L'homme qui assassina: Roman
[1] En turc, la négation s'exprime par la syllabe me: aimer: sevmek;—ne pas aimer: sev-me-mek. D'où les formules pérotes dont abusent mesdemoiselles Kolouri et leurs compatriotes: «intelligent, mintelligent....» (intelligent ou non). L'auteur saisit cette occasion d'exprimer à ses amis de Constantinople, toute sa reconnaissance pour l'excellent lexique français-pérote qu'il doit à leur collaboration.
[2] Sens obscène intraduisible. Le mot n'existe pas en France. La chose non plus.
[3] Il est employé à la Dette aux appointements de 900 livres (20.790 fr.);—locution pérote, que tout le monde, à Constantinople, emploie par contagion.
[4] Le prince Cernuwicz est ivre, et l'auteur lui laisse l'entière responsabilité des opinions injurieuses et téméraires qu'il a puisées au fond de ses quatre bouteilles d'extra-dry.
XV
J'ai passé le pont. J'ai tourné dans la première rue à droite. Et j'attends, comme il est convenu.
Donc, ceci est Stamboul. Désillusion. Je me figurais que, le pont franchi, Stamboul m'émerveillerait au premier coup d'œil. Il n'en est rien. La place d'Emin-Eunu, que voici, reproduit trait pour trait la place Karakeuy. Et la première rue à droite,—je ne sais pas comment elle s'appelle: pas plus de plaque que de numéros,—est laide. Pittoresque, je ne dis pas non: une sorte de boyau tortueux, magnifiquement, et grouillant d'une cohue bien bigarrée. Mais les ruelles de Galata, voire de Péra, sont pareilles.
Deux heures? Non. Je m'en doutais, je suis en avance. L'exactitude joue de bien vilains tours aux gens à rendez-vous. Je me souviens d'une histoire d'il y a vingt ans, comique: celle d'un petit lieutenant qui avait obtenu d'une personne fort blonde qu'elle passât, par hasard, à deux heures précises, à l'entrée de la passerelle qui relie la gare Saint-Lazare à l'hôtel Terminus. Le pauvre gosse, engrené dans une série noire d'accidents et de catastrophes, fiacre emporté, piétons écrasés, foule ameutée, police, arrestation, commissariat, toute la lyre!—n'arrive au lieu convenu qu'à deux heures vingt. Plus personne. Désespoir. Il s'en va. Et le soir, un petit bleu, l'informait que la dame, arrivée, elle, à trois heures moins dix, et repartie à quatre heures et quart, après quatre-vingt-cinq minutes d'attente chimérique, le tenait pour un goujat doublé d'un imbécile, et le priait de ne jamais reparaître à ses yeux.
... Cette première rue à droite doit héberger, le matin, un marché aux légumes. Je piétine une litière de feuilles de salade, et des parfums de choux flottent çà et là....
On me bouscule beaucoup. Les gens de ce quartier vont plus vite que les morts de la ballade. Ils courent, se coudoient et se heurtent, en criant à pleins poumons. Les harnais (portefaix) pullulent. Évidemment ce Stamboul-ci n'est pas le vrai: je suis trop près du port, trop près du pont, trop près de Galata, de Péra, de l'Europe....
Ah! une ombrelle blanche au bout de la rue, au-dessus du moutonnement des fez et des turbans.... Impossible! Il n'est même pas l'heure exacte; il s'en faut de dix minutes. Et pourtant, si.
—Bonjour! pas trop attendu?
Une poignée de main garçonnière. Lady Falkland tient un sac de papier jaune, dont je m'empare....
«Oui, portez ça. Ce sont de ces petites choses sucrées que vous aimez et que j'aime aussi. Comme mon chirket arrivait de bonne heure, j'ai, d'abord, fait escale chez Hadji-Békir.
—Hadji-Békir?
—Le confiseur turc à la mode. Les belles dames du quartier de Schah-Zadeh n'achètent pas une dragée ailleurs.—Non, pas par là. Tournons à gauche. J'ai horreur de ces rues grecques. Je vais vous mener où c'est joli.
Elle trotte, alerte à se dégager de la foule. Je la regarde relever sa jupe. Elle porte une robe de grosse étamine bise, et de solides petits souliers gris, qui n'ont pas peur de ce pavé pointu, redoutable.
Tiens? sitôt la rue—la première rue à droite,—quittée, voici la paix et le silence. Nous marchons entre deux murs au-dessus desquels se penchent de vieux figuiers. Le sol est raviné; des poules grattent la poussière. Trois maisons de bois, poudreuses, s'espacent parmi les figuiers; leurs shahnichirs, vitrés, grillés et voilés de rideaux blancs bien propres, n'ont pas l'air tout à fait solides, supportés tant bien que mal par de pauvres étais vermoulus, dont les clous cèdent. Un chat nous regarde venir, nullement craintif. Des chiens jaunes dorment au soleil, couchés sur le flanc, comme se couchent les loups. Pas un passant. On se croirait en pleine campagne. Ça, Stamboul, la capitaledu Commandant des Croyants? Jamais de la vie! un village, un hameau....
Lady Falkland se retourne, voit ma stupéfaction, éclate de rire:
—Vous voilà bien étonné, pas? Oui, c'est Stamboul. Je parie que vous pensez à un petit village. C'en est un très grand. Il faut marcher deux lieues pour arriver au bout. Mais tout le long du chemin, cela ressemble à ce que vous voyez ici.
Elle s'arrête. Le chat qui nous attendait se laisse flatter sans la moindre appréhension. Elle m'explique:
—Dans les quartiers turcs, les bêtes sont bien traitées et n'ont pas peur des gens.
Puis, enthousiaste:
—Pas, qu'il est beau, mon grand village? Il y a de l'air, du soleil, du silence et de la liberté partout: regardez les arbres, les maisons, les murs: tout ça pousse comme ça veut, où ça veut. Il n'y a pas de façades, pas d'alignement, rien de régulier, rien qui ennuie et qui donne le spleen. Ici, on est libre, libre....
Elle ne rit plus, et je revois sur son visage l'habituelle mélancolie qui retombe. Muette une minute, elle se baisse pour mieux caresser la bête ronronnante....
—Et puis, il y a des choses, dans mon grand village.... Venez, vous allez voir!
Non, tout de même: Stamboul entier ne ressemble pas à cette venelle campagnarde. Voici déjà qui varie: une vraie rue, bordée de maisons des deux côtés. Par exemple, ce n'est pas du tout une rue solennelle: elle est large comme la main, et toute tracée en sinusoïde, de sorte que le vent n'y souffle pas. Les maisons sont de bois, bien entendu, de beau vieux bois couleur de violette. Et comme nous passons, une porte s'entr'ouvre, laisse sortir une femme voilée, et se referme: La femme traverse, toque à la porte en face, et s'y glisse;—tout cela sans plus de bruit qu'un chat marchant sur la pointe des pattes.
On tourne à droite, on tourne à gauche. Nous arrivons à une petite ogive d'antiques pierres grises barrée d'une chaîne tendue qu'il faut enjamber: le bout du village, évidemment....
Oh!...
Je crois que j'ai crié de saisissement. Et je reste sous l'ogive, bouche bée.
Devant moi s'étend une place carrée, grande comme une plaine; et au centre de la place, une montagne de marbre et de pierre se dresse, sculptée, ciselée comme un colossal bijou. Des murs géants s'étayent de contreforts gothiques, dentelés, ourlés à jour. Des galeries, des cloîtres, des colonnades, des arceaux, des balustres, des perrons innombrables s'y adossent ou s'y accrochent de toutes parts. Au-dessus, un bouillonnement vertigineux de dômes et de coupoles s'élance vers le ciel et l'escalade, pareil à ces dunes de sable, que le simoun agglomère en grappes. Et quatre minarets minces et blancs comme des cierges, jaillissent des angles, et montent, plus hauts que tout.
Lady Falkland, arrêtée comme moi, regarde comme moi, muette, religieuse. Enfin, brusquement, elle saisit mon poignet.
—Dites? Il a quelquefois des airs de capitale, mon Stamboul? même des airs de Mille et une Nuits?...
Nous avançons sur la grande place. Nous contournons l'immense édifice. A son pied, un jardin carré, clos d'une muraille basse percée de fenêtres, enferme par milliers des tombes turques, simples et belles.
—Si j'étais un guide raisonnable et patenté, je ne vous aurais pas mené ici. Je vous aurais infligé la promenade classique pour étrangers: Sainte-Sophie, l'Hippodrome, la Sublime Porte et le Grand Bazar. Vous auriez vu plein d'Anglaises à voile vert, plein d'Allemands à barbe sale; vous auriez acheté la selle authentique du cheval de Tamerlan (fabriquée l'année dernière à Trébizonde), et vous auriez piétiné toute votre journée dans des rues à tramways, plus laides que Péra. Mais moi, je vous montre ceci.
Ceci: la Suleïmanié Djami, la mosquée de Suleïman le Magnifique; «la perle et le diamant», disent les Turcs....
Nous passons sous une porte pointue, taillée à facettes, harmonieuse comme un fragment du Parthénon.
Dedans, c'est une nef de cathédrale, la plus splendide que j'aie jamais vue. Des piliers prodigieux portent des arcs de marbre noir et blanc, qui enjambent d'incroyables vides. Des vitraux couleur de lait ou d'algues tamisent une clarté grave. Point de chapelles, point de niches à saints, point de confessionnaux, rien qui rapetisse. L'autel est un portique de marbre gris, muré, sur le fronton duquel, en lettres d'or, la parole du Prophète est écrite.
Il y a quatre colonnes de granit, énormes. Lady Falkland me les désigne:
—Elles proviennent d'une église de Byzance, disparue. Plus anciennement, elles ont porté le temple de Diane, à Ephèse. Plus anciennement, un autre temple, on ne sait pas où. Elles ont déjà vu quatre dieux. Et combien encore à venir.
... Çà et là, des Musulmans prosternés prient en silence. Deux petites filles, libres et joyeuses, se battent pour rire et se roulent sur les grands tapis. Un iman à longue barbe de neige les considère, indulgent.
Au milieu du jardin carré, où se pressent les tombes, lady Falkland me fait admirer un grand mausolée, en forme de kiosk, qu'entoure une galerie octogonale, d'aspect italien. C'est le turbeh de Suleïman. On peut y entrer. Et je songe qu'en notre Europe, soi-disant tolérante, l'accès des mausolées de papes et d'empereurs n'est pas offert à tout venant.
Dans la salle ronde, aux murs revêtus de faïences de Perse, trois majestueux catafalques, habillés de satins et de brocarts, s'alignent côte à côte, flanqués d'énormes cierges de cire jaune, et couronnés de hauts turbans. Suleïman dort là, entre deux sultanes de sa race. A leurs pieds, plusieurs sultanes dorment aussi, sous de pareils brocarts et de pareils satins. Bien de saisissant comme ces catafalques turcs, qui font en quelque sorte visible et tangible la présence du mort.
Une curiosité me prend:
—Roxelane, la fameuse favorite, est-elle dans ce mausolée?
Lady Falkland hésite trois secondes. Il semble que ma question lui déplaise. Elle répond cependant:
—Non. Venez.
Nous sortons. Dans le jardin, elle étend le bras vers un autre turbeh, proche, semblable, un peu plus petit.
—Roxelane est là.
—Nous visitons?
—Si vous voulez. Mais vous seul. Je n'entrerai pas.
—Ah?...
Elle n'en dit pas plus long, et regarde fort attentivement la pointe de ses souliers. Je n'ai garde d'insister, et je ne regarde pas le tombeau de Roxelane.
Encore les petites rues turques. Maintenant, cela n'a plus trop l'air d'un village;—d'une vieille petite ville monastique, plutôt. J'ai vu, dans l'Italie du Nord, ces larges pavés encadrés d'herbes, et ces murs de pierres grises, percés de fenêtres à barreaux, sans vantaux ni vitrage. Le regard plonge, ici, comme là-bas, dans des cloîtres nus ou dans des jardins incultes. Mais ici, les jardins sont des cimetières, où d'innombrables stèles s'éparpillent parmi les buissons et se cachent sous le lierre, à l'ombre des saules et des cyprès mêlés.
—Elles vous plaisent, ces rues?
—Bien plus que je ne saurais dire.... Où allons-nous par là?
—Très loin. Vous m'avez donné toute l'après-midi, n'est-ce pas? Eh bien, je veux vous mener d'abord vers une autre mosquée que j'aime; et puis plus loin encore, jusqu'à la grande muraille byzantine qui entoure Stamboul. Après, nous reviendrons ... par un autre chemin.
Un carrefour, deux carrefours, trois carrefours. Les petites rues s'enchevêtrent tant qu'elles peuvent, et se courbent et se recourbent sans nul souci d'aucune direction. Comment peut-on trouver son chemin, dans un pareil labyrinthe? Et pas une surface plane: rien que des montées ou des descentes. Byzance, comme Rome, était la ville aux sept collines....
Lady Falkland s'arrête. Une femme en haillons, voilée, se tient accroupie dans un coin de porte, un bébé souffreteux sur les genoux. Elle ne demande pas l'aumône, et nous regarde, silencieuse, à travers son tcharchaf de grosse étamine.
Lady Falkland prend une pièce dans sa bourse, et veut la donner. Mais la pauvresse, fière, refuse et retire sa main. On n'accepte pas ainsi la pitié des Infidèles! Lady Falkland alors, se penche et pose la pièce dans la menotte du petit. La mère hésite. Je m'en mêle, et dans l'autre menotte, je mets une autre pièce. On ne résiste plus, cette fois. Et l'on prend un sourire de courtoisie avec quelques mots brefs et doux. Je demande, tandis que nous nous éloignons:
—Qu'a-t-elle dit?
—C'est presque intraduisible. Un remerciement turc. Voici le sens, tant bien que mal: «Partez en souriant».
Que de rues! Il y a plus d'une heure que nous marchons. Lady Falkland ne s'embrouille jamais, va, et va, de son petit pas vif. Stamboul est tout ce qu'on veut, sauf monotone. Les quartiers succèdent aux quartiers: ceux-ci absolument déserts et morts, avec d'interminables cheminements entre deux murs, et sous l'ombre changeante des acacias et des figuiers;—ceux-là peuplés, bâtis d'une foule de petites cases de bois, d'où l'on voit sortir quelques femmes voilées, silencieuses et quasi furtives, beaucoup de vieilles gens qui vont cahin-caha. De loin en loin, dominant le mur sur la maison, un cyprès surgit, poussé on ne sait d'où, un minaret se hausse, une coupole de mosquée ou de medersah s'arrondit. Et, tous les cent pas, un cimetière minuscule, serré entre deux logis, entasse les unes sur les autres ses trois douzaines de vieilles tombes. Les morts et les vivants voisinent.
—Il ne manque pas de grandes places, de mosquées pompeuses et de larges voies triomphales. Mais je vous ai montré la Suleïmanié Djami. Et maintenant, je veux vous montrer d'autres choses différentes.
Notre rue débouche au coin d'un jardin carré, gigantesque;—pas un square d'Europe, élégant et peigné: un verger-potager, où poussent en bel ordre quelque cent mille choux, agréablement mêlés de carottes, d'oignons et d'asperges, tout cela bien abrité d'arbustes en quinconces,—pêchers, cerisiers, abricotiers.—Le jardin est en contre-bas, et solidement entouré d'une sorte de digue maçonnée à la romaine, laquelle digue monte jusqu'au niveau de la rue.
—Une ancienne citerne byzantine.... Assez curieux, oui. Mais venez par ici.
Nous passons le long d'une dizaine de jolies maisonnettes presque neuves, d'un sapin frais qui sent la résine. Et une placette s'ouvre, plantée de trois platanes, et bornée par un mur très haut. Derrière le mur, et plus haut que lui, une coupole apparaît; et plus haut que la coupole, deux minarets s'étirent parmi les cyprès géants.
—Une grande mosquée?
—Oui. La Sélimié Djami. Entrons dans la cour.
La porte est en plein cintre, et bien vieille. La cour est carrée, tout à fait pareille à une cour de cloître, avec arcades et colonnes. Mais les colonnes sont d'un marbre ancien, que les siècles ont usé jusqu'à le rendre jaune et transparent comme l'onyx; et, sous les arcades, des faïences persanes enluminent les quatre murs de leur bariolage éternellement vif et frais.
Au milieu, il y a une fontaine d'ablutions, et, alentour, les cyprès qu'on voit du dehors. La mosquée proche étend son ombre. Il fait doux et calme infiniment.
Lady Falkland s'assied sur une marche, au pied d'une colonne, et me reprend le sac de papier jaune.
—Voici des dattes farcies, et des dragées aux pistaches, et je ne sais quoi.... Êtes-vous las? Nous avons fait beaucoup de chemin, et le pavé est très dur.
Je ne suis point las. Nous grignotons, et le silence tombe entre nous. Il me semble que je resterais des heures et des jours assis dans cette ombre tiède, au milieu de ce cloître musulman qui n'a ni grille ni serrure.
Lady Falkland a posé son coude sur son genou, et sa joue sur son poing fermé. Et je ne distingue pas la couleur des pensées qui passent sous ce front....
Tout à coup, elle se relève, et cherche sa petite montre:
—Mon Dieu! quatre heures déjà. Allons, vite en route....
Je m'inquiète:
—A quelle heure part donc le dernier chirket? Il faut que vous retourniez à Canlidja?
—Naturellement, il le faut. Le dernier bateau part à douze heures quinze ... à peu près six heures et quart à la franque, aujourd'hui. Encore ne toucherait-il pas à Canlidja: il suit la côte d'Europe.
—Mais alors?
—Alors, j'irai à Yénikeuy, et je traverserai en barque. J'arriverai très tard, et je n'aurai guère qu'un quart d'heure pour m'habiller. Vous savez que nous dînons toujours décolletées à la maison.... Un quart d'heure, je ne pourrai pas. On commencera sans moi, et quand je ferai mon entrée, on m'accueillera par des mots désagréables. Mais j'ai prévu tout cela dans mon programme d'aujourd'hui: donc inutile de vous apitoyer.
Nous trottons, et le Sélimié-Djamï est déjà loin. Devant nous, les éternelles petites rues s'allongent, plus villageoises que jamais. Maintenant, les maisons s'espacent davantage, séparées par des jardins.
—J'espère bien, murmure lady Falkland, que nous trouverons une voiture à Edirneh-Kapou....
Edirneh-Kapou,—la porte d'Andrinople,—la voici précisément: une grande voûte délabrée, qui perce une maçonnerie énorme, mal entrevue derrière beaucoup de maisons à boutiques, entassées. Nous passons sous la voûte. Des soldats, assis au seuil d'un corps de garde, contemplent leur petit jardin où poussent des soleils et des volubilis.
Dehors un chemin de ronde, un fossé, un talus, toutes ces choses tellement anciennes qu'on les distingue à peine les unes des autres. Et, au delà, une plaine vallonnée, plantée de cyprès, immense, indéfinie....
La grande muraille de Stamboul est maintenant derrière nous. Les formidables ruines de créneaux et de tours s'éloignent vers le nord et s'éloignent vers le sud, jusqu'à l'horizon....
—Venez, venez ... il est tard.
C'est vers la plaine aux cyprès qu'il faut venir. Nous franchissons le fossé sur un pont dallé, nous descendons le talus d'herbe poudreuse. Et voici la plaine.
C'est un cimetière. Au pied des arbres raides que le vent fait à peine vibrer, des tombes, des tombes par milliers et par millions, des tombes jeunes peintes de frais et dorées, des tombes vieilles, blanchies, noircies par les soleils et par les pluies, des tombes antiques, usées, rongées, renversées, se serrent et se confondent dans une mêlée immobile. Les stèles, droites, obliques, couchées, ressemblent à des soldats innombrables pétrifiés tout d'un coup, en pleine bataille.
Nous avançons sous les cyprès. Nous enjambons les dalles et les cippes. L'herbe pousse haute, et je trébuche parfois contre un obstacle invisible.
Une stèle centenaire, inclinée jusqu'à toucher le sol de son turban, s'appuie au tronc d'un térébinthe. Lady Falkland s'y assied comme sur un banc, et me fait place à côté d'elle.
—Voilà.... J'ai voulu vous montrer nos cimetières turcs. Voyez-vous, la Turquie avec son sultan absolu et son Coran despotique, est le seul pays libre de la terre. Les morts turcs eux-mêmes ne sont point enfermés comme les morts chrétiens. On ne les entoure pas de grands murs et de grosses grilles. Ils dorment où ils ont voulu dormir; et on ne charge pas de maçonneries leurs pauvres os fatigués....
Je n'ai pas soufflé mot depuis que nous avons quitté la cour cloîtrée de la Sélimié-Djami. Mais ce lieu-ci me semble favorable aux paroles qu'on hésite à dire:
—Madame ... je tiens à vous remercier....
—De quoi donc?
—Tout à l'heure, dans la cour de la mosquée, vous m'avez parlé comme vous ne parlez certainement pas au premier venu. Oui, quand vous avez fait une allusion à l'accueil pénible qui vous attend ce soir chez vous. Je suis profondément touché de la confiance que vous me marquez, et ... et vous avez raison de me traiter en ami.
Elle ne rougit pas, elle ne fait aucun geste, aucune simagrée. Elle me regarde tout droit, les yeux songeurs.
—C'est vrai: je ne sais pourquoi, mais j'ai confiance en vous....
Elle sourit, sans gaieté.
—Oh! n'allez pas croire que je vous fais une grande grâce en parlant devant vous, un peu librement, des tristesses de mon foyer. Ces tristesses-là, mon ami, il y a beau temps que tout Constantinople les sait par le menu et les commente, et les juge et s'en divertit. Vous-même, nouveau venu, vous n'en n'ignorez rien, avouez?
J'avoue, d'un signe. Et je me tais. Au bout d'une minute, elle pose sa main dans les miennes.
—Seulement, vous, vous ne commentez pas, vous ne jugez pas, vous ne raillez pas. Et c'est à moi de vous dire merci.
Elle se lève. Nous faisons quelques pas dans la plaine funèbre. Tout à coup, elle s'arrête et me montre une tombe.
Une tombe de femme: il n'y a pas de turban sculpté sur la stèle; une tombe d'au moins vingt ans; il n'y a plus du tout de peinture sur le marbre, ni d'or au creux de l'inscription.
—Vous la voyez.... Vous ne savez pas lire les lettres turques? Moi non plus, les chiffres seulement. Mais c'est assez pour démêler l'essentiel d'une épitaphe.... La femme qui dort là-dessous est morte en 1297 de l'hégire; elle a vingt-deux ans.... C'est l'année de la mort d'Aziyadé, et c'est l'âge qu'elle avait, je crois....
«Bien sûr, cette tombe n'est pas la tombe d'Aziyadé. La vraie tombe, personne ne sait où elle est,—heureusement!... Voyez-vous une agence Cook y conduisant des caravanes de touristes?—Mais, ici, dort une autre Turque, qu'Aziyadé a pu connaître, aimer, qui sait? Alors, moi qui ai pleuré tant de fois sur le sort douloureux de celle qui est morte sans avoir revu son ami, j'apporte ici, souvent, des fleurs; c'est pour les deux petites ombres; et je pense qu'au royaume où elles sont maintenant, elles se les partagent sans dispute....
Je n'ai pas du tout envie de sourire. Lady Falkland a pris quelques violettes piquées à son corsage, et les égrène au pied de la stèle.
—Les femmes s'entendent entre elles bien plus volontiers qu'on ne croît.... Excepté....
Elle hésite, puis me regarde, les sourcils froncés très bas, la lèvre relevée sur les dents qui apparaissent....
—Excepté quand il y en a une très méchante, qui veut, par orgueil et cupidité, voler le fils d'une autre....
Quand nous repassons la porte d'Andrinople, il est cinq heures passées. Trois arabas sont là, trois carrioles fort pouilleuses, et suspendues Dieu sait comment. Lady Falkland entame avec les arabadjis une discussion compliquée, où s'agitent, ce me semble, des questions de temps et de distance. Finalement, on tombe d'accord, et nous voilà, l'instant d'après, lancés à une allure folle sur le pavé raboteux des petites rues. La jante ferrée des roues y fait un fracas de marteau et d'enclume. Assourdie, lady Falkland serre ses mains contre ses oreilles. Je vois, à travers l'étamine des manches, le dessin pur de deux bras enfantins, fragiles.
Stamboul est grand, grand à n'en plus finir! Voici de nouveaux quartiers, de nouvelles rues. Nous passons des marchés, des bazars; l'araba tour à tour se précipite dans de longs chemins silencieux et solitaires, puis ralentit au milieu d'une place ou d'un carrefour grouillant de gens enturbannés....
Au vol, j'entrevois une gigantesque mosquée, flanquée de minarets interminables....
Enfin, la voiture s'arrête. Mais ici, il n'y a rien à voir, ce me semble? Ni mosquée, ni tombeau monumental, ni petite rue extraordinaire. Rien qu'une masure de bois vermoulu et de pierres qui s'écroulent. Est-ce cela?...
C'est cela. Lady Falkland m'entraîne jusqu'à toucher cette ruine, qui n'est pourtant ni belle ni grande. Et, sa main serrant la mienne:
—Savez-vous un peu d'histoire turque? Suleïman, avant de connaître Roxelane, avait une épouse circassienne qui s'appelait Hasséki. Il eut d'elle deux fils, Mohammed et Dji-an-djir. Et c'étaient de beaux enfants et de bons princes. Mais Roxelane, par haine de Hasséki, les fit tuer l'un et l'autre, et leur mère en mourut de désespoir. Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai empêché d'entrer dans le mausolée de Roxelane. Et voilà pourquoi, maintenant, je vous amène au mausolée de Hasséki. Faites une prière.... Là! Maintenant, vite, il est tard!... Arabudji, Emin-Eunu!... chirket-haïrié!... Tchabouk, tchabouk!
XVI
25 septembre.
Singulières aventures: j'ai passé la nuit à Béicos: et ce matin, voici que je découvre, posé sur l'appui de mon shahnichir un bouquet de tubéreuses.
Qui l'a mis là? Le shanichir surplombe au-dessus du Bosphore.... Quelqu'un passant en caïque? Impossible: seule, une vitre latérale était ouverte. Il a fallu—oui, c'est l'unique explication,—il a fallu qu'on jette ces fleurs du shahnichir voisin. Mais c'est celui du vieil iman à barbe blanche! Baroque, en vérité.
... Narcisse Boucher, hier au soir, piqué d'une tarentule soudaine, a décidé de clore immédiatement la saison estivale, et de réintégrer le palais de Péra. On déménage tout à l'heure; et demain toute l'ambassade aura quitté le Haut Bosphore. J'ai donc probablement dormi ma dernière nuit de Béicos, sauf occurrences exceptionnelles.
Bah! ailleurs ou ici.... Je regrette ma maison turque.... Mais j'aurai Stamboul là-bas.—Stamboul.... Depuis que lady Falkland m'y a conduit, j'ai la nostalgie de toutes ces petites rues désertes et silencieuses, où tant de soleil brille sur les tombeaux et les maisons mêlés, où tant d'herbes poussent parmi le marbre jauni des mosquées hautaines....
Et puis, je ne la quitte pas, ma maison turque. Tout y va rester en ordre, et rien ne m'empêchera de revenir de temps en temps donner ici le coup d'œil du maître. L'été prochain, je n'aurai de la sorte rien oublié, je retrouverai chacune de mes habitudes, et le cher bruissement du Bosphore, et la barbe blanche de l'iman, mon voisin ... et peut-être encore une botte de tubéreuses sur l'appui de mon shahnichir....
Oui. Et j'aurai quarante-sept ans au lieu de quarante-six.
J'ai passé toute ma journée à flâner par la maison. Je ne veux retourner à Péra qu'au couchant du soleil, pour descendre le Bosphore à l'heure crépusculaire, qui est la plus douce. Il y a bien, là-bas, rue de Brousse, sur ma table à écrire, un rapport inachevé qui m'attend. Je crois même que le susdit rapport doit éclairer plusieurs ministres sur la réalité des préparatifs bulgares le long de la frontière ottomane. Allah patafiole les infidèles! mais, demain, je travaillerai double. Ce soir, je veux ne me soucier que de la paisible Turquie.
Ah! voici l'heure du repos pour les soldats de la caserne. Ils s'alignent sur deux rangs, face à la mer, et j'entends leurs clairons psalmodier de lentes sonneries qui ont l'air de pleurer. Une trompette reprend et finit en mineur. Je vois les mains droites, toutes ensemble, se lever pour le salut; et un grand cri s'élance:
—Padischah'm tchok yacha! (Vive l'Empereur!)
... Ce cri, je l'ai entendu déjà, au Sélamlick, et ailleurs. Et j'ai tressailli du frisson contagieux qui secoue les hommes de l'Islam, acclamant leur Khalife.... Hélas! ces gens ont une foi. Et je les envie. S'il leur faut un jour tuer ou mourir, ils sauront pourquoi, ou du moins croiront le savoir.
Maintenant, le soleil baisse. Le caïque est sorti du caïk-hané, et Osman l'accoste au perron, agrippant les pilotis de sa petite gaffe à croc de cuivre.
Ho! un choc mou dans le shahnichir.... Par exemple! c'est un second bouquet pareil au premier.... Le voilà à mes pieds, et il fleure fort l'haleine sensuelle des tubéreuses....
Évidemment, c'est le shahnichir voisin qui bombarde. Sa vitre latérale est grande ouverte. Toutefois personne n'apparaît. Sans doute la prudence s'impose-t-elle.... Je ramasse le bouquet, en prenant soin de ne pas trop me montrer.
C'est bien ce que j'attendais. Un billet est épingle, parmi les fleurs. Un billet très drôle, griffonné sur ce papier à dentelle d'or que les bébés emploient pour leur lettre du jour de l'an:
«Quatre fois, j'ai levé mon voile en me penchant à la fenêtre, et vous ne m'avez pas regardée. Pourtant, je pleurerai quand votre caïque partira....»
Ah bah!
C'est écrit en français, sans la moindre faute. Mon voisin l'iman aurait donc une fille,—pourvue de ses brevets? Au fait, les petites Turques de toutes castes, sont généralement plus instruites que nos jeunes filles de France....
Voyons, que faire? La galanterie, en tout cas, veut que je réponde.
Une feuille de mon carnet? C'est bien inélégant. Tant pis. A la guerre comme à la guerre:
«Je reviendrai bientôt et souvent. Montrez-vous au shahnichir quand je monterai en caïque.»
Voilà. L'épingle maintenant. Le premier bouquet est encore là, véhicule propice.... Un, deux, trois! Le poulet fleuri, lancé à tour de bras, s'engouffre dans la fenêtre ouverte. A Dieu vat!
Bon. Le caïque est accosté. Il fait encore grand jour. Je descends. Je ferme bruyamment la porte. J'embarque.
Au shahnichir du vieil iman, une forme voilée se penche. Je regarde: le tcharchaf se lève.
Une frimousse espiègle apparaît, des yeux tendres sourient; une bouche enfantine mime un baiser. Et le courant, rapide, m'éloigne.
... Donc, les petites filles turques, elle aussi, flirtent parfois avec les Infidèles. O Mehmed pacha, vos yeux voient clair!
Quand même, flirt pour flirt, j'aime mieux la manière musulmane que celle des Calliope et des Christine, dans leurs salons à paravents.
La nuit tombe. Voici Canlidja. Voici la grille. Voici le petit pavillon au bord de l'eau. Le caïque passe tout près, invisible sur l'eau sombre.
Les fenêtres sont éclairées. Je vois une ombre mince derrière les vitres lumineuses....
XVII
Monsieur Carazoff, Persan, tient à Stamboul, au premier étage d'une maison peinte en rouge, une boutique fort achalandée, où l'on trouve cent mille choses hétéroclites,—notamment, des turquoises et des tapis. Aujourd'hui, j'ai rendu visite à M. Carazoff, désireux que j'étais d'embellir mes salons de la rue de Brousse par quelques curiosités agréables, choisies dans son assortiment.
M. Carazoff est un courtois personnage, tout vêtu de noir et coiffé d'astrakan, comme il sied aux gens de sa nation. La politesse de M. Carazoff est à la fois raffinée et noble. Les Juifs sont obséquieux; les Grecs sont familiers; ce qui ne les empêche, ni les uns ni les autres, d'être des marchands ingénieux et vite enrichis. Mais les Persans, plus ingénieux et plus riches, savent n'être familiers ou obséquieux que juste ce qu'il faut. Et leur tact en affaires dépasse considérablement tout ce que nous imaginons en Occident.
Dès mon entrée chez lui, M. Carazoff me le prouve à l'évidence. Le temps de me saluer, de m'offrir un fauteuil et de frapper dans ses mains pour que son commis nous apporte le thé, il m'a jaugé d'un seul coup d'œil, et sait avec certitude la sorte de client que je suis. Français,—Français de l'Ambassade,—et riche suffisamment.—Or donc, M. Carazoff se garde de m'offrir une babiole indigne de ma bourse, non plus qu'aucune horreur très cher réservée «pour goût américain». Mais tout de suite les tapis anciens, pliés et empilés dans toute l'arrière-boutique, roulent du haut de leurs tas carrés, et déploient à mes yeux leurs splendeurs soyeuses.
—Ceci, Siné: beau comme une tapisserie. Ceci Boukhara: beau comme du velours. Ceci, Tchaoutchaghan: miniature, monsieur, miniature véritable? Ceci, Mir: pièce de Musée. Ceci. Soumack: double face, et souple! un mouchoir, un mouchoir de poche.
M. Carazoff, la dextre levée, les doigts joints, parle bas comme dans un temple. Deux serviteurs, reculés à bonne distance, étalent les magnifiques tissus, les froissent, et font jouer la lumière dans les plis. Il semble que du soleil soit mêlé à la laine....
—Bonjour, monsieur Carazoff.
C'est une vieille dame à cheveux tout blancs. M. Carazoff, la main sur le cœur, salue jusqu'à terre.
—Je vois que vous êtes en affaires. Continuez, je vous en prie. J'attendrai dans ce fauteuil, et monsieur votre neveu va m'apporter de cet excellent thé persan que je bois sans sucre....
Elle parle français sans le moindre accent. Je me lève:
—Madame, permettez-vous à quelqu'un qui n'est jamais pressé de vous céder son tour? J'achète des tapis, je ne m'y connais pas du tout, et mon choix sera bien lent....
Petite révérence à la française:
—Je permets très volontiers. Qui remercierai-je, monsieur?
—Le colonel de Sévigné.
—Je m'en doutais un peu. Je suis madame Érizian, et quelqu'un m'a parlé de vous, pas en mal: lady Falkland....
Madame Érizian? J'ai entendu ce nom déjà. Une Arménienne, veuve, sans enfants, qui vit assez retirée, quoique allant parfois dans le monde diplomatique.
Cependant M. Carazoff apporte, dans une coupe, une poignée de turquoises persanes,—petites, mais bien bleues.
—Non, monsieur Carazoff. Aujourd'hui, j'ai envie de perles. Avez-vous une jolie perle très ronde, blanche ou légèrement rosée?
Elle se tourne vers moi:
—Nous autres. Arméniennes, nous raffolons des bijoux, vous savez: c'est la faute à nos pères et à nos maris, qui aiment beaucoup, beaucoup l'argent ... trop peut-être.... Cet amour-là déteint sur nous. Mais nous, femmes, sommes plus raffinées, et au lieu de chérir grossièrement les écus, nous chérissons leur quintessence: les pierreries.
M. Carazoff, avec des gestes de dévotion, présente une autre coupe, plus petite, où se mêlent des perles et des opales. Madame Érizian se tait, s'arme d'une loupe, et regarde de tout près. Moue désappointée.
—Il n'y a rien ici, monsieur Carazoff. Allons, cherchez mieux. Ces perles sont méprisables. Mais je parie qu'au fond de vos tiroirs....
Troisième coupe. Quatre perles seulement y luisent, douillettement couchées dans du papier de soie.
—Ah! nous y sommes. Celle-ci ... non, elle a un défaut. Parfaitement, un défaut. Ne vous indignez pas: j'ai de bons yeux, monsieur Carazoff.... Et celle-là est jaune. Mais cette autre me plaît assez ... quoique!... enfin!... le prix, monsieur Carazoff?
—Madame, toute la maison est à vous. Cette perle ... ce n'est rien. Rien. Un cadeau.
—Monsieur Carazoff, vous êtes le plus courtois des Persans. Mais il est déjà cinq heures à la franque. Et nous n'avons pas le temps d'échanger toutes les politesses qui conviendraient. Donc, dites-moi sans tarder: combien?
—Rien! je vous supplie. La perle est unique, sans prix. Ronde comme la lune, et brillante! Cela ne se paie pas. Tout ce que j'ai ici, les tapis, les cuivres, les laques ... rien ne vaut cette perle. Je vous la donne.
—Que vous êtes aimable, monsieur Carazoff! Mais parlons sérieusement. Pensez-vous que six livres turques?...
—Six livres!!... Madame, vous plaisantez avec une bonne humeur qui réjouit mes vieux os. Nous sommes d'anciens amis; il m'est doux de voir que la gaieté ne vous quitte pas. Je le dirai à ma fille, qui s'informe souvent de votre santé.
—Je vous rends grâce, monsieur Carazoff. Mais je ne plaisante pas. Six livres me paraissent un juste prix....
—Juste prix!... Ne parlons plus de cela, madame. Il ne faut pas donner à monsieur le colonel, que voilà, de fausses idées sur la valeur des choses. Exactement, cette perle me coûte, à moi, vingt-deux livres. Je vais vous montrer mes papiers d'achats....
—N'en faites rien, monsieur Carazoff. Vos papiers sont écrits en persan, et je ne sais pas lire cette langue poétique. Mais je vois que nous ne ferons pas affaire ensemble aujourd'hui. Car je n'ai absolument que sept livres dans ma bourse....
—Il y a, marqué sur le papier d'achat, vingt livres. Je songeais, pour prix de ma peine, à gagner le dix pour cent. Mais il faut y renoncer. La vie est devenue bien dure pour les marchands. N'importe. Mon grand-père vendait à votre grand'mère, et je sens, en y réfléchissant bien, que ce bénéfice pris sur madame Érizian m'aurait porté malheur. Voici la perle. Elle est à vous. Un cadeau. Vous ne me paierez que les vingt livres turques.
—Oh non! c'est tout à fait impossible. J'ai dit huit livres. Et vous savez que les Arméniennes ne cèdent jamais d'une piastre....
—Madame, écoutez. Ne parlons plus de vingt livres. Faisons des prix exacts. Tout cela n'était que badinage. Mais il faut plaisanter pendant un temps, et parler gravement ensuite. Je vous donne maintenant ma parole d'honneur! A quinze livres turques, je ne gagne pas le prix d'un mouchoir de soie.
—Monsieur Carazoff, à dix livres turques, vous gagnez de quoi vêtir de satin tout le joli corps de votre jeune fille. Et je ne suis pas assez riche pour....
—Seigneur! dix livres! Kondjé-Gul, venez ici!
Une gentille fillette apparaît, soulevant une portière.
—Madame, sur la tête de cette enfant, qui est ma chair et mon sang,—M. Carazoff étend la main sur les cheveux lisses,—je vous jure qu'à dix livres je perds!
—Monsieur Carazoff, je vous crois sur votre serment. Approchez, mignonne, qu'on vous embrasse. Là!... Et dites à votre papa qu'il faut pourtant qu'il me cède la perle à neuf livres turques parce que je suis une cliente très vieille, têtue, et parce qu'une autre fois, il gagnera beaucoup plus sur moi.... Eh bien, monsieur Carazoff?
—Onze livres, madame, je vous supplie!...
—Allons, neuf et demie.
—Ah! madame.... Toute la maison est à vous.
—La perle, qu'est-ce? rien. Un cadeau. Neuf livres et demie, soit.
XVIII
Monsieur de Sévigné, écoutez une légende d'ici.—Au commencement, Allah créa tous les peuples. Puis, désirant qu'ils fussent tous justes et intègres, il mit cuire de l'honnêteté dans une belle marmite. Au bout de sept ans, l'honnêteté fut cuite à point. Allah l'avait brassée comme il fallait avec sa grande cuillère d'or. «Va, maintenant,—dit-il à l'Archange,—et amène-moi ceux que j'ai créés.»
L'Archange s'en fut les chercher par le monde.
Les Croyants vinrent les premiers, parce qu'ils habitent plus près de Dieu. «Voici pour vous, hommes fidèles!» dit Allah, qui leur versa, sans mesurer, une pleine cuillerée de la précieuse drogue. Et ils s'en allèrent, honnêtes à tout jamais.
Les Franks vinrent à leur tour. «Voici pour vous!» dit Allah. Et ce fut une deuxième ration, aussi large que la première.
Vinrent enfin les Idolâtres. «Voici, pour vous, pauvres gens!» Et la troisième cuillerée tomba.
Il ne restait plus grand'chose dans la marmite....
«Seigneur, Seigneur!—cria tout à coup l'Archange,—voici les Juifs et les Persans, que nous avions oubliés!» Allah, pris de court, retourna la marmite; mais, même en grattant le fond et en récurant les bords, il ne put emplir qu'une seule et dernière cuillerée. «Tant pis!—dit-il.—Les Juifs et les Persans se partageront cela.»
Et les Juifs et les Persans s'en allèrent, moitié plus fourbes et voleurs que ne sont les Idolâtres, les Franks et les Croyants. Il ne restait plus une goutte d'honnêteté dans la marmite. Et c'est alors, hélas! qu'arrivèrent, déplorablement en retard, les Arméniens.
Madame Érizian, non sans quelque fierté plaisante, proclame ainsi la douteuse réputation des gens de sa race. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre: tout à l'heure, l'intervention de ma nouvelle amie, et sa tactique, m'ont précieusement servi contre M. Carazoff, et je n'ai guère payé mes tapis que le double de ce qu'ils valent.
En remerciement, j'ai cru pouvoir offrir à madame Érizian la moitié de mon araba; et madame Érizian, sans façons, l'a acceptée.
Et nous roulons au-dessus de la Corne d'Or, sur l'immense pont de bois, qui monte et qui descend, comme une piste de montagnes russes.
Madame Érizian a de beaux yeux arméniens, longs et vifs, qu'elle vous braque en plein visage avec un aplomb tranquille de vieille femme.
—Savez-vous? je suis contente du hasard d'aujourd'hui. J'avais envie de vous connaître, après tout ce que m'a dit Maria.
—Lady Falkland?
—Oui ... je l'appelle Maria, parce que je l'ai connue haute comme ça ... ou presque: elle venait de se marier quand elle est arrivée à Constantinople. Il y aura huit ans en décembre.... Elle était plutôt jeunette, alors. Là-bas, aux Antilles, on les marie dès qu'elles sont sevrées. Pauvre petite, va!
J'ai tout à fait la sensation d'écouter une douairière d'entre Loire et Seine. A tel point, que je ne me tiens pas d'interrompre.
—Vous avez vécu longtemps en France?
—Moi? je n'y ai jamais mis les pieds.... C'est mon français qui vous étonne? Mais tout le monde parle français à Constantinople....
—Pas le même français que vous.
—Ah! vous avez fréquenté chez les Grecs. Oui, ils ont un tas d'idiotismes assez pittoresques. C'est que leurs femmes ouvrent rarement un bouquin. Nous autres, Arméniennes, nous lisons.
—Cela vous réussit.
—Mon Dieu, oui!... Je ne sais pas faire la modeste, je vous en préviens. Nos maris ne sont que les plus habiles tripoteurs d'argent du monde. Mais nous, je crois, sans nous vanter, que nous sommes les plus intelligentes de toutes les femmes.
Je me sens l'âme de saint Jean Bouche d'Or.
—Est-ce par jalousie, alors, que les Turcs vous massacrent de temps en temps?
Elle répliqua, sans l'ombre d'un embarras?
—Non ... c'est par instinct de conservation. La loi de Darwin, tout bonnement. S'ils ne nous assommaient pas quelquefois, nous les ferions mourir de faim. Nous sommes trop modernes, et eux pas assez. Il n'y a pas de notre faute, ni de la leur. Et ce n'est pas gai, cette nécessité de s'entre-tuer....
Elle songe une minute. Notre araba escalade, d'un trot ralenti, la côte en zigzag qui contourne Yuksek-Kaldirim.
—Au fait, nous dévions. J'avais une question sur le bout de la langue: vous êtes un peu amoureux de Maria, n'est-ce pas?
Je tombe de mon haut,—sincèrement.
—Moi, madame? par grâce, daignez regarder la couleur de mon poil.... J'ai quarante ... j'ai plus de quarante ans.
—Oh! dites le chiffre! ça m'est égal, j'ai, moi, soixante-quatre ans! Peu importe d'ailleurs: vous paraissez encore très jeune. Et l'âge ne fait rien à l'affaire. Donc, vous êtes amoureux de Maria....
—Mais jamais de la vie! J'ai pour lady Falkland une sympathie très vive, mais tout amicale. Lady Falkland est charmante, simple et bonne de la tête aux pieds, et fort malheureuse, si je ne me trompe....
—Dieu non, vous ne vous trompez pas! Enfin, pour en finir, vous n'êtes pas amoureux d'elle. Ça va bien, c'est ce qu'il faut. N'allez pas le devenir, par exemple!
—N'ayez pas peur. Cependant,—simple curiosité,—pourquoi, chère madame, cette éventualité vous paraît-elle à ce point déplorable?
—Parce que, comme vous le dites si bien, Maria est fort malheureuse telle qu'elle est, et n'a que faire d'introduire dans sa pauvre vie des éléments de souffrance supplémentaire. Si vous l'aimiez, vous lui feriez mal.... Ne dites pas non: je suis trop vieille pour ne pas savoir ce qu'aimer veut dire. Oui, vous lui feriez mal. Eh bien, pour cette besogne-là, les ouvriers ne manquent pas: son chenapan de mari, sa vipère de cousine, son bébé, déjà ingrat, et le Cernuwicz, et tous les autres ... vrai, on peut se passer de vous!
Madame Érizian parle avec une énergie tout à fait bouillante. Cela me plaît: j'aime bien les gens qui aiment bien leurs amis.
—Soyez en repos, madame: je ne ferai point de mal à lady Falkland, ni de la façon que vous redoutiez, ni d'aucune autre. Mais à propos de lady Falkland, voulez-vous me donner le mot d'une énigme qui m'intrigue beaucoup? Voici: je comprends sans effort qu'il ne soit pas très gai d'être la femme de sir Archibald; mais je n'ai jamais compris comment il pouvait se faire que, l'étant, on ait à craindre de ne plus l'être.... Oui: d'après les on-dit, lady Falkland courrait le risque d'un divorce par lequel son fils lui serait arraché.—Je connais très mal la loi anglaise. Mais je ne suppose pas que cette loi puisse ôter un enfant à sa mère sans de valables raisons. Et en l'occurrence....
—En l'occurrence, sir Archibald, orgueilleux comme un paon, et baronnet jusqu'au bout des ongles, n'acceptera jamais d'être séparé du fils héritier de son nom. Il s'arrangera donc, n'importe comment, pour que le divorce, quand divorce il y aura, soit prononcé contre sa femme. Et il y aura divorce, car sir Archibald est puissant, et plus retors qu'on ne le croirait, à voir sa carrure. Maria, certes, pourrait se défendre; mais à condition d'attaquer: il faudrait qu'elle espionnât un peu chez elle, vît ce qui s'y passe, le fît constater, et demandât le divorce elle-même. Ce ne serait pas la mer à boire, et je vous jure bien que moi!... Mais la pauvre petite n'a pas l'énergie de cela. Ou plutôt, les scrupules de sa race l'arrêtent: espionner! elle ne veut pas. C'est une Latine pur sang; elle s'encombre d'un tas de préjugés élégants et néfastes ... et, même contre des assassins, elle refuse de se battre au couteau.
—Que voulez-vous, chère madame? nous sommes ainsi. Moi, Latin, je refuserais comme elle.
—Parce que vous n'avez jamais connu les batailles d'Orient, où tous les coups sont maîtres. Tenez, l'autre jour, Maria, l'éternelle folle, vous a donné rendez-vous dans Stamboul, pour une promenade en tête-à-tête. Eh bien, qu'un des espions du mari vous ait surpris tous deux, dans le cimetière de la grande muraille, peut-être que le prétexte du divorce était trouvé.
—Allons donc!
—Ah! vous ne connaissez pas ce pays. Enfin, je vous mets en garde. Vous voyez que ce n'est pas difficile, de faire du mal à lady Falkland—Arabadji, dour!
Le cocher arrête. Nous sommes à Péra, à l'entrée d'un de ces passages couverts qui se faufilent, au plus épais du quartier, de la rue Cabristan à la Grand'Rue. C'est là qu'habite madame Érizian.
—Venez donc bavarder parfois au coin de mon feu, l'après-midi. J'y suis toujours, et j'ai de bon thé. Cela vous amusera, vous, un civilisé, de voir une sauvage d'Arménie se débrouiller parmi l'eau chaude, la crème et le sucre?
—Une sauvage bien raffinée. Depuis combien de siècles votre famille a-t-elle quitté la tente natale?
—Combien de siècles? Ma mère y vivait, sous cette tente, entre Erzeroum et Erzinghian. Moi, j'y suis née, et je suis la première de mon sang qu'on ait transplantée à Constantinople, et qui y ait appris le français. La transformation s'est faite d'un seul coup, cher monsieur. Quand je vous le disais, que les Arméniennes sont les plus intelligentes de toutes les femmes!
XIX
Octobre,
Je m'étais accoutumé de ma vie de septembre, moitié campagnarde et moitié citadine; je m'étais accoutumé aux longues traversées du Bosphore, aux heures nonchalantes de chirket-haïrié ou de caïque. Mais aujourd'hui que c'est fini de Thérapia et de Béicos, j'ai Stamboul pour les oublier. Et, ma foi, je les oublie.
Stamboul est la capitale délicieuse de l'oubli. Dans ces petites rues enchevêtrées et innombrables, qui, dès le premier jour m'ont conquis, on respire, parmi le soleil, le silence et la solitude, je ne sais quelle philosophie sereine qui se charge d'apaiser tous les troubles et de consoler tous les chagrins. Si le destin, au lieu de me confiner dans la monotonie des existences modernes, m'avait donné la tumultueuse carrière d'un héros de roman ou de tragédie, il me semble que, vieux, las, meurtri et rassasié de péripéties et de secousses, c'est dans Stamboul que je serais venu me reposer et m'endormir.
Mes matinées suffisent pour ma besogne quotidienne: un attaché militaire français n'a pas grand'chose à faire dans cette Turquie, trop inféodée à l'Allemagne. Je n'ai qu'un ami dans le monde officiel: Mehmed pacha. Et notre amitié doit même se contraindre à quelque réserve apparente. Nous sommes, bon gré mal gré, deux espions, et nous n'espionnons pas dans le même camp.
Mes soirées, plus encore ici qu'à Thérapia, sont accaparées par les corvées mondaines. Dîners ou cure-dents, tous obligatoires et inéluctables, je ne m'appartiens pas un soir sur sept....
Mais j'ai, bien à moi, tout le temps qui va du déjeuner au five o'clock. Et je déjeune, exprès, très tôt, et je n'entame les visites indispensables qu'à six heures passées, quand la nuit est venue. Et je puis à mon aise, longuement, lentement, par grandes flâneries fantasques, découvrir Stamboul entier, de la pointe du Sérail aux Murs, et de la Corne d'Or à la Marmara. Déjà, j'y ai mes coins préférés. D'abord, l'esplanade de la Suleïmanié-Djami, et la cour cloîtrée de la mosquée de Sélim, où m'avait conduit, le premier jour, lady Falkland. Et puis d'autres coins que je trouve un à un: une arche d'aqueduc tout habillée de lierre, qui enjambe une minuscule rue, à deux pas du fameux quartier d'Aboul Véfa: une vieille place dallée, où se dresse une mosquée décrépite, qu'on appelle la mosquée des Tulipes;—et le plus adorable des petits cafés turcs, celui de la Mahmoud pacha Djami, tout enseveli sous d'immenses platanes.
Deux fois en deux semaines j'ai repris le chemin de Canlidja, et lady Falkland m'a reçu dans son salon tapissé d'yorghès. Deux fois lady Edith, attentive à bien importuner sa cousine, ne nous a pas laissés seuls une minute. Mais nous avons pris de libres revanches: quatre promenades dans notre Stamboul, quatre longs tête-à-tête dans nos petites rues, dans nos grands cimetières ou sur les marches de nos mosquées. Tout d'abord je m'étais souvenu des paroles de madame Érizian, et j'avais loyalement objecté le danger de pareilles escapades....
—Oui, je sais,—m'a-t-on répondu.—Personne ne voit plus clair que moi dans le péril qui sans cesse me guette. Mais, mon pauvre ami, j'aime à jouer avec ce péril. Et je ne reprends un peu conscience de ma dignité de femme soi-disant libre, qu'à force de courage inutile et de volontaire témérité. Donc ne me demandez jamais d'être prudente.
Je n'ai point demandé. Le courage inutile me plaît. Les femmes n'ont pas, comme nous, le devoir d'honneur d'être braves, et quand elles le sont, surtout sans nécessité, leur bravoure deux fois luxueuse les pare fort élégamment.
XX
16 octobre.
Soirée diplomatique, hier à Péra, chez Sa Haute Excellence Piali bey, ministre des affaires étrangères.
Piali bey n'est pas musulman. Il est raya,—sujet chrétien, vassal.—Mais dans la pauvre Turquie d'aujourd'hui, l'Europe et le Christianisme commandent en maîtres. Et le Padischah lui-même, Khalife et Vicaire du Prophète, s'en remet à des giaours du soin d'administrer ses peuples.
C'est triste, et comique à la fois. Dans le plus somptueux des salons de Piali bey, ministre ottoman, est encadré, à la place d'honneur, un parchemin papal: Piali bey Sokili et madame Sokili, son épouse, humblement prosternés aux pieds de Sa Sainteté, implorent avec humilité, foi et ferveur, le secours spirituel de sa bénédiction apostolique.... Où sont les vizirs d'autrefois!
Piali bey reçoit, en frac, et le plastron barré du grand cordon vert. N'était le fez obligatoire, on prendrait Piali bey pour n'importe quelle Excellence d'Occident. Et madame Sokili, visage, bras et gorge nus, fait les honneurs de sa maison, et se mêle aux hommes, comme une Infidèle qu'elle est. Cela sent la fin de l'Islam.
Tout de même, hier soir, le héros de la fête fut un Croyant. J'étais arrivé depuis une demi-heure, et je faisais ma cour à une ambassadrice d'âge canonique, quand un remous soudain se produisit. Piali bey, le premier, fendant la foule de ses hôtes, se précipitait au-devant d'un nouveau venu. Et madame Sokili, plantant là tout un lot de dames importantes, traversait le bal presque en courant. Ahuri, je regardai la porte, m'attendant à voir un souverain.
Ce fut Mehmed Djaleddin pacha qui entra. Piali bey le conduisait, lui prodiguant révérence sur révérence. De toutes parts, les gens s'empressaient. Deux ambassadeurs accoururent et saluèrent bas. Le vieux duc de Villaviciosa, dont les soixante-quinze ans ne se dérangent guère que pour des princes, vint du fond du salon tendre la main au maréchal.
Mehmed pacha souriait, avec quelques haussements d'épaules. Je vis alors qu'il portait une décoration très rare, et que le Sultan ne donne habituellement qu'aux Altesses: l'Imtiaz en brillants. Narcisse Boucher, à cet instant, s'approchait. Je me joignis à mon chef, et je m'inclinai après lui devant Mehmed, et je bredouillai à tout hasard:
—Je félicite Votre Excellence....
Mais, me voyant, il protesta:
—Ah non, monsieur le colonel! pas entre soldats. Vous en auriez fait autant, et cela ne vaut pas la peine.
Intrigué, je questionnai Narcisse Boucher....
—Comment, vous ne savez pas? Mais c'est l'histoire du Sélamlick d'hier, la bagarre des zouaves de la garde.
—Une bagarre?
—Eh oui! Le Sultan, trois fois de suite, s'est fait escorter au Sélamlick par les sergents du régiment albanais. Le régiment arabe, furieux, a voulu donner l'assaut à la caserne favorisée. Les Albanais ont riposté à coups de fusil tirés par les fenêtres, et, leurs adversaires reculant pour attendre du renfort, ils sont à leur tour descendus dans la rue. Aussitôt bataille rangée, blessés et morts. Le colonel arabe, plus excité que personne, poussait ses soldats au lieu de les retenir. Les casernes, vous le savez, sont à cinq cents mètres d'Yildiz. Le Sultan, entendant le vacarme, s'inquiète. En grande hâte, il donne l'ordre au ministre de la guerre d'aller imposer la paix aux batailleurs. Mais le ministre est mal reçu. On tire même sur lui, et il doit tourner bride. Mehmed Djaleddin était au Palais. «Voulez-vous que j'y aille?» dit-il au Sultan. Le Sultan s'empresse d'accepter. Mehmed part tout seul à cheval, dans l'uniforme où vous le voyez, et commence par traverser le champ de bataille, au pas, sous une grêle de balles, histoire d'être bien vu et reconnu. Après quoi par le flanc gauche! Il marche droit au colonel arabe, et lui brûle la cervelle au milieu de son régiment. Une douche d'eau froide n'aurait pas si bien calmé tous ces bougres. La seconde d'après, on aurait entendu voler une mouche. Ils connaissent Mehmed, ils l'ont vu sur les champs de bataille de Thessalie. Les casernes ont été réintégrées dare-dare. Et le Sultan a trouvé que ça valait l'Imtiaz.
Moi aussi, je le trouve. Et je retournai vers le maréchal:
—Votre Excellence excusera ma sottise de tout à l'heure: je suis devenu tellement bon Turc que je vis à Stamboul bien plus qu'à Péra; et j'ignorais encore, il y a cinq minutes, comment cette plaque-là était venue sur votre poitrine. Mais maintenant que je n'ignore plus, vous me permettrez de vous renouveler, à bon escient, mon hommage. M'est avis que c'est surtout un soldat qui a le droit de vous féliciter....
—Pour avoir essuyé un peu de fusillade, comme c'est le devoir strict de notre métier?
—Pour avoir essuyé la fusillade de vos propres soldats, un jour de vulgaire émeute, et risqué d'être abattu par mégarde, sans gloire ni grandeur.
Il rit, et ses yeux étincelèrent:
—Allons donc, monsieur le colonel! Les vrais soldats, dont je suis et dont vous êtes, savent mourir ou tuer n'importe où et n'importe comment. Il n'est pas besoin de drapeaux ni de musique!
Piali bey revenait, accaparant son hôte. Je traversai les salons. Il n'y avait là aucune femme qui valût selon moi qu'on causât avec elle. Lady Falkland n'était pas venue; et je n'aperçus en fait de Française que la petite Terrail, qui dansait avec son mari, comme de juste.
Les toilettes étaient élégantes, voire bien portées. Le monde diplomatique, minutieusement copié par le «Tout-Péra», maintient ici le goût féminin à un niveau acceptable. En outre, Piali bey ne reçoit pas la simple bourgeoisie. Mais son bal, s'il y gagnait en brillant, y perdait en pittoresque. Je n'eus pas le plaisir d'apercevoir mesdemoiselles Kolouri, ni d'entendre le français spécial qui se parle dans le milieu grec. A peine si je pus saisir au vol cette phrase d'une fort belle dame, originaire de ce milieu, mais acclimatée dans les sphères officielles, depuis que son mari, banquier, a gagné force millions dans je ne sais quelle spéculation audacieuse: «Mademoiselle Une Telle? Dieu sait ce qu'elle aura de dot: n'oubliez pas que sa mère a déjà trois autres enfants, et un cinquième dans la rue». Je sais que cela veut dire «en route». Mais cette rue métaphorique me comble toujours de joie.
N'importe. Les salons n'offraient aucune attraction bien notable. Le fumoir, par contre, était intéressant. Dès que j'y entrai, Narcisse Boucher, assis au milieu d'un groupe, me fit signe d'approcher et d'écouter.
Un gros homme à mine de juif allemand, constellé de croix et de bagues, prenait toute la terre à témoin d'une injustice déplorable, dont il se prétendait la victime.
—Ah! larmoyait-il, je puis bien attester le bon Dieu et ses saints que j'ai fait le possible et l'impossible! Quatre heures d'horloge, j'ai tenu le premier secrétaire de Sa Majesté comme je vous tiens, par le bouton de l'habit! Mais autant discuter avec une borne. Des sourires et des compliments, tant qu'on en veut. D'argent, point. Et à tous les raisonnements, la même réponse: «Je suis bien de votre avis; mais Sa Majesté ne peut pas donner une livre de plus.» Quand il s'agit de restituer aux trois quarts de l'Arabie toute sa prospérité antique!
Il s'épongeait le front. Narcisse Boucher, bonhomme, compatit:
—C'est vrai que la garantie kilométrique n'est pas exorbitante. Mais enfin, n'est-ce pas? vous avez la concession. C'est le principal.
—C'est le principal ... pour l'Arabie, oui! Le chemin de fer sera fait. Mais nos pauvres actionnaires ne s'engraisseront pas de leurs dividendes.
—Bah! ils sont déjà gras....
Narcisse Boucher se levait, et je le suivis dans l'embrasure d'une fenêtre:
—Vous l'avez entendu? me chuchota-t-il, goguenard. C'est Frederlow le Prussien, l'homme des wagons et des rails. Vous êtes au courant de son affaire? Il veut relier la Mecque et Mascate, à travers cinq cents lieues de sables et de cailloux. Naturellement, ça ne rapportera jamais un centime: il n'y a pas un habitant sur tout le parcours, et d'ailleurs, le transit par mer coûtera trois fois moins. Mais le Sultan paiera la garantie kilométrique, et le bénéfice sera tout de même coquet.
—Mais Frederlow se plaint du chiffre?
—Vous êtes jeune, vous! Écoutez un peu, vous allez rire!
Et Narcisse Boucher se retourna vers l'Allemand:
—A propos, vos études sont finies, je suppose? quelle sera la longueur totale de la ligne?
Le gros homme leva les deux bras au ciel:
—Seigneur! c'est bien là le pire: nous comptions sur deux mille neuf cents kilomètres; mais ce désert de Dalma est criblé de précipices; et la faible contribution du gouvernement ne nous permet pas d'entamer de trop grands ouvrages d'art....
—Bref, combien?
—Trois mille six cents, sept cents....
Narcisse Boucher ricana en sourdine:
—Hein, colonel? vous admirez le truc: on accepte le chiffre du sultan, pour la garantie kilométrique; mais on ajoute des kilomètres en proportion. En fin de compte, on y gagne. Sans parler de l'économie qu'on réalise sur les viaducs, réduits à leur plus simple expression. Il ne coûtera pas cher d'établissement, le chemin de fer de Mascate. Ces braves Turcs, hein? Ils en ont, une laine de mouton!
Candidement, je m'indignai:
—Mais comment le Sultan accepte-t-il?...
—Le Sultan? mon pauvre colonel! derrière Frederlow, il y a l'ambassadeur allemand; et derrière l'ambassadeur allemand, l'Allemagne. Il faut bien avaler la sauce, allez!
Dans la porte s'encadra la haute stature de Mehmed Djaleddin. Frederlow, l'ayant vu, s'était tu soudain.
Mehmed vint à moi:
—Monsieur le colonel, je voudrais vous transmettre une invitation....
—Je suis à vos ordres, monsieur le maréchal.
Il me prit à part:
—Je n'use pas de diplomatie, vous le savez. Voici: je ne veux pas que vous jugiez notre pays sur des réceptions comme celle de ce soir.... Oh! à Dieu ne plaise que je juge mes hôtes! mais ils sont chrétiens,—et les chrétiens de Turquie ne sont pas de vrais Osmanlis. Alors, acceptez-vous de venir déjeuner, mardi prochain, chez un de mes amis, musulman? Je ne puis vous avoir chez moi, vous savez pourquoi....
—Je sais....
—Mais mon vieux compagnon le général Atik Ali pacha, qui n'a pas, lui, l'honneur redoutable d'entrer chaque matin au palais d'Yildiz, sera joyeux d'accueillir à sa table mon convive. Voulez-vous?
—Certes!
—Bon. Chez Atik Ali pacha, je vous promets au moins—bref regard vers l'homme au chemin de fer—que vous ne rencontrerez pas d'Allemand. A vous, Français, cela doit plaire.
XXI
Atik Ali pacha habite au cœur de Stamboul, à deux pas du Séraskiérat, un conak austère en bordure sur une route tout à fait silencieuse.
Le conak lui-même n'est pas moins silencieux. Atik Ali pacha est un vieil homme, grave et doux, comme le sont la plupart des Osmanlis. Les parents qui vivent sous son toit,—l'hospitalité turque n'a point de bornes,—sont vieux comme leur hôte, et vieux aussi les domestiques, tous anciens soldats ou paysans. Seul, le fils d'Atik Ali, Hamdi bey, amène parfois dans la maison calme le rire sonore de ses camarades de régiment: Hamdi bey est capitaine aux hussards; et Atik Ali pacha, fier de ce bel officier qui est son fils, accueille avec amitié les jeunes hommes qui portent le même dolman vert et le même tarbouch d'astrakan. D'ailleurs, souvent empli de sabres et de hausse-cols, le conak n'en est guère plus brillant: car la jeunesse turque a gardé intact le respect qu'on rendait jadis aux barbes blanches. Et l'on contient sa voix devant Atik Ali pacha.
Nous déjeunons dans une salle vaste et fraîche, plafonnée à la turque de peintures aux vives couleurs. Et je goûte le contraste de ces deux hommes: Atik Ali, Mehmed Djaleddin. Atik Ali pacha, plus vieux que Mehmed de vingt ans, n'est que général—fékir;—et l'on devine vite, à voir ses yeux pensifs et ses cheveux de neige, que les intrigues de palais n'ont jamais été le fait de ce vieillard. Mehmed Djaleddin pacha, maréchal et tout-puissant favori de Sa Majesté, a jadis fait ses premières armes sous le commandement d'Atik Ali, déjà chef d'escadron. Mais Mehmed, né de race princière, et page au harem impérial pour ses débuts, était, avant même d'avoir porté l'épée, désigné pour une carrière rapide et éclatante.
Partout ailleurs qu'en Turquie, je crois bien qu'entre deux officiers si différents par leur destin, un abîme existerait, qu'aucune amitié ne pourrait combler. Mais la Turquie est la seule terre au monde d'où l'envie soit exclue, parce que les Turcs sont les seuls vrais démocrates que je sache. (J'ai vu hier, à la porte du Séraskiérat, le ministre de la guerre faire attendre son carrosse pour qu'un décrotteur de la rue lui cirât les souliers; le décrotteur et le ministre se traitaient l'un et l'autre d'effendi, et se saluaient avec une affabilité égale.) Aussi Atik Ali n'en veut pas du tout à Mehmed d'être maréchal et de n'avoir pas cinquante ans. Et c'est Mehmed qui s'incline bas devant son ancien chef et qui le nomme «son père», car la vieillesse seule est vénérée sur la terre d'Allah.
Nous mangeons à la turque, naturellement. Rien de trop exotique, d'ailleurs. La cuisine turque est proche parente de la cuisine française. Du mouton rissolé à la broche—chich kébab;—du mouton en sauce—orman kébab;—des légumes d'Europe; du riz; un irréprochable pilaf; des feuilles de vigne farcies; des laitages; le yohourt acidulé, et le célèbre kaïmak, pour lequel on enferme les bufflesses dans des étables obscures. Enfin des fruits: l'admirable raisin d'Anatolie, plus gros que les panses provençales, et plus savoureux que le chasselas de Fontainebleau.
Bien entendu, point de femmes à table. Atik Ali pacha est marié, et Hamdi bey de même, et Mehmed Djaleddin aussi. Mais les dames musulmanes ne paraissent pas dans le logis des hommes, dans le sélamlick. Le haremlick, muré et grillé, voilà leur part. Elles en sortent d'ailleurs comme bon leur semble, pour se promener, faire leurs emplettes, rendre visite à leurs amies, et bavarder comme il leur plaît dans les cours de mosquées. Même, à tout bien peser, les mœurs turques donnent peut-être aux femmes plus de vraie liberté que nos mœurs d'Occident[1]: un mari français n'accepterait probablement pas certaines prérogatives que s'arrogent les harems, et auxquelles nul mari de l'Islam ne voit rien à reprendre. Mais en revanche, la maison conjugale est ici partagée en deux, et l'époux seul a le droit de franchir la cloison-frontière.
Nous sommes dix convives, tous soldats. C'est en l'honneur de Mehmed Djaleddin pacha, décoré de l'Imtiaz, qu'est donné le repas. Mais nul compliment indiscret ou balourd n'est infligé au maréchal. Être brave, cela est tout simple pour des Turcs. Et seulement, à l'entrée, chacun des officiers présents a salué Mehmed un peu plus bas qu'il n'est de règle.
On cause familièrement, sans étiquette. Un capitaine d'état-major, frais arrivé d'Allemagne, où il achevait, dans un régiment d'artillerie, son stage réglementaire, donne en quatre mots son impression sur l'armée prussienne:
—Excellents officiers. Exécrables soldats.
Mehmed pacha me regarde:
—Monsieur le colonel, voilà peut-être qui vous étonne. Vos écrivains militaires français vous rebattent les oreilles des vertus miraculeuses du soldat allemand. Nous, Osmanlis, qui faisons en Allemagne nos études théoriques et nos stages d'application, sommes d'un avis différent.
Le vieil Atik Ali hoche la tête: de son temps, c'était à Paris, non à Berlin, que les Turcs apprenaient l'art de la guerre.
—Izzet bey, vous entendez le pacha: expliquez à monsieur le colonel pourquoi vous jugez avec tant de sévérité les hommes de là-bas?
Izzet bey s'exécute de très bonne grâce. Bien entendu, tout l'état-major turc parle français comme s'il sortait de Saint-Cyr.
—Mon colonel, les Allemands sont des mécaniques. Ça obéit magnifiquement, surtout aux ordres appuyés de coups de bottes. Mais ça n'est propre qu'à obéir. Point d'initiative, point d'intelligence; et presque pas de bravoure. Nos paysans d'Anatolie, que Nasreddin hodja disait pareils à leurs buffles, sont, en comparaison, subtils et délurés.
J'interroge:
—«Nasreddin hodja»?
Tous rient. Atik Ali pacha m'explique:
—Nasreddin hodja est, après Karagheuz, le philosophe national des Osmanlis.
—Moitié Ésope, moitié Socrate, ajoute Mehmed pacha.—Un peu Sancho quelquefois. Ses mille et une aventures sont un trésor. Hamdi bey, vous qui êtes un conteur, réjouissez le colonel.
—Un matin,—commence Hamdi bey, Nasreddin hodja éveille sa femme dès la dernière étoile éteinte: «Femme, j'irai aujourd'hui dans la forêt, couper notre bois d'hiver.—Tu iras, dit la femme, inshallah (s'il plaît à Dieu)!—«Inshallah?» riposte Nasreddin, frondeur, pourquoi, «inshallah?» J'irai, s'il me plaît, et non s'il plaît à un autre.—Soit, dit la femme dévote. Tu iras, s'il te plaît, mais aussi s'il plaît à Dieu: inshallah!—Il n'y a point d'inshallah là-dedans», dit Nasreddin hodja. Et pour persuader sa femme, il la bat très fort. Après quoi il sort et s'en va dans la forêt. Mais, en chemin, il rencontre le vali qui va à la chasse. «Holà, Nasreddin, manant, viens rabattre notre gibier.—Excellence, je....—Tu répliques? Qu'on le batte, inshallah!, et qu'il vienne.» Tout le jour, et jusqu'à la première étoile allumée, Nasreddin hodja court les sentiers, rabat le gibier vivant et porte le gibier mort. On le congédie ensuite, sans backchich. A la nuit close, il frappe à sa propre porte, les mains vides, l'estomac creux et l'échine rompue. «Allah nous garde des djins! crie sa femme effrayée. Qui donc frappe si tard?» Et Nasreddin hodja, penaud, de dire: «C'est moi-même.... Ouvre.... inshallah!!»
Nous buvons maintenant un café admirable, dans des tasses à zarfs d'argent ancien. Et l'on apporte, non pas des narghilés vulgaires, mais des tchibouks d'autrefois, en bois de jasmin, longs comme les deux bras.
Le fumoir d'Atik Ali pacha est un atelier. Le vieux chef occupe ses loisirs en peignant, avec une minutie de petite fille, des aquarelles,—natures mortes ou paysages. Sur des étagères, une collection assez belle de verres turcs ou vénitiens met aux quatre murs une ribambelle d'arcs-en-ciel qui rehaussent agréablement le coloris un peu terne des œuvres d'Atik Ali pacha.
Cependant, les tchibouks sont fumés. On n'a parlé, sous le toit de mon hôte, ni politique, ni femmes. Et l'on n'a point médit du prochain.
Près de suivre Mehmed pacha, qui salue déjà son ancien général, je regarde une aquarelle: trois chênes gigantesques, dont la silhouette éveille en moi je ne sais quels souvenirs....
—Vous les reconnaissez?—dit Atik Ali, souriant.—Ce sont des arbres de France. Je les ai peints il y a très longtemps, dans la forêt de Fontainebleau. Autrefois, nous faisions nos stages d'application dans votre armée....
Il va prendre, dans une vitrine, un tout petit verre de cristal turc, rayé de bandes dépolies.
—Monsieur le colonel, acceptez ceci en souvenir d'un vieil homme auquel vous avez fait aujourd'hui beaucoup d'honneur. C'est un verre à vin d'Ismidt.... Vous savez? Le vin d'Ismidt que le Prophète nous a permis.—Et quand vous retournerez dans votre France, saluez de ma part les beaux chênes de la forêt de Fontainebleau.
[1] Quand la page ci-dessus fut écrite,—le 28 juin 1906—l'admirable roman de Pierre Loti: Les Désenchantées, n'avait pas encore paru. Et l'auteur ne croyait pas nécessaire d'appuyer davantage sur cette vraie liberté que les mœurs turques consentent à la femme. Aujourd'hui, beaucoup de lecteurs l'accuseront peut-être d'avoir écrit très légèrement....
Il n'en est rien, pourtant. Qu'on veuille bien relire avec attention Les Désenchantées: on constatera que les dames turques, héroïnes de ce livre, sont de très grandes dames appartenant, non seulement à l'aristocratie, mais à la Cour, et jouissant toutes d'au moins cent mille livres de rentes. Pour ces dames-là, oui, la loi de l'Islam est dure. Dans nul pays plus qu'en Turquie, fortune n'est synonyme d'esclavage. Fortune, cela veut dire: eunuques, suivantes, conak fermé, carrosse,—autant de geôliers, autant de geôles.—Mais l'immense majorité des femmes de Turquie n'ont point de nègres et vont à pied. Et celles-ci que le contact de l'Europe n'a pas encore détraquées trop profondément, vivent en vérité plus libres, plus maîtresses sous leur toit, que ne sont nos femmes à nous. Quel est, par exemple, le mari occidental qui accepterait d'abandonner complètement à sa femme l'éducation de ses filles, et même de ses fils, jusqu'à ce que celles-là soient femmes et ceux-ci adolescents?
XXII
Donc, monsieur de Sévigné, vous voilà tout féru des Turcs et de la Turquie, pour avoir mangé le pilaf et kébab d'un vieux férik à barbe blanche qui peint des aquarelles en collectionnant de la verrerie fêlée.
Madame Érizian m'offre, non pas de son thé anglais que je n'aime guère, mais d'un vin de Chypre agréablement âgé.
Elle fait d'ailleurs une maîtresse de maison parfaite. Je ne sais point de Française qui me tendrait mon verre avec plus de grâce; surtout de Française alourdie, comme est madame Érizian, par soixante-quatre printemps.
—Mais voyons, monsieur de Sévigné! ce sont des sauvages, ces Turcs. Comment vous, Européen, civilisé, pouvez-vous vous entendre avec eux?
Madame Érizian, Arménienne, s'irrite quelquefois de ma prédilection pour l'Islam, et m'en veut un peu des sentiments moins doux que je professe pour sa race à elle, trop amoureuse d'écus ou de pierreries, selon le sexe. J'ignore, hélas, le bel art de dissimuler mes moindres antipathies.
—Madame, vous avez raison quant aux Turcs: ce sont des sauvages. J'irai plus loin que vous; je ne crois pas qu'ils puissent jamais être civilisés. Mais vous vous trompez étrangement sur mon propre compte: je suis, moi, un sauvage comme eux. Songez donc que je m'appelle de Sévigné, que les Sévigné sont une souche bretonne vieille de neuf siècles, et que mes grands-pères, par entêtement de noblesse, ne se sont pas mésalliés trois fois en neuf cents ans. J'ai donc, bon gré mal gré, la cervelle d'un Celte de l'an mille. Et c'est bien autre chose que la cervelle d'un Osmanli des temps présents!
—Ta ta ta ta! Vos Osmanlis des temps présents, vous ne les connaissez guère. Je voudrais que vous fussiez Arménien, un jour de massacre.... Vous admettez le massacre, vous?
—J'admets très bien que ruiné, dépouillé, raclé jusqu'à l'os, et légalement désarmé contre les prêteurs et les rapaces, on se fasse justice soi-même.
—Par l'assassinat?
—Voilà un gros mot. Disons par le meurtre....
La porte s'ouvre. Un pas vif que je connais bien.... Lady Falkland entre et embrasse sa vieille amie.
Je ne manifeste pas tout l'étonnement diplomatique qui serait de circonstance. Pour ne pas mentir, la rencontre est préméditée. Lady Falkland et moi nous sommes promenés avant-hier, une heure, dans Stamboul, et rendez-vous a été pris pour aujourd'hui.... Il est vrai que madame Érizian n'est pas des gens dont il faut se défier.
Et d'ailleurs, en matière de diplomatie, lady Falkland en remontrerait à l'Alceste de Molière. Elle vient droit à moi, souriante, et me tend sa main à baiser,—pas le bout des doigts, le poignet.
—Bonjour! Savez-vous que c'est notre troisième rencontre de cette semaine?
Madame Érizian nous regarde l'un et l'autre:
—Encore ces maudites promenades en tête-à-tête, qui me font trembler pour vous, ma petite!
Lady Falkland se moque:
—Trembler!... vous tremblez toujours. Ah! les Turcs ont raison: Allah a fait le lièvre et l'Arménien....
—Hum! vous connaissez mal le proverbe, ou vous le citez trop poliment.... Les Turcs disent: «Allah a fait le lièvre, le serpent et l'Arménien....» Le serpent!... je suis peut-être peureuse ... et encore! les Arméniennes ont toujours été plus courageuses que leurs maris. Mais, avant tout, je suis prudente. Et vous, vous êtes folle!... Monsieur de Sévigné, ayez de la raison pour elle. A quoi cela vous avance-t-il tous les deux, je vous le demande, de courir Stamboul, bras-dessus, bras-dessous, comme deux amoureux que vous n'êtes pas, au risque de toute une ribambelle de catastrophes?
—Ça nous avance à faire l'école buissonnière! Ma vieille amie, ne grondez pas. Nous nous amusons comme nous pouvons, et nos escapades sont bien innocentes. Voyez-vous, M. de Sévigné et moi, nous nous ressemblons beaucoup: nous sommes deux bêtes en cage; ma cage à moi, la cage conjugale, est la plus étroite; mais sa cage à lui, la cage diplomatique et mondaine, n'est pas bien large non plus. Alors, vous comprenez notre rage de grand air! Dans le beau Stamboul désert, si grand qu'il n'en finit plus, nous galopons comme des poulains échappés; et, une pauvre petite heure durant, nous nous donnons l'illusion d'être libres, d'avoir cassé nos laisses et rompu nos colliers. Allez, cette illusion-là vaut bien qu'on risque quelque chose.... Et puis, quelle chose? vous avez des yeux arméniens, des yeux immenses! vous voyez trop large. «Des catastrophes!» quelles catastrophes?
—Avec ça que le jour où un espion de votre mari vous pincera toute seule au bras de ce colonel-là, vous ne serez pas à la merci d'un bon scandale, et forcée de mettre les pouces pour éviter le pire! Vous savez dans quel pays nous vivons, et vous savez que le tribunal consulaire anglais, requis par sir Archibald, se contenterait de modestes preuves....
Lady Falkland hoche la tête. Elle sait tout cela,—et moi comme elle. Oui, certes, ma responsabilité serait lourde, si jamais....
Mais soudain, lady Falkland, d'un geste de la main, donne la volée à son souci. Et je revois l'habituel sourire qui me plaît tant,—le sourire enfantin qui n'efface pas tout à fait le pli triste de la bouche:
—Figurez-vous, monsieur de Sévigné, que mon fils, ne vous ayant pas vu de toute la semaine, m'affirmait hier que votre grand ami le maréchal Mehmed Djaleddin avait dû vous coudre dans un sac et vous jeter au fond du Bosphore....
XXIII
26 octobre.
C'est le jour des manifestations féminines; deux femmes m'ont fait ce matin l'insigne honneur de s'apercevoir que j'existe.... Je n'ai, bien entendu, pas la moindre envie de consigner dans ces notes tous mes faits et gestes; et je préfère omettre spécialement certaines aventures très vulgaires auxquelles bien peu d'hommes ont le courage de se dérober, mais que seuls les jeunes gens peuvent avouer avec élégance. Un amoureux de quarante-six ans risque d'être souvent ridicule, et un amant de même âge risque parfois d'être répugnant.
Néanmoins, je m'en voudrais de passer sous silence les anecdotes d'aujourd'hui; car l'une est ma foi, jolie, et l'autre joyeuse à souhait.
J'étais donc, tout à l'heure, attelé à l'étude des récentes cartes de Macédoine qu'a dressées, je ne sais par quel sortilège, le grand état-major autrichien, quand mon cavas Achmet vint, avec quelque mystère, m'informer qu'une vieille femme insistait pour me parler à moi-même.
Intrigué, je fis entrer; et je vis une Arménienne propre et pauvre, toute vêtue de noir, l'air digne et décent. Elle me salua d'une révérence quasi monacale, puis entr'ouvrant son grand châle, en sortit une gerbe de tubéreuses qu'elle me présenta. Après quoi elle s'en fut, sur une deuxième révérence. Le tout, sans avoir ouvert la bouche.
Je demeurais, les fleurs en main, un peu ahuri, quand j'avisai une lettre, très cachetée, qu'on avait insinuée parmi les tiges. Je l'ouvris et, du premier coup d'œil, je reconnus le papier à dentelle d'or de ma petite voisine de Béicos. Seigneur! voilà plus d'un mois.... J'avais tout à fait oublié cette histoire.
La lettre est charmante, et la jeune personne bien ingénue,—ou tout le contraire:
«Vous n'êtes pas revenu, malgré votre promesse. Et bientôt nous quitterons Béicos à notre tour. Déjà nous préparons le départ. Ma mère passe toutes ses journées en ville, et elle y reste parfois la nuit. Ces nuits-là, je m'accoude au shahnichir, sous les étoiles, et j'attends que votre caïque vous ramène près de moi.»
J'ai mis les tubéreuses dans un vieux vase de cuivre niellé, que M. Carazoff m'a vendu l'autre jour: «Travail de Damas, monsieur le marquis! Beau comme une lampe de mosquée!...» Et j'ai fait, avec le papier à dentelle, une infinité de petits papillons que je noierai, ce soir, du haut du grand pont, dans la Corne d'Or.
Cependant, je m'étais remis à mes cartes autrichiennes. Et le cavas Achmet, tout à coup, frappa encore, m'informant cette fois, qu'une jeune dame insistait, etc. Voir plus haut.
La première surprise m'avait aguerri. Et je faillis trouver toute naturelle l'apparition, sous ma petite ogive d'ébène, de Calliope Kolouri en personne;—de Calliope; elle se nomma en entrant;—de Calliope toute seule; sans le plus léger chaperon.
Elle-même, en dépit de l'aplomb considérable qu'elle possède en propre, et dont sa visite me donnait une preuve superflue, mais forte, fut décontenancée du sourire placide qui l'accueillait et du geste aisé qui lui désigna un fauteuil. Assise, ses yeux un peu incertains braqués sur les miens, elle hésita presque une minute avant de me débiter les diverses excuses qu'elle avait évidemment préparées tout le long du chemin qu'il y a de chez elle ici:
—Figurez-vous ... je passais sous vos fenêtres, par hasard. Alors, j'ai songé que vous viviez dans cette grande maison.... J'étais si curieuse de voir votre chez vous. Je n'ai pas résisté....
Je la laissai s'en dépêtrer comme elle put. Elle finit par des mines confuses, puis contempla mes quatre murs l'un après l'autre, religieusement:
—Comme c'est bien! Comme on sent le goût français!
Elle feignait une admiration excessive et invraisemblable: mes deux salons, simples jusqu'à la nudité, et seulement parés de grands tapis persans, couleur de pourpre sombre, n'ont pas de quoi plaire aux yeux d'une petite Grecque de Péra, affolée de bibelots. Mais parmi ses oh! et ses ah! je cherchais vainement la vraie raison de sa visite. Et je ne trouvais pas....
Je n'ai d'ailleurs pas trouvé encore. Une idée m'est bien venue, mais tellement absurde!...
Voici le fait: les salons inspectés en détail, mademoiselle Kolouri réclama, non sans rougir très fort, une petite promenade dans le reste de l'appartement. La salle à manger ne la retint qu'une minute. Et, comme à la porte suivante, je l'avertissais loyalement que nous arrivions à ma chambre, elle entra comme un trait, non sans bredouiller, très vite:
—Vraiment, je ne sais pas si je puis....
Apparemment, elle pouvait. Elle pouvait même à ce point, qu'après être demeurée un instant debout entre la chaise et le fauteuil, elle se décida soudain à s'asseoir sur le sommier.
Je la regardai faire, un peu gêné.... Mais sans doute qu'un lit n'est pas pour lui faire peur.
—Oh! dit-elle, avec un sourire de coin, vous avez un très bon sommier....
Je ne bronchai pas. Elle continua, enhardie et bavarde:
—Vous devez me juger bien sévèrement.... Entrer ainsi dans la chambre d'un monsieur.... Mais je sais que les Français respectent les jeunes filles....
Elle fixait le bout de ses bottines avec la plus soigneuse attention.
—Jamais je n'oserais entrer de la sorte chez un jeune homme d'ici.... («Jeune homme!» peste! je suis flatté.) C'est que vous connaissez une définition de l'amour? (Aïe! où est l'excellente madame Kerloff?) «L'échange de deux fantaisies, et le contact....» Comme jeune fille, je ne peux naturellement que m'en tenir à l'échange ... et les jeunes gens d'ici exigent le contact.... C'est très difficile, pour une jeune fille, de flirter à Péra....
Je riposte, malgré moi:
—Mais alors, puisque c'est si difficile ... les jeunes filles qui flirtent doivent être extrêmement habiles?
Elle rit d'un petit rire nerveux, très aigu:
—Oh!... pas tant que vous croyez ... mais tout de même ... elles savent des choses....
Ses yeux se baissent, hésitent, puis me regardent derechef, avec une sorte de résolution, de—défi.
Ah bah? est-ce que? Mais c'est vrai, que les Français respectent instinctivement les jeunes filles. Je recule jusqu'au fauteuil, et je m'assieds.
Mademoiselle Calliope Kolouri est sortie de chez moi, dix minutes plus tard, tout à fait intacte. Et, bien entendu, je n'admets pas un seul instant que cette jeune fille ait eu, sous mon toit, la moindre arrière-pensée.
XXIV
27 octobre.
Très singulière soirée, hier; quatre heures douteuses et troubles, qui me laissent un dégoût et presque une salissure....
J'ai dîné au cabaret Tokatlian, à Péra. La visite matinale de Calliope m'avait tourné l'esprit vers des idées d'un ordre folâtre, et je m'étais décidé à ne pas achever la journée chez moi, tout seul. Chez Tokatlian, la salle basse était cependant trop claire et trop bruyante pour mon goût. Je montai donc au restaurant du premier étage, plus discret, plus aimable aussi, car souvent dînent en ce lieu des dames solitaires, chapeautées très somptueusement. L'une d'elles, qu'on nomme Carline, a déjà consenti, à diverses reprises, à s'asseoir en face de moi. Or, Carline n'était point là. Et par contre, deux convives s'y trouvaient, dont la vue me contraria: sir Archibald Falkland, et son inséparable Cernuwicz....
Le Polonais m'aperçut tout de suite, et m'interpella. Je ne crois pas être beaucoup plus sympathique à sir Archibald que lui-même à moi. Sa femme est entre nous, et il a trop de sagacité, sous ses dehors de brute, pour ne pas sentir fortement que nous ne pouvons être, lui et moi, qu'ennemis. Mais Cernuwicz, que je n'aime guère plus, et pour qui mon antipathie se double d'une répugnance quasi peureuse, me prodigue au contraire en toutes rencontres une cordialité sans bornes, dont je suis encombré et gêné.
Hier, notamment, il n'eut point de cesse que je n'eusse accepté de dîner à leur table. Je n'avais d'ailleurs aucun motif poli à refuser. Falkland, correct toujours, m'avait accueilli très courtoisement.
Je dînai donc avec eux: Cernuwicz fit tous les frais et bavarda si bien que je pus garder à peu près le silence. Cependant je songeai à me libérer promptement de cette compagnie fort différente de celle que j'avais cherchée et le dessert expédié, je me levai.
—Marquis! fit Cernuwicz, vous ne nous quitterez pas si tôt? Je parie que vous allez, de ce pas, voir des filles. Hein, ne dites pas non! Nous aussi, nous irons. Demeurez donc avec nous.
J'essayai une excuse.
—Ah bah! vous, un Français, vous reculez devant une petite fête? Allons, il faut s'encanailler de temps en temps. Encore non? Mais nous allons croire que c'est par fidélité d'amour.... Ah! ah! marquis, vous voulez nous faire honte, et spécialement à Falkland, qui est marié. Vous vous gardez à la dame de vos pensées.... Et qui est-elle? Nous allons deviner, attendez un peu!
Ce verbiage me portait terriblement sur les nerfs. Mais je m'avisai que le plus simple était, tout bien pesé, de rester avec eux. Un instinct me le conseillait comme un acte de prudence.... Les plaisanteries polonaises de Cernuwicz me causaient un malaise confus, et il m'eût été très désagréable de donner un corps à son soupçon, et de le laisser en tête-à-tête avec le mari de lady Falkland, cherchant l'un et l'autre, parmi les femmes de notre monde, laquelle pouvait bien servir de raison à ma fuite.... Je restai.
Oui, soirée singulière.... Falkland et moi, également taciturnes; Cernuwicz, exagérant son exubérance....
Nous avons bu, comme de rigueur; d'abord, l'extra-brut classique, avant de nous lever de table; puis, au buffet du Cirque (c'était mercredi, gala diplomatique: le Cirque était obligatoire), un autre extra-brut, qui ressemblait à s'y méprendre au plus médiocre des whisky and soda; et enfin, çà et là, des mixtures diverses.
Péra n'est qu'une sous-préfecture: l'incognito y est impossible. Les jeunes Pérotes, très gourmés dans leurs immenses faux-cols, et scintillants de breloques et de bagues, nous regardaient avec un respect curieux: nous étions «des ambassades!» Mais il n'importait guère d'être ou non reconnus: une fête correcte,—smoking ou habit, cravate noire,—cela n'est pas mal porté dans la carrière.
... Le Cirque, d'abord. Ensuite, Concordia, le boui-boui le moins malpropre de la Grand'Rue....
Nous buvions, tous trois seuls à une table ronde. Des femmes nous frôlaient en rôdant. Mais le décorum ne permettait pas de les inviter dans un lieu aussi public.
En France, on sait faire la fête. La fête française est élégante, spirituelle, lumineuse: elle se souvient des soupers du XVIIIe siècle, des marquis pailletés et des petites maisons; elle sait n'être jamais vulgaire ni crapuleuse; elle déguise l'obscénité en libertinage; elle pimente la galanterie d'épigrammes et de madrigaux. J'ai vu des nuits de Paris et de Nice où il se prodiguait plus de grâce et plus de verve, entre quatre viveurs et quatre courtisanes, que tout le reste de l'Europe n'en dépense dans une année. Mais ailleurs, à Berlin, à Vienne même, les fêtards, toujours, irrémédiablement, ont l'air d'ivrognes en rut, et leurs maîtresses de putains.
Et, hier, c'était brutal et morose....
Assez tard, nous avons quitté les lieux où l'on a le droit d'être vu, pour d'autres qui exigent le mystère. Rue Linardi, Cernuwicz nous a conduits dans une maison assez ignoble, où des créatures soi-disant artistes ont dansé nues devant nous. J'ai l'horreur de ces trémoussements qui n'ont pas de beauté et ne sont que lubriques. Mais je voyais à côté de moi la face de sir Archibald rougir, et les veines de ses tempes enfler.
Après cette maison, une autre; et puis une autre encore. Entre temps, nous avons marché dans la Grand'Rue, moins laide quand il fait nuit, et quasi romantique, à cause de ses maisons irrégulières et hautes. Finalement, et selon le protocole de toute orgie pérote, nous avons frappé à la porte de madame Artémise. Madame Artémise est une vieille Grecque assez digne, qui accepte que, sous son toit hospitalier, des hommes du monde et de jolies filles qui n'en sont pas fassent connaissance. Des Grecques, des Arméniennes, voire des Slaves ou des Roumaines, fréquentent là très assidûment. On ne leur demande rien que d'être bien faites, et d'avoir au moins douze ans....
Or, ici se place un incident assez curieux.
Nous étions, en galante compagnie, dans le salon de madame Artémise, et j'essayais, à grand renfort de compliments lourds comme des massues,—les trottins d'ici n'en comprendraient point d'autres,—de dérider ces pauvres fillettes, qui avaient trop visiblement la mine d'être là par obligation professionnelle. Ce n'est pas gai à voir une prostitution qui se résigne.
Sir Archibald, au fond d'un fauteuil, m'écoutait parler, et regardait Cernuwicz, en train de flirter, plus brutalement, avec une gamine à jupe courte, en rupture d'école maternelle. La porte se rouvrait par intervalles, pour l'entrée d'une nouvelle venue, introduite en cérémonie. Tout à coup, sir Archibald se leva.
Madame Artémise amenait par la main une retardataire,—une fille assez belle, grande, mince, blonde et blanche, coiffée en bandeaux:—un type inattendu, parmi le petit bétail levantin à la peau mate, aux crins noirs.... Un souvenir de portrait italien me passa dans l'esprit: cette toile de Selvatico, vue à Milan.... Et je songeai soudain que la femme qui était là ressemblait, beaucoup, par tout l'essentiel de son corps et son visage, à lady Edith, cousine et maîtresse de sir Archibald Falkland....
Lui, à n'en pas douter, y songeait aussi. Debout, pâle, il regardait fixement l'image vivante. Et je voyais ses poings puissants trembler.
Brusquement, il fit trois pas, saisit le bras de la jeune femme, et, sans un mot, l'entraîna. Ils disparurent.
Il y eut un ricanement. Cernuwicz, très ivre, s'esclaffait, le bras tendu vers la porte. Il déclama tout de suite, racinien:
—J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné;
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné ...
Puis, se reprenant, et de cet air soudain féroce qui caractérise ses accès d'alcoolisme:
—Mais vous savez, monsieur le colonel français, je ne plaisante pas à propos de ces choses! Mon honorable ami, sir Archibald Falkland, est un homme libre....
Comme je ne bronchais pas, il s'attendrit:
—Et aussi, un homme sentimental. Et c'est pourquoi, lui, le géant, est épris des plus pures et des plus frêles, et couche avec elles, délicatement....
Au fait, tous ces boxeurs, couleur de bœuf cru, s'éprenaient des modèles de Romney et de Hoppner. Et ce doit être pour cela....
XXV
Épilogue de la soirée d'hier: le cavas des Falkland m'apporte, à l'instant, le billet que voici:
«Cher monsieur,
«Ceci est une ambassade.
«Mon mari, charmé, dit-il, des heures délicieuses que vous lui avez fait passer au cercle,—c'est si délicieux que cela le cercle?—me prie de vous inviter à déjeuner pour dimanche, sans aucune cérémonie. Je m'acquitte de cette ambassade avec l'empressement que vous devinez, et je vous prie de croire à tous mes sentiments les plus distingués.
«Mais venez, n'est-ce pas? Pour une fois, grâce à vous, cette table familiale, mon cauchemar de chaque jour, sera moins sinistre. A dimanche, je compte sur vous et je suis votre amie.
«GRANDMORNE FALKLAND».
Assurément, j'irai;—quand ce ne serait que pour raviver mon souvenir, et comparer la jeune personne d'hier à lady Edith, et, peut-être, revoir, devant celle-ci comme devant celle-là, sir Archibald, silencieux et pâle, les poings tremblants....
XXVI
Un déjeuner glacial, pire certes que tout ce que j'avais imaginé. Nous sommes six autour de la table deux fois trop grande: lady Falkland et son mari, lady Edith et Cernuwicz, l'enfant,—muet comme une borne et raide comme un piquet,—et moi.... Très beau couvert, anglais, mais discret en couleurs: nappe blanche, et rien que des chrysanthèmes tous du même ton de rouille. Un goût latin a corrigé l'habituel bariolage des tables britanniques;—oui, latin; et je doute fort que, lorsque sir Archibald aura, selon son désir, changé de femme, la nouvelle lady Falkland sache, aussi bien que celle d'aujourd'hui, mettre partout dans sa maison cette élégance sobre, cette harmonie dont l'œil s'enchante....
Mais dans ce décor irréprochable, quelle comédie lugubre et laide! Lady Falkland, morne, ne lève pas les yeux. L'enfant ne mange pas à sa faim, et se tient avec une correction ankylosée, dont je souffre pour lui. Cernuwicz lui-même, malgré sa souplesse slave, perd contenance dans cette atmosphère trouble, et modère son habituel bavardage. Peut-être aussi qu'une compassion l'amollit: je surprends plusieurs fois son regard posé sur lady Falkland,—un regard doux, presque tendre.
Seuls, parlent l'amant et la maîtresse, et leurs propos, qui contrastent si fort avec la contrainte générale, augmentent ma gêne et mon malaise. Sir Archibald, maître de maison, marque une cordialité correcte; lady Edith, une attitude assurée de femme qui est bien chez elle; on s'étonne de ne point la voir au milieu de la table; et c'est lady Falkland qui semble l'intruse et l'usurpatrice.
Menu anglais, tempéré toutefois. Les dames se lèvent après le dessert. Nous restons à boire un temps. Puis réunion au «parloir»:—c'est le salon tapissé d'yorghès qu'on nomme ainsi.
Café—à la franque,—cigarettes,—turques et anglaises.—Lady Falkland offre les tasses, lady Edith, les Bird's eye et les Corps Diplomatique....
Elles sourient toutes deux, du même sourire obligatoire, mondain. Leurs mains voisines se tendent ensemble vers chaque invité. Cela ne se voit pas d'abord, qu'elles sont ennemies, qu'elles luttent sans pitié pour ce prix qui est sous nos yeux, le foyer, l'enfant, la dignité vitale de mère et d'épouse. On distingue seulement qu'elles sont différentes, opposées, étrangères....
Et à cause de mon amitié pour celle-là, je sens que je hais celle-ci, que je la hais violemment.... Il faut que mon amitié soit bien forte....
Incident. Le petit s'est réfugié près de sa mère, et lui murmure à l'oreille, je ne sais quoi.
—Edward!—appelle le père, durement.—Venez.
Il vient tout de suite, craintif.
—Il est grossier de parler bas. Vous serez puni. Sortez.
L'enfant, silencieux, obéit. Lady Falkland ne broncha pas. Mais je vois ses sourcils soudain froncés très bas et sa lèvre supérieure, un peu crispée, qui découvre ses dents; et je connais cette expression farouche de bête qui a mal.
Lady Edith rit:
—Archie, ne grondez pas ainsi le baby en présence de Mary. Mary n'est pas pour l'éducation énergique, vous savez....
Nulle parole de la mère. Sir Archibald hausse les épaules.
—Je pense, Edith, que ce n'est pas vous qui me conseillerez jamais de souffrir que mon fils, un Falkland, ait des manières qui ne soient pas d'un gentleman.
Edith rit toujours, d'un rire aigu, persifleur:
—Oh! sans doute. Mais une «mamma» est une faible chose, compatissante. Il faut ménager celle-ci, Archie....
Nulle parole encore. Mais je vois les beaux yeux bruns que j'aime lever vers moi leur regard intense qui appelle au secours. Et je parle, moi:
—Oh? sir Archibald, croyez-vous qu'un bébé de six ans ait des manières qui ne soient pas d'un gentleman, et même d'un gentilhomme,—ce qui est peut-être mieux,—parce qu'il montre sans feinte sa tendresse pour sa mère? Vous m'avez fait une fois l'honneur de vanter ma race; et c'est vrai qu'elle est de vieux sang breton, rude et même brutal. Cependant, mon aïeul le plus illustre,—une marquise d'il y a deux cents ans,—est principalement célèbre par l'amour aveugle, puéril et touchant qu'elle eut pour sa fille.... Même dans ma France d'autrefois, moins sensible pourtant que celle d'aujourd'hui, il n'était pas mal porté de gâter un peu les enfants. Et m'est avis que l'indulgence les rend plus hardis et plus fiers. Je n'aime pas les mines de chiens battus....
Silence. Un dur regard gris s'appuie une seconde sur moi, puis se détourne. Et, après un mouvement, c'est lady Edith qui riposte de flanc:
—Oh, la France a toujours été le pays des tendresses et des faiblesses. Et cela lui va si bien! Mais naturellement, cela n'irait pas du tout à d'autres peuples. Notre sang écossais, plus fier....
—Plus fier?
—Mais oui, cher monsieur. Voyez plutôt, comparez votre stature et votre force à celles de mon cousin.... Vous avez tout à fait l'air d'une femme, monsieur de Sévigné; moi, je suis plus grande que vous! Vous mettriez très bien ma robe,—-en la relevant un peu. Alors, c'est tout simple que vous soyez du parti des câlineries et du sucre d'orge....
Oh! oh! mais, elle m'embête.... Je la moucherai, patience.... Ah bah! voici Cernuwicz qui réplique à la donzelle, et assez ironiquement, ma foi:
—Hum! lady Edith, ne vous fiez pas aux apparences. Le marquis, tout fluet qu'il est, donnerait peut-être du fil à retordre même à mon honorable ami, sir Archibald Falkland en personne....
Tiens! est-ce que le Polonais passerait dans notre camp? Voilà qui est bien extraordinaire. Mais je n'ai pas le temps de m'étonner: sir Archibald, péremptoire, clôt la discussion:
—J'espère que vous n'êtes pas offensé, colonel? Les jeunes filles aiment à plaisanter.... Quant à l'enfant, nous différons un peu d'avis, vous et moi, sur l'éducation qu'il lui faut. Mais cela n'importe pas: voyez, ma femme et moi différons aussi.... Il est vrai que, d'ici à peu de temps, nous ne différerons plus.
Et, nettement, il regarde la malheureuse, avec une résolution froide au fond de ses yeux couleur de brumes et de lacs.
J'en ai vite assez. Je prends congé de bonne heure, prétextant mon service à l'ambassade.
Lady Falkland, qui n'a pas dit en tout quatre paroles, me sourit d'un air très las, tandis que je baise sa main. Pauvre, pauvre femme! La voilà au fond de ce fauteuil, abattue, écroulée, et si triste que je détourne d'elle mon visage. Ah! je comprends sa folie de grand air et de liberté, je comprends le geste enfantin dont elle gonfle sa poitrine, pour respirer plus large, quand je suis seul à côté d'elle, dans le désert des rues de Stamboul, et qu'il n'y a point de regard féroce embusqué alentour, pour la guetter et la menacer....
Sir Archibald m'accompagne, à travers le jardin, jusqu'à mon caïque. Lady Edith vient aussi. Il me semble avoir surpris un bref coup d'œil de lui à elle, l'appelant. Lady Falkland est restée au salon, à cause de Cernuwicz qui ne part pas encore....
Mon caïque est au perron. Je revois, à gauche de la grille, en bordure sur le Bosphore, et surplombant l'eau, le vieux pavillon qui sert de refuge à celle qui, sans doute, ne veut pas s'exposer à voir des choses viles.
Le caïque pousse. Tous deux, Archibald et Edith, debout côte à côte, et se tenant le bras, me saluent ensemble de la tête, puis font demi-tour. Ah! je vois leurs dos ... et la main du baronnet, rapide, qui étreint la taille de sa maîtresse. La taille ploie et ne se dérobe pas.
XXVII
4 novembre.
Lady Falkland reçoit?
Le cavas baisse la tête, à la mode levantine. Et me revoilà dans le salon aux yorghès. Je viens «digérer» mon déjeuner de dimanche.
... En outre, j'ai ma raison d'être venu, précisément cet après-midi, dans le Haut-Bosphore. Et peut-être ne redescendrai-je pas ce soir à Péra....
Je connais les us et coutumes de céans. Aussi ne suis-je point étonné de voir entrer, d'abord, lady Edith. Je me souviens de ma première visite. Lady Edith était entrée pareillement, et j'avais été, quoique étonné, courtois.
J'ai envie de l'être moins, aujourd'hui.
Commençons,—ex abrupto. Nous autres hussards, avons un faible pour l'offensive:
—Mademoiselle!... (elle peut attendre sous l'orme que je lui donne du lady Edith!) comme c'est gentil de votre part de venir tout de suite me tenir compagnie, chaque fois que je rends visite à lady Falkland!...
Elle m'examine de coin. Elle a beau n'être pas Française, l'ironie ne lui est pas tout à fait inaccessible. Elle hésite à riposter; elle se décide:
—C'est vous qui êtes prodigieusement aimable de venir voir si souvent lady Falkland, et de si loin.... Il faut que vous trouviez en elle un charme attractif irrésistible!...
—Oh! sur un Bosphore pareil, l'excursion est un plaisir. Voici un mois de novembre qui s'annonce comme un mois de juin. Et je finirai par ne plus m'étonner de l'obstination de votre cousin à demeurer toujours à la campagne, dans cette vieille maison solitaire, qui a l'air faite exprès pour deux amoureux....
Ah! les lèvres minces se serrent un peu l'une contre l'autre. Si nous faisions de l'escrime, je crois bien que j'entendrais crier «Touché!» Mais ceci n'est pas de l'escrime: du «terrain», plutôt.... Bah! je suis peut-être le plus fort,—malgré ma taille de femmelette, comme elle disait l'autre jour.... Essayons.... L'ennemi ne demande qu'à combattre. Même, il attaque, et pousse au lieu de parer:
—Pour deux amoureux?... cette maison-ci?... Vous n'y pensez pas, cher monsieur! Elle est trop grande, et trop froide et trop sombre!... Ah! si vous parliez du petit pavillon quiest au bord de l'eau ... là, oui, tout est gentil, galant, romanesque ... et les caïques, la nuit, y abordent comme ils veulent....
En vérité?... Voilà une diversion qui ressemble à une vilenie. Tu cherches les coups, ma petite! Tant pis pour toi!...
—Maison, pavillon, c'est tout un: on y doit geler.... Mais, au fait, vous autres Anglais n'avez pas peur, je crois, des villégiatures d'hiver. Vous, mademoiselle, n'avez-vous pas été élevée en Écosse, dans un rude manoir des Highlands? chez un frère à vous, m'a-t-on dit?
Deux éclairs flamboyants jaillissent des yeux gris. Cette fois, j'ai frappé sur la plaie vive.
Lady Edith cesse de respirer, et suffoque avant de répondre.
Certes, l'outrage ancien vit toujours et remue dans ce cœur plein de haine. Et je viens de la ramener, un peu brutalement, au jour terrible de sa fuite d'Écosse,—alors que son frère, juge impitoyable et irrité, la chassait de chez lui comme on chasse une servante voleuse....
Gare à moi, dès qu'elle pourra parler.
Mais, armistice: voici lady Falkland.
—En vérité, cher monsieur, c'est comme un fait exprès: vous ne venez pas ici sans qu'on oublie de m'avertir....
Dès que son mari n'y est pas, elle reprend un peu de ressort, sinon de gaieté.
Ce n'est point encore la camarade vive et presque enjouée de nos promenades à travers Stamboul, la courageuse qui refoule sa mélancolie et lutte contre son spleen à force d'insouciance et de témérité,—non. Mais ce n'est point non plus la créature écrasée qui, dimanche, au creux de son fauteuil, se taisait obstinément, et courbait la tête....
—Madame, je vous attendais le plus agréablement du monde; miss Edith me tenait compagnie, et, justement, commençait le récit de ses anciens séjours en Écosse. Voilà plusieurs années que vous avez quitté votre château de là-bas, mademoiselle? Sans dessein de retour?
Battez, tirez droit! Je m'anime au jeu. Lady Falkland, qui ne s'y attendait pas, s'assied. Elle sourit à moitié, pas trop rassurée sur l'issue de ma fantaisie belliqueuse.
Lady Edith, blême, fait un terrible effort pour se ressaisir. Ses pommettes anglaises, de ce rose vaporeux qui cependant est cru, ont verdi. Elle n'arrive qu'à balbutier, d'une voix toute blanche:
—Oui ... plusieurs années ... deux ans....
Pas de quartier! je redouble:
—Deux ans, pas davantage?... Vous vous accommodez bien vite de pays nouveaux, de maisons nouvelles.... C'est un génie qu'ont les Anglais d'être partout comme chez eux, et de se créer, en un clin d'œil, et n'importe comment, un home!...
En garde! La voici qui va charger. Bon Dieu, quelle haine dans ces yeux qui étincellent comme des épées, dans cette bouche tordue qui voudrait mordre!...
—C'est un génie que nous avons, oui. Nous sommes, quoique grands voyageurs, des gens d'humeur stable.... C'est le contraire pour vous autres, Français. Vous vous contentez de la première auberge venue, et vous couchez quelquefois dans des draps douteux, sans vous en apercevoir....
Qu'est-ce qu'elle veut dire? Bah! pourquoi s'en inquiéter? allons toujours:
—Peut-être bien.... Mais du moment qu'on ne s'en aperçoit pas!... L'auberge, d'ailleurs, a un avantage: c'est qu'on y paye son écot, honnêtement; si bien que l'hôte n'a pas le droit, quoi qu'il arrive, d'accuser les voyageurs d'ingratitude....
Ses mains grelottent de fureur, et elle a trouvé le moyen de blêmir davantage.
Où diable a bien pu passer le sang de ses joues? Va-t-elle s'évanouir ou entrer en crise! Mais non. Ces Anglaises sont des animaux à sang froid.
Tout de même, lady Falkland, inquiète, estime qu'il est temps d'intervenir:
—Monsieur de Sévigné, vous êtes aujourd'hui d'humeur romanesque. Ça n'arrive que dans les hôtelleries de don Quichotte, des voyageurs en querelle avec leurs hôteliers....
On est toujours imprudent de s'interposer entre des duellistes.
—Ma chère, siffle lady Edith, vous parlez d'or. Mais votre qualité de Française, dont vous vous targuez à tout propos et hors de propos, devrait vous rendre indulgente au marquis: Don Quichotte est précisément très célèbre en France, et c'est sans doute pour imiter ses exploits que les Français rompent si volontiers leurs lances contre des moulins, et se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
Peuh! pauvre riposte. J'espérais mieux.
—De ce qui ne nous regarde pas, j'en conviens. Que voulez-vous, c'est une manie française que de jouer au redresseur de torts. Pour mon compte, je n'ai jamais pu voir des femmes ou des enfants pleurer sans demander à quelqu'un la raison de leurs larmes.
—Don Quichotte délivrant les galériens!
—Il y en avait peut-être d'innocents.
—Dans le doute, abstiens-toi. Proverbe français, ce me semble?
—Dans le doute, éclaire-toi! Et, la lumière faite, protège les bons, tape sur les autres.
—Oui, la lumière est faite. Mais, souvent, on la fait mal. Certaines gens s'éblouissent facilement et prennent des vessies pour des lanternes.
—D'autres ont d'excellents yeux.
—Même à ceux-là, je conseillerai parfois de mettre des lunettes.... C'est toujours l'histoire des draps d'auberge. Les hommes délicats, avant de se coucher, y regardent à deux fois. N'est-ce pas, Mary? Le prince Cernuwicz nous débitait l'autre jour des vers délicieux, sur un sujet analogue....
Encore cette allusion? Je continue à ne pas comprendre.... Et Cernuwicz, qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans.
Je regarde lady Falkland.... Oh! la voilà fort pâle à son tour.... De quelle diable de méchanceté s'agit-il donc? Halte-là! à tout hasard, m'est avis qu'il est temps de se fendre à fond:
—Soyez tranquille, miss Edith: le cas échéant, je ne me contente pas de lunettes. J'ai une longue-vue qui rapproche beaucoup les objets: tenez! de Péra, je vois très distinctement Canlidja et ce qui s'y passe.
Bien mieux! mon matériel d'attaché militaire comporte un télescope d'astronome ... grâce auquel je me fais fort, quand la fantaisie m'en prend, de pousser mes regards aussi loin qu'il me plaît ... jusqu'en Écosse, par exemple. Mais je m'oublie à bavarder, et je crois qu'il est déjà bien tard....
Cette fois, c'est le coup de miséricorde. Elle reste sur place, hors de combat. Et c'est lady Falkland, seule, qui me reconduit au perron. Je lui baise la main:
—Eh bien? j'espère que je sais prendre votre parti!
Mais elle paraît beaucoup moins ravie que je n'aurais pensé. Elle hoche la tête:
—Mon ami, mon ami! je vous en conjure, soyez prudent....
—Prudent? C'est vous qui prononcez ce mot-là? vous, la téméraire?
Elle hoche encore la tête, réfléchit un temps, hésite.
Au fond du jardin, j'entends des éclats de rire d'enfant.
—Téméraire, oui! s'il ne s'agissait que de moi.... Mais j'ai mon petit. Et croyez-vous que je n'aie pas à veiller sur ce rire qui sonne là-bas? Moi partie, mon petit ne rira plus, vous le savez....
Je réplique, malgré moi.
—Oui, je le sais.... Et je vous l'ai dit moi-même autrefois, quand madame Érizian nous suppliait si fort de renoncer à nos escapades. Vous m'avez défendu, alors, de jamais vous parler de prudence. Qu'y a-t-il aujourd'hui de changé?
Elle regarde, inquiète, vers la fenêtre d'où sans doute les yeux gris nous espionnent:
—Il n'y a rien de changé.... Mais je sens le péril qui plane sur moi, qui plane chaque jour plus proche de ma tête.... Mon ami, épargnez-moi!
Une émotion brusque me pénètre. Je ne réponds pas. Je baise encore la main qu'on me tend, et je descends le perron. Le caïque, au bas des marches, est accosté.
—Adieu ... à quand?
—Attendez! il y a une chose ... qu'il faut que je vous dise ... une chose.
—Dour!
Ceci aux caïkdjis, qui obéissent et s'arrêtent. Lady Falkland change d'avis, fait un geste de la main:
—Non!... Impossible. Impossible ici. J'étais folle! Mais je vous dirai plus tard. Je vous promets de vous dire.... Nous nous reverrons à Stamboul. Je vous écrirai. Attendez ma lettre. Adieu....
XXVIII
Stamboul iok, Osman: Béicos.
Non, je ne veux pas redescendre à Stamboul. Cette petite bataille contre l'Écossaise m'a fouetté le sang, et me voilà précisément dans l'état d'esprit que je souhaitais. Je veux, cette nuit, dormir dans ma maison turque de Béicos. Un caprice....
Un caprice sentimental: ce matin, la vieille Arménienne à mine si correcte et décente m'a apporté, derechef, une lettre sur papier dentelé d'or. Et je sais qu'aujourd'hui, ma petite ingénue turque est seule au logis—toute seule: sa mère à Stamboul, son père je ne sais où....
Bref, deux fantaisies qui s'échangeront.
... On me guettera tout l'après-midi, au shahnichir, et pourvu que mon caïque arrive avant la nuit, pourvu qu'on puisse le reconnaître, tout ira bien, tout sera facile. J'entrerai d'abord dans ma maison à moi; et j'attendrai qu'il fasse bien, bien noir. Après quoi, je sortirai par la porte de derrière, sans bruit; et je n'aurai plus qu'à sauter un mur de jardin, un mur très bas. Rien davantage. Dans le jardin, il y aura quelqu'un....
Quelqu'un. Une petite tille voilée, dont le cœur battra fort.... Qu'attend-elle au juste de moi, cette enfant tentée peut-être par mon dolman bleu ciel et par cet attrait mystérieux que l'Étranger, l'Exotique exerce toujours, irrésistiblement, sur les cerveaux et sur les cœurs de femmes? Ça serait chaste au dernier point, ce rendez-vous, que je n'en serais pas surpris le moins du monde....
Douze heures à la turque. Le soleil vient de disparaître. Mais nous arrivons. Nous serons avant la nuit sous le shahnichir.... Le ciel est d'or rouge, les collines d améthyste; la mer exhale une buée diaphane, qui adoucit chaque contour et irise chaque nuance; l'air pur, à peine moins tiède qu'en été, enivre.... Les caïkdjis rament lentement, à grands coups souples.
Hélas! lady Falkland, prisonnière là-bas, sous la garde haineuse de sa rivale, soupire peut-être vers mon caïque, vers mon caïque libre en plein milieu du large Bosphore.... Et moi, j'aimerais presser en cet instant sa petite main de soie....
... Un bruissement soudain passe au-dessus de l'eau—une troupe d'alcyons qui volent trop vite pour qu'on ait le temps de les entrevoir, dans la brune....
Béicos. Nous arrivons. Le shahnichir est bien voilé de ses rideaux opaques. Guette-t-on, ne guette-t-on pas? Peut-être est-on distraite. Il ne faut qu'une seconde d'inattention.... Mais, sur mon ordre, le vieil Osman entonne une de ces complaintes turques que j'aime, parce qu'elles rient et pleurent à la fois, dans chacune de leurs mesures. Voilà qui peut servir de cor avertisseur....
Ma maison.—Je la retrouve telle que je l'ai quittée. Cinq semaines d'absence, ce n'est guère.... Je m'assieds. Il me semble que je rentre d'une promenade, pas très longue. Je suis chez moi....
Chez moi. Je n'ai pas cette sensation d'être chez moi, rue de Brousse. Dans Péra, je suis un étranger. Oh! il faudra que je loue une maison turque, pareille à celle-ci, dans Stamboul, pour l'hiver....
Les tapis de Mehmed pacha, que, naturellement, j'ai laissés ici—qu'est-ce qu'ils feraient rue de Brousse, dans une maison pérote, ces tapis de pacha et de Croyant?—les tapis de Mehmed pacha sont bien plus beaux que tous ceux que m'a vendus M. Carazoff. Quand j'aurai, dans Stamboul, une maison turque, j'y mettrai les tapis de Mehmed pacha. Et là, ils ne seront pas dépaysés, puisque la maison sera turque....
Une à une, les fenêtres de la rive d'Europe s'éclairent. La nuit s'épaissit.
... Un harem. Tout à l'heure, j'entrerai dans un harem; et l'aventure sera beaucoup moins périlleuse que jamais je n'aurais imaginé.... Tant pis, d'ailleurs!...
L'amour d'une femme turque, quelle impossibilité, s'il fallait en croire tout ce qu'il y a dans Constantinople de diplomates et de financiers!—«Hein, vous dites? un Frank, amant d'une Turque?... Mais, mon cher, à quoi pensez-vous! c'est folie, folie pure et simple.... L'histoire d'Aziyadé? fable, vanterie!... Voyons, réfléchissez: nous, les Européens établis à Constantinople, nous qui ne passons pas, comme vous, nous qui restons! eh bien, avons-nous des Turques pour maîtresses?...» Parbleu! ils fuient Stamboul et l'Asie: ils s'emprisonnent dans leur Péra, ils n'en sortent jamais; ils y vivent entre eux, cloîtrés: et la vraie Turquie leur est plus étrangère qu'elle ne m'était avant mon départ de France. Certes, plus étrangère! J'ai entendu, de cette oreille-ci et de celle-là, un premier drogman d'ambassade, citoyen de Constantinople depuis plus de vingt-cinq ans, m'affirmer avec une entière candeur que, dès le coucher du soleil, nulle maison de Stamboul n'avait le droit d'éclairer une seule de ses fenêtres donnant sur la rue! Il m'affirmait cela à moi, qui, quatre fois par semaine, vais, minuit sonnant, boire mon café parfumé d'ambre, devant la mosquée de Mahmoud pacha, laquelle est au cœur de Stamboul. Il y a là de grands platanes, d'où pendent des lanternes on ne peut plus claires; et quelque deux cents vieux Turcs y fument leurs narghilés, sans nul souci de l'heure tardive.
Bonnes gens de Péra! ouvrez vos longues oreilles! tout à l'heure, moi, simple passant sur votre sol, je serai seul à seule dans son haremlick, avec mieux ou pis qu'une femme turque! avec une jeune fille, fille d'un iman.
Plus qu'un soupçon de crépuscule au-dessus des collines d'Europe....
—Pauvre petite! C'est très mal, ce qu'elle fait là. Dans le haremlick, un Infidèle, un mécréant, un giaour! Mais, est-ce bien sa faute? Elle en a tant vu, des giaours, dans la rue, en caïque, en voiture, partout.... Et elle a vu aussi, partout, leurs femmes—des femmes sans voile, sans pudeur, sans haremlick—honorées quand même, saluées, respectées!—Elle n'y comprend plus rien, elle brouille tous les principes. Où est le bien, où est le mal? On ne sait plus....
O Mehmed pacha I vous m'aviez très bien expliqué ces choses....
Nuit noire. Allons, c'est l'heure dite. Il ne faut pas qu'une petite fille attende trop longtemps dans un jardin nocturne, où, sûrement, rôdent des fantômes....
En avant.... Après tout, l'expédition ne va pas sans quelque risque pour le Frank comme pour la Turque. Un coup de couteau est vite donné, par un valet trop fidèle à la loi du Coran.—Et le danger purifie tout.
Mes caïkdjis dorment déjà. Je sors de la maison sans qu'ils m'entendent.—Mon jardin; ma petite porte—et voici la rue campagnarde, pavée de cailloux à têtes rondes. Pas un chat, cela va bien. Un silence de cimetière. Aucune lueur suspecte, sauf, là-bas, les trois fenêtres lumineuses d'une maison de bois, inconnue; mais nulle ombre inquiétante dans la transparence des rideaux de toile. Personne. Sécurité entière. Et voici le petit mur....
Il ne tient qu'à moi d'enjamber.... Mais non, pas encore. Cette rue musulmane, muette et mystérieuse, cette maison isolée, les hautes têtes des cyprès dressées alentour, et la princesse voilée qui attend dans l'ombre, parmi les roses du jardin, que vienne le chevalier errant au pourpoint d'azur ... c'est une page des Mille et une Nuits que je vis en cette minute et je veux retenir la minute pour savourer la page plus longtemps.
Ho! un bruit de cavalcade au bout de la rue. Est-ce le Khalife abbasside qu'on nomme Haroun, et son vizir l'Altesse Giafour, et l'eunuque nègre qui porte la rondache d'argent, tous trois en ronde nocturne, et veillant au bon ordre de l'Empire? Je rétrograde jusqu'au mur de mon jardin à moi, et j'attends. Le bruit se rapproche. Des sabots choquent le pavé....
Hélas! non; ce n'est ni le Khalife, ni le vizir ... seulement la troupe en goguette des ânes du village, qu'on laisse libres la nuit, et qui vont par les rues, sans bât ni licou. N'importe, c'est joli, cette procession de petites bêtes grises, trottinant à la queue leu leu....
Ils ont passé, tels les djins de la chanson. La rue, derechef, est silencieuse. Et le mur est là, pas beaucoup plus haut que mon front....
Étrange! pas de fièvre du tout:—pas d'impatience, pas de désir. Pourtant, dans une minute, une petite main saisira la mienne, et je suivrai la princesse voilée; dans deux minutes, la princesse ôtera son voile.... Mais il fait trop doux et trop calme au pied de ce mur que je ne me résous pas à sauter.... Voici ce que c'est, je crois: je ne la connais pas assez, la princesse voilée. Je ne l'ai vue qu'une fois, une seconde, à son shahnichir. Et d'autres traits, d'autres yeux sont dans ma mémoire et m'empêchent de bien songer à elle, et me défendent d'imaginer son baiser....
Je vois, au fond de ma pensée, des cheveux couleur de nuit, un regard fier et songeur, une bouche triste qui sourit par-dessus sa tristesse,—qui sourit courageusement.... Dans cette vision, il n'y a pas de shahnichir, il y a, au bout d'une grille, un pavillon très délabré, en surplomb sur le Bosphore....
Alors, alors, qu'est-ce que je fais ici? C'est ailleurs que je veux être, que je dois être.... Et si je sautais le petit mur, je serais déloyal, menteur, puisque....
Oui, je sais bien qu'elle va pleurer, celle qui attend. Mais, ne pleurerait-elle pas plus amèrement si je sautais le mur?
Ma porte; mon jardin; ma maison.
Et, tout de suite:
—Osman, Arif! tchabouk, caïk.... Le caïque, vite! Nous partons.
A grands coups d'avirons, nous fuyons dans le courant, au milieu du Bosphore, vers Stamboul, vers Péra.
A gauche, Canlidja luit encore de ses dernières lumières. Tout va s'éteindre, il est minuit passé.
Ah! les fenêtres du pavillon sont éclairées. Et, cette fois, voici mon pouls qui bat la fièvre. Mais je ne m'arrêterai pas, non!
Arif, Osman! tchabouk....