L'homme Qui Rit
Cette minute-là était celle où l’enfant attentif sur les falaises lointaines perdit l’ourque de vue. Jusqu’à ce momoment son regard était resté fixé et comme appuyé sur le navire. Quelle part ce regard eut-il dans la destinée? Dans cet instant où la distance effaça l’ourque et où l’enfant ne vit plus rien, l’enfant s’en alla au nord pendant que le navire s’en allait au sud.
Tous s’enfonçant dans la nuit.
VII
HORREUR SACRÉE
De leur côté, mais avec épanouissement et allégresse, ceux que l’ourque emportait regardaient derrière eux reculer et décroître la terre hostile. Peu à peu la rondeur obscure de l’océan montait amincissant dans le crépuscule Portland, Purbeck, Tineham, Kimmeridge, les deux Matravers, les longues bandes de la falaise brumeuse, et la côte ponctuée de phares.
L’Angleterre s’effaça. Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer.
Toul à coup la nuit fut terrible.
Il n’y eut plus d’étendue ni d’espace; le ciel s’était fait noirceur, et il se referma sur le navire. La lente descente de la neige commença. Quelques flocons apparurent. On eût dit des âmes. Rien ne fut plus visible dans le champ de course du vent. On se sentit livré. Tout le possible était là, piégé.
C’est par cette obscurité de caverne que débute dans nos climats la trombe polaire.
Un grand nuage trouble, pareil au dessous d’une hydre, pesait sur l’océan, et par endroits ce ventre livide adhérait aux vagues. Quelques-unes de ces adhérences ressemblaient à des poches crevées, pompant la mer, se vidant de vapeur et s’emplissant d’eau. Ces succions soulevaient ça et là sur le flot des cônes d’écume.
La tourmente boréale se précipita sur l’ourque, l’ourque se rua dedans. La rafale et le navire vinrent au-devant l’un de l’autre comme pour une insulte.
Dans ce premier abordage forcené, pas une voile ne fut carguée, pas un foc ne fut amené, pas un ris ne fut pris, tant l’évasion est un délire. Le mât craquait et se ployait en arrière, comme effrayé.
Les cyclones, dans notre hémisphère nord, tournent de gauche à droite, dans le même sens que les aiguilles d’une montre, avec un mouvement de translation qui atteint quelquefois soixante milles par heure. Quoiqu’elle fût en plein à la merci de cette violente poussée giratoire, l’ourque se comportait comme si elle eût été dans le demi-cercle maniable, sans autre précaution que de se tenir debout à la lame, et de présenter le cap au vent antérieur en recevant le vent actuel à tribord afin d’éviter les coups d’arrière et de travers. Cette demi-prudence n’eût servi de rien en cas d’une saute de vent de bout en bout.
Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible.
Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable a cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. Ce que nous appelons la matière, cet organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois on distingue une quantité imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible, a un cri, cri étrange, prolongé, obstiné, continu, qui est moins que la parole et plus que le tonnerre. Ce cri, c’est l’ouragan. Les autres voix, chants, mélodies, clameurs, verbes, sortent des nids, des couvées, des accouplements, des hyménées, des demeures; celle-ci, trombe, sort de ce Rien qui est Tout. Les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. Chose pathétique et terrifiante. Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. Elles s’élèvent, s’abaissent, ondulent, déterminent des flots de bruit, font toutes sortes de surprises farouches à l’esprit, tantôt éclatent tout près de notre oreille avec une importunité de fanfare, tantôt ont l’enrouement rauque du lointain; brouhaha vertigineux qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet; c’est l’effort que fait le monde pour parler, c’est le bégaiement du prodige. Dans ce vagissement se manifeste confusément tout ce qu’endure, subit, souffre, accepte et rejette l’énorme palpitation ténébreuse. Le plus souvent, cela déraisonne, cela semble un accès de maladie chronique, et c’est plutôt de l’épilepsie répandue que de la force employée; on croit assister à une chute du haut mal dans l’infini. Par moments, on entrevoit une revendication de l’élément, on ne sait quelle velléité de reprise du chaos sur la création. Par moments, c’est une plainte, l’espace se lamente et se justifie, c’est quelque chose comme la cause du monde plaidée; on croit deviner que l’univers est un procès; on écoute, on tâche de saisir les raisons données, le pour et contre redoutable; tel gémissement de l’ombre a la ténacité d’un syllogisme. Vaste trouble pour la pensée. La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là. A l’effroi de ces grands murmures s’ajoutent des profils surhumains sitôt évanouis qu’aperçus, des euménides à peu près distinctes, des gorges de furies dessinées dans les nuages, des chimères plutoniennes presque affirmées. Aucune horreur n’égale ces sanglots, ces rires, ces souplesses du fracas, ces demandes et ces réponses indéchiffrables, ces appels à des auxiliaires inconnus. L’homme ne sait que devenir en présence de cette incantation épouvantable. Il plie sous l’énigme de ces intonations draconiennes. Quel sous-entendu y a-t-il? Que signifient-elles? qui menacent-elles? qui supplient-elles? Il y a là comme un déchaînement. Vociférations de précipice à précipice, de l’air à l’eau, du vent au flot, de la pluie au rocher, du zénith au nadir, des astres aux écumes, la muselière du gouffre défaite, tel est ce tumulte, compliqué d’on ne sait quel démêlé mystérieux avec les mauvaises consciences.
La loquacité de la nuit n’est pas moins lugubre que son silence. On y sent la colère de l’ignoré.
La nuit est une présence. Présence de qui?
Du reste, entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer, Dans la nuit il y a l’absolu; il y a le multiple dans les ténèbres. La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. La nuit est une, les ténèbres sont plusieurs.
Cette brume du mystère nocturne, c’est l’épars, le fugace, le croulant, le funeste. On ne sent plus la terre, on sent l’autre réalité.
Dans l’ombre infinie et indéfinie, il y a quelque chose, ou quelqu’un, de vivant; mais ce qui est vivant là fait partie de notre mort. Après notre passage terrestre, quand cette ombre sera pour nous de la lumière, la vie qui est au delà de notre vie nous saisira. En attendant, il semble qu’elle nous tâte. L’obscurité est une pression. La nuit est une sorte de mainmise sur notre âme. A de certaines heures hideuses et solennelles nous sentons ce qui est derrière le mur du tombeau empiéter sur nous.
Jamais cette proximité de l’inconnu n’est plus palpable que dans les tempêtes de mer. L’horrible s’y accroît du fantasque. L’interrupteur possible des aclions humaines, l’antique Assemble-nuages, a là à sa disposition, pour pétrir l’événement comme bon lui semble, l’élément inconsistant, l’incohérence illimitée, la force diffuse sans parti pris. Ce mystère, la tempête, accepte et exécute, à chaque instant, on ne sait quels changements de volonté, apparents ou réels.
Les poètes ont de tout temps appelé cela le caprice des flots.
Mais le caprice n’existe pas.
Les choses déconcertantes que nous nommons, dans la nature, caprice, et, dans la destinée, hasard, sont des tronçons de loi entrevus.
VIII
NIX ET NOX
Ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire. L’aspect habituel de la nature dans l’orage, terre ou mer obscure, ciel blême, est renversé; le ciel est noir, l’océan est blanc. En bas écume, en haut ténèbres. Un horizon muré de fumée, un zénith plafonné de crêpe. La tempête ressemble à l’intérieur d’une cathédrale tendue de deuil. Mais aucun luminaire dans cette cathédrale. Pas de feux Saint-Elme aux pointes des vagues; pas de flammèches, pas de phosphores; rien qu’une immense ombre. Le cyclone polaire diffère du cyclone tropical en ceci que l’un allume toutes les lumières et que l’autre les éteint toutes. Le monde devient subitement une voûte de cave. De cette nuit tombe une poussière de taches pâles qui hésitent entre ce ciel et cette mer. Ces taches, qui sont les flocons de neige, glissent, errent et flottent. C’est quelque chose comme les larmes d’un suaire qui se mettraient à vivre et entreraient en mouvement. A cet ensemencement se mêle une bise forcenée. Une noirceur émiettée en blancheurs, le furieux dans l’obscur, tout le tumulte dont est capable le sépulcre, un ouragan sous un catafalque, telle est la tempête de neige.
Dessous tremble l’océan recouvrant de formidables approfondissements inconnus.
Dans le vent polaire, qui est électrique, les flocons se font tout de suite grêlons, et l’air s’emplit de projectiles. L’eau pétille, mitraillée.
Pas de coups de tonnerre. L’éclair des tourmentes boréales est silencieux. Ce qu’on dit quelquefois du chat, «il jure», on peut le dire de cet éclair-là. C’est une menace de gueule entr’ouverte, étrangement inexorable. La tempête de neige, c’est la tempête aveugle et muette. Quand elle a passé, souvent les navires aussi sont aveugles, et les matelots muets.
Sortir d’un tel gouffre est malaisé.
On se tromperait pourtant de croire le naufrage absolument inévitable. Les pêcheurs danois de Disco et du Balesin, les chercheurs de baleines noires, Hearn allant vers le détroit de Behring reconnaître l’embouchure de la Rivière de la mine de cuivre, Hudson, Mackensie, Vancouver, Ross, Dumont d’Urville, ont subi, au pôle même, les plus inclémentes bourrasques de neige, et s’en sont échappés.
C’est dans cette espèce de tempête-là que l’ourque était entrée à pleines voiles et avec triomphe. Frénésie contre frénésie. Quand Montgomery, s’évadant de Rouen, précipita à toutes rames sa galère sur la chaîne barrant la Seine à la Bouille, il eut la même effronterie.
La Matutina courait. Son penchement sous voiles faisait par instants avec la mer un affreux angle de quinze degrés, mais sa bonne quille ventrue adhérait au flot comme à de la glu. La quille résistait à l’arrachement de l’ouragan. La cage à feu éclairait l’avant. Le nuage plein de souffles traînant sa tumeur sur l’océan, rétrécissait et rongeait de plus en plus la mer autour de l’ourque. Pas une mouette. Pas une hirondelle de falaise. Rien que la neige. Le champ des vagues était petit et épouvantable. On n’en voyait que trois ou quatre, démesurées.
De temps en temps un vaste éclair, couleur de cuivre rouge, apparaissait derrière les superpositions obscures de l’horizon et du zénith. Cet élargissement vermeil montrait l’horreur des nuées. Le brusque embrasement des profondeurs, sur lequel, pendant une seconde, se détachaient les premiers plans des nuages et les fuites lointaines du chaos céleste, mettait l’abîme en perspective. Sur ce fond de feu les flocons de neige devenaient noirs, et l’on eût dit des papillons sombres volant dans une fournaise. Puis tout s’éteignait.
La première explosion passée, la bourrasque, chassant toujours l’ourque, se mit à rugir en basse continue. C’est la phase de grondement, redoutable diminution de fracas. Rien d’inquiétant comme ce monologue de la tempête. Ce récitatif morne ressemble à un temps d’arrêt que prendraient les mystérieuses forces combattantes, et indique une sorte de guet dans l’inconnu.
L’ourque continuait éperdument sa course. Ses deux voiles majeures surtout faisaient une fonction effrayante. Le ciel et la mer étaient d’encre, avec des jets de bave sautant plus haut que le mât. A chaque instant, des paquets d’eau traversaient le pont comme un déluge, et à toutes les inflexions du roulis, les écubiers, tantôt de tribord, tantôt de bâbord, devenaient autant de bouches ouvertes revomissant l’écume à la mer. Les femmes s’étaient réfugiées dans la cabine, mais les hommes demeuraient sur le pont. La neige aveuglante tourbillonnait. Les crachats de la houle s’y ajoutaient. Tout était furieux.
En ce moment, le chef de la bande, debout à l’arrière sur la barre d’arcasse, d’une main s’accrochant aux haubans, de l’autre arrachant sa pagne de tête qu’il secouait aux lueurs de la cage à feu, arrogant, content, la face altière, les cheveux farouches, ivre de toute cette ombre, cria:
—Nous sommes libres!
—Libres! libres! libres! répétèrent les évadés.
Et toute la bande, saisissant des poings les agrès, se dressa sur le pont.
—Hurrah! cria le chef.
Et la bande hurla dans la tempête:
—Hurrah!
A l’instant où cette clameur s’éteignait parmi les rafales, une voix grave et haute s’éleva à l’autre extrémité du navire, et dit:—Silence!
Toutes les têtes se retournèrent.
Ils venaient de reconnaître la voix du docteur. L’obscurité était épaisse; le docteur était adossé au mât avec lequel sa maigreur se confondait, on ne le voyait pas.
La voix reprit:
—Écoutez!
Tous se turent.
Alors on entendit distinctement dans les ténèbres le tintement d’une cloche.
IX
SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
Le patron de la barque, qui tenait la barre, éclata de rire.—Une cloche! C’est bon. Nous chassons à bâbord. Que prouve cette cloche? Que nous avons la terre à dextribord.
La voix ferme et lente du docteur répondit:
—Vous n’avez pas la terre à tribord.
—Mais si! cria le patron.
—Non.
—Mais cette cloche vient de la terre.
—Cette cloche, dit le docteur, vient de la mer.
Il y eut un frisson parmi ces hommes hardis. Les faces hagardes des deux femmes apparurent dans le carré du capot de cabine comme deux larves évoquées. Le docteur fit un pas, et sa longue forme noire se détacha du mât. On entendait la cloche tinter au fond de la nuit.
Le docteur reprit:
—Il y a, au milieu de la mer, à moitié chemin entre Portland et l’archipel de la Manche, une bouée, qui est là pour avertir. Cette bouée est amarrée avec des chaînes aux bas-fonds et flotte à fleur d’eau. Sur cette bouée est fixé un tréteau de fer, et à la traverse de ce tréteau est suspendue une cloche. Dans le gros temps, la mer, secouée, secoue la bouée, et la cloche sonne. Cette cloche, vous l’entendez.
Le docteur laissa passer un redoublement de la bise, attendit que le son de la cloche eût repris le dessus, et poursuivit:
—Entendre cette cloche dans la tempête, quand le noroit souffle, c’est être perdu. Pourquoi? le voici. Si vous entendez le bruit de cette cloche, c’est que le vent vous l’apporte. Or le vent vient de l’ouest et les brisants d’Aurigny sont à l’est. Vous ne pouvez entendre la cloche que parce que vous êtes entre la bouée et les brisants. C’est sur ces brisants que le vent vous pousse. Vous êtes du mauvais côté de la bouée. Si vous étiez du bon, vous seriez au large, en haute mer, en route sûre, et vous n’entendriez pas la cloche. Le vent n’en porterait pas le bruit vers vous. Vous passeriez, près de la bouée sans savoir qu’elle est là. Nous avons dévié. Cette cloche, c’est le naufrage qui sonne le tocsin. Maintenant, avisez!
La cloche, pendant que le docteur parlait, apaisée par une baisse de brise, sonnait lentement, un coup après l’autre, et ce tintement intermittent semblait prendre acte des paroles du vieillard. On eût dit le glas de l’abîme.
Tous écoutaient, haletants, tantôt cette voix, tantôt cette cloche.
X
LA GRANDE SAUVAGE. C’EST LA TEMPÊTE
Cependant le patron avait saisi son porte-voix.
—Cargate todo, hombres! Débordez les écoutes, halez les cale-bas, affalez les itaques et les cagues des basses voiles! mordons à l’ouest! reprenons de la mer! le cap sur la bouée! le cap sur la cloche! il y a du large là-bas. Tout n’est pas désespéré.
—Essayez, dit le docteur.
Disons ici, en passant, que cette bouée à sonnerie, sorte de clocher de la mer, a été supprimée en 1802. De très vieux navigateurs se souviennent encore de l’avoir entendue. Elle avertissait, mais un peu tard.
L’ordre du patron fut obéi. Le languedocien fit un troisième matelot. Tous aidèrent. On fit mieux que carguer, on ferla; on sangla tous les rabans, on noua les cargue-points, les cargue-fonds et les cargue-boulines; on mit des pataras sur les estropes qui purent ainsi servir de haubans de travers; on jumela le mât; on cloua les mantelets de sabord, ce qui est une façon de murer le navire. La manœuvre, quoique exécutée en pantenne, n’en fut pas moins correcte. L’ourque fut ramenée à la simplification de détresse. Mais à mesure que le bâtiment, serrant tout, s’amoindrissait, le bouleversement de l’air et de l’eau croissait sur lui. La hauteur des houles atteignait presque la dimension polaire.
L’ouragan, comme un bourreau pressé, se mit à écarteler le navire. Ce fut, en un clin d’œil, un arrachement effroyable, les huniers déralingués, le bordage rasé, les dogues d’amures déboîtés, les haubans saccagés, le mât brisé, tout le fracas du désastre volant en éclats. Les gros cables cédèrent, bien qu’ils eussent quatre brasses d’étalingure.
La tension magnétique propre aux orages de neige aidait à la rupture des cordages. Ils cassaient autant sous l’effluve que sous le vent. Diverses chaînes sorties de leurs poulies ne manœuvraient plus. A l’avant, les joues, et à l’arrière, les hanches, ployaient sous des pressions à outrance. Une lame emporta la boussole avec l’habitacle. Une autre lame emporta le canot, amarré en porte-manteau au beaupré, selon la bizarre coutume asturienne. Une autre lame emporta la vergue civadière. Une autre lame emporta la Notre-Dame de proue et la cage à feu.
Il ne restait que le gouvernail.
On suppléa au fanal manquant au moyen d’une grosse grenade à brûlot pleine d’étoupe flambante et de goudron allumé, qu’on suspendit à l’étrave.
Le mât, cassé en deux, tout hérissé de haillons frissonnants, de cordes, de moufles et de vergues, encombrait le pont. En tombant, il avait brisé un pan de la muraille de tribord.
Le patron, toujours à la barre, cria:
—Tant que nous pouvons gouverner, rien n’est perdu. Les œuvres vives tiennent bon. Des haches! des haches! Le mât à la mer! dégagez le pont.
Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. Ce fut l’affaire de quelques coups de cognée. On poussa le mât par-dessus le bord. Le pont fut débarrassé.
—Maintenant, reprit le patron, prenez une drisse et amarrez-moi à la barre.
On le lia au timon.
Pendant qu’on l’attachait, il riait. Il cria à la mer:
—Beugle, la vieille! beugle! j’en ai vu de pires au cap Machichaco.
Et quand il fut garrotté, il empoigna le timon à deux poings avec cette joie étrange que donne le danger.
—Tout est bien, camarades! Vive Notre-Dame de Buglose! Gouvernons à l’ouest!
Une lame de travers, colossale, vint, et s’abattit sur l’arrière. Il y a toujours dans les tempêtes une sorte de vague tigre, flot féroce et définitif, qui arrive à point nommé, rampe quelque temps comme à plat ventre sur la mer, puis bondit, rugit, grince, fond sur le navire en détresse, et le démembre. Un engloutissement d’écume couvrit toute la poupe de la Matutina, on entendit dans cette mêlée d’eau et de nuit une dislocation. Quand l’écume se dissipa, quand l’arrière reparut, il n’y avait plus ni patron, ni gouvernail.
Tout avait été arraché.
La barre et l’homme qu’on venait d’y lier s’en étaient allés avec la vague dans le pêle-mêle hennissant de la tempête.
Le chef de la bande regarda fixement l’ombre et cria:
—Te burlas de nosotros[7]?
[7] Te moques-tu de nous?
A ce cri de révolte succéda un autre cri:
—Jetons l’ancre! sauvons le patron.
On courut au cabestan. On mouilla l’ancre. Les ourques n’en avaient qu’une. Ceci n’aboutit qu’à la perdre. Le fond était de roc vif, la houle forcenée. Le câble cassa comme un cheveu.
L’ancre demeura au fond de la mer.
Du taille-mer il ne restait que l’ange regardant dans sa lunette.
A dater de ce moment, l’ourque ne fut plus qu’une épave. La Matutina était irrémédiablement désemparée. Ce navire, tout à l’heure ailé, et presque terrible dans sa course, était maintenant impotent. Pas une manœuvre qui ne fût tronqué et désarticulée. Il obéissait, ankylosé et passif, aux furies bizarres de la flottaison. Qu’en quelques minutes, à la place d’un aigle, il y ait un cul-de-jatte, cela ne se voit qu’à la mer.
Le soufflement de l’espace était de plus en plus monstrueux. La tempête est un poumon épouvantable. Elle ajoute sans cesse de lugubres aggravations à ce qui n’a point de nuances, le noir. La cloche du milieu de la mer sonnait désespérément, comme secouée par une main farouche.
La Matutina s’en allait au hasard des vagues; un bouchon de liège a de ces ondulations; elle ne voguait plus, elle surnageait; elle semblait à chaque instant prête à se retourner le ventre à fleur d’eau comme un poisson mort. Ce qui la sauvait de cette perdition, c’était la bonne conservation de la coque, parfaitement étanche. Aucune vaigre n’avait cédé sous la flottaison. Il n’y avait ni fissure, ni crevasse, et pas une goutte d’eau n’entrait dans la cale. Heureusement, car une avarie avait atteint la pompe et l’avait mise hors de service.
L’ourque dansait hideusement dans l’angoisse des flots. Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. On eût dit qu’il faisait effort pour rejeter les naufragés. Eux, inertes, se cramponnaient aux manœuvres dormantes, au bordage, au traversin, au serre-bosse, aux garcettes, aux cassures du franc-bord embouffeté dont les clous leur déchiraient les mains, aux porques déjetées, à tous les reliefs misérables du délabrement. De temps en temps ils prêtaient l’oreille. Le bruit de la cloche allait s’affaiblissant. On eût dit qu’elle aussi agonisait. Son tintement n’était plus qu’un râle intermittent. Puis ce râle s’éteignit. Où étaient-ils donc? et à quelle distance étaient-ils de la bouée? Le bruit de la cloche les avait effrayés, son silence les terrifia. Le noroit leur faisait faire un chemin peut-être irréparable. Ils se sentaient emportés par une frénétique reprise d’haleine. L’épave courait dans le noir. Une vitesse aveuglée, rien n’est plus affreux. Ils sentaient du précipice devant eux, sous eux, sur eux. Ce n’était plus une course, c’était une chute.
Brusquement, dans l’énorme tumulte du brouillard de neige, une rougeur apparut.
—Un phare! crièrent les naufragés.
XI
LES CASQUETS
C’était en effet les Light-House des Casquets.
Un phare au dix-neuvième siècle est un haut cylindre conoïde de maçonnerie surmonté d’une machine à éclairage toute scientifique. Le phare des Casquets en particulier est aujourd’hui une triple tour blanche portant trois châteaux de lumière. Ces trois maisons à feu évoluent et pivotent sur des rouages d’horlogerie avec une telle précision que l’homme de quart qui les observe du large fait invariablement dix pas sur le pont du navire pendant l’irradiation, et vingt-cinq pendant l’éclipse. Tout est calculé dans le plan focal et dans la rotation du tambour octogone formé de huit larges lentilles simples à échelons, et ayant au-dessus et au-dessous ses deux séries d’anneaux dioptriques; engrenage algébrique garanti des coups de vent et des coups de mer par des vitres épaisses, parfois cassées pourtant par les aigles de mer qui se jettent dessus, grands phalènes de ces lanternes géantes. La bâtisse qui enferme, soutient et sertit ce mécanisme est, comme lui, mathématique. Tout y est sobre, exact, nu, précis, correct; un phare est un chiffre.
Au dix-septième siècle un phare était une sorte de panache de la terre au bord de la mer. L’architecture d’une tour de phare était magnifique et extravagante. On y prodiguait les balcons, les balustres, les tourelles, les logettes, les gloriettes, les girouettes. Ce n’étaient que mascarons, statues, rinceaux, volutes, rondes bosses, figures et figurines, cartouches avec inscriptions. Pax in bello, disait le phare d’Eddystone, Observons-le en passant, cette déclaration de paix ne désarmait pas toujours l’océan. Winstanley la répéta sur un phare qu’il construisit à ses frais dans un lieu farouche, devant Plymoulh. La tour du phare achevée, il se mit dedans et la fit essayer par la tempête. La tempête vint et emporta le phare et Winstanley. Du reste ces bâtisses excessives donnaient de toutes parts prise à la bourrasque, comme ces généraux trop chamarrés qui dans la bataille attirent les coups. Outre les fantaisies de pierre, il y avait les fantaisies de fer, de cuivre, de bois; les serrureries faisaient relief, les charpentes faisaient saillie. Partout, sur le profil du phare, débordaient, scellés au mur parmi les arabesques, des engins de toute espèce, utiles et inutiles, treuils, palans, poulies, contre-poids, échelles, grues de chargement, grappins de sauvetage. Sur le faîte, autour du foyer, de délicates serrureries ouvragées portaient de gros chandeliers de fer où l’on plantait des tronçons de câble noyés de résine, mèches brûlant opiniâtrement et qu’aucun vent n’éteignait. Et, du haut en bas, la tour était compliquée d’étendards de nier, de banderoles, de bannières, de drapeaux, de pennons, de pavillons, qui montaient de hampe en hampe, d’étage en étage, amalgamant toutes les couleurs, toutes les formes, tous les blasons, tous les signaux, toutes les turbulences, jusqu’à la cage à rayons du phare, et faisaient dans la tempête une joyeuse émeute de guenilles autour de ce flamboiement. Cette effronterie de lumière au bord du gouffre ressemblait à un défi et mettait en verve d’audace les naufragés. Mais le phare des Casquets n’était point de cette mode.
C’était à cette époque un simple vieux phare barbare, tel que Henri Ier l’avait fait construire après la perdition de la Blanche-Nef, un bûcher flambant sous un treillis de fer au haut d’un rocher, une braise derrière une grille, et une chevelure de flamme dans le vent.
Le seul perfectionnement qu’avait eu ce phare depuis le douzième siècle, c’était un soufflet de forge mis en mouvement par une crémaillère à poids de pierre qu’on avait ajustée à la cage à feu en 1610.
A ces antiques phares-là, l’aventure des oiseaux de mer était plus tragique qu’aux phares actuels. Les oiseaux y accouraient, attirés par la clarté, s’y précipitaient et tombaient dans le brasier où on les voyait sauter, espèces d’esprits noirs agonisant dans cet enfer; et parfois ils retombaient hors de la cage rouge sur le rocher, fumants, boiteux, aveugles, comme hors d’une flamme de lampe des mouches à demi brûlées.
A un navire en manœuvre, pourvu de toutes ses ressources de gréement, et maniable au pilote, le phare des Casquets est utile. Il crie: gare! Il avertit de l’ecueil. A un navire désemparé il n’est que terrible. La coque, paralysée et inerte, sans résistance contre le plissement insensé de l’eau, sans défense contre la pression du vent, poisson sans nageoires, oiseau sans ailes, ne peut qu’aller où le souffle la pousse. Le phare lui montre l’endroit suprême, signale le lieu de disparition, fait le jour sur l’ensevelissement. Il est la chandelle du sépulcre.
Éclairer l’ouverture inexorable, avertir de l’inévitable, pas de plus tragique ironie.
XII
CORPS A CORPS AVEC L’ÉCUEIL
Cette mystérieuse dérision ajoutée au naufrage, les misérables en détresse sur la Matutina la comprirent tout de suite. L’apparition du phare les releva d’abord, puis les accabla. Rien à faire, rien à tenter. Ce qui a été dit des rois peut se dire des flots. On est leur peuple; on est leur proie. Tout ce qu’ils délirent, on le subit. Le noroit drossait l’ourque sur les Casquets. On y allait. Pas de refus possible. On dérivait rapidement vers le récif. On sentait monter le fond; la sonde, si on eût pu mouiller utilement une sonde, n’eût pas donné plus de trois ou quatre brasses. Les naufragés écoulaient les sourds engouffrements de la vague dans les hiatus sous-marins du profond rocher. Ils distinguaient au-dessous du phare, comme une tranche obscure, entre deux lames de granit, la passe étroite de l’affreux petit havre sauvage qu’on devinait plein de squelettes d’hommes et de carcasses de navires. C’était une bouche d’antre, plutôt qu’une entrée de port. Ils entendaient le pétillement du haut bûcher dans sa cage de fer, une pourpre hagarde illuminait la tempête, la rencontre de la flamme et de la grêle troublait la brume, la nuée noire et la fumée rouge combattaient, serpent contre serpent, un arrachement de braises volait au vent, et les flocons de neige semblaient prendre la fuite devant cette brusque attaque d’étincelles. Les brisants, estompés d’abord, se dessinaient maintenant nettement, fouillis de roches, avec des pics, des crêtes et des vertèbres. Les angles se modelaient par de vives lignes vermeilles, et les plans inclinés par de sanglants glissements de clarté, A mesure qu’on avançait, le relief de l’écueil croissait et montait, sinistre.
Une des femmes, l’irlandaise, dévidait éperdument son rosaire.
A défaut du patron, qui était le pilote, restait le chef, qui était le capitaine. Les basques savent tous la montagne et la mer. Ils sont hardis aux précipices et inventifs dans les catastrophes.
On arrivait, on allait toucher. On fut tout à coup si près de la grande roche du nord des Casquets, que subitement elle éclipsa le phare. On ne vit plus qu’elle, et de la lueur derrière. Cette roche debout dans la brume ressemblait à une grande femme noire avec une coiffe de feu.
Cette roche mal famée se nomme le Biblet. Elle contrebute au septentrion l’écueil qu’un autre récif, l’Étacq-aux-Guilmets, contrebute au midi.
Le chef regarda le Biblet, et cria:
—Un homme de bonne volonté pour porter un grelin au brisant! Y a-t-il ici quelqu’un qui sache nager?
Pas de réponse.
Personne à bord ne savait nager, pas même les matelots; ignorance du reste fréquente chez les gens de mer.
Une hiloire à peu près détachée de ses liaisons oscillait dans le bordage. Le chef l’étreignit de ses deux poings, et dit:
—Aidez-moi.
On détacha l’hiloire. On l’eut à sa disposition pour en faire ce qu’on voudrait. De défensive elle devint offensive.
C’était une assez longue poutre, en cœur de chêne, saine et robuste, pouvant servir d’engin d’attaque et de point d’appui; levier contre un fardeau, bélier contre une tour.
—En garde! cria le chef.
Ils se mirent six, arc-boutés au tronçon du mât, tenant l’hiloire horizontale hors du bord et droite comme une lance devant la hanche de l’écueil.
La manœuvre était périlleuse. Donner une poussée à une montagne, c’est une audace. Les six hommes pouvaient être jetés à l’eau du contre-coup.
Ce sont là les diversités de la lutte des tempêtes. Après la rafale, l’écueil; après le vent, le granit. On a affaire tantôt à l’insaisissable, tantôt à l’inébranlable.
Il y eut une de ces minutes pendant lesquelles les cheveux blanchissent.
L’écueil et le navire, on allait s’aborder.
Un rocher est un patient. Le récif attendait.
Une houle accourut, désordonnée. Elle mit fin à l’attente. Elle prit le navire en dessous, le souleva et le balança un moment, comme la fronde balance le projectile.
—Fermes! cria le chef. Ce n’est qu’un rocher, nous sommes des hommes.
La poutre était en arrêt. Les six hommes ne faisaient qu’un avec elle. Les chevilles pointues de l’hiloire leur labouraient les aisselles, mais ils ne les sentaient point.
La houle jeta l’ourque contre le roc.
Le choc eut lieu.
Il eut lieu sous l’informe nuage d’écume qui cache toujours ces péripéties.
Quand ce nuage tomba à la mer, quant l’écart se refit entre la vague et le rocher, les six hommes roulaient sur le pont; mais la Matutina fuyait le long du brisant. La poutre avait tenu bon et déterminé une déviation. En quelques secondes, le glissement de la lame étant effréné, les Casquets furent derrière l’ourque. La Matutina, pour l’instant, était hors de péril immédiat.
Cela arrive. C’est un coup droit de beaupré dans la falaise qui sauva Wood de Largo à l’embouchure du Tay. Dans les rudes parages du cap Winterton, et sous le commandement du capitaine Hamilton, c’est par une manœuvre de levier pareille contre le redoutable rocher Brannodu-um que sut échapper au naufrage la Royale-Marie, bien que ce ne fût qu’une frégate de la façon d’Ecosse. La vague est une force si soudainement décomposée que les diversions y sont faciles, possibles du moins, même dans les chocs les plus violents. Dans la tempête il y a de la brute; l’ouragan c’est le taureau, et l’on peut lui donner le change.
Tâcher de passer de la sécante à la tangente, tout le secret d’éviter le naufrage est là.
C’est ce service que l’hiloire avait rendu au navire. Elle avait fait office d’aviron; elle avait tenu lieu de gouvernail. Mais cette manœuvre libératrice était une fois faite; on ne pouvait la recommencer. La poutre était à la mer. La dureté du choc l’avait fait sauter hors des mains des hommes par-dessus le bord, et elle s’était perdue dans le flot. Desceller une autre charpente, c’était disloquer la membrure.
L’ouragan remporta la Matutina. Tout de suite les Casquets semblèrent à l’horizon un encombrement inutile. Rien n’a l’air décontenancé comme un écueil en pareille occasion. Il y a dans la nature, du côté de l’inconnu, là où le visible est compliqué d’invisible, de hargneux profils immobiles que semble indigner une proie lâchée.
Tels furent les Casquets pendant que la Matutina s’enfuyait.
Le phare, reculant, pâlit, blêmit, puis s’effaça.
Cette extinction fut morne. Les épaisseurs de brume se superposèrent sur ce flamboiement devenu diffus, Le rayonnement se délaya dans l’immensité mouillée. La flamme flotta, lutta, s’enfonça, perdit forme. On eût dit une noyée. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu’un tremblement blafard et vague. Tout autour s’élargissait un cercle de lueur extravasée. C’était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit.
La cloche, qui était une menace, s’était tue; le phare, qui était une menace, s’était évanoui. Pourtant, quand ces deux menaces eurent disparu, ce fut plus terrible. L’une était une voix, l’autre était un flambeau. Elles avaient quelque chose d’humain. Elles de moins, resta l’abîme.
XIII
FACE A FACE AVEC LA NUIT
L’ourque se retrouva à vau-l’ombre dans l’obscurité incommensurable.
La Matutina, échappée aux Casquets, dévalait de houle en houle. Répit, mais dans le chaos. Poussée en travers par le vent, maniée par les mille tractions de la vague, elle répercutait toutes les oscillations folles du flot. Elle n’avait presque plus de tangage, signe redoutable de l’agonie d’un navire. Les épaves n’ont que du roulis. Le tangage est la convulsion de la lutte. Le gouvernail seul peut prendre le vent debout.
Dans la tempête, et surtout dans le météore de neige, la mer et la nuit finissent par se fondre et s’amalgamer, et par ne plus faire qu’une fumée. Brume, tourbillon, souffle, glissement dans tous les sens, aucun point d’appui, aucun lieu de repère, aucun temps d’arrêt, un perpétuel recommencement, une trouée après l’autre, nul horizon visible, profond recul noir, l’ourque voguait là-dedans.
Se dégager des Casquets, éluder l’écueil, cela avait été pour les naufragés une victoire. Mais surtout une stupeur. Ils n’avaient point poussé de hurrahs; en mer, on ne fait pas deux fois de ces imprudences-là. Jeter la provocation là où on ne jetterait pas la sonde, c’est grave.
L’écueil repoussé, c’était de l’impossible accompli. Ils en étaient pétrifiés. Peu à peu pourtant, ils se remettaient à espérer. Telles sont les insubmersibles mirages de l’âme. Pas de détresse qui, même à l’instant le plus critique, ne voie blanchir dans ses profondeurs l’inexprimable lever de l’espérance. Ces malheureux ne demandaient pas mieux que de s’avouer qu’ils étaient sauvés. Ils avaient en eux ce bégaiement.
Mais un grandissement formidable se fit tout à coup dans la nuit. A bâbord surgit, se dessina et se découpa sur le fond de brume une haute masse opaque, verticale, à angles droits, une tour carrée de l’abîme.
Ils regardèrent, béants.
La rafale les poussait vers cela.
Ils ignoraient ce que c’était. C’était le rocher Ortach.
XIV
ORTACH
L’écueil recommençait. Après les Casquets, Ortach. La tempête n’est point une artiste, elle est brutale et toute-puissante, et ne varie pas ses moyens.
L’obscurité n’est pas épuisable. Elle n’est jamais à bout de pièges et de perfidies. L’homme, lui, est vite à l’extrémité de ses ressources. L’homme se dépense, le gouffre non.
Les naufragés se tournèrent vers le chef, leur espoir. Il ne put que hausser les épaules; morne dédain de l’impuissance.
Un pavé au milieu de l’océan, c’est le rocher Ortach. L’écueil Orlach, tout d’une pièce, au-dessus du choc contrarié des houles, monte droit à quatrevingts pieds de haut. Les vagues et les navires s’y brisent. Cube immuable, il plonge à pic ses flancs rectilignes dans les innombrables courbes serpentantes de la mer.
La nuit il figure un billot énorme posé sur les plis d’un grand drap noir. Dans la tempête, il attend le coup de hache, qui est le coup de tonnerre.
Mais jamais de coup de tonnerre dans la trombe de neige. Le navire, il est vrai, a le bandeau sur les yeux; toutes les ténèbres sont nouées sur lui. Il est prêt comme un supplicié. Quant à la foudre, qui est une fin prompte, il ne faut point l’espérer.
La Matutina, n’étant plus qu’un échouement flottant, s’en alla vers ce rocher-ci comme elle était allée vers l’autre. Les infortunés, qui s’étaient un moment crus sauvés, rentrèrent dans l’angoisse. Le naufrage, qu’ils avaient laissé derrière eux, reparaissait devant eux. L’écueil ressortait du fond de la mer. Il n’y avait rien de fait.
Les Casquets sont un gaufrier à mille compartiments, l’Ortach est une muraille. Naufrager aux Casquets, c’est être déchiqueté; naufrager à l’Ortach, c’est être broyé.
Il y avait une chance pourtant.
Sur les fronts droits, et l’Ortach est un front droit, la vague, pas plus que le boulet, n’a de ricochets. Elle est réduite au jeu simple. C’est le flux, puis le reflux. Elle arrive lame et revient houle.
Dans des cas pareils, la question de vie et de mort se pose ainsi: si la lame conduit le bâtiment jusqu’au rocher, elle l’y brise, il est perdu; si la houle revient avant que le bâtiment ait touché, elle le remmène, il est sauvé.
Anxiété poignante. Les naufragés apercevaient dans la pénombre le grand flot suprême venant à eux. Jusqu’où allait-il les traîner? Si le flot brisait au navire, ils étaient roulés au roc et fracassés. S’il passait sous le navire...
Le flot passa sous le navire.
Ils respirèrent.
Mais quel retour allait-il avoir? Qu’est-ce que le ressac ferait d’eux?
Le ressac les remporta.
Quelques minutes après, la Matutina était hors des eaux de l’écueil. L’Ortach s’effaçait comme les Casquets s’étaient effacés.
C’était la deuxième victoire. Pour la seconde fois l’ourque était arrivée au bord du naufrage, et avait reculé à temps.
XV
PORTENTOSUM MARE
Cependant un épaississcment de brume s’était abattu sur ces malheureux en dérive. Ils ignoraient où ils étaient. Ils voyaient à peine à quelques encâblures autour de l’ourque. Malgré une véritable lapidation de grêlons qui les forçait tous à baisser la tête, les femmes s’étaient obstinées à ne point redescendre dans la cabine. Pas de désespéré qui ne veuille naufrager à ciel ouvert. Si près de la mort, il semble qu’un plafond au-dessus de soi est un commencement de cercueil.
La vague, de plus en plus gonflée, devenait courte. La turgescence du flot indique un étranglement; dans le brouillard, de certains bourrelets de l’eau signalent un détroit. En effet, à leur insu, ils côtoyaient Aurigny. Entre Ortach et les Casquets au couchant et Aurigny au levant, la mer est resserrée et gênée, et l’état de malaise pour la mer détermine localement l’état de tempête. La mer souffre comme autre chose; et là où elle souffre, elle s’irrite. Cette passe est redoutée.
La Matutina était dans cette passe.
Qu’on s’imagine sous l’eau une écaille de tortue grande comme Hyde-Park ou les Champs-Elysées, et dont chaque strie est un bas-fond et dont chaque bossage est un récif. Telle est l’approche ouest d’Aurigny. La mer recouvre et cache cet appareil de naufrage. Sur cette carapace de brisants sous-marins, la vague déchiquetée saute et écume. Dans le calme, clapotement; dans l’orage, chaos.
Cette complication nouvelle, les naufragés la remarquaient sans se l’expliquer. Subitement ils la comprirent. Une pâle éclaircie se fit au zénith, un peu de blêmissement se dispersa sur la mer, cette lividité démasqua à bâbord un long barrage en travers à l’est, et vers lequel se ruait, chassant le navire devant elle, la poussée du vent. Ce barrage était Aurigny.
Qu’était-ce que ce barrage? Ils tremblèrent. Ils eussent bien plus tremblé encore si une voix leur eût répondu: Aurigny.
Pas d’île défendue contre la venue de l’homme comme Aurigny. Elle a sous l’eau et hors de l’eau une garde féroce dont Ortach est la sentinelle. A l’ouest, Burhou, Sauteriaux, Anfroque, Niangle, Fond-du-Croc, les Jumelles, la Grosse, la Clanque, les Éguillons, le Vrac, la Fosse-Malière; à l’est, Sauquet, Hommeau, Floreau, la Brinebelais, la Queslingue, Croquelihou, la Fourche, le Saut, Noire Pute, Coupie, Orbue, Qu’est-ce que tous ces monstres? des hydres? Oui, de l’espèce écueil.
Un de ces récifs s’appelle le But, comme pour indiquer que tout voyage finit là.
Cet encombrement d’écueils, simplifié par l’eau et la nuit, apparaissait aux naufragés sous la forme d’une simple bande obscure, sorte de rature noire sur l’horizon.
Le naufrage, c’est l’idéal de l’impuissance. Être près de la terre et ne pouvoir l’atteindre, flotter et ne pouvoir voguer, avoir le pied sur quelque chose qui paraît solide et qui est fragile, être plein de vie et plein de mort en même temps, être prisonnier des étendues, être muré entre le ciel et l’océan, avoir sur soi l’infini comme un cachot, avoir autour de soi l’immense évasion des souffles et des ondes, et être saisi, garrotté, paralysé, cet accablement stupéfie et indigne. On croit y entrevoir le ricanement du combattant inaccessible. Ce qui vous tient, c’est cela même qui lâche les oiseaux et met en liberté les poissons. Cela ne semble rien et c’est tout. On dépend de cet air qu’on trouble avec sa bouche, on dépend de cette eau qu’on prend dans le creux de sa main. Puisez de cette tempête plein un verre, ce n’est plus qu’un peu d’amertume. Gorgée, c’est une nausée; houle, c’est l’extermination. Le grain de sable dans le désert, le flocon d’écume dans l’océan, sont des manifestations vertigineuses; la toute-puissance ne prend pas la peine de cacher son atome, elle fait la faiblesse force, elle emplit de son tout le néant, et c’est avec l’infiniment petit que l’infiniment grand vous écrase. C’est avec des gouttes que l’océan vous broie. On se sent jouet.
Jouet, quel mot terrible!
La Matutina était un peu au-dessus d’Aurigny, ce qui était favorable; mais dérivait vers la pointe nord, ce qui était fatal. La bise nord-ouest, comme un arc tendu décoche une flèche, lançait le navire vers le cap septentrional. Il existe à cette pointe, un peu en deçà du havre des Corbelets, ce que les marins de l’archipel normand appellent «un singe». Le singe—swinge—est un courant de l’espèce furieuse. Un chapelet d’entonnoirs dans les bas-fonds produit dans les vagues un chapelet de tourbillons. Quand l’un vous lâche, l’autre vous reprend. Un navire, happé par le singe, roule ainsi de spirale en spirale jusqu’à ce qu’une roche aiguë ouvre la coque. Alors le bâtiment crevé s’arrête, l’arrière sort des vagues, l’avant plonge, le gouffre achève son tour de roue, l’arrière s’enfonce, et tout se referme. Une flaque d’écume s’élargit et flotte, et l’on ne voit plus à la surface de la lame que quelques bulles ça et là, venues des respirations étouffées sous l’eau.
Dans toute la Manche, les trois singes les plus dangereux sont le singe qui avoisine le fameux banc de sable Girdler Sands, le singe qui est à Jersey entre le Pignonnet et la pointe de Noirmont, et le singe d’Aurigny.
Un pilote local, qui eût été à bord de la Mututina, eût averti les naufragés de ce nouveau péril. A défaut de pilote, ils avaient l’instinct; dans les situations extrêmes, il y a une seconde vue. De hautes torsions d’écume s’envolaient le long de la côte, dans le pillage frénétique du vent. C’était le crachement du singe. Nombre de barques ont chaviré dans cette embûche. Sans savoir ce qu’il y avait là, ils approchaient avec horreur.
Comment doubler ce cap? Nul moyen.
De même qu’ils avaient vu surgir les Casquets, puis surgir Ortach, à présent ils voyaient se dresser la pointe d’Aurigny, toute de haute roche. C’était comme des géants l’un après l’autre. Série de duels effrayants.
Charybde et Scylla ne sont que deux; les Casquets, Ortach et Aurigny sont trois.
Le même phénomène d’envahissement de l’horizon par l’écueil se reproduisait avec la monotonie grandiose du gouffre. Les batailles de l’océan ont, comme les combats d’Homère, ce rabâchage sublime.
Chaque lame, à mesure qu’ils approchaient, ajoutait vingt coudées au cap affreusement amplifié dans la brume. La décroissance d’intervalle semblait de plus en plus irrémédiable. Ils touchaient à la lisière du singe. Le premier pli qui les saisirait les entraînerait. Encore un flot franchi, tout était fini.
Soudain l’ourque fut repoussée en arrière comme par le coup de poing d’un titan. La houle se cabra sous le navire et se renversa, rejetant l’épave dans sa crinière d’écume. La Matutina, sous cette impulsion, s’écarta d’Aurigny.
Elle se retrouva au large.
D’où arrivait ce secours? Du vent.
Le souffle de l’orage venait de se déplacer.
Le flot avait joué d’eux, maintenant c’était le tour du vent, Ils s’étaient dégagés eux-mêmes des Casquets; mais devant Ortach la houle avait fait la péripétie; devant Aurigny, ce fut la bise, Il y avait eu subitement une saute du septentrion au midi.
Le suroit avait succédé au noroit.
Le courant, c’est le vent dans l’eau; le vent, c’est le courant dans l’air; ces deux forces venaient de se contrarier, et le vent avait eu le caprice de retirer sa proie au courant.
Les brusqueries de l’océan sont obscures. Elles sont le perpétuel peut-être. Quand on est à leur merci, on ne peut ni espérer, ni désespérer. Elles font, puis défont. L’océan s’amuse. Toutes les nuances de la férocité fauve sont dans cette vaste et sournoise mer, que Jean Bart appelait «la grosse bête». C’est le coup de griffe avec les intervalles voulus de patte de velours. Quelquefois la tempête bâcle le naufrage; quelquefois elle le travaille avec soin; on pourrait presque dire elle le caresse. La mer a le temps. Les agonisants s’en aperçoivent.
Parfois, disons-le, ces ralentissements dans le supplice annoncent la délivrance. Ces cas sont rares. Quoi qu’il en soit, les agonisants croient vite au salut, le moindre apaisement dans les menaces de l’orage leur suffit, ils s’affirment à eux-mêmes qu’ils sont hors de péril, après s’être crus ensevelis ils prennent acte de leur résurrection, ils acceptent fiévreusement ce qu’ils ne possèdent pas encore, tout ce que la mauvaise chance contenait est épuisé, c’est évident, ils se déclarent satisfaits, ils sont sauvés, ils tiennent Dieu quitte. Il ne faut point trop se hâter de donner de ces reçus à l’Inconnu.
Le suroit débuta en tourbillon, Les naufragés n’ont jamais que des auxiliaires bourrus. La Matutina fut impétueusement traînée au large par ce qui lui restait d’agrès comme une morte par les cheveux. Cela ressembla à ces délivrances accordées par Tibère, à prix de viol. Le vent brutalisait ceux qu’il sauvait. Il leur rendait service avec fureur. Ce fut du secours sans pitié.
L’épave, dans ce rudoiement libérateur, acheva de se disloquer.
Des grêlons, gros et durs à charger un tromblon, criblaient le bâtiment. A tous les renversements du flot, ces grêlons roulaient sur le pont comme des billes. L’ourque, presque entre deux eaux, perdait toute forme sous les retombées de vagues et sous les effondrements d’écumes. Chacun dans le navire songeait à soi.
Se cramponnait qui pouvait. Après chaque paquet de mer, on avait la surprise de se retrouver tous. Plusieurs avaient le visage déchiré par des éclats de bois.
Heureusement le désespoir a les poings solides. Une main d’enfant dans l’effroi a une étreinte de géant. L’angoisse fait un étau avec des doigts de femme. Une jeune fille qui a peur enfoncerait ses ongles roses dans du fer. Ils s’accrochaient, se tenaient, se retenaient. Mais toutes les vagues leur apportaient l’épouvante du balaiement.
Soudainement ils furent soulagés.
XVI
DOUCEUR SUBITE DE L’ÉNIGME
L’ouragan venait de s’arrêter court.
Il n’y eut plus dans l’air ni suroit, ni noroit. Les clairons forcenés de l’espace se turent. La trombe sortit du ciel, sans diminution préalable, sans transition, et comme si elle-même avait glissé à pic dans un gouffre. On ne sut plus où elle était. Les flocons remplacèrent les grêlons. La neige recommença à tomber lentement.
Plus de flot. La mer s’aplatit.
Ces soudaines cessations sont propres aux bourrasques de neige. L’effluve électrique épuisé, tout se tranquillise, même la vague, qui, dans les tourmentes ordinaires, conserve souvent une longue agitation. Ici point. Aucun prolongement de colère dans le flot. Comme un travailleur après une fatigue, le flot s’assoupit immédiatement, ce qui dément presque les lois de la statique, mais n’étonne point les vieux pilotes, car ils savent que tout l’inattendu est dans la mer.
Ce phénomène a lieu même, mais très rarement, dans les tempêtes ordinaires. Ainsi, de nos jours, lors du mémorable ouragan du 27 juillet 1867, à Jersey, le vent, après quatorze heures de furie, tomba tout de suite au calme plat.
Au bout de quelques minutes, l’ourque n’avait plus autour d’elle qu’une eau endormie.
En même temps, car la dernière phase ressemble à la première, on ne distingua plus rien. Tout ce qui était devenu visible dans les convulsions des nuages météoriques redevînt trouble, les silhouettes blêmes se fondirent en délaiement diffus, et le sombre de l’infini se rapprocha de toutes parts du navire. Ce mur de nuit, cette occlusion circulaire, ce dedans de cylindre dont le diamètre décroissait de minute en minute, enveloppait la Matutina, et, avec la lenteur sinistre d’une banquise qui se ferme, se rapetissait formidablement. Au zénith, rien, un couvercle de brume, une clôture. L’ourque était comme au fond du puits de l’abîme.
Dans ce puits, une flaque de plomb liquide, c’était la mer. L’eau ne bougeait plus. Immobilité morne. L’océan n’est jamais plus farouche qu’étang.
Tout était silence, apaisement, aveuglement.
Le silence des choses est peut-être de la taciturnité.
Les derniers clapotements glissaient le long du bordage. Le pont était horizontal avec des déclivités insensibles. Quelques dislocations remuaient faiblement. La coque de grenade, qui tenait lieu de fanal, et où brillaient des étoupes dans du goudron, ne se balançait plus au beaupré et ne jetait plus de gouttes enflammées dans la mer. Ce qui restait de souffle dans les nuées n’avait plus de bruit. La neige tombait épaisse, molle, à peine oblique. On n’entendait l’écume d’aucun brisant. Paix de ténèbres.
Ce repos, après ces exaspérations et ces paroxysmes, fut pour les malheureux si longtemps ballottés un indicible bien-être. Il leur sembla qu’ils cessaient d’être mis à la question. Ils entrevoyaient autour d’eux et au-dessus d’eux un consentement à les sauver. Ils reprirent confiance. Tout ce qui avait été furie était maintenant tranquillité. Cela leur parut une paix signée. Leurs poitrines misérables se dilatèrent. Ils pouvaient lâcher le bout de corde ou de planche qu’ils tenaient, se lever, se redresser, se tenir debout, marcher, se mouvoir. Ils se sentaient inexprimablement calmés. Il y a, dans la profondeur obscure, de ces effets de paradis, préparation à autre chose. Il était clair qu’ils étaient bien décidément hors de la rafale, hors de l’écume, hors des souffles, hors des rages, délivrés.
On avait désormais toutes les chances pour soi. Dans trois ou quatre heures le jour se lèverait, on serait aperçu par quelque navire passant, on serait recueilli. Le plus fort était fait. On rentrait dans la vie. L’important, c’était d’avoir pu se soutenir sur l’eau jusqu’à la cessation de la tempête. Ils se disaient: Cette fois, c’est fini.
Tout à coup ils s’aperçurent que c’était fini en effet.
Un des matelots, le basque du nord, nommé Galdeazun, descendit, pour chercher du câble, dans la cale, puis remonta, et dit:
—La cale est pleine.
—De quoi? demanda le chef.
—D’eau, répondit le matelot.
Le chef cria:
—Qu’est-ce que cela veut dire?
—Cela veut dire, reprit Galdeazun, que dans une demi-heure nous allons sombrer.
XVII
LA RESSOURCE DERNIÈRE
Il y avait une crevasse dans la quille. Une voie d’eau s’était faite. A quel moment? Personne n’eût pu le dire. Était-ce en accostant les Casquets? Était-ce devant Ortach? Était-ce dans le clapotement des bas-fonds de l’ouest d’Aurigny? Le plus probable, c’est qu’ils avaient touché le Singe. Ils avaient reçu un obscur coup de boutoir. Ils ne s’en étaient point aperçus au milieu de la survente convulsive qui les secouait. Dans le tétanos on ne sent pas une piqûre.
L’autre matelot, le basque du sud, qui s’appelait Ave-Maria, fit à son tour la descente de la cale, revint, et dit;
—L’eau dans la quille est haute de deux vares.
Environ six pieds.
Ave-Maria ajouta:
—Avant quarante minutes, nous coulons.
Où était cette voie d’eau? on ne la voyait pas. Elle était noyée. Le volume d’eau qui emplissait la cale cachait cette fissure. Le navire avait un trou au ventre, quelque part, sous la flottaison, fort avant sous la carène. Impossible de l’apercevoir. Impossible de le boucher. On avait une plaie et l’on ne pouvait la panser. L’eau, du reste, n’entrait pas très vite.
Le chef cria:
—Il faut pomper.
Galdeazun répondit:
—Nous n’avons plus de pompe.
—Alors, repartit le chef, gagnons la terre.
—Où, la terre?
—Je ne sais.
—Ni moi.
—Mais elle est quelque part.
—Oui.
—Que quelqu’un nous y mène, reprit le chef.
—Nous n’avons pas de pilote, dit Galdeazun.
—Prends la barre, toi.
—Nous n’avons plus de barre.
—Bâclons-en une avec la première poutre venue. Des clous. Un marteau. Vite des outils!
—La baille de charpenterie est à l’eau. Nous n’avons plus d’outils.
—Gouvernons tout de même, n’importe où!
—Nous n’avons plus de gouvernail.
—Où est le canot? Jetons nous-y. Ramons!
—Nous n’avons plus de canot.
—Ramons sur l’épave.
—Nous n’avons plus d’avirons.
—A la voile alors!
—Nous n’avons plus de voile, et plus de mât.
—Faisons un mât avec une hiloire, faisons une voile avec un prélart. Tirons-nous de là. Confions-nous au vent!
—Il n’y a plus de vent.
Le vent en effet les avait quittés. La tempête s’en était allée, et ce départ, qu’ils avaient pris pour leur salut, était leur perte. Le suroit en persistant les eût frénétiquement poussés à quelque rivage, eût gagné de vitesse la voie d’eau, les eût portés peut-être à un bon banc de sable propice, et les eût échoués avant qu’ils eussent sombré. Le rapide emportement de l’orage eût pu leur faire prendre terre. Point de vent, plus d’espoir. Ils mourraient de l’absence d’ouragan.
La situation suprême apparaissait.
Le vent, la grêle, la bourrasque, le tourbillon, sont des combattants désordonnés qu’on peut vaincre. La tempête peut être prise au défaut de l’armure. On a des ressources contre la violence qui se découvre sans cesse, se meut à faux, et frappe souvent à côté. Mais rien à faire contre le calme. Pas un relief qu’on puisse saisir.
Les vents sont une attaque de cosaques; tenez bon, cela se disperse. Le calme, c’est la tenaille du bourreau.
L’eau, sans hâte, mais sans interruption, irrésistible et lourde, montait dans la cale, et, à mesure qu’elle montait, le navire descendait. Cela était très lent.
Les naufragés de la Matutina sentaient peu à peu s’entr’ouvrir sous eux la plus désespérée des catastrophes, la catastrophe inerte. La certitude tranquille et sinistre du fait inconscient les tenait. L’air n’oscillait pas, la mer ne bougeait pas. L’immobile, c’est l’inexorable. L’engloutissemenl les résorbait en silence. A travers l’épaisseur de l’eau muette, sans colère, sans passion, sans le vouloir, sans le savoir, sans y prendre intérêt, le fatal centre du globe les attirait. L’horreur, au repos, se les amalgamait. Ce n’était plus la gueule béante du flot, la double mâchoire du coup de vent et du coup de mer, méchamment menaçante, le rictus de la trombe, l’appétit écumant de la houle; c’était sous ces misérables on ne sait quel bâillement noir de l’infini. Ils se sentaient entrer dans une profondeur paisible qui était la mort. La quantité de bord que le navire avait hors du flot s’amincissait, voilà tout. On pouvait calculer à quelle minute elle s’effacerait. C’était tout le contraire de la submersion par la marée montante. L’eau ne montait pas vers eux, ils descendaient vers elle. Le creusement de leur tombe venait d’eux-mêmes. Leur poids était le fossoyeur.
Ils étaient exécutés, non par la loi des hommes, mais par la loi des choses.
La neige tombait, et, comme l’épave ne remuait plus, cette charpie blanche faisait sur le pont une nappe et couvrait le navire d’un suaire.
La cale allait s’alourdissant. Nul moyen de franchir la voie d’eau. Ils n’avaient pas même une pelle d’épuisement, qui d’ailleurs eût été illusoire et d’un emploi impraticable, l’ourque étant pontée. On s’éclaira; on alluma trois ou quatre torches qu’on planta dans des trous et comme on put. Galdeazun apporta quelques vieux seaux de cuir; ils entreprirent d’étancher la cale et firent la chaîne; mais les seaux étaient hors de service, le cuir des uns était décousu, le fond des autres était crevé, et les seaux se vidaient en chemin. L’inégalité était dérisoire entre ce qu’on recevait et ce qu’on rendait. Une tonne d’eau entrait, un verre d’eau sortait. On n’eut pas d’autre réussite. C’était une dépense d’avare essayant d’épuiser sou à sou un million.
Le chef dit:
—Allégeons l’épave!
Pendant la tempête on avait amarré les quelques coffres qui étaient sur le pont. Ils étaient restés liés au tronçon du mât. On défit les amarres, et on roula les coffres à l’eau par une des brèches du bordage. Une de ces valises appartenait à la femme basquaise qui ne put retenir ce soupir:
—Oh! ma cape neuve doublée d’écarlate! oh! mes pauvres bas en dentelle d’écorce de bouleau! Oh! mes pendeloques d’argent pour aller à la messe du mois de Marie!
Le pont déblayé, restait la cabine. Elle était fort encombrée. Elle contenait, on s’en souvient, des bagages qui étaient aux passagers et des ballots qui étaient aux matelots.
On prit les bagages, et on se débarrassa de tout ce chargement par la brèche du bordage.
On retira les ballots, et on les poussa à l’océan.
On acheva de vider la cabine. La lanterne, le chouquet, les barils, les sacs, les bailles et les charniers, la marmite avec la soupe, tout alla aux flots.
On dévissa les écrous du fourneau de fer éteint depuis longtemps, on le descella, on le hissa sur le pont, on le traîna jusqu’à la brèche, et on le précipita hors du navire.
On envoya à l’eau tout ce qu’on put arracher du vaigrage, des porques, des haubans et du gréement fracassé.
De temps en temps le chef prenait une torche, la promenait sur les chiffres d’étiage peints à l’avant du navire, et regardait où en était le naufrage.
XVIII
LA RESSOURCE SUPRÊME
L’épave, allégée, s’enfonçait un peu moins, mais s’enfonçait toujours.
Le désespoir de la situation n’avait plus ni ressource, ni palliatif. On avait épuisé le dernier expédient.
—Y a-t-il encore quelque chose à jeter à la mer? cria le chef.
Le docteur, auquel personne ne songeait plus, sortit d’un angle du capot de cabine, et dit:
—Oui.
—Quoi? demanda le chef.
Le docteur répondit:
—Notre crime.
Il y eut un frémissement, et tous crièrent:
—Amen.
Le docteur, debout et blême, leva un doigt vers le ciel, et dit:
—A genoux.
Ils chancelaient, ce qui est le commencement de l’agenouillement.
Le docteur reprit:
—Jetons à la mer nos crimes. Ils pèsent sur nous. C’est là ce qui enfonce le navire. Ne songeons plus au sauvetage, songeons au salut. Notre dernier crime surtout, celui que nous avons commis, ou, pour mieux dire, complété tout à l’heure, misérables qui m’écoutez, il nous accable. C’est une insolence impie de tenter l’abîme quand on a l’intention d’un meurtre derrière soi. Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. Il fallait s’embarquer, je le sais, mais c’était la perdition certaine. La tempête, avertie par l’ombre que notre action a faite, est venue. C’est bien. Du reste, ne regrettez rien. Nous avons là, pas loin de nous, dans cette obscurité, les sables de Vauville et le cap de la Hougue. C’est la France. Il n’y avait qu’un abri possible, l’Espagne. La France ne nous est pas moins dangereuse que l’Angleterre. Notre délivrance de la mer eût abouti au gibet. Ou pendus, ou noyés, nous n’avions pas d’autre option. Dieu a choisi pour nous. Rendons-lui grâce. Il nous accorde la tombe qui lave. Mes frères, l’inévitable était là. Songez que c’est nous qui tout à l’heure avons fait notre possible pour envoyer là-haut quelqu’un, cet enfant, et qu’en ce moment-ci même, à l’instant où je parle, il y a peut-être au-dessus de nos têtes une âme qui nous accuse devant un juge qui nous regarde. Mettons à profit le sursis suprême. Efforçons-nous, si cela se peut encore, de réparer, dans tout ce qui dépend de nous, le mal que nous avons fait. Si l’enfant nous survit, venons-lui en aide. S’il meurt, tâchons qu’il nous pardonne. Otons de dessus nous notre forfait. Déchargeons de ce poids nos consciences. Tâchons que nos âmes ne soient pas englouties devant Dieu, car c’est le naufrage terrible. Les corps vont aux poissons, les âmes aux démons. Ayez pitié de vous. A genoux, vous dis-je. Le repentir, c’est la barque qui ne se submerge pas. Vous n’avez plus de boussole? Erreur. Vous avez la prière.
Ces loups devinrent moutons. Ces transformations se voient dans l’angoisse. Il arrive que les tigres lèchent le crucifix. Quand la porte sombre s’entrebâille, croire est difficile, ne pas croire est impossible. Si imparfaites que soient les diverses ébauches de religion essayées par l’homme, même quand la croyance est informe, même quand le contour du dogme ne s’adapte point aux linéaments de l’éternité entrevue, il y a, à la minute suprême, un tressaillement d’âme. Quelque chose commence après la vie. Cette pression est sur l’agonie.
L’agonie est une échéance. A cette seconde fatale, on sent sur soi la responsabilité diffuse. Ce qui a été complique ce qui sera. Le passé revient et rentre dans l’avenir. Le connu devient abîme aussi bien que l’inconnu, et ces deux précipices, l’un où l’on a ses fautes, l’autre où l’on a son attente, mêlent leur réverbération. C’est cette confusion des deux gouffres qui épouvante le mourant.
Ils avaient fait leur dernière dépense d’espérance du côté de la vie. C’est pourquoi ils se tournèrent de l’autre côté. Il ne leur restait plus de chance que dans cette ombre. Ils le comprirent. Ce fut un éblouissement lugubre, tout de suite suivi d’une rechute d’horreur. Ce que l’on comprend dans l’agonie ressemble à ce qu’on aperçoit dans l’éclair. Tout, puis rien. On voit, et l’on ne voit plus. Après la mort, l’œil se rouvrira, et ce qui a été un éclair deviendra un soleil.
Ils crièrent au docteur:
—Toi! toi! il n’y a plus que toi. Nous t’obéirons. Que faut-il faire? parle.
Le docteur répondit:
—Il s’agit de passer par-dessus le précipice inconnu et d’atteindre l’autre bord de la vie, qui est au delà du tombeau. Étant celui qui sait le plus de choses, je suis le plus en péril de vous tous. Vous faites bien de laisser le choix du pont à celui qui porte le fardeau le plus lourd.
Il ajouta:
—La science pèse sur la conscience.
Puis il reprit;
—Combien de temps nous reste-t-il encore?
Galdeazun regarda à l’étiage et répondît:
—Un peu plus d’un quart d’heure.
—Bien dit le docteur.
Le toit bas du capot, où il s’accoudait, faisait une espèce de table. Le docteur prit dans sa poche son écritoire et sa plume, et son portefeuille d’où il tira un parchemin, le même sur le revers duquel il avait écrit, quelques heures auparavant, une vingtaine de lignes tortueuses et serrées.
—De la lumière, dit-il.
La neige, tombant comme une écume de cataracte, avait éteint les torches l’une après l’autre. Il n’en restait plus qu’une. Ave-Maria la déplanta, et vint se placer debout, tenant cette torche, à côté du docteur.
Le docteur remit son portefeuille dans sa poche, posa sur le capot la plume et l’encrier, déplia le parchemin, et dit:
—Ecoutez.
Alors, au milieu de la mer, sur ce ponton décroissant, sorte de plancher tremblant du tombeau, commença, gravement faite par le docteur, une lecture que toute l’ombre semblait écouter. Tous ces condamnés baissaient la tête autour de lui. Le flamboiement de la torche accentuait leurs pâleurs. Ce que lisait le docteur était écrit en anglais. Par intervalles, quand un de ces regards lamentables paraissait désirer un éclaircissement, le docteur s’interrompait et répétait, soit en français, soit en espagnol, soit en basque, soit en italien, le passage qu’il venait de lire. On entendait des sanglots étouffés et des coups sourds frappés sur les poitrines. L’épave continuait de s’enfoncer.
La lecture achevée, le docteur posa le parchemin à plat sur le capot, saisit la plume, et, sur une marge blanche ménagée au bas de ce qu’il avait écrit, il signa:
DOCTOR GERNARDUS GEESTEMUNDE.
Puis, se tournant vers les autres, il dit:
—Venez, et signez.
La basquaise approcha, prit la plume, et signa ASUNCION. Elle passa la plume à l’irlandaise qui, ne sachant pas écrire, fit une croix.
Le docteur, à côté de cette croix, écrivit:
—BARBARA FERMOY, de l’île Tyrryf, dans les Ébudes.
Puis il tendit la plume au chef de la bande.
Le chef signa GAÏZDORRA, captal.
Le génois, au-dessous du chef, signa GIANGIRATE.
Le languedocien signa JACQUES QUATOURZE, dit le NARBONNAIS.
Le provençal signa LUC-PIERRE CAPGAROUPE, du bagne de Mahon.
Sous ces signatures, le docteur écrivit cette note:
—De trois hommes d’équipage, le patron ayant été enlevé par un coup de mer, il ne reste que deux, et on signé.
Les deux matelots mirent leurs noms au-dessous de cette note. Le basque du nord signa GALDEAZUN. Le basque du sud signa AVE-MARIA, voleur.
Puis le docleur dit:
—Capgaroupe.
—Présent, dit le provençal.
—Tu as la gourde de Hardquanonne?
—Oui.
—Donne-la moi.
Capgaroupe but la dernière gorgée d’eau-de-vie et tendit la gourde au docteur.
La crue intérieure du flot s’aggravait. L’épave entrait de plus en plus dans la mer.
Les bords du pont en plan incliné étaient couverts d’une mince lame rongeante, qui grandissait.
Tous s’étaient groupés sur la tonture du navire.
Le docteur sécha l’encre des signatures au feu de la torche, plia le parchemin à plis plus étroits que le diamètre du goulot, et l’introduisit dans la gourde. Il cria:
—Le bouchon.
—Je ne sais où il est, dit Capgaroupe.
—Voici un bout de funin, dit Jacques Quatourze.
Le docteur boucha la gourde avec ce funin, et dît:
—Du goudron.
Galdeazun alla de l’avant, appuya un étouffoir d’étoupe sur la grenade à brûlot qui s’éteignait, la décrocha de l’étrave et l’apporta au docteur, à demi pleine de goudron bouillant.
Le docteur plongea le goulot de la gourde dans le goudron, et l’en retira. La gourde, qui contenait le parchemin signé de tous, était bouchée et goudronnée.
—C’est fait, dit le docteur.
Et de toutes ces bouches sortit, vaguement bégayé en toutes langues, le brouhaha lugubre dos catacombes.
—Ainsi soit-il!
—Mea culpa!
—Asi sea[8]!
[8] Ainsi-soit il!
—Aro raï[9]!
[9] A la bonne heure (patois roman).
—Amen!
On eût cru entendre se disperser dans les ténèbres, devant l’effrayant refus céleste de les entendre, les sombres voix de Babel.
Le docteur tourna le dos à ses compagnons de crime et de détresse, et fit quelques pas vers le bordage. Arrivé au bord de l’épave, il regarda dans l’infini, et dit avec un accent profond:
—Bist du bei mir[10]?
[10]—Es-tu près de moi?
Il parlait probablement à quelque spectre.
L’épave s’enfonçait.
Derrière le docteur tous songeaient. La prière est une force majeure. Ils ne se courbaient pas, ils ployaient. Il y avait de l’involontaire dans leur contrition. Ils fléchissaient comme se flétrit une voile à qui la brise manque, et ce groupe hagard prenait peu à peu, par la jonction des mains et par rabattement des fronts, l’attitude, diverse, mais accablée, de la confiance désespérée en Dieu. On ne sait quel reflet vénérable, venu de l’abîme, s’ébauchait sur ces faces scélérates.
Le docteur revint vers eux.
Quel que fût son passé, ce vieillard était grand en présence du dénoûment. La vaste réticence environnante le préoccupait sans le déconcerter. C’était l’homme qui n’est pas pris au dépourvu. Il y avait sur lui de l’horreur tranquille. La majesté de Dieu compris était sur son visage.
Ce bandit vieilli et pensif avait, sans s’en douter, la posture pontificale.
Il dit:
—Faites attention.
Il considéra un moment l’étendue et ajouta:
—Maintenant nous allons mourir.
Puis il prit la torche des mains d’Ave-Maria, et la secoua.
Une flamme s’en détacha, et s’envola dans la nuit.
Et le docteur jeta la torche à la mer.
La torche s’éteignit. Toute clarté s’évanouit. Il n’y eut plus que l’immense ombre inconnue. Ce fut quelque chose comme la tombe se fermant.
Dans cette éclipse on entendit le docteur qui disait:
—Prions.
Tous se mirent à genoux.
Ce n’était déjà plus dans la neige, c’était dans l’eau qu’ils s’agenouillaient.
Ils n’avaient plus que quelques minutes.
Le docteur seul était resté debout. Les flocons de neige, en s’arrêtant sur lui, l’étoilaient de larmes blanches, et le faisaient visible sur ce fond d’obscurité. On eût dit la statue parlante des ténèbres.
Le docteur fit un signe de croix, et éleva la voix pendant que sous ses pieds commençait cette oscillation presque indistincte qui annonce l’instant où une épave va plonger. Il dit:
—Pater noster qui es in coelis.
Le provençal répéta en français:
—Notre père qui êtes aux cieux.
L’irlandaise reprit en langue galloise, comprise de la femme basque:
—Ar nathair ala ar neamh.
Le docteur continua:
—Sanctificetur nomen tuum.
—Que votre nom soit sanctifié, dit le provençal.
—Naomhthar hainm, dit l’irlandaise.
—Adveniat regnum tuum, poursuivit le docteur.
—Que votre règne arrive, dit le provençal.
—Tigeadh do rioghachd, dit l’irlandaise.
Les agenouillés avaient de l’eau jusqu’aux épaules. Le docteur reprit:
—Fiat voluntas tua.
—Que votre volonté soit faite, balbutia le provençal.
Et l’irlandaise et la basquaise jetèrent ce cri:
—Deuntar do thoil ar an Hhalàmb!
—Sicut in coelo, et in terra, dit le docteur.
Aucune voix ne lui répondit.
Il baissa les yeux. Toutes les têtes étaient sous l’eau. Pas un ne s’était levé. Ils s’étaient laissé noyer à genoux.
Le docteur prit dans sa main droite la gourde qu’il avait déposée sur le capot, et l’éleva au-dessus de sa tête.
L’épave coulait.
Tout en enfonçant, le docteur murmurait le reste de la prière.
Son buste fut hors de l’eau un moment, puis sa tête, puis il n’y eut plus que son bras tenant la gourde, comme s’il la montrait à l’infini.
Ce bras disparu. La profonde mer n’eut pas plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continuait de tomber.
Quelque chose surnagea, et s’en alla sur le flot dans l’ombre. C’était la gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutenait.
LIVRE TROISIÈME
L’ENFANT DANS L’OMBRE
I
LE CHESS-HILL
La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer.
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. Le faible et l’innocent deviennent ce qu’ils peuvent dans la dépense de colère inconsciente que font les forces aveugles; l’ombre ne discerne pas; et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose.
Il y avait sur terre très peu de vent; le froid avait on ne sait quoi d’immobile. Aucun grêlon. L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable.
Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent; les flocons sont pires. Le flocon inexorable et doux fait son œuvre en silence. Si on le louche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. C’est par des blancheurs lentement superposées que le flocon arrive à l’avalanche et le fourbe au crime.
L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou; de là des périls; il cède et persiste; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, à droite dans l’eau profonde du golfe, à gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.
L’isthme de Portland était à cette époque singulièrement âpre et rude. Il n’a plus rien aujourd’hui de sa configuration d’alors. Depuis qu’on a eu l’idée d’exploiter la pierre de Portland en ciment romain, toute la roche a subi un remaniement qui a supprimé l’aspect primitif. On y trouve encore le calcaire lias, le schiste, et le trapp sortant des bancs de conglomérat comme la dent de la gencive; mais la pioche a tronqué et nivelé tous ces pilons hérissés et scabreux où venaient se percher hideusement les ossifrages. Il n’y a plus de cimes où puissent se donner rendez-vous les labbes et les stercoraires qui, comme les envieux, aiment à souiller les sommets. On chercherait en vain le haut monolithe nommé Godolphin, vieux mot gallois qui signifie aigle blanche. On cueille encore, l’été, dans ces terrains forés et troués comme l’éponge, du romarin, du pouliot, de l’hysope sauvage, du fenouil de mer qui, infusé, donne un bon cordial, et cette herbe pleine de nœuds qui sort du sable et dont on fait de la natte; mais on n’y ramasse plus ni ambre gris, ni étain noir, ni cette triple espèce d’ardoise, l’une verte, l’autre bleue, l’autre couleur de feuilles de sauge. Les renards, les blaireaux, les loutres, les martres, s’en sont allés; il y avait dans ces escarpements de Portland, comme à la pointe de Cornouailles, des chamois; il n’y en a plus. On pêche encore, dans de certains creux, des plies et des pilchards, mais les saumons, effarouchés, ne remontent plus la Wey entre la Saint-Michel et la Noël pour y pondre leurs œufs. On ne voit plus là, comme au temps d’Elisabeth, de ces vieux oiseaux inconnus, gros comme des éperviers, qui coupaient une pomme en deux et n’en mangeaient que le pépin. On n’y voit plus de ces corneilles à bec jaune, cornish chough en anglais, pyrrocarax en latin, qui avaient la malice de jeter sur les toits de chaume des sarments allumés. On n’y voit plus l’oiseau sorcier fulmar, émigré de l’archipel d’Ecosse, et jetant par le bec une huile que les insulaires brûlaient dans leurs lampes. On n’y rencontre plus le soir, dans les ruissellements du jusant, l’antique neitse légendaire aux pieds de porc et au cri de veau. La marée n’échoue plus sur ces sables l’otarie moustachue, aux oreilles enroulées, aux mâchelières pointues, se traînant sur ses pattes sans ongles. Dans ce Portland aujourd’hui méconnaissable, il n’y a jamais eu de rossignols, à cause du manque de forêts, mais les faucons, les cygnes et les oies de mer se sont envolés. Les moutons de Portland d’à présent ont la chair grasse et la laine fine; les rares brebis qui paissaient il y a deux siècles cette herbe salée étaient petites et coriaces et avaient la toison bourrue, comme il sied à des troupeaux celtes menés jadis par des bergers mangeurs d’ail qui vivaient cent ans et qui, à un demi-mille de distance, perçaient des cuirasses avec leur flèche d’une aune de long. Terre inculte fait laine rude. Le Chess-Hill d’aujourd’hui ne ressemble en rien au Chess-Hill d’autrefois, tant il a été bouleversé par l’homme, et par ces furieux vents des Sorlingues qui rongent jusqu’aux pierres.
Aujourd’hui cette langue de terre porte un railway qui aboutit à un joli échiquier de maisons neuves, Chesilton, et il y a une «Portland-Station». Les wagons roulent où rampaient les phoques.
L’isthme de Portland, il y a deux cents ans, était un dos d’âne de sable avec une épine vertébrale de rocher.
Le danger, pour l’enfant, changea de forme. Ce que l’enfant avait à craindre dans la descente, c’était de rouler au bas de l’escarpement; dans l’isthme, ce fut de tomber dans des trous. Après avoir eu affaire au précipice, il eut affaire à la fondrière. Tout est chausse-trape au bord de la mer. La roche est glissante, la grève est mouvante. Les points d’appui sont des embûches. On est comme quelqu’un qui met le pied sur des vitres. Tout peut brusquement se fêler sous vous. Fêlure par où l’on disparaît. L’océan a des troisièmes dessous comme un théâtre bien machiné.
Les longues arêtes de granit auxquelles s’adosse le double versant d’un isthme sont d’un abord malaisé. On y trouve difficilement ce qu’on appelle en langage de mise en scène des praticables. L’homme n’a aucune hospitalité à attendre de l’océan, pas plus du rocher que de la vague; l’oiseau et le poisson seuls sont prévus par la mer. Les isthmes particulièrement sont dénudés et hérissés. Le flot qui les use et les mine des deux côtés les réduit à leur plus simple expression. Partout des reliefs coupants, des crêtes, des scies, d’affreux haillons de pierre déchirée, des entre-bâillements dentelés comme la mâchoire multicuspide d’un requin, des casse-cous de mousse mouillée, de rapides coulées de roches aboutissant à l’écume. Qui entreprend de franchir un isthme rencontre à chaque pas des blocs difformes, gros comme des maisons, figurant des tibias, des omoplates, des fémurs, anatomie hideuse des rocs écorchés. Ce n’est pas pour rien que ces stries des bords de la mer se nomment côtes. Le piéton se tire comme il peut de ce pêle-mêle de débris. Cheminer à travers l’ossature d’une énorme carcasse, tel est à peu près ce labeur.
Mettez un enfant dans ce travail d’Hercule.
Le grand jour eût été utile, il faisait nuit; un guide eût été nécessaire, il était seul. Toute la vigueur d’un homme n’eût pas été de trop, il n’avait que la faible force d’un enfant. A défaut de guide, un sentier l’eût aidé. Il n’y avait point de sentier.
D’instinct, il évitait le chaîneau aigu des rochers et suivait la plage le plus qu’il pouvait. C’est là qu’il rencontrait les fondrières. Les fondrières se multipliaient devant lui sous trois formes, la fondrière d’eau, la fondrière de neige, la fondrière de sable. La dernière est la plus redoutable. C’est l’enlisement.
Savoir ce que l’on affronte est alarmant, mais l’ignorer est terrible. L’enfant combattait le danger inconnu. Il était à tâtons dans quelque chose qui était peut-être la tombe.
Nulle hésitation. Il tournait les rochers, évitait les crevasses, devinait les pièges, subissait les méandres de l’obstacle, mais avançait. Ne pouvant aller droit, il marchait ferme.
Il reculait au besoin avec énergie. Il savait s’arracher à temps de la glu hideuse des sables mouvants. Il secouait la neige de dessus lui. Il entra plus d’une fois dans l’eau jusqu’aux genoux. Dès qu’il sortait de l’eau, ses guenilles mouillées étaient tout de suite gelées par le froid profond de la nuit. Il marchait rapide dans ses vêlements roidis. Pourtant il avait eu l’industrie de conserver sèche et chaude sur sa poitrine sa vareuse de matelot. Il avait toujours bien faim.
Les aventures de l’abîme ne sont limitées en aucun sens; tout y est possible, même le salut. L’issue est invisible, mais trouvable. Comment l’enfant, enveloppé d’une étouffante spirale de neige, perdu sur cette levée étroite entre les deux gueules du gouffre, n’y voyant pas, parvint-il à traverser l’isthme, c’est ce que lui-même n’aurait pu dire. Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. Secret de tous les triomphes. Au bout d’un peu moins d’une heure, il sentit que le sol remontait, il arrivait à l’autre bord, il sortait du Chess-Hill, il était sur la terre ferme.
Le pont qui relie aujourd’hui Sandford-Cas à Smallmouth-Sand n’existait pas à cette époque. Il est probable que, dans son tâtonnement intelligent, il avait remonté jusque vis-à-vis Wyke Regis, où il y avait alors une langue de sable, vraie chaussée naturelle, traversant l’East Fleet.
Il était sauvé de l’isthme, mais il se retrouvait face à face avec la tempête, avec l’hiver, avec la nuit.
Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines.
Il regarda à terre, cherchant un sentier.
Tout à coup il se baissa.
Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace.
C’était une trace en effet, la marque d’un pied. La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Il la considéra. C’était un pied nu, plus petit qu’un pied d’homme, plus grand qu’un pied d’enfant.
Probablement le pied d’une femme.
Au delà de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre; les empreintes se succédaient, à la distance d’un pas, et s’enfonçaient dans la plaine vers la droite. Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer là.
Celle femme avait marché et s’en était allée dans la direction même où l’enfant avait vu des fumées.
L’enfant, l’œil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas.
II
EFFET DE NEIGE
Il chemina un certain temps sur cette piste. Par malheur les traces étaient de moins en moins nettes. La neige tombait dense et affreuse. C’était le moment où l’ourque agonisait sous cette même neige dans la haute mer.
L’enfant, en détresse comme le navire, mais autrement, n’ayant, dans l’ínextricable entre-croisement d’obscurités qui se dressaient devant lui, d’autre ressource que ce pied marqué dans la neige, s’attachait à ce pas comme au fil du dédale.
Subitement, soit que la neige eût fini par les niveler, soit pour toute autre cause, les empreintes s’effacèrent. Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un détail. Il n’y eut plus qu’un drap blanc sur la terre et un drap noir sur le ciel.
C’était comme si la passante s’était envolée.
L’enfant aux abois se pencha et chercha. En vain.
Comme il se relevait, il eut la sensation de quelque chose d’indistinct qu’il entendait, mais qu’il n’était pas sûr d’entendre. Cela ressemblait à une voix, à une haleine, à de l’ombre. C’était plutôt humain que bestial, et plutôt sépulcral que vivant. C’était du bruit, mais du rêve.
Il regarda et ne vit rien.
La large solitude nue et livide était devant lui.
Il écouta. Ce qu’il avait cru entendre s’était dissipé. Peut-être n’avail-il rien entendu. Il écouta encore. Tout faisait silence.
Il y avait de l’illusion dans toute cette brume. Il se remit en marche.
En marche au hasard, n’ayant plus désormais ce pas pour le guider.
Il s’éloignait à peine que le bruit recommença. Cette fois il ne pouvait douter. C’était un gémissement, presque un sanglot.
Il se retourna. il promena ses yeux dans l’espace nocturne. Il ne vit rien.
Le bruit s’éleva de nouveau.
Si les limbes peuvent crier, c’est ainsi qu’elles crient.
Rien de pénétrant, de poignant et de faible comme cette voix. Car c’était une voix. Cela venait d’une âme. Il y avait de la palpitation dans ce murmure. Pourtant cela semblait presque inconscient. C’était quelque chose comme une souffrance qui appelle, mais sans savoir qu’elle est une souffrance et qu’elle fait un appel. Ce cri, premier souffle peut-être, peut-être dernier soupir, était à égale distance du râle qui clôt la vie et du vagissement qui l’ouvre. Cela respirait, cela étouffait, cela pleurait. Sombre supplication dans l’invisible.
L’enfant fixa son attention partout, loin, près, au fond, en haut, en bas. Il n’y avait personne. Il n’y avait rien.
Il prêta l’oreille. La voix se fit entendre encore. Il la perçût distinctement. Cette voix avait un peu du bêlement d’un agneau.
Alors il eut peur et songea à fuir.
Le gémissement reprit. C’était la quatrième fois. Il était étrangement misérable et plaintif. On sentait qu’après ce suprême effort, plutôt machinal que voulu, ce cri allait probablement s’éteindre. C’était une réclamation expirante, instinctivement faite à la quantité de secours qui est en suspens dans l’étendue; c’était on ne sait quel bégaiement d’agonie adressé à une providence possible. L’enfant s’avança du côté d’où venait la voix.
Il ne voyait toujours rien.
Il avança encore, épiant.
La plainte continuait. D’inarticulée et confuse qu’elle était, elle était devenue claire et presque vibrante. L’enfant était tout près de la voix. Mais où était-elle?
Il était près d’une plainte. Le tremblement d’une plainte dans l’espace passait à coté de lui. Un gémissement humain flottant dans l’invisible, voilà ce qu’il venait de rencontrer. Telle était du moins son impression, trouble comme le profond brouillard où il était perdu.
Comme il hésitait entre un instinct qui le poussait à fuir et un instinct qui lui disait de rester, il aperçut dans la neige, à ses pieds, à quelques pas devant lui, une sorte d’ondulation de la dimension d’un corps humain, une petite éminence basse, longue et étroite, pareille au renflement d’une fosse, une ressemblance de sépulture dans un cimetière qui serait blanc.
En même temps, la voix cria.
C’est de là-dessous qu’elle sortait.
L’enfant se baissa, s’accroupit devant l’ondulation, et de ses deux mains en commença le déblaiement.
Il vit se modeler, sous la neige qu’il écartait, une forme, et tout à coup, sous ses mains, dans le creux qu’il avait fait, apparut une face pâle.
Ce n’était point cette face qui criait. Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige.
Elle était immobile. Elle ne bougea pas sous la main de l’enfant. L’enfant, qui avait l’onglée aux doigts, tressaillit en touchant le froid de ce visage. C’était la tëte d’une femme. Les cheveux épars étaient, mêlés à la neige. Cette femme était morte.
L’enfant, se remit à écarter la neige. Le cou de la morte se dégagea, puis le haut, du torse, dont on voyait la chair sous des haillons.
Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. L’enfant ôta vivement la neige, et découvrit un misérable corps d’avorton, chétif, blême de froid, encore vivant, nu sur le sein nu de la morte.
C’était une petite fille.
Elle était emmaillottée, mais de pas assez de guenilles, et, en se débattant, elle était sortie de ses loques. Sous elle ses pauvres membres maigres, et son haleine au-dessus d’elle, avaient un peu fait fondre la neige. Une nourrice lui eût donné cinq ou six mois, mais elle avait un an peut-être, car la croissance dans la misère subit de navrantes réductions qui vont parfois jusqu’au rachitisme. Quand son visage fut à l’air, elle poussa un cri, continuation de son sanglot de détresse. Pour que la mère n’eût pas entendu ce sanglot, il fallait qu’elle fût bien profondément morte.
L’enfant prit la petite dans ses bras.
La mère roidie était sinistre. Une irradiation spectrale sortait de cette figure. La bouche béante et sans souffle semblait commencer dans la langue indistincte de l’ombre la réponse aux questions faites aux morts dans l’invisible. La réverbération blafarde des plaines glacées était sur ce visage. On voyait le front, jeune sous les cheveux bruns, le froncement presque indigné des sourcils, les narines serrées, les paupières closes, les cils collés par le givre, et, du coin des yeux au coin des lèvres, le pli profond des pleurs. La neige éclairait la morte. L’hiver et le tombeau ne se nuisent pas. Le cadavre est le glaçon de l’homme. La nudité des seins était pathétique. Ils avaient servi; ils avaient la sublime flétrissure de la vie donnée par l’être à qui la vie manque, et la majesté maternelle y remplaçait la pureté virginale. A la pointe d’une des mamelles il y avait une perle blanche. C’était une goutte de lait, gelée.
Disons-le tout de suite, dans ces plaines où le garçon perdu passait à son tour, une mendiante allaitant son nourrisson, et cherchant elle aussi un gîte, s’était, il y avait peu d’heures, égarée. Transie, elle était tombée sous la tempête, et n’avait pu se relever. L’avalanche l’avait couverte. Elle avait, le plus qu’elle avait pu, serré sa fille contre elle, et elle avait expiré.
La petite fille avait essayé de téter ce marbre.
Sombre confiance voulue par la nature, car il semble que le dernier allaitement soit possible à une mère, même après le dernier soupir.
Mais la bouche de l’enfant n’avait pu trouver le sein, où la goutte de lait, volée par la mort, s’était glacée, et, sous la neige, le nourrisson, plus accoutumé au berceau qu’à la tombe, avait crié.
Le petit abandonné avait entendu la petite agonisante.
Il l’avait déterrée.
Il l’avait prise dans ses bras.
Quand la petite se sentit dans des bras, elle cessa de crier. Les deux visages des deux enfants se touchèrent, et les lèvres violettes du nourrisson se rapprochèrent de la joue du garçon comme d’une mamelle.
La petite fille était presque au moment où le sang coagulé va arrêter le cœur. Sa mère lui avait déjà donné quelque chose de sa mort; le cadavre se communique, c’est un refroidissement qui se gagne. La petite avait les pieds, les mains, les bras, les genoux, comme paralysés par la glace. Le garçon sentit ce froid terrible.
Il avait sur lui un vêtement sec et chaud, sa vareuse. Il posa le nourrisson sur la poitrine de la morte, ôta sa vareuse, en enveloppa la petite fille, ressaisit l’enfant, et, presque nu maintenant sous les bouffées de neige que soufflait la bise, emportant la petite dans ses bras, il se remit en route.
La petite ayant réussi à retrouver la joue du garçon, y appuya sa bouche, et, réchauffée, s’endormit. Premicr baiser de ces deux âmes dans les ténèbres.
La mère demeura gisante, le dos sur la neige, la face vers la nuit. Mais au moment où le petit garçon se dépouilla pour vêtir la petite fille, peut-être, du fond de l’infini où elle était, la mère le vit-elle.
III
TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D’UN FARDEAU
Il y avait un peu plus de quatre heures que l’ourque s’était éloignée de la crique de Portland, laissant sur le rivage ce garçon. Depuis ces longues heures qu’il était abandonné, et qu’il marchait devant lui, il n’avait encore fait, dans celle société humaine où peut-être il allait entrer, que trois rencontres, un homme, une femme et un enfant. Un homme, cet homme sur la colline; une femme, cette femme dans la neige; un enfant, cette petite fille qu’il avait dans les bras.
Il était exténué de fatigue et de faim. Il avançait plus résolument que jamais, avec de la force de moins et un fardeau de plus.
Il était maintenant à peu près sans vêtements. Le peu de haillons qui lui restaient, durcis par le givre, étaient coupants comme du verre et lui écorchaient la peau. Il se refroidissait, mais l’autre enfant se réchauffait. Ce qu’il perdait n’était pas perdu, elle le regagnait. Il constatait cette chaleur qui était pour la pauvre petite une reprise de vie. Il continuait d’avancer.
De temps en temps, tout en la soutenant bien, il se baissait et d’une main prenait de la neige à poignée, et en frottait ses pieds, pour les empêcher de geler.
Dans d’autres moments, ayant la gorge en feu, il se mettait dans la bouche un peu de cette neige et la suçait, ce qui trompait une minute sa soif, mais la changeait en fièvre. Soulagement qui était une aggravation.
La tourmente était devenue informe à force de violence; les déluges de neige sont possibles; c’en était un. Ce paroxysme maltraitait le littoral en même temps qu’il bouleversait l’océan. C’était probablement l’instant où l’ourque éperdue se disloquait dans la bataille des écueils.
Il traversa sous cette bise, marchant toujours vers l’est, de larges surfaces de neige. Il ne savait quelle heure il était. Depuis longtemps il ne voyait plus de fumées. Ces indications dans la nuit sont vite effacées; d’ailleurs, il était plus que l’heure où les feux sont éteints; enfin peut-être s’était-il trompé, et il était possible qu’il n’y eût point de ville ni de village du côté où il allait.
Dans le doute, il persévérait.
Deux ou trois fois la petite cria. Alors il imprimait à son allure un mouvement de bercement; elle s’apaisait et se taisait. Elle finit par se bien endormir, et d’un bon sommeil. Il la sentait chaude, tout en grelottant.
Il resserrait fréquemment les plis de la vareuse autour du cou de la petite, afin que le givre ne s’introduisît pas par quelque ouverture et qu’il n’y eût aucune fuite de neige fondue entre le vêtement et l’enfant.
La plaine avait des ondulations. Aux déclivités où elle s’abaissait, la neige, amassée par le vent dans les plis de terrain, était si haute pour lui petit qu’il y enfonçait presque tout entier, et il fallait marcher à demi enterré. Il marchait, poussant la neige des genoux.
Le ravin franchi, il parvenait à des plateaux balayés par la bise où la neige était mince. Là il trouvait le verglas.
L’haleine tiède de la petite fille effleurait sa joue, le réchauffait un moment, et s’arrêtait et se gelait dans ses cheveux, où elle faisait un glaçon.
Il se rendait compte d’une complication redoutable, il ne pouvait plus tomber. Il sentait qu’il ne se relèverait pas. Il était brisé de fatigue, et le plomb de l’ombre l’eût, comme la femme expirée, appliqué sur le sol, et la glace l’eût soudé vivant à la terre. Il avait dévalé sur des pentes de précipices, et s’en était tiré; il avait trébuché dans des trous, et en était sorti; désormais une simple chute, c’était la mort. Un faux pas ouvrait la tombe. Il ne fallait pas glisser. Il n’aurait plus la force méme de se remettre sur ses genoux.
Or le glissement était partout autour de lui; tout était givre et neige durcie.
La petite qu’il portait lui faisait la marche affreusement difficile; non seulement c’était un poids, excessif pour sa lassitude et son épuisement, mais c’était un embarras. Elle lui occupait les deux bras, et, à qui chemine sur le verglas, les deux bras sont un balancier naturel et nécessaire.
Il fallait se passer de ce balancier.
Il s’en passait, et marchait, ne sachant que devenir sous son fardeau.
Cette petite était la goutte qui faisait déborder le vase de détresse.
Il avançait, oscillant à chaque pas, comme sur un tremplin, et accomplissant, pour aucun regard, des miracles d’équilibre. Peut-être pourtant, redisons-le, était-il suivi en cette voie douloureuse par des yeux ouverts dans les lointains de l’ombre, l’œil de la mère et l’œil de Dieu.
Il chancelait, chavirait, se raffermissait, avait soin de l’enfant, lui remettait du vêtement sur elle, lui couvrait la tête, chavirait encore, avançait toujours, glissait, puis se redressait. Le vent avait la lâcheté de le pousser.
Il faisait vraisemblablement beaucoup plus de chemin qu’il ne fallait. Il était selon toute apparence dans ces plaines où s’est établie plus tard la Bincleaves Farm, entre ce qu’on nomme maintenant Spring Gardens et Personage House. Métairies et cottages à présent, friches alors. Souvent moins d’un siècle sépare un steppe d’une ville.
Subitement, une interruption s’étant faite dans la bourrasque glaciale qui l’aveuglait, il aperçut à peu de distance devant lui un groupe de pignons et de cheminées mis en relief par la neige, le contraire d’une silhouette, une ville dessinée en blanc sur l’horizon noir, quelque chose comme ce qu’on appellerait aujourd’hui une épreuve négative.
Des toits, des demeures, un gîte! Il était donc quelque part! Il sentit l’ineffable encouragement de l’espérance. La vigie d’un navire égaré criant terre! a de ces émotions. Il pressa le pas.
Il touchait donc enfin à des hommes. Il allait donc arriver à des vivants. Plus rien à craindre. Il avait en lui cette chaleur subite, la sécurité. Ce dont il sortait était fini. Il n’y aurait plus de nuit désormais, ni d’hiver, ni de tempête. Il lui semblait que tout ce qu’il y a de possible dans le mal était maintenant derrière lui. La petite n’était plus un poids. Il courait presque.
Son œil était fixé sur ces toits. La vie était là. Il ne les quittait pas du regard. Un mort regarderait ainsi ce qui lui apparaîtrait par l’entre-bâillement d’un couvercle de tombe. C’étaient les cheminées dont il avait vu les fumées. Aucune fumée n’en sortait.
Il eut vite fait d’atteindre les habitations. Il parvint à un faubourg de ville qui était une rue ouverte. A celle époque le barrage des rues la nuit tombait en désuétude.
La rue commençait par deux maisons. Dans ces deux maisons on n’apercevait aucune chandelle ni aucune lampe, non plus que dans toute la rue, ni dans toute la ville, aussi loin que la vue pouvait s’étendre.
La maison de droite étaie plutôt un toit qu’une maison; rien de plus chétif; la muraille était de torchis et le toit de paille; il y avait plus de chaume que de mur. Une grande ortie née au pied du mur touchait au bord du toit. Cette masure n’avait qu’une porte qui semblait une chatière et qu’une fenêtre qui était une lucarne. Le tout fermé. A côté une soue à porcs habitée indiquait que la chaumière était habitée aussi.
La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d’ardoises. Fermée aussi. C’était Chez le Riche vis-à-vis de Chez le Pauvre.
Le garçon n’hésita pas.
Il alla à la grande maison.
La porte à deux battants, massif damier de chêne à gros clous, était de celles derrière lesquelles on devine une robuste armature de barres et de serrures; un marteau de fer y pendait.
Il souleva le marteau, avec quelque peine, car ses mains engourdies étaient plutôt des moignons que des mains. il frappa un coup.
On ne répondit pas.
Il frappa une seconde fois, et deux coups.
Aucun mouvement ne se fit dans la maison.
Il frappa une troisième fois. Rien.
Il comprit qu’on dormait, ou qu’on ne se souciait pas de se lever.
Alors il se tourna vers la maison pauvre. Il prit à terre, dans la neige, un galet et heurta à la porte basse.
On ne répondit pas.
Il se haussa sur la pointe des pieds, et cogna de son caillou à la lucarne, assez doucement pour ne point casser la vitre, assez fort pour être entendu.
Aucune voix ne s’éleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s’alluma.
Il pensa que là aussi on ne voulait point se réveiller.
Il y avait dans l’hôtel de pierre et dans le logis de chaume la même surdité aux misérables.
Le garçon se décida à pousser plus loin, et pénétra dans le détroit de maisons qui se prolongeait devant lui, si obscur qu’on eût plutôt dit l’écart de deux falaises que l’entrée d’une ville.
IV
AUTRE FORME DU DÉSERT
C’est dans le Weymouth qu’il venait d’entrer.
Le Weymouth d’alors n’était pas l’honorable et superbe Weymouth d’aujourd’hui. Cet ancien Weymouth n’avait pas, comme le Weymouth actuel, un irréprochable quai rectiligne avec une statue et une auberge en l’honneur de Georges III. Cela tenait à ce que Georges III n’était pas né. Par la même raison, on n’avait point encore, au penchant de la verte colline de l’est, dessiné, à plat sur le sol, au moyen du gazon scalpé et de la craie mise à nu, ce cheval blanc, d’un arpent de long, le White Horse, portant un roi sur son dos, et tournant, toujours en l’honneur de Georges III, sa queue vers la ville. Ces honneurs, du reste, sont mérités; Georges III, ayant perdu dans sa vieillesse l’esprit qu’il n’avait jamais eu dans sa jeunesse, n’est point responsable des calamités de son règne. C’était un innocent. Pourquoi pas des statues?
Le Weymouth d’il y a cent quatrevingts ans était à peu près aussi symétrique qu’un jeu d’onchets brouillé. L’Astaroth des légendes se promenait quelquefois sur la terre portant derrière son dos une besace dans laquelle il y avait de tout, même des bonnes femmes dans leurs maisons. Un pêle-mêle de baraques tombé de ce sac du diable donnerait l’idée de ce Weymouth incorrect. Plus, dans les baraques, les bonnes femmes. Il reste comme spécimen de ces logis la maison des Musiciens. Une confusion de tanières de bois sculptées, et vermoulues, ce qui est une autre sculpture, d’informes bâtisses branlantes à surplombs, quelques-unes à piliers, s’appuyant les unes sur les autres pour ne pas tomber au vent de mer, et laissant entre elles les espacements exigus d’une voirie tortue et maladroite, ruelles et carrefours souvent inondés par les marées d’équinoxe, un amoncellement de vieilles maisons grand-mères groupées autour d’une église aïeule, c’était là Weymouth. Weymouth était une sorte d’antique village normand échoué sur la côte d’Angleterre.
Le voyageur, s’il entrait à la taverne remplacée aujourd’hui par l’hôtel, au lieu de payer royalement une sole frite et une bouteille de vin vingt-cinq francs, avait l’humiliation de manger pour deux sous une soupe au poisson, fort bonne d’ailleurs. C’était misérable.
L’enfant perdu portant l’enfant trouvé suivit la première rue, puis la seconde, puis une troisième. Il levait les yeux cherchant aux étages et sur les toits une vitre éclairée, mais tout était clos et éteint. Par intervalles, il cognait aux portes. Personne ne répondait. Rien ne fait le cœur de pierre comme d’être chaudement entre deux draps. Ce bruit et ces secousses avaient fini par réveiller la petite. Il s’en apercevait parce qu’il se sentait téter la joue. Elle ne criait pas, croyant à une mère.
Il risquait de tourner et de rôder longtemps peut-être dans les intersections des ruelles de Scrambridge où il y avait alors plus de sculptures que de maisons, et plus de haies d’épines que de logis, mais il s’engagea à propos dans un couloir qui existe encore aujourd’hui près de Trinity Schools. Ce couloir le mena sur une plage qui était un rudiment de quai avec parapet, et à sa droite il distingua un pont.
Ce pont était le pont de la Wey qui relie Weymouth à Melcomb-Regis, et sous les arches duquel le Harbour communique avec la Back Water.
Weymouth, hameau, était alors le faubourg de Melcomb-Regis, cité et port; aujourd’hui Melcomb-Regis est une paroisse de Weymouth. Le village a absorbé la ville. C’est par ce pont que s’est fait ce travail. Les ponts sont de singuliers appareils de succion qui aspirent la population et font quelquefois grossir un quartier riverain aux dépens de son vis-à-vis.
Le garçon alla à ce pont, qui à cette époque était une passerelle de charpente couverte. Il traversa cette passerelle.
Grâce au toit du pont, il n’y avait pas de neige sur le tablier. Ses pieds nus eurent un moment de bien-être en marchant sur ces planches sèches.
Le pont franchi, il se trouva dans Melcomb-Regis.
Il y avait là moins de maisons de bois que de maisons de pierre. Ce n’était plus le bourg, c’était la cité. Le pont débouchait sur une assez belle rue qui était Saint-Thomas street. Il y entra. La rue offrait de hauts pignons taillés, et ça et là des devantures de boutiques. Il se remit à frapper aux portes. Il ne lui restait pas assez de force pour appeler et crier.
A Melcomb-Regis comme à Weymouth, personne ne bougeait. Un bon double tour avait été donné aux serrures. Les fenêtres étaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupières. Toutes les précautions étaient prises contre le réveil, soubresaut désagréable.
Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. Toutes ces léthargies mêlent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumée de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie; la pensée décomposée des endormis flotte au-dessus d’eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement aussi dans l’espace. De là des enchevêtrements. Le rêve, ce nuage, superpose ses épaisseurs et ses transparences à cette étoile, l’esprit. Au-dessus de ces paupières fermées où la vision a remplacé la vue, une désagrégation sépulcrale de silhouettes et d’aspects se dilate dans l’impalpable. Une dispersion d’existences mystérieuses s’amalgame à notre vie par ce bord de la mort qui est le sommeil. Ces entrelacements de larves et d’âmes sont dans l’air. Celui même qui ne dort pas sent peser sur lui ce milieu plein d’une vie sinistre. La chimère ambiante, réalité devinée, le gêne. L’homme éveillé qui chemine à travers les fantômes du sommeil des autres refoule confusément des formes passantes, a, ou croit avoir, la vague horreur des contacts hostiles de l’invisible, et sent à chaque instant la poussée obscure d’une rencontre inexprimable qui s’évanouit. Il y a des effets de forêt dans cette marche au milieu de la diffusion nocturne des songes.
C’est ce qu’on appelle avoir peur sans savoir pourquoi.
Ce qu’un homme éprouve, un enfant l’éprouve plus encore.
Ce malaise de l’effroi nocturne, amplifié par ces maisons spectres, s’ajoutait à tout cet ensemble lugubre sous lequel il luttait.
Il entra dans Conyear Lane, et aperçut au bout de cette ruelle la Bach Water qu’il prit pour l’Océan; il ne savait plus de quel coté était la mer; il revint sur ses pas, tourna à gauche par Maiden street, et rétrograda jusqu’à Saint-Albans row.
Là, au hasard, et sans choisir, et aux premières maisons venues, il heurta violemment. Ces coups, où il épuisait sa dernière énergie, étaient désordonnés et saccadés, avec des intermittences et des reprises presque irritées. C’était le battement de sa fièvre frappant aux portes.
Une voix répondit.
Celle de l’heure.
Trois heures du matin sonnèrent lentement derrière lui au vieux clocher de Saint-Nicolas.
Puis tout retomha dans le silence.
Que pas un habitant n’eût même entr’ouvert une lucarne, cela peut sembler surprenant. Pourtant dans une certaine mesure ce silence s’explique. Il faut dire qu’en janvier 1690 on était au lendemain d’une assez forte peste qu’il y avait eu à Londres, et que la crainte de recevoir des vagabonds malades produisait partout une certaine diminution d’hospitalité. On n’entre-baillait pas même sa fenêtre de peur de respirer leur miasme.
L’enfant sentit le froid des hommes plus terrible que le froid de la nuit. C’est un froid qui veut. Il eut ce serrement du cœur découragé qu’il n’avait pas eu dans les solitudes. Maintenant il était rentré dans la vie de tous, et il restait seul. Comble d’angoisse. Le désert impitoyable, il l’avait compris; mais la ville inexorable, c’était trop.
L’heure, dont il venait de compter les coups, avait été un accablement de plus. Rien de glaçant en de certains cas comme l’heure qui sonne. C’est une déclaration d’indifférence. C’est l’éternité disant: que m’importe!
Il s’arrêta. Et il n’est pas certain qu’en celle minute lamentable, il ne se soit pas demandé s’il ne serait pas plus simple de se coucher là et de mourir. Cependant la petite fille posa la tête sur son épaule, et se rendormit. Cette confiance obscure le remit en marche.
Lui qui n’avait autour de lui que de l’écroulement, il sentit qu’il était point d’appui. Profonde sommation du devoir.
Ni ces idées ni cette situation n’étaient de son âge. Il est probable qu’il ne les comprenait pas. Il agissait d’instinct. Il faisait ce qu’il faisait.
Il marcha dans la direction de Johnstone row.
Mais il ne marchait plus, il se traînait.
Il laissa à sa gauche Sainte-Mary street, fit des zigzags dans les ruelles, et, au débouché d’un boyau sinueux entre deux masures, se trouva dans un assez large espace libre. C’était un terrain vague, point bâti, probablement l’endroit où est aujourd’hui Chesterfield place. Les maisons finissaient là. Il apercevait à sa droite la mer, et presque plus rien de la ville à sa gauche.
Que devenir? La campagne recommençait. A l’est, de grands plans inclinés de neige marquaient les larges versants de Radipole. Allait-il continuer ce voyage? allait-il avancer et rentrer dans les solitudes? allait-il reculer et rentrer dans les rues? que faire entre ces deux silences, la plaine muette et la ville sourde? lequel choisir de ces refus?
Il y a l’ancre de miséricorde, il y a aussi le regard de miséricorde. C’est ce regard que le pauvre petit désespéré jeta autour de lui.
Tout à coup il entendit une menace.
V
LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES
On ne sait quel grincement étrange et alarmant vint dans cette ombre jusqu’à lui.
C’était de quoi reculer. Il avança.
A ceux que le silence consterne, un rugissement plaît.
Ce rictus féroce le rassura. Cette menace était une promesse. Il y avait là un être vivant et éveillé, fût-ce une bête fauve. Il marcha du côté d’où venait le grincement.
Il tourna un angle de mur, et, derrière, à la réverbération de la neige et de la mer, sorte de vaste éclairage sépulcral, il vit une chose qui était là comme abritée. C’était une charrette, à moins que ce ne fût une cabane. Il y avait des roues, c’était une voiture; et il y avait un toit, c’était une demeure. Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumée. Cette fumée était vermeille, ce qui semblait annoncer un assez bon feu a l’intérieur. A l’arrière, des gonds en saillie indiquaient une porte, et au centre de cette porte une ouverture carrée laissait voir de la lueur dans la cahute. Il approcha.
Ce qui avait grincé le sentit venir. Quand il fut près de la cahute, la menace devint furieuse. Ce n’était plus à un grondement qu’il avait affaire, mais à un hurlement. Il entendit un bruit sec, comme d’une chaîne violemment tendue, et brusquement, au-dessous de la porle, dans l’écartement des roues de derrière, deux rangées de dents aiguës et blanches apparurent.
En même temps qu’une gueule entre les roues, une tête passa par la lucarne.
—Paix là! dit la tête.
La gueule se tut.
La tête reprit:
—Est-ce qu’il y a quelqu’un?
L’enfant répondit:
—Oui.
—Qui?
—Moi.
—Toi? qui çà, d’où viens-tu?
—Je suis las, dit l’enfant.
—Quelle heure est-il?
—J’ai froid.
—Que fais-tu là?
—J’ai faim.
La tête répliqua:
—Tout le monde ne peut pas être heureux comme un lord. Va-t-en.
La tête rentra, et le vasistas se ferma.
L’enfant courha le front, resserra entre ses bras la petite endormie et rassembla sa force pour se remettre en route. Il fit quelques pas et commença à s’éloigner.
Cependant, en même temps que la lucarne s’était fermée, la porte s’était ouverte. Un marche-pied s’était abaissé. La voix qui venait de parler à l’enfant cria du fond de la cahute avec colère:
—Eh bien, pourquoi n’entres-tu pas?
L’enfant se retourna.
—Entre donc, reprit la voix. Qui est-ce qui m’a donné un garnement comme cela, qui a faim et qui a froid, et qui n’entre pas?
L’enfant, à la fois repoussé et attiré, demeurait immobile.
La voix repartit:
—On te dit d’entrer, drôle!
Il se décida, et mit un pied sur le premier échelon de l’escalier.
Mais on gronda sous la voilure.
Il recula. La gueule ouverte reparut.
—Paix! cria la voix de l’homme.
La gueule rentra. Le grondement cessa.
—Monte, reprit l’homme.
L’enfant gravit péniblement les trois marches. Il était gêné par l’autre enfant, tellement engourdie, enveloppée et roulée dans le suroît qu’on ne distinguait rien d’elle, et que ce n’était qu’une petite masse informe.
Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s’arrêta.
Aucune chandelle ne brûlait dans la cahute, par économie de misère probablement. La baraque n’était éclairée que d’une rougeur faite par le soupirail d’un poêle de fonte où pétillait un feu de tourbe. Sur le poêle fumaient une écuelle et un pot contenant selon toute apparence quelque chose à manger. On en sentait la bonne odeur. Cette habitation était meublée d’un coffre, d’un escabeau, et d’une lanterne, point allumée, accrochée au plafond. Plus, aux cloisons, quelques planches sur tasseaux, et un décroche-moi-çà, où pendaient des choses mêlées. Sur les planches et aux clous s’étageaint des verreries, des cuivres, un alambic, un récipient assez semblable à ces vases à grener la cire qu’on appelle grelous, et une confusion d’objets bizarres auxquels l’enfant n’eût pu rien comprendre, et qui était une batterie de cuisine de chimiste. La cahute avait une forme oblongue, le poêle à l’aval. Ce n’était pas même une petite chambre, c’était à peine une grande boîte. Le dehors était plus éclairé par la neige que cet intérieur par le poêle. Tout dans la baraque était indistinct et trouble. Pourtant un reflet du feu sur le plafond permettait d’y lire cette inscription en gros caractères: URSUS, PHILOSOPHE.
L’enfant, en effet, faisait son entrée chez Homo et chez Ursus. On vient d’entendre gronder l’un et parler l’antre.
L’enfant, arrivé au seuil, aperçut près du poêle un homme long, glabre, maigre et vieux, vêtu en grisaille, qui était debout et dont le crâne chauve touchait le toit. Cet homme n’eût pu se hausser sur les pieds. La cahute était juste.
—Entre, dit l’homme, qui était Ursus.
L’enfant entra.
—Pose-là ton paquet.
L’enfant posa sur le coffre son fardeau, avec précaution, de crainte de l’effrayer et de le réveiller.
L’homme reprit:
—Comme tu mets ça là doucement! Ce ne serait pas pire quand ce serait une châsse. Est-ce que tu as peur de faire une fêlure à tes guenilles? Ah! l’abominable vaurien! dans les rues à cette heure-ci! Qui es-tu? Réponds. Mais non, je te défends de répondre. Allons au plus pressé; tu as froid, chauffe-toi.
Et il le poussa par les deux épaules devant le poêle.
—Es-tu assez mouillé! Es-tu assez glacé! S’il est permis d’entrer ainsi dans les maisons! Allons, ôte-moi toutes ces pourritures, malfaiteur!
Et, d’une main, avec une brusquerie fébrile, il lui arracha ses haillons qui se déchirèrent en charpie, tandis que, de l’autre main, il décrochait d’un clou une chemise d’homme et une de ces jaquettes de tricot qu’on appelle encore aujourd’hui kiss-my-quick.
—Tiens, voilà des nippes.
Il choisit dans le tas un chiffon de laine et en frotta devant le feu les membres de l’enfant ébloui et défaillant, et qui, en cette minute de nudité chaude, crut voir et toucher le ciel. Les membres frottés, l’homme essuya les pieds.
—Allons, carcasse, tu n’as rien de gelé. J’étais assez hôte pour avoir peur qu’il n’eût quelque chose de gelé, les pattes de derrière ou de devant! Il ne sera pas perclus pour cette fois. Rhabille-toi.
L’enfant endossa la chemise, et l’homme lui passa, pardessus, la jaquette de tricot.
—A présent...
L’homme avança du pied l’escabeau, y fit asseoir, toujours par une poussée aux épaules, le petit garçon, et lui montra de l’index l’écuelle qui fumait sur le poêle. Ce que l’enfant entrevoyait dans cette écuette, c’était encore le ciel, c’est-à-dire une pomme de terre et du lard.
—Tu as faim, mange.
L’homme prit sur une planche une croûte de pain dur et une fourchette de fer, et les présenta à l’enfant. L’enfant hésita.
—Faut-il que je mette le couvert? dit l’homme.
Et il posa l’écuelle sur les genoux de l’enfant.
—Mords dans tout ça!
La faim l’emporta sur l’ahurissement. L’enfant se mit à manger. Le pauvre être dévorait plutôt qu’il ne mangeait. Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. L’homme bougonnait.
—Pas si vite, horrible goinfre! Est-il gourmand, ce gredin-là! Ces canailles qui ont faim mangent d’une façon révoltante. On n’a qu’à voir souper un lord. J’ai vu dans ma vie des ducs manger. Ils ne mangent pas; c’est ça qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre-toi!
L’absence d’oreilles qui caractérise le ventre affamé faisait l’enfant peu sensible à cette violence d’épithètes, tempérée d’ailleurs par la charité des actions, contresens à son profit. Pour l’instant, il était absorbé par ces deux urgences, et par ces deux extases, se réchauffer, manger.
Ursus poursuivait entre cuir et chair son imprécation en sourdine:
—J’ai vu le roi Jacques souper en personne dans le Banqueting House où l’on admire des peintures du fameux Rubens; sa majesté ne touchait à rien. Ce gueux-ci broute! Brouter, mot qui dérive de brute. Quelle idée ai-je eue de venir dans ce Weymouth, sept fois voué aux dieux infernaux! Je n’ai depuis ce matin rien vendu, j’ai parlé à la neige, j’ai joué de la flûte à l’ouragan, je n’ai pas empoché un farthing, et le soir il m’arrive des pauvres! Hideuse contrée! Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. Ils tâchent de ne me donner que des liards, je tâche de ne leur donner que des drogues. Eh bien, aujourd’hui, rien! pas un idiot dans le carrefour, pas un penny dans la caisse! Mange, boy de l’enfer! tords et croque! nous sommes dans un temps où rien n’égale le cynisme des pique-assiettes. Engraisse a mes dépens, parasite. Il est mieux qu’affamé, il est enragé, cet être-là. Ce n’est pas de l’appétit, c’est de la férocité. Il est surmené par un virus rabique. Qui sait? il a peut-être la peste. As-tu la peste, brigand? S’il allait la donner à Homo! Ah mais, non! crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. Ah ça, j’ai faim moi aussi. Je déclare que ceci est un incident désagréable. J’ai travaillé aujourd’hui très avant dans la nuit. Il y a des fois dans la vie qu’on est pressé. Je l’étais ce soir de manger. Je suis tout seul, je fais du feu, je n’ai qu’une pomme de terre, une croûte de pain, une bouchée de lard et une goutte de lait, je mets ça à chauffer, je me dis: bon! je m’imagine que je vais me repaître. Patatras! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment-là. Il s’installe carrément entre ma nourriture et moi. Voilà mon réfectoire dévasté. Mange, brochet, mange, requin, combien as-tu de rangs de dents dans la gargamelle? bâfre, louveteau. Non, je retire le mol, respect aux loups. Engloutis ma pâture, boa! J’ai travaillé aujourd’hui, l’estomac vide, le gosier plaintif, le pancréas en détresse, les entrailles délabrées, très avant dans la nuit; ma récompense est de voir manger un autre. C’est égal, part à deux. Il aura le pain, la pomme de terre et le lard, mais j’aurai le lait.
En ce moment un cri lamentable et prolongé s’éleva dans la cahute. L’homme dressa l’oreille.
—Tu cries maintenant, sycophante! Pourquoi cries-tu?
Le garçon se retourna. Il était évident qu’il ne criait pas. Il avait la bouche pleine.
Le cri ne s’interrompait pas.
L’homme alla au coffre.
—C’est donc le paquet qui gueule! Vallée de Josaphat! Voilà le paquet qui vocifère! Qu’est-ce qu’il a à croasser, ton paquet?
Il déroula le suroit. Une têe d’enfant en sortit, la bouche ouverte et criant.
—Eh bien, qui va là? dit l’homme. Qu’est-ce que c’est? Il y en a un autre. Ça ne va donc pas finir? Qui vive? aux armes! Caporal, hors la garde! Deuxième patatras! Qu’est-ce que tu m’apportes là, bandit? Tu vois bien qu’elle a soif. Allons, il faut qu’elle boive, celle-ci. Bon! je n’aurai pas même le lait à présent.
Il prit dans un fouillis sur une planche un rouleau de linge à bandage, une éponge et une fiole, en murmurant avec frénésie:
—Damné pays!
Puis il considéra la petite.
—C’est une fille. Ça se reconnaît au glapissement. Elle est trempée, elle aussi.
Il arracha, comme il avait fait pour le garçon, les haillons dont elle était plutôt nouée que vêtue, et il l’entortilla d’un lambeau indigent, mais propre et sec, de grosse toile. Ce rhabillement rapide et brusque exaspéra la petite fille.
—Elle miaule inexorablement, dit-il.
Il coupa avec ses dents un morceau allongé de l’éponge, déchira du rouleau un carré de linge, en étira un brin de fil, prit sur le poêle le pot où il y avait du lait, remplit de ce lait la fiole, introduisit à demi l’éponge dans le goulot, couvrit l’éponge avec le linge, ficela ce bouchon avec le fil, appliqua contre sa joue la fiole, pour s’assurer qu’elle n’était pas trop chaude, et saisit sous son bras gauche le maillot éperdu qui continuait de crier.
—Allons, soupe, créature! prends-moi le téton.
Et il lui mit dans la bouche le goulot de la fiole.
La petite but avidement.
Il soutint la fiole à l’inclinaison voulut en grommelant:
—Ils sont tous les mêmes, les lâches! Quand ils ont ce qu’ils veulent, ils se taisent.
La petite avait bu si énergiquement et avait saisi avec tant d’emportement ce bout de sein offert par cette providence bourrue, qu’elle fut prise d’une quinte de toux.
—Tu vas t’étrangler, gronda Ursus. Une fière goulue aussi que celle-là!
Il lui retira l’éponge qu’elle suçait, laissa la quinte s’apaiser, et lui replaça la fiole entre les lèvres, en disant:
—Tette, coureuse!
Cependant le garçon avait posé sa fourchette. Voir la petite boire lui faisait oublier de manger. Le moment d’auparavant, quand il mangeait, ce qu’il avait dans le regard, c’était de la satisfaction, maintenant c’était de la reconnaissance. Il regardait la petite revivre. Cet achèvement de la résurrection commencée par lui emplissait sa prunelle d’une réverbération ineffable. Ursus continuait entre ses gencives son mâchonnement de paroles courroucées. Le petit garçon par instant levait sur Ursus ses yeux humides de l’émotion indéfinissable qu’éprouvait, sans pouvoir l’exprimer, le pauvre être rudoyé et attendri.
Ursus l’apostropha furieusement.
—Eh bien, mange donc!
—Et vous? dit l’enfant tout tremblant, et une larme dans la prunelle. Vous n’aurez rien?
—Veux-tu bien manger tout, engeance! Il n’y en a pas trop pour toi puisqu’il n’y en avait pas assez pour moi. L’enfant reprit sa fourchette, mais ne mangea point.
—Mange, vociféra Ursus. Est-ce qu’il s’agit de moi? Qui est-ce qui te parle de moi? Mauvais petit clerc pieds nus de la paroisse de Sans-le-Sou, je te dis de manger tout. Tu es ici pour manger, boire et dormir. Mange, sinon je te jette à la porte, toi et ta drôlesse.
Le garçon, sur cette menace, se remit à manger. Il n’avait pas grand’chose à faire pour expédier ce qui restait dans l’écuelle.
Ursus murmura:
—Ça joint mal, cet édifice, il vient du froid par les vitres.
Une vitre en effet avait été cassée à l’avant, par quelque cahot de la carriole, ou par quelque pierre de polisson. Ursus avait appliqué sur cette avarie une étoile de papier qui s’était décollée. La bise entrait par là.
Il s’était à demi assis sur le coffre. La petite, à la fois dans ses bras et sur ses genoux, suçait voluptueusement la bouteille avec cette somnolence béate des chérubins devant Dieu et des enfants devant la mamelle.
—Elle est soule, dit Ursus.
Et il reprit:
—Faites donc des sermons sur la tempérance!
Le vent arracha de la vitre l’emplâtre de papier qui vola à travers la cahute; mais ce n’était pas de quoi troubler les deux enfants occupés à renaître.
Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugréait.
—L’ivrognerie commence au maillot. Donnez-vous donc la peine d’être l’évêque Tillotson et de tonner contre les excès de la boisson. Odieux vent coulis! Avec cela que mon poêle est vieux. Il laisse échapper des bouffées de fumée à vous donner la trichiasis. On a l’inconvénient du froid et l’inconvénient du feu. On ne voit pas clair. L’être que voici abuse de mon hospitalité. Eh bien, je n’ai pas encore pu distinguer le visage de ce mufle. Le confortable fait défaut céans. Par Jupiter, j’estime fortement les festins exquis dans les chambres bien closes. J’ai manqué ma vocation, j’étais né pour être sensuel. Le plus grand des sages est Philoxénès qui souhaita d’avoir un cou de grue pour goûter plus longuement les plaisirs de la table. Zéro de recette aujourd’hui! Rien vendu de la journée! Calamité. Habitants, laquais, et bourgeois, voilà le médecin, voilà la médecine. Tu perds ta peine, mon vieux. Remballe ta pharmacie. Tout le monde se porte bien ici. En voilà une ville maudite où personne n’est malade! Le ciel seul a la diarrhée. Quelle neige! Anaxagoras enseignait que la neige est noire. Il avait raison, froideur étant noirceur. La glace, c’est la nuit. Quelle bourrasque! Je me représente l’agrément de ceux qui sont en mer. L’ouragan, c’est le passage des satans, c’est le hourvari des brucolaques galopant et roulant, tête bêche, au-dessus de nos boîtes osseuses. Dans la nuée, celui-ci a une queue, celui-là a des cornes, celui-là a une flamme pour langue, cet autre a des griffes aux ailes, cet autre a une bedaine de lord-chancelier, cet autre a une caboche d’académicien, on distingue une forme dans chaque bruit. A vent nouveau, démon différent; l’oreille écoule, l’œil voit, le fracas est une figure. Parbleu, il y a des gens en mer, c’est évident. Mes amis, tirez-vous de la tempête, j’ai assez à faire de me tirer de la vie. Ah ça, est-ce que je tiens auberge, moi? Pourquoi est-ce que j’ai des arrivages de voyageurs? La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine. Je suis livré à la voracité des passants. Je suis une proie. La proie des meurt-de-faim. L’hiver, la nuit, une cahute de carton, un malheureux ami dessous, et dehors la tempête, une pomme de terre, du feu gros comme le poing, des parasites, le vent pénétrant par toutes les fentes, pas le sou, et des paquets qui se mettent à aboyer. On les ouvre, on trouve dedans des gueuses. Si c’est là un sort! J’ajoute que les lois sont violées. Ah! vagabond avec ta vagabonde, malicieux pick-pocket, avorton mal intentionné, ah! tu circules dans les rues passé le couvre-feu! Si notre bon roi le savait, c’est lui qui te ferait joliment flanquer dans un cul de basse-fosse pour t’apprendre! Monsieur se promène la nuit avec Mademoiselle! Par quinze degrés de froid, nu-tête, nu-pieds! sache que c’est défendu. Il y a des règlements et ordonnances, factieux! les vagabonds sont punis, les honnêtes gens qui ont des maisons à eux sont gardés et protégés, les rois sont les pères du peuple. Je suis domicilié, moi! Tu aurais été fouetté en place publique, si l’on t’avait rencontré, et c’eût été bien fait. Il faut de l’ordre dans un état policé. Moi j’ai eu tort de ne pas te dénoncer au constable. Mais je suis comme cela, je comprends le bien, et je fais le mal. Ah! le ruffian! m’arriver dans cet état-là! Je ne me suis pas aperçu de leur neige en entrant, ça a fondu. Et voilà toute ma maison mouillée. J’ai l’inondation chez moi. Il faudra brûler un charbon impossible pour sécher ce lac. Du charbon à douze farthings le dénerel! Comment allons-nous faire pour tenir trois dans cette baraque? Maintenant c’est fini, j’entre dans la nursery, je vais avoir chez moi en sevrage l’avenir de la gueuserie d’Angleterre. J’aurai pour emploi, office et fonction de dégrossir les foetus mal accouchés de la grande coquine Misère, de perfectionner la laideur des gibiers de potence en bas âge, et de donner aux jeunes filous des formes de philosophe! La langue de l’ours est l’ébauchoir de Dieu. Et dire que, si je n’avais pas été depuis trente ans grugé par des espèces de cette sorte, je serais riche, Homo serait gras, j’aurais un cabinet de médecine plein de raretés, des instruments de chirurgie autant que le docteur Linacre, chirurgien du roi Henri VIII, divers animaux de tous genres, des momies d’Egypte, et autres choses semblables! Je serais du collège des Docteurs, et j’aurais le droit d’user de la bibliothèque bâtie en 1652 par le célèbre Harvey, et d’aller travailler dans la lanterne du dôme d’où l’on découvre toute la ville de Londres! Je pourrais continuer mes calculs sur l’offuscation solaire, et prouver qu’une vapeur caligineuse sort de l’astre. C’est l’opinion de Jean Kepler, qui naquit un an avant la Saint-Barthélemy, et qui fut mathématicien de l’empereur. Le soleil est une cheminée qui fume quelquefois. Mon poêle aussi. Mon poêle ne vaut pas mieux que le soleil. Oui, j’eusse fait fortune, mon personnage serait autre, je ne serais pas trivial, je n’avilirais point la science dans les carrefours. Car le peuple n’est pas digne de la doctrine, le peuple n’étant qu’une multitude d’insensés, qu’un mélange confus de toutes sortes d’âges, de sexes, d’humeurs et de conditions, que les sages de tous les temps n’ont point hésité à mépriser, et dont les plus modérés, dans leur justice, détestent l’extravagance et la fureur. Ah! je suis ennuyé de ce qui existe. Après cela on ne vit pas longtemps. C’est vite fait, la vie humaine. Hé bien non, c’est long. Par intervalles, pour que nous ne nous découragions pas, pour que nous ayons la stupidité de consentir à être, et pour que nous ne profitions pas des magnifiques occasions de nous pendre que nous offrent toutes les cordes et tous les clous, la nature a l’air de prendre un peu soin de l’homme. Pas cette nuit pourtant. Elle fait pousser le blé, elle fail mûrir le raisin, elle fail chanter le rossignol, celle sournoise de nature. De temps en temps un rayon d’aurore, ou un verre de gin, c’est là ce qu’on appelle le bonheur. Une mince bordure de bien autour de l’immense suaire du mal. Nous avons une destinée dont le diable a fait l’étoffe et dont Dieu a fait l’ourlet. En attendant, tu m’as mangé mon souper, voleur!
Cependant le nourrisson, qu’il tenait toujours entre ses bras, et très doucement tout en faisant rage, refermait vaguement les yeux, signe de plénitude. Ursus examina la fiole, et grogna:
—Elle a tout bu, l’effrontée!
Il se dressa et, soutenant la petite du bras gauche, de la main droite il souleva le couvercle du coffre, et tira de l’intérieur une peau d’ours, ce qu’il appelait, on s’en souvient, sa «vraie peau».
Tout en exécutant ce travail, il entendait l’autre enfant manger, et il le regardait de travers.
—Ce sera une besogne s’il faut désormais que je nourrisse ce glouton en croissance! Ce sera un ver solitaire que j’aurai dans le ventre de mon industrie.
Il étala, toujours d’un seul bras, et de son mieux, la peau d’ours sur le coffre, avec des efforts de coude et des ménagements de mouvements pour ne point secouer le commencement de sommeil de la petite fille. Puis il la déposa sur la fourrure, du côté le plus proche du feu.
Cela fait, il mit la fiole vide sur le poêle, et s’écria:
—C’est moi qui ai soif!
Il regarda dans le pot; il y restait quelques bonnes gorgées de lait; il approcha le pot de ses lèvres. Au moment où il allait boire, son œil tomba sur la petite fille. Il remit le pot sur le poêle, prit la fiole, la déboucha, y vida ce qui restait de lait, juste assez pour l’emplir, replaça l’éponge, et reficela le linge sur l’éponge autour du goulot.
—J’ai tout de même faim et soif, reprit-il.
Et il ajouta:
—Quand on ne peut pas manger du pain, on boit de l’eau. On entrevoyait derrière le poêle une cruche égueulée. Il la prit et la présenta au garçon:
—Veux-tu boire?
L’enfant but, et se remit à manger.
Ursus ressaisit la cruche et la porta à sa bouche. La température de l’eau qu’elle contenait avait été inégalement modifiée par le voisinage du poêle. Il avala quelques gorgées, et fit une grimace.
—Eau prétendue pure, tu ressembles aux faux amis. Tu es tiède en dessus et froide en dessous.
Cependant le garçon avait fini de souper. L’écuelle était mieux que vidée, elle était nettoyée. Il ramassait et mangeait, pensif, quelques miettes de pain éparses dans les plis du tricot, sur ses genoux.
Ursus se tourna vers lui.
—Ce n’est pas tout ça. Maintenant, à nous deux. La bouche n’est pas faite que pour manger, elle est faite pour parler. A présent que tu es réchauffé et gavé, animal, prends garde à toi, tu vas répondre à mes questions. D’où viens-tu?
L’enfant répondit:
—Je ne sais pas.
—Comment, tu ne sais pas?
—J’ai été abandonné ce soir au bord de la mer.
—Ah! le chenapan! Comment t’appelles-tu? Il est si mauvais sujet qu’il en vient à être abandonné par ses parents.
—Je n’ai pas de parents.
—Rends-toi un peu compte de mes goûts, el fais attention que je n’aime point qu’on me chante des chansons qui sont des contes. Tu as des parents, puisque tu as ta sœur.
—Ce n’est pas ma sœur.
—Ce n’est pas ta sœur?
—Non.
—Qu’est-cc que c’est alors?
—C’est une petite que j’ai trouvée.
—Trouvée!
—Oui.
—Comment! tu as ramassé ça?
—Oui.
—Où? si tu mens, je t’extermine.
—Sur une femme qui était morte dans la neige.
—Quand?
—Il y a une heure.
—Où?
—A une lieue d’ici.
Les arcades frontales d’Ursus se plissèrent et prirent cette forme aiguë qui caractérise l’émotion des sourcils d’un philosophe.
—Morte! en voilà une qui est heureuse! Il faut l’y laisser, dans sa neige. Elle y est bien. De quel côté?
—Du côté de la mer.
—As-tu passé le pont?
—Oui.
Ursus ouvrit la lucarne de l’arrière et examina le dehors. Le temps ne s’était pas amélioré. La neige tombait épaisse et lugubre.
Il referma le vasistas.
Il alla à la vitre cassée, il boucha le trou avec un chiffon, il remit de la tourbe dans le poêle, il déploya le plus largement qu’il put la peau d’ours sur le coffre, prit un gros livre qu’il avait dans un coin et le mit sous le chevet pour servir d’oreiller, et plaça sur ce traversin la tête de la petite endormie.
Il se tourna vers le garçon.
—Couche-toi là.
L’enfant obéit et s’étendit de tout son long avec la petite.
Ursus roula la peau d’ours autour des deux enfants, et la borda sous leurs pieds.
Il atteignit sur une planche, et se noua autour du corps une ceinture de toile à grosse poche contenant probablement une trousse de chirurgien et des flacons d’élixirs.
Puis il décrocha du plafond la lanterne, et l’alluma. C’était une lanterne sourde. En s’allumant, elle laissa les enfants dans l’obscurité.
Ursus entre-bailla la porte et dit:
—Je sors. N’ayez pas peur. Je vais revenir. Dormez.
Et, abaissant le marchepied, il cria:
—Homo!
Un grondement tendre lui répondit. Ursus, la lanterne à la main, descendit, le marchepied remonta, la porte se referma. Les enfants demeurèrent seuls. Du dehors, une voix, qui était la voix d’Ursus, demanda:
—Boy qui viens de me manger mon souper!—dis donc, tu ne dors pas encore?
—Non, répondit le garçon.
—Eh bien! si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait.
On entendit un cliquetis de chaîne défaite, et le bruit d’un pas d’homme, compliqué d’un pas de bête, qui s’éloignait.
Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément.
C’était on ne sait quel ineffable mélange d’haleines; plus que la chasteté, l’ignorance; une nuit de noces avant le sexe. Le petit garçon et la petite fille, nus et côte à côte, eurent pendant ces heures silencieuses la promiscuité séraphique de l’ombre; la quantité de songe possible à cet âge flottait de l’un à l’autre; il y avait probablement sous leurs paupières fermées de la lumière d’étoile; si le mot mariage n’est pas ici disproportionné, ils étaient mari et femme de la façon dont on est ange. De telles innocences dans de telles ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont possibles qu’à l’enfance, et aucune immensité n’approche de cette grandeur des petits. De tous les gouffres celui-ci est le plus profond. La perpétuité formidable d’un mort enchaîné hors de la vie, l’énorme acharnement de l’océan sur un naufrage, la vaste blancheur de la neige recouvrant des formes ensevelies, n’égalent pas en pathétique deux bouches d’enfants qui se touchent divinement dans le sommeil, et dont la rencontre n’est pas même un baiser. Fiançailles peut-être; peut-être catastrophe. L’ignoré pèse sur cette juxtaposition. Cela est charmant; qui sait si ce n’est pas effrayant? on se sent le cœur serré. L’innocence est plus suprême que la vertu. L’innocence est faite d’obscurité sacrée. Ils dormaient. Ils étaient paisibles. Ils avaient chaud. La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. Ils étaient là comme dans le nid de l’abîme.
VI
LE RÉVEIL
Le jour commence par être sinistre. Une blancheur triste entra dans la cahute. C’était l’aube glaciale. Ce blêmissement, qui ébauche en réalité funèbre le relief des choses frappées d’apparence spectrale par la nuit, n’éveilla pas les enfants, étroitement endormis. La cahute était chaude. On entendait leurs deux respirations alternant comme deux ondes tranquilles. Il n’y avait plus d’ouragan dehors. Le clair du crépuscule prenait lentement possession de l’horizon. Les constellations s’éteignaient comme des chandelles soufflées l’une après l’autre. Il n’y avait plus que la résistance de quelques grosses étoiles. Le profond chant de l’infini sortait de la mer.
Le poêle n’était pas tout à fait éteint. Le petit jour devenait peu à peu le grand jour. Le garçon dormait moins que la fille. Il y avait en lui du veilleur et du gardien. A un rayon plus vif que les autres qui traversa la vitre, il ouvrit les yeux; le sommeil de l’enfance s’achève en oubli; il demeura dans un demi-assoupissement, sans savoir où il était, ni ce qu’il avait près de lui, sans faire effort pour se souvenir, regardant au plafond, et se composant un vague travail de rêverie avec les lettres de l’inscription Ursus, philosophe, qu’il examinait sans les déchiffrer, car il ne savait pas lire.
Un bruit de serrure fouillée par une clef lui fit dresser le cou.
La porte tourna, le marchepied bascula. Ursus revenait. Il monta les trois degrés, sa lanterne éteinte à la main.
En même temps un piétinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. C’était Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui.
Le garçon réveillé eut un certain sursaut.
Le loup, probablement en appétit, avait un rictus matinal qui montrait toutes ses dents, très blanches.
Il s’arrêta à demi-montée et posa ses deux pattes de devant dans la cahute, les deux coudes sur le seuil comme un prêcheur au bord de la chaire. Il flaira à distance le coffre qu’il n’était pas accoutumé à voir habité de cette façon. Son buste de loup, encadré par la porte, se dessinait en noir sur la clarté du matin. Il se décida, et fit son entrée.
Le garçon, en voyant le loup dans la cahute, sortit de la peau d’ours, se leva et se plaça debout devant la petite, plus endormie que jamais.
Ursus venait de raccrocher la lanterne au clou du plafond. Il déboucla silencieusement et avec une lenteur machinale sa ceinture où était sa trousse, et la remit sur une planche. Il ne regardait rien et semblait ne rien voir. Sa prunelle était vitreuse. Quelque chose de profond remuait dans son esprit. Sa pensée enfin se fit jour, comme d’ordinaire, par une vive sortie de paroles. Il s’écria:
—Décidément heureuse! Morte, bien morte. Il s’accroupit, et remit une pelletée de scories dans le poêle, et, tout en fourgonnant la tourbe, il grommela:
—J’ai eu de la peine à la trouver. La malice inconnue l’avail fourrée sous deux pieds de neige. Sans Homo, qui voit aussi clair avec son nez que Christophe Colomb avec son esprit, je serais encore là à patauger dans l’avalanche et à jouer à cache-cache avec la mort. Diogène prenait sa lanterne et cherchait un homme, j’ai pris ma lanterne et j’ai cherché une femme; il a trouvé le sarcasme, j’ai trouvé le deuil. Comme elle était froide! J’ai touché la main, une pierre. Quel silence dans les yeux! Comment peut-on être assez bête pour mourir en laissant un enfant derrière soi! Ça ne va pas être commode à présent de tenir trois dans celle boîte-ci. Quelle tuile! Voilà que j’ai de la famille à présent! Fille et garçon.
Tandis qu’Ursus parlait, Homo s’était glissé près du poêle. La main de la petite endormie pendait entre le poêle et le coffre. Le loup se mit à lécher cette main.
Il la léchait si doucement que la petite ne s’éveilla pas.
Ursus se retourna.
—Bien, Homo. Je serai le père et tu seras l’oncle. Puis il reprit sa besogne de philosophe d’arranger le feu, sans interrompre son aparte.
—Adoption. C’est dit. D’ailleurs Homo veut bien.
Il se redressa.
—Je voudrais savoir qui est responsable de cette morte. Sont-ce les hommes? ou...
Son œil regarda en l’air, mais au delà du plafond, et sa bouche murmura:
—Est-ce toi?
Puis son front s’abaissa comme sous un poids, et il reprit:
—La nuit a pris la peine de tuer cette femme.
Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait, Ursus l’interpella brusquement:
—Qu’as-tu à rire?
Le garçon répondit:
—Je ne ris pas.
Ursus eut une sorte de secousse, l’examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit:
—Alors tu es terrible.
L’intérieur de la cahute dans la nuit était si peu éclairé qu’Ursus n’avait pas encore vu la face du garçon. Le grand jour la lui montrait.
Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux épaules de l’enfant, considéra encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria:
—Ne ris donc plus!
—Je ne ris pas, dit l’enfant.
Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds.
—Tu ris, te dis-je.
Puis secouant l’enfant avec une étreinte qui était de la fureur si elle n’était de la pitié, il lui demanda violemment:
—Qui est-ce qui t’a fait cela?
L’enfant répondit:
—Je ne sais ce que vous voulez dire.
Ursus reprit:
—Depuis quand as-tu ce rire?
—J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant.
Ursus se tourna vers le coffre en disant à demi-voix:
—Je croyais que ce travail-là ne se faisait plus.
Il prit au chevet, très doucement pour ne pas la réveiller, le livre qu’il avait mis comme oreiller sous la tète de la petite.
—Voyons Conquest, murmura-t-il.
C’était une liasse in-folio, reliée en parchemin mou. Il la feuilleta du pouce, s’arrêta à une page, ouvrit le livre tout grand sur le poêle, et lut:
—... De Denasatis.—C’est ici.
Et il continua:
—Bucca fissa usque ad aures, genzivis denudatis, nasoque murdridato, masca eris, et ridebis semper.
—C’est bien cela.
Et il replaça le livre sur une des planches en grommelant:
—Aventure dont l’approfondissement serait malsain. Restons à la surface. Ris, mon garçon.
La petite fille se réveilla. Son bonjour fut un cri.
—Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus.
La petite s’était dressée sur son séant. Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer.
En ce moment le soleil se levait. Il était à fleur de l’horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille tourné vers lui. Les prunelles de l’enfant fixées sur le soleil réfléchissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi.
—Tiens, dit Ursus, elle est aveugle.
DEUXIEME PARTIE
PAR ORDRE DU ROI
LIVRE PREMIER
ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ
LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME
I
LORD CLANCHARLIE
Il y avait dans ces temps-là un vieux souvenir.
Ce souvenir était lord Linnaeus Clancharlie.
Le baron Linnaeus Clancharlie, contemporain de Cromwell, était un des pairs d’Angleterre, peu nombreux, hâtons-nous de le dire, qui avaient accepté la république. Cette acceptation pouvait avoir sa raison d’être, et s’explique à la rigueur, puisque la république avait momentanément triomphé. Il était tout simple que lord Clancharlie demeurât du parti de la république, tant que la république avait eu le dessus. Mais, après la clôture de la révolution et la chute du gouvernement parlementaire, lord Clancharlie avait persisté. Il était aisé au noble patricien de rentrer dans la chambre haute reconstituée, les repentirs étant toujours bien reçus des restaurations, et Charles II étant bon prince à ceux qui revenaient à lui; mais lord Clancharlie n’avait pas compris ce qu’on doit aux événements. Pendant que la nation couvrait d’acclamations le roi, reprenant possession de l’Angleterre, pendant que l’unanimité prononçait son verdict, pendant que s’accomplissait la salutation du peuple à la monarchie, pendant que la dynastie se relevait au milieu d’une palinodie glorieuse et triomphale, à l’instant où le passé devenait l’avenir et où l’avenir devenait le passé, ce lord était resté réfractaire. Il avait détourné la tête de toute cette allégresse; il s’était volontairement exilé; pouvant être pair, il avait mieux aimé être proscrit; et les années s’étaient écoulées ainsi; il avait vieilli dans cette fidélité à la république morte. Aussi était-il couvert du ridicule qui s’attache naturellement à cette sorte d’enfantillage.
Il s’était retiré en Suisse. Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. Il s’était choisi cette demeure dans le plus âpre recoin du lac, entre Chillon où est le cachot de Bonnivard, et Vevoy où est le tombeau de Ludlow. Les Alpes sévères, pleines de crépuscules, de souffles et de nuées, l’enveloppaient; et il vivait là, perdu dans ces grandes ténèbres qui tombent des montagnes. Il était rare qu’un passant le rencontrât. Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle. En ce moment, pour ceux qui étaient au courant et qui connaissaient les affaires du temps, aucune résistance aux conjonctures n’était justifiable. L’Angleterre était heureuse; une restauration est une réconciliation d’époux; prince et nation ont cessé de faire lit à part; rien de plus gracieux et de plus riant; la Grande-Bretagne rayonnait; avoir un roi, c’est beaucoup, mais de plus on avait un charmant roi; Charles II était aimable, homme de plaisir et de gouvernement, et grand à la suite de Louis XIV; c’était un gentleman et un gentilhomme; Charles II était admiré de ses sujets; il avait fait la guerre de Hanovre, sachant certainement pourquoi, mais le sachant tout seul; il avait vendu Dunkerque à la France, opération de haute politique; les pairs démocrates, desquels Chamberlayne a dit: «La maudite république infecta avec son haleine puante plusieurs de la haute noblesse», avaient eu le bon sens de se rendre à l’évidence, d’être de leur époque, et de reprendre leur siège à la noble chambre; il leur avait suffi pour cela de prêter au roi le serment d’allégeance. Quand on songeait à toutes ces réalités, à ce beau règne, à cet excellent roi, à ces augustes princes rendus par la miséricorde divine à l’amour des peuples; quand on se disait que des personnages considérables, tels que Monk, et plus lard Jeffreys, s’étaient ralliés au trône, qu’ils avaient été justement récompensés de leur loyauté et de leur zèle par les plus magnifiques charges et par les fonctions les plus lucratives, que lord Clancharlie ne pouvait l’ignorer, qu’il n’eut tenu qu’a lui d’être glorieusement assis à côté d’eux dans les honneurs, que l’Angleterre était remontée, grâce à son roi, au sommet de la prospérité, que Londres n’était que fêtes et carrousels, que tout le monde était opulent et enthousiasmé, que la cour était galante, gaie et superbe; si, par hasard, loin de ces splendeurs, dans on ne sait quel demi-jour lugubre ressemblant à la tombée de la nuit, on apercevait ce vieillard vêtu des mêmes habits que le peuple, pâle, distrait, courbé, probablement du côté de la tombe, debout au bord du lac, à peine attentif à la tempête et à l’hiver, marchant comme au hasard, l’œil fixe, ses cheveux blancs secoués par le vent de l’ombre, silencieux, solitaire, pensif, il était difficile de ne pas sourire.
Sorte de silhouette d’un fou.
En songeant à lord Clancharlie, à ce qu’il aurait pu être et à ce qu’il était, sourire était de l’indulgence. Quelques-uns riaient tout haut. D’autres s’indignaient.
On comprend que les hommes sérieux fussent choqués par une telle insolence d’isolement.
Circonstance atténuante: lord Clancharlie n’avait jamais eu d’esprit. Tout le monde en tombait d’accord.
II
Il est désagréable de voir les gens pratiquer l’obstination. On n’aime pas ces façons de Régulus, et dans l’opinion publique quelque ironie en résulte.
Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l’on a raison d’en rire.
Et puis, en somme, ces entêtements, ces escarpements, sont-ce des vertus? N’y a-t-il pas dans ces affiches excessives d’abnégation et d’honneur beaucoup d’ostentation? C’est plutôt parade qu’autre chose. Pourquoi ces exagérations de solitude et d’exil? Ne rien outrer est la maxime du sage. Faites de l’opposition, soit; blâmez si vous voulez, mais décemment, et tout en criant vive le roi! La vraie vertu, c’est d’être raisonnable. Ce qui tombe a dû tomber, ce qui réussit a dû réussir. La providence a ses motifs; elle couronne qui le mérite. Avez-vous la prétention de vous y connaître mieux qu’elle? Quand les circonstances ont prononcé, quand un régime a remplacé l’autre, quand la défalcation du vrai et du faux s’est faite par le succès, ici la catastrophe, là le triomphe, aucun doute n’est plus possible, l’honnête homme se rallie à ce qui a prévalu, et, quoique cela soit utile à sa fortune et à sa famille, sans se laisser influencer par cette considération, et ne songeant qu’à la chose publique, il prête main-forte au vainqueur.
Que deviendrait l’état si personne ne consentait à servir? Tout s’arrêterait donc? Garder sa place est d’un bon citoyen. Sachez sacrifier vos préférences secrètes. Les emplois veulent être tenus. Il faut bien que quelqu’un se dévoue, Être fidèle aux fonctions publiques est une fidélité. La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l’état. Vous vous bannissez, c’est pitoyable. Est-ce un exemple? quelle vanité! Est-ce un défi? quelle audace! Quel personnage vous croyez-vous donc? Apprenez que nous vous valons. Nous ne désertons pas, nous. Si nous voulions, nous aussi, nous serions intraitables et indomptables, et nous ferions de pires choses que vous. Mais nous aimons mieux être des gens intelligents. Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez, pas capable d’être Caton! Allons donc!
III
Jamais situation ne fut plus nette et plus décisive que celle de 1660. Jamais la conduite à tenir n’avait été plus clairement indiquée à un bon esprit.
L’Angleterre était hors de Cromwell. Sous la république beaucoup de faits irréguliers s’étaient produits. On avait crée la suprématie britannique; on avait, avec l’aide de la guerre de Trente ans, dominé l’Allemagne, avec l’aide de la Fronde, abaissé la France, avec l’aide du duc de Bragance, amoindri l’Espagne. Cromwell avait domestiqué Mazarin; dans les traités, le protecteur d’Angleterre signait au-dessus du roi de France; on avait mis les Provinces-Unies à l’amende de huit millions, molesté Alger et Tunis, conquis la Jamaïque, humilié Lisbonne, suscité dans Barcelone la rivalité française, et dans Naples Masaniello; on avait amarré le Portugal à l’Angleterre; on avait fait, de Gibraltar à Candie, un balayage des barbaresques; on avait fondé la domination maritime sous ces deux formes, la victoire el le commerce; le 10 août 1653, l’homme des trente-trois batailles gagnées, le vieil amiral qui se qualifiait Grand-père des matelots, ce Martin Happertz Tromp, qui avait, battu la flotte espagnole, avait été détruit par la flotte anglaise; on avait retiré l’Atlantique à la marine espagnole, le Pacifique à la marine hollandaise, la Méditerranée à la marine vénitienne, et, par l’acte de navigation, on avait pris possession du littoral universel; par l’océan on tenait le monde; le pavillon hollandais saluait humblement en mer le pavillon britannique; la France, dans la personne de l’ambassadeur Mancini, faisait des génuflexions à Olivier Cromwell; ce Cromwell jouait de Calais et de Dunkerque comme de deux volants sur une raquette; on avait fait trembler le continent, dicté la paix, décrété la guerre, mis sur tous les faîtes le drapeau anglais; le seul régiment des côtes-de-fer du protecteur pesait dans la terreur de l’Europe autant qu’une armée; Cromwell disait: Je veux qu’on respecte la république anglaise comme on a respecté la république romaine; il n’y avait plus rien de sacré; la parole était libre, la presse était libre; on disait en pleine rue ce qu’on voulait; on imprimait sans contrôle ni censure ce qu’on voulait; l’équilibre des trônes avait été rompu; tout l’ordre monarchique européen, dont les Stuarts faisaient partie, avait été bouleversé... Enfin, on était sorti de cet odieux régime, et l’Angleterre avait son pardon.
Charles II, indulgent, avait donné la Déclaration de Bréda. Il avait octroyé à l’Angleterre l’oubli de cette époque où le fils d’un brasseur de Huntingdon mettait le pied sur la tête de Louis XIV. L’Angleterre faisait son mea culpa, et respirait. L’épanouissement des cœurs, nous venons de le dire, était complet; les gibets des régicides s’ajoutant à la joie universelle. Une restauration est un sourire; mais un peu de potence ne messied pas, et il faut satisfaire la conscience publique. L’esprit d’indiscipline s’était dissipé, la loyauté se reconstituait. Être de bons sujets était désormais l’ambition unique. On était revenu des folies de là politique; on bafouait la révolution, on raillait la république et ces temps singuliers où l’on avait toujours de grands mots à la bouche, Droit, Liberté, Progrès; on riait de ces emphases. Le retour au bon sens était admirable; l’Angleterre avait rêvé. Quel bonheur d’être hors de ces égarements! Y a-t-il rien de plus insensé? Où en serait-on si le premier venu avait des droits? Se figure-t-on tout le monde gouvernant? S’imagine-t-on la cité menée par les citoyens? Les citoyens sont un attelage, et l’attelage n’est pas le cocher. Mettre aux voix, c’est jeter aux vents. Voulez-vous faire flotter les états comme les nuées? Le désordre ne construit pas l’ordre. Si le chaos est l’architecte, l’édifice sera Babel. Et puis quelle tyrannie que cette prétendue liberté! Je veux m’amuser, moi, et non gouverner. Voter m’ennuie; je veux danser. Quelle providence qu’un prince qui se charge de tout! Certes ce roi est généreux de se donner pour nous cette peine! Et puis, il est élevé là dedans, il sait ce que c’est. C’est son affaire. La paix, la guerre, la législation, les finances, est-ce que cela regarde les peuples? Sans doute il faut que le peuple paie, sans doute il faut que le peuple serve, mais cela doit lui suffire. Une part lui est faite dans la politique; c’est de lui que sortent les deux forces de l’état, l’armée et le budget. Etre contribuable, et être soldat, est-ce que ce n’est pas assez? Qu’a-t-il besoin d’autre chose? il est le bras militaire, il est le bras financier. Rôle magnifique. On règne pour lui. Il faut bien qu’il rétribue ce service. Impôt et liste civile sont des salaires acquittés par les peuples et gagnés par les princes. Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène. Vouloir se conduire lui-même, quelle idée bizarre! un guide lui est nécessaire. Étant ignorant, le peuple est aveugle. Est-ce que l’aveugle n’a pas un chien? Seulement, pour le peuple, c’est un lion, le roi, qui consent à être le chien. Que de bonté! Mais pourquoi le peuple est-il ignorant? Parce qu’il faut qu’il le soit. L’ignorance est gardienne de la vertu. Où il n’y a pas de perspectives, il n’y a pas d’ambitions; l’ignorant est dans une nuit utile, qui, supprimant le regard, supprime les convoitises. De là l’innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c’est le devoir; c’est aussi le bonheur. Ces vérités sont incontestables. La société est assise dessus.
Ainsi s’étaient rétablies les saines doctrines sociales en Angleterre. Ainsi la nation s’était réhabilitée. En même temps on revenait à la belle littérature. On dédaignait Shakespeare et l’on admirait Dryden. Dryden est le plus grand poète de l’Angleterre et du siècle, disait Atterbury le traducteur d’Achitophel, C’était l’époque où M. Huet, évêque d’Avranches, écrivait à Saumaise qui avait fait à l’auteur du Paradis perdu l’honneur de le réfuter et de l’injurier:—Comment pouvez-vous vous occuper de si peu de chose que ce Milton? Tout renaissait, tout reprenait sa place. Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles II sur le trône, Cromwell au gibet. L’Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passé. C’est un grand bonheur pour les nations d’être ramenées par la monarchie au bon ordre dans l’état et au bon goût dans les lettres.
Que de tels bienfaits pussent être méconnus, cela est difficile à croire. Tourner le dos à Charles II, récompenser par de l’ingratitude la magnanimité qu’il avait eue de remonter sur le trône, n’était-ce pas abominable? Lord Linnaeus Clancharlie avait fait aux honnêtes gens ce chagrin. Bouder le bonheur de sa patrie, quelle aberration!
On sait qu’en 1650 le parlement avait décrété cette rédaction:—Je promets de demeurer fidèle à la république, sans roi, sans souverain, sans seigneur.—Sous prétexte qu’il avait prêté ce serment monstrueux, lord Clancharlie vivait hors du royaume, et, en présence de la félicité générale, se croyait le droit d’être triste. Il avait la sombre estime de ce qui n’était plus; attache bizarre à des choses évanouies.
L’excuser était impossible; les plus bienveillants l’abandonnaient. Ses amis lui avaient fait longtemps l’honneur de croire qu’il n’était entré dans les rangs républicains que pour voir de plus près les défauts de la cuirasse de la république, et pour la frapper plus sûrement, le jour venu, au profit de la cause sacrée du roi. Ces attentes de l’heure utile pour tuer l’ennemi par derrière font partie de la loyauté. On avait espéré cela de lord Chancharlie, tant on avait de pente à le juger favorablement. Mais, en présence de son étrange persistance républicaine, il avait bien fallu renoncer à celle bonne opinion. Évidemment lord Clancharlie était convaincu, c’est-à-dire idiot.
L’explication des indulgents flottait entre obstination puérile et opiniâtreté sénile.
Les sévères, les justes, allaient plus loin. Ils flétrissaient ce relaps. L’imbécillité a des droits, mais elle a des limites. On peut être une brute, on ne doit pas être un rebelle. Et puis, qu’était-ce après tout que lord Clancharlie? un transfuge. Il avait quitté son camp, l’aristocratie, pour aller au camp opposé, le peuple. Ce fidèle était un traître. Il est vrai qu’il était «traître» au plus fort et fidèle au plus faible; il est vrai que le camp répudié par lui était le camp vainqueur, et que le camp adopté par lui était le camp vaincu; il est vrai qu’à cette «trahison» il perdait tout, son privilège politique et son foyer domestique, sa pairie et sa patrie; il ne gagnait que le ridicule; il n’avait de bénéfice que l’exil. Mais qu’est-ce que cela prouve? qu’il était un niais. Accordé.
Traître et dupe en même temps, cela se voit.
Qu’on soit niais tant qu’on voudra, à la condition de ne pas donner le mauvais exemple. On ne demande aux niais que d’être honnêtes, moyennant quoi ils peuvent prétendre à être les bases des monarchies. La brièveté d’esprit de ce Clancharlie était inimaginable. Il était resté dans l’éblouissement de la fantasmagorie révolutionnaire. Il s’était laissé mettre dedans par la république, et dehors. Il faisait affront à son pays. Pure félonie que son attitude! Être absent, c’est être injurieux. Il semblait se tenir à l’écart du bonhcur public comme d’une peste. Dans son bannissement volontaire, il y avait on ne sait quel refuge contre la satisfaction nationale. Il traitait la royauté comme une contagion. Sur la vaste allégresse monarchique, dénoncée par lui comme lazaret, il était le drapeau noir. Quoi! au-dessus de l’ordre reconstitué, de la nation relevée, de la religion restaurée, faire cete figure sinistre! sur cete sérénité jeter cette ombre! prendre en mauvaise part l’Angleterre contente! être le point obscur dans ce grand ciel bleu! ressembler à une menace! protester contre le vœu de la nation! refuser son oui au consentement universel! Ce serait odieux si ce n’était pas bouffon. Ce Clancharlie ne s’était pas rendu compte qu’on peut s’égarer avec Cromwell, mais qu’il faut revenir avec Monk. Voyez Monk. Il commande l’armée de la république; Charles II en exil, instruit de sa probité, lui écrit; Monk, qui concilie la vertu avec les démarches rusées, dissimule d’abord, puis tout à coup, à la tête des troupes, casse le parlement factieux, et rétablit le roi, et Monk est créé duc d’Albemarle, a l’honneur d’avoir sauvé la société, devient très riche, illustre à jamais son époque, et est fait chevalier de la Jarretière avec la perspective d’un enterrement à Westminster. Telle est la gloire d’un anglais fidèle. Lord Clancharlie n’avait pu s’élever jusqu’à l’intelligence du devoir ainsi pratiqué. Il avait l’infatuation et l’immobilité de l’exil. Il se satisfaisait avec des phrases creuses. Cet homme était ankylosé par l’orgueil. Les mots conscience, dignité, etc., sont des mots après tout. Il faut voir le fond.
Ce fond, Clancharlie ne l’avait pas vu. C’était une conscience myope, voulant, avant defaire une action, la regarder d’assez prèspour en sentir l’odeur. De là des dégoûts absurdes. On n’est pas homme d’état avec ces délicatesses. L’excès de conscience dégénère en infirmité. Le scrupule est manchot devant le sceptre à saisir et eunuque devant la fortune a épouser. Méfiez-vous des scrupules. Ils mènent loin. La fidélité déraisonnable se descend comme un escalier de cave. Une marche, puis une marche, puis une marche encore, et l’on se trouve dans le noir. Les habiles remontent, les naïfs restent. Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s’engager dans le farouche. De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique. Alors on est perdu. C’était l’aventure de lord Clancharlie.
Les principes finissent par être un gouffre.
Il se promenait, les mains derrière le dos, le long du lac de Genève; la belle avance!
On parlait quelquefois à Londres de cet absent. C’était, devant l’opinion publique, à peu près un accusé. On plaidait le pour et le contre. La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis.
Beaucoup d’anciens zélés de l’ex-république avaient fait adhésion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer. Naturellement ils le calomniaient un peu. Les entêtés sont importuns aux complaisants. Des gens d’esprit, bien vus et bien situés en cour, et ennuyés de son attitude désagréable, disaient volontiers:—S’il ne s’est pas rallié, c’est qu’on ne l’a pas payé assez cher, etc.—Il voulait la place de chancelier que le roi a donnée à lord Hyde, etc.—Un de ses «anciens amis» allait même jusqu’à chuchoter:—Il me l’a dit à moi-même. Quelquefois, tout solitaire qu’était Linnaeus Clancharlie, par des proscrits qu’il rencontrait, par de vieux régicides tels que Andrew Broughton, lequel habitait Lausanne, il lui revenait quelque chose de ces propos. Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d’épaules, signe de profond abrutissement.
Une fois il compléta ce haussement d’épaules par ces quelques mots murmurés à demi-voix: Je plains ceux qui croient cela.
IV
Charles II, bon homme, le dédaigna. Le bonheur de l’Angleterre sous Charles Il était plus que du bonheur, c’était de l’enchantement. Une restauration, c’est un ancien tableau poussé au noir qu’on revernit; tout le passé reparaît. Les bonnes vieilles mœurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient. Evelyn en a pris note; on lit dans son journal: «Luxure, profanation, mépris de Dieu. J’ai vu un dimanche soir le roi avec ses filles de joie, la Portsmouth, la Cleveland, la Mazarin, et deux ou trois autres; toutes à peu près nues dans la galerie du jeu.» On sent percer quelque humeur dans cette peinture; mais Evelyn était un puritain grognon, entaché de rêverie républicaine. Il n’appréciait pas le profitable exemple que donnent les rois par ces grandes gaîtés babyloniennes qui, en définitive, alimentent le luxe. Il ne comprenait pas l’utilité des vices. Règle: N’extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. Autrement vous ressembleriez aux imbéciles qui détruisent les chenilles tout en raffolant des papillons.
Charles II, nous venons de le dire, s’aperçut à peine qu’il existait un réfractaire appelé Clancharlie, mais Jacques II fut plus attentif. Charles II gouvernait mollement, c’était sa manière; disons qu’il n’en gouvernait pas plus mal. Un marin quelquefois fait à un cordage destiné à maîtriser le vent un nœud lâche qu’il laisse serrer par le vent. Telle est la bêtise de l’ouragan, et du peuple.
Ce nœud large, devenu très vite nœud étroit, ce fut le gouvernement de Charles II.
Sous Jacques II, l’étranglement commença. Étranglement nécessaire de ce qui restait de la révolution. Jacques II eut l’ambition louable d’être un roi efficace. Le règne de Charles II n’était à ses yeux qu’une ébauche de restauration; Jacques II voulut un retour à l’ordre plus complet encore. Il avait, en 1660, déploré qu’on se fût borné à une pendaison de dix régicides. Il fut un plus réel reconstructeur de l’autorité. Il donna vigueur aux principes sérieux; il fit régner cette justice qui est la véritable, qui se met au-dessus des déclamations sentimentales, et qui se préoccupe avant tout des intérêts de la société. A ces sévérités protectrices, on reconnaît le père de l’état. Il confia la main de justice à Jeffreys, et l’épée à Kirke. Kirke multipliait les exemples. Ce colonel utile fit un jour pendre et dépendre trois fois de suite le même homme, un républicain, lui demandant à chaque fois:—Abjures-tu la république? Le scélérat ayant toujours dit non, fut achevé.—Je l’ai pendu quatre fois, dit Kirke satisfait. Les supplices recommencés sont un grand signe de force dans le pouvoir. Lady Lyle, qui pourtant avait envoyé son fils en guerre contre Monmouth, mais qui avait caché chez elle deux rebelles, fut mise à mort. Un autre rebelle, ayant eu l’honnêteté de déclarer qu’une femme anabaptiste lui avait donné asile, eût sa grâce, et la femme fut brûlée vive. Kirke, un autre jour, fit comprendre à une ville qu’il la savait républicaine en pendant dix-neuf bourgeois. Représailles bien légitimes, certes, quand on songe que sous Cromwell on coupait le nez et les oreilles aux saints de pierre dans les églises. Jacques II, qui avait su choisir Jeffreys et Kirke, était un prince imbu de vraie religion, il se mortifiait par la laideur de ses maîtresses, il écoutait le père la Colombière, ce prédicateur qui était presque aussi onctueux que le père Cheminais, mais avec plus de feu, et qui eut la gloire d’être dans la première moitié de sa vie le conseiller de Jacques II, et dans la seconde l’inspirateur de Marie Alacoque. C’est grâce à cette forte nourriture religieuse que plus tard Jacques II put supporter dignement l’exil et donner dans sa retraite de Saint-Germain le spectacle d’un roi supérieur à l’adversité, touchant avec calme les écrouelles, et conversant avec des jésuites.
On comprend qu’un tel roi dut, dans une certaine mesure, se préoccuper d’un rebelle comme lord Linnaeus Clancharlie. Les pairies héréditairement transmissibles contenant une certaine quantité d’avenir, il était évident que, s’il y avait quelque précaution à prendre du côté de ce lord, Jacques II n’hésiterait pas.
II
LORD DAVID DIRRY-MOIR
Lord Linnaeus Clancharlie n’avait pas toujours été vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. On sait, par Harrison et Pride, que Cromwell jeune avait aimé les femmes et le plaisir, ce qui, parfois (autre aspect de la question femme), annonce un séditieux. Défiez-vous de la ceinture mal attachée. Male praecinctum juvenem cavete.
Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. Ce fils, venu au monde à l’instant où la république finissait, était né en Angleterre pendant que son père partait pour l’exil. C’est pourquoi il n’avait jamais vu ce père qu’il avait. Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles II. On l’appelait lord David Dirry-Moir; il était lord de courtoisie, sa mère étant femme de qualité. Cette mère, pendant que lord Clancharlie devenait hibou en Suisse, prit le parti, étant belle, de bouder moins, et se fit pardonner ce premier amant sauvage par un deuxième, celui-là incontestablement apprivoisé, et même royaliste, car c’était le roi. Elle fut un peu la maîtresse de Charles II, assez pour que sa majesté, charmée d’avoir repris cette jolie femme à la république, donnât au petit lord David, fils de sa conquête, une commission de garde de la branche. Ce qui fit ce bâtard officier, avec bouche en cour, et par contre-coup stuartiste ardent. Lord David fut quelque temps, comme garde de la branche, un des cent soixante-dix portant la grosse épée; puis il entra dans la bande des pensionnaires, et fut un des quarante qui portent la pertuisane dorée. Il eut en outre, étant de cette troupe noble instituée par Henri VIII pour garder son corps, le privilège de poser les plats sur la table du roi. Ce fut ainsi que, tandis que son père blanchissait en exil, lord David prospéra sous Charles II.
Après quoi il prospéra sous Jacques II.
Le roi est mort, vive le roi, c’est le non deficit alter, aureus.
Ce fut à cet avénement du duc d’York qu’il obtint la permission de s’appeler lord David Dirry-Moir, d’une seigneurie que sa mère, qui venait de mourir, lui avait léguée dans cette grande forêt d’Ecosse où l’on trouve l’oiseau Krag, lequel creuse son nid avec son bec dans le tronc des chênes.
II
Jacques II était un roi, et avait la prétention d’être un général. Il aimait à s’entourer de jeunes officiers. Il se montrait volontiers en public à cheval avec un casque et une cuirasse, et une vaste perruque débordante sortant de dessous le casque par-dessus la cuirasse; espèce de statue équestre de la guerre imbécile. Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. Il sut gré à ce royaliste d’être fils d’un républicain; un père renié ne nuit point à une fortune de cour qui commence. Le roi fit lord David gentilhomme de la chambre du lit, à mille livres de gages.
C’était un bel avancement. Un gentilhomme du lit couche toutes les nuits près du roi sur un lit qu’on dresse. On est douze gentilshommes, et l’on se relaie.
Lord David, dans ce poste, fut le chef de l’avenier du roi, celui qui donne l’avoine aux chevaux et qui a deux cent soixante livres de gages. Il eut sous lui les cinq cochers du roi, les cinq postillons du roi, les cinq palefreniers du roi, les douze valets de pied du roi, et les quatre porteurs de chaise du roi. Il eut le gouvernement des six chevaux de course que le roi entretient à Haymarket et qui coûtent six cents livres par an à sa majesté. Il fit la pluie et le beau temps dans la garde-robe du roi, laquelle fournit les habits de cérémonie aux chevaliers de la Jarretière. Il fut salué jusqu’à terre par l’huissier de la verge noire, qui est au roi. Cet huissier, sous Jacques II, était le chevalier Duppa. Lord David eut les respects de M. Baker, qui était clerc de la couronne, et de M. Brown, qui était clerc du parlement. La cour d’Angleterre, magnifique, est un patron d’hospitalité. Lord David présida, comme l’un des douze, aux tables et réceptions. Il eut la gloire d’être debout derrière le roi les jours d’offrande, quand le roi donne à l’église le besant d’or, byzantium, les jours de collier, quand le roi porte le collier de son ordre, et les jours de communion, quand personne ne communie, hors le roi et les princes. Ce fut lui qui, le jeudi saint, introduisit près de sa majesté les douze pauvres auxquels le roi donne autant de sous d’argent qu’il a d’années de vie et autant de shellings qu’il a d’années de règne. Il eut la fonction, quand le roi était malade, d’appeler, pour assister sa majesté, les deux grooms de l’aumônerie qui sont prêtres, et d’empêcher les médecins d’approcher sans permission du conseil d’état. De plus, il fut lieutenant-colonel du régiment écossais de la garde royale, lequel bat la marche d’Ecosse.
En cette qualité il fit plusieurs campagnes, et très glorieusement, car il était vaillant homme de guerre. C’était un seigneur brave, bien fait, beau, généreux, fort grand de mine et de manières. Sa personne ressemblait à sa qualité. Il était de haute taille comme de haute naissance.
Il fut presque un moment en passe d’être nommé groom of the stole, ce qui lui eût donné le privilège de passer la chemise au roi; mais il faut pour cela être prince ou pair.
Créer un pair, c’est beaucoup. C’est créer une pairie, cela fait des jaloux. C’est une faveur; une faveur fait au roi un ami et cent ennemis, sans compter que l’ami devient ingrat. Jacques II, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. Une pairie transférée ne produit pas d’émoi. C’est simplement un nom qui continue. La lordship en est peu troublée.
La bonne volonté royale ne répugnait point à introduire lord David Dirry-Moir dans la chambre haute, pourvu que ce fut par la porte d’une pairie substituée. Sa majesté ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion de faire David Dirry-Moir, de lord de courtoisie, lord de droit.
III
Cette occasion se présenta.
Un jour on apprit qu’il était arrivé au vieil absent, lord Linnaeus Clancharlie, diverses choses dont la principale était qu’il était trépassé. La mort a cela de bon pour les gens, qu’elle fait un peu parler d’eux. On raconta ce qu’on savait, ou ce qu’on croyait savoir, des dernières années de lord Linnaeus. Conjectures et légendes probablement. A en croire ces récits, sans doute très hasardés, vers la fin de sa vie, lord Clancharlie aurait eu une recrudescence républicaine telle, qu’il en était venu, affirmait-on, jusqu’à épouser, étrange entêtement de l’exil, la fille d’un régicide, Ann Bradshaw,—on précisait le nom,—laquelle était morte aussi, mais, disait-on, en mettant au monde un enfant, un garçon, qui, si tous ces détails étaient exacts, se trouverait être le fils légitime et l’héritier légal de lord Clancharlie. Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu’à des faits. Ce qui se passait en Suisse était pour l’Angleterre d’alors aussi lointain que ce qui se passe en Chine pour l’Angleterre d’aujourd’hui. Lord Clancharlie aurait eu cinquante-neuf ans au moment de son mariage, et soixante à la naissance de son fils, et serait mort fort peu de temps après, laissant derrière lui cet enfant, orphelin de père et de mère. Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. On ajoutait que cet enfant était «beau comme le jour», ce qui se lit dans tous les contes de fées. Le roi Jacques mit fin à ces rumeurs, évidemment sans fondement aucun, en déclarant un beau matin lord David Dirry-Moir unique et définitif héritier, à défaut d’enfant légitime, et par le bon plaisir royal, de lord Linnæus Clancharlie, son père naturel, l’absence de toute autre filiation et descendance étant constatée; de quoi les patentes furent enregistrées en chambre des lords. Par ces patentes, le roi substituait lord David Dirry-Moir aux titres, droits et prérogatives dudit défunt lord Linnæus Glancharlie, à la seule condition que lord David épouserait, quand elle serait nubile, une fille, en ce moment-là tout enfant et âgée de quelques mois seulement, que le roi avait au berceau faite duchesse, on ne savait trop pourquoi. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane.
La mode anglaise était alors aux noms espagnols. Un des bâtards de Charles Il s’appelait Carlos, comte de Plymouth. Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa y Ana. Cependant peut-être y avait-il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri III se nommait Josias du Passage.
C’est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. Elle était pairesse en attendant qu’il y eût un pair. Le pair serait son mari. Cette pairie reposait sur une double châtellenie, la baronnie de Clancharlie et la baronnie de Hunkerville; en outre les lords Clancharlie étaient, en récompense d’un ancien fait d’armes et par permission royale, marquis de Corleone en Sicile. Les pairs d’Angleterre ne peuvent porter de titres étrangers; il y a pourtant des exceptions; ainsi Henry Arundel, baron Arundel de Wardour, était, ainsi que lord Clifford, comte du Saint-Empire, dont lord Cowper est prince; le duc de Hamilton est en France duc de Chatellerault; Basil Feilding, comte de Denbigh, est en Allemagne comte de Hapsbourg, de Lauffenbourg et de Rheinfelden. Le duc de Malborough était prince de Mindelheim en Souabe, de même que le duc de Wellington était prince de Waterloo en Belgique. Le même lord Wellington était duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira.
Il y avait en Angleterre, et il y a encore, des terres nobles et des terres roturières. Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. Ces terres, châteaux, bourgs, bailliages, fiefs, rentes, alleux et domaines adhérents à la pairie Clancharlie-Hunkerville appartenaient provisoirement à lady Josiane, et le roi déclarait qu’une fois Josiane épousée, lord David Dirry-Moir serait baron Clancharlie.
Outre l’héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Elle possédait de grands biens, dont plusieurs venaient des dons de Madame sans queue au duc d’York. Madame sans queue, cela veut dire Madame tout court. On appelait ainsi Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, la première femme de France après la reine.
IV
Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. Son jacobisme n’alla point jusqu’à suivre Jacques II en exil. Tout en continuant d’aimer son roi légitime, il eut le bon sens de servir l’usurpateur. Il était, du reste, quoique avec quelque indiscipline, excellent officier; il passa de l’armée de terre dans l’armée de mer, et se distingua dans l’escadre blanche. Il y devint ce qu’on appelait alors «capitaine de frégate légère». Cela finit par faire un très galant homme, poussant fort loin l’élégance des vices, un peu poète comme tout le monde, bon serviteur de l’état, bon domestique du prince, assidu aux fêtes, aux galas, aux petits levers, aux cérémonies, aux batailles, servile comme il faut, très hautain, ayant la vue basse ou perçante selon l’objet à regarder, probe volontiers, obséquieux et arrogant à propos, d’un premier mouvement franc et sincère, quitte à se remasquer ensuite, très observateur de la bonne et mauvaise humeur royale, insouciant devant une pointe d’épée, toujours prêt à risquer sa vie sur un signe de sa majesté avec héroïsme et platitude, capable de toutes les incartades et d’aucune impolitesse, homme de courtoisie et d’étiquette, fier d’être à genoux dans les grandes occasions monarchiques, d’une vaillance gaie, courtisan en dessus, paladin en dessous, tout jeune à quarante-cinq ans.
Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles II.
Il aimait l’éloquence et le beau langage. Il admirait fort ces boniments célèbres qu’on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet.
Du côté de sa mère, il avait à peu près de quoi vivre, environ dix mille livres sterling de revenu, c’est-à-dire deux cent cinquante mille francs de rente. Il s’en tirait en faisant des dettes. En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. Dès qu’on le copiait, il changeait sa mode. A cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. Il avait des chapeaux que personne n’avait, des dentelles inouïes, et des rabats à lui tout seul.
III
LA DUCHESSE JOSIANE
I
Vers 1705, bien que lady Josiane eût vingt-trois ans et lord David quarante-quatre, le mariage n’avait pas encore eu lieu, et cela par les meilleures raisons du monde. Se haïssaient-ils? loin de là. Mais ce qui ne peut vous échapper n’inspire aucune hâte. Josiane voulait rester libre; David voulait rester jeune. N’avoir de lien que le plus tard possible, cela lui semblait un prolongement du bel âge. Les jeunes hommes retardataires abondaient dans ces époques galantes; on grisonnait dameret; la perruque était complice, plus tard la poudre fut auxiliaire. A cinquante-cinq ans, lord Charles Gerrard, baron Gerrard des Gerrards de Bromley, remplissait Londres de ses bonnes fortunes. La jolie et jeune duchesse de Buckingham, comtesse de Coventry, faisait des folies d’amour pour les soixante-sept ans du beau Thomas Bellasyse, vicomte Falcomberg. On citait les vers fameux de Corneille septuagénaire à une femme de vingt ans: Marquise, si mon visage. Les femmes aussi avaient des succès d’automne, témoin Ninon et Marion. Tels étaient les modèles.
Josiane et David étaient en coquetterie avec une nuance particulière. Ils ne s’aimaient pas, ils se plaisaient. Se côtoyer leur suffisait. Pourquoi se dépêcher d’en finir? Les romans d’alors poussaient les amoureux et les fiancés à ce genre de stage qui était du plus bel air. Josiane, en outre, se sachant bâtarde, se sentait princesse, et le prenait de haut avec les arrangements quelconques. Elle avait du goût pour lord David. Lord David était beau, mais c’était pardessus le marché. Elle le trouvait élégant.
Être élégant, c’est tout. Caliban élégant et magnifique distance Ariel pauvre. Lord David était beau, tant mieux; l’écueil d’être beau, c’est d’être fade; il ne l’était pas. Il pariait, boxait, s’endettait. Josiane faisait grand cas de ses chevaux, de ses chiens, de ses perles au jeu, de ses maîtresses. Lord David de son côté subissait la fascination de la duchesse Josiane, fille sans tache et sans scrupule, altière, inaccessible et hardie. Il lui adressait des sonnets que Josiane lisait quelquefois. Dans ces sonnets, il affirmait que posséder Josiane, ce serait monter jusqu’aux astres, ce qui ne l’empêchait pas de toujours remettre cette ascension à l’an prochain. Il faisait antichambre à la porte du cœur de Josiane, et cela leur convenait à tous les deux. A la cour on admirait le suprême bon goût de cet ajournement. Lady Josiane disait: C’est ennuyeux que je sois forcée d’épouser lord David, moi qui ne demanderais pas mieux que d’être amoureuse de lui!
Josiane, c’était la chair. Rien de plus magnifique. Elle était très grande, trop grande. Ses cheveux étaient de cette nuance qu’on pourrait nommer le blond pourpre. Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d’audace et d’esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. D’amant, point; de chasteté, pas davantage. Elle se murait dans l’orgueil. Les hommes, fi donc! un dieu tout au plus était digne d’elle; ou un monstre. Si la vertu consiste dans l’escarpement, Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. Elle n’avait pas d’aventures, par dédain; mais on ne l’eût point fâchée de lui en supposer, pourvu qu’elles fussent étranges et proportionnées à une personne faite comme elle. Elle tenait peu à sa réputation et beaucoup à sa gloire. Sembler facile et être impossible, voilà le chef-d’œuvre. Josiane se sentait majesté et matière. C’était une beauté encombrante. Elle empiétait plus qu’elle ne charmait. Elle marchait sur les cœurs. Elle était terrestre. On l’eut aussi étonnée de lui montrer une âme dans sa poitrine que de lui faire voir des ailes sur son dos. Elle dissertait sur Locke. Elle avait de la politesse. On la soupçonnait de savoir l’arabe.
Être la chair et être la femme, c’est deux. Où la femme est vulnérable, au côté pitié, par exemple, qui devient si aisément amour, Josiane ne l’était pas. Non qu’elle fût insensible. L’antique comparaison de la chair avec le marbre est absolument fausse. La beauté de la chair, c’est de n’être point marbre; c’est de palpiter, c’est de trembler, c’est de rougir, c’est de saigner; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté; c’est d’être blanche sans être froide; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités; c’est d’être la vie, et le marbre est la mort. La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit de nudité; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile; qui eût vu Josiane nue n’aurait aperçu ce modelé qu’à travers une dilatation lumineuse. Elle se fût montrée volontiers à un satyre, ou à un eunuque. Elle avait l’aplomb mythologique. Faire de sa nudité un supplice, éluder un Tantale, l’eût amusée. Le roi l’avait faite duchesse, et Jupiter néréide. Double irradiation dont se composait la clarté étrange de cette créature, A l’admirer on se sentait devenir païen et laquais. Son origine, c’était la bâtardise et l’océan. Elle semblait sortir d’une écume. A vau-l’eau avait été le premier jet de sa destinée, mais dans le grand milieu royal. Elle avait en elle de la vague, du hasard, de la seigneurie, et de la tempête. Elle était lettrée et savante. Jamais une passion ne l’avait approchée, et elle les avait sondées toutes. Elle avait le dégoût des réalisations, et le goût aussi. Si elle se fût poignardée, ce n’eût été, comme Lucrèce, qu’après. Toutes les corruptions, à l’état visionnaire, étaient dans cette vierge. C’était une Astarté possible dans une Diane réelle. Elle était, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s’arranger à elle-même une chute. Elle habitait une gloire dans un nimbe avec la velléité d’en descendre, et peut-être avec la curiosité d’en tomber. Elle était un peu lourde pour son nuage. Faillir plaît. Le sans-gêne princier donne un privilège d’essai, et une personne ducale s’amuse où une bourgeoise se perdrait. Josiane était en tout, par la naissance, par la beauté, par l’ironie, par la lumière, à peu près reine. Elle avait eu un moment d’enthousiasme pour Louis de Boufflers qui cassait un fer à cheval entre ses doigts. Elle regrettait qu’Hercule fût mort. Elle vivait dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême.
Au moral, Josiane faisait penser au vers de l’épître aux Pisons: Desinit in piscem.
Un beau torse de femme en hydre se termine.
C’était une noble poitrine, un sein splendide harmonieusement soulevé par un cœur royal, un vivant et clair regard, une figure pure et hautaine, et, qui sait? ayant sous l’eau, dans la transparence entrevue et trouble, un prolongement ondoyant, surnaturel, peut-être draconien et difforme. Vertu superbe achevée en vices dans la profondeur des rêves.
II
Avec cela, précieuse.
C’était la mode.
Qu’on se rappelle Élisabeth.
Elisabeth est un type qui, en Angleterre, a dominé trois siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième. Élisabeth est plus qu’une anglaise, c’est une anglicane. De là le respect profond de l’église épiscopale pour cette reine; respect ressenti par l’église catholique, qui la mélangeait d’un peu d’excommunication. Dans la bouche de Sixte-Quint anathématisant Elisabeth, la malédiction tourne au madrigal. Un gran cervello di principessa, dit-il. Marie Stuart, moins occupée de la question église et plus occupée de la question femme, était peu respectueuse pour sa sœur Élisabeth et lui écrivait de reine à reine et de coquette à prude: «Votre esloignement du mariage provient de ce que vous ne voulez perdre liberté de vous faire faire l’amour.» Marie Stuart jouait de l’éventail et Elisabeth de la hache. Partie inégale. Du reste toutes deux rivalisaient en littérature. Marie Stuart faisait des vers français; Élisabeth traduisait Horace. Elisabeth, laide, se décrétait belle, aimait les quatrains et les acrostiches, se faisait présenter les clefs des villes par des cupidons, pinçait la lèvre à l’italienne et roulait la prunelle à l’espagnole, avait dans sa garde-robe trois mille habits et toilettes, dont plusieurs costumes de Minerve et d’Amphitrite, estimait les irlandais pour la largeur de leurs épaules, couvrait son vertugadin de paillons et de passequilles, adorait les roses, jurait, sacrait, trépignait, cognait du poing ses filles d’honneur, envoyait au diable Dudley, battait le chancelier Burleigh, qui pleurait, la vieille bête, crachait sur Mathew, colletait Hatton, souffletait Essex, montrait sa cuisse à Bassompierre, était vierge.
Ce qu’elle avait fait pour Bassompierre, la reine de Saba l’avait fait pour Salomon[11]. Donc, c’était correct, l’écriture sainte ayant créé le précédent. Ce qui est biblique peut être anglican. Le précédent biblique va même jusqu’à faire un enfant qui s’appelle Ebnehaquem ou Melilechet, c’est-à-dire le Fils du Sage.
[11] Regina Saba coram rege crura denudavit. Schicklardus In
Prooemio Tarich. Jersici F. 65.
Pourquoi pas ces mœurs? Cynisme vaut bien hypocrisie. Aujourd’hui l’Angleterre, qui a un Loyola appelé Wesley, baisse un peu les yeux devant ce passé. Elle en est contrariée, mais fière.
Dans ces mœurs-là, le goût du difforme existait, particulièrement chez les femmes, et singulièrement chez les belles. A quoi bon être belle, si l’on n’a pas un magot? Que sert d’être reine, si l’on n’est pas tutoyée par un poussah? Marie Stuart avait eu des «bontés» pour un cron, Rizzio. Marie-Thérèse d’Espagne avait été «un peu familière» avec un nègre. D’où l’abbesse noire. Dans les alcôves du grand siècle la bosse était bien portée; témoin le maréchal de Luxembourg.
Et avant Luxembourg, Condé, «ce petit homme tant joli».
Les belles elles-mêmes pouvaient, sans inconvénient, être contrefaites. C’était accepté. Anne de Boleyn avait un sein plus gros que l’autre, six doigts à une main, et une surdent. La Vallière était bancale. Cela n’empêcha pas Henri VIII d’être insensé et Louis XIV d’être éperdu.
Au moral, mêmes déviations. Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fût un cas tératologique. Agnès contenait Mélusine. On était femme le jour et goule la nuit. On allait en grève baiser sur le pieu de fer des têtes fraîches coupées. Marguerite de Valois, une aïeule des précieuses, avait porté à sa ceinture sous cadenas, dans des boîtes de fer-blanc cousues à son corps de jupe, tous les cœurs de ses amants morts. Henri IV s’était caché sous ce vertugadin-là.
Au dix-huitième siècle la duchesse de Berry, fille du régent, résuma toutes ces créatures dans un type obscène et royal.
En outre les belles dames savaient le latin. C’était, depuis le seizième siècle, une grâce féminine. Jane Grey avait poussé l’élégance jusqu’à savoir l’hébreu.
La duchesse Josiane latinisait. De plus, autre belle manière, elle était catholique. En secret, disons-le, et plutôt comme son oncle Charles II que comme son père Jacques II. Jacques, à son catholicisme, avait perdu sa royauté, et Josiane ne voulait point risquer sa pairie. C’est pourquoi, catholique dans l’intimité et entre raffinés et raffinées, elle était protestante extérieure. Pour la canaille.
Cette façon d’entendre la religion est agréable; on jouit de tous les biens attachés à l’église officielle épiscopale, et plus tard on meurt, comme Grotius, en odeur de catholicisme, et l’on a la gloire que le père Petau dise une messe pour vous.
Quoique grasse et bien portante, Josiane était, insistons-y, une précieuse parfaite.
Par moments, sa façon dormante et voluptueuse de traîner la fin des phrases imitait les allongements de pattes d’une tigresse marchant dans les jongles.
L’utilité d’être précieuse, c’est que cela déclasse le genre humain. On ne lui fait plus l’honneur d’en être.
Avant tout, mettre l’espèce humaine à distance, voilà ce qui importe.
Quand on n’a pas l’olympe, on prend l’hôtel de Rambouillet.
Junon se résout en Araminte. Une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. A défaut de coups de tonnerre, on a l’impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. Ne pouvant être déesse, on est idole.
Il y a en outre dans le précieux une certaine pédanterie qui plaît aux femmes.
La coquette et le pédant sont deux voisins. Leur adhérence est visible dans le fat.
Le subtil dérive du sensuel. La gourmandise affecte la délicatesse. Une grimace dégoûtée sied à la convoitise.
Et puis le côté faible de la femme se sent gardé par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux précieuses. C’est une circonvallation avec fossé. Toute précieuse a un air de répugnance. Cela protège.
On consentira, mais on méprise. En attendant.
Josiane avait un for intérieur inquiétant. Elle se sentait une telle pente à l’impudeur qu’elle était bégueule. Les reculs de fierté en sens inverse de nos vices nous mènent aux vices contraires. L’excès d’effort pour être chaste la faisait prude. Être trop sur la défensive, cela indique un secret désir d’attaque. Qui est farouche n’est pas sévère.
Elle s’enfermait dans l’exception arrogante de son rang et de sa naissance, tout en préméditant peut-être, nous l’avons dit, quelque brusque sortie.
On était à l’aurore du dix-huitième siècle. L’Angleterre ébauchait ce qui a été en France la régence. Walpole et Dubois se tiennent. Marlborough se battait contre son ex-roi Jacques II auquel il avait, disait-on, vendu sa sœur Churchill. On voyait briller Bolingbroke et poindre Richelieu. La galanterie trouvait commode une certaine mêlée des rangs; le plain-pied se faisait par les vices. Il devait se faire plus tard par les idées. L’encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever. On n’était pas très loin de Jélyotte publiquement assis en plein jour sur le lit de la marquise d’Épinay. Il est vrai, car les mœurs se font écho, que le seizième siècle avait vu le bonnet de nuit de Smeton sur l’oreiller d’Anne de Boleyn.