et les boulettes froides, voilà qui fortifie!»

Pauvre Jeanneton! Si elle n'était pas soignée si bien, comme elle dépérirait! Car même avec ce régime, elle se porte mal, elle n'est pas grasse, tant s'en faut!

Je crois m'apercevoir que Jeanneton n'est pas folle de ma mère et queue s'applique à la contrarier.

«Voulez-vous un verre de cidre, Jeanneton?

—Merci, madame.

—Merci oui, ou merci non.

—Non, madame.

—Vous n'aimez pas le cidre?»

Jeanneton balbutie.

«Comme vous voudrez, ma fille!» Et ma mère ajoute d'un air dépité: «Je mets le verre là, vous le prendrez tout à l'heure si vous voulez; vous le laisserez s'éventer, si cela vous amuse.»

Le cidre ne s'éventera pas, il y a bon temps qu'il l'est. Il y a deux jours qu'il traîne dans une bouteille que mon père a repoussée parce qu'elle sentait l'aigre et qu'on a oublié de boucher.—Il est tombé un cafard dedans. Mais ma mère l'a retiré tout à l'heure, avec grand soin, comme elle aurait fait pour elle, et c'est parce qu'elle a senti le cidre qu'elle s'est décidée à l'offrir à Jeanneton.

«Le cidre neuf, le cidre frais a un acide qui est mauvais pour les femmes faibles… Rappelle-toi cela, mon enfant.»

Je me le rappellerai. Si jamais j'ai les poumons faibles, je prendrai du cidre comme celui-là, qui n'a pas d'acide, qui sent l'aigre et le moisi. Faudra-t-il mettre un cafard dedans?

Ma mère m'avait vu regarder ce cafard en réfléchissant.

«C'est signe que le cidre est bon. S'il était mauvais, il n'y serait pas allé. Les insectes ont leur_ jugeote _aussi.»

Ah! les malins!

Encore une observation dont je tiendrai compte. Quand il y a des insectes dans quelque chose, c'est bon. Et moi qui ne voulais pas manger de fromage parce qu'il y avait des vers et qui aimais mieux qu'il n'y eût pas de mouches dans l'huile!

Jeanneton est partie en refusant encore un verre de vin que ma mère lui offrait en signe d'adieu.

«Jacques, m'avait-elle dit, va chercher la bouteille qui était pour faire du vinaigre, tu sais, qui avait des_ fleurs._»

Jeanneton a refusé.

On remplace Jeanneton par Margoton.

Mais la maison est connue maintenant pour les distributions de nerfs, de peaux et de suif cuit. Margoton fait ses conditions en entrant.

«Moi, je n'ai pas les poumons faibles, dit-elle, et elle se donne un coup de poing dans l'estomac, un gros estomac qui danse dans sa robe d'indienne; je n'ai pas les poumons faibles et j'aime la viande; je veux manger chaud.»

Margoton joue gros jeu.

Mais Margoton vient de la part de la femme du proviseur, et l'estomac de Margoton est protégé comme les reins du petit Vingtras. L'autorité veille dans le corsage de la bonne comme dans la culotte de l'enfant. On ne destituerait pas publiquement M. Vingtras parce qu'il flanquerait en passant une roulée à son rejeton, ou parce qu'il étoufferait sa bonne avec des chicots de boulettes ou de gras de mouton; mais il fera bien tout de même de ne pas déplaire au grand chef à propos de son môme et de sa domestique.

Ah! quelle faute on a commise en s'adressant à la femme du proviseur, par genre, pour avoir l'air de demander avis!

On n'ose pas renvoyer la grosse recommandée, malgré les prétentions qu'elle affiche, et elle entre en place.

Ma mère a toujours la main sur le gigot et un pied dans la tombe, à propos de cette bonne.

Elle n'est pas forte et ça la fatigue de couper. Couper une tranche pour son mari, pour son enfant, c'est son devoir d'épouse, c'est son rôle de mère; elle n'y faillira pas!

Mais quand il faut servir Margoton!…

«Vous avez encore faim?

—Oui, madame.

—Comme cela?

—Encore un petit morceau, si vous voulez.»

Ma mère en mourra; je le vois bien, je le vois aux sons douloureux qu'elle étrangle quand elle reprend le couteau, à l'expression de ses yeux quand elle ajoute du jus, et elle est si lasse au dessert, qu'elle est forcée de mettre les cerises dans l'assiette de la bonne, une par une, comme avec un déchirement.

Marguerite en demande toujours.

Mais ma mère renaît à vue d'oeil. Mon Dieu! mon Dieu! soyez béni!

Elle renaît, redevient espiègle, reprend des couleurs. Elle est entrée un jour dans le cabinet de mon père, toute joyeuse.

«Antoine!—et elle lui a parlé à l'oreille.

—Tu es sûre?» a répondu mon père avec stupeur et en dérangeant son bonnet grec.

Elle se contente de hocher la tête en souriant.

«Il ne s'agit plus que de les surprendre…»

Elle enlève le bonnet grec et dépose d'un geste à la fois langoureux et hardi, sur le front d'Antoine, son époux, mon père, un baiser furtif.

On a surpris quelque chose ce matin, je ne sais pas quoi, mais ma mère a mis son châle jaune et son beau chapeau—celui au petit melon et à l'oiseau au gros ventre. Elle va chez la femme du proviseur.

Elle en revient en se frottant les mains et en balançant joyeusement la tête: à en faire tomber l'oiseau et le melon.

Dix minutes après, je vois Margoton qui fait ses paquets et à qui on règle son compte. Elle a laissé de la viande dans son assiette: qu'y a-t-il?

Les larmes lui sortent des yeux comme des gouttes de bouillon.

«Madame, c'était pour le bon motif!

—Pour le bon motif!… dans une cave!…»

Qu'est-ce que c'est que le bon motif? On ne m'en dit rien, mais quelques jours après, ma mère parlant à mon père cause de Margoton.

«Heureusement nous avons eu cette occasion de la renvoyer sans que le proviseur se fâche. Si elle n'avait pas eu ce routier pour amant!»

Je ne comprends pas.

Il est décidé qu'on ne prendra plus de bonnes qu'on nourrira: ça fatigue trop ma mère!

Je vois arriver un matin une grosse fille, rouge, mais rouges avec des taches de rousseur, courte et ronde,—une boule. Des yeux qui sortent de la tête, et de l'estomac qui crève sa robe! Il nous vient beaucoup d'estomac à la maison.

Elle doit venir faire la vaisselle, l'ouvrage sale, et accompagner ma mère au marché pour porter les provisions. Ma mère veut même qu'elle sorte avec moi, pour montrer que nous avons toujours une bonne, qu'il y a une domestique attachée à ma personne. J'obéis, en allant en peu en avant ou en arrière de Pétronille; c'est son nom. Elle a malheureusement la manie de parler et elle s'accroche à moi; on nous voit ensemble.

On nous voit, et il arrive qu'un matin, en entrant au collège, on m'appelle suçon. Sur les murs des classes, je vois le portrait de mon père avec suçon au bas et l'on ne nous nomme plus que les Suçons.

Voici pourquoi:

Pétronille occupe ses heures de loisir à vendre des sucres d'orge dans les rues, et les élèves la connaissent bien. On s'est demandé, en me rencontrant avec elle, quel lien mystérieux nous reliait, et le bruit se répand que nous fabriquons les sucres d'orge la nuit, que mon père a ajouté cette branche d'industrie au professorat.

On dit même qu'ils sont moins bons depuis qu'il est associé à
Pétronille.

Comme je m'ennuie!—Je trouve mal qu'on ne me permette pas de rester à la maison et qu'on me force à sortir pour marcher, sans avoir le droit de ramasser des fleurs. On m'en fait ramasser quelquefois, mais c'est comme si je m'appelais Munito,—comme si les fleurs étaient des dominos, que j'ai à aller chercher sur un coup d'oeil; qu'il faut prendre comme ceci, puis placer comme cela. Hé! Munito!

Je me pique dans les orties, je m'enfonce les épines sous la peau, c'est une corvée, un embêtement! J'en arrive à haïr les jardins, à détester les bouquets, à confondre les fleurs nobles et les fleurs comiques, les roses et les gratte-culs.

Je dois faire de très grands pas, c'est plus homme, puis ça use moins les souliers. Je fais de grands pas et j'ai toujours l'air d'aller relever une sentinelle, de rejoindre un guidon, d'être à la revue. Je passe dans la vie avec la raideur d'un soldat et la rapidité d'une ombre chinoise.

Et toujours une petite queue d'étoffe par derrière!

Je voudrais être en cellule, être attaché au pied d'une table, à l'anneau d'un mur; mais ne pas aller me promener avec ma famille, le soir.

J'ai marché ce matin, pieds nus, sur un chose de bouteille. (Ma mère dit que je grandis et que je dois me préparer à aller dans le monde; elle me demande pour cela de châtier mon langage, et elle veut que je dise désormais: chose de bouteille, et quand j'écris je dois remplacer chose par un trait.)

J'ai marché sur un chose de bouteille et je me suis entré du verre dans la plante des pieds. Ah! quel mal cela m'a fait! le médecin a eu peur en voyant la plaie.

«Vous devez souffrir beaucoup, mon enfant?»

Oui, je souffre, mais à ce moment le vent a entrouvert ma fenêtre; j'ai aperçu dans le fond le coin du faubourg, le bout de banlieue, le bord de campagne triste où l'on m'emmène tous les soirs. Je n'irai plus de quelque temps. J'ai le pied coupé. Quelle chance!

Et je regarde avec bonheur ma blessure qui est laide et profonde.

MON ENTRÉE DANS LE MONDE

Ma mère ne se contente pas de me recommander la chasteté pour les mots, elle veut que je joigne l'élégance à la pudeur.

Elle a eu l'idée de me faire donner des leçons de «comme il faut».

Il y a M. Soubasson qui est maître de danse, de chausson et professeur de «maintien».

C'est un ancien soldat, qui boit beaucoup, qui bat sa femme, mais qui nage comme un poisson et a une médaille de sauvetage. Il a retiré de l'eau l'inspecteur d'académie qui allait se noyer. On lui a donné cette_ chaire_ de chausson et de danse au lycée en manière de récompense et de gagne-pain. Il y a adjoint son cours de maintien, qui est très suivi, parce que M. Soubasson a la vue basse, l'oreille dure, aime à téter, et qu'en lui portant aux lèvres un biberon plein de tord-boyaux, on est libre de faire ce qu'on veut dans son cours.

Dieu sait ce qu'on n'y fait pas!

Mais moi, j'ai des leçons particulières en dehors du lycée. M. Soubasson vient à la maison. Il amène son fils, que mon père saupoudre d'un peu de latin, et en échange M. Soubasson me donne des répétitions de maintien.

Ma mère y assiste.

«Glissez le pied, une, deux, trois,—la révérence!—souriez!

—Tu entends, Jacques, souris donc! mais tu ne souris pas!»

Je ne souris pas? Mais je n'en ai pas envie.

Il faut essayer tout de même, et je fais la bouche en chose de poule.

Ma mère, elle, minaude devant la glace, essaye, cherche, travaille et trouve enfin un sourire qu'elle me présente comme une grimace.

«Tiens, comme cela!»

Je dois aussi tenir le petit doigt en l'air, ça me fatigue!

«Attention à l'auriculaire», dit toujours M. Soubasson, qui s'est fait indiquer les noms scientifiques des doigts de la main, et qui trouve que le latin est une bien belle chose, vu que c'est toujours avec ce petit doigt qu'il se fouille l'oreille. Il se la fouille même un peu trop à mon idée.

Ce que ma mère me dit de choses blessantes pendant la leçon de maintien, ce que je la fais souffrir dans ses goûts d'élégance, cette femme, à quel point je suis commun et j'ai l'air d'un paysan, non, ce n'est pas possible de le dire! Je ne puis pas arriver à glisser mon pied ni même à tenir mon petit doigt en l'air!

«Je te croyais fort», dit ma mère, qui sait que je pose un peu pour le moignon et qui veut me blesser dans mon orgueil.

Je ne suis pas fort, il paraît, puisque au bout de dix minutes, l'auriculaire retombe énervé, demandant grâce, crispé comme une queue de rat empoisonné! Rien que d'y penser, il se tord encore aujourd'hui et j'en ai la chair de poule.

Au bout de deux mois, c'est à peine si je suis en état de faire une révérence à trois glissades; en tout cas, je suis incapable de parler en même temps. Si je parlais, il me semble que je dirais: j'avons, jarnigué, moussu le maire, parce que je salue comme les villageois dans les pièces. Il me prend des envies, quand je répète avec ma mère, de l'appeler «Nanette» et de lui crier que je m'appelle «Jobin», ce qui est faux, on le sait, et ce qui est mal, je le sens bien!

Il faut pourtant que tout ce temps-là n'ait pas été perdu, que je mette en pratique, tôt ou tard, mes leçons d'élégance et que je fasse plus ou moins honneur à M. Soubasson, à ma mère.

«Jacques, nous irons samedi voir la femme du proviseur. Prépare ton maintien.»

J'en serre l'auriculaire avec frénésie, je fais et refais des révérences, j'en sue le jour, j'en rêve la nuit!

Le samedi arrive, nous allons chez le proviseur en cérémonie.

«Pan, pan!

—Entrez!»

Ma mère passe la première, je ne vois pas comment elle s'en tire, j'ai un brouillard devant les yeux.

C'est mon tour!

Mais il me faut de la place, je fais machinalement signe qu'on s'écarte. La compagnie stupéfaite se retire comme devant un faiseur de tours. On se demande ce que c'est; vais-je tirer une baguette, suis-je un sorcier? Vais-je faire le saut de carpe? On attend. J'entre dans le cercle et je commence:

Une—je glisse.

Deux—je recule.

Trois—je reviens, et je fends le tapis comme avec un couteau.

C'est un clou de mon soulier.

Ma mère était derrière modestement et n'a rien vu. Elle me souffle:

«Le sourire, maintenant!»

Je souris.

«Et il rit, encore!» murmure indignée la femme du proviseur.

Oui, et je continue à éventrer le tapis.

«C'est trop fort!»

On se rapproche, on m'enveloppe, je suis fait prisonnier.

Ma mère demande grâce.

Moi, j'ai perdu la tête et je crie: «Nanette! Nanette!»

«Mon avancement est fichu pour cinq ans», dit mon père le soir en se couchant.

On renvoie M. Soubasson le lendemain, comme un malotru, et nous en faisons tous trois une maladie. Je retourne aux mauvaises manières; je n'en suis pas fâché pour mon petit doigt qui se détend, reprend sa forme accoutumée. Je préfère avoir de mauvaises manières et n'avoir pas l'auriculaire comme une queue de rat empoisonné.

J'ai une _veine _dans mon malheur.

Ma blessure au pied était mal guérie. Elle se rouvre de temps en temps et je mens un peu d'ailleurs pour avoir le droit de ne pas sortir, sous prétexte que je ne puis marcher. Je la gratte même et je la gratterais encore davantage, mais ça me chatouille.

Ce_ chose_ de bouteille (je vous obéirai, ma mère) m'a rendu un fier service. Je reste à la maison et je ne rôde plus dans les chemins vides, bordés d'arbres, auxquels je ne puis pas grimper, ourlés d'herbe sur laquelle je ne puis pas me rouler, et dans la poussière desquels je traîne, comme un insecte estropié dans la boue.

Je reste devant une table où il y a des livres que j'ai l'air de lire, tandis que je fais des rêves qu'on ne devine point.

Mon père travaille de l'autre côté et ne me gêne pas, excepté quand il se mouche avec trop de fracas. Il a bien, bien soin de son nez.

Je n'ai pas besoin de bûcher beaucoup pour le collège, je suis souvent le premier et je n'ai qu'à faire claquer les feuilles du dictionnaire pour que mon père croie que je cherche des mots, tandis que je cours après des souvenirs de Farreyrolles, du Puy, de Saint-Étienne…

Je trouve une drôle de joie à regarder dans ce passé.

On nous donne quelquefois un paysage à traiter en narration. J'y mets mes souvenirs.

«Vous avez fait de mauvais devoirs cette semaine», me dit le professeur, qui n'y retrouve ni du Virgile ni de l'Horace, si ce sont des vers; ni des guenilles de Cicéron, si c'est du latin; ni du Thomas ni du Marmontel, si c'est du français.

Mais je vais arriver à être le dernier un de ces matins!

Je me sens grandir, j'oublie les anciens. Je songe plus à ce que je deviendrai qu'à ce qu'est devenu tel empereur romain. Ma_ facilité_, mon imagination s'évanouissent, se meurent, sont mortes!!! (Bossuet, Oraisons funèbres.)

Un M. David, qui est président de l'Académie poétique de Nantes, donne de grandes soirées. Il invite les professeurs et leurs femmes à venir danser chez lui.

C'est dans un grand salon nu, où il y a le buste de Socrate sur la cheminée. Une jeune dame le regarde et dit:

«C'est donc si vilain que ça, un philosophe?»

Ma mère vient avec mon père, naturellement, et même on m'a amené au commencement.

Notre arrivée est annoncée avec plaisir et est accueillie avec faveur.

Mon père est, comme toujours, sec, maigre, le nez en corne, le front comme un toit sur des yeux gris: on dirait deux prunelles de chat sous une gouttière. Il a l'air peu commode.

Ma mère!… hum!… ma mère!… Elle a une robe raisin avec une ceinture jaune; aux poignets, des noeuds jaunes aussi, un peu bouffants, comme des noeuds de paille à la queue troussée d'un cheval. Rien que ça comme toilette. Être simple, c'est sa devise.

Une fois seulement, elle a ajouté l'oiseau de son chapeau—en broche, le bec en bas, le chose en l'air. Une fantaisie, un essai, comme la Metternich mit une couleuvre en bracelet.

«Qu'est-ce que cet oiseau fait là?» demande-t-on.

Il y en avait qui auraient préféré le bec en l'air, le _chose _en bas.

Ma mère faisait la mignonne, agaçant le bec de la bête comme s'il était vivant.

«Ti… ti… le joli petit oiseau, c'est mon toiseau!»

Mon père a obtenu qu'elle laissât l'oiseau sur le chapeau,—le joli toiseau!

Mais pour les noeuds, comme il avait voulu y toucher une fois:

«Antoine, avait répondu ma mère, suis-je une honnête femme? Oui ou non! Tu hésites, tu ne dis rien! Ton silence devient une injure!…

—Ma chère amie!

—Tu me crois honnête, n'est-ce pas?… Jamais tu n'as pu soupçonner que Jacques, notre enfant, provenait d'une source impure, était un fruit gâté, avec un ver dedans?…

«Avec un ver dedans? reprend-elle. Eh bien, aie confiance. Ta femme a un soupçon de coquetterie, peut-être,—nous sommes filles d'Ève, que veux-tu? Mais aie confiance, Antoine. Si j'allais trop loin,—je suis ignorante, moi!—tu aurais le droit de me faire des reproches. Mais, non!… Et ne prends pas pour les hommages d'une flamme coupable les politesses qu'on fait à un brin de toilette et de bon goût.»

Elle tape sur sa jupe et taquine un des noeuds jaunes, puis donne un petit coup sec sur la main de mon père:

«Vilain jaloux!»

On danse.

«Vous ne dansez pas, Mme Vingtras?

—Nous sommes trop vieux, dit mon père avec un sourire et en saluant.

—Trop vieux! C'est pour moi que tu as dit cela?» fait ma mère.

La scène se passe dans un coin où elle a acculé Antoine, derrière un rideau.

«Ce ne peut être que pour moi, puisque ce monsieur est plus jeune que sa femme. Antoine, écoute-moi…

—Parle moins haut.

—Je parlerai sur le ton qu'il me plaît.»

Elle élève encore plus la voix.

«Oh! tu ne me feras pas taire! Non. Si tu veux m'insulter, je n'ai pas envie de l'être, entends-tu. Trop vieux! (Elle le toise des pieds à la tête.) Trop _vieux! _parce que je n'ai pas l'âge de la Brignoline, n'est-ce pas?»

Je suis sur des épines et je fais un peu de bruit avec mes pieds, un peu de bruit avec ma bouche. Pour couvrir leurs voix, j'imite dans mon coin des instruments à vent,—au risque d'être calomnié!

Enfin, on s'apaise derrière le rideau.

Je ne m'amuse pas aux soirées du proviseur; on me trouve trop triste.—Je suis habillé à neuf. Seulement on a choisi une drôle d'étoffe; j'ai l'air d'être dans un bas de laine; c'est terne, _à côtes, _mais si terne!

Comme ça déteint, je fais des taches aux habits des autres.

On s'écarte de moi. Ma mère elle-même ne me parle que de loin, comme à un étranger presque!—Oh! mon Dieu!

«Je dan-se-rai», a-t-elle dit; et elle danse.

Elle embrouille le quadrille, marche sur quelques pieds, mais, bah! elle sauve tout par de petites plaisanteries et des petits airs;—une véritable écolière, je vous dis!

Au galop final une idée lui vient, celle de faire partager à son enfant les joies de Terpsichore, et s'éloignant du galop une seconde, elle me saisit et m'attire dans le tourbillon. Le galop est fini que je saute encore et elle a l'air d'un Savoyard qui fait danser une marionnette.—Ça me fait si mal sous les bras!

Depuis quelque temps elle est rêveuse.

«Ta mère a quelque idée en tête», fait mon père du ton d'un homme qui prévoit un malheur.

Elle s'enferme toute seule et on entend des bruits, des petits cris, des tressaillements de plancher; on l'a surprise à travers la porte qui faisait des grâces devant un miroir, en s'appuyant le front.

Soirée chez M. David. La femme du professeur d'histoire, qui est d'origine espagnole, esquisse un fandango assez leste, eh! eh! quoique revu et corrigé comme les morceaux choisis par l'archevêque de Tours.

La femme du professeur d'allemand, une Alsacienne, chante un _titi la itou, la itou la la, _en valsant une valse du pays.

C'est fini. Elle se repose sur la banquette et le cercle où l'on vient de danser est vide.

On entend un petit cri.

Eh! youp! eh! youp!

Mon père, qui est en face de moi, a l'air frappé d'un coup de sang et je vais voler dans ses bras.

Eh! youp! eh! youp! la Catarina! eh! youp!

En même temps une apparition traverse le salon et tourne sur le parquet.

L'apparition chante:

Ché la bourra, la la! Oui, la bourra, fouchtra!

Et la voix devenant énergique, presque biblique, dit tout d'un coup:

«Anyn, mon homme!»

Cet homme, c'est Antoine qui au premier _youp! youp! _avait pressenti le danger,—c'est mon père qui est entraîné comme je le fus le jour des marionnettes.

«Anyn, mon homme, Anyn!»

Et ma mère le plante devant elle, en le gourmandant de sa mollèche—à la chtupéfacchion de l'assistance, qui n'a pas été prévenue.

«Eh! chante! chante donque!»

J'ai peur qu'on chonge à moi aussi, et je disparais dans les cabinets. Toute la soirée, je répondis:

«Il y a quelqu'un!…»

La nuit me trouva harassé, vide!

Je sortis enfin quand la dernière lampe fut éteinte, et je revins au logis, où l'on ne pensait pas à moi.

Ma mère seule avec mon père murmurait à son oreille:

«Eh bien! Est-ce que la bourrée ne vaut pas le fandango?»

Et elle ajouta d'une voix un peu tremblante:

«Dis-moi cha!»

C'était la mutinerie dans la fierté, l'espièglerie dans le bonheur!

Tout se gâte.

Mon père—Antoine—n'a plus voulu aller dans le monde avec ma mère.

La soirée de la bourrée lui a complètement tourné la tête, elle s'est grisée avec son succès; restant dans la veine trouvée, s'entêtant à suivre ce filon, elle parle_ charabia_ tout le temps, elle appelle les gens_ mouchu_ et_ monchieu._

Mon père à la fin lui interdit formellement l'auvergnat.

Elle répond avec amertume:

«Ah! c'est bien la peine d'avoir reçu de l'éducation pour être jaloux d'une femme qui n'a pour elle que son _esprit naturel! Mon pauvre ami, avec ta latinasserie et ta grécaillerie, tu en es réduit à défendre à ta femme, qui est de la campagne, de t'éclipser!»_

Les querelles s'enveniment.

«Tu sais, Antoine, je t'ai fait assez de sacrifices, n'en demande pas trop! Tu as voulu que je ne dise plus estatue, je l'ai fait. Tu as voulu que je ne dise plus ormoire, je ne l'ai plus dit, mais ne me pousse pas à bout, vois-tu, ou je recommence.»

Elle continue:

«Et d'abord ma mère disait estatue… elle était aussi respectable que la tienne, sache-le bien!»

Mon père se trouve menacé de tous côtés, entre estatue et mouchu.

Il met les pieds dans le plat et défend l'un et l'autre.

Ma mère se venge en l'injuriant; elle cherche des mots qui le blessent: _es_cargot—_es_pectacle! _es_tomac—_es_quelette! Ces diphtongues entrent profondément dans le coeur de mon père. Le samedi suivant, il s'habille sans mot dire et va en soirée sans elle.

Le samedi d'après, même jeu, mais à minuit ma mère vient me réveiller.

«Lève-toi, tu vas aller attendre ton père à la porte de chez M. David, et quand il sortira tu crieras: _La la, fouchtra! _J'arriverai, tu nous laisseras.»

J'ai crié:_ La la, fouchtra! _J'ai eu tort.

Elle lui fait une scène devant tout le monde, tout haut, disant qu'il laisse mourir sa famille de faim pour courir les bals.

«Il a un bien gros derrière pour un enfant qui meurt de faim, dit quelqu'un.

—Oui, répète ma mère, il nous laisse mourir de faim.»

Nous avons mangé une grosse soupe à dîner, puis des andouilles: pour finir, il y a eu du lapin. Moi, je ne meurs pas de faim; elle a beaucoup mangé aussi.

Ma mère crie toujours.

«Mon enfant n'a pas une chemise à se mettre sur le dos, voyez comme il est mis!»

Je ne suis pas en noir aujourd'hui, je suis en habit gris, pantalon gris; je ressemble à un infirmier.

Le monde s'amasse, mon père veut glisser sous une voiture, s'égare entre les jambes des chevaux. Il faut le tirer de là-dessous.

Il reparaît enfin; son chapeau de soirée est écrasé et a l'air d'un accordéon. Ma mère lui prend le bras comme ferait un sergent de ville.

«Viens, mon enfant, ajoute-t-elle, en me parlant avec des larmes.
Viens, dis-lui que tu es son fils!»

Il le sait bien; est-ce qu'il ne m'a pas reconnu? Est-ce que je suis changé depuis sept heures?

Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la porte des modistes ou des tailleurs une glace, pour voir quelle figure j'ai depuis que je meurs de faim.

TU, VOUS

La maison est redevenue morne presque autant que jadis, du temps de Mme Brignolin, quand c'était si triste. Mon père ne va plus en soirée, il va je ne sais où.

Ma mère, un soir, m'a ordonné de le suivre en me cachant. Mais mon père est arrivé au même moment.

Je me tenais devant elle, tout craintif, tout honteux, me disant tout bas: Est-ce que c'est bien d'espionner son père?

«Voulez-vous donc faire un policier de votre fils? a-t-il dit.
J'ai entendu ce que vous lui recommandiez.»

Ce vous la fit pâlir. Jamais elle ne m'en reparla depuis.

Elle essaye de rattraper par quelque bout le terrain qu'elle perd, on le sent à l'accent, on le voit au geste.

«C'est que, dit-elle, ce n'est pas gai d'être éveillé tous les soirs quand_ tu_ rentres…

—Je ne vous réveillerai plus», répond mon père.

Le soir de ce jour-là, mon père alla chercher un matelas et un pliant dans le grenier.

On n'entendit plus de bruit dans la maison. Nous vivions chacun dans notre coin, et l'on se parlait à peine.

Les femmes de ménage au bout de huit jours partaient, disant qu'on jaunissait dans cette baraque.

«Comme c'est triste là-dedans!» C'était le proverbe du quartier.

Il y a longtemps que cela dure. Ma mère m'oblige à lui tenir compagnie le soir, et je lui lis des choses saintes, dans sa chambre, à la lueur d'une mauvaise chandelle, près d'un feu sans flamme.

Il n'est question que d'enfer et de douleur.—C'est toujours des désolations dans ces livres d'église.

Une scène!

Mon père, en retournant une vieille malle, a découvert quelque chose de lourd, de sonnant. C'est un bas plein jusqu'à la cheville de pièces de cent sous.

Il est en train de s'étonner, quand ma mère entre comme une furie et se jette sur le bas pour le lui arracher.

«C'est à moi, cet argent-là. Je l'ai économisé sur ma toilette.»

Mon père ne lâche pas, ma mère crie:

«Jacques, aide-moi!»

Moi, je ne sais que crier et dire en allant de l'un à l'autre:

«Papa! Maman!»

Mon père reste maître du sac et l'enferme dans son armoire.

Ils se sont raccommodés!

Ma mère est tout simplement allée trouver mon père et lui a dit:

«Je ne puis plus vivre comme cela, j'aime mieux partir,— retourner chez ma soeur, emmener mon enfant.»

Mais elle ne veut pas s'en aller, et elle finit par le dire tout haut, par l'avouer à Antoine, à qui elle confesse qu'elle a eu tort—et lui demande d'oublier.

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