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L'homme qui assassina: Roman

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The Project Gutenberg eBook of L'homme qui assassina: Roman

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Title: L'homme qui assassina: Roman

Author: Claude Farrère

Release date: March 8, 2015 [eBook #48432]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Hathi Trust.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME QUI ASSASSINA: ROMAN ***

L'HOMME QUI ASSASSINA

Par

CLAUDE FARRÈRE

ROMAN

ILLUSTRÉ DE QUARANTE-SEPT COMPOSITIONS
DESSINÉES ET GRAVÉES SUR BOIS
PAR

GÉRARD COCHET

PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXXI


I

13 août 19...

Hier, vendredi, neuvième jour de mon ère nouvelle, turque, j'ai été présenté, après le Sélamlick, à Sa Majesté Impériale le Sultan.

Rien de notable en cette cérémonie. Au cours de ma carrière, plus diplomatique, hélas, que soldatesque, pas mal de Majestés m'ont déjà accueilli, avec d'identiques sourires, dans des cabinets identiquement meublés. L'empereur des Ottomans ne diffère pas beaucoup d'aucun de ses confrères. Il a toutefois l'air plus intelligent et moins vulgaire que la plupart d'entre eux. Par ailleurs, cérémonial analogue, et conversation protocolaire selon l'immuable rite international. Sans efforts, j'aurais pu me croire à Rome ou à Pétersbourg.

Par contre, avant la présentation, incident assez curieux: nous étions, l'ambassadeur et moi, en compagnie d'une douzaine de personnages du corps diplomatique, dans le salon d'attente; sous les fenêtres, les régiments de la garde se massaient pour cette superbe parade qui précède la prière du Sultan dans sa mosquée.

C'est alors qu'un Turc est entré, un très beau Turc de la grande race circassienne, éblouissant dans un uniforme à larges broderies. Il a marché droit sur l'ambassadeur, d'un pas brusque de soldat, et, après la poignée de mains:

—Votre Excellence me fera-t-elle l'honneur?... dit-il en me désignant.

J'ai été nommé aussitôt, copieusement:

—Mon nouveau colonel, le marquis Renaud de Sévigné Montmoron.

(Narcisse Boucher, ambassadeur de la République, ne manque jamais une occasion de faire sonner les particules et titres qu'il regrette amèrement de ne point avoir lui-même.)

Cela, d'ailleurs, est une réflexion de l'escalier.

Sur le moment, je n'ai eu l'esprit de songer à rien autre qu'au Turc, qui me plantait en plein visage le regard de ses yeux bleu foncé, droit comme une épée.

—Vous ne me reconnaissez pas, monsieur le colonel? Mehmed pacha!

«Mehmed pacha», ici, c'est à peu près aussi précis qu'en France, «comte Jean» ou «marquis Pierre». L'ambassadeur, déférent, a complété:

—Son Excellence le maréchal Mehmed Djaleddin pacha, chef du cabinet politique de Sa Majesté....

Chef du cabinet politique, alias prince des espions du Palais? Non, cela ne réveillait absolument rien dans ma tête. Le Turc souriait.

—Rappelez-vous ... le yacht du duc d'Épernon, la Feuille de Rose!...

Ah! du coup je me suis rappelé!... mais, dans ce salon impérial, la rencontre était imprévue.

Une histoire vieille de douze ans:—mon premier voyage à Constantinople, à bord de cette Feuille de Rose, démolie aujourd'hui depuis des années. Nous avions passé huit jours devant Stamboul. Et, la veille du départ, d'Épernon, en grand mystère, avait faufilé à bord une sorte de mendiant merveilleusement déguisé. C'était Mehmed bey, sur qui Sa Majesté venait de jeter l'œil de la défaveur, et qui jugeait prudent de s'absenter de Turquie.—Mehmed bey, que je retrouve largement rentré en grâce, pacha, maréchal et grand-maître de la police secrète! Comique.

Au fait, il a peu changé, et j'ai fini par le reconnaître tant bien que mal. Ils ne courent pas les rues, d'ailleurs, les soldats de son espèce, hauts comme des lances, forts et souples comme des tigres, et vous dardant toujours au milieu des prunelles leurs diables d'yeux étincelants. Avec cela, le front tcherkess, large et bombé comme une cuirasse, et une fière broussaille de cheveux bouclés, à peine grisonnants. Il n'a pas cinquante ans, ce maréchal. Et ce n'est pas seulement un homme de cour. En 1877, il servait dans les houzards, et, à Plewna, il a bel et bien eu quatre chevaux tués sous lui. D'Épernon m'avait conté ça....

Et le voilà chef d'espions. Drôle de pays!

Nous étions dans l'embrasure d'une fenêtre. Familièrement, Mehmed pacha appuya son bras sur mes épaules et me pencha au dehors. Dans l'avenue défilaient les zouaves arabes, rouges et verts:

—Allez, dites-le! Cela vous chiffonne de me retrouver chef du cabinet politique.... Si, si! et c'est tellement naturel.... Vous autres Français, vous n'aimez pas les espions. Pourtant, vous-même, hein? attaché militaire?... espion déguisé, il n'y a pas à dire non. Mais écoutez ceci, monsieur le colonel: les soldats peuvent être espions, en France comme en Turquie, et rester honorables, à cause de leur uniforme, qui les signale de loin à l'ennemi, à tous les ennemis. Avec votre dolman bleu de ciel, vous ne nous prenez pas en traître; et moi non plus: du plus loin qu'on voit mon cheval, on sait que je suis Mehmed pacha. Maintenant, il faut que je vous quitte; Sa Majesté va sortir d'Yildiz, et je dois être à la portière du landau. Mais au revoir.

Il fit deux pas vers la porte, et revint:

—J'oubliais le principal. Il y a douze ans, vous m'avez sauvé la vie, ou peu s'en faut, vous et vos amis. A charge de revanche, quand il vous plaira, monsieur le colonel.

Et il tourna les talons.

Un quart d'heure plus tard, je le reconnus dans le cortège impérial. Entre les régiments rangés en bataille, entre les drapeaux cramoisis qui s'inclinaient,—les drapeaux de Plewna, du Caucase et de Thessalie,—le sultan passait, et ses magnifiques chevaux, tenus à pleines mains, se cabraient d'aller au pas. Le carrosse était entouré d'une centaine de pachas à grands cordons rouges ou verts et toute cette foule, à pied, trottinait pour n'être pas distancée. Seul, Mehmed Djaleddin, la main gauche posée sur la portière, ne courait pas; il lui suffisait d'allonger ses enjambées robustes.


Après, ç'a été la prière impériale, le muezzin psalmodiant sur son minaret, et la retraite des régiments, rentrant dans leurs casernes.

Puis, le retour du sultan, qui repasse au grand trot, sans escorte, ou presque. Puis l'audience, tout à fait quelconque....

A la porte d'Yildiz, le coupé de l'ambassadeur était avancé. Mais je n'ai pas trouvé ma voiture à moi, égarée.

Fort indifférent à ce détail, Narcisse Boucher m'a paisiblement tendu la main.

—Au revoir, colonel. Tiens, n'avez pas votre sapin? Vous frappez pas, allez! va venir tout de suite. A bientôt, pas?

Et fouette cocher.

C'est un réconfort de songer que nous avons été la nation la plus délicatement courtoise de l'Europe ..., il y a un peu longtemps, au siècle de ma tante grand!...

L'excuse de ce bonhomme, c'est qu'il ne va pas exactement du même côté que moi. Il descend vers Top-hané, où sa mouche l'attend pour remonter le Bosphore. L'ambassade est encore au palais d'été de Thérapia pour six semaines. Moi, je demeure en ville, rue de Brousse: la tradition diplomatique exige que l'attaché militaire réside à Péra, été comme hiver. Mais la rue de Brousse est à deux pas de Top-hané, et le crochet n'eût pas été bien aigu....

En tout cas, je me trouvais à pied, en grand uniforme, à deux heures de chez moi. Midi sonnait,—cinq heures à la turque. Le soleil tapait comme un sourd, et pas le plus chétif cabriolet à l'horizon. Gai!

Tout à coup, une main sur mon épaule.

—Comment, monsieur le colonel, en panne? Et votre ambassadeur?

Mehmed pacha sortait, à son tour, du palais. Un lancier à fez d'astrakan lui amenait son cheval.

—Mon ambassadeur est retourné à Thérapia, monsieur le maréchal.

—Ah! c'est juste.

Un Russe ou un Allemand n'aurait pas raté une occasion si belle de piétiner un peu le plat. Mais les Turcs sont des gens d'Asie, et leur politesse de bois dur en remontrerait à la correction anglaise. Mehmed pacha, ayant fort bien compris, ne cilla pas.

—Vous allez monter mon cheval, monsieur le colonel.

—Votre Excellence se moque de moi.

Vous allez monter mon cheval. J'en ai deux autres au palais....

Il se tourna vers le lancier, donna un ordre.

—Je monterai celui qui va venir, monsieur le maréchal.

—Non. Vous me ferez l'honneur de monter celui-ci. En souvenir de la Feuille de Rose. Allons, monsieur de Sévigné!

C'est bien la première fois, depuis ces neuf jours de Turquie, qu'on m'appelle par mon nom sans m'envoyer du marquisat!


Nous avons galopé, botte à botte, à travers Nichantache, jusqu'au faubourg du Taxim. En face des casernes d'artillerie, Mehmed pacha m'a porté deux compliments, brefs et prompts comme des coups de fleuret, qui ma foi, m'ont touché au plus sensible de ma petite vanité:

Un:

—Est-ce qu'ils montent tous aussi bien que vous, les colonels français?

Deux:

—Avez-vous plus ou moins de trente-cinq ans?

Il est incontestable que je tiens convenablement en selle, et qu'on me donne, à première vue, dix bonnes années de moins que mon âge. Mais l'entendre affirmer par ce grand centaure aux yeux aigus comme des vrilles, cela n'était point déplaisant.


Au bout du Taxim, il y a Péra;—Péra, la ville des ambassades, des cercles, des hôtels et des beuglants; la seule fraction de Constantinople qui me soit, déjà, nettement antipathique. C'est là qu'il me faut loger, hélas! Par chance, ma rue,—la rue de Brousse,—à peu près la moins ridicule de Péra.

—Descendez donc avec moi jusqu'au pont,—m'a dit Mehmed pacha sans ralentir.

Nous avons dévalé, d'un galop de Tatars, la rampe en zig-zag qui évite cet indescriptible escalier brèche-dent qualifié rue,—rue Yuksek-Kaldirim. Au bas, la place de Karakeuy grouille toujours d'une foule peinturlurée comme un corso de carnaval! Les soldats du corps de garde ont pris les armes en notre honneur: «Salaam ... dour!» Et le pont de bois, le pont légendaire qui enjambe la Corne d'Or, et qui perpétuellement moutonne de passants pressés, le pont s'est allongé devant nous, vers Stamboul.

Au tiers du pont, Mehmed Djaleddin pacha arrêta net son cheval; et derrière lui, le lancier à fez d'astrakan, qui galopait tête baissée, l'air tout à fait inattentif, l'imita avec une précision si instantanée qu'il ne raccourcit pas sa distance d'une encolure.

Mehmed pacha tendait le poing vers la ville turque, toute blonde sous le soleil vertical:

—Voici pour vous, monsieur le colonel. Je suppose que vous êtes venu dans notre pays pour voir des choses.... Oui, vous n'avez pas la mine de quelqu'un qui se contentera de pincer les fesses des petites Grecques ou des petites Arméniennes. Eh bien, les choses à voir, à Constantinople, sont de ce côté-ci de l'eau, dans Stamboul. Derrière vous, c'est Galata, Péra, Tatavla, le Taxim ... de l'ordure! Mais devant, il y a Stamboul.

Je saluai:

—Byzance.

—Non, monsieur le colonel! Pas Byzance, nos cinq siècles ottomans l'ont tuée et enterrée. Et ne la regrettez pas: elle était bien laide. Voyez ce qui en reste, cette grosse maritorne de Sainte-Sophie, peinturlurée de rouge et de jaune comme une paysanne cossue, qui ne sait pas se farder. Byzance, c'était riche, pesant et fagoté. C'était la vieille ville d'un vieil empire pourri et saugrenu. Mais notre Stamboul, nous l'avions bâti avec enthousiasme, parce que nous étions alors un jeune peuple sain, et regardez sa belle silhouette grave et gracieuse, comme la silhouette d'une dame turque voilée du yachmak! Regardez, monsieur le colonel: il y a cinq cents ans, nous sommes entrés par là-bas,—par Top-Kapou, la Porte du Canon, à côté de cette haute mosquée en ruines qu'on aperçoit d'ici comme une petite bulle de brouillard dressée sur l'horizon des toits;—la Mihrimah Djami, bâtie par la Princesse de la Lune et du Soleil, au temps du grand Suleïman.—Et tout de suite, nous avons planté partout sur Byzance nos minarets victorieux, comme des lances de gloire. Partout: voyez, à droite, ceux de Sultan Sélim, et à gauche, ceux de Sultan Achmet; voyez, droit devant, ceux de l'ancienne sultane Valideh, et au-dessus, ceux du Sultan Suleïman, l'ami de votre François Ier; et n'importe où: ici, ceux de Sultan Bayazid, là ceux de Nouri-Osman, plus loin, ceux de Mehmed Fatih le Conquérant, et en contre-bas, ceux du Schah-Zadeh, dont on ne voit que les deux pointes blanches,—le Schah-Zadeh Mohammed, fils de Hasséki, celui que Roxelane fit mettre à mort.—Tournez-vous, la mosquée de son frère Dji-an-djir est là, au flanc de Foundoucli, au-dessus du Bosphore. Dji-an-djir aussi fut mis à mort par Roxelane.... Toutes ces pierres qui se dressent sur Stamboul ont jailli du sol turc par de furieuses poussées d'orgueil, de colère, de courage ou de foi. Nous les avons cimentées avec du sang, le sang des infidèles et le nôtre. Et tout ce sang, qu'il a fallu verser comme de l'eau, mérite l'estime et l'amitié d'un soldat tel que vous, d'un beau soldat frank qui sait monter à cheval.

Il me tendit la main.

—Au revoir, monsieur le colonel. Le lancier va vous suivre et remmènera la bête.... Ah! halte encore: regardez ici, sur la crête de Stamboul, à gauche de la mosquée du Bazar.... Oui, ces toits carrés, très grands, très laids.... Vous y êtes. C'est la Dette Ottomane. Demi-tour, maintenant: sur Galata, au-dessus de la Tour, cette énorme bâtisse.... C'est la Banque. Vous constatez: entre la Banque et la Dette, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand vous entendrez dire que la Turquie se meurt. A bientôt, inshallah!

Et au galop. En un clin d'œil, je ne vois plus que le dos barré du cordon rouge et vert, la croupe alezane, et les quatre fers des sabots, quatre escarboucles dans le soleil.



Moi, je suis revenu au pas, m'attardant exprès dans la foule fourmillante des gens qui passent l'eau. Ce pont sur la Corne d'Or, je ne me lasse pas de l'admirer. C'est bien certainement le plus prodigieux pont de toute la terre ronde. Quelles gens hétéroclites, quelles races baroques, quelles religions imprévues s'y bousculent incessamment, se ruant de Stamboul à Péra et de Péra à Stamboul! Les fez, les turbans, les tarbouchs, les bonnets, les chapeaux, les toques à plumes et les tcharchafs sont autant d'étiquettes d'origine sur les têtes de tous ces hommes et de toutes ces femmes venus des pays les plus imprévus. Dans l'espace d'une seule travée, je croise des soldats à cheval et des soldats à pied, des portefaix ployés sous leur charge, des eunuques à belle redingote pincée, une bande ahurie de pèlerins de Boukhara, qui écarquillent leurs yeux mongols, un carrosse de harem fermé comme un cercueil, quatre Persans coiffés d'astrakan, deux pompes à incendie qui galopent, douze dames turques voilées pour rire, six policiers, cinq imans, trois derviches, un évêque bulgare, deux petites sœurs des pauvres et quelque deux cents bonnes gens dont l'état civil m'échappe. J'oublie le tohubohu des invraisemblables marchands empilés sur chaque trottoir, et qui crient à pleins poumons d'invraisemblables marchandises, loukoum à la rose, simites à l'anis, miel d'Angora, pastilles du sérail, mouchoirs à carreaux, épingles anglaises, abricots de Damas, cartes postales, photographies obscènes et véritable eau de cerises. Tout ça pour un sou, pour un petit sou, pour un demi-sou: «On paras, bech paras, bech parayah!...»


II

16 août.

Mon anniversaire! j'ai quarante-six ans aujourd'hui.

Tout à l'heure, j'ai passé ma revue de détail, face à face avec mon plus large miroir. Il me semblait que ça devait terriblement se voir, cette année de plus qui vient de sonner à mon cadran. Eh bien! non, ça ne se voit pas trop.

Mes cheveux grisonnent, c'est vrai,—et encore, pas tant que d'autres. Mais surtout, ils bouclent assez abondamment pour faire envie à bien des capitaines, voire à des sous-lieutenants. Par ailleurs, sans corset, j'ai soixante-quatre de tour de taille, et, quoique je sois petit, j'ai l'air d'être grand, à force de me tenir comme un piquet. Et puis, parmi pas mal de coquetteries, j'ai celle de raser toute barbe et toute moustache, et de m'en aller, à travers mon siècle, glabre comme un portrait du temps de ma tante grand.—On s'appelle Sévigné, que diable! on ne peut pas ressembler au premier Ramollot venu!—Bref, ces joues rasées sont encore assez fraîches, et, parole d'honneur, on me prendrait plutôt pour un blondin que pour un menton bleu.

Quarante-six ans, tout de même! Un blondin de quarante-six ans. Voilà de quoi rire. Hélas, je me cramponne à ma jeunesse qui s'en va, et cela ne laisse pas d'être convenablement ridicule. Ceux qui liront un jour ces mémoires que j'entasse, cahier sur cahier, dans le propre secrétaire qui hébergea les lettres de feu madame de Grignan, auront de quoi se moquer du vieux beau que je suis. Pourtant, ma tristesse de vieillir est un peu plus noble, ce me semble, que les banales désolations des bourgeois qui regrettent Margot, et ses jupes faciles à trousser. Je regrette, moi, d'avoir usé en vain, sans grandeur ni beauté, la bête de race que j'étais, que je suis encore pour deux ou trois printemps à peine! et d'user pareillement, sans que l'histoire en garde vestige, l'esprit passablement net et fier qui habite en cette bête-là....

C'est la faute du XXe siècle. J'étais fait pour des temps plus accidentés. Bien la peine, quand j'étais gosse, de me farcir la cervelle de belles fadaises héroïques, comme mes parents n'ont eu garde d'y manquer! A douze ans, j'avais pour camarades de récréations les héros de Plutarque et le Bussy d'Amboise de Dumas père. Depuis, quoi? j'ai été hussard et je suis colonel. Mais je n'ai pas seulement vu le feu, et mes vingt-cinq ans de harnais se sont partagés entre les quartiers de garnisons et les salons d'ambassades. En guise de champs de bataille, ma mauvaise étoile m'a offert des carrousels; en guise de charges à commander, des cotillons à conduire. Trocs déplorables. Et quand je m'aperçois, comme aujourd'hui, que mes cheveux ont blanchi à force de carrousels et de cotillons, au lieu de blanchir à force de charges et de batailles, pouah! le cœur m'en monte à la bouche.


III

J'habite, rue de Brousse, le premier étage d'une antique maison toute bardée de fer.

La rue de Brousse, escarpée comme une échelle, ressemble, trait pour trait, à ces ruelles de Gênes qui tombent à pic dans la via Balbi. C'est étroit, très haut et assez sombre. Le soleil n'y a pas ses aises; la foule passe autre part; et quand il pleut fort, cela devient tout de suite un torrent.

Mon appartement—mes appartements! les appartements du colonel attaché militaire de la République!—se compose de deux salons grands comme des églises, et, par surcroît, de quelques petites chambres assez incommodes. Les deux salons sont réunis par une porte en arc, sculptée à la turque, qui est, à mes yeux, l'agrément principal du logis. Malheureusement, le decorum diplomatique exige que mes salons restent salons, en vue des réceptions futures, et je ne puis installer mon lit ou ma table à écrire sous cette petite ogive d'ébène et de faïence. Du coup, je prends la rue de Brousse en grippe.

D'ailleurs, elle est en plein milieu de Péra, cette rue de Brousse. Et j'ai encore dans mes oreilles le verdict du maréchal Mehmed pacha, piaffant sur le pont de Karakeuy: «Péra, Galata, Tatavla, Taxim,—de l'ordure!»

Péra, Galata, Tatavla, le Taxim,—ma foi non, ce n'est pas joli!... Je ne m'y reconnais pas encore très bien, car Constantinople est un monde. Mais, grosso modo, ce monde est divisé par la Corne d'Or en deux continents, plus différents que ne sont l'Europe et l'Amérique. D'un côté, la ville turque chantée par Loti: Stamboul; de l'autre, les bourgades levantines parasites: Galata, Péra, Tatavla et le reste. Or, toutes ces bourgades sont déplaisantes. Grecques, arméniennes ou cosmopolites, chrétiennes en tout cas, elles symbolisent trop bien le christianisme pouilleux de l'Orient. Les rues pérotes, où bon gré mal gré il me faut piétiner tous les jours, regorgent d'une foule antipathique entre toutes les foules, et qui ne ressemblent en rien à l'éblouissante cohue du beau pont sur la Corne d'Or.—La Grand'Rue de Péra, notamment, horrifique et prétentieuse caricature des moins parisiens de nos boulevards, a le secret de m'exaspérer. Tout y singe l'Occident: les rues à tramways, les maisons à cinq étages, les boutiques à enseignes anglaises, les messieurs à chapeau melon, les dames à robe de province. Cette façade levantine n'est point artistique; et j'ai bien peur qu'elle ne cache un dessous moins élégant encore, un dessous d'autres singeries occidentales, plus viles: petits snobismes, petits potins, petites pruderies, petites lâchetés, petits cocuages et petits profits.

Mon maréchal turc parle d'or. Dans Constantinople, il n'y a que Stamboul. Du seuil du grand pont, je regarde chaque soir cette Turquie à minarets qui se découpe si bien sur le rouge cerise du couchant. Mais je n'ai pas encore eu le temps d'y mettre un pied: car les six ambassades sont, pour deux mois encore, à Thérapia ou à Buyukdéré, dans le Haut Bosphore, à cinq lieues d'ici. Et moi, nouveau venu dans cette galère, il me faut chaque après-midi m'en aller là-bas, pour visiter en cérémonie tout le corps diplomatique, secrétaire après secrétaire, et pour corner cartes sur cartes chez des gens dits «du monde»,—du monde constantinopolitain,—dont le trait distinctif est une nationalité presque toujours énigmatique.


IV

—Heureusement, de la rue de Brousse à Thérapia, la route n'est pas vilaine.

Il y a deux étapes. La première se fait par terre, et la seconde par eau. Il faut d'abord descendre la rue de Brousse jusqu'au plus bas, puis tourner à gauche, dans une amusante ruelle très tortueuse, dont je ne sais pas le nom. On passe un peu plus loin devant un poste de soldats, puis, le long d'un tout petit cimetière. Au delà, le quartier est tout à fait turc: rien que des maisons de bois à deux étages, avec quantité de fenêtres voilées de rideaux blancs bien opaques. Un coin de Stamboul égaré sur la rive pérote. Cela ne ressemble guère à la caricature de ville européenne qui sévit alentour. Plus de beaux messieurs à la mode de Londres, ni de belles dames à la mode de Paris, à la mode de l'avant-dernière année. Rien que de grands Ottomans graves, rien que des musulmanes voilées qui se hâtent. Et partout, du silence.

Ma ruelle turque tourne de-ci, tourne de-là, bifurque, s'agrémente d'impasses. A certain carrefour marqué d'une fontaine, je ne manque jamais de m'embrouiller. Mais au bout d'une demi-lieue, je finis toujours par dégringoler certaine rampe quasi à pic, laquelle aboutit dans la principale rue de Galata. Galata, c'est le faubourg maritime de Constantinople,—le port, l'arsenal, les quais;—un faubourg tumultueux, très sale, et mal famé, mais combien préférable, pour mon goût, aux snobismes prétentieux de Péra!—Et à l'extrémité de Galata, je retrouve la place de Karakeuy et le grand pont de bois, d'où partent les bateaux.

Il me serait à peu près trois fois plus court, et je ne sais combien de fois plus simple, de remonter la rue de Brousse au lieu de la descendre, et de suivre ensuite la Grand'Rue de Péra, jusqu'au funiculaire, lequel me mettrait en une minute précisément où je veux aller. Mais suivre la Grand'Rue de Péra, non!

Au pont, la deuxième étape commence. Je m'embarque sur un gros vapeur à roues, abondamment empanaché de fumée très noire.—Le bon Dieu patafiole l'ignoble charbon de ce pays! Je n'en ai jamais vu qui barbouillât le ciel d'une encre si tenace.... Six heures à la turque,—midi cinquante: l'appareillage, exact comme un départ de train. Coups de sifflets, cascades d'eau fouettée par les aubes, hurlements polyglottes de tous côtés, et désarroi de caïques et de barques devant l'étrave qui s'ébranle: cette Corne d'Or grouille toujours d'un tel entassement d'embarcations, que c'est à se demander comment toutes ces coques ne s'écrasent pas les unes contre les autres. Le vapeur à roues—chirket haïrié, d'après le nom de sa compagnie—n'en frôle pourtant pas une seule et ne met pas cinq minutes à se dégager de la cohue: c'est comme d'un coup de baguette magique. Et le panorama se déroule: à gauche, Péra, très embelli quand on le voit de loin; à droite, Stamboul, splendide; devant, Skutari d'Asie, un vrai bois de platanes, de figuiers et d'acacias, avec quantité de petites maisons violettes qui se blottissent sous les feuillages. Le chirket haïrié contourne Péra,—et voici le Bosphore.

Le Bosphore, n'est-ce pas? on sait ce que c'est: onde de lapis, palais de marbre, firmament de saphir, et sultanes pareilles à des perles penchées sur ce gouffre où tôt ou tard on les jettera.—Oui. Eh bien, ça n'est pas ça, mais pas du tout.

L'eau n'est pas de lapis, et le ciel n'est pas de saphir. Le gris et le blond dominent partout, avec une sorte de vapeur mauve qui flotte autour de chaque ligne et qui atténue chaque teinte. Il y a des palais de marbre, mais très peu: huit ou dix, éparpillés sur deux rives longues chacune de vingt bons kilomètres. Le Bosphore est bien plus long qu'on ne l'imagine. C'est un très beau fleuve, sinueux, bordé de coteaux joliment boisés qui le serrent de tout près et l'encaissent. Au pied de ces coteaux beaucoup de villages s'alignent le long des rives, en files continues de petites maisons turques, moitié terrestres, moitié aquatiques, car bien des terrasses de planches équarries sont appuyées sur pilotis. Çà et là un bout de quai en vieilles dalles ébréchées; une grande villa, un yali de pierres roses ou de bois ancien, violet; une mosquée blanche à belle coupole, avec son minaret pareil à un cierge; et quelquefois un cimetière turc qui descend par étages jusque dans le courant—un cimetière planté de hauts cyprès et de saules transparents, où fourmillent les petites stèles musulmanes bleues ou vertes, historiées d'épitaphes d'or. Le charme de tout cela est un charme doux et prenant, un charme d'harmonie, de juste mesure et de paix. Les coteaux moyens et arrondis, les maisons larges et basses, les arbres aux verdures sobres d'Europe, la brume diaphane jetée sur cette nature comme son duvet sur une prune, et le soleil qui dore et qui n'aveugle pas, tout concourt vers un ensemble délicieux et tempéré, qui ne s'impose pas violemment, mais qui s'insinue, pénètre profond et possède.

Le malheur, c'est que les Européens s'en sont mêlés et qu'ils ont bâti sur les rives du Bosphore. Si bien que, tout comme Stamboul, le Bosphore a son Péra: une trentaine d'épouvantables façades, plus hautes que le coteau qu'elles masquent, et alternativement pareilles à des groupes scolaires ou à des pièces montées de pâtissiers: hôtels et palais—non, palaces.—Comme je voudrais camper dans ces casernes-là, un soir de bataille, avec mes hussards! Nous remettrions si bien tout en bonne place, le lendemain, rien qu'avec quelques fagots et un peu de pétrole!

Sept heures trente à la turque, deux heures et quart à la franque. A gauche, le grand village de Yénikeuy; à droite, la petite ville de Béicos. Derrière, sur un cap d'Asie, Canlidja, le plus exquis des hameaux du Bosphore; devant,—côte d'Europe,—Thérapia et Buyukdéré, les lieux «select» élus par les six ambassades pour leurs quartiers d'été. Ce n'est pas vilain; il y a de superbes arbres. Le chirket haïrié s'approche d'un admirable yali, rouge d'un ton de sang séché, et qui s'adosse contre un parc en gradins planté de tilleuls, de hêtres, de marronniers et de cèdres, les plus beaux que j'ai jamais rêvés: le palais de France. C'est là que je vais, d'abord.

Pied à terre. Le quai emcombré d'équipages. La porte. Laquais et cavas. (Les cavas sont des valets assermentés, qui ont le droit d'être armés, et qui en abusent). Toute cette livrée se précipite:

—Monsieur le marquis....

Zut! fini de rire.


V

Le soir, changement de décor. Les corvées diplomatiques et mondaines bâclées, le chirket haïrié me remporte, sur un Bosphore crépusculaire inexprimablement doux et recueilli, vers Stamboul dont le profil dentelé frange le couchant rouge d'une légion de petites lances bleuâtres,—les minarets des cinq cents mosquées.

Sur la rive d'Europe et sur la rive d'Asie, voici que les maisons de bois s'éclairent, fenêtre après fenêtre. On chemine entre deux illuminations; non point des illuminations modernes et brutales, à l'électricité, à l'acétylène; des illuminations de jadis, aux bonnes vieilles chandelles, des illuminations de Watteau, pareilles à des rangées d'étoiles....

Les roues du chirket battent l'eau calme à grands coups. Et là-bas, à l'horizon, Stamboul se rapproche: les petites lances bleuâtres grandissent et se précisent.

Quand on double la pointe du vieux Sérail, il fait tout à fait nuit. Il n'y a presque plus de barques sur la Corne d'Or. Et le grand pont, si grouillant tantôt, apparaît quasi désert, sa masse irrégulière et confuse démesurément grandie dans l'obscurité. On accoste, on débarque. Et je m'arrête toujours alors, et je m'accoude au garde-fou du pont, et je contemple longtemps la prodigieuse vision de Stamboul nocturne.

Cela commence tout près de moi, au bout de ce pont où je suis. La ville descend jusque dans la mer. Même, je ne sais pas où commence la mer et où finit la ville, parce que beaucoup de maisons trempent leurs pilotis dans l'eau et parce que d'innombrables bateaux se pressent contre les maisons. Pêle-mêle enchevêtré de pieux et de mâts, de terrasses et de carènes.

Pêle-mêle très obscur: Peu ou point de lumières apparentes, dans cette masse gigantesque qui s'étend de l'est à l'ouest, indéfinie. La ville descend jusque dans la mer, et monte très haut dans le ciel.

Je vois comme une falaise de maisons entassées les unes sur les autres. Sur la crête, des mosquées rondes et des minarets aigus émergent çà et là, se mêlant aux étoiles. On ne distingue bien aucun contour, à cause de la couleur bleu uniforme, un bleu brumeux et laiteux, tout à fait pareil au bleu du ciel constellé.

... Je songe aux eaux-fortes moyenâgeuses: castels cornus, donjons crénelés, tours, tourelles, poivrières, ponts-levis, chaînes, potences, sentinelles à hallebardes, et, dans le fossé, assiégeants tout hérissés de fer.... Mais cette eau-forte-ci est plus extraordinaire que tout....

Le Bosphore, pastel, Stamboul, eau-forte.... Quels décors, pour une belle pièce tragique à l'ancienne mode, bien doucereuse et bien sanglante, avec tendres duos et copieux massacres! Hélas! hélas! le temps des massacres et des duos n'est plus.


VI

J'ai déjeuné ce matin à Thérapia, au palais de France, en tête-à-tête avec l'ambassadeur—Son Excellence Narcisse Boucher.

Mon Dieu, depuis quinze jours que je fais salaam et que je bois du thé dans tous les salons diplomatiques de Péra et du Bosphore, j'ai forcément vu beaucoup de gens de beaucoup d'espèces, et, dans le nombre, quelques-uns qui ne manquent pas de personnalité. Quand même, c'est encore à ce bonhomme, fruste, balourd et cacochyme, que je donne la palme, en dépit de sa piètre apparence, et de son âge, qui le retranche du siècle présent.

Narcisse Boucher.... Quels contrastes hoffmannesques dans ce vieillard, à mine de paysan tout juste dégrossi, et qui fut l'homme extraordinaire dont nul n'ignore le nom, le milliardaire français rival des Vanderbilt et des Rockfeller! Fils d'un fermier franc-comtois; orphelin à dix ans, sans sou ni maille; goujat de ferme, puis valet de charrue, voilà son entrée dans la vie. Par quelle sorcellerie va-t-il s'évader de la glèbe, où déjà ses pieds semblent engravés? Nulle somnambule ne le devinerait jamais. Mais, à vingt ans, Narcisse Boucher est à Paris, élève au Conservatoire, et, dès son premier concours, premier prix de violon. Le voilà sacré grand artiste, et peut-être qu'il l'est en vérité. En tout cas, sa carrière est tracée, son succès certain.... Non. Les concerts publics, les auditions mondaines ne sont pas son affaire. Il est trop rustre, trop frotté de la terre originelle. Il échoue. Il renonce à son art. Il disparaît. Longue éclipse. Rebondissement, et second avatar, plus mystérieux que le premier: Narcisse Boucher reparaît tout à coup, millionnaire. Il a quarante ans. Il est industriel, négociant, financier, tout, tout ensemble. Il donne, dans son hôtel, des fêtes insolentes; et parfois, devant trois cents invités, il reprend, goguenard, son violon d'autrefois et goûte d'être acclamé, riche, par ce même Paris qui le sifflait, gueux. La politique l'appelle. Les partis le sollicitent. Il se dérobe, habile. Il se réserve, attend son heure. C'est en terrorisant la Rente qu'il jette bas les ministères, quand les ministères lui ont déplu. Jusqu'au jour du fameux litige africain, des menaces allemandes et de la mobilisation brusquement décrétée,—brusquement arrêtée: car Narcisse Boucher, en vingt-quatre heures, a jeté dans le plateau français le poids formidable de sa toute-puissance financière et tient, suspendues sur l'Allemagne, la faillite et la famine prêtes à choir. C'est la paix, imposée. Et Narcisse Boucher, diplomate irrésistible, a bien conquis son titre d'ambassadeur, le titre pompeux qu'ambitionnait sa vanité.

Il règne ici dans un palais de légende, au milieu d'un parc de conte de fées. Le voilà dans sa grande salle toute tendue de prodigieuses vieilleries persanes, cadeaux de vizirs ou de sultans. Le voilà: partout et toujours, il a été pareil,—long, maigre, flasque, le nez juif tombant bas sur le menton sec, la redingote noire trop luisante et la cravate en cordon de soulier complétant la silhouette piteuse d'un pion de collège en retraite. L'âge, par surcroît, l'a plié en Z, comme la goutte avait plié Scarron. Il s'achemine de la porte au fauteuil, grommelant, boitillant, hoquetant. Mais, sitôt assis, il vous regarde, et pas un peintre d'aucun siècle ne rendrait ce regard dur et rusé, brutal et méfiant, impérieux et sagace.... Il parle: surprise nouvelle; la voix provinciale, alourdie d'un accent franc-comtois qui traîne, jargonne presque à la paysanne en grosses phrases bonasses, où la ruse semble toujours cousue de fil blanc. Quand même, c'est cette voix rustaude qui a dicté la retraite des régiments allemands, déjà rangés en bataille....

Étrange, étrange personnage, déconcertant, inquiétant....

Tant d'apparences mesquines, tant de recoins médiocres ou grotesques! Ses manies de vieux petit rentier, son respect à la Jourdain pour les particules et les titres, sa trivialité native qu'il exagère par une sorte d'ostentation.... Nulle intelligence philosophique, point d'esprit géométrique ni d'esprit de finesse; et pourtant, quelle cervelle nette, balayée de mille poussières dont l'entendement humain est obscurci.

Balayée de beaucoup de scrupules, aussi. Mais la raison d'État, le «fait du Prince» l'exige. On n'y regardait pas de si près, au temps de ma tante grand....

Et d'ailleurs, le violon est là, le violon d'Ingres, pour tout envelopper, diplomatie et finance, d'une harmonie imprévue, plus paradoxale que tout le reste. Narcisse Boucher, c'est, d'abord, un dilettante....


Nous avons déjeuné seul à seul. Narcisse Boucher n'a jamais eu ni femme, ni enfants, ni rien qui ait, en aucune occurence, pu alourdir ou encombrer sa barque, et présenter à ses ennemis une cible vulnérable. Même, il n'a point de neveu, rare merveille pour un des rois de notre République, où les familles unies sont en honneur....

On m'avait averti que Son Excellence, la glace une fois rompue, parlait volontiers d'elle-même, et rarement d'autrechose. Sans doute est-ce ma qualité de nouveau venu qui lui a conseillé de déroger à son habitude. Toujours est-il que, des hors-d'œuvre au dessert, Narcisse Boucher n'a pas soufflé mot de sa biographie, et n'a cessé par contre de s'étendre, copieusement et non sans verve, sur le pays turc et sur ses habitants.

Son préambule n'a pas manqué d'originalité. Nous venions de nous asseoir à table, et par la fenêtre large ouverte, j'admirais le Bosphore et les collines d'Asie. Lui attachait sa serviette autour de son cou.

—Colonel, me dit-il tout à coup, je vois dans vos yeux que vous aimez déjà cette Turquie. Oui, oui, elle n'est pas trop laide à voir. Eh bien, si vous l'aimez, regardez-la bien et profitez-en, parce que vous ne la verrez pas longtemps: c'est un pays foutu.

Je ne sais pourquoi la phrase du maréchal Mehmed Djaleddin me revint brusquement en tête: «Entre la Dette et la Banque, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand on vous dira que la Turquie se meurt.» J'eus envie de la citer à Boucher. Mais il continuait déjà, de sa voix chevrotante et traînarde:

—Foutu. Comme je vous le dis. Vous n'avez pas encore remarqué ça. Peut-être même que vous le remarquerez difficilement, parce que ce n'est pas trop de la compétence des militaires. Mais vous, vous n'êtes pas une brute. Alors, si je vous explique, il n'est pas impossible que vous compreniez....

«Écoutez-moi bien: ces Turcs, ce sont des gens en retard. Ils vivent comme nous vivions avant 89: ils ont une armée, un monarque, un pape, un bon Dieu, et ils croient à tout ça dur comme fer. Pour comble, leur Prophète leur a défendu de prêter à intérêts. Toute notre vie commerciale et industrielle leur est par conséquent interdite. Ils cultivent la terre et ils exercent de petits métiers. Un point, c'est tout. Par ailleurs ce sont de braves bougres, honnêtes, francs comme l'or et bons comme le pain. Tenez, vous constaterez en vous promenant dans Stamboul: jamais un Turc ne bat une femme, ni un enfant, ni un esclave, ni un chien, ni un chat. Et je crois bien qu'il n'y a qu'ici que ça se passe comme ça.

«Seulement, vous me comprenez: ce n'est pas avec des qualités de ce genre-là qu'une nation moderne peut vivre. De nos jours, les peuples qui ont envie de ne pas crever doivent se mettre au pas de l'époque. L'allure a changé, depuis cent ans. Je ne dis pas que nous soyons meilleurs que nos arrière-grands-pères, ni plus heureux: c'est plutôt tout le contraire. Il y a rudement de crapules aujourd'hui, rudement de crève-la-faim! Mais, ce qui est sûr, c'est que nous sommes plus forts et plus malins. Autrefois, pour détrousser les gogos, il n'y avait guère que le vol pur et simple; et les gogos défendaient leurs poches à coups de fusil. C'était le temps des guerres et des conquêtes, le règne des soldats. Aujourd'hui, nous avons progressé. On ne vole plus, on fait des coups de Bourse et on monte des sociétés par actions. C'est le temps des primes et des dividendes, le règne des hommes d'affaires. Contre les hommes d'affaires, colonel, les soldats ne sont pas de force. Voilà pourquoi la Turquie est un pays foutu.

Je l'écoute et je le regarde. C'est un lieu commun qu'il débite là. Mais il l'assaisonne de sa conviction têtue et de sa lourde malice. Nul doute qu'il ne savoure une joie pure, en m'assénant à moi, soldat, ce coup de massue qui assomme toute ma caste. Pauvre vieux! S'il savait à quel point je m'en fiche!...

Il continue, il parle d'abondance.

—Foutus, les Turcs! Condamnés à mort. Moribonds déjà. Si bien qu'autour d'eux, les charognards pullulent. Vous savez ce qui en est: dès que le blessé saigne, les corbeaux pleuvent du ciel. Pour le blessé turc, les corbeaux de la première heure ont été les Grecs. Ensuite les Syriens sont venus, et puis les Arméniens, les Persans, les Juifs. Tous s'escrimèrent à qui mieux mieux du bec et des ongles. Et la chair turque se déchira, s'arracha lambeau par lambeau.

«Petit lambeau par petit lambeau: les corbeaux ne manquaient pas d'appétit; mais ils manquaient d'envergure. Ils pratiquaient convenablement l'usure, la petite semaine, l'hypothèque et la saisie. Mais rien d'autre. Les grands moyens leur faisaient peur. Cependant, la curée devenait tapageuse. On l'entendait de loin. Un beau jour, l'Europe commença à s'inquiéter. L'Europe d'aujourd'hui, colonel, est un oiseau très vorace; plus vorace, fichtre! qu'un corbeau; plus grand aussi, plus large. Quelque chose comme un fort vautour ou un condor des Andes. Et ce condor-là, qui planait sur le Turc depuis cent ans, s'est tout d'un coup abattu sur lui. Alors, ça n'a pas traîné. Les emprunts, les garanties, les conversions, les concessions, les revenus cédés, la Dette, la Banque, la Régie—fuitt!... plus de Turquie. Il n'en reste que la carcasse. Oh! soyez tranquille: tout s'est passé dans les règles, correctement, honnêtement. Même, on a commencé par fermer le bec aux corbeaux, comme je vous le dis!... tenez, en 75, un groupe de banquiers de Galata avait prêté au Sultan je ne sais combien de millions de livres, à je ne sais quel taux un peu vif; eh bien! en 81, l'Europe mit le holà: l'emprunt fut consolidé, mais converti et réduit. C'est que nous sommes des gens carrés en affaires! Nous payons rubis sur l'ongle, et nous n'acceptons que le cinq pour cent. Seulement, n'est-ce pas? Il faut bien favoriser l'industrie et le commerce ... alors, nous exigeons des chemins de fer, nous vendons des cuirassés et nous civilisons la Macédoine. Pour acquitter la note de tout ça, il faut bien que le Sultan émette de nouveaux emprunts. Nouveaux emprunts, nouveaux gages. Et l'eau retourne à la rivière. La Turquie d'aujourd'hui n'est presque plus turque. Ça vous étonne? C'est comme ça: le timbre, le sel, la soie, le poisson, l'alcool sont à la Dette. A la Dette encore, le tribut bulgare et les contributions de Chypre et de la Roumélie. A la Régie, tout le tabac. Aux sociétés spéciales, les quais de Constantinople et de Smyrne. Aux compagnies anonymes, tous les chemins de fer, enrichis de garanties kilométriques dont vous me direz des nouvelles. Quoi encore? Ah! l'indemnité annuelle à la Russie, joyeux souvenir de 1879. Bien entendu, les corbeaux grecs, arméniens, persans, syriens, juifs et bulgares sont toujours attablés, ils mangent les restes, on ne peut pas les empêcher. Les Persans paient l'impôt à leur ambassadeur. Les Grecs trafiquent de tout et de rien. Les Juifs prêtent à cent pour cent. Ils s'enrichiraient si les Arméniens n'étaient pas là; mais les Arméniens ruinent jusqu'aux Juifs! c'est tout dire. Quant aux Bulgares, ils font la contrebande, le vol à main armée et l'attentat anarchiste....

«Ah! colonel! voilà ce que c'est d'être en retard sur son siècle! Ces bougres de Turcs, ils ne savent que monter à cheval et tirer le sabre. Et quand on leur a emprunté deux sous, ils n'ont même pas l'esprit d'en réclamer quatre!»


VII

Allons, je ne m'ennuierai pas trop ici.

L'autre soir, je rêvais d'une tragédie à l'antique qui se déroulerait, de la protase à la catastrophe, dans ce décor non pareil: Stamboul et le Bosphore. J'ignore si je trouverai jamais les grands premiers rôles indispensables. Mais les utilités et les figurants ne manquent pas, et d'un bout de la scène à l'autre, le pittoresque abonde. Toute cette terre est privilégiée....

Hier, j'ai fait ma première incursion dans la petite bourgeoisie du lieu, la bourgeoisie chrétienne s'entend. J'ai inspecté une maison grecque de Yénikeuy, où m'a présenté l'attaché militaire autrichien, un ancien camarade de Londres. Et j'y ai trouvé de bons éléments comiques.

C'était l'heure des visites; nous nous étions rencontrés dans Thérapia et nous avions marché ensemble le long du Bosphore, sur ce qui contourne la baie de Kalender et passe devant le vieux kiosque impérial où fut signé jadis je ne sais lequel des traités russo-turcs. Un peu plus en aval, des palais arméniens ou grecs s'alignent derrière des grilles imposantes. Hum! Narcisse Boucher parlait de corbeaux engraissés de la curée turque.... Voilà des palais qui ont assez bien l'air d'étayer son dire. Oui, ils sont riches, riches d'une richesse insolente et suspecte tous ces chrétiens d'Orient sur qui l'Europe, bonne fille, s'apitoie candidement depuis bientôt un siècle.

Cent pas plus loin, Yénikeuy commence: un gros bourg populeux, coupé de jardins à grands arbres. La route s'écarte de l'eau pour cheminer entre deux rangées de maisons.

Comme nous arrivions à une façade peinte à la grecque, par tranches horizontales, jaunes et crème (vanille et citron), mon Autrichien salua familièrement d'un signe de tête.

—L'hospitalière demeure des Kolouri, vous connaissez....

—Je ne connais pas.

—Hein!... ah! non, je vous en prie, ne me faites pas monter à l'échelle!...

Tous les Slaves et tous les Allemands d'ici parlent argot beaucoup mieux que moi.

—Je vous affirme que je ne connais pas les gens que vous me dites.

—Vous ne connaissez pas madame Kolouri? Vous ne connaissez pas mesdemoiselles Kolouri? La belle Calliope? La belle Christine? Vrai, vous ne connaissez pas?... Mais alors, mon excellent cher, qu'est-ce que vous fichez, depuis un mois que vous êtes ici!

Et tout de go, le voilà qui m'entraîne dans la porte instantanément ouverte.

Dedans, cela ressemblait à n'importe quelle maison grecque de Smyrne ou de Salonique. Pas l'opulence triomphale des banquiers ou des armateurs ayant pignon sur le Bosphore, mais un demi-luxe voyant auquel le confortable est sacrifié. Une antichambre nue comme un cloître, un escalier de bois, branlant et poudreux; et le salon. Le salon, par exemple, aussi somptueux qu'on a pu, et encombré de bibelots, trois guéridons, cinq tables à thé, quatorze consoles ou étagères, tout ça surchargé de curiosités prétendues artistiques. Mais l'originalité du lieu n'est pas là: les bibelots ne sont rien auprès des paravents.

Les paravents dans le salon Kolouri, constituent l'alpha et l'oméga du mobilier. Ils foisonnent. D'une cloison à l'autre, j'en ai compté huit. Huit paravents, turcs, persans, chinois, japonais, français, même; huit paravents, tous de bonne taille, créant, à l'abri de leurs feuilles en zigzag, huit petits coins supplémentaires, qui s'additionnent aux quatre coins naturels de la pièce pour faire douze cachettes admirablement bien combinées. Si admirablement, qu'en entrant dans ce salon plein de gens en visite, je l'ai cru vide! Impression d'une seconde; les douze cachettes susdites bavardent à qui mieux mieux.

Présentation protocolaire. Au mot «marquis», la maîtresse de maison, d'abord très indolente au fond de sa bergère, se lève automatiquement. Je m'y attendais: nous sommes à Constantinople.

—Calliope! Christine!

Le troisième et le septième paravents s'agitent. Christine et Calliope surgissent.

—Mes filles, monsieur le marquis....

Une surprise: Calliope et Christine se ressemblent si fort que jamais, au grand jamais, je ne pourrai m'y reconnaître et ne pas prendre l'une pour l'autre. Mêmes traits réguliers et fermes—un peu lourds—mêmes beaux yeux noirs longs à n'en plus finir, même teint mat et chaud, mêmes lèvres charnues. Et naturellement, toilettes identiques. Elles ont plus de vingt ans et moins de trente. Absolument impossible de préciser davantage. Jumelles, c'est probable. Mais comment leurs flirts peuvent-ils ne pas s'embrouiller?

Cependant, madame Kolouri m'accapare. La bergère est abandonnée, et nous voilà tous deux assis sur le divan du shahnichir—les shahnichirs sont ces balcons clos et vitrés qu'on trouve à tous les étages de toutes les maisons de l'Orient. Dans le salon Kolouri, le shahnichir forme un treizième coin rembourré, que des plantes vertes, en haie, rendent aussi discret que les douze autres.

Plus de Calliope et plus de Christine: elles ont réintégré l'abri de leurs paravents respectifs. Sans doute, les y attendait-on avec impatience. Le salon derechef, semble désert en dépit du bourdonnement touffu des douze apartés. Derrière nos plantes vertes, madame Kolouri et moi sommes tout à fait seuls.

Madame Kolouri me sourit avec une extrême langueur. Elle s'est tournée vers moi de telle sorte que sa jambe droite touche ma jambe gauche de la cheville au genou, et tandis qu'elle cause, sa main frôle plus souvent mon pantalon que sa robe. Je ne bronche pas; il faut se conformer aux mœurs des pays qu'on traverse. Madame Kolouri n'est d'ailleurs pas vilaine du tout: elle a mieux que de beaux restes, et, vue ainsi à contre-jour, je lui donnerais tout au plus trente-neuf printemps.

Elle parle. Ses paroles sont d'ailleurs moins significatives que ses gestes. Sa voix est bien grecque—rauque à souhait.

—Ainsi, monsieur le marquis, vous arrivez de France? Avez-vous bien passé?

«Bien passé?» je traduis au jugé: Avez-vous fait un bon voyage?» Et je réponds oui. Je crois d'ailleurs être tombé juste.

—J'avais su votre arrivée par les gazettes. Et je désirais beaucoup vous connaître. Mais je pensais bien qu'un de nos amis vous amènerait enfin chez moi, et je faisais patience.

«Faire patience?» Allons, on parle ici un français très spécial.

J'en ai sur-le-champ une preuve de plus. Le septième paravent grouille impétueusement. Mademoiselle Calliope ... ou mademoiselle Christine? laquelle? vient de se lever avec de grands éclats de rire:

—Maman! figurez-vous que madame Philomène a divorcé sa vieille robe verte!

—Son mari brûlera, répliqua madame Kolouri en se levant.

Elle se dirige vers le septième paravent; et c'est un échange instantané: mademoiselle Calliope la remplace dans le shahnichir. Calliope et non Christine: j'ai posé la question sans vergogne, et l'on sourit:

—Oui, ma sœur et moi nous nous ressemblons beaucoup ... c'est même amusant quelquefois ... alors, vous arrivez de France; avez-vous bien passé?

Ça recommence. Pour ne pas rire, je regarde la main qui, sans doute par esprit de famille, vient de s'appuyer sur mon genou. C'est une jolie main, soignée, un peu grande; plus grande que ma main à moi; il est vrai que beaucoup de femmes seraient contentes d'avoir ma main à moi.

Mademoiselle Calliope a suivi mon regard:

—Oh! fermez vite les yeux! j'ai une patte affreuse. Mais le bras est assez bien, n'est-ce pas?

Elle me le met sous le nez pour que j'apprécie. Je ne puis guère me dispenser d'y poser ma bouche, discrètement. Elle porte une manche large, qu'elle a relevée jusqu'à l'aisselle.

Un baiser bref. Derrière je ne sais quel paravent le tumulte recommence. A travers la haie de phénix, mademoiselle Calliope voit ce que c'est.

—Oh, pardon! l'émir Chékib s'en va, il faut que je lui dise adieu....

Elle se précipite. Moi qui ne connais pas l'émir Chékib, je me détourne vers le vitrage. Par l'entre-deux des rideaux de toile, je vois un bout de rue, un mur, un jardin....

Déjà, voici revenue ma jeune personne aux bras délectables. Elle se rassied, repose sa main sur mon genou. J'achève le geste, et je reprends l'entretien où nous l'avions laissé,—un peu plus haut que la saignée. On ne résiste point, et on soupire.

—Mademoiselle Calliope....

—Non, pas Calliope ... Christine. Calliope, c'est ma sœur, avec qui vous étiez tantôt....

Fichtre! c'est encore bien plus drôle que je ne croyais.


VIII

30 août.

On commence à me rendre mes visites d'arrivée. Chaque jour, de cinq à sept, c'est un défilé international sous la petite ogive d'ébène sculpté qui réunit mes deux salons.—Je reçois dans le moins énorme des deux, et pour y parvenir il faut traverser l'autre.

Donc, attachés, secrétaires, conseillers et ministres, gens de la Dette, gens de la Banque, gens de la Régie, et financiers, ventres dorés de toutes races,—corbeaux, non, vautours de toutes envergures,—viennent chez moi faire salaam. Mon valet croate, chamarré d'or comme la mode l'exige, leur sert un café turc très luxueux, moins bon que celui qu'on paie dix paras,—un sou,—aux cafédjis des villages du Bosphore.

Eh bien, chaque visite m'apporte une désillusion nouvelle.... Vraiment, oui, je suis tout à fait déçu. Et ma déception ne laisse pas d'être un peu comique.

Voici ce que c'est: en somme, je suis ici dans la capitale d'un pays mis en coupe réglée, d'un pays tondu, raclé jusqu'à l'os, et pressuré, et dépecé. Et je vis au beau milieu du clan des exploiteurs—exploiteur moi-même, puisque fonctionnaire européen. En vertu de quoi j'espérais, naïf, que ces hommes à bec et serres différeraient en quelques points de mes relations parisiennes.... Oh! je n'attendais certes pas des allures ou des costumes à la corsaire. Aujourd'hui du cap Nord au Cap Horn, les hommes, Patagons, Latins ou Scandinaves, sitôt que leur bourse est assez pleine, mettent le soir des fracs identiques et baisent identiquement la main des femmes. Mais sous l'habit et le plastron à perles, je pensais voir transparaître un stigmate de la terrible profession de tous ces gens, préposés par l'Europe à la sucée du sang turc.... Que diable, le bout des tentacules devait passer!

Or, il n'en est rien. Tout au contraire. Mes visiteurs, gens de finance, bourreaux de la Turquie,—gens d'ambassade, chiens de garde des gens de finance,—sont uniformément gentils, bien élevés, bien nés même. Quelques-uns ont de l'esprit, d'autres de l'intelligence, tous de la culture. Leurs femmes sont aimables, et honnêtes quelquefois. Bref, mes vautours crochus et griffus sont sympathiques des pieds à la tête, et font figure d'hommes honorables, voire délicats, en ce siècle d'universelle goujaterie....

Voilà bien ma guigne! Au lieu de pirates, je trouve des gens du monde, pittoresques tout juste autant qu'un trottoir de bitume. C'est terne! Et dans Constantinople,—Stamboul, eau-forte, et le Bosphore, pastel,—et parmi cette foule bigarrée qui grouille sur le grand pont, ce tohu-bohu de quinze races baroques et de vingt religions fanatiques,—cela fait tache, tache blême.


Exceptis exceptionibus, comme disait le casuiste confesseur de ma tante grand....


IX

Dimanche 4 septembre.

Fichtre oui! excepté les exceptions. Je fais amende honorable aux corps diplomatique et financier. Le couple qui sort de chez moi fait peut-être tache dans le décor oriental, mais tache éclatante, comme feraient deux portraits de l'école vénitienne au milieu d'une tapisserie, fût-elle de soie.

Je dis couple, au masculin. Il ne s'agit pourtant pas d'un ménage,—proh pudor! Mais je viens de consulter mon dictionnaire, lequel décrète «couple» du masculin «quand ce mot ajoute à l'idée du nombre deux celle d'une affection réciproque ou d'une communauté d'action». Or, il me semble que c'est le cas.

Le couple donc,—deux hommes,—a sonné tout à l'heure à ma porte, alors que, confiant dans la trêve mondaine du dimanche, j'étais plongé dans la lecture de Baj'azet, tragédie turque de M. Racine.

J'en étais à mon distique le plus aimé,

Ne désespérez point une amante en furie,
S'il m'échappait un mot, c'est fait de votre vie!...

quand mon Croate doré sur tranches interposa le plateau à cartes entre M. Racine et moi. Je lus:

SIR ARCHIBALD W. FALKLAND
Directeur anglais de la Dette Ottomane,

PRINCE STANISLAS CERNUWICZ
Deuxième secrétaire à l'ambassade de Russie.

Les deux cartes gravées en caractères identiques, sur deux identiques parchemins. (Très à la mode, ici, le parchemin, pour cartes de visite).

Je m'étonnai un peu: l'Angleterre et la Russie ne sont pas de si bonnes amies, surtout en pays levantin, que leurs principaux fonctionnaires aient coutume de s'associer deux par deux pour leurs corvées de politesse. Mais après tout, cela ne me regardait en rien.

Et je fis entrer.

L'Anglais passa le premier. Du fond de mon grand salon, je le vis venir, et il me parut qu'il venait seul. Sous ma petite ogive d'ébène, il dut se baisser: cet homme est un géant;—mais si justement proportionné et équilibré, qu'on ne s'aperçoit pas d'abord de sa stature: il faut un terme de comparaison,—une porte ou un plafond trop bas.

A quatre pas de moi, il s'arrêta, me salua cérémonieusement et se nomma. Puis, d'un pas de côté, il démasqua son compagnon, jusqu'alors rigoureusement invisible derrière lui. Et je fus tellement ahuri de cette apparition quasi-fantastique, que le prince Cernuwicz eut le temps de me saluer à son tour et de se nommer avant que j'eusse bien recouvré mes esprits.



Je me rendis compte toutefois, dès cet instant même, du trait essentiel qui caractérise ce personnage si habile à s'escamoter lui-même: sa souplesse physique et morale, une souplesse de pantin élastique. Derrière l'autre,—le colosse qui ne passe pas sous les portiques,—lui s'était insinué plus silencieux qu'un traître de mélodrame: je ne l'avais vu qu'après qu'il eût bien voulu se laisser voir. Et alors, sans transition aucune, son salut, sa présentation avaient été pareils, exactement, au salut et à la présentation de l'Anglais: même coup de tête brusque et raide, même pointe d'accent britannique marquée par intervalles. Ça représentait un joli tour de force, pour ce Slave à échine de chat, le calque minutieux de ce Saxon charpenté de fer!

Je leur montrai des sièges. Ils s'assirent, et tout aussitôt, s'excusèrent du négligé de leur tenue.—C'est-à-dire que Cernuwicz présenta les excuses de la communauté, Falkland se bornant à approuver de la tête.—Ils étaient en veston et culotte de cheval: mais c'est qu'ils allaient jouer au polo, à Buyukdéré. Et ils n'avaient cependant pas voulu différer davantage le plaisir de me connaître.

—Nous avons tellement regretté d'avoir manqué votre visite, l'autre jour, à la Dette et à l'ambassade! nous étions allés chasser en Asie.

Sur quoi, silence. La politesse est satisfaite. Tous deux, muets, me dévisagent avec la plus grande attention. Leurs yeux sont à remarquer: ceux de Falkland étonnamment fixes et presque incolores, ceux de Cernuwicz vifs et verts comme des yeux de félin: ils doivent luire la nuit....

Drôles de bonshommes, et qui tranchent singulièrement sur l'élégante grisaille des gens de la Carrière! Rien que leurs vêtements de sport suffisent à les classer à part. Ils ont bien l'air, l'un et l'autre, de messieurs à ne point s'embarrasser outre mesure dans l'étiquette et dans les protocoles. Là s'arrête leur analogie: j'ai rarement vu deux êtres plus dissemblables. Le Falkland peut avoir une quarantaine d'années, et tout en lui concourt à renforcer l'impression de puissance et de dureté qu'on reçoit tout d'abord de sa taille gigantesque. Sa face large comme un mufle s'achève en un menton carré, vigoureux comme une mâchoire de matin. Le fauteuil où je l'ai fait asseoir est trop étroit pour ses reins, et ses deux mains, qui se serrent l'une l'autre, ressemblent à deux étaux. Le Cernuwicz, au contraire, mince comme un fleuret, et ramassé sur sa chaise comme une bête prête à bondir, semble fragile autant que souple. Son visage très jeune, agrémenté d'une longue moustache soyeuse, me fait songer à ces figures de pages qu'on voit dans les tableaux florentins. C'est gracieux, câlin et cynique. Et si j'étais femme, je m'en méfierais comme du feu.

Le silence se prolonge. Mon Dieu, je ne suis guère facile à intimider. Mais ce dogue et ce chat-tigre forment un assemblage si étrange que je ne sais que leur dire. Je me lève, je sonne pour le café turc, je me rassieds. Durant ces trois secondes, et sans que je l'aie vu ni entendu,—ça devient de la prestidigitation,—le page florentin s'est emparé de mon Racine, et le feuillette.

—Ah! Bajazet ... je devinais bien que vous étiez un lettré....

Aïe! Le charme est rompu, et je contiens une furieuse envie de rire. Mais il continue, et, ma foi, ce qu'il dit devient moins bête:

—Il faut être un lettré pour goûter Racine ... et un lettré d'Occident, un homme des vieilles races. Nous, les Polonais, nous sommes les Occidentaux de l'Orient, vous savez.

Ah! il est Polonais. Je m'explique mieux sa souplesse serpentine, et cet air traître et caressant répandu sur tous ses traits:

—Ce Racine, c'est le premier de tous les poètes. C'est le plus insinuant, le plus inquiétant, le plus...

Il complète sa pensée d'un geste en spirales. J'écoute. Si je m'attendais à une conférence sur Racine, par exemple!

—C'est le plus délicieusement immoral, celui qui passe le mieux l'éponge sur toutes les petites horreurs de la vie, sur les adultères, les incestes, les assassinats, les trahisons, les guets-apens ... n'est-ce pas? Tenez, cet excellent Bajazet, si sympathique, c'est, à dire le vrai mot, un ... (Il dit le vrai mot, que je n'ose pas écrire.) Dame! il vit par les femmes, ce monsieur. Sans sa Roxane, il y a belle lurette qu'il serait réduit à pas grand'chose. Ajoutez que, pour comble, c'est un ... (le mot ci-dessus) malpropre: il n'a même pas l'honnêteté de la profession. Il refuse de payer sa ... marmite ... en nature! Bien pis, il ne refuse pas carrément, il se dérobe, hypocrite, derrière les faux prétextes, et il prodigue les bonnes paroles:

Peut-être, avec le temps, j'oserai davantage,
Ne précipitons rien, et daignez commencer
Par me mettre en état de vous remercier ...

«Bref: aboule le pognon, on causera ensuite,—peut-être ...—Hein? la crapule! Bubu de Montparnasse n'aurait jamais fait ça.»

Ma parole, il déclame de mémoire, le livre fermé. Et il déclame bien, d'une voix juste... Attention, le voilà qui s'enthousiasme!

—Racine, Monsieur, c'est un pervers et un raffiné, un homme comme nous, un sang bleu. Vous êtes de bonne noblesse, monsieur de Sévigné, et cela nous fait grand plaisir, à Falkland et à moi, parce que les gens de notre caste sont rares dans ce pays. Bon pays, d'ailleurs, intéressant: beaucoup d'aventuriers, beaucoup de gredins. Mais pas de relations possibles. Moi, je m'appelle Cernuwicz, vous savez; il y a eu cinq rois dans ma famille.

Belle conclusion, et digne de l'exorde. Je gage que Racine, tout le premier, en resterait bleu. Mais j'ai oublié sir Archibald W. Falkland, silencieux dans son fauteuil. Or, aux mots noblesse, caste et roi, voici le muet qui parle:

—Oui, nous nous réjouissons de votre venue. Moi, je ne suis pas comme le prince: la poésie, cela m'est égal. Mais je m'entends aux choses du blason. Au Transvaal, je passais mes soirées de bivouac à relire le livre de votre Nicolas Berey, vous connaissez? Curieux. Vous portez écartelé de sable et d'argent, je sais. Moi, d'argent aux deux léopards de sinople, lampassés de gueules. Je suis des Falkland d'Écosse, du comté de Fife. Les gens d'Oxfordshire ne sont pas nos parents. Treize guerriers de mon sang sont tombés à Homildon, en l'an 1402, et Robert Bruce avait un Falkland pour porter sa bannière, le jour de Bannoc'kburn. En outre, c'est dans notre château qu'est mort le roi Jacques V. Malgré quoi, nous sommes baronnets seulement et non lords.

Il parle en bon français, mais lentement. Il est clair que ce n'est point lui l'orateur de l'association. Mais quand il s'agit d'armoiries, sa langue se délie. Il s'anime et rougit, de cette rougeur anglaise, orgueilleuse et insolente, qui exaspère si facilement nos nerfs de Latins. Il rougit, et les taches de son qui lui criblent tout le visage prennent des tons de brique.

... Ainsi donc, cette puissante brute aux mains d'étrangleur occupe ses loisirs à repasser le Jeu du Blazon, de messire Nicolas Berey, héraut....

—Vous avez vécu au Transvaal, sir Archibald?

—Pas vécu. J'ai seulement suivi le raid Jameson.

A la bonne heure! Voleur de grand chemin, cela le complète. Il achève, très simplement:

—J'aime chasser. Ici, le prince et moi, nous chassons le sanglier et l'ours, sur la terre d'Abraham-pacha et dans la forêt d'Alemdagh.

Il a bien l'air de trouver que cette chasse-ci ne vaut pas l'autre, celle de Jameson, la chasse au Boër. Je soupçonne que sa vocation le portait vers la piraterie. Si je l'interrogeais là-dessus?... Mais il n'est plus temps, ils se lèvent. Le Polonais reprend la parole:

—C'est l'heure du polo. Excusez-nous. A bientôt, cher monsieur: nous reparlerons de Racine.

Deux poignées de mains, l'une rude, l'autre insinuante, quoique vigoureuse aussi. Ce Slave mince, à moustaches de soie, ne manque ni de muscles, ni de nerfs.

Ils s'en vont. Sous l'ogive d'ébène, sir Archibald se baisse, comme tout à l'heure. Derrière lui, Cernuwicz glisse à pas muets.

Partis. Je les ai regardés par la fenêtre. La rue de Brousse me semble moins terne. J'ai envie de sortir, de marcher dans la cohue, de coudoyer les Arméniens à nez crochu, les Juifs pouilleux, les Grecs bavards, et d'admirer les quelques Turcs, égarés dans Péra, qui y promènent leurs hautes mines graves.


X

Vendredi 9 septembre.

Ce matin, j'ai voulu retourner au Sélamlick. Vraiment, cette parade militaire est belle. Les Turcs sont d'admirables soldats, je le savais. Mais trop souvent,—en Thessalie ou en Macédoine, par exemple,—je les avais vus déguenillés, loqueteux, et tellement privés de tout qu'ils faisaient peine à voir, et n'étaient guère plus soldats—en apparence—que par leurs armes toujours nettes et leurs regards toujours fiers. La garde impériale, que je vois ici, montre, avec autant de fond, plus de forme: les souliers ont des semelles et les uniformes n'ont pas de trous. Si bien que c'est presque aussi brillant que chez nous, et plus solide.

Je voulais revoir ces soldats. Et je voulais aussi revoir le plus beau d'entre eux, mon grand Tcherkess brodé d'or, le maréchal Mehmed Djaleddin pacha.

Je l'ai revu. Mehmed pacha, informé de ma présence, est venu, comme le mois dernier, me serrer la main dans le salon des ambassadeurs.

Par les fenêtres ouvertes, le soleil entrait à larges rayons. La mosquée Hamidié, toute de marbre blanc, aveuglait comme un palais de neige. Au loin, le Bosphore, bleu et blond, s'épanouissait entre Skutari et Stamboul.

—Beau temps, monsieur le colonel; l'adieu de l'été, qui finit tout d'un coup, dans notre Turquie. Peut-être sera-ce aujourd'hui le dernier vendredi aux Eaux Douces d'Asie. Vous y êtes allé déjà? non? alors, voulez-vous accepter ce soir la moitié de mon caïque?

J'accepte, enchanté.

Je sais que les Eaux Douces d'Asie sont une petite rivière où se donnent rendez-vous, les vendredis d'été, tous les caïques élégants du Bosphore. Je n'ai pas encore eu le loisir de voir ce défilé. Et ce me sera double plaisir d'y prendre part en compagnie de ce Turc, décidément plus sympathique qu'aucun autre personnage d'ici. Il n'est ni vautour ni corbeau, lui!


Le caïque de Mehmed pacha est un superbe caïque à trois paires de rames, long d'une douzaine de mètres, large juste assez pour qu'on puisse s'y asseoir à deux;—une sorte de grande pirogue, merveilleusement effilée, toute en bois verni, avec sculptures et dorures. Les caïkdjis sont trois Albanais, à nez droit, à rudes moustaches, habillés de mousseline blanche. On s'assied là-dedans, on s'y couche plutôt, sur des tapis de Perse qui recouvrent des coussins moelleux comme un lit. Et cela glisse sur l'eau sans la moindre secousse, avec une vitesse inimaginable. Nous sommes partis de Dolma-Bagtché, l'échelle la plus proche d'Yildiz, à dix heures à la turque (deux heures avant le coucher du soleil).—Et le soleil est encore haut, que déjà nous voici à l'entrée de la petite rivière. Nous avons fait trois lieues en trois quarts d'heure, et le courant était dur contre nous.

Mehmed pacha, assis à ma droite,—dans les caïques, la place d'honneur est à gauche,—n'a point dit trois paroles depuis notre embarquement. La côte d'Europe et la côte d'Asie ont défilé le long de notre route. Il regardait, silencieux. A peine s'il m'a nommé, au passage, les plus beaux palais des deux rives,—Tchéraghan, où mourut le Sultan Mourad V; Beylerbey, où habita l'impératrice Eugénie, qu'aimait le Sultan Abdul Aziz.—Les Turcs contemplatifs. Et celui-ci, volontiers bavard dans le salon diplomatique d'Yildiz, entre la table d'acajou et les rideaux de damas rouge, devient muet devant les belles collines vêtues de grands arbres et de petites maisons. Cependant, voici le cap derrière lequel s'enfoncent les Eaux Douces d'Asie,—une rivière très étroite, qui coule parmi des roseaux. Nous entrons. A droite, une prairie entoure un kiosk de marbre; à gauche, quelques maisonnettes de bois s'adossent à quatre vieilles, vieilles tours enlierrées.

—Anatoli-Hissar, le château d'Asie: Mehmed Fatih....

Bon. J'ai compris. C'est le château fort que le Conquérant planta sur la rive asiatique, avant d'enjamber le Bosphore pour l'assaut de 1453. J'adore les explications courtes.

Un premier caïque nous croise, chargé de trois dames européennes à ombrelles.—La troisième est assise en lapin, peu confortablement. Cela manque d'élégance.—Plusieurs caïques se laissent dépasser, moins rapides que nous. J'aperçois beaucoup de belles Turques, gracieusement voilées du tcharchaf en tulle noir. Je dis qu'elles sont belles, et ce n'est pas seulement sur la foi de leur taille fine et de leurs admirables mains, plus minces et plus diaphanes qu'aucunes mains françaises ou espagnoles: les tcharchafs sont des voiles complaisants, fort analogues à nos voilettes tout à fait transparentes, et je distingue à mon aise d'adorables minois, chiffonnés et spirituels, où luisent de forts grands yeux noirs ou de très doux yeux bleus. Cette beauté turque, délicate et jolie par essence, me change le plus agréablement du monde des Vénus pérotes, style Kolouri, lesquelles sont toujours un peu massives et quasi bestiales. Je ne puis m'empêcher de faire un compliment à Mehined pacha, pensant d'ailleurs flatter son patriotisme. Mais je tombe mal; Mehmed pacha est un Croyant:

—Oui, me réplique-t-il d'un ton bref, nos femmes turques sont belles; mais je les aimerais mieux plus décentes, et moins effrontément dévoilées.

Naturellement, je me le tiens pour dit et ne souffle plus mot.—Mehmed pacha, courtois, irréprochablement, demeure néanmoins très maréchal; et, malgré notre intimité qui croît, la hiérarchie militaire garde entre nous toute sa force.

Une minute de silence. Mehmed pacha parle de nouveau, moins rude.

—J'ai tort, d'ailleurs, d'en vouloir à ces pauvres petites, qui ne sont coupables que d'avoir cédé à la contagion de l'Occident. Oui, monsieur le colonel, ce sont vos femmes chrétiennes qui ont entamé, par leur exemple, la vertu des nôtres. Comment voulez-vous qu'une musulmane revienne de bon cœur au vieux yachmak épais, quand elle coudoie, chaque jour, des dames de Péra, nues des cheveux aux épaules, et qu'elle voit vous et moi leur rendre hommage!

Je risque une objection sceptique:

—Monsieur le maréchal, croyez-vous sincèrement que la vertu des femmes se mesure à l'épaisseur de leurs voilettes ou de leurs voiles?

Il ne sourit pas. Même ses yeux s'attristent.

—La vertu des femmes, monsieur le colonel, ressemble à ces grands plateaux chargés de verreries que les montreurs d'ours tiennent en équilibre sur la pointe d'un sabre. N'importe quel sabre, n'importe quel plateau font l'affaire; mais, une fois le plateau sur le sabre, ne touchez plus à rien, ou gare la casse! Nos femmes vivent voilées, les vôtres, la bouche et les joues nues. En revanche, vos petites filles grandissent ignorantes d'une foule de secrets dont nos petites filles à nous sont instruites dès leurs quatre ans. Quelle importance à cela? Aucune. Mais je crois fortement qu'il serait très dangereux pour vos petites filles d'apprendre, en même temps que leur alphabet, comment elles feront des fils plus tard, et très dangereux pour nos femmes d'aller par les rues sans tcharchaf. Les femmes et les enfants n'ont guère de raison, et pour les guider le long de la vie, il faut sans cesse les amuser de quelque hochet.

Il se tait, et jette alentour son regard prompt et perçant. La rivière sinueuse coule maintenant au creux d'une vallée étroite et ombragée. Une foule d'embarcations grouille entre les deux rives. Les caïques foisonnent, moins nombreux cependant que les barques vulgaires,—économiques, car on y peut asseoir six promeneuses au lieu de deux. Çà et là se faufilent des yoles anglaises, jolies, mais dépaysées dans le cadre asiatique. Des misses rament, bras nus, sous le regard d'envie des dames turques condamnées à l'indolence....

Mehmed pacha, brusquement, pose sa main sur la mienne.

—Regardez! Ces Eaux Douces sont comme un résumé de toute notre ville: ici, les femmes d'Asie et les femmes d'Europe se frôlent, s'examinent, se comparent et se jalousent. Et rien n'est plus malsain pour les unes comme pour les autres. Mutuellement, elles s'enseignent à mal faire. Si bien qu'à Stamboul comme à Péra, le scandale court les rues. Nos dames musulmanes de Brousse ou de Koniah, mieux isolées, observent avec une autre exactitude la loi du Prophète! et je ne doute pas que vos dames chrétiennes ne soient vertueuses aussi dans leur pays. Mais ici ... monsieur le colonel, je suis chef du cabinet politique de Sa Majesté, et vous devinez qu'il n'y a guère de maison turque ou franque où les exigences de ma charge ne m'obligent à donner parfois un coup d'œil. Eh bien, quoique je fasse effort pour ne rien voir de ce qui n'intéresse ni l'Empire, ni l'Islam, trop souvent, voyant malgré moi, j'ai senti mes vieilles joues rougir!

Peste! cette rougeur mahométane ne manquerait probablement pas d'ahurir un préfet de police parisien....

Cependant Mehmed pacha baisse la voix:

—Oui, c'est bien malgré moi que j'ai vu. Tenez au centre de Stamboul, il est un grand quartier qu'on nomme Aboul Véfa. Jadis, ce quartier ressemblait à tous les autres. Aujourd'hui, j'aime mieux ne pas vous dire ce qui s'y passe. Voilà où l'imitation de l'Occident mène la Turquie. Et cependant, monsieur le colonel, si notre Stamboul se corrompt au contact de votre Europe, croyez-en ma parole: vos Européens implantés chez nous font pis que de s'y corrompre; et votre Péra tout entier vaut peut-être encore moins cher que le quartier d'Aboul Véfa.


Nous sommes maintenant au plus bel endroit des Eaux Douces. Les deux rives sont devenues des prairies en pente, toutes plantées d'arbres merveilleux, platanes, cèdres, chênes, saules, cyprès hauts comme des flèches de cathédrales. Et sous ces ombrages plus riches en verts de toutes nuances et de toutes valeurs qu'une toile de Corot, j'aperçois quantité de femmes turques assises par groupes sur l'herbe. Leurs robes de soie unie ou moirée, couleur de rose, de jasmin, de lilas, de mauve, de bluet, de pivoine, de bouton d'or, de jonquille, de violette, de pervenche ou de pensée, sont comme de grandes fleurs éclatantes qui pavoisent les prés. Et c'est tout à fait joli, ces robes-fleurs éparses sous les arbres. Les dames turques campagnardes s'habillent d'une grande pièce de soie qui les enveloppe de la nuque aux chevilles, et leurs cheveux se cachent dans de petits capuchons de la même soie; si bien que toutes ressemblent aux saintes Vierges des images pieuses. Du milieu de la rivière, j'en aperçois une multitude. Elle ne remuent guère, et je ne les entends pas parler. Elles regardent, pensives et recueillies, l'eau brillante, les caïques vernis, les robes claires et les ombrelles, et le lointain velouté des bois.


Notre caïque, cependant, aborde. Mehmed pacha saute à terre et m'offre de l'imiter.

—J'ai une petite affaire à régler, à deux pas d'ici. S'il vous convient de marcher un peu.

Ma foi, non, il ne me convient pas. Je me trouve trop à mon aise dans le grand caïque moelleux, entre la fraîcheur de l'eau courante et le parfum léger de toute cette verdure. Oh! l'indicible douceur des soirs d'été sur le Bosphore....

Il faudra que j'aie mon caïque à moi, sans retard. Il n'y a ni voiture ni traîneau qui vaille un caïque....

Les yoles, les barques de toutes sortes continuent d'aller et de venir. Cela ne fait pas de bruit; cela glisse mollement, voluptueusement. Sous les ombrelles, à travers les tcharchafs diaphanes, je vois de gracieuses figures, d'adorables yeux....

Là-bas, au pied d'un platane, à cent pas de la berge, la tunique bleue de Mehmed pacha me tourne le dos. Face au maréchal, deux soldats sont alignés, raides. Mehmed pacha griffonne un ordre sur un papier qu'il tient dans le creux de sa main gauche, à la mode turque....

Ah! un caïque à deux paires, très élégant, qui remonte la rivière et qui va passer tout près de moi.... Un caïque d'ambassade ou de finance: sur la poupe, un cavas est accroupi, un cavas rouge et or, à bonnet pointu et à grand cimeterre;—livrée anglaise, ou je me trompe fort.—Il approche, ce caïque. Le voici. Une dame est assise dans la chambre d'arrière, une dame que je ne vois pas encore à cause de son ombrelle ouverte. Mais le soleil s'est caché derrière les grands arbres, et, juste à point, l'ombrelle se ferme....

Oh! la délicieuse apparition! Elle est toute jeune, la dame du caïque, et très belle, malgré je ne sais quel voile de mystérieuse mélancolie jeté sur tout son pur visage. Elle tient dans ses bras, serré contre elle, un beau petit garçon à grandes boucles brunes. Je n'ai guère le temps d'en voir davantage. Pourtant, au vol, je saisis le regard de deux yeux bruns, très fiers et très pensifs. Et déjà le caïque a passé.

Une brusque secousse: Mehmed pacha, revenu, saute au milieu des coussins, d'un bond à pieds joints, et se rassied à côté de moi.

—Monsieur le maréchal, vous avez vu ce caïque anglais? qui est-ce, la dame?

—Vous ne connaissez pas? c'est de votre monde, pourtant, monsieur le colonel! Lady Falkland, la femme du directeur anglais de la Dette.

—Ho! j'ouvre la bouche toute ronde.... Comment, il est marié, mon dogue écossais, étrangleur d'ours et de Boërs? Et marié à cela, à cette duchesse de Van Dyck ou du Titien? Non!

Mehmed pacha me regarde avec curiosité. Mais un Turc n'interroge jamais. Tout à mon aise, je puis tourner la tête et m'efforcer de voir le caïque à deux paires, déjà loin en amont. Justement, le voilà qui fait demi-tour. C'est l'heure où l'on quitte les Eaux Douces. Encore un moment, et le soleil se couchera derrière les coteaux d'Europe. Et tout de suite, les soldats et les policiers, gardiens des vertus de l'Islam, forceront les robes-fleurs assises sur l'herbe à réintégrer sans retard leurs barques ou leurs voitures, et leurs harems.

Le caïque à la livrée rouge nous dépasse, car nos caïkdjis rament tout doucement; il range de près la rive; il accoste. Un marchand de sucreries est là, qui s'apprête à refermer sa grande boîte de verre. Lady Falkland appelle d'une jolie voix bien timbrée:

Helvadji!

Le marchand se précipite. Je vois le beau petit garçon à grandes boucles tendre des menottes ravies. Et la mère, avec des mines et des gestes joyeux, emplit ces menottes de gaufrettes au miel, larges et rondes comme des crêpes, et qu'on plie en quatre pour les manger. Ce n'est pas tout. L'homme a déployé son plus grand papier, et, dans ce papier, voilà qu'on met des loukoums aux pistaches, des pâtes d'abricots de Damas et un énorme morceau de helva;—le helva turc est une sorte de crème solide, amalgamée de miel et d'amandes.—Toutes ces excellentes choses prennent place dans le caïque, sur les genoux du grand cavas à bonnet pointu. C'est une maman très tendre que lady Falkland.

Enfin, les emplettes sont payées, et le caïque anglais pousse. Un des caïkdjis déborde la berge, d'une petite gaffe qui plie en arc. Notre caïque à nous continue sa lente retraite. Encore une fois, dans un embarras de barques, lady Falkland passe tout près de nous. Elle sourit à Mehmed pacha, qui l'a saluée à la turque, la main au front.

Quel singulier sourire, enfantin et amer tout ensemble! Elle sourit, la bouche entr'ouverte, comme une petite fille; mais ses traits ne se détendent pas.... Oui, je me figure: ça ne doit pas être drôle tous les jours d'avoir sir Archibald Falkland pour époux.

La rivière s'élargit un peu; les caïkdjis allongent leur nage. A gauche, voici la prairie qui entoure le kiosk impérial; à droite, les tours en ruines d'Anatoli-Hissar, et les maisonnettes de bois qui s'adossent à leur pied. Et le Bosphore s'ouvre.

Maintenant, nous filons à toute vitesse vers Stamboul. Le soleil s'est couché, et l'horizon, d'abord tout barbouillé d'ocre, de pourpre et de vert émeraude, commence de revêtir sa vraie couleur turque, ce carmin sombre qu'on ne voit qu'ici et sur lequel Stamboul profile si fantastiquement sa longue échine bleuâtre, toute hérissée de minarets....

—Monsieur Le maréchal, lady Falkland, quelle femme est-ce?

—Monsieur le colonel, lady Falkland est la femme d'un triste mari. Sir Archibald Falkland, directeur anglais de la Dette Ottomane, est un drôle, qui, non content d'entretenir une maîtresse sous le toit conjugal, se propose d'épouser cette maîtresse en se débarrassant par un divorce de la femme que vous venez de voir, et en lui volant le fils unique qu'elle adore à genoux. En attendant ce dénouement inévitable et proche, lady Falkland vit en étrangère dans sa propre maison, où la maîtresse de son mari, recueillie par charité, commande à sa place et l'abreuve d'humiliations. Je suis maréchal osmanli et prince en Circassie, et je ne salue pas souvent les femmes sans voile, qui ne sont pas de la foi. Mais je salue lady Falkland.


XI

Dimanche 11 septembre.

Hier soir, bal au Summer Palace de Thérapia,—mon premier bal à Constantinople.—Et, péripétie: j'ai été présenté à lady Falkland.

(Le Summer Palace est l'hôtel select du Haut-Bosphore: une très grande bâtisse à cinq étages, laide, mais sans ostentation, à cause d'un bouquet de pins parasols qui lui voile la face. Autre circonstance atténuante: cette bâtisse est pourvue d'une large terrasse, haute juste comme il faut pour que la vue sur le Bosphore en soit très belle).

Chaque samedi d'été, le Summer Palace offre à ses hôtes, ainsi qu'aux personnes de marque des environs, une soirée très peu fermée, mais suffisamment élégante, en raison de la qualité sociale des étrangers en villégiature ici. La diplomatie, d'ailleurs, ne manque pas de s'y rendre au grand complet, et contribue à l'éclat ou du moins à la correction de l'ensemble. Bref, les samedis du Summer Palace sont acceptables et suivis.

Hier, j'y étais. Je vais volontiers au bal,—en pèlerinage mélancolique vers mes souvenirs de jeunesse.—Bien entendu, je ne danse pas: j'ai quarante-six ans. Mais il me plaît de regarder un sein nu, ou une épaule, et d'admirer la belle ligne d'une taille souple qui ploie en valsant. Parfois, d'ailleurs, on consent, sans trop se faire prier, à flirter avec moi dans un coin du balcon.... Oui, je sais que je suis ridicule. Mais il faut bien passer leurs manies aux vieux.

Tenez, hier même, le flirt est venu au-devant de moi! Il est vrai que c'était sous la forme de Christine Kolouri,—ou de Calliope; je n'ai pas osé poser la question, cette fois.—Oui, on m'a pris le bras quasi par force, et entraîné tambour battant vers l'angle le plus noir de la grande terrasse. Faute de paravent, n'est-ce pas?... Entre parenthèses, je n'ose guère me dissimuler,—après mûres réflexions,—que mesdemoiselles Kolouri sont plutôt des demi-vertus que des vertus tout entières: celle d'hier, comme je lui proposais, à la hussarde, de l'enlever sur l'heure dans le premier caïque venu, n'a pas trouvé de plus belle réponse qu'un: «Ne me tentez pas!» qui m'a glacé d'épouvante.

Mais il y avait mieux que mesdemoiselles Kolouri, au bal du Summer.

J'avais remarqué, au milieu de la terrasse, un groupe diplomatique, assis en rond dans des rockings et dans des guérites d'osier. Narcisse Boucher s'y trouvait, et nombre d'autres Excellences; plusieurs femmes aussi, bien emmitouflées d'écharpes et de burnous, car la nuit était fraîche. Quand j'eus décemment ramené à sa mère l'ingénue si tendre à la tentation, je revins sur la terrasse, et m'en fus présenter mes devoirs à mon ambassadeur.

—Bonsoir, colonel! asseyez-vous donc. Tenez, ici; il y a un fauteuil.

Narcisse Boucher déployait toutes ses grâces. En audience privée, je ne vaux pas grand'chose à ses yeux: un soldat, peuh! mais en public, autre guitare: je suis le marquis de Sévigné, et l'on peut faire sonner mon nom en me présentant.

Par malheur, j'avais déjà été présenté à tout le cercle. Il n'y avait guère là que des gens de la Carrière, et deux ou trois hauts barons de la Régie ou de la Banque. Je pris place à côté du vieux duc de Villaviciosa, l'ambassadeur d'Italie, et j'oubliai promptement beaucoup de choses, à savourer la causerie de ce bonhomme, le plus spirituel peut-être et le plus courtois des grands seigneurs d'Europe.

Tout à coup, il fallut élargir le rond: deux nouveaux venus arrivaient: sir Archibald Falkland et le prince Stanislas Cernuwicz. Je les revoyais l'un et l'autre pour la première fois depuis leur visite rue de Brousse. Forcément, ce fut tout à fait cordial. Quand même, le jugement de Mehmed pacha me trottait par la tête, et malgré moi, ma main resta inerte dans la main du baronnet.

Le prince, lui, s'installa entre Villaviciosa et moi, et m'entreprit immédiatement sur Racine.

Je ne crois pas qu'il y ait grand'chose de plus ridicule qu'une controverse littéraire dans un salon où les femmes babillent. Je coupai court. Le vieux duc vint à mon aide en questionnant Cernuwicz sur ses dernières chasses en Asie. Mais déjà la conversation générale entraînait les apartés. Madame Kerloff, cette Russe, liseuse de Bourget, qui se saoule trois fois par semaine, criait du haut de sa tête pour obtenir de chaque personne présente «une définition de l'amour».

—Voyons, monsieur l'ambassadeur de France, vous ne m'avez pas répondu. Qu'est-ce que l'amour?

Narcisse Boucher, goguenard, haussa les épaules:

—Si quelqu'un le sait ici, c'est bien vous, madame!

Boum! Pavé. Les aventures de Kerloff ont souvent manqué de discrétion et personne à Constantinople n'en ignore. Heureusement qu'avec les Russes, on peut pousser l'ironie très loin: ils comprennent malaisément. Madame Kerloff crut à un compliment, et minauda:

—Duc, à votre tour, définissez!

Villaviciosa souriait.

—Madame, je suis bien vieux. L'amour? J'ai peut-être su ce que c'était, il y a trente ans ... mais j'ai oublié.

Elle ne se découragea pas:

—Prince?

Cernuwicz, sarcastique, leva ses yeux de chat.

—L'amour, madame! C'est un malentendu entre une dame et un monsieur, un malentendu qui se prolonge.

—Hein?

—Oui: dès que le malentendu se dissipe, dès que la dame sait à quoi s'en tenir sur le compte du monsieur, et le monsieur sur le compte de la dame, fuitt!

Il parlait encore, quand il y eut un nouveau mouvement de chaises. Cette fois, Narcisse Boucher lui-même se leva pour saluer, et offrit son rocking.

C'était l'ambassadrice d'Angleterre, et, lui donnant le bras, lady Falkland, que je reconnus du premier coup d'œil. L'ambassadrice accepta le rocking; puis, de sa vieille voix cassée:

—Nous avons interrompu le prince Cernuwicz. Voyons, prince?

Cernuwicz n'hésita pas une seconde:

—Madame,—déclara-t-il, aussi suave qu'il avait été acide l'instant d'avant,—la baronne Kerloff nous interrogeait sur l'amour. Et je donnais mon humble avis, à savoir, que l'amour, pour les âmes tant soit peu nobles, sert de revanche contre toutes les tristesses et toutes les laideurs de la vie....

Et allez donc! autres oreilles, autres chansons. Cinq minutes plus tôt, j'aurais bien ri! Mais je n'y songeai même pas. Une idée soudaine m'était venue.

Je me levai, je traversai le cercle, et, debout devant sir Archibald:

—Faites-moi l'honneur de me nommer à lady Falkland, voulez-vous?

J'étais tout sucre et tout miel. Il me regarda, et, ma foi, j'eus une sensation désagréable sous la pression glaciale de ces yeux fixes, qui me scrutaient sans bienveillance. Il n'y avait pas de jalousie dans ce regard; non, il y avait autre chose: de l'étonnement, du soupçon et de la défiance, avec tout un arrière-fond de haine et de férocité que je sentais sourdre....

Cependant, il me présenta,—d'une phrase assez singulière que que je rapporte mot pour mot:

—Mary! le marquis de Sévigné, qui est mon ami.

Son ami?... s'il y tient beaucoup!

D'ailleurs, peu m'importait, et je m'occupai, sans plus de souci, de lady Falkland. Vendredi, aux Eaux Douces, je l'avais vue un peu rapidement. Elle vaut un examen moins bref: c'est une véritable beauté, et si peu anglaise! Une peau mate, dorée par-ci, par-là; des cheveux couleur de nuit; des mains toutes petites; et ces magnifiques yeux sombres qui m'avaient ébloui déjà, l'autre jour: des yeux qui vivent et qui pensent;—pas du tout les simples escarboucles grecques ou syriennes, qui ne savent que briller.

Seulement, une petite chose me déconcerta: aux Eaux Douces, ce qui m'avait d'abord frappé, quand j'avais vu lady Falkland, c'était la lourde mélancolie qui pesait alors sur tout son visage. Et hier, je ne retrouvais rien de semblable. Lady Falkland riait et bavardait aussi franchement que n'importe laquelle des femmes présentes. Elle railla joliment, avec de fines phrases légères, la sentimentale Kerloff, nantie déjà de quatre cocktails, et qui s'entêtait à poursuivre son enquête sur l'amour; elle égaya de son mieux l'ambassadrice anglaise qui est une très vieille femme, à qui la vie a été lourde: elle accepta de bonne humeur les plaisanteries toujours massives de Narcisse Boucher; et, à mes compliments, qu'elle sentit sincères, et que je partageais sournoisement entre elle-même et le beau petit garçon que je rappelais avoir vu dans le caïque, elle sut répondre avec une grâce et un charme dont je fus, ma foi, tout émerveillé. Mais pas une fois je ne la surpris distraite, songeuse ou assombrie. Et j'en arrivais à douter de mon souvenir....

Mais tout à coup,—il était plus de minuit, et les soirées du Summer ne se prolongent guère au delà,—un couple arriva de la salle de danse, et vint faire salaam: le petit Jean Terrail, l'enseigne de vaisseau du stationnaire, et sa femme, cette délicieuse poupée française. Ils ont quarante ans à eux deux, sont mariés depuis six mois, et s'adorent à bouche perdue.

—Tiens!—fit Narcisse Boucher,—on ne tourne donc plus là-bas, que voilà les chevaux de bois revenus?

Jean Terrail sourit, et pressa le bras de sa femme, toute rose et moite.

—On ne danse plus, monsieur l'ambassadeur. C'est fini.

Je remarquai alors que lady Falkland s'était tue, et qu'elle regardait avec une étrange fixité les deux jeunes gens debout, appuyés l'un sur l'autre, presque enlacés.

—Monsieur Terrail, plaisanta le vieux Villaviciosa, si j'avais à moi une aussi jolie femme, je crois bien que je ne lui permettrais pas de danser ainsi, toute une soirée, avec n'importe qui....

—Comment, avec n'importe qui? protesta la petite. Monsieur l'ambassadeur, ce soir, justement, je n'ai dansé qu'avec mon mari!

A cet instant, j'entendis, parmi les rires, un léger bruit de chaise: lady Falkland, discrètement, se levait, s'échappait, et s'allait accouder tout au bout de la terrasse, face à la mer.

Une curiosité me poussa. Il y a là-bas un escalier qui permet de sortir par les jardins. Je saluai promptement tout le monde et je m'en fus de ce côté. La silhouette de lady Falkland, immobile, apparaissait de loin comme un mince fantôme, bleuâtre sous le clair de lune.

Près de la surprendre, j'eus un scrupule, et je fis craquer mes souliers sur les dalles. Mais je crois qu'elle n'entendit pas.

—Madame, dis-je, j'ai l'honneur de prendre congé de vous....

Elle tressaillit, se tourna vers moi. Et je vis, je vis distinctement deux sillons de larmes qui brillaient tout le long de ses joues. Elle ne me répondit pas. Sa gorge crispée, à grand effort, avalait un sanglot.

Devant une femme qui pleure, un homme qui n'est ni son ami, ni son amant, n'a qu'à faire l'aveugle.

—Madame, dis-je, oserai-je vous demander la permission d'aller vous rendre mes hommages chez vous? Vous avez peut-être un jour?

Le sanglot était avalé. La voix fut pourtant un peu rauque, très peu.

—Non, je n'ai pas de jour. Mais je ne sors presque jamais, et je reçois quand j'y suis. Bonsoir, monsieur, et, s'il vous plaît, à bientôt.

J'ai baisé la main, soyeuse à miracle. En m'en allant, j'ai vu Cernuwicz, qui s'approchait à son tour, sans doute par ordre du mari....

Donc, l'insouciance de tout à l'heure, et l'esprit, et la gaieté, et la coquetterie légère,—ce n'est qu'un vêtement, un vêtement autour de l'âme nue, pour que le monde ne voie pas l'âme?

Eh bien! j'aime cela. Le vêtement est beau. Elle s'habille bien, lady Falkland. Courageusement.


XII

Oui, certes, j'irai présenter mes hommages à lady Falkland, chez elle. Et je ne tarderai guère. Je suis trop curieux de cette maison, où deux femmes, épouse et maîtresse, rivales implacables, vivent enfermées comme deux reines abeilles dans une seule ruche, et, quand même, doivent obligatoirement maintenir entre elles le semblant d'intimité que crée le cousinage.

Je me suis informé de cette cousine, qui m'intrigue par avance. C'est, m'a-t-on dit, une assez jolie fille de vingt-cinq ans, orpheline de père et de mère, et sœur cadette d'un comte écossais,—earl—parent éloigné des Falkland. Ce frère aîné, riche autant que sa sœur est pauvre, s'était d'abord chargé d'elle, et se proposait de la doter convenablement. Mais, à la suite de je ne sais quelle petite infamie maladroite, dont elle avait, par avance, récompensé ce brave homme, il la jeta littéralement à la rue, et refusa de plus jamais entendre parler d'elle. Lady Falkland, à cette époque, insista auprès de son mari pour qu'il recueillît la proscrite. Charité vraiment bien placée, s'il est réel que cette ingénieuse personne ait formé le projet de supplanter sa bienfaitrice, et de lui souffler mari, fortune, enfant.

En attendant, diversion: depuis hier, je possède un caïque, et depuis ce matin une maison. Cela s'est fait un peu comme d'un coup de baguette. Bien entendu, le magicien s'appelle Mehmed pacha.

L'autre soir, je le remerciais, sans songer à mal, de l'exquise promenade qu'il m'avait fait faire aux Eaux Douces.

—Ah?—me dit-il, l'air content.—Vous aimez nos caïques turcs?

—A tel point, monsieur le maréchal, que je suis décidé à en acheter un, le plus tôt possible.

—Cela se trouve. Laissez-moi faire, je m'en occuperai pour vous.

Je protestai de toutes mes forces; mais il me ferma la bouche:

—Monsieur le colonel, souvenez-vous de la Feuille de Rose!

Je souris et je haussai les épaules. Il les haussa plus haut que moi:

—Songez d'ailleurs à ceci: que bien des choses difficiles ou compliquées pour vous, étranger, sont un simple jeu pour moi, et ne me coûtent ni temps ni peine. D'ailleurs, peu importe: vous êtes, en Turquie, mon hôte; et je vous préviens que je me tiendrai pour offensé, si jamais, dans n'importe quelle affaire, vous avez recours à un autre que moi.

Il avait pris son air le plus maréchal. Or, justement, j'avais une affaire en tête: la semaine dernière, j'ai dû, quatre fois, dîner dans le Haut Bosphore, et coucher par conséquent à l'hôtel, les chirket haïrié ne fonctionnant pas la nuit. Ces coucheries dans un lit étranger m'exaspèrent, et je m'étais informé d'un pied-à-terre quelconque à louer là-bas.

Mehmed pacha m'écouta fort attentivement.

—Avez-vous trouvé selon vos goûts?

—Je n'ai rien trouvé du tout. Il n'y a pas, de Yénikeuy à Buyukdéré, une seule petite villa disponible. Beaucoup sont d'ailleurs tellement laides que je n'en aurais pas voulu: j'aurais craint d'y attraper un cauchemar chronique. Le modern style sévit beaucoup sur cette côte d'Europe, monsieur le maréchal.

—Oui. Mais sur la côte d'Asie?

—D'Asie?

Je m'étonnai: la côte d'Asie, au-dessus de Canlidja, n'est habitée que par des Turcs; il ne s'y trouve pas une seule maison où puisse loger un Européen. Du moins, c'est la croyance officielle de toutes les ambassades.

—Bah!—fit Mehmed en riant,—ne vous troublez pas pour si peu de chose. Une petite bicoque musulmane, trempant ses pilotis dans le Bosphore, cela vous plairait-il? La maison qu'habitait votre Pierre Loti, au temps d'Aziyadé?

—Si cela me plairait.

—Bon. Au revoir. Vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Et hier, un cavas hérissé de revolvers et de yatagans,—il faut bien obéir à la mode,—m'apportait en cérémonie la lettre que voici:

«Monsieur le colonel,

«Vous avez un caïque. Il vous attend à l'échelle de Top-Hané, la plus proche de votre rue de Brousse. Ayez seulement soin de dire aux caïkdjis, chaque soir, votre volonté pour le lendemain. C'est un caïque à deux paires de rames. Je vous l'ai choisi tel, parce que les caïques à deux paires passent partout sans être remarqués. Les Caïques à trois paires sont rares, et l'on ne peut pas s'en servir discrètement.

«Vos deux caïkdjis, dont l'un s'appelle Osman et l'autre Arif, sont Albanais, comme les miens. En toutes circonstances, tenez-les pour aveugles et sourds. Ils se feraient hacher plutôt que de souffler un mot de vos secrets, même à la police, même à moi. Ayez confiance en eux: tous les Albanais sont fidèles.

«Vous avez aussi une maison. Le caïque pourra vous y mener dès demain. Elle est en Asie, à Béicos, sur le Bosphore, en aval du village, et, par conséquent, juste en face de votre ambassade. Je me suis permis d'y mettre quelques vieux tapis qui encombraient mon conak de Yénimahallé.

«Les caïkdjis sont à vos gages. J'ai loué la maison en votre nom, vingt livres turques pour une année. Quant au caïque, c'est un présent que je vous prie de bien vouloir accepter de ma main, en souvenir de nos Eaux Douces d'Asie.

MEHMED DJALEDDIN PACHA.

Mon caïque est superbe, tout de bois verni, avec un large liséré noir,—pareil exactement au caïque de lady Falkland.—Ma maison fait partie d'une pittoresque rangée de petites cases serrées les unes contre les autres. On y accède par un perron de trois marches, qui descend dans le Bosphore, et aussi par une porte de derrière, qui donne sur un jardinet. Le rez-de-chaussée comprend deux pièces, mignonnes, et l'étage, trois, minuscules. Les tapis de Mehmed pacha les habillent toutes cinq magnifiquement. Entre les pilotis, un caïk-hané permet de loger une ou deux barques. Les fenêtres sont grillées jusqu'à mi-hauteur par de petites lattes de frêne, comme la pudeur musulmane l'exige. Et j'ai pour voisins, à droite et à gauche, deux bons vieux Turcs à grandes barbes blanches, dont l'un est iman de mosquée. Tout cela fait un ensemble accompli, et je prends en grande pitié les pauvres gens qui couchent dans les auberges européennes d'en face, ou dans les épouvantables villas «art nouveau».


XIII

Jeudi, 15 septembre.

Hier soir, j'ai dîné à Buyukdéré, chez l'attaché militaire russe. Et naturellement, j'ai couché dans ma maison de Béicos. Ce matin, m'accoudant à ma fenêtre, et contemplant le Bosphore matinal, frais et lavé comme une aquarelle, je me suis avisé tout à coup que la grande maison aperçue là-bas, derrière un petit parc en bordure sur l'eau n'est autre que le home de sir Archibald Falkland.

«Là-bas,» c'est Canlidja. De Canlidja à Béicos, la côte d'Asie se courbe autour d'un large golfe, limité, en amont et en aval, par deux caps. Ma maison est sur le cap de Béicos, la maison du baronnet sur le cap de Canlidja.

De ma fenêtre, sa façade apparaît lointaine et violette, à demi-cachée par un groupe de grands cèdres. Le jardin trempe sa grille dans l'eau. Au coin de cette grille, un petit pavillon isolé, en forme de rotonde, surplombe, comme un shahnichir, au-dessus du Bosphore....

—Osman! caïk, dokouz saat!

C'est du turc, petit nègre, le seul que je sache ânonner jusqu'ici: «Osman, le caïque pour neuf heures....» (neuf heures à la turque, bien entendu). Mes caïkdjis, les nuits de Béicos, couchent sous mon toit.

Je veux, dès aujourd'hui, aller à Canlidja.


Neuf heures à la turque, cela fait, aujourd'hui, trois heures et demie à la franque. C'est bien tôt pour une visite. Mais bah! à la campagne?

La grille des Falkland est coupée, en son milieu, par une porte grande ouverte. Un perron d'accostage descend dans l'eau. A droite, je reconnais le petit pavillon isolé, qui surplombe comme un shahnichir. Il a l'air fort délabré, ce petit pavillon.

Je traverse le jardin. Ah! voici les grands cèdres qu'on voit de Béicos. La maison a bonne mine. C'est une façon d'ancien palais turc en bois un peu vermoulu; mais ces vieilles demeures, simples et amples, ont vraiment grand air. Par exemple, on y entre comme dans un moulin: ni heurtoir, ni sonnette. Je pousse et le battant cède sans plus de façon.

Tout de même, le moulin est habité. Voici une livrée: le cavas rouge des Eaux Douces, si je ne me trompe.

—Lady Falkland?

Muet, il baisse la tête: c'est oui, selon la mimique du Levant. Il me précède. Me voilà dans un salon plus vaste que ceux de la rue de Brousse; plus beau aussi. Tout le mur du fond est revêtu de tapis d'Yorghès, doux à regarder comme des pastels anciens....

Le salon est vide. J'attends. Les yorghès sont des merveilles. Un surtout, d'une couleur mouvante et floue, dont on ne saurait dire si elle est jaune ou verte;—la couleur du sable qu'on entrevoit au fond d'un bassin, sous l'eau; des taches mauves, pareilles à des iris flottants, complètent la ressemblance....

—Bonjour, monsieur.

Je tressaille et me retourne. Mais ... ce n'est pas lady Falkland!

—Je suis charmée de vous connaître. Mon cousin m'a fort parlé de vous. Je suis lady Edith.

Ah! c'est la cousine. Oui, je me la figurais assez bien telle qu'elle est: longue, mince jusqu'à la maigreur, et blanche comme nacre; les pommettes seules montrent un peu de sang anglais rose cru. Le visage est curieux: les traits précis, presque durs, contrastent avec le teint délicat. Les yeux sont beaux, quoique trop gris pour mon goût; et la bouche parfaitement dessinée, mais sèche et pâle, tombe aux coins. Où ai-je déjà vu ce menton net et ce regard froid, et ces cheveux très blonds lissés en bandeaux? Je me souviens d'un portrait de Selvatico, à Milan....

—C'est tellement aimable à vous d'être venu me voir. Il y a bien loin, de Péra jusqu'ici....

«Me voir?» est-ce dit exprès? Et cette affectation de ne pas souffler mot de sa cousine.... J'ai pourtant demandé lady Falkland! Après tout, je ne sais pas ce qu'a répété le cavas.

J'improvise des formules polies, et réservées. Être aimable tout à fait, non. D'abord, cette usurpation de pouvoirs me déplaît. Et puis, l'usurpatrice elle-même.... Je la trouve un peu moderne pour moi, cette fiancée avant le divorce.

Pas jeune fille pour un sou, d'ailleurs. Comme ça marque, sur une femme, une première chute à plat dos! Je ne saurais pas que celle-ci a un amant que je le devinerais rien qu'à la voir.

—Vous vous plaisez, à Constantinople? Péra n'est pas ennuyeux, n'est-ce pas?... Le Bosphore est un peu monotone; mais nous autres Anglais, aimons la campagne, vous savez. Nous demeurons toute l'année à Canlidja, dans notre cottage.

Oh, mais elle m'agace. «Nous autres Anglais ... notre cottage....» J'ai envie de lui demander des nouvelles de son frère d'Écosse, et du cottage d'où il l'expulsa jadis....

Grâce à Dieu, voici une diversion. La porte se rouvre, et cette fois, enfin, c'est lady Falkland.

—Oh! monsieur de Sévigné! quelle bonne surprise!

Elle vient droit à moi, prompte. Un sourire de franc plaisir détend l'amertume de sa bouche. Le temps de baiser la main douce, je classe dans ma tête deux théorèmes et un corollaire:—A: Elle est vraiment contente de me revoir.—B: Elle ne savait pas que j'étais là.—B: Ses domestiques la traitent en quantité négligeable, et ne l'informent même pas des gens en visite.—C'est charmant.

Maintenant, les voilà toutes deux assises en face de moi, l'épouse et la maîtresse. Décidément, j'ai fait mon choix: je suis contre celle-ci, et pour celle-là.

Et en avant! je n'aime pas les alliances platoniques.

—Madame, est-il vrai que vous passiez l'hiver ici, comme l'été? Vous devez vous y trouver terriblement seule!

Ses yeux bruns m'examinent deux secondes. Elle a vite fait de sentir un allié.

—Oui, seule. D'autant plus qu'en hiver, le Bosphore est assez sinistre. On ne s'en douterait guère, n'est-ce pas, à le voir tout bleu et blond, comme à présent? Mais quand souffle le vent de la mer Noire, de vraies tempêtes de grêle et de neige s'abattent sur nous, et vous n'imaginez pas à quel point ces vieilles maisons turques gémissent et tremblent sous les rafales. Oui. Mais cela m'est égal. Même, elles ne me déplaisent pas, ces nuits d'hiver, noires de nuages bas, blanches de flocons, et zébrées d'éclairs....

L'autre hausse ses épaules fuyantes:

—N'exagérez pas, Mary. La maison ne tremble pas tellement. Et si vous n'aviez pas cette étrange manie de dormir dans le pavillon du bord de l'eau....

Je regarde lady Falkland qui sourit:

—Car j'ai bel et bien cette étrange manie, monsieur. J'ai fait ma chambre de ce petit pavillon, parce que cela m'amuse, la nuit d'entendre le Bosphore couler sous ma fenêtre, et d'écouter tous les bruits de l'eau, le sifflement des loutres qui traversent, le battement des rames lointaines, et quelquefois, contre la grille même du jardin, le cliquetis des crochets de fer par lesquels se halent le long des quais les grands caïques-bazars....

Mieux que chambre à part: maison à part! Voilà qui est caractéristique.... N'importe, il me semble que, moi aussi, je goûterais ces nuits suspendues sur l'eau.

Une pensée vient, qui m'est déjà venue plusieurs fois:

—Vous n'êtes pas Anglaise, madame?

—Moi! jamais de la vie. Je suis ... tout ce que vous voudrez, Espagnole, Française, créole: je suis née à la Havane.

—Je me doutais bien que ces yeux-là, et ces cheveux.... Mais vous vous appelez Mary....

—Marie! Maria ... Maria de Grandmorne. Vous voyez si c'est anglais!... Mais jamais sir Archibald n'a su prononcer Maria, à l'espagnole, ou Marie, comme j'aime....

L'Écossaise, qui se sent exclue de notre causerie, fait un effort:

—Vous prendrez du thé, n'est-ce pas, monsieur?

—Non ... miss Edith.

(J'ai dit: miss, résolument. C'est d'une impertinence folle: elle est fille de earl, donc lady. Il faut l'appeler lady Edith. Je ne l'ignore pas, j'ai vécu quinze mois à Londres. Mais elle n'est pas forcée de connaître ma biographie. Et puis, si elle la connaît, tant mieux!...)

Et je me retourne vers lady Falkland.

—J'aime beaucoup le thé, mais seulement le thé de Chine ou de Perse, les trois gorgées d'eau parfumée qu'on boit sans sucre, sans crème, sans cake, sans toast.... Et quant à la dînette anglo-saxonne de five o'clock, je n'ai jamais pu m'y faire. Je suis un bébé trop vieux pour goûter entre mes repas.

Lady Edith plisse sa lèvre mince. Lady Falkland rit.

—Oh! vous trouverez du thé persan dans tous les petits cafés de Stamboul. Et il est délicieux. Mais, en attendant, je veux vous faire essayer quelque chose de turc: une don-dourma. N'ayez pas peur, ce n'est pas exagérément nutritif....

—Mary, vous êtes malade!... vous allez infliger au colonel cette sale mixture que vend le marchand des rues?

J'interviens vigoureusement:

—Le helvadji?... madame, quelle idée charmante! Figurez-vous que j'adore toutes ces petites choses sucrées que les enfants grignotent....

Elle sonne. Une femme de chambre grecque entre, écoute l'ordre de sa maîtresse, et s'en va, non sans un regard interrogateur vers lady Edith. Ah çà? Est-ce qu'il faut que lady Edith ratifie?

La don-dourma ne vient pas tout de suite. Et le helvadji me fait songer aux Eaux Douces.

—Madame, si l'on vous en priait beaucoup, feriez-vous venir le beau petit garçon que j'ai tant admiré l'autre jour, dans votre caïque?

Elle s'épanouit, toute joyeuse:

—Vrai, cela vous fera plaisir? Oh! je veux bien.... Attendez.

Elle est déjà dehors, prompte comme une bergeronnette. Étrange femme! Par moments je ne lui donnerais pas vingt ans; quand elle rit, quand elle court; sa jeunesse alors jaillit de tous ses gestes, et la transfigure. Mais la seconde d'après, le sceau lourd de la mélancolie retombe sur elle et l'écrase; elle apparaît soudain morne, lasse, vieille.... Trente ans? davantage? On ne sait plus.

La voici, poussant l'enfant devant elle. Solennel, gentleman déjà, le petit vient me tendre sa menotte. Il est joli. Sa mère lui a donné ces longues boucles brunes, et ce teint mat, et cette bouche charnue. Mais les yeux gris, déjà fixes et froids, reflètent l'Écosse, et ses lacs, et ses brumes. C'est un Falkland, ce bébé. Et j'ai peur que plus tard, il ne fasse, lui aussi, pleurer les pauvres yeux qui le regardent avec tant de tendresse, tant d'adoration....

La don-dourma, c'est une sorte de glace dont la pulpe feuilletée crisse sous la langue. C'est très bon, et je ne suis pas seul de cet avis: le marmot, apprivoisé, accepte sans façon la moitié de ma soucoupe. Lady Falkland en rit, et lady Edith, une fois de plus, plisse une lèvre mécontente. Ce n'est sans doute pas son opinion de gâter les enfants.

... Il y a bien longtemps que je suis là, et le jour baisse.

—Vous partez déjà? vous savez qu'à la campagne, les longues visites sont de rigueur.

—Sir Archibald rentre souvent de bonne heure ... il sera désolé de vous avoir manqué.

C'est l'Écossaise qui parle ainsi. Tant pis pour elle, je ne retiens pas ma réplique:

—Dites-lui bien, mademoiselle, que j'en suis moi-même tout navré, et que je vous ai chargée, vous personnellement, de mille amitiés pour lui.

Si tu ne comprends pas, ma fille, c'est que tu es bête. A l'autre maintenant.

—Madame, je suis infiniment touché de votre gracieux accueil, et je vous assure que je m'arrache à grand regret de chez vous. Mais Stamboul est loin, et mon caïque n'est qu'à deux paires.

—Vous rentrez à Stamboul?

—A Péra, seulement, hélas; le protocole me condamne à y habiter. Mais je dis Stamboul par euphémisme: c'est tellement caricatural, Péra!

—Oh! comme nous sommes d'accord là-dessus! Et vous aimez Stamboul, naturellement?

—Je me figure que je l'aimerai. Je ne le connais pas encore. Songez à tout ce qu'il m'a fallu faire, en arrivant à Constantinople?

—C'est vrai. Mais, maintenant que vous êtes acclimaté, dépêchez-vous de passer le pont. C'est si beau, Stamboul!

Cette fois, je m'en vais. Lady Edith, digne, demeure au salon. Lady Falkland m'accompagne à travers le jardin. Mon caïque, qui dérivait à cent pas du perron, s'approche à force de rames.

Je regarde tout à coup lady Falkland:

—Madame, on m'a très souvent reproché d'être d'une franchise regrettable. Ça ne vous déplaît pas trop? Alors, je me risque. Vous avez un ... garde du corps ... bien attentif. Est-ce tout à fait impossible de bavarder une heure avec vous, seule?

Elle m'écoute, un peu étonnée, pas mécontente. Ses yeux bruns réfléchissent, indécis, mais confiants. J'insiste.

—Oui, une heure de tête-à-tête? J'aimerais vous questionner à mon aise, sans gêneur, sur cette Turquie que nous aimons tous deux....

Elle prend son parti, bravement:

—Ce n'est pas très commode; mais tout de même.... Voyons, quand irez-vous vous promener dans Stamboul, pour la première fois?

—Je ne sais pas ... lundi, par exemple.

—Lundi? oui, c'est possible. Eh bien, voulez-vous que je vous serve de guide?

—Si je veux!...

—Alors, à lundi.... Où? C'est juste, vous ne connaissez pas la ville turque.... Écoutez: vous passerez le pont, et vous tournerez dans la première rue à droite. Vous m'attendrez là. J'y serai vers ... vers deux heures.

—Merci....

J'appuie ce merci avec ma bouche, sur son poignet. Et je songe, un peu triste, qu'autrefois,—il y a vingt ans,—une jeune femme ne se serait pas si facilement confiée à moi, sans arrière-pensée ...


XIV

Samedi, 17 septembre.

Tout à l'heure, je marchais le long du Bosphore, sur le quai de Thérapia, tout au bord de l'eau....

Le quai de Thérapia, le plus déplorablement select des environs, me plaît pourtant à cause d'un remous de courant qui s'y brise avec de vraies vagues clapotantes et bouillonnantes:—les seules vagues de tout le Bosphore.

... D'ailleurs, pour peu qu'on y marche, comme je fais, à toucher l'eau, on n'est point forcé de voir les villas en bordure, ni la valetaille sur le pas des portes, ni les équipages piaffant: il suffit de détourner la tête.

Donc, je regardais mes vagues, quand tout à coup, dans mon dos, la phrase horripilante:

—Bonjour, monsieur le marquis.

«Monsieur le marquis». Il n'y a pas à lutter: les gens de Péra s'entêtent à se prendre pour mes domestiques.

En l'occurence, c'étaient mesdemoiselles Kolouri,—Calliope et Christine, sans chaperon,—qui promenaient leurs costumes tailleur, un peu ridicules, pas trop.

Tout de suite, je fus submergé de bavardage.

—Comme on vous voit peu!

—Mais oui, vous ne venez jamais à Yénikeuy.

—C'est que sans doute vous vous plaisez davantage ailleurs....

—Est-ce vrai que vous avez pris maison à Béicos, «chez les Turcs»?

—Et puis, on vous a vu l'autre jour à Canlidja.

—Chez la belle madame Falkland.

—Il y a des gens qui prétendent que vous la traitez.... (sic).

—Mais non, Calliope. Le marquis allait voir sir Archibald.

—Vous êtes tout à fait amis, n'est-ce pas?

—Moi, je crois que je deviendrai amoureuse de sir Archibald! C'est un homme tellement intelligent! Je tombe petite devant lui ... (re-sic).

—Intelligent, mintelligent[1] (re-re-sic), il ne me plaît pas, à moi. Je trouve son ami, le prince Cernuwicz, bien plus séduisant.

—Oh, celui-là, il faut toujours qu'il fasse pêle-mêle! (re-re-re-sic). Qu'est-ce qu'il manigance dans cette maison?

—Christine, le marquis ne s'inquiète pas de cela. Dites, monsieur le marquis, vous serez au Summer, ce soir? Peut-être est-ce le dernier bal.

—Nous flirterons avec vous, il faut venir.... Et patati et patata. J'ai filé par la tangente.

Maintenant, je suis dans ma maison de bois. J'y ai dîné tout seul, à la turque. Mon caïkdji Osman m'a servi du pilaf aux pois chiches et du kébad rissolé. Il fait nuit. En me penchant à la fenêtre, j'essaie de distinguer, parmi la rangée lointaine des lumières de Canlidja, la lumière des Falkland.

A droite et à gauche, les maisons turques voisines de la mienne, silencieuses et comme désertes jusqu'au coucher du soleil, s'animent maintenant et babillent. On a relevé les grillages de bois des shahnichirs. Et vaguement, à la clarté des étoiles, j'entrevois des formes blanches accoudées, j'entends des gazouillis et des rires.


J'ai commandé mon caïque pour dix heures, dix heures à la franque. Cela m'ennuie bien de traverser l'eau, d'aller là-bas, dans ce palace qui fait tapage avec son électricité criarde ... tapage, oui: cette illumination crue, dans la douceur nocturne du Bosphore seulement pointillé de lampes et de lanternes pâles comme les étoiles, me blesse les oreilles autant que les yeux.

Oui; mais il faut aller au bal. Lady Falkland y doit être, comme samedi dernier. Et je lui demanderai si ça tient toujours, pour lundi, notre promenade turque.

Dix heures.... Attendons encore un peu.


Deux heures du matin.

Je reviens de là-bas. J'ai la tête lourde et les tempes qui battent....

Je suis arrivé tard à ce bal. On ne dansait plus. La terrasse était vide. La fraîcheur humide de minuit avait chassé les épaules nues.

Beaucoup de femmes étaient parties déjà. Les Kolouri, d'autres.... Mais dans le hall, j'ai trouvé sir Archibald et Cernuwicz qui buvaient, assis à une table, seul à seul. Cernuwicz m'a vu de loin:

—Oh! le marquis!... Admirable!... Marquis, venez boire avec nous.

Je me suis approché pour m'excuser. Mais ils étaient ivres l'un et l'autre, et ils ont insisté si bruyamment que je me suis assis. Quatre bouteilles vides étaient sur la table. Falkland appelait un maître d'hôtel et commandait:

—Heidsieck monopole, rouge.

Cernuwicz protesta.

—Archibald! je vous prie!... votre Heidsieck est une horreur. Le marquis est Français, Archibald. Laissez-moi!... Waiter! Pommery Greno, brut.

Conciliant, l'homme apporta les deux bouteilles. Je dus prendre une coupe de chacune. Ils burent le reste.

Je demandai des nouvelles de lady Falkland,—et de lady Edith. Moins maître de lui qu'à jeun, le baronnet fronça les sourcils sans répondre. Le prince, au contraire, plus prolixe que jamais, m'expliqua qu'une migraine déplorable avait retenu at home la jeune fille et la jeune femme. Mais on ne savait au juste laquelle était souffrante, et laquelle garde-malade. Sur ce point, «le vieil ami» refusait tout renseignement, car il ne croyait pas aux migraines féminines, et les tenait pour de simples comédies, ficelles ou balançoires:

—Il n'est pas nerveux, et il n'entend rien aux femmes. Voilà la vérité. Old Archie, vous n'entendez rien....

—Stanie!...

Les yeux gris lançaient un éclair bref. Le Polonais, souple comme un gant, éclatait de rire et parlait d'autre chose.

Il se jetait dans la chronique scandaleuse. En cinq minutes, je sus avec détails toutes les coucheries illégitimes de la semaine. Usant d'un tact vraiment slave, il n'épargna ni mon ambassade, ni la sienne. S'il eût été dans sa raison, je l'aurais rabroué. Mais que dire à un ivrogne? Je pouvais du moins l'écouter sans scrupule. Et parfois, il devenait drôle:

—Vous avez remarqué, Archie, le nouveau sautoir de madame Nidjni? Non?... Vous l'avez vu, vous, marquis? cet écheveau de petites, petites perles ... joli, n'est-ce pas? Elle vous a dit qui le lui a donné? Non? Vous êtes le seul. Elle répète à tout le monde que c'est le petit Vanescu, le Roumain. Et c'est vrai. Parce qu'elle a ... comment faut-il dire? inauguré Vanescu. Alors, le petit, qui n'a que dix-sept ans, et qui n'est pas bien élevé, lui, a donné les perles, comme vous donneriez à une grue. Mais elle, elle a trouvé que c'était très bien, et elle montre le sautoir partout, en disant que Vanescu lui devait une discrétion. Hein? une discrétion ... indiscrète!

Il rit violemment, enchanté de son mot. Et, sans reprendre haleine:

—Une chose tout à fait comique! Il y a trois jours, Donietz, le Russe, était avec sa femme dans leur villa, à Buyukdéré. Vous savez, ils sont nouveaux mariés, et s'aiment beaucoup. Il était minuit, et ils étaient en pyjama et en chemise. Voilà qu'ils avaient à la maison un nouveau vodka. Ils boivent, et ils deviennent ivres. Madame Donietz, tout à coup, prétend que ce vodka n'est pas du vodka; que c'est du whisky,—irish. Bien entendu, c'était du vodka. Donietz commence par rire. Mais comme elle s'entête, il se fâche. Il prend son fouet pour chiens. Elle se défend, le griffe, lui casse une bouteille sur la figure: il porte la marque. Mais avec le fouet, il est le plus fort. Il la knoute. Elle saute par la fenêtre. Il la poursuit à travers le parc; chasse à courre, tayaut!... Elle hurlait, il y avait des raies de sang sur sa chemise. Enfin, elle trouve la grille ouverte, enfile la route au grand galop, et vient s'abattre dans un petit café où une douzaine de vieilles barbes turques fumaient encore le narghilé, en buvant la dernière tasse de café. Donietz se précipite, empoigne sa femme par les cheveux, la jette par terre et tape. Seulement, vous savez, les Turcs n'aiment pas qu'on tape les femmes. Alors, ils ont sauté sur Donietz, lui ont arraché la pauvre diablesse et l'ont roué de coups, lui. Si bien que, quand la police est venue, Donietz était presque aussi abîmé que sa femme. On les a rapportés chez eux. Mais le plus drôle, c'est que le lendemain, ils ne se souvenaient absolument de rien!

Falkland laisse tomber un éclat de rire bref. Et, tout aussitôt:

—Waiter! Heidsieck monopole, rouge.

—Archibald, c'est une folie entêtée! Waiter, Pommery Greno, brut.

Ils m'obligent à boire. Leurs yeux flambent, leurs gestes deviennent fébriles. Cernuwicz maintenant me regarde fixement, l'air soudain féroce:

—Mais ... vous savez, monsieur le colonel, Donietz est un homme. Il n'est pas Polonais, il ne sait pas monter à cheval; cela, c'est la race, il n'y a rien à dire. Mais à pied, il est terrible. Et bientôt nous le nommerons consul en Macédoine, à Mitrovitza!

Fichtre! si les consuls russes de là-bas sont tous de cette trempe, je ne m'étonne plus que les Albanais, moins patients que les Turcs, leur cassent la tête quelquefois.

Ai-je souri? Je ne crois pas. Ce serait imprudent. Cernuwicz, ivre-furieux, me sauterait certainement à la gorge.... Non, il n'y a plus de danger; l'accès est passé. Voilà mon homme, sans transition, qui rit aux larmes. Il claque la table à tour de bras; les coupes s'écroulent.

—Oh! marquis! Je vous ai vu, ne dites pas non. Vous couchez avec les filles Kolouri. Ne dites pas non!

Je dis non, très net, m'attendant toutefois au pire. Point du tout: il se redresse, solennel, et me tend la main au-dessus de la verrerie en miettes:

—Vous êtes un gentilhomme. Il ne faut pas avouer, jamais. Non pour les filles Kolouri: cela ne compte pas; elles ne sont rien, seulement de petites badanas[2]. Mais pour aucune femme. Ici, trop d'hommes sont des mufles. Tenez, Karipoulo ... vous connaissez Karipoulo? Il prend neuf cents livres turques à la Dette[3]. Eh bien, je le rencontre hier Grand'Rue de Péra, et je lui dis: «Karipoulo, avec qui couchez-vous, cette semaine?» Il sourit, se tortille, fait un grand geste pour que les passants s'arrêtent, et, alors seulement, répond, de toute sa voix: «Prince, on ne peut rien vous cacher. La semaine dernière, c'était avec madame Bariteri; mais je n'avais que les restes des soldats turcs; alors, cette semaine, j'ai choisi madame Papazian. Je les ai toutes.» Voilà ce qu'il dit. Mais savez-vous? Il n'en a aucune. Il se vante. Il est Grec. Waiter! Pommery Greno, brut!

Mais, incident: le maître d'hôtel, le bras tendu vers le cartel du hall, explique qu'après une heure, la cave de l'hôtel est fermée.

—Hein! tu dis?

—Excellence, la cave....

—Fils de chien! porc!

Il l'injurie furieusement, mêlant cinq ou six langues pour d'effroyables invectives. Et soudain, à toute volée, il lui lance une bouteille vide à la figure. La bouteille d'ailleurs manque le but et fracasse deux lampes du lustre.

Cernuwicz, perdant lui-même l'équilibre, retombe assis. Il mâche ses dernières injures:

—Juif! Arménien!

Il se tourne vers moi, calmé:

—Je le connais, ce.... C'est le frère de mon portier. Je lui dois de l'argent, à mon portier: mille livres. Il prête à quatre cents pour cent.

Falkland, qui a tout écouté, impassible, s'émeut soudain:

—Staniel vous, un gentilhomme, vous empruntez à ce valet?

—Eh! Archie! que faire? L'argent, tout l'argent est dans leurs poches. Moi, je ne suis pas un Arménien, je ne sais pas prendre aux Turcs. Et je ne suis pas un Grec, je ne sais pas demander aux femmes[4].

You are a Pole....

Ils entament en anglais je ne sais quel dialogue rapide. Cernuwicz s'agite et crie. Des mots russes et polonais jaillissent çà et là. Finalement, la dispute s'apaise tout d'un coup. J'en profite pour me lever.

—Bonsoir, messieurs.

Sir Archibald me secoue rudement la main. Cernuwicz, débordant de cordialité, improvise un discours d'adieu:

—Marquis, ce soir nous avons bu....

Oui, ce n'est pas niable.

Cependant, sir Archibald s'apprête à partir aussi. Il vérifie l'addition. Son portefeuille est bien anglais, grand démesurément, et d'un cuir sang de bœuf qui hurle.

Le caïque Falkland attend à l'appontement de l'hôtel, à côté de mon caïque à moi. Nous embarquons. Le prince, qui demeure à Buyukdéré, gesticule sur la berge. Tout à l'heure, son cocher le mettra sans doute de force en voiture,—à la cosaque.

Nous poussons. Mes caïkdjis piquent en amont, pour gagner le courant. L'autre caïque, au contraire, se laisse dériver: Canlidja est loin en aval.

Derrière, la voix de Cernuwicz continue à déclamer vers nous, dans la nuit. Ma parole, il appelle maintenant les bons auteurs à son secours:

—Pour la dernière fois, adieu, seigneurs!

Comme ces nuits du Bosphore sont humides! Il me semble qu'on doit avoir bien froid, à dormir seule, au-dessus de l'eau, dans un pavillon qui surplombe....


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