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L'homme qui assassina: Roman

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XXIX

13 novembre.

Ma mosquée de Mehmed Sokoli est une très petite mosquée de quartier, qui s'accroche au flanc de la colline de l'At-Méidan,—l'Hippodrome de Byzance,—du côté de la mer de Marmara. J'ai passé souvent tout auprès, sans rien en remarquer que le minuscule cimetière qui l'entoure, un adorable vieux mezzar pareil à un bois bien touffu, dont les tombes antiques se blottissent sous des flots de lierre et de vigne vierge.—Mais la mosquée de Mehmed Sokoli est peut-être plus belle que son mezzar. Figurez-vous une nef toute de marbre blanc, ciselée et dorée comme un bijou. Le marbre est ancien, ambré par places et diaphane: l'or terni se perd délicatement parmi ces teintes d'ambre. Le mirhab (autel) est de haut en bas revêtu d'antiques faïences persanes, éclatantes comme des fleurs sous le soleil. Et les vitraux, peints ou dépolis, mesurent un jour doux et clair, intime à souhait.

C'est par le plus grand des hasards que j'ai découvert la mosquée de Mehmed Sokoli. Hier, je passais devant, et la porte de la cour était ouverte. On criait dans cette cour. J'entrai.

Deux fillettes, robe jaune et robe verte, deux mignonnes hautes comme une botte, jouaient à se battre,—un jeu très turc,—avec de beaux rires et des cris perçants. La cour, cloîtrée et dallée, leur faisait un champ clos magnifique. Elles se poursuivaient au milieu des vieilles colonnes, s'atteignaient, luttaient comme de petites chèvres folles et finissaient par rouler sur le sol, parmi les grandes herbes poussées dans les fentes du marbre.

Mon entrée, d'un coup, mit la paix. Debout toutes deux et soudain graves, elles me considérèrent. La robe jaune, au bout d'un temps de réflexion, jacassa quelque chose à l'intention de la robe verte. Celle-ci courut vers la porte et s'éclipsa. Celle-là vint à moi et me fit signe d'attendre. J'attendis.

J'attendis quatre minutes. Après quoi, reparut la robe verte, et, derrière elle, arriva l'iman de la mosquée: un vieil Osmanli pur sang, et, certes, la plus longue barbe blanche que j'eusse encore vue en cette sereine Turquie, où les barbes blanches abondent. On m'avait pris pour un visiteur de mosquée, et l'iman, bon homme, apportait les clefs du sanctuaire.

Je visitai, par politesse, imaginant n'importe quelle mesjid, toute banale. Et je m'arrêtai dès le seuil, stupéfait d'admiration. L'iman, fier de ma surprise, souriait.

Je lui fis mes plus grands compliments en un turc pas très correct, qu'il eut la courtoisie de comprendre. Alors il s'empressa et me montra tout, l'alpha et l'oméga, chaque dentelure du marbre et chaque bouquet des faïences. Les deux fillettes, faufilées derrière nous et sérieuses comme des abbesses, nous suivaient pas à pas, écoutant de toutes leurs oreilles.

Quand je me fus extasié partout, et sans flatterie, l'iman, toujours souriant, s'excusa du piètre tapis sur lequel nous marchions: ce tapis n'était guère qu'une loque. Mais les tapis de mosquée coûtent cher, et la paroisse de Mehmed Sokoli n'est point riche.

—Quand Mehmed Sokoli, qui fut un grand vizir du Sultan Suleïman le Magnifique, édifia notre mosquée, il n'épargna rien, et prodigua tout son trésor. Mais il y a quatre cents ans de cela. Et aujourd'hui, nous sommes de pauvres gens. Aussi, le tapis troué reste là....

Naïvement, je crus à une invite, et je tirai discrètement ma bourse. Mais l'iman faillit se fâcher.—Les simples kayims (sacristains) des grandes mosquées, corrompus par la perpétuelle procession des touristes mécréants et de leurs guides, acceptent et réclament au besoin le backchich, cher aux Levantins de toutes castes. Mais les imans sont plus dignes; et celui-ci était un Vieux Turc. Il me refusa, net.

Cependant, il était écrit que j'aurais gain de cause, et que je serais admis à verser mon obole dans la tirelire du futur tapis de mosquée. Comme nous échangions, l'iman, les petites filles et moi, nos salaams d'adieu, un personnage inattendu traversa la cour, et, nous voyant, s'arrêta. C'était le maréchal Mehmed Djaleddin, qui se promenait par là, sans doute entre deux séances à la Sublime Porte, laquelle est voisine....

—Bah, monsieur le colonel, vous ici? êtes-vous devenu si bon Osmanli qu'on ne puisse vous rencontrer qu'au fond de Stamboul, et faisant vos dévotions dans nos mosquées? Il y a plus de quinze jours que je ne vous ai vu.

Mehmed pacha portait sa petite tenue de maréchal, à laquelle il n'y a point à se méprendre. Mais comme l'iman était plus vieux que Mehmed pacha, ce fut Mehmed pacha qui, le premier, salua l'iman.

Ils étaient amis de longue date, d'ailleurs. Mehmed, les compliments ordinaires à peine échangés, attrapa d'une main la robe verte, de l'autre la robe jaune, et fit sauter les deux mignonnes à six pieds de terre. C'étaient les petites-filles de l'iman. Il y eut de grands cris de joie.

—Et maintenant,—fit Mehmed, en reposant son double fardeau,—monsieur le colonel, je suis à vous, s'il vous plaît que nous fassions route ensemble. Vous partiez, je crois?

—J'allais partir, après avoir vainement tenté auprès de notre hôte une démarche pieuse.

—Une démarche?

—Le tapis de la mosquée réclame son successeur, et je voulais participer ... mais il paraît que je suis beaucoup trop mécréant....

Mehmed pacha se prit à rire, et à son tour attaqua l'iman, avec quelques plaisanteries amicales. La résistance ne fut pas bien opiniâtre. Et mon offrande fut agréée.

—C'est un Vieux, Vieux Croyant,—me dit Mehmed pacha, tandis que nous rabotions le pavé pointu des ruelles qui grimpent vers l'At-Méidan;—il exagère parfois un peu; mais c'est un homme excellent, et courtois comme on l'était au temps jadis. Tenez, il y a quelques mois, vint ici, sur un yacht, une de vos compatriotes, madame de Retz. D'Épernon, notre ami d'Épernon, me la recommandait beaucoup. Je la promenai donc, de mon mieux, dans Stamboul. Or, à la porte de cette mosquée, madame de Retz hésita: il s'agissait d'enfiler d'énormes babouches, celles-là mêmes que vous avez pu mettre tout à l'heure, par-dessus vos bottes.... Dame! on n'entre point sans babouches dans une mosquée. Madame de Retz regarda ses pieds et murmura perplexe: «Avec ces machines-là, je tomberai, sûr....» Alors, notre iman se baissa vers les brodequins de chevreau blanc, et les essuya paternellement du pan de sa robe:

«Entrez sans babouches! Zarar yok (ça ne fait rien), les pieds sont si petits....»

Nous arrivions sur l'At-Méidan, et les beaux minarets de l'Achmédié-Djami se haussaient au-dessus des platanes à l'entour.

—J'y songe, monsieur le colonel: vous êtes, je le sais, lié d'amitié avec lady Falkland, que je vous ai nommée jadis, aux Eaux Douces d'Asie, si j'ai bonne mémoire.... Oui.... Eh bien ... l'avez-vous vue récemment?

—Pas depuis quinze jours, monsieur le maréchal.

—Ah!... la verrez-vous bientôt?

—Je l'ignore. A vous dire vrai, je ne me soucie pas beaucoup de lui rendre visite fréquemment: son mari est d'humeur à mal interpréter les plus simples politesses....

—Oui....

Mehmed pacha réfléchit une minute. Puis, soudain:

—Il me déplaît beaucoup de me mêler de ce qui ne me regarde pas, et de ce qui ne vous regarde guère. Pourtant, je le ferai aujourd'hui, car, en vérité, ce Falkland est un drôle. Voici. Leur maison est de celles où ma charge m'oblige parfois de jeter les yeux ... cela entre nous, bien entendu. Ce qu'il faut que vous sachiez,—pour le répéter, si le cœur vous en dit,—c'est que, dans cette maison, une laide trahison se machine contre votre amie. Je n'en sais d'ailleurs pas plus long. Au revoir, monsieur le colonel. J'ai affaire ici, à l'École des Arts et Métiers.


XXX

Je n'ai pas menti à Mehmed pacha en lui disant que je n'ai point vu lady Falkland depuis quinze jours;—exactement, depuis la visite que je lui rendis à Canlidja, le 4 de ce mois. Pis que cela, je n'ai pas reçu d'elle la lettre qu'elle m'avait promise, ce même soir,—la lettre qui devait fixer notre prochain rendez-vous à Stamboul. Les paroles de Mehmed pacha sont donc assez inquiétantes. En vérité, j'aurais même dû, connaissant l'entourage de lady Falkland, m'inquiéter plus tôt.

Mais, mais ... voilà: je me suis efforcé, durant ces quinze jours, de songer à lady Falkland le moins que j'ai pu. Question d'égoïsme: dans la petite rue de Béicos, au pied de ce fameux mur que je n'ai pas sauté, j'ai cru m'apercevoir tout d'un coup que lady Falkland occupe, dans ma cervelle, beaucoup de place;—trop de place. Lady Falkland a quelque vingt-six ans, je crois; j'ai donc, moi, vingt ans de plus qu'elle. Toute une catégorie de sentiments, sur laquelle il me serait pénible d'insister, n'est pas de mise entre nous. Et je professe une trop saine horreur du ridicule pour ne point me défier de moi-même en l'occurrence.

N'importe. Il n'y a point de ridicule qui tienne contre un devoir d'amitié. Si je ne reçois pas, d'ici à deux jours la lettre promise, j'irai à Canlidja répéter les paroles de Mehmed.

Ces deux semaines, je les ai employées, comme de juste, à courir Stamboul, tout seul. A qui cherche l'apaisement et l'oubli, Stamboul est miséricordieux. On y trouve tant de soleil et tant de silence, et tant de tombes mêlées aux maisons.

J'ai maintenant ma maison dans Stamboul; ma maison turque toute pareille à celle de Béicos; il n'y manque que le Bosphore. Ma maison de Stamboul est située dans un quartier fort reculé, celui de Kara-Goumrouk. Des fenêtres, je puis apercevoir le dôme et les minarets de cette Sélimié Djami, où lady Falkland m'avait conduit, lors de notre première promenade, pour m'en faire admirer la cour cloîtrée, si jolie et si paisible, avec ses arcades de faïence, ses colonnes de vieux marbre et ses grands cyprès.

... Au fait, je m'en souviens: nous avions, ce jour-là, passé devant ma maison d'aujourd'hui; car elle est au coin de l'immense citerne byzantine qui est devenue un jardin; et c'est l'une de ces maisons nettes, toutes neuves, d'un sapin frais sentant la résine et que j'avais remarquées alors....


Hier, j'y ai dormi la nuit. Ma flânerie solitaire avait été trop longue. Au coucher du soleil, j'aurais eu deux lieues à marcher avant d'être à Péra. J'avais longé toute la Grande Muraille de Stamboul et je m'étais assis à son extrémité, près de la célèbre Tour de Marbre, qui baigne dans la Marmara sa large base rongée d'algues. Le chemin de fer de San Stéphano passe au pied. Et j'entendais parfois le sifflet des trains. Il y a une station très proche, la station d'Iédi-Koulé....

Alors, comme la nuit venait, et que l'or flamboyant des vagues se changeait en acier bleu, j'ai seulement regagné ma maison de Kara-Goumrouk, en vagabondant le long des grands cimetières éparpillés au delà de la Muraille,—les grands cimetières où se cache la stèle d'Aziyadé....


XXXI

20 novembre.

Voici la lettre enfin! Mais je l'aurais souhaitée différente....

«Pardon de ce long silence et de l'anxiété où vous devez être. Je m'en veux d'avoir tant hésité à vous écrire. Mais les femmes sont lâches. Et cette fois, je n'ai pas été la courageuse exception qui vous plaisait, dont vous étiez l'ami. Maintenant, d'ailleurs, que j'ai tardé si longtemps, je ne sais plus comment m'y prendre....

«Mon ami, vous connaissez ma triste histoire: elle est toute banale, et je n'en tire pas vanité. Il n'y a point à se glorifier d'être malheureuse du malheur qui est commun aux trois quarts des femmes. J'en souffre seulement un peu plus que beaucoup d'autres, parce que Dieu m'a fait ridiculement sensitive et nerveuse. En trois mots voici: j'ai été mal mariée. Rien de moins, rien de plus. Cela n'est pas dramatique du tout. Notez que je ne daigne rien reprocher à mon mari, sinon qu'il me hait et que je le hais. Si le cœur vous en dit, vous pouvez être juge entre nous. Vous me donnerez peut-être raison. Mais je liens à ce que vous sachiez que force gens me donnent tort.

«Il n'importe guère d'ailleurs. Ce qui importe, c'est ceci: deux ennemis quasi mortels peuvent très péniblement vivre ensemble;—mais le père et la mère d'un enfant innocent de leur querelle n'ont pas le droit de vivre séparés. Surtout une mère qui aime son fils n'a pas le droit de permettre que ce fils soit arraché d'elle, et jeté en sacrifice à une étrangère qui le déteste et le détestera toujours.

«Mon ami, tout est là-dedans. Moi, je ne compte pas et je me moque de mon sort. Je m'efforce de m'oublier, de faire abstraction de moi. Je marche sur mon orgueil, sur ma dignité même. Et je lutte pour anéantir en moi cette grande soif d'aimer et d'être aimée, qui est l'instinct même de vie et de conservation de toutes les vraies femmes.... Mais il y a mon enfant,—mon petit!

«Mon petit.... je suis seule à l'aimer. Son père ne tient à lui que par égoïsme, par vanité de race. Mon petit ... oh! j'ai peut-être des illusions sur lui, mais enfin, je l'ai fait, j'ai mis mon sang dans ses veines, et mes nerfs sous sa peau. Je sais, je sens qu'il souffre comme moi, autant que moi, des duretés, des violences, du mépris, de tout ce qui fait froid ou mal. Alors, qu'est-ce qu'il deviendra, si je disparais, si je l'abandonne à cet homme qui ignore la pitié,—et à cette femme vile qui continuera de me poursuivre jusque dans la pauvre chair de ma chair! Non, je n'ai pas le droit de disparaître; je n'ai pas le droit de m'en aller, puisqu'ils exigent que je m'en aille seule; je n'ai pas le droit de leur céder, puisque ce n'est pas tant ma fuite qu'ils veulent, que mon abdication, mon renoncement....

«Car jamais, jamais, jamais il ne me donnera mon petit. C'est son fils à lui, le fils des Falkland, l'héritier du nom et du titre, le maître du château d'Écosse, le chef du clan. Mais moi non plus, je ne le lui donnerai pas,—jamais, jamais, jamais! Je me défends, je me bats....

«Seulement, mon ami, j'ai peur d'être vaincue. Hélas! je me bats, mais j'ai de pauvres armes. Et l'autre jour, quand je vous ai vu trembler pour moi, quand j'ai deviné votre pitié, j'ai eu envie de vous crier au secours, de me jeter à vos genoux. J'ai eu envie de me confier à vous sur-le-champ toute entière; de vous dire: «J'ai peur, secourez-moi, sauvez-moi; j'ai peur, voyez le défaut de mon armure; j'ai peur, donnez-moi de votre courage et de votre force....» Mais c'était impossible, là-bas. Et aujourd'hui, je ne sais plus, je n'ose plus. Vous n'êtes plus là; je ne sens plus votre amitié présente; je ne vois plus vos yeux.

«Écoutez: plus que jamais, j'ai le devoir d'être prudente; je ne veux pas vous rencontrer dans Stamboul, parce que je sais qu'une des mendiantes arméniennes du grand port sert d'espionne à mon mari. Pourtant, il faut que je vous voie, il faut que je vous dise.... Eh bien, samedi prochain,—ce sera le 26,—j'aurai un prétexte pour passer la soirée à Péra. Voulez-vous vous trouver, vers cinq heures et demie (à la franque), sur le trottoir qui longe le mur de l'ambassade anglaise, vous comprenez, derrière le petit parc? Cette rue-là,—je ne sais pas son nom, est à peu près déserte. Il fera presque nuit, nous pourrons causer très librement, et sans danger. Je compte que vous m'attendrez, quoique cela ne soit pas bien amusant, d'attendre dans une rue noire une maman qui vient parler de son petit. Mais j'ai appris à vous connaître.

«MARIE.»

Oui, je suis un peu plus inquiet qu'avant.


XXXII

22 novembre.

La seule chose dans Stamboul que je n'aime guère est précisément celle que tous les Européens chérissent, et qui est faite exprès pour eux: je veux dire le Bazar,—Buyuk-Tcherchi, pour parler turc. Je ne trouve pas très agréable ce labyrinthe de petits tunnels voûtés, où s'entassent dix mille échoppes dont aucune n'est vraiment belle ou étrange. On y sent trop l'artifice et le trucage. Cela s'efforce d'être Mille et une Nuits, et ce n'est qu'opéra-comique.

Tout de même, il faut parfois aller au bazar, les jours d'emplettes indispensables. Le Bazar est alors une ressource unique. Nos grands magasins d'Occident contiennent beaucoup moins de marchandises hétéroclites et M. Carazoff lui-même n'est pas aussi bien monté en turqueries.

Hier, j'ai passé deux heures au Bazar; il s'agissait d'acheter de quoi rendre habitable ma maison du quartier de Kara-Goumrouk; des rideaux en soie de Brousse, un paravent de moucharabi, deux lampes de mosquée à cinq mèches et un mangal de cuivre pour y faire du feu; l'hiver est proche, et voilà deux jours qu'il bruine.

Pour le mangal et pour les lampes, je me suis battu contre un Arménien qui, malgré tous mes efforts, m'a écorché vif. Un Juif m'a vendu le paravent, et cela n'a pas été non plus sans difficulté. La soie de Brousse, par contre, appartenait à un vieil Osmanli dont les grands yeux bleus n'avaient point de malice; et notre marché s'est conclu du premier coup, le plus honnêtement du monde.

Ce dernier acte de mes exploits avait pour théâtre le Bézestin, qui est la halle aux enchères du Bazar. Justement, une vente à l'encan commençait. On dispersait toute une collection d'armes kurdes, arabes ou persanes,—des pistolets damasquinés, des yatagans en croissant de lune et de longs mousquets criblés de turquoises et de grains de corail.

Je m'approchai, et, tout de suite, je fus séduit par un adorable petit poignard, qui semblait bien plutôt un bijou qu'une arme. Je l'achetai; et ce me fut une véritable surprise de constater, quand je l'eus en main, que cette mignonne chose à manche de jade, à lame niellée d'or et d'argent, était une dague très sérieuse, aiguë et robuste, parfaitement propre à tuer....

La vente continuait par des lots de vêtements turcs. Je voyais étaler et retourner des cafetans de toutes les couleurs, et aussi des châles, des féridjés, des écharpes, des tcharchafs....

Une fantaisie me passa par la tête. J'avais avec moi mon guide ordinaire. On ne peut guère s'épargner un guide dans le Bazar, à moins d'avoir beaucoup d'heures à perdre. Mon guide à moi s'appelle Astik et il sait économiser les minutes.

—Astik,—dis-je,—je veux acheter un costume de dame turque, un costume complet.

Il ne s'étonna même pas. Les touristes, ses clients habituels, l'ont cuirassé contre l'étonnement. Tout de suite, il se lança dans les enchères.

Un quart d'heure après, c'était chose faite; j'avais mon costume pour quatre livres, deux medjidiés, quinze piastres:—«prix excellent, effendim!»—Un costume pas vilain du tout, et vraiment complet, complet jusqu'à l'ombrelle et jusqu'aux babouches.

Astik alors, toujours imperturbable, me toisa d'un œil de tailleur et m'affirma que c'était «juste ma mesure».

Ce sera mieux encore la mesure d'un mannequin d'osier qui, dûment habillé et voilé en hanoum, me tiendra merveilleusement compagnie, dans ma maison de Kara-Goumrouk.


XXXIII

Jeudi 24 novembre.

Cette fin de semaine se traîne comme une limace....

Grosse émotion ce matin dans Péra: monseigneur Farnese, le cardinal secrétaire d'État, a été assassiné hier au Vatican. Sans doute, l'événement n'est pas local; mais Constantinople, métropole des sectes d'Orient, affecte en toute occurrence le plus vif intérêt pour ce qui est religion. L'assassinat du cardinal fait donc tapage.

Un trait pittoresque est fourni toutefois par la presse: la censure turque n'aimant pas beaucoup les récits d'attentats politiques, pas un journal pérote ne souffle mot du crime. Après tout, je ne sais pas trop si la censure turque est tellement à blâmer: ce n'est pas une bien saine curiosité qui dilate devant le fait-divers du Petit Journal les yeux de tous nos concierges parisiens....

N'importe. Les Pérotes font trêve â leur éternelle rage de potins.

—Car Péra, qui n'est point une ville spécialement dévergondée[1], malgré la cohue des races bâtardes qui s'y heurtent, fait au moins tout ce qu'elle peut pour leur bien paraître, à grand effort de cancans, de menteries et de calomnies.... Mais aujourd'hui le deuil public a ses exigences. Ce cardinal romain, que personne à Péra n'avait jamais vu, il serait indécent de ne point manifester à son propos les sentiments d'une affliction profonde. Le snobisme levantin veut qu'ici, sous l'œil des Turcs, on porte haut l'orgueil d'être chrétien.

J'ai donc eu le plaisir d'entendre divers seigneurs, banquiers, financiers, brasseurs d'affaires,—tous gens que le Christ eût probablement chassés du Temple,—et force dames,—par qui le scandale arriva maintes fois,—pleurer toutes les larmes de Jérémie sur le cardinal Farnese, et vouer son assassin à l'estrapade, à la roue et au bûcher.

Chez l'ambassadrice d'Allemagne, dont c'était le jour, la sentimentale madame Kerloff donna la note suraiguë. (L'assassin, paraît-il, est un anarchiste, de la race vulgaire des tueurs de souverains et de premiers ministres):

—Crime, crime, crime!—gémissait madame Kerloff de sa voix russe pareille à une trompette,—et lâcheté, lâcheté! Jamais ne fut un crime plus lâche....

Narcisse Boucher, qui venait d'entrer affûta son sourire de paysan madré:

—Ah! madame Kerloff, nous allons nous quereller. Moi je trouve que le gredin dont vous parlez est au contraire un hardi gaillard, qui n'a pas froid aux yeux....

—Monsieur l'ambassadeur!

—Qui n'a pas froid aux yeux. Oui, oui, je sais: il a tué un pauvre vieil homme sans défense: Farnese était seul,—pas un laquais,—et le coup de revolver a été tiré par derrière. Je sais tout ça.... Main écoutez un peu: ce n'est pas vrai que Farnese était seul. A côté de lui, autour de lui, il y avait une garde formidable! il y avait la loi, la société, les juges, la guillotine. Et vous croyez que l'assassin n'avait pas d'yeux? Il a tout vu! la cour d'assises, les robes rouges, et le couteau triangulaire. Quand même, il a marché, il a frappé! Hé! hé! je connais beaucoup de fiers duellistes et beaucoup de braves soldats qui se moquent des épées et des balles, mais qui tourneraient casaque devant l'échafaud.

Quelqu'un objecta:

—Les criminels ne songent pas au châtiment. C'est-à-dire qu'ils se flattent toujours d'y échapper.

—Quand on se bat, on se flatte toujours d'être vainqueur. Il n'en faut pas moins être brave pour se battre, riposta Narcisse, goguenard.—Tout bien pesé, je mesure le courage des combattants à la carrure de leurs adversaires. Et le bourreau m'a toujours fait l'effet d'un guerrier diablement large d'épaules.


[1] A l'exemple de mesdemoiselles Kolouri, les dames pérotes vont assez volontiers s'asseoir sur un lit, mais ne s'y couchent guère.


XXXIV

La voix du rossignol aux pointes des cyprès.
H. DE R.

SAMEDI, 26 novembre; cinq heures et demie, à la franque.

La rue qui passe derrière l'ambassade d'Angleterre est une rue grecque, régulière et morne. Des maisons de pierre, laides, s'y alignent, face au grand mur du parc. Peu de passants. Le crépuscule est déjà brun. Il pleut.

J'ai rabattu le capuchon de mon manteau, et je marche le long du mur. J'attends.

Au bout de la rue, Péra, brusquement, finit: le sol manque. Un ravin se creuse là, profond comme un abîme. La pente raide, toute hérissée de cyprès, descend jusqu'à la Corne d'Or, qu'on aperçoit là-bas, léchant le pied de Stamboul;—Stamboul couleur de nuit, dentelé de minarets et de coupoles.

C'est une forêt que ce ravin,—une forêt poussée en pleine ville; un cimetière aussi: les plus antiques des tombes de Constantinople sont là, sous les arbres quatre fois centenaires.

Je m'accoude au parapet, et je regarde longtemps la forêt sombre, et le bras de mer au-dessous de la forêt, et la ville turque au delà du bras de mer. Des corneilles innombrables tournoient parmi les pointes des cyprès, en quête de la branche où dormir. Un craillement ininterrompu monte du ravin. La pluie fine embrume toutes choses.

... Ah! voici venir, du fond de la rue, une robe grise sous un parapluie ... une robe grise dont je reconnais l'allure souple. Je vais au-devant.... Bon! c'est comme un fait exprès: la rue n'est plus déserte; un cafetan vient aussi, derrière la robe, à quelque vingt pas. Mais lady Falkland l'a bien vu. Et me croise sans s'arrêter, me jetant à voix basse très vite:—Suivez-moi de loin.

Je la laisse s'éloigner. Elle longe le parapet du ravin, et tout d'un coup, semble passer à travers. Le cafetan, qui fort probablement ne s'inquiète point de nous, continue tout droit. Il n'y a plus personne dans la rue. Je gagne à mon tour le parapet, où s'ouvre une trouée. Un sentier commence là, et serpente au flanc du ravin, parmi les cyprès. Lady Falkland, presque invisible dans l'ombre des arbres, m'attend. Je la rejoins. Je me penche sur sa petite main, que la pluie fait toute froide, et je pose mes lèvres dans l'ouverture ronde du gant.

D'abord, nous ne disons rien. Lady Falkland a pris mon bras, et nous marchons dans le sentier, gagnant vers le creux du ravin, vers la nuit plus sombre et plus secrète. Les troncs des cyprès alternent avec des buissons opaques: le parapluie, accroché çà et là, devient une gêne, Lady Falkland, brusque, le ferme.

—Vous serez mouillée....

—Ça m'est égal.

—Et vos pieds! vous n'êtes pas chaussée pour patauger dans cette boue ruisselante....

—Ça m'est égal.

Elle parle bref. Je sens sa main crispée sur mon bras.

—Marie....

C'est la première fois que j'ose la nommer ainsi. Mais c'est aussi la première fois que je la tiens serrée contre moi, et qu'il fait nuit autour de nous deux.... Et puis, cette voix nerveuse, cette main qui tremble, ces yeux baissés que je ne parviens pas à voir ... j'ai trop pitié d'elle! Je voudrais soudain l'étreindre, la porter, la bercer, l'endormir, pour qu'elle oublie tout, et calmer contre ma poitrine ce pauvre cœur que j'entends battre.

—Marie....

Elle respire avec effort:

—Écoutez....

Elle quitte mon bras, et s'adosse à un cyprès. Elle relève la tête et me regarde. Les corneilles craillent moins fort au-dessus de nous.

—Mon ami ... ah! ce soir encore, je ne suis pas brave. Voyez-vous, c'est comme une déchéance, ces prétextes, ces mensonges, cette fuite peureuse de tout à l'heure, tout ce qu'il m'a fallu faire pour vous rencontrer ici.... Mais vous avez été trop bon pour moi, vous m'avez aimée d'une amitié trop douce. Quoi qu'il m'arrive plus tard, je ne veux pas être ingrate aujourd'hui ... je veux m'acquitter, je veux vous donner au moins ce que j'ai de plus précieux, ma confiance toute ... et tous mes secrets.

Elle se tait, elle écoute la pluie qui bruit au travers des branches. Les corneilles se sont endormies peu à peu.

—Mon ami ... d'abord, tout va de mal en pis. Ils ont assez de moi, tous les deux. Et ils redoublent leur haine et leurs insultes. Oh! je vois clair dans leur jeu. Ils veulent me pousser à bout, me forcer a un éclat, me faire fuir.... Tenez, cette semaine, j'ai cru qu'ils y réussissaient: une scène atroce ... c'était à propos de mon petit.... Cette misérable est devenue féroce pour lui.... Depuis que vous l'avez cinglée si fort dans son orgueil ... vous vous souvenez?... on dirait qu'elle veut se venger sur cet innocent.... Enfin, il y a quatre jours, elle a osé le frapper. J'étais là, j'ai sauté sur elle. Nous nous sommes presque battues comme des femmes du peuple. J'ai été la plus forte, heureusement! Mon ami, voyez-vous, si j'avais eu le dessous, je crois bien que je jetais le manche après la cognée, que je me sauvais de cet enfer, que je désertais! A quoi bon rester, si je n'étais même plus bonne à défendre mon petit?

Elle s'arrête. Puis elle sourit.... Oh! le pauvre sourire navrant....

—Voyez, mon ami, je ne mens pas, je me suis battue. Voyez les marques!

Elle a relevé sa manche. Une trace de griffe sillonne la peau, la peau de lait et d'ambre. Je regarde. Une goutte de pluie tombe sur le bras nu, qui tressaille, et se recouvre.

Je ... je ne sais plus très bien où j'en suis. Ah! les paroles de Mehmed pacha.... Il faut que je répète les paroles de Mehmed pacha....

Je répète. Toujours adossée contre les cyprès elle m'écoute, pensive:

—Il a dit cela? c'est étrange.... Je ne comprends pas.... Pourtant, je me fierais à Mehmed pacha. Il est loyal,—loyal comme sa race....

Elle se tait encore, longtemps. Enfin:

—Mon ami ... j'ai encore tout à vous dire....

Mais sa voix s'étrangle net. Une terreur soudaine dilate ses yeux. Je me retourne, inquiet moi-même ...

Une forme brune, silencieuse et souple, gravit le sentier—vient vers nous. D'instinct, je cherche dans ma poitrine le poignard a manche de jade acheté, l'autre jour, au bazar.... Mais non, ce n'est qu'une femme turque, enveloppée de la tête aux pieds dans son féridjé....

Elle passe devant nous et s'éloigne. Lady Falkland appuie sur sa bouche son mouchoir, et respire.

—Mais qu'avez-vous donc craint? Ce n'était qu'une femme....

—Oui, une femme ... mais n'avez-vous donc jamais songé combien il est facile à n'importe qui, de se cacher sous un féridjé? Je me sens cernée, je vois des espions partout....

Elle frissonne, secoue les épaules.

—Enfin, cette fois, ce n'était qu'une femme de cimetière!...

—De cimetière?...

—Vous ne savez pas? Ici, la prostitution hante les cimetières.

Les filles très pauvres attendent sous les cyprès le désir des soldats.

Elle lit un étonnement dans mes yeux:

-Comment je sais ces choses? Hélas! croyez-vous que mon mari ait épargné mon orgueil, et m'ait jamais permis d'ignorer ses brutales débauches? Sir Archibald Falkland ne dédaigne pas d'imiter les soldats turcs ou kurdes; il fréquente les cimetières d'ici; il suit les femmes voilées, et résiste rarement, très rarement, à leur séduction....

Un dégoût crispe sa lèvre. Elle bat des cils, comme pour chasser la vision sale.

Encore un long silence. La nuit, maintenant, est noire.

—Mon ami ... c'est l'heure.... Je veux être loyale tout à fait. Je ne veux pas voler votre amitié. Je ne veux pas voler votre estime. Je veux que vous sachiez tout de moi, le mal comme le bien, et mes misères, et mes faiblesses, et mes hontes.... Mais d'abord, ayez beaucoup de pitié! il y a eu tellement, tellement de tristesse dans ma vie! Tout n'a été que tristesse. Songez à l'enfant que j'ai été, autrefois, dans la vieille maison créole où je suis née, de l'autre côté de la mer ... là-bas, personne ne m'apprenait à souffrir.... Songez à la jeune fille ardente, enthousiaste, qui s'épanouissait librement au plein soleil.... Je me souviens encore d'un grand chien rouge qui m'aimait beaucoup, qui posait ses pattes sur mes épaules pour lécher mon visage.... Un jour,—j'avais seize ans,—on est venu, on m'a épousée, on m'a emportée. Un mari, je ne savais même pas ce que ce pouvait être. Ç'a été un maître et un geôlier; le mariage, une prison. On m'a cassé les ailes, on a fait de moi cet être brisé, flétri que je suis ... flétri, oui, flétri, flétri! Ah ... Ah! il y avait pourtant en moi de la noblesse, de l'orgueil, de la flamme ... je vous le jure!—et de l'amour, de l'amour qui débordait, qui ruisselait, qui s'épanchait partout comme un torrent d'or fondu....

Brusquement, elle jette ses deux mains sur son visage, et sanglote.

J'entends sa poitrine secouée d'atroces hoquets, je vois les larmes couler à travers ses doigts qui se tordent....

Je l'ai prise dans mes bras, je la porte et je la berce. Ma bouche éperdue cherche son front, ses yeux, ses tempes.... Elle est presque évanouie. La surprise de mon étreinte a succédé trop violemment à sa crise de souffrance. Elle pleure toujours, et, vaincue, écrasée de douleur, elle se blottit comme une toute petite qui a mal....

Tout d'un coup, elle s'arrache et pousse un cri.

—Ha! que faites-vous!

Mon baiser a touché ses lèvres.

—Que faites-vous? mon Dieu, mon Dieu!

Je suis à genoux devant elle, dans la boue et dans l'eau, et je baise maintenant ses poignets nus mouillés de pluie.

—Ce que je fais? je vous aime!

—Oh! pardon! ne croyez pas que j'aie choisi cette minute, ne croyez pas que j'abuse du lieu, de la nuit, de votre défaillance. Je ne savais pas, je vous jure que je ne savais pas! Je me figurais que c'était la pitié qui me poussait vers vous, et soudain, je comprends que c'est l'amour! Ah! pardonnez-moi. Je suis presque un vieillard, je n'ai rien pour émouvoir votre jeune cœur brûlant. Je suis sceptique, blasé, glacé, vieux, vieux! Mais je vous aime et je suis à vous. A vous!... Disposez de moi, commandez! Voici ma fortune, mon nom, ma force d'homme et de soldat, tout ce que je suis....

Elle écoute et elle n'entend pas. La caresse des mots tendres seule emplit son oreille. Et c'est si nouveau pour elle, si imprévu.... Elle a fermé les yeux. Une puissance inconnue la domine. Elle s'abandonne. J'entends enfin sa voix, lente, molle, sans volonté:

—Dites ... dites encore....

Et plus tard, après un long souffle oppressé:

—Dites encore ... faites-moi des souvenirs....

La pluie coule sur son cou, traverse son corsage, glace ses épaules.

Elle frissonne soudain et se redresse, égarée, heurtant de sa nuque le tronc du cyprès:

—Dieu, Dieu! c'est moi, c'est vous? Dieu! quelle honte!... Et j'étais venue pour vous dire....

Elle n'achève pas. Elle est plaquée contre l'arbre, les bras en arrière; une horreur indicible blêmit sa face et raidit ses membres.

—Marie....

J'essaie de prendre sa main qui, d'une saccade s'échappe:

—Qu'avez-vous? pourquoi?...

Mais elle ne répond rien. Elle répète toujours, accablée:

—Quelle honte!... quelle honte!...

Elle est comme une bête traquée. Elle n'ose plus lever les yeux. Elle jette à droite et à gauche de brefs regards furtifs, comme prête à fuir. Et, tout à coup, elle fuit.

Elle court. Elle remonte le sentier, piétinant dans les flaques qui giclent. Elle court. Et je reste stupéfait, n'osant la poursuivre.

Elle a disparu parmi les cyprès....


XXXV

28 novembre.

Arif, Osman, yavâch!

Ils rament trop vite. Je ne veux rien perdre de ce Bosphore, sanglant sous le soleil du soir.

... Hier, il pleuvait encore. J'ai longuement erré par Stamboul, cherchant un peu de calme dans les rues plus désertes que jamais. Les minarets fouettés par l'averse semblaient vouloir percer les nuages pour atteindre le ciel bleu.

Aujourd'hui, les nuages sont fondus. Il n'en reste rien que cette brume blonde qui toujours flotte sur Constantinople comme une mousseline de soie jaune. Et j'ai pris mon caïque pour jouir de ce dernier jour d'été, au seuil de l'hiver. Peut-être le Bosphore si doux mettra-t-il en moi sa sérénité....

—Pourquoi, pourquoi, pourquoi a-t-elle fui, avant-hier?

Mes caïkdjis m'ont conduit très loin. Nous suivions la rive d'Europe. Les villages, aux vieilles maisons violettes comme un sous-bois d'automne, ont défilé un à un: Ortakeuy avec sa mosquée svelte, couleur de neige; Couroutchesmé où mouillent les bateaux; Arnaout-keuy bâti sur une pointe; Bébek, au fond d'une baie; Rouméli-Hissar, où le Conquérant planta ses premières tours, toujours debout après cinq siècles—et Boyadjikeuy, et Sténia, et Yénikeuy, où j'ai reconnu l'hospitalière maison des Kolouri....

Plus loin, ç'a été Thérapia. Nous avons dépassé le palais de France, désert à présent. Le vent d'hiver se promène déjà dans le parc. Mais les arbres antiques luttent encore pour conserver leurs splendides toisons rousses de novembre....

... Les femmes ont souvent d'étranges pudeurs. L'idée seule de l'infidélité physique suffit à les épouvanter.... Oui. Mais elle, elle! délaissée depuis si longtemps, répudiée, veuve en quelque sorte! il il n'y a point au monde une créature plus libre de son cœur et de son corps....

Voici que le soleil est tombé derrière les collines. Magie soudaine et presque effrayante: l'ouest s'imprègne en un clin d'œil de ce rouge très sombre qui semble être le sang veineux du couchant, tandis que l'est, par un contraste prodigieux, s'éclaire des nuances blêmes de la nuit—bleu de lune et vert de jade. Au zénith, une frontière émeraude s'allonge comme une arche de pont.

Je vais dîner ici à Yénimahallé ou à Kavak, n'importe où. Il faut que les caïkdjis se reposent. Je trouverai bien toujours une auberge albanaise, et du yohourt, et du kaïmak peut-être, et, qui sait? une don-dourma ... en tout cas, un narghilé à fumer, après le repas, sous les grands platanes du village, parmi les filets accrochés qui sèchent au vent.


Le glouglou du narghilé, et sa fumée presque incolore, qui grise un peu, et met aux tempes une petite sueur froide....

Ah!... Quelle heure est-il?... Je crois que j'ai dormi, après ce narghilé.... La lune n'est plus qu'un croissant rougeâtre, près de disparaître.... Oh! cinq heures à la turque! je ne serai pas rue de Brousse à minuit.... En route, vite!...

Rapide, le caïque file déjà, s'envole sur l'eau sombre. Pour profiter du plus fort courant nous gagnons le milieu de l'eau. Et les deux rives s'enfuient....


Cinq heures à la turque, c'est fantastique! jamais je n'ai couru le Bosphore si tard. Tous les villages sont muets, toutes les lumières sont éteintes. Les alcyons même sont couchés; je n'entends plus le bruissement de leur vol nocturne, rasant la mer.


Canlidja.... Tout à l'heure, quand nous montions le Bosphore, nous avons passé très loin, à ranger l'autre rive. Et puis il faisait jour. A présent, dans cette ombre épaisse, je ne résiste pas au désir de m'approcher.... Je frôlerai d'un bout d'aviron la grille du jardin. Et si la dormeuse du petit pavillon entend, du fond de son rêve, ce frôlement, elle croira que c'est un pêcheur attardé qui hale sa barque.

Oh! les fenêtres du pavillon sont éclairées? et ouvertes?... Si tard? Les veillées sont pourtant courtes, dans cette maison où l'on se hait tant.... N'importe: je vais passer tout près. Mon caïque est invisible autant que silencieux, absolument silencieux et invisible—mes yeux faits à l'obscurité distinguent à peine la silhouette d'Osman, qui rame devant moi.

Doucement ... doucement!... je veux m'arrêter sous les fenêtres lumineuses ... peut-être qu'on est accoudée?

Ah ... ah ... ah!

Deux!... ils sont deux dans la chambre ... elle, et un homme. Oui, un homme: Cernuwicz!...

Cernuwicz ... Lady Falkland et le prince Stanislas Cernuwicz!... Je les vois comme si je les touchais. Ils sont debout, enlacés.... Elle porte un peignoir ouvert, défait. Je vois un sein nu....

... Je ... je ... je me suis cassé un ongle contre le bois du caïque.

... C'est ... oui, parbleu! c'est très drôle.... Renaud de Sévigné Montmoron, cocu.—Cocu avant la lettre!—Avant la lettre, beaucoup plus drôle encore!

Imbécile!... Quarante-six ans ... quarante-six ans! C'est une leçon.... Il a ... quel âge? vingt-cinq ans, Cernuwicz?... C'est une leçon. Dure....

Dure, oui!... Tout mon orgueil saigne ... et autre chose que mon orgueil....

Oh! mais! je dompterai cela. Non, je ne veux pas m'en aller d'ici, pas tout de suite. Je ne risque point d'être aperçu: la nuit est trop noire, et leur alcôve trop claire, trop illuminée ... trois lampes! Et je veux fouetter ma souffrance, jusqu'à ce qu'elle crève.

Maintenant, ils sont désunis. Nonchalante, elle s'est approchée de la fenêtre ouverte, elle regarde vers la nuit, vers moi. Lui, immobile, regarde vers elle. Je les entends parler. Il dit:

—A quoi pensez-vous, ma jolie?

Elle répond, de cette voix pure et songeuse—cette voix qui me disait, avant-hier:—«Faites-moi des souvenirs»—elle répond:

—Je pense que vous ne m'aimez pas beaucoup. Je pense que cela vous est presque égal que je sois à vous.... N'est-ce pas, Sta?... C'était trop facile de me prendre! J'étais une si faible chose, tellement altérée de tendresse!... Ce n'a pas été amusant. Et c'est vite devenu monotone. Il y a trop longtemps.... Même, je pense que cela vous est presque égal d'avoir enfin obtenu cette nuit que vous demandiez avec tant de fièvre, cette nuit passée ici, dans la chambre où je dors chaque soir....

Il répliqua. Je crois qu'il dit des choses douces. Mais je n'entends pas ses paroles à lui; je guette seulement sa voix à elle, à cause du son, du son que j'aimais....

Elle dit encore:

—Je pense que d'autres pourraient être ici, à votre place ... d'autres que j'aurais appelés, aussi bien que vous, si le hasard les avait mis d'abord sur ma route vide ... d'autres qui donneraient leur vie, qui sait? pour une heure comme celle-ci....

Pour Dieu!... non! pas ça ...


Ho! qu'est-ce?... des lumières dans le jardin sombre ... des lumières qui sortent une à une de la grande maison, et qui se glissent entre les arbres, et qui s'avancent, avec des airs traîtres, et qui cernent peu à peu le pavillon....

... Les paroles de Mehmed pacha ... les paroles de Mehmed pacha....


C'est bien cela. La porte du pavillon s'est ouverte, sous une lente poussée qui a brisé, je crois, la serrure. Et sont entrés sir Archibald Falkland et sa cousine, lady Edith. C'est bien cela. Il n'y a d'ailleurs eu ni cri, ni chaise renversée, ni rien. J'ai seulement entendu, d'abord, une sorte de gémissement sourd—le râle de lady Falkland—et ensuite, un petit rire décharné comme un squelette—le ricanement féroce et triomphal de l'autre, de la maîtresse enfin victorieuse.

Rien de plus.

Si: au bout d'une interminable seconde, le claquement d'un revolver qu'on arme. Mais, tout de suite, la voix froide du baronnet prononce:

—Pas la peine! Stanie, remettez cela. Remettez! le jardin est plein de cavas....

Je ne vois plus Cernuwicz, qui a reculé hors du champ de la fenêtre. Mais sans doute obéit-il, car nulle détonation n'intervient.... Dame! le jardin est plein de cavas. Que voulez-vous! On descend de cinq rois, et on se nomme Cernuwicz. Mais on ne se nomme pas Bussy d'Amboise.

Pouah!... pouah!...

Derechef, la voix du baronnet:

—Mary, voulez-vous signer ceci? Je vous tiens dans ma main, vous le sentez. Il est inutile de regimber. Si vous signez, je n'appellerai pas les cavas ni les valets. Tout restera entre nous. Si vous ne signez pas, j'appellerai.... Pardon, demeurez où vous êtes! laissez votre gorge nue, s'il vous plaît!

Et toujours le petit rire décharné qui cliquette. Elle se venge, oh! elle se venge bien, l'autre!

Lady Falkland est debout dans l'embrasure de la fenêtre, adossée au chambranle. Une statue serait moins immobile. Sir Archibald fait un pas. Cernuwicz s'interpose:

—Archie, vous n'allez pas.

—Stanie, taisez-vous, je vous prie. Il est correct que vous vous taisiez.

Il se tait.—Il me semble que d'autres ne se tairaient pas....

—Mary, voulez-vous signer ceci?

Pas un mot, pas un murmure. Elle est changée en pierre. Le petit rire de lady Edith s'interrompt. La vipère mord:

—Mary, signez donc et que ce soit fini. Je m'aperçois que vous n'êtes pas vêtue très chaudement: vous prendrez froid ... et si vous tombez malade, qui soignera votre cher petit baby?

Cette fois, la statue tressaille. Mais la réponse ne vient pas encore.

—Edith, laissez-la. Il faut en finir. Mary, signez. Lisez d'abord, je préfère que vous lisiez. C'est simplement de quoi obtenir le divorce,—votre consentement, et l'aveu de ... de la chose.—Il n'y aura point scandale. Le papier sera vu seulement par l'homme de loi et le consul. Tout sera aplani, parce que vous ne pourrez plus vous défendre. Si vous ne signez pas, j'appelle les valets et je fais constater. Alors il y aura scandale.

Il tend le papier. La main qui serre l'appui de la fenêtre se crispe, et la tête raidie contre le chambranle fait non.

—Non? Comme il vous plaira. Il y aura donc scandale. Ce sera tant pis pour l'enfant; il saura l'espèce de femme qu'était sa mère.

Un silence d'une seconde. La main se détache de la fenêtre, le corps ploie, la tête s'incline. Lady Falkland est à genoux.

—Archibald! je vous supplie! l'enfant ... ne me prenez pas l'enfant....

Haussement d'épaules:

—Cela est hors de la question. Vous auriez pu parler ainsi hier. Mais je vous ai dit: vous êtes maintenant dans ma main. Si vous signez, l'enfant ne saura pas. Si vous ne signez pas, il saura. Choisissez, et ne dites pas de paroles inutiles.

—Archibald ... je vous supplie ... l'enfant....

La voix a baissé d'une octave, et je l'entends à peine, si faible et si grave, lourde d'un tel accablement de souffrance!...

C'est Edith qui répond:

—Archie, appelez donc les valets! Vous voyez bien qu'elle ne comprend pas. Ces Françaises ont beaucoup de sensiblerie, mais peu d'intelligence.

Un piétinement brusque. Lady Falkland s'est relevée, farouche.

—Archibald!—la voix jaillit, saccadée, terrible.—Faites-la taire d'abord. Je suis chez moi, ici, chez moi encore! Archibald, vous êtes bien, bien abject. Nous étions deux étrangers sous ce toit, nous étions libres l'un et l'autre. Combien de fois m'avez-vous dit que j'étais libre, avez-vous voulu que je fusse libre, pour être libre vous-même? Combien de fois aurais-je pu, moi, vous prendre au piège, comme vous me prenez ce soir? Mais je n'ai pas voulu. J'ai été loyale!... Vous, vous êtes traître!... traître!... traître!...

Sous l'injure, je le vois blêmir. Une seconde, il hésite, debout devant elle. Et soudain, comme elle répète une fois de plus: «Traître!...» il lève son poing fermé, l'abat sur l'épaule fragile. Lady Falkland tombe. Cernuwicz n'a pas bougé.

Le mari implacable, ouvre la porte:

—J'appelle?... Un ... deux ...

Je ne vois pas le geste de la martyre, parce qu'elle est par terre, écrasée, vaincue. Mais le bourreau s'arrête et referme la porte. Puis il se baisse, le papier d'une main, la plume de l'autre. Le silence est tel que j'entends la plume grincer.... C'est fait.

—Edith, Stanie. Signez aussi, comme témoins.

Elle signe, et Cernuwicz signe aussi, sans révolte.—C'est fait.—Sir Archibald Falkland plie le papier, soigneusement, et le serre dans son grand portefeuille de cuir écarlate.

—Demain, j'irai à San Stéphano, chez l'homme de loi. Il y a un train à trois heures.... All right!... Stanie, une cigarette?

Ils fument comme une paire d'amis.

Cependant, une ombre, lentement, se hausse jusqu'à la fenêtre et s'accoude. Lady Falkland, d'un effort pesant, s'est redressée. Elle se penche sur la mer.... Oh! elle ne se jettera pas. Elle n'a même plus l'énergie qu'il faudrait pour se jeter. C'est fini. Elle a signé. Elle n'a plus d'enfant. Elle ne veut plus rien. Elle ne cherche plus rien, qu'un peu de fraîcheur humide pour ses tempes.... Elle regarde dans la nuit.—Tout à l'heure, quand ses yeux seront accoutumés au noir, elle verra mon caïque: il faut partir.

Je touche l'épaule d'Osman, qui pèse silencieusement sur ses grands avirons....

Alors, un dernier son parvient à mon oreille, un son déjà entendu, l'autre jour sous les cyprès, et qui soudain, maintenant comme alors, me serre la gorge et me griffe le cœur: un son de sanglots, de sanglots qu'on ne retient plus. Pauvre, pauvre femme! Abattue, désarmée, piétinée,—sans un ami, sans un vengeur, seule, toute seule! ses forces sont à bout. Son orgueil est cassé. Ça lui est égal que l'autre, la rivale, la voleuse, voie et savoure ces larmes qui débordent. Elle pleure ici, comme elle pleurait dans mes bras, sous les cyprès muets et sourds. Ça lui est égal. Tout lui est égal. Elle n'a plus d'enfant, plus d'enfant....


XXXVI

Aujourd'hui, 29 novembre, je suis sorti de bonne heure, pour une promenade à pied qui peut-être sera longue, une promenade dont l'idée m'est venue cette nuit, tandis que mon caïque me ramenait de ... de là-bas.... Midi sonnait, quand j'ai quitté la rue de Brousse. J'ai déjeuné chez le marchand de laitage du quartier Karakeuy. Puis, j'ai traversé la Corne d'Or.

Et me voilà dans Stamboul. Au bout du pont, j'ai pris la première rue à droite,—comme autrefois....

Je marche maintenant sur le pavé herbeux, entre les maisons de bois silencieuses, parmi la solitude ensoleillée de l'immense ville qui a l'air d'un village mort.

Cyprès, figuiers, acacias;—chaumières mêlées aux conaks des beys et des pachas;—tombes éparpillées partout;—et parfois, de très loin en très loin, un passant grave qui croise ma route, sans jamais me donner plus d'un regard....

Je ne vais pas au hasard. J'ai dessein—d'abord, de refaire aujourd'hui pas à pas, ma première promenade dans Stamboul, cette promenade qui est restée au plus profond de ma mémoire, cette promenade de laquelle tant de choses sont nées,—mortes à présent....

La mosquée de Suleïman, pour commencer. Première étape, courte. Voici déjà l'ogive de vieilles pierres par où l'on accède à l'esplanade carrée, vaste comme une plaine. Et voici la mosquée géante, avec son bouillonnement de coupoles pareilles aux dunes de sable que le simoun agglomère en grappes....

Voici les quatre minarets, raides et hautains comme quatre lances, et qui ont l'air de prêcher, du haut de leur triple balcon, les quatre vertus que l'Islam préfère: la fidélité, le courage, l'indulgence pour les faibles, et la haine pour les méchants....

Je veux entrer.... Je veux contempler les colonnes du temple d'Éphèse, celles qui ont déjà vu passer quatre dieux.

... Mais je ne regarderai pas le turbeh de Sultane Roxelane, qui vola ses fils à Sultane Hasséki.


En vérité, ce n'est pas une promenade, c'est un pèlerinage que je fais. Mais c'est qu'aussi j'ai mes raisons de croire que je ne vivrai plus de bien longs jours dans cette Turquie qui m'est devenue, peu à peu, passionnément chère....

Je poursuis maintenant, dans le labyrinthe des petites rues qui vont de la mosquée de Sultan Suleïman à la mosquée de Sultan Sélim.

... Étrange, au même carrefour qu'il y a deux mois, la même pauvresse se tient accroupie, son enfant sur ses genoux ... la même, oui ... je ne me trompe pas. J'hésite une seconde: j'ai tant envie de lui donner un peu d'argent!... mais je sais qu'elle va refuser. Non, peut-être! je me souviens, il faut offrir à son petit.... D'ailleurs, à présent, je parle turc, je ne suis plus tout à fait un Infidèle. Je m'approche, je l'appelle très respectueusement «ma mère», et, vite, je vide ma bourse dans la menotte. Il y a quantité d'argent dans ma bourse: sept, huit piécettes, qui valent au moins cinq francs de France! Un regard étonné m'arrive à travers l'étamine épaisse du tcharchaf, et le merci prend une forme que je n'attendais pas, et qui me trouble: «Soyez heureux par l'amour de celle à qui vous pensez....»


Des rues encore, beaucoup de rues, bordées de maisons ou de tombeaux. Voici mon quartier, Kara-Goumrouk, et je commence à bien m'y reconnaître. Tout à l'heure, l'immense citerne byzantine va me barrer le chemin. Oui. Et voici ma propre maison, où je n'ai dormi qu'une fois. Mais je n'entre pas encore.

Pas encore. Je veux revoir auparavant la cour de cette Sélimié-Djami qui est ma mosquée à moi, maintenant que j'habite ici.... Je veux revoir la cour aux vieux cyprès, sous l'ombre desquels, le jour de la première promenade, nous nous sommes reposés très longtemps, «celle à qui je pense» et moi.

Je me souviens: Nous avons mangé des sucreries achetées par elle chez Hadji-Békir, le confiseur turc à la mode. Cela m'ennuie de ne pas avoir de sucreries à manger ici, aujourd'hui....

Quatre longs regards pour les quatre murs cloîtrés, enluminés de leurs vives faïences, et me voilà de nouveau sur le pas de la porte voûtée. J'hésite maintenant....

J'hésite. Il faudrait d'abord pour bien suivre l'ancien itinéraire, pousser jusqu'à la porte d'Andrinople, et sortir des murs de la ville, et m'asseoir dans le grand cimetière d'Aziyadé.... Mais cela, plus tard.—un peu plus tard. L'heure viendra, d'entrer dans le cimetière farouche.... Pour le moment, c'est au turbeh de Hasséki que je songe. Je voudrais bien y aller, j'aurais besoin d'y aller ... pour y faire une prière ... mais c'est très loin d'ici, à plus d'une lieue. Quelle heure est-il? Deux heures moins cinq, déjà! Oh! je n'ai pas le temps. Même, il faut que je me hâte.

Vite, à la citerne, et à ma maison!... La rue est déserte comme toujours. Certainement pas une âme ne m'a vu ouvrir ma petite porte de bois neuf, et la refermer derrière moi.


Les grillages de lattes croisées, qu'on appelle en turc des kéfès, me protègent contre tout coup d'œil indiscret d'un voisin ou d'un passant.

Une chambre turque est le plus inviolable des sanctuaires.... Celle-ci est jolie: les rideaux en soie de Brousse, achetés l'autre jour, pendent aux fenêtres, le mangal de cuivre luit au milieu du plancher....

Et, drapé sur le mannequin d'osier, voici le costume de hanoum,—de dame turque voilée, mystérieuse, inconnaissable;—et sur une tablette, le petit poignard damasquiné, à manche de jade, à la lame aiguë.


Je ... je crois que je vais dormir.

Oui. Je dors.

Je dors.... Quand on dort, on fait des rêves, n'est-ce pas? des rêves étranges ... des rêves sanglants....


La nuit. La nuit très noire. Je suis ... je suis réveillé ... réveillé du sommeil et du rêve ... et déjà, bien loin de la maison de Kara-Goumrouk: voici le grand pont qui passe la Corne d'Or ...

Il y a des réverbères, sur le pont. Je m'arrête sous la lueur qui danse.... Il me semble que j'oublie quelque chose.... Oui, c'est bien cela. Ce papier ... ce papier.... Je le déplie, je le lis. Je le relis. C'est bien cela: j'oubliais quelque chose. Un papier,—un papier inutile,—cela se déchire évidemment ... comme ceci, deux, quatre, huit, seize, trente-deux, soixante-quatre morceaux, que le vent propice emporte, disperse, noie dans la mer profonde.

Je remonte vers Péra, en prenant par le quartier de Top-Hané.

A main droite, entre deux maisons, voici quelques tombes, des tombes blanches qui luisent faiblement sous les étoiles.... La lune n'est qu'un croissant très mince....

Quelle paix, quelle paix! N'est-ce pas, en somme, une joie, dormir parmi des tombes pareilles, quand on s'est longtemps agité de l'agitation vaine, brutale et malfaisante de la vie?


XXXVII

Jeudi 1er décembre.

Il paraît que sir Archibald Falkland est mort. C'est madame Érizian, rencontrée par hasard ce matin dans Péra, qui m'apprend cette nouvelle, Sir Archibald Falkland est mort. Avant-hier, il était parti, dit-on, pour San Stéphano, où il avait affaire. Mais il n'y est point arrivé.... Et hier on a trouvé son cadavre dans le grand cimetière turc qui est au delà des murs de Stamboul....

Il paraît que sir Archibald Falkland a été assassiné,—poignardé.—Sans doute, par quelqu'un de ces malfaiteurs, qui toujours rôdent, au crépuscule, à l'entour des portes de la ville.

Madame Érizian, debout au coin d'une rue, son parapluie fermé lui servant de canne, me fournit quelques tragiques détails. Visiblement sa tristesse n'est pas très profonde. Toutefois, le sang versé ne laisse pas d'émouvoir ses nerfs arméniens:

—Il est sûr que ce coup de couteau arrive à point: la vie n'était plus tenable pour notre pauvre petite Maria. En outre, ce Falkland.... je n'en veux pas dire de mal à présent qu'il est mort; mais vous l'avez connu, et, entre nous, ce n'est pas grand'chose à regretter. Ce qui n'empêche qu'un meurtre a toujours je ne sais quoi d'horrible!

Elle frissonne. Et je me souviens du proverbe turc: Allah a fait le lièvre....

N'importe. Voilà une vieille femme qui a beaucoup vu,—et beaucoup retenu;—une vieille femme d'une vieille race subtile et déliée entre toutes, sur qui maints préjugés ne mordent pas. Eh bien, cette femme-là sait à merveille l'homme qu'était sir Archibald Falkland: loyalement elle se félicite qu'on l'ait tué. Mais elle se détournerait de l'assassin.


XXXVIII

2 décembre.

La petite mosquée de Mehmed Sokoli brille comme un joyau sous le soleil de midi, et le cimetière qui l'entoure a l'air de la sertir d'un cercle d'émail vert.

Je suis venu à cheval, et j'ai attaché ma bête à la porte de la cour cloîtrée. Le bon iman me reconnaît tout de suite, et nous commençons par échanger nos plus grands salaams. Les petites filles ne sont pas là. Je m'informe d'elles,—c'est licite, puisqu'elles ne sont pas encore femmes,—et l'on me remercie beaucoup de ma courtoisie.

Une visite de la mosquée s'impose. Je me laisse conduire. La nef de marbre blanc, ciselée et dorée, est toujours la même merveille. Mais je crois que, l'autre fois, je n'avais pas senti si voluptueusement la douceur du jour qui tombe des vitraux.... C'est comme une pluie tiède qui descend jusqu'au fond de l'âme, une pluie de paix, d'oubli....

Exprès, je trébuche dans le tapis troué. L'iman, très confus, s'excuse. Mais, justement, c'est pour cela que je suis venu. Voilà, il se trouve que, depuis ma dernière visite, un héritage m'est en quelque sorte tombé du ciel, un héritage auquel, en toute équité, je n'ai pas droit, mais que je n'ai cependant pas pu refuser. Peu de chose, au demeurant: quelques pièces d'or. Mais, en conscience, j'estime que je dois rendre à Allah ce qui est à Allah.... Et justement le tapis neuf n'est pas encore acheté. Alors?...

Alors!... l'iman paraît tout à fait perplexe! Mais j'invoque fort à propos l'autorité de Mehmed pacha. Je déploie mon turc le plus pur, le plus persuasif. Et, finalement, les pièces d'or sont agréées....

Je les tire une à une du portefeuille qui les recèle. Il y en a sept, et deux plus petites. Huit livres turques en tout: un peu plus de neuf louis.

C'est fait. Allons:—Allaha ismarladik!

Adieu....

... Ces pièces d'or, que je ne devais pas garder, j'aurais pu, certes, m'en débarrasser n'importe comment, les jeter n'importe où. Mais c'est mieux ainsi.


XXXIX

J'ai trotté de Mehmed Sokoli jusqu'à la Marmara. Là, j'ai pris le galop. Tout le long de l'ancien mur qui était le front de mer de Byzance passent aujourd'hui la voie ferrée de San Stéphano et une route parallèle à la voie,—une route bonne pour les chevaux. Route et voie ferrée s'en vont jusqu'au bout de Stamboul, jusqu'à la Tour de Marbre, jusqu'à la grande Muraille où commence le cimetière d'Aziyadé.

Une fantaisie: je veux aller là-bas, dans le cimetière, je veux aller voir la place où quelqu'un tua sir Archibald Falkland,—tua pour voler, puisqu'on n'a rien retrouvé dans les vêtements du mort. Cette aventure fait beaucoup de bruit dans Péra, naturellement. Le meurtre d'un directeur de la Dette prend des proportions de crime d'État. Et les journaux n'en parlent qu'avec prudence.

Il y a presque deux lieues, de Mehmed Sokoli à la Tour de Marbre. J'aime cette longue route extérieure à la ville, d'où l'on découvre, à chaque vallée qui s'enfonce entre deux des sept collines, un nouveau quartier de Stamboul, jamais pareil aux autres, quoique toujours ceint et couronné de cyprès noirs et de minarets blancs.


... Koum-Kapou;—Yéni-Kapou;—Ak-Sérail;—Daoud-Pacha;—Psammatia....

Ah! voici Iédi-Koulé; et sa petite gare, la plus proche de la Tour. Je ... ne passerai pas par là. Il y a un autre chemin, plus à droite....

Un peu d'éperon, pour franchir ventre à terre la seule porte qui s'ouvre ici dans la muraille,—la porte des Sept Tours; pour franchir le chemin de ronde, le fossé, le talus....

Et le grand cimetière commence, coupé çà et là de champs, de vergers, de landes. Tout cela, formidablement désert.

L'endroit n'est pas bien loin. Les journaux l'ont indiqué, très clairement. Et j'ai lu tous les journaux. Je puis donc trouver. Je trouverai.

... Ici.


—Bonjour, monsieur le colonel....

J'ai tressailli violemment ... Pourquoi? ce n'est que Mehmed Djaleddin pacha, à cheval, au milieu des cyprès.

—Monsieur le maréchal....

—Ah! la curiosité! Vous venez voir la fameuse place. Vous tombez juste. C'est bien ici, exactement ici....

Il baisse le doigt vers une stèle renversée. L'herbe haute est foulée alentour.

—Mais vous-même, monsieur le maréchal, que faites-vous en ce lieu, sinon, comme moi, satisfaire une curiosité?

—Professionnelle. Sa Majesté Impériale m'a chargé d'instruire spécialement cette affaire. Vous comprenez qu'elle est d'importance; un directeur de la Dette, peste!

—Et vous instruisez ... ici? Tout seul, à cheval, dans le cimetière....

—Oui.... Une idée à moi, monsieur le colonel: j'attends que l'assassin revienne où il a assassiné.

—Ah bah! quelle apparence?

—Ils reviennent tous ainsi.

—Les neurasthéniques, les assassins de notre Occident, pourris de littérature. Mais un voleur vulgaire, quelque Serbe, ou quelque Bulgare, ou quelque Kurde....

—Ah! je vois que vous avez lu les journaux. Mais cette hypothèse-là, c'est l'hypothèse officielle et provisoire. Entre nous, je crois qu'on innocentera les voleurs vulgaires.

—En vérité?

—En vérité.

Je le regarde, marquant mon étonnement.

—Oh! je puis très bien vous mettre dans le secret des dieux. Je sais que vous êtes discret, monsieur le colonel.... Et, ma foi, l'histoire vaut d'être entendue, par quelque bout qu'on la commence....

«Tenez, ceci d'abord: vous savez que sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano, le jour du crime.—Et, soit dit en passant, ce cimetière n'est pas une étape obligatoire entre Stamboul et San Stéphano.—Mais n'importe.—Donc, sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano.—Pour affaires, a-t-on dit. Quelles affaires? Personne n'avait songé à s'en informer. J'ai commencé par là mon enquête. Et bien, sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano pour y entamer la procédure de son divorce, lequel divorce était décidé depuis la veille au soir, à la suite d'une scène de famille, qui n'offre d'intérêt ni pour vous ni pour moi, mais dont j'ai connu le détail.... Les valets arméniens des Falkland sont, comme bien vous pensez, à mes gages.

—Voilà qui est fort curieux. Mais cela ne paraît guère se rapporter au crime?

—Qui sait?—Le crime lui-même présente des particularités tout à fait étranges.

—Par exemple?

-Jugez-en plutôt: sir Archibald Falkland, le 29 novembre, monte à Canlidja dans le chirket haïrié de 9h.17 à la turque. Auparavant, il a une conversation avec cette cousine qui est sa maîtresse, lady Edith. De cette conversation, qui m'a été répétée mot à mot, et du témoignage de lady Edith, que j'ai interrogée hier, pour surcroît de certitude, il résulte que sir Archibald emportait sur lui, dans un grand portefeuille de cuir écarlate, toutes les pièces utiles au divorce. Aucun double de ces pièces n'existait. Voilà donc sir Archibald en route. Il arrive à Stamboul à 10h.19, en avance de plus de vingt minutes sur son train,—le train de 3 heures à la franque. Il n'en va pas moins droit à la gare de Sirkédji, et s'installe dans la salle d'attente. Il n'est donc certes pas en humeur de flâner. L'heure du train sonne. Sir Archibald prend son billet,—pour San Stéphano: nous avons la déposition des employés.—Le train part. Jusque-là, rien que de fort clair.

«Mais à la station d'Iédi-Koulé, sir Archibald descend de wagon. Ce n'est sans doute que pour se dégourdir les jambes: les cavaliers comme vous et moi, monsieur le colonel, savent qu'il est pénible de rester assis trop longtemps. Et fort à propos, l'arrêt d'Iédi-Koulé dure plusieurs minutes. Oui, c'est probablement pour se dégourdir les jambes que sir Archibald Falkland était descendu de wagon. A moins ... qui sait? ... à moins qu'un mystérieux appel.... Car voilà, tout à coup, que sir Archibald ne remonte pas. Au contraire, il sort de la gare. L'employé du contrôle remarque le billet pour San Stéphano. Sir Archibald serre alors ce billet dans son grand portefeuille,—disparu après le crime,—et dit à l'employé: «Je continuerai par le train suivant, qui passe dans une heure.» Singulière fantaisie; le train suivant n'arrive à San Stéphano qu'à la nuit noire.

—Singulière fantaisie, en effet.

—Attention, monsieur le colonel! Sir Archibald ne sort pas seul de la gare d'Iédi-Koulé. Une dame turque en sort devant lui, et sir Archibald semble la suivre. Tous deux, l'un derrière l'autre, franchissent la Porte des Sept Tours. Les soldats de garde s'étonnent de cette dame en tcharchaf, plus élégante qu'on ne l'est d'ordinaire dans le quartier, et s'étonnent aussi de cet Européen à pied, qui marche derrière elle. Le sergent, vaguement soupçonneux, observe le couple. Mais l'homme et la femme n'échangent ni mot, ni geste: rien d'illicite. Ils s'éloignent tranquillement sur la route d'Eyoub, celle qui longe le grand cimetière....

«Il est à ce moment plus de onze heures à la turque. Le coucher du soleil ne tardera guère, et vous savez qu'après le coucher du soleil, une dame turque n'a pas le droit de courir les rues. Où va donc celle-ci? Il n'y a guère de maisons habitées au delà de la muraille. Elle rentrera nécessairement en ville, par quelqu'une des portes; elle rentrera bientôt.... Oui, elle rentre,—par la Porte de Silivri. Les soldats de garde la remarquent encore. Elle rentre seule, et elle disparaît dans les rues. A partir de la Porte de Silivri, sa trace est perdue.... Perdue, monsieur le colonel!... Je suis certes de votre avis, c'est très regrettable. D'autant plus regrettable que cette dame, n'est-ce pas? doit en savoir long sur l'assassinat. Très long. Parce que je vais vous dire une petite chose, monsieur le colonel: cette dame turque ... je ne suis pas bien sûr qu'elle soit turque, ni dame ... mais je suis sûr qu'elle est l'assassin.

—Oh!

—Quel autre? Venez avec moi, monsieur le colonel....

Nous gagnons le bord de la route.

—Écoutez et regardez: ici, à cette brèche du petit mur, Falkland a quitté le chemin pour pénétrer sous les cyprès. La femme marchait devant lui. Je ne vous dirai pas à quels signes j'ai reconstitué tout cela: c'est besogne de policier, et besogne facile.... Ils ont enjambé cette fosse ouverte, là. La femme n'était pas grande: elle a sauté à pieds joints. Ici, Falkland l'a rattrapée, et lui a mis sans doute la main sur l'épaule. Elle s'est retournée soudain, et lui a lancé, de bas en haut, un coup de poignard si bien ajusté que le pauvre diable en est tombé roi de mort. Il n'y a pas eu la moindre lutte. Oh! cette femme-là ne manque ni de force ni de souplesse. Son poignard était un vrai bijou,—long comme le doigt,—mais manié de main de maître. La blessure n'a pas saigné quatre gouttes, quoique la lame, entrée au creux de l'estomac, eût filé jusqu'au cœur.

—Alors, c'était un guet-apens?

—Très bien tricoté. La dame en tcharchaf était évidemment au courant de bien des choses. Elle attendait à Iédi-Koulé l'arrivée du train de trois heures. Elle savait un sûr moyen d'attirer sur ses pas l'homme qu'elle voulait tuer.

—Votre Excellence a un soupçon?

—Maschallah! Il se pourrait.... Voyez-vous, monsieur le colonel, trop de personnes avaient intérêt à ce que sir Archibald n'arrivât pas à San Stéphano.... Trop! sa femme, son meilleur ami.... Vous ne comprenez pas? peu importe.... Et tout justement, ces personnes-là n'ignoraient rien des mœurs un peu spéciales de ce même sir Archibald, et savaient à merveille, notamment, l'attrait irrésistible qu'avaient, pour lui, les cimetières turcs, et certaines femmes, soi-disant musulmanes, qui font métier de s'y promener....

—Comment, monsieur le maréchal! Si je vous comprends bien, lady Falkland, pour qui jadis vous marquiez tant d'estime, serait soupçonnée?

—Pas encore, pas encore! Il n'y a, pour l'instant, de soupçonnée qu'une dame turque, qu'une dame en tcharchaf, dont la trace est perdue. Quand cette trace sera retrouvée, nous soupçonnerons d'autres gens.


XL

5 décembre.

L'enterrement de sir Archibald Falkland, à la chapelle d'Angleterre et au cimetière de Férikeuy. Je n'ai pu me dispenser d'y être, Narcisse Boucher lui-même ayant voulu resserrer ainsi l'entente cordiale.

... Cérémonie parfaitement banale. J'ai d'ailleurs l'imagination très courte, et durant qu'on chante l'office des trépassés, je ne parviens qu'à grand effort de raisonnement et de déductions à me persuader que cette botte vêtue de drap noir enferme ce qui fut Archibald Falkland, mon hôte de Canlidja, mon compagnon du Summer Palace et d'autres lieux....

Lady Falkland, son fils à côté d'elle, prie à genoux derrière le cercueil. Pour la première fois depuis des années, lady Edith se trouve remise à son rang—le troisième. Qui sait! quelques semaines ou quelques mois encore, et peut-être le long crêpe de veuve eût-il été pour elle,—et pour elle le douaire, et pour elle l'enfant à élever. Mais nous sommes sur la terre d'Allah, où veille l'archange Azraël.


On s'en va maintenant, en grande foule, saluer lady Falkland, debout près de la porte, et tenant son fils par la main.

Il est rigoureusement correct que j'y aille, moi aussi. J'y vais. A quelques pas, pourtant, je m'arrête,—je m'efface pour céder le pas à de vieilles gens....

Malgré le voile de deuil, je distingue le visage et les yeux de la veuve. Il y a une grande paix dans ces yeux-là, que j'ai connus si fiévreux et si angoissés.... Lady Falkland presse la menotte de son petit, et le serre tout entier contre elle.... Allons! Contemplons bien tout cela. Gravons-le profond en nous. Et puis, partons. Je ne saluerai pas lady Falkland. Je ne goûterai pas la douceur de son regard ami, tendre peut-être. Ce regard-là n'est pas pour moi. Demi-tour!

Allons dîner au cabaret, allons inviter une quelconque Carline. Je n'ai pas droit à mieux. C'est ma part.


XLI

5 décembre.

Je dîne au cabaret Tokatlian,—seul, je n'ai point trouvé de Carline. Peut-être même n'ai-je pas cherché....

Dans la porte, la haute stature de Mehmed Djaleddin pacha s'encadre. D'un coup d'œil, il inspecte toutes les tables.—Il me voit. Il vient à moi.

—Vous permettez que je dîne avec vous, monsieur le colonel?

—Votre Excellence ne peut pas me faire un plus vif plaisir.

Il s'assied. Je mange d'un pilaf aux abatis. Familièrement il me tend son assiette.

—Eh bien, monsieur le colonel, sir Archibald Falkland est enterré....

—De ce matin. J'y étais.

—Je sais. Moi, je n'y étais pas, naturellement. Mais j'attendais, à Canlidja, le retour de la famille.

—Ah? visite ... professionnelle?

—Oui.

Il regarde alentour. Les tables voisines sont inoccupées. On peut parler à peu près librement à condition de baisser la voix.

—Laide affaire, monsieur le colonel! Tout ce que nous redoutions, et pis.

—Quoi! lady Falkland?...

—Sa cousine l'accuse, formellement.

—L'accuse?... ah bah!... d'avoir tué?...

—D'avoir fait tuer.

—Ça, par exemple!... mais, fait tuer, par qui?

—Par le prince Cernuwicz.

Je me tais, abasourdi.

—Oui, répète Mehmed pacha. Par le prince Cernuwicz. Et voilà bien le ... comment dites-vous en français? le chiendent! Cernuwicz est incontestablement capable de tout; et lady Falkland a fort bien pu l'acheter....

—L'acheter?... Acheter le prince Stanislas Cernuwicz pour qu'il assassinât sir Archibald Falkland, qui était son meilleur ami?...

—Peut-être n'avait-il plus rien à tirer de cette amitié.

—Oh!... mais vous avez au moins interrogé le prince? que dit-il?

—Il nie. Il a même un alibi tout préparé, trop préparé. Je lui ai ri au nez, comme vous pensez bien.

—Pourquoi?

—Un alibi russe, à Constantinople! qu'est-ce que cela vaut? Ces gens-là ont autant de complices que de coreligionnaires, de protégés et de clients.... Ils sont chez eux.... D'ailleurs, je ne tiens pas du tout à ce que Cernuwicz ait tué Falkland de ses mains.... Il lui aura bien plutôt dépêché un gredin à gages: les comitadjis bulgares pullulent à Péra. Enfin tous les alibis de la terre ne prévaudront point contre ceci: que lady Falkland et Cernuwicz se sont vus, seule à seul lundi soir, et qu'ils ont pu s'entendre;—que Cernuwicz a été libre de ses mouvements, toute la journée de mardi;—et que, mardi, au coucher du soleil, Falkland, juste à point, est mort.

Mehmed pacha épie, au fond de mes yeux, l'effet de sa dialectique. Je réfléchis:

—Vous tenez donc beaucoup, monsieur le maréchal, à établir un rapport direct entre le divorce projeté et l'assassinat?

—Donnez-moi une autre hypothèse?

—On a pu tout bonnement tuer Falkland pour le voler.

—Des voleurs n'auraient pas été l'attendre sur le quai d'Iédi-Koulé. Comment prévoir qu'il y passerait? Comment deviner le jour et l'heure? Cernuwicz savait cela; nul autre que lui.

—Pourtant il y a eu vol. Le cadavre a été dépouillé.

—Du portefeuille où étaient les pièces nécessaires au divorce! Oui, je sais, ce portefeuille contenait aussi quelques livres turques. Mais il fallait bien égarer les soupçons.... D'ailleurs, croyez-vous que Cernuwicz, qui doit mille livres à son portier, fasse fi d'un petit bénéfice?

—Oh! monsieur le maréchal! un secrétaire d'ambassade! un gentilhomme!

—De la boue.... Tenez, monsieur le colonel, voilà même, en tout ceci, la seule chose qui m'étonne: que cette pauvre lady Falkland n'ait pas su trouver mieux, pour champion. Il est vrai que les femmes sont toujours aveugles de naissance....

Il se tait une minute, et reporte toute son attention au menu. Je reviens à la charge:

—Ainsi, monsieur le maréchal, vous persistez à voir la volonté de lady Falkland dans ce meurtre?

—Oui.

—Puis-je vous demander, alors, quelles sont vos intentions?

Il me regarde:

—Je n'ai point d'intentions, monsieur le colonel. Je rendrai compte de ma mission à Sa Majesté; rien de plus.

—Mais après?

—Après, nous saisirons les ambassades anglaise et russe. Et nous nous laverons les mains du reste. Que les Infidèles s'assassinent entre eux, c'est leur affaire. Il suffit que l'honneur osmanli soit bien sauf.

—Mais les ambassades acceptent-elles vos conclusions?

—Oh! les présomptions sont déjà lourdes. Bon gré, malgré, l'Angleterre engagera le procès.

—Quel scandale, pourtant!

—Oui, mais la justice anglaise est courageuse. Soyez sûr qu'elle ne reculera pas. D'ailleurs, lady Edith est là, pour pousser à la roue. Allez, lady Falkland est perdue.

—Si elle est innocente, il faudra bien qu'on l'acquitte, faute de preuves.

—A la rigueur. Mais elle sortira du procès déshonorée, et c'est pis qu'une condamnation.


... Oui....


—Monsieur le maréchal, il me semble que vous n'avez pas envisagé toutes les hypothèses. Voyons donc un peu.... Admettez un assassin qui, du lundi soir au mercredi matin n'aurait pas vu, n'aurait pas pu voir, prouverait qu'il n'a pas vu lady Falkland! Eh bien! Lady Falkland, du coup, serait bien innocente, puisque l'assassin, forcément, aurait agi à son insu?

Mehmed pose son couteau et sa fourchette, et oublie le fruit qu'il pelait.

—Admettez, par exemple, monsieur le maréchal, un témoin, un simple témoin de tout ce différend tragique qui était entre lady Falkland et son mari;—oui, un témoin honnête homme, qui ait vu clairement de quel côté était le droit, et de quel côté l'injustice; un témoin brave, qui n'ait pas voulu rester neutre, et qui, délibérément, ait pris parti pour le faible, contre le fort? Eh bien, monsieur le maréchal?

Il garde un long silence. Il se lève enfin:

—C'est à peser.

Il a pris sa bourse pour paver l'addition. Je me lève à mon tour, prompt:

—Monsieur le maréchal, laissez-moi faire.

—Mais....

—Je vous en prie! Votre Excellence va comprendre pourquoi ...

Très lentement, je tire de mon smoking un grand portefeuille écarlate....

—Ah! je me trompe. Ce portefeuille....

(Je le pose sur la table, en évidence, sous les yeux de Mehmed pacha.)

—... Ce n'est pas là qu'est mon argent....

Et je paie avec une livre turque sortie de mon gousset.

Mehmed pacha, debout et muet, regarde le portefeuille écarlate, et me regarde, moi. Ses yeux percent mes yeux.

J'attends sa volonté, une, deux, trois minutes. Alors, je m'incline et je prends congé, en silence. Il me rend mon salut, grave.

—Monsieur le colonel, la protection d'Allah soit sur vous!


XLII

Vendredi 16 décembre.

La gare de Sirkédji. L'Orient-Express, prêt à partir.

Je quitte Stamboul et la Turquie, pour n'y jamais revenir. J'ai sollicité mon congé annuel, en attendant qu'un successeur me soit nommé à l'ambassade. Je rentre dans le rang, et j'ambitionne pour tout potage de commander un régiment, dans un trou de province française;—sur la frontière de l'Est, s'il se peut.

J'ai serré beaucoup de mains, sur le quai de la gare. Maintenant, c'est fini. Les fâcheux m'ont laissé. Je suis seul dans la petite cabine capitonnée,—ma prison pour trois jours.

Cette Turquie d'où je m'exile, elle tient à mon cœur comme ma chair tient à mes os. Je pars pourtant.... Je ne puis, n'est-ce pas? je ne puis rester là où sir Archibald Falkland est mort ... là où sa veuve va vivre désormais, libre....

J'ai attendu quinze jours pour ... pour être bien assuré que toute accusation fût abandonnée contre elle. C'est fait. Tout est donc bien.—Très bien.

Ah! le coup de sifflet. C'est comme un arrachement de tous mes nerfs....


Hors de la gare.—A gauche, voici la Marmara, ruisselante de soleil. A droite, le Vieux Sérail, et ses kiosks de marbre épars dans le bois de cyprès, et sa muraille rousse dont les créneaux s'effritent.

Et Stamboul immense....


—Monsieur le colonel, j'ai le plaisir d'être votre compagnon de voyage.

Mehmed Djaleddin pacha, debout dans le couloir du wagon, me salue.

—Ah bah! monsieur le maréchal, quelle surprise! Vous dans l'Orient-Express?

—Oui. Mission officielle: Sa Majesté Impériale m'envoie à Berlin, négocier l'achat d'artillerie.

—L'achat d'artillerie! Oh!... mes félicitations!... Voilà une brillante faveur.... Mais vous êtes obligé de remettre le cabinet politique?

—Non. Sa Majesté m'a comblé: même absent, je conserve le cabinet. Mon premier secrétaire fait l'intérim.

—Mes félicitations encore!... Et vous partez sur un coup d'éclat. Je n'ai pas encore eu l'honneur de complimenter Votre Excellence à propos de l'affaire Falkland. L'innocence de cette pauvre femme a été bien promptement établie.

—Oui, mais je n'y suis pour rien. Tout a été fait par le Sultan lui-même.

—Comment?

—J'ai simplement transmis les pièces à Sa Majesté. En même temps, j'ai sollicité la grâce d'une audience immédiate, qui m'a été accordée.

—Alors?

—Alors, j'ai exposé à Sa Majesté tout ce que je savais. Plusieurs certitudes, que j'avais acquises au cours de l'enquête, ne figuraient point dans les rapports écrits. Je m'en expliquai. Et, loyalement, je nommai celui que je croyais l'assassin. Le Sultan,—personne en Europe ne connaît le Sultan, monsieur le colonel, personne! Vous-même, qui lui avez été présenté un vendredi, après le Sélamlick, et qui avez mangé l'iftar au Palais, un soir de Ramazan, vous ne soupçonnez pas l'homme qu'il est....—le Sultan m'écouta en silence, puis pria. Et Allah l'éclaira de sa lumière. J'étais à genoux.

«—Relève-toi et va, me fut-il dit. Tu t'es trompé. L'homme qui assassina n'est pas celui que tu as nommé, lequel est un juste. L'homme qui assassina est un brigand que nos soldats ont arrêté hier, près de la muraille, et qui s'appelle Ismaïl ben Tahir....» Or, monsieur le colonel, en vérité, cet Ismaïl était le coupable: car il avoua.

—Il avoua?

—Oui. En ma présence. Le Sultan voulut l'interroger lui-même. Ismaïl ben Tahir fut amené, et se prosterna devant Sa Majesté. Le Sultan dit: «Tu as péché, et la géhenne t'attend. Mais Allah permet que tu puisses encore racheter ton âme noire. Parle: c'est toi qui, tel jour, à telle heure, as tué le Frank qui profanait le cimetière au delà de la muraille? Avoue que c'est toi, et je te le dis en vérité, et je te le promets au nom de Dieu,—moi le padischah,—l'aveu te sera compté au Jour du Jugement.» Ismaïl ben Tahir toucha la terre de son front et avoua.

—Mais cet homme sera condamné à mort?

—Et exécuté. C'est un brigand qui a commis plus de meurtres qu'il n'a vécu de saisons. Soyez tranquille, monsieur le colonel: pour faire tomber cette tête, il n'était pas besoin du cadavre de sir Archibald Falkland.

Mehmed pacha se tait, et regarde par la portière, les maisons de bois et les mosquées de marbre qui défilent. Je me penche aussi.

—Ah! monsieur le colonel! qui a bu l'eau de Béicos revient tôt ou tard au Bosphore. Je n'ai jamais quitté Stamboul sans pleurer.

—Je le quitte douloureusement, monsieur le maréchal. Mais je ferai mentir le proverbe. J'ai bu l'eau de Béicos, et je ne reviendrai pas.—Jamais.

Il se redresse, et me regarde aux yeux:

—Jamais? des gens vous regretteront? pourtant, ici?

—Jamais.

—Ah!—Bien.

Un sourire satisfait passe sur son visage.

—«Au fait, je sais que vous ne reviendrez pas. Si vous reveniez, vous ne seriez plus vous.»

... Stamboul s'en va. Koum-Kapou, Yéni-Kapou, la plaine de Vlanga-Bostan, tout s'enfuit derrière le train qui accélère son allure. Voici les petites maisons de Psammatia, voici la gare d'Iédi-Koulé.

... Et la muraille, et le cimetière au delà de la muraille. Les cyprès géants....

Je regarde le cimetière, Mehmed pacha, prompt, se penche au-dessus de moi, et détourne mes yeux vers les créneaux grandioses qui ceignent la ville fuyante.

—Voyez, voyez là-bas, monsieur le colonel. Et songez à tout le sang qu'il a fallu, pour cimenter ces hautes pierres. En cette vie, nous ne faisons rien de grand sans rougir nos mains.

Une seconde, il me force à ne voir que la muraille sanglante. Puis il prononce, grave:

—Nous tous ne sommes rien que les doigts de la main d'Allah. Qu'importe, si l'un de ces doigts est armé d'un ongle de fer? Sur les pages du Livre, tout est écrit.

Méditerranée, an 1324 de l'hégire.

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