L'homme Qui Rit
N’ôte pas un fil.
Il vit briller à terre une épingle, la ramassa et la piqua sur sa manche. Puis il arpenta la Green-Box en gesticulant.
—Je suis en pleine possession de mes facultés. Je suis lucide, archilucide. Je trouve cet événement très correct, et j’approuve ce qui se passe. Quand elle va se réveiller, je lui dirai tout net l’incident. La catastrophe ne se fera pas attendre. Plus de Gwynplaine. Bonsoir, Dea. Comme tout ça est bien arrangé! Gwynplaine dans la prison. Dea au cimetière. Ils vont se faire vis-à-vis. Danse macabre. Deux destinées qui rentrent dans la coulisse. Serrons les costumes. Bouclons la valise. Valise, lisez cercueil. C’était manqué, ces deux créatures-là. Dea sans yeux, Gwynplaine sans visage. Là-haut le bon Dieu rendra la clarté à Dea et la beauté à Gwynplaine. La mort est une mise en ordre. Tout est bien. Fibi, Vinos, accrochez vos tambourins au clou. Vos talents pour le vacarme vont se rouiller, mes belles. On ne jouera plus, on ne trompettera plus. Chaos vaincu est vaincu. L’Homme qui Rit est flambé. Taratantara est mort. Cette Dea dort toujours. Elle fait aussi bien. A sa place, je ne me réveillerais pas. Bah! elle sera vite rendormie. C’est tout de suite mort, une mauviette comme ça. Voilà ce que c’est que de s’occuper de politique. Quelle leçon! Et comme les gouvernements ont raison! Gwynplaine au shériff. Dea au fossoyeur. C’est parallèle. Symétrie instructive. J’espère bien que le tavernier a barricadé la porte. Nous allons mourir ce soir entre nous, en famille. Pas moi, ni Homo. Mais Dea. Moi, je continuerai de faire rouler le berlingot. J’appartiens aux méandres de la vie vagabonde. Je congédierai les deux filles. Je n’en garderai pas même une. J’ai de la tendance à être un vieux débauché. Une servante chez un libertin, c’est du pain sur la planche. Je ne veux pas de tentation. Ce n’est plus de mon âge. Turpe senilis amor. Je poursuivrai ma route tout seul avec Homo. C’est Homo qui va être étonné! Où est Gwynplaine? où est Dea? Mon vieux camarade, nous revoilà ensemble. Par la peste, je suis ravi. Ça m’encombrait, leurs bucoliques. Ah! ce garnement de Gwynplaine qui ne revient même pas! Il nous plante là. C’est bon. Maintenant c’est le tour de Dea. Ce ne sera pas long. J’aime les choses finies. Je ne donnerais pas une chiquenaude sur le bout du nez du diable pour l’empêcher de crever. Crève, entends-tu! Ah! elle se réveille!
Dea ouvrit les paupières; car beaucoup d’aveugles ferment les yeux pour dormir. Son doux visage ignorant avait tout son rayonnement.
—Elle sourit, murmura Ursus, et moi je ris. Ça va bien.
Dea appela.
—Fibi! Vinos! Il doit être l’heure de la représentation. Je crois avoir dormi longtemps. Venez m’habiller.
Ni Fibi, ni Vinos ne bougèrent.
Cependant cet ineffable regard d’aveugle qu’avait Dea venait de rencontrer la prunelle d’Ursus. Il tressaillit.
—Eh bien! cria-t-il, qu’est-ce que vous faites donc? Vinos, Fibi, vous n’entendez pas votre maîtresse? Est-ce que vous êtes sourdes? Vite! la représentation va commencer.
Les deux femmes regardèrent Ursus, stupéfaites.
Ursus vociféra.
—Vous ne voyez pas le public qui entre. Fibi, habille Dea. Vinos, tambourine.
Obéissance, c’était Fibi. Passive, c’était Vinos. A elles deux elles personnifiaient la soumission. Leur maître Ursus avait toujours été pour elle une énigme. N’être jamais compris est une raison pour être toujours obéi. Elles pensèrent simplement qu’il devenait fou, et exécutèrent l’ordre. Fibi décrocha le costume et Vinos le tambour.
Fibi commença à habiller Dea. Ursus baissa la portière du gynécée et, de derrière le rideau, continua:
—Regarde donc, Gwynplaine! la cour est déjà plus qu’à moitié remplie de multitude. On se bouscule dans les vomitoires. Quelle foule! que dis-tu de Fibi et de Vinos qui n’avaient pas l’air de s’en apercevoir? que ces femmes bréhaignes sont stupides! qu’on est bête en Egypte! Ne soulève pas la portière. Sois pudique, Dea s’habille.
Il fit une pause, et tout à coup on entendit cette exclamation:
—Que Dea est belle!
C’était la voix de Gwynplaine. Fibi et Vinos eurent une secousse et se retournèrent. C’était la voix de Gwynplaine, mais dans la bouche d’Ursus.
Ursus, d’un signe, par l’entre-bâillement de la portière, leur fit défense de s’étonner.
Il reprit avec la voix de Gwynplaine:
—Ange!
Puis il répliqua avec la voix d’Ursus:
—Dea, un ange! tu es fou, Gwynplaine. Il n’y a de mammifère volant que la chauve-souris.
Et il ajouta:
—Tiens, Gwynplaine, va détacher Homo. Ce sera plus raisonnable.
Et il descendit l’escalier d’arrière de la Green-Box, très vite, à la façon leste de Gwynplaine. Tapage imitatif que Dea put entendre.
Il avisa dans la cour le boy que toute cette aventure faisait oisif et curieux.
—Tends tes deux mains, lui dit-il tout bas. Et il lui vida dedans une poignée de sous. Govicum fut attendri de cette munificence. Ursus lui chuchota à l’oreille:
—Boy, installe-toi dans la cour, saute, danse, cogne, gueule, braille, siffle, roucoule, hennis, applaudis, trépigne, éclate de rire, casse quelque chose.
Maître Nicless, humilié et dépité de voir les gens venus pour l’Homme qui Rit rebrousser chemin et refluer vers les autres baraques du champ de foire, avait fermé la porte de l’inn; il avait même renoncé à donner à boire ce soir-là, afin d’éviter l’ennui des questions; et, dans le désœuvrement de la représentation manquée, chandelle au poing, il regardait dans la cour du haut du balcon. Ursus, avec la précaution de mettre sa voix entre parenthèses dans les paumes de ses deux mains ajustées à sa bouche, lui cria:
—Gentleman, faites comme votre boy, glapissez, jappez, hurlez.
Il remonta dans la Green-Box et dit au loup:
—Parle le plus que tu pourras.
Et, haussant la voix:
—Il y a trop de foule. Je crois que nous allons avoir une représentation cahotée.
Cependant Vinos tapait du tambour.
Ursus poursuivit:
—Dea est habillée. On va pouvoir commencer. Je regrette qu’on ait laissé entrer tant de public. Comme ils sont tassés! Mais vois donc, Gwynplaine! y en a-t-il de la tourbe effrénée! je gage que nous ferons notre plus grosse recette aujourd’hui. Allons, drôlesses, toutes deux à la musique! Arrive ici, Fibi, saisis ton clairon. Bon, Vinos, rosse ton tambour. Flanque-lui une raclée. Fibi, prends une pose de Renommée. Mesdemoiselles, je ne vous trouve pas assez nues comme cela. Otez-moi ces jaquettes. Remplacez la toile par la gaze. Le public aime les formes de la femme. Laissons tonner les moralistes. Un peu d’indécence, morbleu. Soyons voluptueuses. Et ruez-vous dans des mélodies éperdues. Ronflez, cornez, crépitez, fanfarez, tambourinez! Que de monde, mon pauvre Gwynplaine!
Il s’interrompit:
—Gwynplaine, aide-moi. Baissons le panneau.
Cependant il déploya son mouchoir.
—Mais d’abord laisse-moi mugir dans mon haillon.
Et il se moucha énergiquement, ce que doit toujours faire un engastrimythe.
Son mouchoir remis dans sa poche, il retira les clavettes du jeu de poulies qui fit son grincement ordinaire. Le panneau s’abaissa.
—Gwynplaine, il est inutile d’écarter la triveline. Gardons le rideau jusqu’à ce que la représentation commence. Nous ne serions pas chez nous. Vous, venez sur l’avant-scène toutes deux. Musique, mesdemoiselles! Poum! Poum! Poum! La chambrée est bien composée. C’est la lie du peuple. Que de populace, mon Dieu!
Les deux brehaignes, abruties d’obéissance, s’installèrent avec leurs instruments à leur place habituelle aux deux angles du panneau abaisse.
Alors Ursus devint extraordinaire. Ce ne fut plus un homme, ce fut une foule. Force de faire la plénitude avec le vide, il appela à son secours une ventriloquie prodigieuse. Tout l’orchestre de voix humaines et bestiales qu’il avait en lui entra en branle à la fois. Il se fit légion. Quelqu’un qui eût fermé les yeux eût cru être dans une place publique un jour de fête ou un jour d’émeute. Le tourbillon de bégaiements et de clameurs qui sortait d’Ursus chantait, clabaudait, causait, toussait, crachait, éternuait, prenait du tabac, dialoguait, faisait les demandes et les réponses, tout cela à la fois. Les syllabes ébauchées rentraient les unes dans les autres. Dans cette cour où il n’y avait rien, on entendait des hommes, des femmes, des enfants. C’était la confusion claire du brouhaha. A travers ce fracas, serpentaient, comme dans une fumée, des cacophonies étranges, des gloussements d’oiseaux, des jurements de chats, des vagissements d’enfants qui tettent. On distinguait l’enrouement des ivrognes. Le mécontentement des dogues sous les pieds des gens bougonnait. Les voix venaient de loin et de près, d’en haut et d’en bas, du premier plan et du dernier. L’ensemble était une rumeur, le détail était un cri. Ursus cognait du poing, frappait du pied, jetait sa voix tout au fond de la cour, puis la faisait venir de dessous terre. C’était orageux et familier. Il passait du murmure au bruit, du bruit au tumulte, du tumulte à l’ouragan. Il était lui et tous. Soliloque et polyglotte. De même qu’il y a le trompe-l’œil, il y a le trompe-l’oreille. Ce que Protée faisait pour le regard, Ursus le faisait pour l’ouïe. Rien de merveilleux comme ce fac-similé de la multitude. De temps en temps il écartait la portière du gynécée et regardait Dea. Dea écoutait.
De son côté dans la cour le boy faisait rage.
Vinos et Fibi s’essoufflaient consciencieusement dans les trompettes et se démenaient sur les tambourins. Maître Nicless, spectateur unique, se donnait, comme elles, l’explication tranquille qu’Ursus était fou, ce qui du reste n’était qu’un détail grisâtre ajouté à sa mélancolie. Le brave hôtelier grommelait: Quel désordres! Il était sérieux comme quelqu’un qui se souvient qu’il y a des lois.
Govicum, ravi d’être utile à du désordre, se démenait presque autant qu’Ursus. Cela l’amusait. De plus, il gagnait ses sous.
Homo était pensif.
A son vacarme, Ursus mêlait des paroles.
—C’est comme à l’ordinaire, Gwynplaine, il y a de la cabale. Nos concurrents sapent nos succès. La huée, assaisonnement du triomphe. Et puis les gens sont trop nombreux. Ils sont mal à leur aise. L’angle des coudes du voisin ne dispose pas à la bienveillance. Pourvu qu’ils ne cassent pas les banquettes! Nous allons être en proie à une population insensée. Ah! si notre ami Tom-Jim-Jack était là! mais il ne vient plus. Vois donc toutes ces têtes les unes sur les autres. Ceux qui sont debout n’ont pas l’air content, quoique se tenir debout soit, selon Galien, un mouvement, que ce grand homme appelle «le mouvement tonique». Nous abrégerons le spectacle. Comme il n’y a que Chaos vaincu d’affiché, nous ne jouerons pas Ursus rursus. C’est toujours ça de gagné. Quel hourvari! O turbulence aveugle des masses! Ils nous feront quelque dégât! Ça ne peut pourtant pas continuer comme ça. Nous ne pourrions pas jouer. On ne saisirait pas un mot de la pièce. Je vais les haranguer. Gwynplaine, écarte un peu la triveline. Citoyens...
Ici Ursus se cria à lui-même d’une voix fébrile et pointue:
—A bas le vieux!
Et il reprit, de sa voix à lui:
—Je crois que le peuple m’insulte. Cicéron a raison: plebs, fex urbis. N’importe, admonestons la mob. J’aurai beaucoup de peine à me faire entendre. Je parlerai pourtant. Homme, fais ton devoir. Gwynplaine, vois donc cette mégère qui grince là-bas.
Ursus fit une pause où il plaça un grincement. Homo, provoqué, en ajouta un second, et Govicum un troisième.
Ursus poursuivit.
—Les femmes sont pires que les hommes. Moment peu propice. C’est égal, essayons le pouvoir d’un discours. Il est toujours l’heure d’être disert.—Écoute ça, Gwynplaine, exorde insinuant.—Citoyennes et citoyens, c’est moi qui suis l’ours. J’ôte ma tête pour vous parler. Je réclame humblement le silence.
Ursus prêta à la foule ce cri:
—Grumphll!
Et continua:
—Je vénère mon auditoire. Grumphll est un épiphonème comme un autre. Salut, population grouillante. Que vous soyez tous de la canaille, je n’en fais nul doute. Cela n’ôte rien à mon estime. Estime réfléchie. J’ai le plus profond respect pour messieurs les sacripants qui m’honorent de leur pratique. Il y a parmi vous des êtres difformes, je ne m’en offense point. Messieurs les boiteux et messieurs les bossus sont dans la nature. Le chameau est gibbeux; le bison est enflé du dos; le blaireau a les jambes plus courtes à gauche qu’à droite; le fait est déterminé par Aristote dans son traité du marcher des animaux. Ceux d’entre vous qui ont deux chemises en ont une sur le torse et l’autre chez l’usurier. Je sais que cela se fait. Albuquerque mettait en gage sa moustache et saint Denis son auréole. Les juifs prêtaient, même sur l’auréole. Grands exemples. Avoir des dettes, c’est avoir quelque chose. Je révère en vous des gueux.
Ursus se coupa par cette interruption en basse profonde:
—Triple baudet!
Et il répondit de son accent le plus poli:
—D’accord. Je suis un savant. Je m’en excuse comme je peux. Je méprise scientifiquement la science. L’ignorance est une réalité dont on se nourrit; la science est une réalité dont on jeûne. En général on est forcé d’opter: être un savant, et maigrir; brouter, et être un âne. O citoyens, broutez! La science ne vaut pas une bouchée de quelque chose de bon. J’aime mieux manger de l’aloyau que de savoir qu’il s’appelle le muscle psoas. Je n’ai, moi, qu’un mérite. C’est l’œil sec. Tel que vous me voyez, je n’ai jamais pleuré. Il faut dire que je n’ai jamais été content. Jamais content. Pas même de moi. Je me dédaigne. Mais, je soumets ceci aux membres de l’opposition ici présents, si Ursus n’est qu’un savant, Gwynplaine est un artiste.
Il renifla de nouveau:
—Grumphll!
Et il reprit:
—Encore Grumphll! c’est une objection. Néanmoins je passe outre. Et Gwynplaine, ô messieurs, mesdames! a près de lui un autre artiste, c’est ce personnage distingué et velu qui nous accompagne, le seigneur Homo, ancien chien sauvage, aujourd’hui loup civilisé, et fidèle sujet de sa majesté. Homo est un mime d’un talent fondu et supérieur. Soyez attentifs et recueillis. Vous allez tout à l’heure voir jouer Homo, ainsi que Gwynplaine, et il faut honorer l’art. Cela sied aux grandes nations. Êtes-vous des hommes des bois? J’y souscris. En ce cas, sylvae sint consule dignae. Deux artistes valent bien un consul. Bon. Ils viennent de me jeter un trognon de chou. Mais je n’ai pas été touché. Cela ne m’empêchera pas de parler. Au contraire. Le danger esquivé est bavard. Garrula pericula, dit Juvénal. Peuple, il y a parmi vous des ivrognes, il y a aussi des ivrognesses. C’est très bien. Les hommes sont infects, les femmes sont hideuses. Vous avez toutes sortes d’excellentes raisons pour vous entasser ici sur ces bancs de cabaret, le désœuvrement, la paresse, l’intervalle entre deux vols, le porter, l’ale, le stout, le malt, le brandy, le gin, et l’attrait d’un sexe pour l’autre sexe. A merveille. Un esprit tourné au badinage aurait ici un beau champ. Mais je m’abstiens. Luxure, soit. Pourtant il faut que l’orgie ait de la tenue. Vous êtes gais, mais bruyants. Vous imitez avec distinction les cris des bêtes; mais que diriez-vous si, quand vous parlez d’amour avec une lady dans un bouge, je passais mon temps à aboyer après vous? Cela vous gênerait. Eh bien, cela nous gêne. Je vous autorise à vous taire. L’art est aussi respectable que la débauche. Je vous parle un langage honnête.
Il s’apostropha:
—Que la fièvre t’étrangle avec tes sourcils en épis de seigle!
Et il répliqua:
—Honorables messieurs, laissons les épis de seigle tranquilles. C’est une impiété de faire violence aux végétables pour leur trouver une ressemblance humaine ou animale. En outre, la fièvre n’étrangle pas. Fausse métaphore. De grâce, faites silence! souffrez qu’on vous le dise, vous manquez un peu de cette majesté qui caractérise le vrai gentilhomme anglais! Je constate que, parmi vous, ceux qui ont des souliers à travers lesquels passent leurs orteils en profitent pour poser leurs pieds sur les épaules des spectateurs qui sont devant eux, ce qui expose les dames à faire la remarque que les semelles se crèvent toujours au point où est la tête des os métatarsiens. Montrez un peu moins vos pieds, et montrez un peu plus vos mains. J’aperçois d’ici des fripons qui plongent leurs griffes ingénieuses dans les goussets de leurs voisins imbéciles. Chers pick-pockets, de la pudeur! Boxez le prochain, si vous voulez, ne le dévalisez pas. Vous fâcherez moins les gens en leur pochant un œil qu’en leur chipant un sou. Endommagez les nez, soit. Le bourgeois tient à son argent plus qu’à sa beauté. Du reste, agréez mes sympathies. Je n’ai point le pédantisme de blâmer les filous. Le mal existe. Chacun l’endure, et chacun le fait. Nul n’est exempt de la vermine de ses péchés. Je ne parle que de celle-là. N’avons-nous pas tous nos démangeaisons? Dieu se gratte à l’endroit du diable. Moi-même j’ai fait des fautes. Plaudite, cives.
Ursus exécuta un long groan qu’il domina par ces paroles finales:
—Milords et messieurs, je vois que mon discours a eu le bonheur de vous déplaire. Je prends congé de vos huées pour un moment. Maintenant je vais remettre ma tête, et la représentation va commencer.
Il quitta l’accent oratoire pour le ton intime.
—Referme la triveline. Respirons. J’ai été mielleux. J’ai bien parlé. Je les ai appelés milords et messieurs. Langage velouté, mais inutile. Que dis-tu de toute cette crapule, Gwynplaine? Comme on se rend bien compte des maux que l’Angleterre a soufferts depuis quarante ans par l’emportement de ces esprits aigres et malicieux! Les anciens anglais étaient belliqueux, ceux-ci sont mélancoliques et illuminés, et ils se font gloire de mépriser les lois et de méconnaître l’autorité royale. J’ai fait tout ce que peut faire l’éloquence humaine. Je leur ai prodigué des métonymies gracieuses comme la joue en fleur d’un adolescent. Sont-ils adoucis? J’en doute. Qu’attendre d’un peuple qui mange si extraordinairement, et qui se bourre de tabac, au point qu’en ce pays les gens de lettres eux-mêmes composent souvent leurs ouvrages avec une pipe à la bouche! C’est égal, jouons la pièce.
On entendit glisser sur leur tringle les anneaux de la triveline. Le tambourinage des bréhaignes cessa. Ursus décrocha sa chiffonie, exécuta son prélude, dit à demi-voix: Hein! Gwynplaine, comme c’est mystérieux! puis se bouscula avec le loup.
Cependant, en même temps que la chiffonie, il avait ôté du clou une perruque très bourrue qu’il avait, et il l’avait jetée sur le plancher dans un coin à sa portée.
La représentation de Chaos vaincu eut lieu presque comme à l’ordinaire, moins les effets de lumière bleue et les féeries d’éclairage. Le loup jouait de bonne foi. Au moment voulu, Dea fit son apparition et de sa voix tremblante et divine évoqua Gwynplaine. Elle étendit le bras, cherchant cette tête...
Ursus se rua sur la perruque, l’ébouriffa, s’en coiffa, et avança doucement, en retenant son souffle, sa tête ainsi hérissée sous la main de Dea.
Puis, appelant à lui tout son art et copiant la voix de Gwynplaine, il chanta avec un ineffable amour la réponse du monstre à l’appel de l’esprit.
L’imitation fut si parfaite que, cette fois encore, les deux bréhaignes cherchèrent des yeux Gwynplaine, effrayées de l’entendre sans le voir.
Govicum, émerveillé, trépigna, applaudit, battit des mains, produisit un vacarme olympien, et rit à lui tout seul comme une troupe de dieux. Ce boy, disonsle, déploya un rare talent de spectateur.
Fibi et Vinos, automates dont Ursus poussait les ressorts, firent le tohu-bohu habituel d’instruments, cuivre et peau d’âne mêlés, qui marquait la fin de la représentation et accompagnait le départ du public.
Ursus se releva en sueur.
Il dit tout bas à Homo:—Tu comprends qu’il s’agissait de gagner du temps. Je crois que nous avons réussi. Je ne m’en suis point mal tiré, moi qui avais pourtant le droit d’être assez éperdu. Gwynplaine peut encore revenir d’ici à demain. Il était inutile de tuer tout de suite Dea. Je t’explique la chose, à toi.
Il ôta la perruque et s’essuya le front.
—Je suis un ventriloque de génie, murmura-t-il. Quel talent j’ai eu! J’ai égalé Brabant, l’engastrimythe du roi de France François Ier. Dea est convaincue que Gwynplaine est ici.
—Ursus, dit Dea, où est Gwynplaine?
Ursus se retourna, en sursaut.
Dea était restée au fond du théâtre, debout sous la lanterne du plafond. Elle était pâle, d’une pâleur d’ombre.
Elle reprit avec un ineffable sourire désespéré:
—Je sais. Il nous a quittés. Il est parti. Je savais bien qu’il avait des ailes.
Et, levant vers l’infini ses yeux blancs, elle ajouta:
—A quand moi?
III
COMPLICATIONS
Ursus demeura interdit.
Il n’avait pas fait illusion.
Était-ce la faute de sa ventriloquie? Non certes. Il avait réussi à tromper Fibi et Vinos, qui avaient des yeux, et non à tromper Dea, qui était aveugle. C’est que les prunelles seules de Fibi et de Vinos étaient lucides, tandis que, chez Dea, c’était le cœur qui voyait.
Il ne put répondre un mot. Et il pensa à part lui: Bos in lingua. L’homme interdit a un bœuf sur la langue.
Dans les émotions complexes, l’humiliation est le premier sentiment qui se fasse jour. Ursus songea:
—J’ai gaspillé mes onomatopées.
Et, comme tout rêveur acculé au pied du mur de l’expédient, il s’injuria:
—Chute à plat. J’ai épuisé en pure perte l’harmonie imitative. Mais qu’allons-nous devenir maintenant?
Il regarda Dea. Elle se taisait, de plus en plus pâlissante, sans faire un mouvement. Son œil perdu restait fixé dans les profondeurs.
Un incident vint à propos.
Ursus aperçut dans la cour maître Nicless, sa chandelle en main, qui lui faisait signe.
Maître Nicless n’avait point assisté à la fin de l’espèce de comédie fantôme jouée par Ursus. Cela tenait à ce qu’on avait frappé à la porte de l’inn. Maître Nicless était allé ouvrir. Deux fois on avait frappé, ce qui avait fait deux éclipses de maître Nicless. Ursus, absorbé par son monologue à cent voix, ne s’en était point aperçu.
Sur l’appel muet de maître Nicless, Ursus descendit.
Il s’approcha de l’hôtelier.
Ursus mit un doigt sur sa bouche.
Maître Nicless mit un doigt sur sa bouche.
Tous deux se regardèrent ainsi.
Chacun d’eux semblait dire à l’autre: Causons, mais taisons-nous.
Le tavernier, silencieusement, ouvrit la porte de la salle basse de l’inn. Maître Nicless entra, Ursus entra. Il n’y avait personne qu’eux deux. La devanture sur la rue, porte et volets, était close.
Le tavernier poussa derrière lui la porte de la cour, qui se ferma au nez de Govicum curieux.
Maître Nicless posa la chandelle sur une table.
Le dialogue s’engagea. A demi-voix, comme un chuchotement.
—Maître Ursus...
—Maître Nicless?
—J’ai fini par comprendre.
—Bah!
—Vous avez voulu faire croire à la pauvre aveugle que tout était ici comme à l’ordinaire.
—Aucune loi ne défend d’être ventriloque.
—Vous avez du talent.
—Non.
—C’est prodigieux à quel point vous faites ce que vous voulez faire.
—Je vous dis que non.
—Maintenant j’ai à vous parler.
—Est-ce de la politique?
—Je n’en sais rien.
—C’est que je n’écouterais pas.
—Voici. Pendant que vous faisiez la pièce et le public à vous tout seul, on a frappé à la porte de la taverne.
—On a frappé à la porte?
—Oui.
—Je n’aime pas ça.
—Moi non plus.
—Et puis?
—Et puis j’ai ouvert.
—Qui est-ce qui frappait?
—Quelqu’un qui m’a parlé.
—Qu’est-ce qu’il a dit?
—Je l’ai écouté.
—Qu’est-ce que vous avez répondu?
—Rien. Je suis revenu vous voir jouer.
—Et?...
—Et l’on a frappé une seconde fois.
—Qui? le même?
—Non. Un autre.
—Quelqu’un encore qui vous a parlé?
—Quelqu’un qui ne m’a rien dit.
—Je le préfère.
—Moi pas.
—Expliquez-vous, maître Nicless.
—Devinez qui avait parlé la première fois.
—Je n’ai pas le temps d’être Oedipe.
—C’était le maître du circus.
—D’à côté?
—D’à côté.
—Où il y a toute cette musique enragée?
—Enragée.
—Eh bien?
—Eh bien, maître Ursus, il vous fait des offres.
—Des offres?
—Des offres.
—Pourquoi?
—Parce que.
—Vous avez sur moi un avantage, maître Nicless, c’est que vous, tout à l’heure, vous avez compris mon énigme, et que moi, maintenant, je ne comprends pas la vôtre.
—Le maître du circus m’a chargé de vous dire qu’il avait vu ce matin passer le cortège de police, et que lui, le maître du circus, voulant vous prouver qu’il est votre ami, il vous offrait de vous acheter, moyennant cinquante livres sterling payées comptant, votre berlingot, la Green-Box, vos deux chevaux, vos trompettes avec les femmes qui y soufflent, votre pièce avec l’aveugle qui chante dedans, votre loup, et vous avec.
Ursus eut un hautain sourire.
—Maître de l’inn Tadcaster, vous direz au maître du circus que Gwynplaine va revenir.
Le tavernier prit sur une chaise quelque chose qui était dans l’obscurité, et se retourna vers Ursus, les deux bras levés, laissant pendre de l’une de ses mains un manteau et de l’autre une esclavine de cuir, un chapeau de feutre et un capingot.
Et maître Nicless dit:
—L’homme qui a frappé la seconde fois, et qui était un homme de police, et qui est entré et sorti sans prononcer une parole, a apporté ceci.
Ursus reconnut l’esclavine, le capingot, le chapeau et le manteau de Gwynplaine.
IV
MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
Ursus palpa le feutre du chapeau, le drap du manteau, la serge du capingot, le cuir de l’esclavine, ne put douter de cette défroque, et d’un geste bref et impératif, sans dire un mot, désigna à maître Nicless la porte de l’inn.
Maître Nicless ouvrit.
Ursus se précipita hors de la taverne.
Maître Nicless le suivit des yeux, et vit Ursus courir, autant que le lui permettaient ses vieilles jambes, dans la direction prise le matin par le wapentake emmenant Gwynplaine. Un quart d’heure après, Ursus essoufflé arrivait dans la petite rue où était l’arrière-guichet de la geôle de Southwark et où il avait passé déjà tant d’heures d’observation.
Cette ruelle n’avait pas besoin de minuit pour être déserte. Mais, triste le jour, elle était inquiétante la nuit. Personne ne s’y hasardait passé une certaine heure. Il semblait qu’on craignît que les deux murs ne se rapprochassent, et qu’on eût peur, s’il prenait fantaisie à la prison et au cimetière de s’embrasser, d’être écrasé par l’embrassement. Effets nocturnes. Les saules tronqués de la ruelle Vauvert à Paris étaient de la sorte mal famés. On prétendait que la nuit ces moignons d’arbres se changeaient en grosses mains et empoignaient les passants.
D’instinct le peuple de Southwark évitait, nous l’avons dit, cette rue entre prison et cimetière. Jadis elle avait été barrée la nuit d’une chaîne de fer. Très inutile; car la meilleure chaîne pour fermer cette rue, c’était la peur qu’elle faisait.
Ursus y entra résolument.
Quelle idée avait-il? Aucune.
Il venait dans cette rue aux informations. Allait-il frapper à la porte de la geôle? Non certes. Cet expédient effroyable et vain ne germait pas dans son cerveau. Tenter de s’introduire là pour demander un renseignement? Quelle folie! Les prisons n’ouvrent pas plus à qui veut entrer qu’à qui veut sortir. Leurs gonds ne tournent que sur la loi. Ursus le savait. Que venait-il donc faire dans cette rue? Voir. Voir quoi? Rien. On ne sait pas. Le possible. Se retrouver en face de la porte où Gwynplaine avait disparu, c’était déjà quelque chose. Quelquefois le mur le plus noir et le plus bourru parle, et d’entre les pierres une lueur sort. Une vague transsudation de clarté se dégage parfois d’un entassement fermé et sombre. Examiner l’enveloppe d’un fait, c’est être utilement aux écoutes. Nous avons tous cet instinct de ne laisser, entre le fait qui nous intéresse et nous, que le moins d’épaisseur possible. C’est pourquoi Ursus était retourné dans la ruelle où était l’entrée basse de la maison de force.
Au moment où il s’engagea dans la ruelle, il entendit un coup de cloche, puis un second.
—Tiens, pensa-t-il, serait-ce déjà minuit?
Machinalement, il se mit à compter:
—Trois, quatre, cinq.
Il songea:
—Comme les coups de cette cloche sont espacés! quelle lenteur!—Six. Sept.
Et il fit cette remarque:
—Quel son lamentable!—Huit, neuf.—Ah! rien de plus simple. Être dans une prison, cela attriste une horloge.—Dix.—Et puis, le cimetière est là. Cette cloche sonne l’heure aux vivants et l’éternité aux morts.—Onze.—Hélas! sonner une heure à qui n’est pas libre, c’est aussi sonner une éternité!—Douze.
Il s’arrêta.
—Oui, c’est minuit.
La cloche sonna un treizième coup.
Ursus tressaillit.
—Treize!
Il y eut un quatorzième coup. Puis un quinzième.
—Qu’est-ce que cela veut dire?
Les coups continuèrent à longs intervalles. Ursus écoutait.
—Ce n’est pas une cloche d’horloge. C’est la cloche Muta. Aussi je disais: Comme minuit sonne longtemps! cette cloche ne sonne pas, elle tinte. Que se passe-t-il de sinistre?
Toute prison autrefois, comme tout monastère, avait sa cloche dite muta, réservée aux occasions mélancoliques. La muta, «la muette», était une cloche tintant très bas, qui avait l’air de faire son possible pour n’être pas entendue.
Ursus avait regagné l’encoignure commode au guet, d’où il avait pu, pendant une grande partie de la journée, épier la prison.
Les tintements se suivaient, à une lugubre distance l’un de l’autre.
Un glas fait dans l’espace une vilaine ponctuation. Il marque dans les préoccupations de tout le monde des alinéas funèbres. Un glas de cloche ressemble à un râle d’homme. Annonce d’agonie. Si, dans les maisons, ça et là, aux environs de cette cloche en branle, il y a des rêveries éparses et en attente, ce glas les coupe en tronçons rigides. La rêverie indécise est une sorte de refuge; on ne sait quoi de diffus dans l’angoisse permet à quelque espérance de percer; le glas, désolant, précise. Cette diffusion, il la supprime, et, dans ce trouble, où l’inquiétude tâche de rester en suspens, il détermine des précipités. Un glas parle à chacun dans le sens de son chagrin ou de son effroi. Une cloche tragique, cela vous regarde. Avertissement. Rien de sombre comme un monologue sur lequel tombe cette cadence. Les retours égaux indiquent une intention. Qu’est-ce que ce marteau, la cloche, forge sur cette enclume, la pensée?
Ursus, confusément, comptait, bien que cela n’eût aucun but, les tintements du glas. Se sentant sur un glissement, il faisait effort pour ne point ébaucher de conjectures. Les conjectures sont un plan incliné où l’on va inutilement trop loin. Néanmoins, que signifiait cette cloche?
Il regardait l’obscurité à l’endroit où il savait qu’était la porte de la prison.
Tout à coup, à cet endroit même qui faisait une sorte de trou noir, il y eut une rougeur. Cette rougeur grandit et devint une clarté.
Cette rougeur n’avait rien de vague. Elle eut tout de suite une forme et des angles. La porte de la geôle venait de tourner sur ses gonds. Cette rougeur en dessinait le cintre et les chambranles.
C’était plutôt un entre-bâillement qu’une ouverture. Une prison, cela ne s’ouvre pas, cela bâille. D’ennui peut-être.
La porte du guichet donna passage à un homme qui avait une torche à la main.
La cloche ne discontinuait pas. Ursus se sentit saisi par deux attentes; il se mit en arrêt, l’oreille au glas, l’œil à la torche.
Après cet homme, la porte, qui n’était qu’entrebâillée, s’élargit tout à fait, et donna issue à deux autres hommes, puis à un quatrième. Ce quatrième était le wapentake, visible à la lumière de la torche. Il avait au poing son bâton de fer.
A la suite du wapentake, défilèrent, débouchant de dessous le guichet, en ordre, deux par deux, avec la rigidité d’une série de poteaux qui marcheraient, des hommes silencieux.
Ce cortége nocturne franchissait la porte basse couple par couple, comme les bini d’une procession de pénitents, sans solution de continuité, avec un soin lugubre de ne faire aucun bruit, gravement, presque doucement. Un serpent qui sort d’un trou a cette précaution.
La torche faisait saillir les profils et les attitudes. Profils farouches, attitudes mornes.
Ursus reconnut tous les visages de police qui, le matin, avaient emmené Gwynplaine.
Nul doute. C’étaient les mêmes. Ils reparaissaient.
Évidemment Gwynplaine aussi allait reparaître.
Ils l’avaient amené là; ils le ramenaient.
C’était clair.
La prunelle d’Ursus redoubla de fixité. Mettrait-on Gwynplaine en liberté?
La double file des gens de police s’écoulait de la voûte basse très lentement, et comme goutte à goutte. La cloche, qui ne s’interrompait point, semblait leur marquer le pas. En sortant de la prison, le cortège, montrant le dos à Ursus, tournait à droite dans le tronçon de la rue opposé à celui où il était posté.
Une deuxième torche brilla sous le guichet.
Ceci annonçait la fin du cortège.
Ursus allait voir ce qu’ils emmenaient. Le prisonnier. L’homme.
Ursus allait voir Gwynplaine.
Ce qu’ils emmenaient apparut.
C’était une bière.
Quatre hommes portaient une bière couverte d’un drap noir.
Derrière eux venait un homme ayant une pelle sur l’épaule.
Une troisième torche allumée, tenue par un personnage lisant dans un livre, qui devait être un chapelain, fermait le cortège.
La bière prit la file à la suite des gens de police qui avaient tourné à droite.
En même temps la tête du cortège s’arrêta.
Ursus entendit le grincement d’une clef.
Vis-à-vis la prison, dans le mur bas qui longeait l’autre côté de la rue, une deuxième ouverture de porte s’éclaira par une torche qui passa dessous.
Cette porte, sur laquelle on distinguait une tête de mort, était la porte du cimetière.
Le wapentake s’engagea dans cette ouverture, puis les hommes, puis la deuxième torche après la première; le cortège y décrut comme le reptile rentrant; la file entière des gens de police pénétra dans cette autre obscurité qui était au delà de cette porte, puis la bière, puis l’homme à la pelle, puis le chapelain avec sa torche et son livre, et la porte se referma.
Il n’y eut plus rien qu’une lueur au-dessus d’un mur.
On entendit un chuchotement, puis des coups sourds.
C’étaient sans doute le chapelain et le fossoyeur qui jetaient sur le cercueil, l’un, des versets de prière, l’autre, des pelletées de terre.
Le chuchotement cessa, les coups sourds cessèrent.
Un mouvement se fit, les torches brillèrent, le wapentake repassa, tenant haut le weapon, sous la porte rouverte du cimetière, le chapelain revint avec son livre, le fossoyeur avec sa pelle, le cortège reparut, sans le cercueil, la double file d’hommes refit le même trajet entre les deux portes avec la même taciturnité et en sens inverse, la porte du cimetière se referma, la porte de la prison se rouvrit, la voûte sépulcrale du guichet se découpa en lueur, l’obscurité du corridor devint vaguement visible, l’épaisse et profonde nuit de la geôle s’offrit au regard, et toute cette vision rentra dans toute cette ombre.
Le glas s’éteignit. Le silence vint tout clore, sinistre serrure des ténèbres.
De l’apparition évanouie, ce ne fut plus que cela.
Un passage de spectres qui se dissipe.
Des rapprochements qui coïncident logiquement finissent par construire quelque chose qui ressemble à l’évidence. A Gwynplaine arrêté, au mode silencieux de son arrestation, à ses vêtements rapportés par l’homme de police, à ce glas de la prison où il avait été conduit, venait s’ajouter, disons mieux, s’ajuster cette chose tragique, un cercueil porté en terre.
—Il est mort! cria Ursus.
Il tomba assis sur une borne.
—Mort! Ils l’ont tué! Gwynplaine! mon enfant! mon fils!
Et il éclata en sanglots.
V
LA RAISON D’ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
Ursus, il s’en vantait, hélas! n’avait jamais pleuré. Le réservoir des pleurs était plein. Une telle plénitude, où s’est accumulée goutte à goutte, douleur à douleur, toute une longue existence, ne se vide pas en un instant. Ursus sanglota longtemps.
La première larme est une ponction. Il pleura sur Gwynplaine, sur Dea, sur lui Ursus, sur Homo. Il pleura comme un enfant. Il pleura comme un vieillard. Il pleura de tout ce dont il avait ri. Il acquitta l’arriéré. Le droit de l’homme aux larmes ne se périme pas.
Du reste, le mort qu’on venait de mettre en terre, c’était Hardquanonne; mais Ursus n’était pas forcé de le savoir.
Plusieurs heures s’écoulèrent.
Le jour commença à poindre; la pâle nappe du matin s’étala, vaguement plissée d’ombre, sur le bowling-green. L’aube vint blanchir la façade de l’inn Tadcaster. Maître Nicless ne s’était pas couché; car parfois le même fait produit plusieurs insomnies.
Les catastrophes rayonnent en tout sens. Jetez une pierre dans l’eau, et comptez les éclaboussures.
Maître Nicless se sentait atteint. C’est fort désagréable, des aventures chez vous. Maître Nicless, peu rassuré et entrevoyant des complications, méditait. Il regrettait d’avoir reçu chez lui «ces gens-là».—S’il avait su!—Ils finiront par lui attirer quelque mauvaise affaire. Comment les mettre dehors maintenant?—Il avait bail avec Ursus.—Quel bonheur s’il en était débarrassé!—Comment s’y prendre pour les chasser?
Brusquement il y eut à la porte de l’inn un de ces frappements tumultueux qui, en Angleterre, annoncent «quelqu’un». La gamme du frappement correspond à l’échelle de la hiérarchie.
Ce n’était point tout à fait le frappement d’un lord, mais c’était le frappement d’un magistrat.
Le tavernier, fort tremblant, entre-bâilla son vasistas.
Il y avait magistrat en effet. Maître Nicless aperçut à sa porte, dans le petit jour, un groupe de police, en tête duquel se détachaient deux hommes, dont l’un était le justicier-quorum.
Maître Nicless avait vu le matin le justicier-quorum, et il le connaissait.
Il ne connaissait pas l’autre homme.
C’était un gentleman gras, au visage couleur cire, en perruque mondaine et en cape de voyage.
Maître Nicless avait grand’peur du premier de ces personnages, le justicier-quorum. Si maître Nicless eût été de la cour, il eût eu plus peur encore du second, car c’était Barkilphedro.
Un des hommes du groupe cogna une seconde fois la porte, violemment.
Le tavernier, avec une grosse sueur d’anxiété au front, ouvrit.
Le justicier-quorum, du ton d’un homme qui a charge de police et qui est très au fait du personnel des vagabonds, éleva la voix et demanda sévèrement:
—Maître Ursus?
L’hôtelier, bonnet bas, répondit:
—Votre honneur, c’est ici.
—Je le sais, dit le justicier.
—Sans doute, votre honneur.
—Qu’il vienne.
—Votre honneur, il n’est pas là.
—Où est-il?
—Je l’ignore.
—Comment?
—Il n’est pas rentré.
—Il est donc sorti de bien bonne heure?
—Non. Mais il est sorti bien tard.
—Ces vagabonds! reprit le justicier.
—Votre honneur, dit doucement maître Nicless. le voilà.
Ursus, en effet, venait de paraître à un détour de mur. Il arrivait à l’inn. Il avait passé presque toute la nuit entre la geôle où, à midi, il avait vu entrer Gwynplaine, et le cimetière où, à minuit, il avait entendu combler une fosse. Il était pâle de deux pâleurs, de sa tristesse et du crépuscule.
Le petit jour, qui est de la lueur à l’état de larve, laisse les formes, même celles qui se meuvent, mêlées à la diffusion de la nuit. Ursus, blême et vague, marchant lentement, ressemblait à une figure de songe.
Dans cette distraction farouche que donne l’angoisse, il s’en était allé de l’inn tête nue. Il ne s’était pas même aperçu qu’il n’avait point de chapeau. Ses quelques cheveux gris remuaient au vent. Ses yeux ouverts ne paraissaient pas regarder. Souvent, éveillé on est endormi, de même qu’il arrive qu’endormi on est éveillé. Ursus avait un air fou.
—Maître Ursus, cria le tavernier, venez. Leurs honneurs désirent vous parler.
Maître Nicless, occupé uniquement d’amadouer l’incident, lâcha, et en même temps eût voulu retenir ce pluriel, «leurs honneurs», respectueux pour le groupe, mais blessant peut-être pour le chef, confondu de la sorte avec ses subordonnés.
Ursus eut le sursaut d’un homme précipité à bas d’un lit où il dormirait profondément.
—Qu’est-ce? dit-il.
Et il aperçut la police, et en tête de la police le magistrat.
Nouvelle et rude secousse.
Tout à l’heure le wapentake, maintenant le justicier-quorum. L’un semblait le jeter à l’autre. Il y a de vieilles histoires d’écueils comme cela.
Le justicier-quorum lui fit signe d’entrer dans la taverne.
Ursus obéit.
Govicum, qui venait de se lever et qui balayait la salle, s’arrêta, se rencogna derrière les tables, mit son balai au repos, et retint son souffle. Il plongea son poing dans ses cheveux et se gratta vaguement, ce qui indique l’attention aux événements.
Le justicier-quorum s’assit sur un banc, devant une table; Barkilphedro prit une chaise. Ursus et maître Nicless demeurèrent debout. Les gens de police, laissés dehors, se massèrent devant la porte refermée.
Le justicier-quorum fixa sa prunelle légale sur Ursus, et dit:
—Vous avez un loup.
Ursus répondit:
—Pas tout à fait.
—Vous avez un loup, reprit le justicier, en soulignant «loup» d’un accent décisif.
Ursus répondit:
—C’est que...
Et il se tut.
—Délit, repartit le justicier.
Ursus hasarda cette plaidoirie:
—C’est mon domestique.
Le justicier posa sa main à plat sur la table les cinq doigts écartés, ce qui est un très beau geste d’autorité.
—Baladin, demain, à pareille heure, vous et votre loup; vous aurez quitté l’Angleterre. Sinon, le loup sera saisi, mené au greffe, et tué.
Ursus pensa:—Continuation des assassinats.—Mais il ne souffla mot et se contenta de trembler de tous ses membres.
—Vous entendez? reprit le justicier.
Ursus adhéra d’un hochement de tête.
Le justicier insista.
—Tué.
Il y eut un silence.
—Étranglé, ou noyé.
Le justicier-quorum regarda Ursus.
—Et vous en prison.
Ursus murmura:
—Mon juge...
—Soyez parti avant demain matin. Sinon, tel est l’ordre.
—Mon juge...
—Quoi?
—Il faut que nous quittions l’Angleterre, lui et moi?
—Oui.
—Aujourd’hui?
—Aujourd’hui.
—Comment faire?
Maître Nicless était heureux. Ce magistrat, qu’il avait redouté, venait à son aide. La police se faisait l’auxiliaire de lui, Nicless. Elle le délivrait de ces «gens-là». Le moyen qu’il cherchait, elle le lui apportait. Cet Ursus qu’il voulait congédier, la police le chassait. Force majeure. Rien à objecter. Il était ravi. Il intervint:
—Votre honneur, cet homme...
Il désignait Ursus du doigt.
—... Cet homme demande comment faire pour quitter l’Angleterre aujourd’hui? Rien de plus simple. Il y a, tous les jours et toutes les nuits, aux amarrages de la Tamise, de ce côté-ci du pont de Londres comme de l’autre côté, des bateaux qui partent pour les pays. On va d’Angleterre en Danemark, en Hollande, en Espagne, pas en France, à cause de la guerre, mais partout. Cette nuit, plusieurs navires partiront, vers une heure du matin, qui est l’heure de la marée. Entre autres, la panse Vograat de Rotterdam.
Le justicier-quorum fit un mouvement d’épaule du côté d’Ursus:
—Soit. Partez par le premier bateau venu. Par la Vograat.
—Mon juge... fit Ursus.
—Eh bien?
—Mon juge, si je n’avais, comme autrefois, que ma petite baraque à roues, cela se pourrait. Elle tiendrait sur un bateau. Mais...
—Mais quoi?
—Mais c’est que j’ai la Green-Box, qui est une grande machine avec deux chevaux, et, si large que soit un navire, jamais cela n’entrera.
—Qu’est-ce que cela me fait? dit le justicier. On tuera le loup.
Ursus, frémissant, se sentait manié comme par une main de glace.—Les monstres! pensa-t-il. Tuer les gens! c’est leur expédient.
Le tavernier sourit, et s’adressa à Ursus.
—Maître Ursus, vous pouvez vendre la Green-Box.
Ursus regarda Nicless.
—Maître Ursus, vous avez offre.
—De qui?
—Offre pour la voiture. Offre pour les deux chevaux. Offre pour les deux femmes bréhaignes. Offre...
—De qui? répéta Ursus.
—Du maître du circus voisin.
—C’est juste.
Ursus se souvint.
Maître Nicless se tourna vers le justicier-quorum.
—Votre honneur, le marché peut être conclu aujourd’hui même. Le maître du circus d’à côté désire acheter la grande voiture et les deux chevaux.
—Le maître de ce circus a raison, dit le justicier, car il va en avoir besoin. Une voiture et des chevaux, cela lui sera utile. Lui aussi partira aujourd’hui. Les révérends des paroisses de Southwark se sont plaints des vacarmes obscènes du Tarrinzeau-field. Le shériff a pris des mesures. Ce soir, il n’y aura plus une seule baraque de bateleur sur cette place. Fin des scandales. L’honorable gentleman qui daigne être ici présent...
Le justicier-quorum s’interrompit par un salut à Barkilphedro, que Barkilphedro lui rendit.
—... L’honorable gentleman qui daigne être ici présent est arrivé cette nuit de Windsor. Il apporte des ordres. Sa majesté a dit: II faut nettoyer cela.
Ursus, dans sa longue méditation de toute la nuit, n’avait pas été sans se poser quelques questions. Après tout, il n’avait vu qu’une bière. Était-il bien sûr que Gwynplaine fut dedans? Il pouvait y avoir sur la terre d’autres morts que Gwynplaine. Un cercueil qui passe n’est pas un trépassé qui se nomme. A la suite de l’arrestation de Gwynplaine, il y avait eu un enterrement. Cela ne prouvait rien. Post hoc, nonpropter hoc,—etc.—Ursus en était revenu à douter. L’espérance brûle et luit sur l’angoisse comme le naphte sur l’eau. Cette flamme surnageante flotte éternellement sur la douleur humaine. Ursus avait fini par se dire: Il est probable que c’est Gwynplaine qu’on a enterré, mais ce n’est pas certain. Qui sait? Gwynplaine est peut-être encore vivant.
Ursus s’inclina devant le justicier.
—Honorable juge, je partirai. Nous partirons. On partira. Par la Vograat. Pour Rotterdam. J’obéis. Je vendrai la Green-Box, les chevaux, les trompettes, les femmes d’Egypte. Mais il y a quelqu’un qui est avec moi, un camarade, et que je ne puis laisser derrière moi. Gwynplaine...
—Gwynplaine est mort, dit une voix.
Ursus eut l’impression du froid d’un reptile sur sa peau. C’était Barkilphedro qui venait de parler.
La dernière lueur s’évanouissait. Plus de doute. Gwynplaine était mort.
Ce personnage devait le savoir. Il était assez sinistre pour cela.
Ursus salua.
Maître Nicless était très bon homme en dehors de la lâcheté. Mais, effrayé, il était atroce. La suprême férocité, c’est la peur.
Il grommela:
—Simplification.
Et il eut, derrière Ursus, ce frottement de mains, particulier aux égoïstes, qui signifie: M’en voila quitte! et qui semble fait au-dessus de la cuvette de Ponce-Pilate.
Ursus accablé baissait la tête. La sentence de Gwynplaine était exécutée, la mort; et, quant à lui, son arrêt lui était signifié, l’exil. Il n’y avait plus qu’à obéir. Il songeait.
Il sentit qu’on lui touchait le coude. C’était l’autre personnage, l’acolyte du justicier-quorum. Ursus tressaillit.
La voix qui avait dit: Gwynplaine est mort, lui chuchota à l’oreille:
—Voici dix livres sterling que vous envoie quelqu’un qui vous veut du bien.
Et Barkilphedro posa une petite bourse sur une table devant Ursus.
On se rappelle la cassette que Barkilphedro avait emportée.
Dix guinées sur deux mille, c’était tout ce que pouvait faire Barkilphedro. En conscience, c’était assez. S’il eût donné davantage, il y eût perdu. Il avait pris la peine de faire la trouvaille d’un lord, il en commençait l’exploitation, il était juste que le premier rendement de la mine lui appartînt. Ceux qui verraient là une petitesse seraient dans leur droit, mais auraient tort de s’étonner. Barkilphedro aimait l’argent, surtout volé. Un envieux contient un avare. Barkilphedro n’était pas sans défauts. Commettre des crimes, cela n’empêche pas d’avoir des vices. Les tigres ont des poux.
D’ailleurs, c’était l’école de Bacon.
Barkilphedro se tourna vers le justicier-quorum, et lui dit:
—Monsieur, veuillez terminer. Je suis très pressé. Une chaise attelée des propres relais de sa majesté m’attend. Il faut que je reparte ventre à terre pour Windsor, et que j’y sois avant deux heures d’ici. J’ai des comptes à rendre et des ordres à prendre.
Le justicier-quorum se leva.
Il alla à la porte qui n’était fermée qu’au pêne, l’ouvrit, regarda, sans dire un mot, les gens de police, et il lui jaillit de l’index un éclair d’autorité. Tout le groupe entra avec ce silence où l’on entrevoit l’approche de quelque chose de sévère.
Maître Nicless, satisfait du dénoûment rapide qui coupait court aux complications, charmé d’être hors de cet écheveau brouillé, craignit, en voyant ce déploiement d’exempts, qu’on n’appréhendât Ursus chez lui. Deux arrestations coup sur coup dans sa maison, celle de Gwynplaine, puis celle d’Ursus, cela pouvait nuire à la taverne, les buveurs n’aimant point les dérangements de police. C’était le cas d’une intervention convenablement suppliante et généreuse. Maître Nicless tourna vers le justicier-quorum sa face souriante où la confiance était tempérée par le respect:
—Votre honneur, je fais observer à votre honneur que ces honorables messieurs les sergents ne sont point indispensables du moment que le loup coupable va être emmené hors d’Angleterre, et que ce nommé Ursus ne fait point de résistance, et que les ordres de votre honneur sont ponctuellement suivis. Votre honneur considérera que les actions respectables de la police, si nécessaires au bien du royaume, font du tort à un établissement, et que ma maison est innocente. Les saltimbanques de la Green-Box étant nettoyés, comme dit sa majesté la reine, je ne vois plus personne ici de criminel, car je ne suppose pas que la fille aveugle et les deux bréhaignes soient délinquantes, et j’implorerais votre honneur de daigner abréger son auguste visite et de congédier ces dignes messieurs qui viennent d’entrer, car ils n’ont rien à faire en ma maison, et si votre honneur me permettait de prouver la justesse de mon dire sous la forme d’une humble question, je rendrais évidente l’inutilité de la présence de ces vénérables messieurs en demandant à votre honneur: Puisque le nommé Ursus s’exécute et part, qui peuvent-ils avoir à arrêter ici?
—Vous, dit le justicier.
On ne discute pas avec un coup d’épée qui vous perce de part en part. Maître Nicless s’affaissa sur n’importe quoi, sur une table, sur un banc, sur ce qui se trouva là, altéré.
Le justicier haussa la voix tellement que, s’il y avait des gens sur la place, ils pouvaient l’entendre.
—Maître Nicless Plumptre, tavernier de cette taverne, ceci est le dernier point à régler. Ce baladin et ce loup sont des vagabonds. Ils sont chassés. Mais le plus coupable, c’est vous. C’est chez vous, et de votre consentement, que la loi a été violée, et vous, homme patenté, investi d’une responsabilité publique, vous avez installé le scandale dans votre maison. Maître Nicless, votre licence vous est retirée, vous payerez l’amende, et vous irez en prison.
Les gens de police entourèrent le tavernier.
Le justicier continua, désignant Govicum:
—Ce garçon, votre complice, est saisi.
Le poignet d’un exempt s’abattit sur le collet de Govicum, qui considéra l’exempt avec curiosité. Le boy, pas très effrayé, comprenait peu, avait déjà vu plus d’une chose singulière, et se demandait si c’était la suite de la comédie.
Le justicier-quorum enfonça son chapeau sur son chef, croisa ses deux mains sur son ventre, ce qui est le comble de la majesté, et ajouta:
—C’est dit, maître Nicless, vous serez attrait en prison, et mis en geôle. Vous et ce boy. Et cette maison, l’inn Tadcaster, demeurera fermée, condamnée et close. Pour l’exemple. Sur ce, vous allez nous suivre.
LIVRE SEPTIEME
LA TITANE
I
RÉVEIL
—Et Dea!
Il sembla à Gwynplaine, regardant poindre le jour à Corleone-lodge pendant ces aventures de l’inn Tadcaster, que ce cri venait du dehors; ce cri était en lui.
Qui n’a entendu les profondes clameurs de l’âme?
D’ailleurs le jour se levait.
L’aurore est une voix.
A quoi servirait le soleil si ce n’est à réveiller la sombre endormie, la conscience?
La lumière et la vertu sont de même espèce.
Que le dieu s’appelle Christ ou qu’il s’appelle Amour, il y a toujours une heure où il est oublié, même par le meilleur; nous avons tous, même les saints, besoin d’une voix qui nous fasse souvenir, et l’aube fait parler en nous l’avertisseur sublime. La conscience crie devant le devoir comme le coq chante devant le jour.
Le cœur humain, ce chaos, entend le Fiat lux.
Gwynplaine—nous continuerons à le nommer ainsi; Clancharlie est un lord, Gwynplaine est un homme;—Gwynplaine fut comme ressuscité.
Il était temps que l’artère fût liée.
Il y avait en lui une fuite d’honnêteté.
—Et Dea! dit-il.
Et il sentit dans ses veines comme une transfusion généreuse. Quelque chose de salubre et de tumultueux se précipitait en lui. L’irruption violente des bonnes pensées, c’est un retour au logis de quelqu’un qui n’a pas sa clef, et qui force honnêtement son propre mur. Il y a escalade, mais du bien. Il y a effraction, mais du mal.
—Dea! Dea! Dea! répéta-t-il.
Il s’affirmait à lui-même son propre cœur.
Et il fit cette question à haute voix:
—Où es-tu?
Presque étonné qu’on ne lui répondit pas. Il reprit, regardant le plafond et les murs, avec un égarement où la raison revenait:
—Où es-tu? où suis-je?
Et dans cette chambre, dans cette cage, il recommença sa marche de bête farouche enfermée.
—Où suis-je? à Windsor. Et toi? à Southwark. Ah! mon Dieu! voilà la première fois qu’il y a une distance entre nous. Qui donc a creusé cela? moi ici, toi là! Oh! cela n’est pas. Cela ne sera pas. Qu’est-ce donc qu’on m’a fait?
Il s’arrêta.
—Qui donc m’a parlé de la reine? est-ce que je connais cela? Changé! moi changé! pourquoi? parce que je suis lord. Sais-tu ce qui se passe, Dea? tu es lady. C’est étonnant les choses qui arrivent. Ah ça! il s’agit de retrouver mon chemin. Est-ce qu’on m’aurait perdu? Il y a un homme qui m’a parlé avec un air obscur. Je me rappelle les paroles qu’il m’a adressées:—Milord, une porte qui s’ouvre ferme une autre porte. Ce qui est derrière vous n’est plus.—Autrement dit: Vous êtes un lâche! Cet homme-là, le misérable! il me disait cela pendant que je n’étais pas encore réveillé. Il abusait de mon premier moment étonné. J’étais comme une proie qu’il avait. Où est-il, que je l’insulte! Il me parlait avec le sombre sourire du rêve. Ah! voici que je redeviens moi! C’est bon. On se trompe si l’on croit qu’on fera de lord Clancharlie ce qu’on voudra! Pair d’Angleterre, oui, avec une pairesse, qui est Dea. Des conditions! est-ce que j’en accepte? La reine? que m’importe la reine! je ne l’ai jamais vue. Je ne suis pas lord pour être esclave. J’entre libre dans la puissance. Est-ce qu’on se figure m’avoir déchaîné pour rien? On m’a démuselé, voilà tout. Dea! Ursus! nous sommes ensemble. Ce que vous étiez, je l’étais. Ce que je suis, vous l’êtes. Venez! Non. J’y vais! Tout de suite. Tout de suite! J’ai déjà trop attendu. Que doivent-ils penser de ne pas me voir revenir? Cet argent! quand je pense que je leur ai envoyé de l’argent! C’était moi qu’il fallait. Je me rappelle, cet homme, il m’a dit que je ne pouvais pas sortir d’ici. Nous allons voir. Allons, une voiture! une voiture! qu’on attelle. Je veux aller les chercher. Où sont les valets? Il doit y avoir des valets, puisqu’il y a un seigneur. Je suis le maître ici. C’est ma maison. Et j’en tordrai les verrous, et j’en briserai les serrures, et j’en enfoncerai les portes à coups de pied. Quelqu’un qui me barre le passage, je lui passe mon épée au travers du corps, car j’ai une épée maintenant. Je voudrais bien voir qu’on me résistât. J’ai une femme, qui est Dea. J’ai un père, qui est Ursus. Ma maison est un palais et je le donne à Ursus. Mon nom est un diadème et je le donne à Dea. Vite! Tout de suite! Dea, me voici! Ah! j’aurai vite enjambé l’intervalle, va!
Et, levant la première portière venue, il sortit de la chambre impétueusement.
Il se trouva dans un corridor.
Il alla devant lui.
Un deuxième corridor se présenta.
Toutes les portes étaient ouvertes.
Il se mit à marcher au hasard, de chambre en chambre, de couloir en couloir, cherchant la sortie.
II
RESSEMBLANCE D’UN PALAIS AVEC UN BOIS
Dans les palais à l’italienne, Corleone-lodge était de cette sorte, il y avait très peu de portes. Tout était rideau, portière, tapisserie.
Pas de palais à cette époque qui n’eût, à l’intérieur, un singulier fouillis de chambres et de corridors où abondait le faste; dorures, marbres, boiseries ciselées, soies d’orient; avec des recoins pleins de précaution et d’obscurité, d’autres pleins de lumière. C’étaient des galetas riches et gais, des réduits vernis, luisants, revêtus de faïences de Hollande ou d’azulejos de Portugal, des embrasures de hautes fenêtres coupées en soupentes, et des cabinets tout en vitres, jolies lanternes logeables. Les épaisseurs de mur, évidées, étaient habitables. Ça et là, des bonbonnières, qui étaient des garde-robes. Cela s’appelait «les petits appartements». C’est là qu’on commettait les crimes.
Si l’on avait à tuer le duc de Guise ou à fourvoyer la jolie présidente de Sylvecane, ou, plus tard, à étouffer les cris des petites qu’amenait Lebel, c’était commode. Logis compliqué, inintelligible à un nouveau venu. Lieu des rapts; fond ignoré où aboutissaient les disparitions. Dans ces élégantes cavernes les princes et les seigneurs déposaient leur butin; le comte de Charolais y cachait madame Courchamp, la femme du maître des requêtes; M. de Monthulé y cachait la fille de Haudry, le fermier de la Croix Saint-Lenfroy; le prince de Conti y cachait les deux belles boulangères de l’Ile-Adam; le duc de Buckingham y cachait la pauvre Pennywell, etc. Les choses qui s’accomplissaient là étaient de celles qui se font, comme dit la loi romaine, vi, clam et precario, par force, en secret, et pour peu de temps. Qui était là y restait selon le bon plaisir du maître. C’étaient des oubliettes, dorées. Cela tenait du cloître et du sérail. Des escaliers tournaient, montaient, descendaient. Une spirale de chambres s’emboîtant vous ramenait à votre point de départ. Une galerie s’achevait en oratoire. Un confessionnal se greffait sur une alcôve. Les ramifications des coraux et les percées des éponges avaient probablement servi de modèles aux architectes des «petits appartements» royaux et seigneuriaux. Les embranchements étaient inextricables. Des portraits pivotant sur des ouvertures offraient des entrées et des sorties. C’était machiné. Il le fallait bien; il s’y jouait des drames. Les étages de cette ruche allaient des caves aux mansardes. Madrépore bizarre incrusté dans tous les palais, à commencer par Versailles, et qui était comme l’habitation des pygmées dans la demeure des titans. Couloirs, reposoirs, nids, alvéoles, cachettes. Toutes sortes de trous où se fourraient les petitesses des grands.
Ces lieux, serpentants et murés, éveillaient des idées de jeux, d’yeux bandés, de mains à tâtons, de rires contenus, colin-maillard, cache-cache; et en même temps faisaient songer aux Atrides, aux Plantagenets, aux Médicis, aux sauvages chevaliers d’Elz, à Rizzio, à Monaldeschi, aux épées poursuivant un fuyard de chambre en chambre.
L’antiquité avait, elle aussi, de mystérieux logis de ce genre, où le luxe était approprié aux horreurs. L’échantillon en a été conservé sous terre dans certains sépulcres d’Egypte, par exemple dans la crypte du roi Psamméticus, découverte par Passalacqua. On trouve dans les vieux poètes l’effroi de ces constructions suspectes. Error circumflexus, locus implicitus gyris.
Gwynplaine était dans les petits appartements de Corleone-lodge.
Il avait la fièvre de partir, d’être dehors, de revoir Dea. Cet enchevêtrement de corridors et de cellules, de portes dérobées, de portes imprévues, l’arrêtait et le ralentissait. Il eût voulu y courir, il était forcé d’y errer. Il croyait n’avoir qu’une porte à pousser, il avait un écheveau à débrouiller.
Après une chambre, une autre. Puis des carrefours de salons.
Il ne rencontrait rien de vivant. Il écoutait. Aucun mouvement.
Il lui semblait parfois revenir sur ses pas.
Par moments il croyait voir quelqu’un venir à lui. Ce n’était personne. C’était lui, dans une glace, en habit de seigneur.
C’était lui, invraisemblable. Il se reconnaissait, mais pas tout de suite.
Il allait, prenant tous les passages qui s’offraient.
Il s’engageait dans des méandres d’architecture intime; là un cabinet coquettement peint et sculpté, un peu obscène et très discret; là une chapelle équivoque tout écaillée de nacres et d’émaux, avec des ivoires faits pour être vus à la loupe, comme des dessus de tabatières; là un de ces précieux retraits florentins accommodés pour les hypocondries féminines, et qu’on appelait dès lors boudoirs. Partout, sur les plafonds, sur les murs, sur les planchers même, il y avait des figurations veloutées ou métalliques d’oiseaux et d’arbres, des végétations extravagantes enroulées de perles, des bossages de passementerie, des nappes de jais, des guerriers, des reines, des tritonnes cuirassées d’un ventre d’hydre. Les biseaux des cristaux taillés ajoutaient des effets de prismes à des effets de reflets. Les verroteries jouaient les pierreries. On voyait étinceler des encoignures sombres. On ne savait si toutes ces facettes lumineuses, où des verres d’émeraudes s’amalgamaient à des ors de soleil levant et où flottaient des nuées gorge de pigeon, étaient des miroirs microscopiques ou des aigues-marines démesurées. Magnificence à la fois délicate et énorme. C’était le plus mignon des palais, à moins que ce ne fût le plus colossal des écrins. Une maison pour Mab ou un bijou pour Géo. Gwynplaine cherchait l’issue.
Il ne la trouvait pas. Impossible de s’orienter. Rien de capiteux comme l’opulence quand on la voit pour la première fois. Mais en outre c’était un labyrinthe. A chaque pas, une magnificence lui faisait obstacle. Cela semblait résister à ce qu’il s’en allât. Cela avait l’air de ne pas vouloir le lâcher. Il était comme dans une glu de merveilles. Il se sentait saisi et retenu.
—Quel horrible palais! pensait-il.
Il rôdait dans ce dédale, inquiet, se demandant ce que cela voulait dire, s’il était en prison, s’irritant, aspirant à l’air libre. Il répétait: Dea! Dea! comme on tient le fil qu’il ne faut pas laisser rompre et qui vous fera sortir.
Par moments il appelait.
—Hé! quelqu’un!
Rien ne répondait.
Ces chambres n’en finissaient pas. C’était désert, silencieux, splendide, sinistre.
On se figure ainsi les châteaux enchantés.
Des bouches de chaleur cachées entretenaient dans ces corridors et dans ces cabinets une température d’été. Le mois de juin semblait avoir été pris par quelque magicien et enfermé dans ce labyrinthe. Par moments cela sentait bon. On traversait des bouffées de parfums comme s’il y avait là des fleurs invisibles. On avait chaud. Partout des tapis. On eût pu se promener nu.
Gwynplaine regardait par les fenêtres. L’aspect changeait. Il voyait tantôt des jardins, remplis des fraîcheurs du printemps et du matin, tantôt de nouvelles façades avec d’autres statues, tantôt des patios à l’espagnole, qui sont de petites cours quadrangulaires entre de grands bâtiments, dallées, moisies et froides; parfois une rivière qui était la Tamise, parfois une grosse tour qui était Windsor.
Dehors, de si grand matin, il n’y avait point de passants.
Il s’arrêtait. Il écoutait.
—Oh! je m’en irai, disait-il. Je rejoindrai Dea. On ne me gardera pas de force. Malheur à qui voudrait m’empêcher de sortir! Qu’est-ce que c’est que cette grande tour-là? S’il y a un géant, un dogue d’enfer, une tarasque, pour barrer la porte dans ce palais ensorcelé, je l’exterminerai. Une armée, je la dévorerais. Dea! Dea!
Tout à coup il entendit un petit bruit, très faible. Cela ressemblait à de l’eau qui coule.
Il était dans une galerie étroite, obscure, fermée à quelques pas devant lui par un rideau fendu.
Il alla à ce rideau, l’écarta, entra.
Il pénétra dans de l’inattendu.
III
EVE
Une salle octogone, voûtée en anse de panier, sans fenêtres, éclairée d’un jour d’en haut, toute revêtue, mur, pavage et voûte, de marbre fleur de pêcher; au milieu de la salle un baldaquin pinacle en marbre drap mortuaire, à colonnes torses, dans le style pesant et charmant d’Elisabeth, couvrant d’ombre une vasque-baignoire du même marbre noir; au milieu de la vasque un fin jaillissement d’eau odorante et tiède remplissant doucement et lentement la cuve; c’est là ce qu’il avait devant les yeux.
Bain noir fait pour changer la blancheur en resplendissement.
C’était cette eau qu’il avait entendue. Une fuite ménagée dans la baignoire à un certain niveau ne la laissait pas déborder. La vasque fumait, mais si peu qu’il y avait à peine quelque buée sur le marbre. Le grêle jet d’eau était pareil à une souple verge d’acier fléchissante au moindre souffle.
Aucun meuble. Si ce n’est, près de la baignoire, une de ces chaises-lits à coussins assez longues pour qu’une femme, qui y est étendue, puisse avoir à ses pieds son chien, ou son amant; d’où can-al-pie, dont nous avons fait canapé.
C’était une chaise longue d’Espagne, vu que le bas était en argent. Les coussins et le capiton étaient de soie glacée blanc.
De l’autre côté de la baignoire, se dressait, adossée au mur, une haute étagère de toilette en argent massif avec tous ses ustensiles, ayant à son milieu huit petites glaces de Venise ajustées daans un châssis d’argent et figurant une fenêtre.
Dans le pan coupé de muraille le plus voisin du canapé, était entaillée une baie carrée qui ressemblait à une lucarne et qui était bouchée d’un panneau fait d’une lame d’argent rouge. Ce panneau avait des gonds comme un volet. Sur l’argent rouge brillait, niellée et dorée, une couronne royale. Au-dessus du panneau était suspendu et scellé au mur un timbre qui était en vermeil, à moins qu’il ne fût en or.
Vis-à-vis l’entrée de cette salle, en-face de Gwynplaine qui s’était arrêté court, le pan coupé de marbre manquait. Il était remplacé par une ouverture de même dimension, allant jusqu’à la voûte et fermée d’une large et haute toile d’argent.
Cette toile, d’une ténuité féerique, était transparente. On voyait au travers.
Au centre de la toile, à l’endroit où est d’ordinaire l’araignée, Gwynplaine aperçut une chose formidable, une femme nue.
Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. Le vêtement était une chemise, très longue, comme les robes d’anges dans les tableaux de sainteté, mais si fine qu’elle semblait mouillée. De là un à peu près de femme nue, plus traître et plus périlleux que la nudité franche. L’histoire a enregistré des processions de princesses et de grandes dames entre deux files de moines, où, sous prétexte de pieds nus et d’humilité, la duchesse de Montpensier se montrait ainsi à tout Paris dans une chemise de dentelle. Correctif: un cierge à la main.
La toile d’argent, diaphane comme une vitre, était un rideau. Elle n’était fixée que du haut, et pouvait se soulever. Elle séparait la salle de marbre, qui était une salle de bain, d’une chambre, qui était une chambre à coucher. Cette chambre, très petite, était une espèce de grotte de miroirs. Partout des glaces de Venise, contiguës, ajustées polyédriquement, reliées par des baguettes dorées, réfléchissaient le lit qui était au centre. Sur ce lit, d’argent comme la toilette et le canapé, était couchée la femme. Elle dormait.
Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes.
Son oreiller de guipure était tombé à terre sur le tapis.
Entre sa nudité et le regard il y avait deux obstacles, sa chemise et le rideau de gaze d’argent, deux transparences. La chambre, plutôt alcôve que chambre, était éclairée avec une sorte de retenue par le reflet de la salle de bain. La femme peut-être n’avait pas de pudeur, mais la lumière en avait.
Le lit n’avait ni colonnes, ni dais, ni ciel, de sorte que la femme, quand elle ouvrait les yeux, pouvait se voir mille fois nue dans les miroirs au-dessus de sa tête.
Les draps avaient le désordre d’un sommeil agité. La beauté des plis indiquait la finesse de la toile. C’était l’époque où une reine, songeant qu’elle serait damnée, se figurait l’enfer ainsi: un lit avec de gros draps.
Du reste, cette mode du sommeil nu venait d’Italie, et remontait aux romains. Sub clara nuda lucerna, dit Horace.
Une robe de chambre en soie singulière, de Chine sans doute, car dans les plis on entrevoyait un grand lézard d’or, était jetée sur le pied du lit.
Au delà du lit, au fond de l’alcôve, il y avait probablement une porte, masquée et marquée par une assez grande glace sur laquelle étaient peints des paons et des cygnes. Dans cette chambre faite d’ombre tout reluisait. Les espacements entre les cristaux et les dorures étaient enduits de cette matière étincelante qu’on appelait à Venise «fiel de verre».
Au chevet du lit était fixé un pupitre en argent à tasseaux tournants et à flambeaux fixes sur lequel on pouvait voir un livre ouvert portant au haut des pages ce titre en grosses lettres rouges: Alcoramus Mahumedis.
Gwynplaine ne percevait aucun de ces détails. La femme, voilà ce qu’il voyait.
Il était à la fois pétrifié et bouleversé; ce qui s’exclut, mais ce qui existe.
Cette femme, il la reconnaissait.
Elle avait les yeux fermés et le visage tourné vers lui.
C’était la duchesse.
Elle, cet être mystérieux en qui se mélangeaient tous les resplendissements de l’inconnu, celle qui lui avait fait faire tant de songes inavouables, celle qui lui avait écrit une si étrange lettre! La seule femme au monde dont il pût dire: Elle m’a vu, et elle veut de moi! Il avait chassé les songes, il avait brûlé la lettre. Il l’avait reléguée, elle; le plus loin qu’il avait pu hors de sa rêverie et de sa mémoire; il n’y pensait plus; il l’avait oubliée...
Il la revoyait!
Il la revoyait terrible.
La femme nue, c’est la femme armée.
Il ne respirait plus. Il se sentait soulevé comme dans un nimbe, et poussé. Il regardait. Cette femme devant lui! Était-ce possible?
Au théâtre, duchesse. Ici, néréide, naïade, fée. Toujours apparition.
Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. Ses regards étaient devenus deux chaînes, et l’attachaient à cette vision.
Était-ce une fille? Était-ce une vierge? Les deux. Messaline, présente peut-être dans l’invisible, devait sourire, et Diane devait veiller. Il y avait sur cette beauté la clarté de l’inaccessible. Pas de pureté comparable à cette forme chaste et altière. Certaines neiges qui n’ont jamais été touchées sont reconnaissables. Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette femme les avait. Ce qui se dégageait de ce front inconscient, de cette vermeille chevelure éparse, de ces cils abaissés, de ces veines bleues vaguement visibles, de ces rondeurs sculpturales des seins, des hanches et des genoux modelant les affleurements roses de la chemise, c’était la divinité d’un sommeil auguste. Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. Cette créature était nue avec autant de calme que si elle avait droit au cynisme divin, elle avait la sécurité d’une olympienne qui se fait fille du gouffre, et qui peut dire à l’océan: Père! et elle s’offrait, inabordable et superbe, à tout ce qui passe, aux regards, aux désirs, aux démences, aux songes, aussi fièrement assoupie sur ce lit de boudoir que Vénus dans l’immensité de l’écume.
Elle s’était endormie la nuit et prolongeait son sommeil au grand jour; confiance commencée dans les ténèbres et continuée dans la lumière.
Gwynplaine frémissait. Il admirait.
Admiration malsaine, et qui intéresse trop.
Il avait peur.
La boîte à surprises du sort ne s’épuise point. Gwynplaine avait cru être au bout. Il recommençait. Qu’était-ce que tous ces éclairs, s’abattant sur sa tête sans relâche, et enfin, foudroiement suprême, lui jetant, à lui, homme frissonnant, une déesse endormie? Qu’était-ce que toutes ces ouvertures de ciel successives d’où finissait par sortir, désirable et redoutable, son rêve? Qu’était-ce que ces complaisances du tentateur inconnu lui apportant, l’une après l’autre, ses aspirations vagues, ses velléités confuses, jusqu’à ses mauvaises pensées devenues chair vivante, et l’accablant sous une enivrante série de réalités tirées de l’impossible? Y avait-il conspiration de toute l’ombre contre lui, misérable, et qu’allait-il devenir avec tous ces sourires de la fortune sinistre autour de lui? Qu’était-ce que ce vertige arrangé exprès? Cette femme! là! pourquoi? comment? Nulle explication. Pourquoi lui? Pourquoi elle? Était-il fait pair d’Angleterre exprès pour cette duchesse? Qui les amenait ainsi l’un à l’autre? qui était dupe? qui était victime? De qui abusait-on la bonne foi? était-ce Dieu qu’on trompait? Toutes ces choses, il ne les précisait pas, il les entrevoyait à travers une suite de nuages noirs dans son cerveau. Ce logis magique et malveillant, cet étrange palais, tenace comme une prison, était-il du complot? Gwynplaine subissait une sorte de résorption. Des forces obscures le garrottaient mystérieusement. Une gravitation l’enchaînait. Sa volonté, soutirée, s’en allait de lui. A quoi se retenir? Il était hagard et charmé. Cette fois, il se sentait irrémédiablement insensé. La sombre chute à pic dans le précipice d’éblouissement continuait.
La femme dormait.
Pour lui, l’état de trouble s’aggravant, ce n’était même plus la lady, la duchesse, la dame; c’était la femme.
Les déviations sont dans l’homme à l’état latent. Les vices ont dans notre organisme un tracé invisible tout préparé. Même innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. Être sans tache, ce n’est pas être sans défaut. L’amour est une loi. La volupté est un piège. Il y a l’ivresse, et il y a l’ivrognerie. L’ivresse, c’est de vouloir une femme; l’ivrognerie, c’est de vouloir la femme.
Gwynplaine, hors de lui, tremblait.
Que faire contre cette rencontre? Pas de flots d’étoffes, pas d’ampleurs soyeuses, pas de toilette prolixe et coquette, pas d’exagération galante cachant et montrant, pas de nuage. La nudité dans sa concision redoutable. Sorte de sommation mystérieuse, effrontément édénique. Tout le côté ténébreux de l’homme mis en demeure. Ève pire que Satan. L’humain et le surhumain amalgamés. Extase inquiétante, aboutissant au triomphe brutal de l’instinct sur le devoir. Le contour souverain de la beauté est impérieux. Quand il sort de l’idéal et quand il daigne être réel, c’est pour l’homme une proximité funeste.
Par instants la duchesse se déplaçait mollement sur le lit, et avait les vagues mouvements d’une vapeur dans l’azur, changeant d’attitude comme la nuée change de forme. Elle ondulait, composant et décomposant des courbes charmantes. Toutes les souplesses de l’eau, la femme les a. Comme l’eau, la duchesse avait on ne sait quoi d’insaisissable. Chose bizarre à dire, elle était là, chair visible, et elle restait chimérique. Palpable, elle semblait lointaine. Gwynplaine, effaré et pâle, contemplait. Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre une respiration de fantôme. Il était attiré, il se débattait. Que faire contre elle? que faire contre lui?
Il s’était attendu à tout, excepté à cela. Un gardien féroce en travers de la porte, quelque furieux monstre geôlier à combattre, voilà sur quoi il avait compté. Il avait prévu Cerbère; il trouvait Hébé.
Une femme nue. Une femme endormie.
Quel sombre combat!
Il fermait les paupières. Trop d’aurore dans l’œil est une souffrance. Mais, à travers ses paupières fermées, tout de suite il la revoyait. Plus ténébreuse, aussi belle.
Prendre la fuite, ce n’est pas facile. Il avait essayé, et n’avait pu. Il était enraciné comme on est dans le rêve. Quand nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé. Avancer reste possible, reculer non. Les invisibles bras de la faute sortent de terre et nous tirent dans le glissement.
Une banalité acceptée de tout le monde, c’est que l’émotion s’émousse. Rien n’est plus faux. C’est comme si l’on disait que, sous de l’acide nitrique tombant goutte à goutte, une plaie s’apaise et s’endort, et que l’écartèlement blase Damiens.
La vérité est qu’à chaque redoublement, la sensation est plus aiguë.
D’étonnement en étonnement, Gwynplaine était arrivé au paroxysme. Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. Il sentait en lui un éveil effrayant.
De boussole, il n’en avait plus. Une seule certitude était devant lui, cette femme. On ne sait quel irrémédiable bonheur s’entr’ouvrait, ressemblant à un naufrage. Plus de direction possible. Un courant irrésistible, et l’écueil. L’écueil, ce n’est pas le rocher, c’est la sirène. Un aimant est au fond de l’abîme. S’arracher à cette attraction, Gwynplaine le voulait, mais comment faire? Il ne sentait plus de point d’attache. La fluctuation humaine est infinie. Un homme peut être désemparé comme un navire. L’ancre, c’est la conscience. Chose lugubre, la conscience peut casser.
Il n’avait même pas cette ressource:—Je suis défiguré et terrible. Elle me repoussera.—Cette femme lui avait écrit qu’elle l’aimait.
Il y a dans les crises un instant de porte-à-faux. Quand nous débordons sur le mal plus que nous ne nous appuyons sur le bien, cette quantité de nous-même qui est en suspens sur la faute finit par l’emporter et nous précipite. Ce moment triste était-il venu pour Gwynplaine?
Comment échapper?
Ainsi c’était elle! la duchesse! cette femme! Il l’avait devant lui, dans cette chambre, dans ce lieu désert, endormie, livrée, seule. Elle était à sa discrétion, et il était en son pouvoir!
La duchesse!
On a aperçu une étoile au fond des espaces. On l’a admirée. Elle est si loin! que craindre d’une étoile fixe? Un jour,—une nuit,—on la voit se déplacer. On distingue un frisson de lueur autour d’elle. Cet astre, qu’on croyait impassible, remue. Ce n’est pas l’étoile, c’est la comète. C’est l’immense incendiaire du ciel. L’astre marche, grandit, secoue une chevelure de pourpre, devient énorme. C’est de votre côté qu’il se dirige. O terreur, il vient à vous! La comète vous connaît, la comète vous désire, la comète vous veut. Épouvantable approche céleste. Ce qui arrive sur vous, c’est le trop de lumière, qui est l’aveuglement; c’est l’excès de vie, qui est la mort. Cette avance que vous fait le zénith, vous la refusez. Cette offre d’amour du gouffre, vous la rejetez. Vous mettez votre main sur vos paupières, vous vous cachez, vous vous dérobez, vous vous croyez sauvé. Vous rouvrez les yeux...—L’étoile redoutable est là. Elle n’est plus étoile, elle est monde. Monde ignoré. Monde de lave et de braise. Dévorant prodige des profondeurs. Elle emplit le ciel. Il n’y a plus qu’elle. L’escarboucle du fond de l’infini, diamant de loin, de près est fournaise. Vous êtes dans sa flamme.
Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de paradis.
IV
SATAN
Tout à coup la dormeuse se réveilla. Elle se dressa sur son séant avec une majesté brusque et harmonieuse; ses cheveux de blonde soie floche se répandirent avec un doux tumulte sur ses reins; sa chemise tombante laissa voir son épaule très bas; elle toucha de sa main délicate son orteil rose, et regarda quelques instants son pied nu, digne d’être adoré par Périclés et copié par Phidias; puis elle s’étira et bâilla comme une tigresse au soleil levant.
Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsqu’on retient son souffle, avec effort.
—Est-ce qu’il y a là quelqu’un? dit-elle.
Elle dit cela tout en bâillant, et c’était plein de grâce.
Gwynplaine entendit cette voix qu’il ne connaissait pas. Voix de charmeuse; accent délicieusement hautain; l’intonation de la caresse tempérant l’habitude du commandement.
En même temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue antique ainsi agenouillée dans mille plis transparents, elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout, le temps de voir passer une flèche, et tout de suite enveloppée. En un clin d’œil la robe de soie la couvrit. Les manches, très longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des pieds d’enfant.
Elle s’ôta du dos un flot de cheveux qu’elle rejeta sur sa robe, puis elle courut derrière le lit, au fond de l’alcôve, et appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement recouvrait une porte.
Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l’index replié.
—Y a-t-il quelqu’un? Lord David! est-ce que ce serait déjà vous? Quelle heure est-il donc? Est-ce toi, Barkilphedro?
Elle se retourna.
—Mais non. Ce n’est pas de ce côté-ci. Est-ce qu’il y a quelqu’un dans la chambre de bain? Mais répondez donc! Au fait, non, personne ne peut venir par là.
Elle alla au rideau de toile d’argent, l’ouvrit du bout de son pied, l’écarta d’un mouvement d’épaule, et entra dans la chambre de marbre.
Gwynplaine sentit comme un froid d’agonie. Nul abri. Il était trop tard pour fuir. D’ailleurs il n’en avait pas la force. Il eût voulu que le pavé se fendît, et tomber sous terre. Aucun moyen de ne pas être vu.
Elle le vit.
Elle le regarda, prodigieusement étonnée, mais sans aucun tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mépris:
—Tiens, dit-elle, Gwynplaine!
Puis, subitement, d’un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou.
Elle lui pressa la tête entre ses bras nus dont les manches, dans cet emportement, s’étaient relevées.
Et tout à coup le repoussant, abattant sur les deux épaules de Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant lui, lui debout devant elle, elle se mit à le regarder étrangement.
Elle regarda, fatale, avec ses yeux d’Aldébaran, rayon visuel mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral. Gwynplaine contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, éperdu sous la double fixité de ce regard de ciel et de ce regard d’enfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient l’éblouissement sinistre. Ils se fascinaient l’un l’autre, lui par la difformité, elle par la beauté, tous deux par l’horreur.
Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. Elle s’écria:
—Tu as de l’esprit. Tu es venu. Tu as su que j’avais été forcée de partir de Londres. Tu m’as suivie. Tu as bien fait. Tu es extraordinaire d’être ici.
Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte d’éclair. Gwynplaine, confusément averti par une vague crainte sauvage et honnête, recula, mais les ongles roses crispés sur son épaule le tenaient. Quelque chose d’inexorable s’ébauchait. Il était dans l’antre de la femme fauve, homme fauve lui-même.
Elle reprit:
—Anne, cette sotte,—tu sais? la reine,—elle m’a fait venir à Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivée, elle était enfermée avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’à moi? Voilà ce que j’appelle être un homme. Des obstacles. Il n’y en a pas. On est appelé, on accourt. Tu t’es renseigné? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le savais. Qui est-ce qui t’a introduit? C’est le mousse sans doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinées. Comment t’y es-tu pris? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas. Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je t’aime mieux surprenant. Tu es assez monstrueux pour être merveilleux. Tu tombes de l’empyrée, voilà, ou tu montes du troisième dessous, à travers la trappe de l’Érèbe. Rien de plus simple, le plafond s’est écarté ou le plancher s’est ouvert. Une descente par les nuées ou une ascension dans un flamboiement de soufre, c’est ainsi que tu arrives. Tu mérites d’entrer comme les dieux. C’est dit, tu es mon amant.
Gwynplaine, égaré, écoutait, sentant de plus en plus sa pensée osciller. C’était fini. Et impossible de douter. La lettre de la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant d’une duchesse, amant aimé! l’immense orgueil aux mille têtes sombres remua dans ce cœur infortuné.
La vanité, force énorme en nous, contre nous.
La duchesse continua:
—Puisque tu es là, c’est que c’est voulu. Je n’en demande pas davantage. Il y a quelqu’un en haut, ou en bas, qui nous jette l’un à l’autre. Fiançailles du Styx et de l’Aurore. Fiançailles effrénées hors de toutes les lois! Le jour où je t’ai vu, j’ai dit:—C’est lui. Je le reconnais. C’est le monstre de mes rêves. Il sera à moi.—Il faut aider le destin. C’est pourquoi je t’ai écrit. Une question, Gwynplaine? crois-tu à la prédestination? J’y crois, moi, depuis que j’ai lu le Songe de Scipion dans Cicéron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme. Tu t’es habillé en seigneur. Pourquoi pas? Tu es saltimbanque. Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. D’ailleurs, qu’est-ce que les lords? des clowns. Tu as une noble taille, tu es très bien fait. C’est inouï que tu sois ici! Quand es-tu arrivé? Depuis combien de temps es-tu là? Est-ce que tu m’as vue nue? je suis belle, n’est-ce pas? J’allais prendre mon bain. Oh! je t’aime. Tu as lu ma lettre! L’as-tu lue toi-même? Te l’a-t-on lue? Sais-tu lire? Tu dois être ignorant. Je te fais des questions, mais n’y réponds pas. Je n’aime pas ton son de voix. Il est doux. Un être incomparable comme toi ne devrait pas parler, mais grincer. Tu chantes, c’est harmonieux. Je hais cela. C’est la seule chose en toi qui me déplaise. Tout le reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans l’Inde, tu serais dieu. Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur la face? Non, n’est-ce pas? C’est sans doute une mutilation pénale. J’espère bien que tu as commis quelque crime. Viens dans mes bras.
Elle se laissa tomber sur le canapé et le fit tomber près d’elle. Ils se trouvèrent l’un près de l’autre sans savoir comment. Ce qu’elle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés. Elle avait l’admiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte, frénétiquement, d’une voix éperdue et tendre. Sa parole était une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une tempête.
Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe.
—Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur! Être altesse, comme c’est fade! Je suis auguste, rien de plus fatigant. Déchoir repose. Je suis si saturée de respect que j’ai besoin de mépris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, à commencer par Vénus, Cléopâtre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et à finir par moi. Je t’afficherai, je le déclare. Voilà une amourette qui fera une contusion à la royale famille Stuart dont je suis. Ah! je respire! J’ai trouvé l’issue. Je suis hors de là majesté. Être déclassée, c’est être délivrée. Tout rompre, tout braver, tout faire, tout défaire, c’est vivre. Écoute, je t’aime.
Elle s’interrompit, et eut un effrayant sourire.
—Je t’aime non seulement parce que tu es difforme, mais parce que tu es vil. J’aime le monstre, et j’aime l’histrion. Un amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce pilori qu’on appelle un théâtre, cela a une saveur extraordinaire. C’est mordre au fruit de l’abîme. Un amant infamant, c’est exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du paradis, mais de l’enfer, voilà ce qui me tente, j’ai cette faim et cette soif, et je suis cette Ève-là. L’Ève du gouffre. Tu es probablement, sans le savoir, un démon. Je me suis gardée à un masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils. Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maître que j’attendais. Il me fallait un amour comme en ont les Médées et les Canidies. J’étais sûre qu’il m’arriverait une de ces immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre. Gwynplaine, personne ne m’a possédée, je me donne à toi pure comme la braise ardente. Tu ne me crois évidemment pas, mais si tu savais comme cela m’est égal!
Ses paroles avaient le pêle-mêle de l’éruption. Une piqûre au flanc de l’Etna donnerait l’idée de ce jet de flamme.
Gwynplaine balbutia:
—Madame...
Elle lui mit la main sur la bouche.
—Silence! je te contemple. Gwynplaine, je suis l’immaculée effrénée. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne m’a connue, et je pourrais être Pythie à Delphes, et avoir sous mon talon nu le trépied de bronze où les prêtres, accoudés sur la peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon cœur est de pierre, mais il ressemble à ces cailloux mystérieux que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, à l’embouchure de la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un serpent. Ce serpent, c’est mon amour. Amour tout-puissant, car il t’a fait venir. La distance impossible était entre nous. J’étais dans Sirius et tu étais dans Allioth. Tu as fait la traversée démesurée, et te voilà. C’est bien. Tais-toi. Prends-moi.
Elle s’arrêta. Il frissonnait. Elle se remit à sourire.
—Vois-tu, Gwynplaine, rêver, c’est créer. Un souhait est un appel. Construire une chimère, c’est provoquer la réalité. L’ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas défier. Elle nous satisfait. Te voilà. Oserai-je me perdre? oui. Oserai-je être ta maîtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose? avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, c’est de l’argile qui désire être fange. J’ai besoin de me mépriser. Cela assaisonne l’orgueil. L’alliage de la grandeur, c’est la bassesse. Rien ne se combine mieux. Méprise-moi, toi qu’où méprise. L’avilissement sous l’avilissement, quelle volupté! la fleur double de l’ignominie! je la cueille. Foule-moi aux pieds. Tu ne m’en aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu pourquoi je t’idolâtre? parce que je te dédaigne. Tu es si au-dessous de moi que je te mets sur un autel. Mêler le haut et le bas, c’est le chaos, et le chaos me plaît. Tout commence et finit par le chaos. Qu’est-ce que le chaos? une immense souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumière, et avec cet égout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas à quel point je suis perverse. Pétris un astre dans de la boue, ce sera moi.
Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe défaite, son torse de vierge.
Elle poursuivit:
—Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va s’étonner! l’étonnement des imbéciles est doux. Moi, je me comprends. Suis-je une déesse? Amphitrite s’est donnée au Cyclope. Fluctivoma Amphitrite. Suis-je une fée? Urgèle s’est livrée à Bugryx, l’androptère aux huit mains palmées. Suis-je une princesse? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois monstres. Je suis plus grande qu’elles, car tu es pire qu’eux. Gwynplaine, nous sommes faits l’un pour l’autre. Le monstre que tu es dehors, je le suis dedans. De là mon amour. Caprice, soit. Qu’est-ce que l’ouragan? un caprice. Il y a entre nous une affinité sidérale; l’un et l’autre nous sommes de la nuit, toi par la face, moi par l’intelligence. A ton tour tu me crées. Tu arrives, voilà mon âme dehors. Je ne la connaissais pas. Elle est surprenante. Ton approche fait sortir l’hydre de moi, déesse. Tu me révèles ma vraie nature. Tu me fais faire la découverte de moi-même. Vois comme je te ressemble. Regarde dans moi comme dans un miroir. Ton visage, c’est mon âme. Je ne savais pas être à ce point terrible. Moi aussi je suis donc un monstre! O Gwynplaine, tu me désennuies.
Elle eut un étrange rire d’enfant, s’approcha de son oreille et lui dit tout bas:
—Veux-tu voir une femme folle? c’est moi.
Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre. Sa robe avait des dérangements redoutables. L’extase aveugle et bestiale envahissait Gwynplaine. Extase où il y avait de l’agonie.
Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des éclaboussures de feu. Il sentait sourdre l’irréparable. Il n’avait pas la force de dire un mot. Elle s’interrompait, elle le considérait: O monstre! murmurait-elle. Elle était farouche.
Brusquement, elle lui saisit les mains.
—Gwynplaine, je suis le trône, tu es le tréteau. Mettons-nous de plain-pied. Ah! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte. Ou s’en prosternerait davantage, car plus on abhorre, plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais reptile. Dragon, mais ver. Oh! je suis dépravée comme les dieux. On ne peut toujours pas m’ôter cela d’être la bâtarde d’un roi. J’agis en reine. Qu’était-ce que Rhodope? Une reine qui aima Phtèh, l’homme à la tête de crocodile. Elle a bâti en son honneur la troisième pyramide. Penthésilée a aimé le centaure, qui s’appelle le Sagittaire, et qui est une constellation. Et que dis-tu d’Anne d’Autriche? Mazarin était-il assez laid! Tu n’es pas laid, toi, tu es difforme. Le laid est petit, le difforme est grand. Le laid, c’est la grimace du diable derrière le beau. Le difforme est l’envers du sublime. C’est l’autre côté. L’Olympe a deux versants; l’un, dans la clarté, donne Apollon; l’autre, dans la nuit, donne Polyphème. Toi, tu es Titan. Tu serais Béhémoth dans la forêt, Léviathan dans l’océan, Typhon dans le cloaque. Tu es suprême. Il y a de la foudre dans ta difformité. Ton visage a été dérangé par un coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, c’est la torsion courroucée du grand poing de flamme. Il t’a pétri et il a passé. La vaste colère obscure a, dans un accès de rage, englué ton âme sous cette effroyable figure surhumaine. L’enfer est un réchaud pénal où chauffe ce fer rouge qu’on appelle la Fatalité; tu es marqué de ce fer-là. T’aimer, c’est comprendre le grand. J’ai ce triomphe. Être amoureuse d’Apollon, le bel effort! La gloire se mesure à l’étonnement. Je t’aime. J’ai rêvé de toi des nuits, des nuits, des nuits! C’est ici un palais à moi. Tu verras mes jardins. Il y a des sources sous les feuilles, des grottes où l’on peut s’embrasser, et de très beaux groupes de marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs! Il y en a trop. Au printemps, c’est un incendie de roses. T’ai-je dit que la reine était ma sœur? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me crache au visage. As-tu une religion? Moi je suis papiste. Mon père Jacques II est mort en France avec un tas de jésuites autour de lui. Jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve auprès de toi. Oh! je voudrais être le soir avec toi, pendant qu’on ferait de la musique, tous deux adossés au même coussin, sous le tendelet de pourpre d’une galère d’or, au milieu des douceurs infinies de la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t’adore. Les caresses peuvent rugir. En doutez-vous? entrez chez les lions. L’horreur était dans cette femme et se combinait avec la grâce. Rien de plus tragique. On sentait la griffe, on sentait le velours. C’était l’attaque féline, mêlée de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans ce va-et-vient. Elle idolâtrait, insolemment. Le résultat, c’était la démence communiquée. Fatal langage, inexprimablement violent et doux. Ce qui insultait n’insultait pas. Ce qui adorait outrageait. Ce qui souffletait déifiait. Son accent imprimait à ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle grandeur prométhéenne. Les fêtes de la Grande Déesse, chantées par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les étoiles cette sombre rage épique. Ces paroxysmes compliquaient les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme était comme transfigurée, s’il est possible qu’on se transfigure du côté opposé au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de crinière; sa robe se refermait, puis se rouvrait; rien de charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son œil bleu se mêlaient aux flamboiements de son œil noir, elle était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu par la pénétration profonde d’une telle approche.
—Je t’aime! cria-t-elle.
Et elle le mordit d’un baiser.
Homère a des nuages qui peut-être allaient devenir nécessaires sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour Gwynplaine, être aimé par une femme qui avait un regard et qui le voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de lèvres divines, c’était exquis et fulgurant. Il sentait devant cette femme pleine d’énigmes tout s’évanouir en lui. Le souvenir de Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour; les ailes du doux être céleste saignent entre ces dents féroces et souriantes.
Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme? Est-ce que l’homme a, comme le globe, deux pôles? Sommes-nous, sur notre axe inflexible, la sphère tournante, astre de loin, boue de près, où alternent le jour et la nuit? Le cœur a-t-il deux côtés, l’un qui aime dans la lumière, l’autre qui aime dans les ténèbres? Ici la femme rayon; là la femme cloaque. L’ange est nécessaire. Est-ce qu’il serait possible que le démon, lui aussi, fût un besoin? Y a-t-il pour l’âme l’aile de chauve-souris? l’heure crépusculaire sonne-t-elle fatalement pour tous? la faute fait-elle partie intégrante de notre destinée non refusable? le mal, dans notre nature, est-il à prendre en bloc, avec le reste? est-ce que la faute est une dette à payer? Frémissements profonds.
Et une voix pourtant nous dit que c’est un crime d’être faible. Ce que Gwynplaine éprouvait était indicible, la chair, la vie, l’effroi, la volupté, une ivresse accablée, et toute la quantité de honte qu’il y a dans l’orgueil. Est-ce qu’il allait tomber?
Elle répéta:—Je t’aime!
Et, frénétique, elle l’étreignit contre sa poitrine.
Gwynplaine haletait.
Tout à coup, tout près d’eux, une petite sonnerie ferme et claire vibra. C’était le timbre scellé dans le mur qui tintait. La duchesse tourna la tête, et dit:
—Qu’est-ce qu’elle me veut?
Et brusquement, avec le bruit d’une trappe à ressort, le panneau d’argent incrusté d’une couronne royale s’ouvrit.
L’intérieur d’un tour, tapissé de velours bleu prince, apparut avec une lettre sur une assiette d’or.
Cette lettre était volumineuse et carrée et posée de façon à montrer le cachet, qui était une grande empreinte sur de la cire vermeille. Le timbre continuait de sonner.
Le panneau ouvert touchait presque au canapé où tous deux étaient assis. La duchesse, penchée et se retenant d’un bras au cou de Gwynplaine, étendit l’autre bras, prit la lettre sur l’assiette, et repoussa le panneau. Le tour se referma et le timbre se tut.
La duchesse cassa la cire entre ses doigts, défit l’enveloppe, en tira deux plis qu’elle contenait, et jeta l’enveloppe à terre aux pieds de Gwynplaine.
Le sceau de cire brisé restait déchiffrable, et Gwynplaine put y distinguer une couronne royale et au-dessous la lettre A.
L’enveloppe déchirée étalait ses deux côtés, de sorte qu’on pouvait en même temps lire la suscription: A sa grâce la duchesse Josiane.
Les deux plis qu’avait contenus l’enveloppe étaient un parchemin et un vélin. Le parchemin était grand, le vélin était petit. Sur le parchemin était empreint un large sceau de chancellerie, en cette cire verte dite cire de seigneurie. La duchesse, toute palpitante et les yeux noyés d’extase, fit une imperceptible moue d’ennui.
—Ah! dit-elle, qu’est-ce qu’elle m’envoie là? Une paperasse! Quel trouble-fête que cette femme!
Et, laissant de côté le parchemin, elle entr’ouvrit le vélin.
—C’est de son écriture. C’est de l’écriture de ma sœur. Cela me fatigue. Gwynplaine, je t’ai demandé si tu savais lire. Sais-tu lire?
Gwynplaine fit de la tête signe que oui.
Elle s’étendit sur le canapé, presque comme une femme couchée, cacha soigneusement ses pieds sous sa robe et ses bras sous ses manches, avec une pudeur bizarre, tout en laissant voir son sein, et, couvrant Gwynplaine d’un regard passionné, elle lui tendit le vélin.
—Eh bien, Gwynplaine, tu es à moi. Commence ton service. Mon bien-aimé, lis-moi ce que m’écrit la reine.
Gwynplaine prit le vélin, il défit le pli, et, d’une voix où il y avait toutes sortes de tremblements, il lut:
«Madame,
«Nous vous envoyons gracieusement la copie ci-jointe d’un procès-verbal, certifié et signé par notre serviteur William Cowper, lord chancelier de ce royaume d’Angleterre, et duquel il résulte cette particularité considérable que le fils légitime de lord Linnaeus Clancharlie vient d’être constaté et retrouvé, sous le nom de Gwynplaine, dans la bassesse d’une existence ambulante et vagabonde et parmi des saltimbanques et bateleurs. Cette suppression d’état remonte à son plus bas âge. En conséquence des lois du royaume, et en vertu de son droit héréditaire, lord Fermain Clancharlie, fils de lord Linnaeus, sera, ce jourd’hui même, admis et réintégré dans la chambre des lords. C’est pourquoi, voulant vous bien traiter et vous conserver la transmission des biens et domaines des lords Clancharlie Hunkerville, nous le substituons dans vos bonnes grâces à lord David Dirry-Moir. Nous avons fait amener lord Fermain dans votre résidence de Corleone-lodge; nous commandons et voulons, comme reine et sœur, que notre dit lord Fermain Clancharlie, nommé jusqu’à ce jour Gwynplaine, soit votre mari, et vous l’épouserez, et c’est notre plaisir royal.»
Pendant que Gwynplaine lisait, avec des intonations qui chancelaient presque à chaque mot, la duchesse, soulevée du coussin du canapé, écoutait, l’œil fixe. Comme Gwynplaine achevait, elle lui arracha la lettre.
—ANNE, REINE, dit-elle, lisant la signature, avec une intonation de rêverie.
Puis elle ramassa à terre le parchemin qu’elle avait jeté, et y promena son regard. C’était la déclaration des naufragés de la Matutina, copiée sur un procès-verbal signé du shériff de Southwark et du lord-chancelier.
Le procès-verbal lu, elle relut le message de la reine. Puis elle dit:
—Soit.
Et, calme, montrant du doigt à Gwynplaine la portière de la galerie par où il était entré:
—Sortez, dit-elle.
Gwynplaine, pétrifié, demeura immobile.
Elle reprit, glaciale:
—Puisque vous êtes mon mari, sortez.
Gwynplaine, sans parole, les yeux baissés comme un coupable, ne bougeait pas. Elle ajouta:
—Vous n’avez pas le droit d’être ici. C’est la place de mon amant.
Gwynplaine était comme cloué.
—Bien, dit-elle. Ce sera moi, je m’en vais. Ah! vous êtes mon mari! Rien de mieux. Je vous hais.
Et se levant, jetant à on ne sait qui dans l’espace un hautain geste d’adieu, elle sortit.
La portière de la galerie se referma sur elle.
V
ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
Gwynplaine demeura seul.
Seul en présence de cette baignoire tiède et de ce lit défait.
La pulvérisation des idées était en lui à son comble. Ce qu’il pensait ne ressemblait pas à de la pensée. C’était une diffusion, une dispersion, l’angoisse d’être dans l’incompréhensible. Il avait en lui quelque chose comme le sauve-qui-peut d’un rêve.
L’entrée dans les mondes inconnus n’est pas une chose simple.
A partir de la lettre de la duchesse, apportée par le mousse, une série d’heures surprenantes avait commencé pour Gwynplaine, de moins en moins intelligibles. Jusqu’à cet instant il était dans le songe, mais il y voyait clair. Maintenant il y tâtonnait.
Il ne pensait pas. Il ne songeait même plus. Il subissait.
Il restait assis sur le canapé, à l’endroit où la duchesse l’avait laissé.
Tout à coup il y eut dans cette ombre un bruit de pas. C’était un pas d’homme. Ce pas venait du côté opposé à la galerie par où était sortie la duchesse. Il approchait, et on l’entendait sourdement, mais nettement. Gwynplaine, quelle que fût son absorption, prêta l’oreille.
Subitement, au delà du rideau de toile d’argent que la duchesse avait laissé entr’ouvert, derrière le lit, la porte qu’il était aisé de soupçonner sous la glace peinte s’ouvrit toute grande, et une voix mâle et joyeuse, chantant à pleine gorge, jeta dans la chambre aux miroirs ce refrain d’une vieille chanson française:
Juraient comme des porteurs de chaise.
Un homme entra.
Cet homme avait l’épée au côté et à la main un chapeau à plumes avec ganse et cocarde, et était vêtu d’un magnifique habit de mer, galonné.
Gwynplaine se dressa, comme si un ressort le mettait debout.
Il reconnut cet homme et cet homme le reconnut.
De leurs deux bouches stupéfaites s’échappa en même temps ce double cri:
—Gwynplaine!
—Tom-Jim-Jack!
L’homme au chapeau à plumes marcha sur Gwynplaine, qui croisa les bras.
—Comment es-tu ici, Gwynplaine?
—Et toi, Tom-Jim-Jack, comment y viens-tu?
—Ah! je comprends. Josiane! un caprice. Un saltimbanque qui est un monstre, c’est trop beau pour qu’on y résiste. Tu t’es déguisé pour venir ici, Gwynplaine.
—Et toi aussi, Tom-Jim-Jack.
—Gwynplaine, que signifie cet habit de seigneur?
—Tom-Jim-Jack, que signifie cet habit d’officier?
—Gwynplaine, je ne réponds pas aux questions.
—Ni moi, Tom-Jim-Jack.
—Gwynplaine, je ne m’appelle pas Tom-Jim-Jack.
—Tom-Jim-Jack, je ne m’appelle pas Gwynplaine.
—Gwynplaine, je suis ici chez moi.
—Je suis ici chez moi, Tom-Jim-Jack.
—Je te défends de me faire écho. Tu as l’ironie, mais j’ai ma canne. Trêve à tes parodies, misérable drôle.
Gwynplaine devint pâle.
—Drôle toi-même! et tu me rendras raison de cette insulte.
—Dans ta baraque, tant que tu voudras. A coups de poing.
—Ici, et à coups d’épée.
—L’ami Gwynplaine, l’épée est affaire de gentilshommes. Je ne me bats qu’avec mes pareils. Nous sommes égaux devant le poing, inégaux devant l’épée. A l’inn Tadcaster, Tom-Jim-Jack peut boxer Gwynplaine. A Windsor, c’est différent. Apprends ceci: je suis contre-amiral.
—Et moi, je suis pair d’Angleterre.
L’homme en qui Gwynplaine voyait Tom-Jim-Jack éclata de rire.
—Pourquoi pas roi? Au fait, tu as raison. Un histrion est tous ses rôles. Dis-moi que tu es Theseus, duc d’Athènes.
—Je suis pair d’Angleterre, et nous nous battrons.
—Gwynplaine, ceci devient long. Ne joue pas avec quelqu’un qui peut te faire fouetter. Je m’appelle lord David Dirry-Moir.
—Et moi, je m’appelle lord Clancharlie.
Lord David eut un second éclat de rire.
—Bien trouvé. Gwynplaine est lord Clancharlie. C’est en effet le nom qu’il faut avoir pour posséder Josiane. Écoute, je te pardonne. Et sais-tu pourquoi? C’est que nous sommes les deux amants.
La portière de la galerie s’écarta, et une voix dit:
—Vous êtes les deux maris, messeigneurs.
Tous deux se retournèrent.
—Barkilphedro! s’écria lord David.
C’était Barkilphedro, en effet.
Il saluait profondément les deux lords avec un sourire.
Derrière lui, à quelques pas, on apercevait un gentilhomme au visage respectueux et sévère qui avait une baguette noire à la main.
Ce gentilhomme s’avança, fit trois révérences à Gwynplaine, et lui dit:
—Milord, je suis l’huissier de la verge noire. Je viens chercher votre seigneurie, conformément aux ordres de sa majesté.
LIVRE HUITIEME
LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
I
DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
La redoutable ascension qui, depuis tant d’heures déjà, variait ses éblouissements sur Gwynplaine, et qui l’avait emporté à Windsor, le remporta à Londres.
Les réalités visionnaires se succédèrent devant lui, sans solution de continuité.
Nul moyen de s’y soustraire. Quand une le quittait, l’autre le reprenait.
Il n’avait pas le temps de respirer.
Qui a vu un jongleur a vu le sort. Ces projectiles tombant, montant et retombant, ce sont les hommes dans la main du destin.
Projectiles et jouets.
Le soir de ce même jour, Gwynplaine était dans un lieu extraordinaire.
Il était assis sur un banc fleurdelysé. Il avait par-dessus ses habits de soie une robe de velours écarlate doublée de taffetas blanc avec rochet d’hermine, et aux épaules deux bandes d’hermine bordées d’or.
Il avait autour de lui des hommes de tout âge, jeunes et vieux, assis comme lui sur les fleurs de lys et comme lui vêtus d’hermine et de pourpre.
Devant lui, il apercevait d’autres hommes, à genoux. Ces hommes avaient des robes de soie noire. Quelques-uns de ces hommes agenouillés écrivaient.
En face de lui, à quelque distance, il apercevait des marches, une estrade, un dais, un large écusspn étincelant entre un lion et une licorne, et, sous ce dais, sur cette estrade, au haut de ces marches, adossé à cet écusson, un fauteuil doré et couronné. C’était un trône.
Le trône de la Grande Bretagne.
Gwynplaine était, pair lui-même, dans la chambre des pairs d’Angleterre.
De quelle façon avait eu lieu cette introduction de Gwynplaine à la chambre des lords? Disons-le.
Toute la journée, depuis le matin jusqu’au soir, depuis Windsor jusqu’à Londres, depuis Corleone-lodge jusqu’à Westminster-hall, avait été une montée d’échelon en échelon. A chaque échelon nouvel étourdissement.
Il avait été emmené de Windsor dans les voitures de la reine, avec l’escorte due à un pair. La garde qui honore ressemble beaucoup à la garde qui garde.
Ce jour-là, les riverains de la route de Windsor à Londres virent galoper une cavalcade de gentilshommes pensionnaires de sa majesté accompagnant deux chaises menées grand train en poste royale. Dans la première était assis l’huissier de la verge noire, sa baguette à la main. Dans la seconde on distinguait un large chapeau à plumes blanches couvrant d’ombre un visage qu’on ne voyait pas. Qui est-ce qui passait là? était-ce un prince? était-ce un prisonnier?
C’était Gwynplaine.
Cela avait l’air de quelqu’un qu’on mène à la tour de Londres, à moins que ce ne fût quelqu’un qu’on menât à la chambre des pairs.
La reine avait bien fait les choses. Comme il s’agissait du futur mari de sa sœur, elle avait donné une escorte de son propre service.
L’officier de l’huissier de la verge noire était à cheval en tête du cortège.
L’huissier de la verge noire avait dans sa chaise, sur un strapontin, un coussin de drap d’argent. Sur ce coussin était posé un portefeuille noir timbré d’une couronne royale.
A Brentford, dernier relais avant Londres, les deux chaises et l’escorte firent halte.
Un carrosse d’écaillé attelé de quatre chevaux attendait, avec quatre laquais derrière, deux postillons devant, et un cocher en perruque. Roues, marchepieds, soupentes, timon, tout le train de ce carrosse était doré. Les chevaux étaient harnachés d’argent.
Ce coche de gala était d’un dessin allier et surprenant, et eût magnifiquement figuré parmi les cinquante et un carrosses célèbres, dont Roubo nous a laissé les portraits.
L’huissier de la verge noire mit pied à terre, ainsi que son officier.
L’officier de l’huissier retira du strapontin de la chaise de poste le coussin de drap d’argent sur lequel était le portefeuille à couronne, le prit sur ses deux mains, et se tint debout derrière l’huissier.
L’huissier de la verge noire ouvrit la portière du carrosse, qui était vide, puis la portière de la chaise où était Gwynplaine, et, baissant les yeux, invita respectueusement Gwynplaine à prendre place dans le carrosse.
Gwynplaine descendit de la chaise et monta dans le carrosse.
L’huissier portant la verge et l’officier portant le coussin y entrèrent après lui, et y occupèrent la banquette basse destinée aux pages dans les anciens coches de cérémonie.
Le carrosse était tendu à l’intérieur de satin blanc garni d’entoilage de Binche avec crêtes et glands d’argent. Le plafond était armorié.
Les postillons des deux chaises qu’on venait de quitter étaient vêtus du hoqueton royal. Le cocher, les postillons et les laquais du carrosse où l’on entrait avaient une autre livrée, très magnifique.
Gwynplaine, à travers le somnambulisme où il était comme anéanti, remarqua cette fastueuse valetaille et demanda à l’huissier de la verge noire:
—Quelle est cette livrée?
L’huissier de la verge noire répondit:
—La vôtre, milord.
Ce jour-là, la chambre des lords devait siéger le soir. Curia erat serena, disent les vieux procès-verbaux. En Angleterre, la vie parlementaire est volontiers une vie nocturne. On sait qu’il arriva une fois à Sheridan de commencer à minuit un discours et de le terminer au lever du soleil.
Les deux chaises de poste retournèrent à vide à Windsor; le carrosse où était Gwynplaine se dirigea vers Londres.
Le carrosse d’écaillé à quatre chevaux alla au pas de Brentford à Londres. La dignité de la perruque du cocher l’exigeait.
Sous la figure de ce cocher solennel, le cérémonial prenait possession de Gwynplaine.
Ces retards, du reste, étaient, selon toute apparence, calculés. On en verra plus loin le motif probable.
Il n’était pas encore nuit, mais il s’en fallait de peu, quand le carrosse d’écaillé s’arrêta devant la King’s Gate, lourde porte surbaissée entre deux tourelles qui communiquait de White-Hall à Westminster.
La cavalcade des gentilshommes pensionnaires fit groupe autour du carrosse.
Un des valets de pied de l’arrière sauta sur le pavé, et ouvrit la portière.
L’huissier de la verge noire, suivi de son officier portant le coussin, sortit du carrosse, et dit à Gwynplaine:
—Milord, daignez descendre. Que votre seigneurie garde son chapeau sur sa tête.
Gwynplaine était vêtu, sous son manteau de voyage, de l’habit de soie qu’il n’avait pas quitté depuis la veille. Il n’avait pas d’épée.
Il laissa son manteau dans le carrosse.
Sous la voûte carrossière de la King’s Gate, il y avait une porte latérale petite et exhaussée de quelques degrés.
Dans les choses d’apparat, le respect est de précéder.
L’huissier de la verge noire, ayant derrière lui son officier, marchait devant.
Gwynplaine suivait.
Ils montèrent le degré, et entrèrent sous la porte latérale.
Quelques instants après, ils étaient dans une chambre ronde et large avec pilier au centre, un bas de tourelle, salle de rez-de-chaussée, éclairée d’ogives étroites comme des lancettes d’abside, et qui devait être obscure même en plein midi. Peu de lumière fait parfois partie de la solennité. L’obscur est majestueux.
Dans cette chambre treize hommes se tenaient debout. Trois en avant, six au deuxième rang, quatre en arrière.
Des trois premiers un avait une cotte de velours incarnat, et les deux autres des cottes vermeilles aussi, mais de satin. Tous trois avaient les armes d’Angleterre brodées sur l’épaule.
Les six du second rang étaient vêtus de vestes dalmatiques en moire blanche, chacun avec un blason différent sur la poitrine.
Les quatre derniers, tous en moire noire, étaient distincts les uns des autres, le premier par une cape bleue, le deuxième par un saint Georges écarlate sur l’estomac, le troisième par deux croix cramoisies brodées sur sa poitrine et sur son dos, le quatrième par un collet de fourrure noire appelée peau de sabelline. Tous étaient en perruque, nu-tête, et avaient l’épée au côté.
On distinguait à peine leurs visages dans la pénombre. Eux ne pouvaient voir la figure de Gwynplaine.
L’huissier de la verge noire éleva sa baguette et dit:
—Milord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, moi huissier de la verge noire, premier officier de la chambre de présence, je remets votre seigneurie à Jarretière, roi d’armes d’Angleterre.
Le personnage à cotte de velours, laissant les autres derrière lui, salua Gwynplaine jusqu’à terre et dit:
—Milord Fermain Clancharlie, je suis Jarretière, premier roi d’armes d’Angleterre. Je suis l’officier créé et couronné par sa grâce le duc de Norfolk, comte-maréchal héréditaire. J’ai juré obéissance au roi, aux pairs et aux chevaliers de la Jarretière. Le jour de mon couronnement, où le comte-maréchal d’Angleterre m’a versé un gobelet de vin sur la tête, j’ai solennellement promis d’être officieux à la noblesse, d’éviter la compagnie des personnes de mauvaise réputation, d’excuser plutôt que de blâmer les gens de qualité, et d’assister les veuves et les vierges. C’est moi qui ai charge de régler les cérémonies de l’enterrement des pairs et qui ai le soin et la garde de leurs armoiries. Je me mets aux ordres de votre seigneurie.
Le premier des deux autres en cottes de satin fit une révérence, et dit:
—Milord, je suis Clarence, deuxième roi d’armes d’Angleterre. Je suis l’officier qui règle l’enterrement des nobles au-dessous des pairs. Je me mets aux ordres de votre seigneurie.
L’autre homme à cotte de satin salua, et dit:
—Milord, je suis Norroy, troisième roi d’armes d’Angleterre. Je me mets aux ordres de votre seigneurie.
Les six du second rang, immobiles et sans saluer, firent un pas.
Le premier à la droite de Gwynplaine, dit:
—Milord, nous sommes les six ducs d’armes d’Angleterre. Je suis York.
Puis chacun des hérauts ou ducs d’armes prit la parole à son tour, et se nomma.
—Je suis Lancastre.
—Je suis Richmond.
—Je suis Chester.
—Je suis Somerset.
—Je suis Windsor.
Les blasons qu’ils avaient sur la poitrine étaient ceux des comtés et des villes dont ils portaient les noms.
Les quatre qui étaient habillés de noir, derrière les hérauts, gardaient le silence.
Le roi d’armes Jarretière les montra du doigt à Gwynplaine et dit:
—Milord, voici les quatre poursuivants d’armes.—Manteau-Bleu.
L’homme à la cape bleue salua de la tête.
—Dragon-Rouge.
L’homme au saint Georges salua.
—Rouge-Croix.
L’homme aux croix écarlates salua.
—Porte-coulisse.
L’homme à la fourrure de sabelline salua.
Sur un signe du roi d’armes, le premier des poursuivants, Manteau-Bleu, s’avança, et prit des mains de l’officier de l’huissier le coussin de drap d’argent et le portefeuille à couronne.
Et le roi d’armes dit à l’huissier de la verge noire:
—Ainsi soit. Je donne à votre honneur réception de sa seigneurie.
Ces pratiques d’étiquette et d’autres qui vont suivre étaient le vieux cérémonial antérieur à Henri VIII, qu’Anne essaya, pendant un temps, de faire revivre. Rien de tout cela ne se fait plus aujourd’hui. Pourtant la chambre des lords se croit immuable; et si l’immémorial existe quelque part, c’est là.
Elle change toutefois. E pur si muove.
Qu’est devenu, par exemple, le may pole, ce mât de mai que la ville de Londres plantait sur le passage des pairs allant au parlement? Le dernier qui ait fait figure a été arboré en 1713. Depuis, le «may pole» a disparu. Désuétude.
L’apparence, c’est l’immobilité; la réalité, c’est le changement. Ainsi prenez ce titre, Albemarle. Il semble éternel. Sous ce titre ont passé six familles, Odo, Mandeville, Béthune, Plantagenet, Beauchamp, Monk. Sous ce titre, Leicester, se sont succédé cinq noms différents, Beaumont, Brewose, Dudley, Sidney, Coke. Sous Lincoln, six. Sous Pembroke, sept, etc. Les familles changent sous les titres qui ne bougent pas. L’historien superficiel croit à l’immuabilité. Au fond, nulle durée. L’homme ne peut être que flot. L’onde, c’est l’humanité.
Les aristocraties ont pour orgueil ce que les femmes ont pour humiliation, vieillir; mais femmes et aristocraties ont la même illusion, se conserver.
Il est probable que la chambre des lords ne se reconnaîtra point dans ce qu’on vient de lire et dans ce qu’on va lire, un peu comme la jolie femme d’autrefois qui ne veut pas avoir de rides. Le miroir est un vieil accusé; il en prend son parti.
Faire ressemblant, c’est là tout le devoir de l’historien.
Le roi d’armes s’adressa à Gwynplaine.
—Veuillez me suivre, milord.
Il ajouta:
—On vous saluera. Votre seigneurie soulèvera seulement le bord de son chapeau.
Et l’on se dirigea en cortège vers une porte qui était au fond de la salle ronde.
L’huissier de la verge noire ouvrait la marche.
Puis Manteau-Bleu, portant le coussin; puis le roi d’armes; derrière le roi d’armes était Gwynplaine, le chapeau sur la tête.
Les autres rois d’armes, hérauts, poursuivants, restèrent dans la salle ronde.
Gwynplaine, précédé de l’huissier de la verge noire et sous la conduite du roi d’armes, suivit de salle en salle un itinéraire qu’il serait impossible de retrouver aujourd’hui, le vieux logis du parlement d’Angleterre ayant été démoli.
Il traversa entre autres cette gothique chambre d’état où avait eu lieu la rencontre suprême de Jacques II et de Monmouth, et qui avait vu l’agenouillement inutile du neveu lâche devant l’oncle féroce. Autour de cette chambre étaient rangés sur le mur, par ordre de dates, avec leurs noms et leurs blasons, neuf portraits en pied d’anciens pairs: lord Nansladron, 1305. Lord Baliol, 1306. Lord Benestede, 1314. Lord Cantilupe, 1356. Lord Montbegon, 1357. Lord Tibotot, 1372. Lord Zouch of Codnor, 1615. Lord Bella-Aqua, sans date. Lord Harren and Surrey, comte de Blois, sans date.
La nuit étant venue, il y avait des lampes de distance en distance dans les galeries. Des lustres de cuivre à chandelles de cire étaient allumés dans les salles, éclairées à peu près comme des bas côtés d’église.
On n’y rencontrait que les personnes nécessaires.
Dans une chambre que le cortège traversa se tenaient debout, la tête respectueusement inclinée, les quatre clercs du signet, et le clerc des papiers d’état.
Dans une autre était l’honorable Philip Sydenham, chevalier banneret, seigneur de Brympton en Somerset. Le chevalier banneret est le chevalier fait en guerre par le roi sous la bannière royale déployée.
Dans une autre était le plus ancien baronnet d’Angleterre, sir Edmund Bacon de Suffolk, héritier de sir Nicholas, et qualifié primus baronetorum Angliae. Sir Edmund avait derrière lui son arcifer portant son arquebuse et son écuyer portant les armes d’Ulster, les baronnets étant les défenseurs nés du comté d’Ulster en Irlande.
Dans une autre était le chancelier de l’échiquier, accompagné de ses quatre maîtres des comptes et des deux députés du lord-chambellan chargés de fendre les tailles. Plus le maître des monnaies, ayant dans sa main ouverte une livre sterling, faite, comme c’est l’usage pour les pounds, au moulinet. Ces huit personnages firent la révérence au nouveau lord.
A l’entrée du corridor tapissé d’une natte qui était la communication de la chambre basse à la chambre haute, Gwynplaine fut salué par sir Thomas Mansell de Margam, contrôleur de la maison de la reine et membre du parlement pour Glamorgan; et, à la sortie, par une députation «d’un sur deux» des barons des Cinq-Ports, rangés à sa droite et à sa gauche, quatre par quatre, les Cinq-Ports étant huit. William Ashburnham le salua pour Hastings, Matthew Aylmor pour Douvres, Josias Burchett pour Sandwich, sir Philip Boteler pour Hyeth, John Brewer pour New Rumney, Edward Southwell pour la ville de Rye, James Hayes pour la ville de Winchelsea, et Georges Nailor pour la ville de Seaford.
Le roi d’armes, comme Gwynplaine allait rendre le salut, lui rappela à voix basse le cérémonial.
—Seulement le bord du chapeau, milord.
Gwynplaine fît comme il lui était indiqué.
Il arriva à la chambre peinte, où il n’y avait pas de peinture, si ce n’est quelques figures de saints, entre autres saint Edouard, sous les voussures des longues fenêtres ogives coupées en deux par le plancher, desquelles Westminster-Hall avait le bas, et la chambre peinte le haut.
En deçà de la barrière de bois qui traversait de part en part la chambre peinte, se tenaient les trois secrétaires d’état, hommes considérables. Le premier de ces officiers avait dans ses attributions le sud de l’Angleterre, l’Irlande et les colonies, plus la France, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Turquie. Le deuxième dirigeait le nord de l’Angleterre, avec surveillance sur les Pays-Bas, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, la Pologne et la Moscovie. Le troisième, écossais, avait l’Écosse. Les deux premiers étaient anglais. L’un d’eux était l’honorable Robert Harley, membre du parlement pour la ville de New-Radnor. Un député d’Ecosse, Mungo Graham, esquire, parent du duc de Montrose, était présent. Tous saluèrent Gwynplaine en silence.
Gwynplaine toucha le bord de son chapeau.
Le garde-barrière leva le bras de bois sur charnière qui donnait entrée sur l’arrière de la chambre peinte où était la longue table verte drapée, réservée aux seuls lords.
Il y avait sur la table un candélabre allumé.
Gwynplaine, précédé de l’huissier de la verge noire, de Manteau-Bleu et de Jarretière, pénétra dans ce compartiment privilégié.
Le garde-barrière referma l’entrée derrière Gwynplaine.
Le roi d’armes, sitôt la barrière franchie, s’arrêta.
La chambre peinte était spacieuse.
On apercevait au fond, debout au-dessous de l’écusson royal qui était entre les deux fenêtres, deux vieillards vêtus de robes de velours rouge avec deux bandes d’hermine ourlées de galons d’or sur l’épaule et des chapeaux à plumes blanches sur leurs perruques. Par la fente des robes on voyait leur habit de soie et la poignée de leur épée.
Derrière eux était immobile un homme habillé en moire noire, portant haute une grande masse d’or surmontée d’un lion couronné.
C’était le massier des pairs d’Angleterre.
Le lion est leur insigne: Et les lions ce sont les Barons et li Per, dit la chronique manuscrite de Bertrand Duguesclin.
Le roi d’armes montra à Gwynplaine les deux personnages en robes de velours, et lui dit à l’oreille:
—Milord, ceux-ci sont vos égaux. Vous rendrez le salut exactement comme il vous sera fait. Ces deux seigneuries ici présentes sont deux barons et vos parrains désignés par le lord-chancelier. Ils sont très vieux, et presque aveugles. Ce sont eux qui vous vont introduire dans la chambre des lords. Le premier est Charles Mildmay, lord Fitzwalter, sixième seigneur du banc des barons, le second est Augustus Arundel, lord Arundel de Trerice, trente-huitième seigneur du banc des barons.
Le roi d’armes, faisant un pas vers les deux vieillards, éleva la voix:
—Fermain Clancharlie, baron Clancharlie, baron Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, salue vos seigneuries.
Les deux lords soulevèrent leurs chapeaux au-dessus de leur tête de toute la longueur du bras, puis se recoiffèrent.
Gwynplaine leur rendit le salut de la même manière.
L’huissier de la verge noire avança, puis Manteau-Bleu, puis Jarretière.
Le massier vint se placer devant Gwynplaine, et les deux lords à ses côtés, lord Fitzwalter à sa droite et lord Arundel de Trerice à sa gauche. Lord Arundel était fort cassé, et le plus vieux des deux. Il mourut l’année d’après, léguant à son petit-fils John, mineur, sa pairie qui, du reste, devait s’éteindre en 1768.
Ce cortège sortit de la chambre peinte et s’engagea dans une galerie à pilastres où alternaient en sentinelle, de pilastre en pilastre, des pertuisaniers d’Angleterre et des hallebardiers d’Ecosse.
Les hallebardiers écossais étaient cette magnifique troupe aux jambes nues digne de faire face, plus tard, à Fontenoy, à la cavalerie française et à ces cuirassiers du roi auxquels leur colonel disait: Messieurs les maîtres, assurez vos chapeaux, nous allons avoir l’honneur de charger.
Le capitaine des pertuisaniers et le capitaine des hallebardiers firent à Gwynplaine et aux deux lords parrains le salut de l’épée. Les soldats saluèrent, les uns de la pertuisane, les autres de la hallebarde.
Au fond de la galerie resplendissait une grande porte, si magnifique que les deux battants semblaient deux lames d’or.
Des deux côtés de la porte deux hommes étaient immobiles. A leur livrée on pouvait reconnaître les door-keepers, «garde-portes».
Un peu avant d’arriver à cette porte, la galerie s’élargissait et il y avait un rond-point vitré.
Dans ce rond-point était assis sur un fauteuil à dossier démesuré un personnage auguste par l’énormité de sa robe et de sa perruque. C’était William Cowper, lord-chancelier d’Angleterre.
C’est une qualité d’être infirme plus que le roi. William Cowper était myope, Anne l’était aussi, mais moins. Cette vue basse de William Cowper plut à la myopie de sa majesté et le fit choisir par la reine pour chancelier et garde de la conscience royale.
William Cowper avait la lèvre supérieure mince et la lèvre inférieure épaisse, signe de demi-bonté.
Le rond-point vitré était éclairé d’une lampe au plafond.
Le lord-chancelier, grave dans son haut fauteuil, avait à sa droite une table où était assis le clerc de la couronne, et à sa gauche une table où était assis le clerc du parlement.
Chacun des deux clercs avait devant soi un registre ouvert et une écritoire.
Derrière le fauteuil du lord-chancelier se tenait son massier, portant la masse à couronne. Plus le porte-queue et le porte-bourse, en grande perruque. Toutes ces charges existent encore.
Sur une crédence près du fauteuil il y avait une épée à poignée d’or, avec fourreau et ceinturon de velours feu.
Derrière le clerc de la couronne était debout un officier soutenant tout ouverte de ses deux mains une robe, qui était la robe de couronnement.
Derrière le clerc du parlement un autre officier tenait déployée une autre robe, qui était la robe de parlement.
Ces robes, toutes deux de velours cramoisi doublé de taffetas blanc avec deux bandes d’hermine galonnées d’or à l’épaule, étaient pareilles, à cela près que la robe de couronnement avait un plus large rochet d’hermine.
Un troisième officier qui était le «librarian» portait sur un carreau de cuir de Flandre le red-book, petit livre relié en maroquin rouge, contenant la liste des pairs et des communes, plus des pages blanches et un crayon qu’il était d’usage de remettre à chaque nouveau membre entrant au parlement.
La marche en procession que fermait Gwynplaine entre les deux pairs ses parrains s’arrêta devant le fauteuil du lord-chancelier.
Les deux lords parrains ôtèrent leurs chapeaux. Gwynplaine fit comme eux.
Le roi d’armes reçut des mains de Manteau-Bleu le coussin de drap d’argent, se mit à genoux, et présenta le portefeuille noir sur le coussin au lord-chancelier.
Le lord-chancelier prit le portefeuille et le tendit au clerc du parlement. Le clerc vint le recevoir avec cérémonie, puis alla se rasseoir.
Le clerc du parlement ouvrit le portefeuille, et se leva.
Le portefeuille contenait les deux messages usités, la patente royale adressée à la chambre des lords, et la sommation de siéger[28] adressée au nouveau pair.
[28] Writ of summons.
Le clerc, debout, lut tout haut les deux messages avec une lenteur respectueuse.
La sommation de siéger intimée à lord Fermain Clancharlie se terminait par les formules accoutumées: «...Nous vous enjoignons étroitement[29], sous la foi et l’allégeance que vous nous devez, de venir prendre en personne votre place parmi les prélats et les pairs siégeant en notre parlement à Westminster, afin de donner votre avis, en tout honneur et conscience, sur les affaires du royaume et de l’église.»
[29] Strictly enjoin you.
La lecture des messages terminée, le lord-chancelier éleva la voix.
—Acte est donné à la couronne. Lord Fermain Clancharlie, votre seigneurie renonce à la transsubstantiation, à l’adoration des saints et à la messe?
Gwynplaine s’inclina.
—Acte est donné, dit le lord-chancelier.
Et le clerc du parlement repartit:
—Sa seigneurie a pris le test.
Le lord-chancelier ajouta:
—Milord Fermain Clancharlie, vous pouvez siéger.
—Ainsi soit, dirent les deux parrains.
Le roi d’armes se releva, prit l’épée sur la crédence et en boucla le ceinturon autour de la taille de Gwynplaine.
«Ce faict, disent les vieilles chartes normandes, le pair prend son espée et monte aux hauts siéges et assiste à l’audience.»
Gwynplaine entendit derrière lui quelqu’un qui lui disait:
—Je revêts votre seigneurie de la robe de parlement.
Et en même temps l’officier qui lui parlait et qui portait cette robe la lui passa et lui noua au cou le ruban noir du rochet d’hermine.
Gwynplaine maintenant, la robe de pourpre sur le dos et l’épée d’or au côté, était semblable aux deux lords qu’il avait à sa droite et à sa gauche.
Le librarian lui présenta le red-book et le lui mit, dans la poche de sa veste.
Le roi d’armes lui murmura à l’oreille:
—Milord, en entrant, vous saluerez la chaise royale.
La chaise royale, c’est le trône.
Cependant les deux clercs écrivaient, chacun à sa table, l’un sur le registre de la couronne, l’autre sur le registre du parlement.
Tous deux, l’un après l’autre, le clerc de la couronne le premier, apportèrent leur livre au lord-chancelier, qui signa.
Après avoir signé sur les deux registres, le lord chancelier se leva:
—Lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie, baron Hunkerville, marquis de Corleone en Italie, soyez le bienvenu parmi vos pairs, les lords spirituels et temporels de la Grande-Bretagne.
Les deux parrains de Gwynplaine lui touchèrent l’épaule. Il se tourna.
Et la grande porte dorée du fond de la galerie s’ouvrit à deux battants.
C’était la porte de la chambre des pairs d’Angleterre.
Il ne s’était pas écoulé trente-six heures depuis que Gwynplaine, entouré d’un autre cortège, avait vu s’ouvrir devant lui la porte de fer de la geôle de Southwark.
Rapidité terrible de tous ces nuages sur sa tête; nuages qui étaient des événements; rapidité qui était une prise d’assaut.
II
IMPARTIALITÉ
La création d’une égalité avec le roi, dite pairie, fut aux époques barbares une fiction utile. En France et en Angleterre, cet expédient politique rudimentaire produisit des résultats différents. En France, le pair fut un faux roi; en Angleterre, ce fut un vrai prince. Moins grand qu’en France, mais plus réel. On pourrait dire: moindre, mais pire.
La pairie est née en France. L’époque est incertaine; sous Charlemague, selon la légende; sous Robert le Sage, selon l’histoire. L’histoire n’est pas plus sûre de ce qu’elle dit que la légende. Favin écrit: «le Roy de France voulut attirer à lui les grands de son état par ce titre magnifique de Pairs, comme s’ils lui étaient égaux.»
La pairie se bifurqua très vite et de France passa en Angleterre.
La pairie anglaise a été un grand fait, et presque une grande chose. Elle a eu pour précédent le wittenagemot saxon. Le thane danois et le vavasseur normand se fondirent dans le baron. Baron est le même mot que vir; qui se traduit en espagnol par varon, et qui signifie, par excellence, homme. Dès 1075 les barons se font sentir au roi. Et à quel roi! à Guillaume le Conquérant. En 1086 ils donnent une base à la féodalité, cette base est le Doomsday-book. «Livre du Jugement dernier.» Sous Jean sans Terre, conflit; la seigneurie française le prend de haut avec la Grande-Bretagne, et la pairie de France mande à sa barre le roi d’Angleterre. Indignation des barons anglais. Au sacre de Philippe-Auguste, le roi d’Angleterre portait, comme duc de Normandie, la première bannière carrée et le duc de Guyenne la seconde. Contre ce roi vassal de l’étranger, «la guerre des seigneurs» éclate. Les barons imposent au misérable roi Jean la Grande Charte d’où sort la chambre des lords. Le pape prend fait et cause pour le roi, et excommunie les lords. La date, c’est 1215, et le pape, c’est Innocent III qui écrivait le Veni sancte Spiritus et qui envoyait à Jean sans Terre les quatre vertus cardinales sous la forme de quatre anneaux d’or. Les lords persistent. Long duel, qui durera plusieurs générations. Pembroke lutte. 1248 est l’année des «Provisions d’Oxford». Vingt-quatre barons limitent le roi, le discutent, et appellent, pour prendre part à la querelle élargie, un chevalier par comté. Aube des communes. Plus tard, les lords s’adjoignirent deux citoyens par chaque cité et deux bourgeois par chaque bourg. C’est ce qui fait que, jusqu’à Elisabeth, les pairs furent juges de la validité des élections des communes. De leur juridiction naquit l’adage: «Les députés doivent être nommés sans les trois P; sine Prece, sine Pretio, sine Poculo. Ce qui n’empêcha pas les bourgs-pourris. En 1293, la cour des pairs de France avait encore le roi d’Angleterre pour justiciable, et Philippe le Bel citait devant lui Edouard Ier. Edouard Ier était ce roi qui ordonnait à son fils de le faire bouillir après sa mort et d’emporter ses os en guerre. Sous les folies royales les lords sentent le besoin de fortifier le parlement; ils le divisent en deux chambres. Chambre haute et chambre basse. Les lords gardent arrogamment la suprématie. «S’il arrive qu’un des communes soit si hardy que de parler désavantageusement de la chambre des lords, on l’appelle au barreau (à la barre) pour recevoir correction et quelquefois on l’envoie à la Tour[30].» Même distinction dans le vote. Dans la chambre des lords on vote un à un, en commençant par le dernier baron qu’on nomme «le puîné». Chaque pair appelé répond content ou non content. Dans les communes on vote tous ensemble, par Oui ou Non, en troupeau. Les communes accusent, les pairs jugent. Les pairs, par dédain des chiffres, délèguent aux communes, qui en tireront parti, la surveillance de l’échiquier, ainsi nommé, selon les uns, du tapis de la table qui représentait un échiquier, et, selon les autres, des tiroirs de la vieille armoire où. était, derrière une grille de fer, le trésor des rois d’Angleterre. De la fin du treizième siècle date le Registre annuel, «Year-book». Dans la guerre des deux roses, on sent le poids des lords, tantôt du côté de John de Gaunt, duc de Lancastre, tantôt du côté d’Edmund, duc d’York. Wat-Tyler, les Lollards, Warwick, le faiseur de rois, toute cette anarchie-mère d’où sortira l’affranchissement, a pour point d’appui, avoué ou secret, la féodalité anglaise. Les lords jalousent utilement le trône; jalouser, c’est surveiller; ils circonscrivent l’initiative royale, restreignent les cas de haute trahison, suscitent de faux Richards contre Henri IV, se font arbitres, jugent la question des trois couronnes entre le duc d’York et Marguerite d’Anjou, et, au besoin, lèvent des armées et ont leurs batailles, Shrewsbury, Tewkesbury, Saint-Alban, tantôt perdues, tantôt gagnées. Déjà, au treizième siècle, ils avaient eu la victoire de Lewes, et ils avaient chassé du royaume les quatre frères du roi, bâtards d’Isabelle et du comte de la Marche, usuriers tous quatre, et exploitant les chrétiens par les juifs; d’un côté princes, de l’autre escrocs, chose qu’on a revue plus tard, mais qui était peu estimée dans ce temps-là. Jusqu’au quinzième siècle, le duc normand reste visible dans le roi d’Angleterre, et les actes du parlement se font en français. A partir de Henri VII, par la volonté des lords, ils se font en anglais. L’Angleterre, bretonne sous Uther Pendragon, romaine sous César, saxonne sous l’heptarchie, danoise sous Harold, normande après Guillaume, devient, grâce aux lords, anglaise. Puis elle devient anglicane. Avoir sa religion chez soi, c’est une grande force. Un pape extérieur soutire la vie nationale. Une mecque est une pieuvre. En 1534, Londres congédie Rome, la pairie adopte la réforme et les lords acceptent Luther. Réplique à l’excommunication de 1215. Ceci convenait à Henri VIII, mais à d’autres égards les lords le gênaient. Un bouledogue devant un ours, c’est la chambre des lords devant Henri VIII. Quand Wolsey vole White-Hall à la nation, et quand Henri VIII vole White-Hall à Wolsey, qui gronde? quatre lords, Darcie de Chichester, Saint-John de Bletso, et (deux noms normands) Mountjoye et Mounteagle. Le roi usurpe. La pairie empiète. L’hérédité contient de l’incorruptibilité; de là l’insubordination des lords. Devant Elisabeth même, les barons remuent. Il en résulte les supplices de Durham. Cette jupe tyrannique est teinte de sang. Un vertugadin sous lequel il y a un billot, c’est là Elisabeth. Elisabeth assemble le parlement le moins qu’elle peut, et réduit la chambre des lords à soixante-cinq membres, dont un seul marquis, Westminster, et pas un duc. Du reste, les rois en France avaient la même jalousie et opéraient la même élimination. Sous Henri III, il n’y avait plus que huit duchés-pairies, et c’était au grand déplaisir du roi que le baron de Mantes, le baron de Coucy, le baron de Coulommiers, le baron de Châteauneuf en Timerais, le baron de la Fère en Tardenois, le baron de Mortagne, et quelques autres encore, se maintenaient barons pairs de France. En Angleterre, la couronne laissait volontiers les pairies s’amortir; sous Anne, pour ne citer qu’un exemple, les extinctions depuis le douzième siècle avaient fini par faire un total de cinq cent soixante-cinq pairies abolies. La guerre des roses avait commencé l’extirpation des ducs, que Marie Tudor, à coups de hache, avait achevée. C’était décapiter la noblesse. Couper le duc, c’est couper la tête. Bonne politique sans doute, mais corrompre vaut mieux que couper. C’est ce que sentit Jacques Ier. Il restaura la duché. Il fit duc son favori Villiers, qui l’avait fait porc[31]. Transformation du duc féodal en duc courtisan. Cela pullulera. Charles II fera duchesses deux de ses maîtresses, Barbe de Southampton et Louise de Quérouel. Sous Anne, il y aura vingt-cinq ducs, dont trois étrangers, Cumberland, Cambridge et Schonberg. Ces procédés de cour, inventés par Jacques Ier, réussissent-ils? Non. La chambre des lords se sent maniée par l’intrigue et s’irrite. Elle s’irrite contre Jacques Ier, elle s’irrite contre Charles Ier, lequel, soit dit en passant, a peut-être un peu tué son père comme Marie de Médicis a peut-être un peu tué son mari. Rupture entre Charles Ier et la pairie. Les lords, qui, sous Jacques Ier, avaient mandé à leur barre la concussion dans la personne de Bacon, font, sous Charles Ier, le procès à la trahison dans la personne de Stafford. Ils avaient condamné Bacon, ils condamnent Stafford. L’un avait perdu l’honneur, l’autre perd la vie. Charles Ier est décapité une première fois en Stafford. Les lords prêtent main-forte aux communes. Le roi convoque le parlement à Oxford, la révolution le convoque à Londres; quarante-trois pairs vont avec le roi, vingt-deux avec la république. De cette acceptation du peuple par les lords sort le bill des droits, ébauche de nos droits de l’homme, vague ombre projetée du fond de l’avenir par la révolution de France sur la révolution d’Angleterre.
[30] Chamberlayne, État présent de l’Angleterre. Tome II, 2me
partie, ch. iv, p. 64. 1688.
[31] Villiers appelait Jacques Ier Votre Cochonnerie.
Tels sont les services. Involontaires, soit. Et payés cher, car cette pairie est un parasite énorme. Mais considérables. L’œuvre despotique de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV, la construction d’un sultan, l’aplatissement pris pour l’égalité, la bastonnade donnée par le sceptre, les multitudes nivelées par l’abaissement, ce travail turc fait en France, les lords l’ont empêché en Angleterre. Ils ont fait de l’aristocratie un mur, endiguant le roi d’un côté, abritant le peuple de l’autre. Ils rachètent leur arrogance envers le peuple par de l’insolence envers le roi. Simon, comte de Leicester, disait à Henri III: Roi, tu as menti. Les lords imposent à la couronne des servitudes; ils froissent le roi à l’endroit sensible, à la vénerie. Tout lord, passant dans un parc royal, a le droit d’y tuer un daim. Chez le roi, le lord est chez lui. Le roi prévu à la tour de Londres, avec son tarif, pas plus qu’un pair, douze livres sterling par semaine, on doit cela à la chambre des lords. Plus encore. Le roi découronné, on le lui doit. Les lords ont destitué Jean sans Terre, dégradé Edouard II, déposé Richard II, brisé Henri VI, et ont rendu Cromwell possible. Quel Louis XIV il y avait dans Charles Ier! Grâce à Cromwell, il est resté latent. Du reste, disons-le en passant, Cromwell lui-même, aucun historien n’a pris garde à ce fait, prétendait à la pairie; c’est ce qui lui fait épouser Elisabeth Bourchier, descendante et héritière d’un Cromwell, lord Bourchier, dont la pairie s’était éteinte en 1471, et d’un Bourchier, lord Robesart, autre pairie éteinte en 1429. Partageant la croissance redoutable des événements, il trouva plus court de dominer par le roi supprimé que par la pairie réclamée. Le cérémonial des lords, parfois sinistre, atteignait le roi. Les deux porte-glaives de la Tour, debout, la hache sur l’épaule, à droite et à gauche du pair accusé comparaissant à la barre, étaient aussi bien pour le roi que pour tout autre lord. Pendant cinq siècles l’antique chambre des lords a eu un plan, et l’a suivi avec fixité. On compte ses jours de distraction et de faiblesse, comme par exemple ce moment étrange où elle se laissa séduire par la galéasse chargée de fromages, de jambons et de vins grecs que lui envoya Jules II. L’aristocratie anglaise était inquiète, hautaine, irréductible, attentive, patriotiquement défiante. C’est elle qui, à la fin du dix-septième siècle, par l’acte dixième de l’an 1694, était au bourg de Stockbridge, en Southampton, le droit de députer au parlement, et forçait les communes à casser l’élection de ce bourg, entachée de fraude papiste. Elle avait imposé le test à Jacques, duc d’York, et sur son refus l’avait exclu du trône. Il régna cependant, mais les lords finirent par le ressaisir et par le chasser. Cette aristocratie a eu dans sa longue durée quelque instinct de progrès. Une certaine quantité de lumière appréciable s’en est toujours dégagée, excepté vers la fin, qui est maintenant. Sous Jacques II, elle maintenait dans la chambre basse la proportion de trois cent quarante-six bourgeois contre quatrevingt douze chevaliers; les seize barons de courtoisie des Cinq-Ports étant plus que contre-balancés par les cinquante citoyens des vingt-cinq cités. Tout en étant très corruptrice et très égoïste, cette aristocratie avait, en certains cas, une singulière impartialité. On la juge durement. Les bons traitements de l’histoire sont pour les communes; c’est à débattre. Nous croyons le rôle des lords très grand. L’oligarchie, c’est de l’indépendance à l’état barbare, mais c’est de l’indépendance. Voyez la Pologne, royaume nominal, république réelle. Les pairs d’Angleterre tenaient le trône en suspicion et en tutelle. Dans mainte occasion, mieux que les communes, les lords savaient déplaire. Ils faisaient échec au roi. Ainsi, en 1694, année remarquable, les parlements triennaux, rejetés par les communes parce que Guillaume III n’en voulait pas, avaient été votés par les pairs. Guillaume III, irrité, ôta le château de Pendennis au comte de Bath, et toutes ses charges au vicomte Mordaunt. La chambre des lords, c’était la république de Venise au cœur de la royauté d’Angleterre. Réduire le roi au doge, tel était son but, et elle a fait croître la nation de tout ce dont elle a fait décroître le roi.
La royauté le comprenait et haïssait la pairie. Des deux côtés on cherchait à s’amoindrir. Ces diminutions profitaient au peuple en augmentation. Les deux puissances aveugles, monarchie et oligarchie, ne s’apercevaient pas qu’elles travaillaient pour un tiers, la démocratie. Quelle joie ce fut pour la cour, au siècle dernier, de pouvoir pendre un pair, lord Ferrers!
Du reste, on le pendit avec une corde de soie. Politesse.
On n’eût pas pendu un pair de France. Remarque altière que fit le duc de Richelieu. D’accord. On l’eût décapité. Politesse plus grande. Montmorency-Tancarville signait: Pair de France et d’Angleterre, rejetant ainsi la pairie anglaise au second rang. Les pairs de France étaient plus hauts et moins puissants, tenant au rang plus qu’à l’autorité, et à la préséance plus qu’à la domination. Il y avait entre eux et les lords la nuance qui sépare la vanité de l’orgueil. Pour les pairs de France, avoir le pas sur les princes étrangers, précéder les grands d’Espagne, primer les patrices de Venise, faire asseoir sur les bas sièges du parlement les maréchaux de France, le connétable et l’amiral de France, fût-il comte de Toulouse et fils de Louis XIV, distinguer entre les duchés mâles et les duchés femelles, maintenir l’intervalle entre une comté simple comme Armagnac ou Albret et une comté-pairie comme Évreux, porter de droit, dans certains cas, le cordon bleu ou la toison d’or à vingt-cinq ans, contrebalancer le duc de la Trémoille, le plus ancien pair chez le roi, par le duc d’Uzès, le plus ancien pair en parlement, prétendre à autant de pages et de chevaux au carrosse qu’un électeur, se faire dire monseigneur par le premier président, discuter si le duc du Maine a rang de pair, comme comte d’Eu, dès 1458, traverser la grande chambre diagonalement ou par les côtés; c’était la grosse affaire. La grosse affaire pour les lords, c’était l’acte de navigation, le test, l’enrôlement de l’Europe au service de l’Angleterre, la domination des mers, l’expulsion des Stuarts, la guerre à la France. Ici, avant tout l’étiquette; là, avant tout l’empire. Les pairs d’Angleterre avaient la proie, les pairs de France avaient l’ombre. En somme, la chambre des lords d’Angleterre a été un point de départ; en civilisation, c’est immense. Elle a eu l’honneur de commencer une nation. Elle a été la première incarnation de l’unité d’un peuple. La résistance anglaise, cette obscure force toute-puissante, est née dans la chambre des lords. Les barons, par une série de voies de fait sur le prince, ont ébauché le détrônement définitif. La chambre des lords aujourd’hui est un peu étonnée et triste de ce qu’elle a fait sans le vouloir et sans le savoir. D’autant plus que c’est irrévocable. Que sont les concessions? des restitutions. Et les nations ne l’ignorent point. J’octroie, dit le roi. Je récupère, dit le peuple. La chambre des lords a cru créer le privilège des pairs, elle a produit le droit des citoyens. L’aristocratie, ce vautour, a couvé cet œuf d’aigle, la liberté.
Aujourd’hui l’œuf est cassé, l’aigle plane, le vautour meurt.
L’aristocratie agonise, l’Angleterre grandit.
Mais soyons justes envers l’aristocratie. Elle a fait équilibre à la royauté; elle a été contre-poids. Elle a fait obstacle au despotisme; elle a été barrière.
Remercions-la, et enterrons-la.
III
LA VIEILLE SALLE
Près de l’abbaye de Westminster il y avait un antique palais normand qui fut brûlé sous Henri VIII. Il en resta deux ailes. Edouard VI mit dans l’une la chambre des lords, et dans l’autre la chambre des communes.
Ni les deux ailes, ni les deux salles n’existent maintenant; on a rebâti tout cela.
Nous l’avons dit et il faut y insister, nulle ressemblance entre la chambre des lords d’aujourd’hui et la chambre des lords de jadis. On a démoli l’ancien palais, ce qui a un peu démoli les anciens usages. Les coups de pioche dans les monuments ont leurs contre-coups dans les coutumes et les chartes. Une vieille pierre ne tombe pas sans entraîner une vieille loi. Installez dans une salle ronde le sénat d’une salle carrée, il sera autre. Le coquillage changé déforme le mollusque.
Si vous voulez conserver une vieille chose, humaine ou divine, code ou dogme, patriciat ou sacerdoce, n’en refaites rien à neuf, pas même l’enveloppe. Mettez des pièces, tout au plus. Par exemple, le jésuitisme est une pièce mise au catholicisme. Traitez les édifices comme vous traitez les institutions.
Les ombres doivent habiter les ruines. Les puissances décrépites sont mal à l’aise dans les logis fraîchement décorés. Aux institutions haillons il faut les palais masures.
Montrer l’intérieur de la chambre des lords d’autrefois, c’est montrer de l’inconnu. L’histoire, c’est la nuit. En histoire, il n’y a pas de second plan. La décroissance et l’obscurité s’emparent immédiatement de tout ce qui n’est plus sur le devant du théâtre. Décor enlevé, effacement, oubli. Le Passé a un synonyme, l’Ignoré.
Les pairs d’Angleterre siégeaient, comme cour de justice, dans la grande salle de Westminster, et, comme haute chambre législative, dans une salle spéciale nommée «maison des lords», house of thé lords.
Outre la cour des pairs d’Angleterre, qui ne s’assemble que convoquée par la couronne, les deux grands tribunaux anglais, inférieurs à la cour des pairs, mais supérieurs à toute autre juridiction, siégeaient dans la grande salle de Westminster. Au haut bout de cette salle, ils habitaient deux compartiments qui se touchaient. Le premier tribunal était la cour du banc du roi, que le roi était censé présider; le deuxième était la cour de chancellerie, que le chancelier présidait. L’un était cour de justice, l’autre était cour de miséricorde. C’était le chancelier qui conseillait au roi les grâces; rarement. Ces deux cours, qui existent encore, interprétaient la législation et la refaisaient un peu; l’art du juge est de menuiser le code en jurisprudence. Industrie d’où l’équité se tire comme elle peut. La législation se fabriquait et s’appliquait en ce lieu sévère, la grande salle de Westminster. Cette salle avait une voûte de châtaignier où ne pouvaient se mettre les toiles d’araignée; c’est bien assez qu’elles se mettent dans les lois.
Siéger comme cour et siéger comme chambre, c’est deux. Cette dualité constitue le pouvoir suprême. Le long parlement, qui commença le 3 novembre 1640, sentit le besoin révolutionnaire de ce double glaive. Aussi se déclara-t-il, comme une chambre des pairs, pouvoir judiciaire en même temps que pouvoir législatif.
Ce double pouvoir était immémorial dans la chambre des lords. Nous venons de le dire, juges, les lords occupaient Westminster-Hall; législateurs, ils avaient une autre salle.
Cette autre salle, proprement dite chambre des lords, était oblongue et étroite. Elle avait pour tout éclairage quatre fenêtres profondément entaillées dans le comble et recevant le jour par le toit, plus, au-dessus du dais royal, un œil-de-bœuf à six vitres, avec rideaux; le soir, pas d’autre lumière que douze demi-candélabres appliqués sur la muraille. La salle du sénat de Venise était moins éclairée encore. Une certaine ombre plaît à ces hiboux de la toute-puissance.
Sur la salle ou s’assemblaient les lords s’arrondissait avec des plans polyédriques une haute voûte à caissons dorés. Les communes n’avaient qu’un plafond plat; tout a un sens dans les constructions monarchiques. A une extrémité de la longue salle des lords était la porte; à l’autre, en face, le trône. A quelques pas de la porte, la barre, coupure transversale, sorte de frontière, marquant l’endroit où finit le peuple et où commence la seigneurie. A droite du trône, une cheminée, blasonnée au pinacle, offrait deux bas-reliefs de marbre, figurant, l’un la victoire de Cuthwolph sur les bretons en 572, l’autre le plan géométral du bourg de Dunstable, lequel n’a que quatre rues, parallèles aux quatre parties du monde. Trois marches exhaussaient le trône. Le trône était dit «chaise royale». Sur les deux murs se faisant vis-à-vis se déployait, en tableaux successifs, une vaste tapisserie donnée aux lords par Élisabeth et représentant toute l’aventure de l’armada depuis son départ d’Espagne jusqu’à son naufrage devant l’Angleterre. Les hauts accastillages des navires étaient tissus en fils d’or et d’argent, qui, avec le temps, avaient noirci. A cette tapisserie, coupée de distance en distance par les candélabres-appliques, étaient adossés à droite du trône trois rangs de bancs pour les évêques, à gauche trois rangs de bancs pour les ducs, les marquis et les comtes, sur gradins et séparés par desmontoirs. Sur les trois bancs de la première section s’asseyaient les ducs; sur les trois bancs de la deuxième, les marquis; sur les trois bancs de la troisième, les comtes. Le banc des vicomtes, en équerre, faisait face au trône, et derrière, entre les vicomtes et la barre, il y avait deux bancs pour les barons. Sur le haut banc, à droite du trône, étaient les deux archevêques, Canterbury et York; sur le banc intermédiaire, trois évêques, Londres, Durham et Winchester; les autres évêques sur le banc d’en bas. Il y a entre l’archevêque de Canterbury et les autres évêques cette différence considérable qu’il est, lui, évêque par la divine providence, tandis que les autres ne le sont que par la divine permission. A droite du trône, on voyait une chaise pour le prince de Galles, et à gauche des pliants pour les ducs royaux, et en arrière de ces pliants un gradin pour les jeunes pairs mineurs, n’ayant point encore séance à la chambre. Force fleurs de lys partout; et le vaste écusson d’Angleterre sur les quatre murs, au-dessus des pairs comme au-dessus du roi. Les fils de pairs et les héritiers de pairie assistaient aux délibérations, debout derrière le trône entre le dais et le mur. Le trône au fond, et, des trois côtés de la salle, les trois rangs des bancs des pairs laissaient libre un large espace carré. Dans ce carré, que recouvrait le tapis d’état, armorié d’Angleterre, il y avait quatre sacs de laine, un devant le trône où siégeait le chancelier entre la masse et le sceau, un devant les évêques où siégeaient les juges conseillers d’état, ayant séance et non voix, un devant les ducs, marquis et comtes, où siégeaient les secrétaires d’état, un devant les vicomtes et barons, où étaient assis le clerc de la couronne et le clerc du parlement, et sur lequel écrivaient les deux sous-clercs, à genoux. Au centre du carré, on voyait une large table drapée chargée de dossiers, de registres, de sommiers, avec de massifs encriers d’orfèvrerie et de hauts flambeaux aux quatre angles. Les pairs prenaient séance en ordre chronologique, chacun suivant la date de la création de sa pairie. Ils avaient rang selon le titre, et, dans le titre, selon l’ancienneté. A la barre se tenait l’huissier de la verge noire, debout, sa baguette à la main. En dedans de la porte, l’officier de l’huissier, et en dehors le crieur de la verge noire, ayant pour fonction d’ouvrir les séances de justice par le cri: Oyez! en français, poussé trois fois en appuyant solennellement sur la première syllabe. Près du crieur, le sergent porte-masse du chancelier.
Dans les cérémonies royales, les pairs temporels avaient la couronne en tête, et les pairs spirituels la mitre.
Les archevêques portaient la mitre à couronne ducale, et les évêques, qui ont rang après les vicomtes, la mitre à tortil de baron.
Remarque étrange et qui est un enseignement, ce carré formé par le trône, les évêques et les barons, et dans lequel sont des magistrats à genoux, c’était l’ancien parlement de France sous les deux premières races. Même aspect de l’autorité en France et en Angleterre, Hincmar, dans le de ordinatione sacri palatii, décrit en 853 la chambre des lords en séance à Westminster au dix-huitième siècle. Sorte de bizarre procès-verbal fait neuf cents ans d’avance.
Qu’est l’histoire? Un écho du passé dans l’avenir. Un reflet de l’avenir sur le passé.
L’assemblée du parlement n’était obligatoire que tous les sept ans.
Les lords délibéraient en secret, portes fermées. Les séances des communes étaient publiques. La popularité semblait diminution.
Le nombre des lords était illimité. Nommer des lords, c’était la menace de la royauté. Moyen de gouvernement.
Au commencement du dix-huitième siècle, la chambre des lords offrait déjà un très fort chiffre. Elle a grossi encore depuis. Délayer l’aristocratie est une politique. Elisabeth fit peut-être une faute en condensant la pairie dans soixante-cinq lords. La seigneurie moins nombreuse est plus intense. Dans les assemblées, plus il y a de membres, moins il y a de têtes. Jacques II l’avait senti en portant la chambre haute à cent-quatrevingt-huit lords; cent-quatrevingt-six, si l’on défalque de ces pairies les deux duchesses de l’alcôve royale, Portsmouth et Cleveland. Sous Anne, le total des lords, y compris les évêques, était de deux cent sept.
Sans compter le duc de Cumberland, mari de la reine, il y avait vingt-cinq ducs dont le premier, Norfolk, ne siégeait point, étant catholique, et dont le dernier, Cambridge, prince électoral de Hanovre, siégeait, quoique étranger. Winchester, qualifié premier et seul marquis d’Angleterre, comme Astorga seul marquis d’Espagne, étant absent, vu qu’il était jacobite, il y avait cinq marquis, dont le premier était Lindsey et le dernier Lothian; soixante-dix-neuf comtes, dont le premier était Derby et le dernier Islay; neuf vicomtes, dont le premier était Hereford et le dernier Lonsdale; et soixante-deux barons, dont le premier était Abergaveny et le dernier Hervey. Lord Hervey, étant le dernier baron, était ce qu’on appelait «le puîné» de la chambre. Derby, qui, étant primé par Oxford, Shrewsbury et Kent, n’était que le quatrième sous Jacques II, était devenu sous Anne le premier des comtes. Deux noms de chanceliers avaient disparu de la liste des barons, Verulam, sous lequel l’histoire retrouve Bacon, et Wem, sous lequel l’histoire retrouve Jeffreys. Bacon, Jeffreys, noms diversement sombres. En 1705, les vingt-six évêques n’étaient que vingt-cinq, le siège de Chester étant vacant. Parmi les évêques, quelques-uns étaient de très grands seigneurs; ainsi William Talbot évêque d’Oxford, chef de la branche protestante de sa maison. D’autres étaient des docteurs éminents, comme John Sharp, archevêque d’York, ancien doyen de Norwick, le poëte Thomas Spratt, évêque de Rochester, bonhomme apoplectique, et cet évêque de Lincoln, qui devait mourir archevêque de Canterbury, Wake, l’adversaire de Bossuet.
Dans les occasions importantes, et lorsqu’il y avait lieu de recevoir une communication de la couronne à la chambre haute, toute cette multitude auguste, en robes, en perruques, avec coiffes de prélature ou chapeaux à plumes, alignait et étageait ses rangées de têtes dans la salle de la pairie, le long des murs où l’on voyait vaguement la tempête exterminer l’armada. Sous-entendu: Tempête aux ordres de l’Angleterre.
IV
LA VIEILLE CHAMBRE
Toute la cérémonie de l’investiture de Gwynplaine, depuis l’entrée sous le King’s Gate jusqu’à la prise du test dans le rond-point vitré, s’était passée dans une sorte de pénombre.
Lord William Cowper n’avait point permis qu’on lui donnât, à lui, chancelier d’Angleterre, des détails trop circonstanciés sur la défiguration du jeune lord Fermain Clancharlie, trouvant au-dessous de sa dignité de savoir qu’un pair n’était pas beau, et se sentant amoindri par la hardiesse qu’aurait un inférieur de lui apporter des renseignements de cette nature. Il est certain qu’un homme du peuple dit avec plaisir: ce prince est bossu. Donc, être difforme, pour un lord, c’est offensant. Aux quelques mots que lui en avait dits la reine, le lord chancelier s’était borné à répondre: Un seigneur a pour visage la seigneurie. Sommairement, et sur les procès-verbaux qu’il avait dû vérifier et certifier, il avait compris. De là des précautions.
Le visage du nouveau lord pouvait, à son entrée dans la chambre, faire une sensation quelconque. Il importait d’obvier à cela. Le lord-chancelier avait pris ses mesures. Le moins d’événement possible, c’est l’idée fixe et la règle de conduite des personnages sérieux. La haine des incidents fait partie de la gravité. Il importait de faire en sorte que l’admission de Gwynplaine passât sans encombre, comme celle de tout autre héritier de pairie.
C’est pourquoi le lord-chancelier avait fixé la réception de lord Fermain Clancharlie à une séance du soir. Le chancelier étant portier, quodammodo ostiarius, disent les chartes normandes, januarum cancellorumque potestas, dit Tertullien, il peut officier en dehors de la chambre sur le seuil, et lord William Cowper avait usé de son droit en accomplissant dans le rond-point vitré les formalités d’investiture de lord Fermain Clancharlie. De plus, il avait avancé l’heure pour que le nouveau pair fit son entrée dans la chambre avant même que la séance fût commencée.
Quant à l’investiture d’un pair sur le seuil, et en dehors de la chambre même, il y avait des précédents. Le premier baron héréditaire créé par patente, John de Beauchamp, de Holtcastle, fait par Richard II, en 1387, baron de Kidderminster, fut reçu de cette façon.
Du reste, en renouvelant ce précédent, le lord-chancelier se créait à lui-même un embarras dont il vit l’inconvénient moins de deux ans après, lors de l’entrée du vicomte Newhaven à la chambre des lords.
Myope, comme nous l’avons dit, lord William Cowper s’était aperçu à peine de la difformité de Gwynplaine; les deux lords parrains, pas du tout. C’étaient deux vieillards presque aveugles.
Le lord-chancelier les avait choisis exprès.
Il y a mieux, le lord-chancelier, n’ayant vu que la stature et la prestance de Gwynplaine, lui avait trouvé «fort bonne mine».
Au moment où les door-keepers avaient ouvert devant Gwynplaine la grande porte à deux battants, il y avait à peine quelques lords dans la salle. Ces lords étaient presque tous vieux. Les vieux, dans les assemblées, sont les exacts, de même que, près des femmes, ils sont les assidus. On ne voyait au banc des ducs que deux ducs, l’un tout blanc, l’autre gris, Thomas Osborne, duc de Leeds, et Schonberg, fils de ce Schonberg, allemand par la naissance, français par le bâton de maréchal, et anglais par la pairie, qui, chassé par l’édit de Nantes, après avoir fait la guerre à l’Angleterre comme français, fit la guerre à la France comme anglais. Au banc des lords spirituels, il n’y avait que l’archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre, tout en haut, et en bas le docteur Simon Patrick, évêque d’Ély, causant avec Evelyn Pierrepont, marquis de Dorchester, qui lui expliquait la différence entre un gabion et une courtine, et entre les palissades et les fraises, les palissades étant une rangée de poteaux devant les tentes, destinée à protéger le campement, et les fraises étant une collerette de pieux pointus sous le parapet d’une forteresse empêchant l’escalade des assiégeants et la désertion des assiégés, et le marquis enseignait à l’évêque de quelle façon on fraise une redoute, en mettant les pieux moitié dans la terre et moitié dehors. Thomas Thynne, vicomte Weymouth, s’était approché d’un candélabre et examinait un plan de son architecte pour faire à son jardin de Long Leate, en Wiltshire, une pelouse dite «gazon coupé», moyennant des carreaux de sable jaune, de sable rouge, de coquilles de rivière et de fine poudre de charbon de terre. Au banc des vicomtes il y avait un pêle-mêle de vieux lords, Essex, Ossulstone, Peregrine, Osborn, William Zulestein, comte de Rochfort, parmi lesquels quelques jeunes, de la faction qui ne portait pas perruque, entourant Price Devereux, vicomte Hereford, et discutant la question de savoir si une infusion de houx des apalaches est du thé.—A peu près, disait Osborn.—Tout à fait, disait Essex. Ce qui était attentivement écouté par Pawlets de Saint-John, cousin du Bolingbroke dont Voltaire plus tard a été un peu l’élève, car Voltaire, commencé par le père Porée, a été achevé par Bolingbroke. Au banc des marquis, Thomas de Grey, marquis de Kent, lord chambellan de la reine, affirmait à Robert Bertie, marquis de Lindsey, lord chambellan d’Angleterre, que c’était par deux français réfugiés, monsieur Lecoq, autrefois conseiller au parlement de Paris, et monsieur Ravenel, gentilhomme breton, qu’avait été gagné le gros lot de la grande loterie anglaise en 1614. Le comte de Wymes lisait un livre intitulé: Pratique curieuse des oracles des sibylles. John Campbell, comte de Greenwich, fameux par son long menton, sa gaîté et ses quatrevingt-sept ans, écrivait à sa maîtresse. Lord Chandos se faisait les ongles. La séance qui allait suivre devant être une séance royale où la couronne serait représentée par commissaires, deux assistants door-keepers disposaient en avant du trône un banc de velours couleur feu. Sur le deuxième sac de laine était assis le maître des rôles, sacrorum scriniorum magister, lequel avait alors pour logis l’ancienne maison des juifs convertis. Sur le quatrième sac, les deux sous-clercs à genoux feuilletaient des registres.
Cependant le lord-chancelier prenait place sur le premier sac de laine, les officiers de la chambre s’installaient, les uns assis, les autres debout, l’archevêque de Canterbury se levait et disait la prière, et la séance commençait. Gwynplaine était déjà entré depuis quelque temps, sans qu’on eût pris garde à lui; le deuxième banc des barons, où était sa place, étant contigu à la barre, il n’avait eu que quelques pas à faire. Les deux lords ses parrains s’étaient assis à sa droite et à sa gauche, ce qui avait à peu près masqué la présence du nouveau venu. Personne n’étant averti, le clerc du parlement avait lu à demi-voix et, pour ainsi dire, chuchoté les diverses pièces concernant le nouveau lord, et le lord-chancelier avait proclamé son admission au milieu de ce qu’on appelle dans les comptes rendus «l’inattention générale». Chacun causait. Il y avait dans la chambre ce brouhaha pendant lequel les assemblées font toutes sortes de choses crépusculaires, qui quelquefois les étonnent plus tard.
Gwynplaine s’était assis, silencieusement, tête nue, entre les deux vieux pairs, lord Fitz Walter et lord Arundel.
Ajoutons que Barkilphedro, renseigné à fond comme un espion qu’il était, et déterminé à réussir dans sa machination, avait dans ses dires officiels, en présence du lord-chancelier, atténué dans une certaine mesure la difformité de lord Fermain Clancharlie, en insistant sur ce détail que Gwynplaine pouvait à volonté supprimer l’effet de rire et ramener au sérieux sa face défigurée. Barkilphedro avait probablement même exagéré cette faculté. D’ailleurs, au point de vue aristocratique, qu’est-ce que cela faisait? Lord William Cowper n’était-il pas le légiste auteur de la maxime: En Angleterre, la restauration d’un pair importe plus que la restauration d’un roi? Sans doute la beauté et la dignité devraient être inséparables, il est fâcheux qu’un lord soit contrefait, et c’est là un outrage du hasard; mais, insistons-y, en quoi cela diminue-t-il le droit? Le lord-chancelier prenait des précautions et avait raison d’en prendre, mais, en somme, avec ou sans précautions, qui donc pouvait empêcher un pair d’entrer à la chambre des pairs? La seigneurie et la royauté ne sont-elles pas supérieures à la difformité et à l’infirmité? Un cri de bête fauve n’avait-il pas été héréditaire comme la pairie elle-même dans l’antique famille, éteinte en 1347, des Cumin, comtes de Buchan, au point que c’était au cri de tigre qu’on reconnaissait le pair d’Ecosse? Ses hideuses taches de sang au visage empêchèrent-elles César Borgia d’être duc de Valentinois? La cécité empêcha-t-elle Jean de Luxembourg d’être roi de Bohême? La gibbosité empêcha-t-elle Richard III d’être roi d’Angleterre? A bien voir le fond des choses, l’infirmité et la laideur acceptées avec une hautaine indifférence, loin de contredire la grandeur, l’affîrment et la prouvent. La seigneurie a une telle majesté que la difformité ne la trouble point. Ceci est l’autre aspect de la question, et n’est pas le moindre. Comme on le voit, rien ne pouvait faire obstacle à l’admission de Gwynplaine, et les précautions prudentes du lord-chancelier, utiles au point de vue inférieur de la tactique, étaient de luxe au point de vue supérieur du principe aristocratique.
En entrant, selon la recommandation que lui avait faite le roi d’armes et que les deux lords parrains lui avaient renouvelée, il avait salué «la chaise royale».
Donc c’était fini. Il était lord.
Cette hauteur, sous le rayonnement de laquelle, toute sa vie, il avait vu son maître Ursus se courber avec épouvante, ce sommet prodigieux, il l’avait sous ses pieds.
Il était dans le lieu éclatant et sombre de l’Angleterre.
Vieille cime du mont féodal regardée depuis six siècles par l’Europe et l’histoire. Auréole effrayante d’un monde de ténèbres.
Son entrée dans cette auréole avait eu lieu. Entrée irrévocable.
Il était là chez lui.
Chez lui sur son siège comme le roi sur le sien.
Il y était, et rien désormais ne pouvait faire qu’il n’y fût pas.
Cette couronne royale qu’il voyait sous ce dais était sœur de sa couronne à lui. Il était le pair de ce trône.
En face de la majesté, il était la seigneurie. Moindre, mais semblable.
Hier, qu’était-il? histrion. Aujourd’hui, qu’était-il? prince.
Hier, rien. Aujourd’hui, tout.
Confrontation brusque de la misère et de la puissance, s’abordant face à face au fond d’un esprit dans une destinée et devenant tout à coup les deux moitiés d’une conscience.
Deux spectres, l’adversité et la prospérité, prenant possession de la même âme, et chacun la tirant à soi. Partage pathétique d’une intelligence, d’une volonté, d’un cerveau, entre ces deux frères ennemis, le fantôme pauvre et le fantôme riche. Abel et Caïn dans le même homme.
V
CAUSERIES ALTIÈRES
Peu à peu les bancs de la chambre se garnirent. Les lords commencèrent à arriver. L’ordre du jour était le vote du bill augmentant de cent mille livres sterling la dotation annuelle de Georges de Danemark, duc de Cumberland, mari de la reine. En outre, il était annoncé que divers bills consentis par sa majesté allaient être apportés à la chambre par des commissaires de la couronne ayant pouvoir et charge de les sanctionner, ce qui érigeait la séance en séance royale. Les pairs avaient tous leur robe de parlement par-dessus leur habit de cour ou de ville. Cette robe, semblable à celle dont était revêtu Gwynplaine, était la même pour tous, sinon que les ducs avaient cinq bandes d’hermine avec bordure d’or, les marquis quatre, les comtes et les vicomtes trois, et les barons deux. Les lords entraient par groupes. On s’était rencontré dans les couloirs, on continuait les dialogues commencés. Quelques-uns venaient seuls. Les costumes étaient solennels, les attitudes point; ni les paroles. Tous, en entrant, saluaient le trône.
Les pairs affluaient. Ce défilé de noms majestueux se faisait à peu près sans cérémonial, le public étant absent. Leicester entrait et serrait la main de Lichfield; puis Charles Mordaunt, comte de Peterborough et de Monmouth, l’ami de Locke, sur l’initiative duquel il avait proposé la refonte des monnaies; puis Charles Campbell, comte de Loudoun, prêtant l’oreille à Fulke Greville, lord Brooke; puis Dorme, comte de Caërnarvon; puis Robert Sutton, baron Lexington, fils du Lexington qui avait conseillé à Charles II de chasser Gregorio Leti, historiographe assez mal avisé pour vouloir être historien; puis Thomas Bellasyse, vicomte Falconberg, ce beau vieux; et ensemble les trois cousins Howard, Howard, comte de Bindon, Bower-Howard, comte de Berkshire, et Stafford-Howard, comte de Stafford; puis John Lovelace, baron Lovelace, dont la pairie éteinte en 1736 permit à Richardson d’introduire Lovelace dans son livre et de créer sous ce nom un type. Tous ces personnages diversement célèbres dans la politique ou la guerre, et dont plusieurs honorent l’Angleterre, riaient et causaient. C’était comme l’histoire vue en négligé.
En moins d’une demi-heure, la chambre se trouva presque au complet. C’était tout simple, la séance étant royale. Ce qui était moins simple, c’était la vivacité des conversations. La chambre, si assoupie tout à l’heure, était maintenant en rumeur comme une ruche inquiétée. Ce qui l’avait réveillée, c’était l’arrivée des lords en retard. Ils apportaient du nouveau. Chose bizarre, les pairs qui, à l’ouverture de la séance, étaient dans la chambre, ne savaient point ce qui s’y était passé, et ceux qui n’y étaient pas le savaient.
Plusieurs lords arrivaient de Windsor.
Depuis quelques heures, l’aventure de Gwynplaine s’était ébruitée. Le secret est un filet; qu’une maille se rompe, tout se déchire. Dès le matin, par suite des incidents racontés plus haut, toute cette histoire d’une pairie retrouvée sur un tréteau et d’un bateleur reconnu lord, avait fait éclat à Windsor, dans les privés royaux. Les princes en avaient parlé, puis les laquais. De la cour l’événement avait gagné la ville. Les événements ont une pesanteur, et la loi du carré des vitesses leur est applicable. Ils tombent dans le public et s’y enfoncent avec une rapidité inouïe. A sept heures, on n’avait pas à Londres vent de cette histoire. A huit heures, Gwynplaine était le bruit de la ville. Seuls, les quelques lords exacts qui avaient devancé l’ouverture de la séance ignoraient la chose, n’étant point dans la ville où l’on racontait tout et étant dans la chambre où ils ne s’étaient aperçus de rien. Sur ce, tranquilles sur leurs bancs, ils étaient apostrophés par les arrivants, tout émus.
—Eh bien? disait Francis Brown, vicomte Mountacute, au marquis de Dorchester.
—Quoi?
—Est-ce que c’est possible?
—Quoi?
—L’Homme qui Rit!
—Qu’est-ce que c’est que l’Homme qui Rit?
—Vous ne connaissez pas l’Homme qui Rit?
—Non.
—C’est un clown. Un boy de la foire. Un visage impossible qu’on allait voir pour deux sous. Un saltimbanque.
—Après?
—Vous venez de le recevoir pair d’Angleterre.
—L’homme qui rit, c’est vous, milord Mountacute.
—Je ne ris pas, milord Dorchester.
Et le vicomte Mountacute faisait un signe au clerc du parlement, qui se levait de son sac de laine et confirmait à leurs seigneuries le fait de l’admission du nouveau pair. Plus les détails.
—Tiens, tiens, tiens, disait lord Dorchester, je causais avec l’évêque d’Ély.
Le jeune comte d’Annesley abordait le vieux lord Eure, lequel n’avait plus que deux ans à vivre, car il devait mourir en 1707.
—Milord Eure?
—Milord Annesley?
—Avez-vous connu lord Linnaeus Clancharlie?
—Un homme d’autrefois. Oui.
—Qui est mort en Suisse?
—Oui. Nous étions parents.
—Qui avait été républicain sous Cromwell, et qui était resté républicain sous Charles II?
—Républicain? pas du tout. Il boudait. C’était une querelle personnelle entre le roi et lui. Je tiens de source certaine que lord Clancharlie se serait rallié si on lui avait donné la place de chancelier qu’a eue lord Hyde.
—Vous m’étonnez, milord Eure. On m’avait dit que ce lord Clancharlie était un honnête homme.
—Un honnête homme! Est-ce que cela existe? Jeune homme, il n’y a pas d’honnête homme.
—Mais Caton?
—Vous croyez à Caton, vous.
—Mais Aristide?
—On a bien fait de l’exiler.
—Mais Thomas Morus?
—On a bien fait de lui couper le cou.
—Et à votre avis, lord Clancharlie?...
—Était de cette espèce. D’ailleurs un homme qui reste en exil, c’est ridicule.
—Il y est mort.
—Un ambitieux déçu. Oh! si je l’ai connu! je crois bien. J’étais son meilleur ami.
—Savez-vous, milord Eure, qu’il s’était marié en Suisse?
—Je le sais à peu près.
—Et qu’il a eu de ce mariage un fils légitime?
—Oui. Qui est mort.
—Qui est vivant.
—Vivant?
—Vivant.
—Pas possible.
—Réel. Prouvé. Constaté. Homologué. Enregistré.
—Mais alors ce fils va hériter de la pairie de Clancharlie?
—Il ne va pas en hériter.
—Pourquoi?
—Parce qu’il en a hérité. C’est fait.
—C’est fait?
—Tournez la tête, milord Eure. Il est assis derrière vous au banc des barons.
Lord Eure se retournait; mais le visage de Gwynplaine se dérobait sous sa forêt de cheveux.
—Tiens! disait le vieillard, ne voyant que ses cheveux, il a déjà adopté la nouvelle mode. Il ne porte pas perruque.
Grantham abordait Colepepper.
—En voilà un qui est attrapé!
—Qui ça?
—David Dirry-Moir.
—Pourquoi ça?
—Il n’est plus pair.
—Comment ça?
Et Henry Auverquerque, comte de Grantham, racontait à John, baron Colepepper, toute «l’anecdote», la bouteille épave portée à l’amirauté, le parchemin des comprachicos, le jussu régis contre-signé Jeffreys. la confrontation dans la cave pénale de Southwark, l’acceptation de tous ces faits par le lord-chancelier et par la reine, la prise du test dans le rond-point vitré, et enfin l’admission de lord Fermain Clancharlie au commencement de la séance, et tous deux faisaient effort pour distinguer entre lord Fitz Walter et lord Arundel la figure, dont on parlait tant, du nouveau lord, mais sans y mieux réussir que lord Eure et lord Annesley.
Gwynplaine, du reste, soit hasard, soit arrangement de ses parrains avertis par le lord-chancelier, était placé dans assez d’ombre pour échapper à la curiosité.
—Où ça? où est-il?
C’était le cri de tous en arrivant, mais aucun ne parvenait à le bien voir. Quelques-uns, qui avaient vu Gwynplaine à la Green-Box, étaient passionnément curieux, mais perdaient leur peine. Comme il arrive quelquefois qu’on embastille prudemment une jeune fille dans un groupe de douairières, Gwynplaine était comme enveloppé par plusieurs épaisseurs de vieux lords infirmes et indifférents. Des bons hommes qui ont la goutte sont peu sensibles aux histoires d’autrui.
On se passait de main en main des copies de la lettre en trois lignes que la duchesse Josiane avait, affirmait-on, écrite à la reine sa sœur, en réponse à l’injonction que lui avait faite sa majesté d’épouser le nouveau pair, l’héritier légitime des Clancharlie, lord Fermain. Cette lettre était ainsi conçue:
«Madame,
«J’aime autant cela. Je pourrai avoir lord David pour amant.»
Signé Josiane. Ce billet, vrai ou faux, avait un succès d’enthousiasme.
Un jeune lord, Charles d’Okehampton, baron Mohun, dans la faction qui ne portait pas perruque, le lisait et le relisait avec bonheur. Lewis de Duras, comte de Feversham, anglais qui avait de l’esprit français, regardait Mohun et souriait.
—Eh bien, s’écriait lord Mohun, voilà la femme que je voudrais épouser!
Et les voisins des deux lords entendaient ce dialogue entre Duras et Mohun:
—Épouser la duchesse Josiane, lord Mohun!
—Pourquoi pas?
—Peste!
—On serait heureux!
—On serait plusieurs.
—Est-ce qu’on n’est pas toujours plusieurs?
—Lord Mohun, vous avez raison. En fait de femmes, nous avons tous les restes les uns des autres. Qui est-ce qui a eu un commencement?
—Adam, peut-être.
—Pas même.
—Au fait, Satan!
—Mon cher, concluait Lewis de Duras, Adam n’est qu’un prête-nom. Pauvre dupe. Il a endossé le genre humain. L’homme a été fait à la femme par le diable.
Hugo Cholmley, comte de Cholmley, fort légiste, était interrogé du banc des évêques par Nathanaël Crew, lequel était deux fois pair, pair temporel, étant baron Crew, et pair spirituel, étant évêque de Durham.
—Est-ce possible? disait Crew.
—Est-ce régulier? disait Cholmley.
—L’investiture de ce nouveau venu s’est faite hors de la chambre, reprenait l’évêque, mais on affirme qu’il y a des précédents.
—Oui. Lord Beauchamp sous Richard II. Lord Chenay sous Élisabeth.
—Et lord Broghill sous Cromwell.
—Cromwell ne compte pas.
—Que pensez-vous de tout cela?
—Des choses diverses.
—Milord, comte de Cholmley, quel sera le rang de ce jeune Fermain Clancharlie dans la chambre?
—Milord évêque, l’interruption républicaine ayant déplacé les anciens rangs, Clancharlie est aujourd’hui situé dans la pairie entre Barnard et Somers, ce qui fait que, dans un cas de tour d’opinions, lord Fermain Clancharlie parlerait le huitième.
—En vérité! un bateleur de place publique!
—L’incident en soi ne m’étonne point, milord évêque. Ces choses-là arrivent. Il en arrive de plus surprenantes. Est-ce que la guerre des deux roses n’a pas été annoncée par l’assèchement subit de la rivière Ouse en Bedford le 1er janvier 1399? Or, si une rivière peut tomber en sécheresse, un seigneur peut tomber dans une condition servile. Ulysse, roi d’Ithaque, fit toutes sortes de métiers. Fermain Clancharlie est resté lord sous son enveloppe d’histrion. La bassesse de l’habit ne touche point la noblesse du sang. Mais la prise du test et l’investiture hors séance, quoique légale à la rigueur, peut soulever des objections. Je suis d’avis qu’il faudra s’entendre sur la question de savoir s’il y aurait lieu plus tard à questionner en conversation d’état le lord-chancelier. On verra dans quelques semaines ce qu’il y aura à faire.
Et l’évêque ajoutait:
—C’est égal. C’est une aventure comme on n’en a pas vu depuis le comte Gesbodus.
Gwynplaine, l’Homme qui Rit, l’inn Tadcaster, la Green-Box, Chaos vaincu, la Suisse, Chillon, les comprachicos, l’exil, la mutilation, la république, Jeffreys, Jacques II, le jussu regis, la bouteille ouverte à l’amirauté, le père, lord Linnaeus, le fils légitime, lord Fermain, le fils bâtard, lord David, les conflits probables, la duchesse Josiane, le lord-chancelier, la reine, tout cela courait de banc en banc. Une traînée de poudre, c’est le chuchotement. On s’en ressassait les détails. Toute cette aventure était l’immense murmure de la chambre. Gwynplaine, vaguement, au fond du puits de rêverie où il était, entendait ce bourdonnement sans savoir que c’était pour lui.
Cependant il était étrangement attentif, mais attentif aux profondeurs, non à la surface. L’excès d’attention se tourne en isolement.
Une rumeur daus une chambre n’empêche point la séance d’aller son train, pas plus qu’une poussière sur une troupe ne l’empêche de marcher. Les juges, qui ne sont à la chambre haute que de simples assistants ne pouvant parler qu’interrogés, avaient pris place sur le deuxième sac de laine, et les trois secrétaires d’état sur le troisième. Les héritiers de pairie affluaient dans leur compartiment à la fois dehors et dedans, qui était en arrière du trône. Les pairs mineurs étaient sur leur gradin spécial. En 1705, ces petits lords n’étaient pas moins de douze: Huntingdon, Lincoln, Dorset, Warwick, Bath, Burlington, Derwentwater, destiné à une mort tragique, Longueville, Lonsdale, Dudley and Ward, et Carteret, ce qui faisait une marmaille de huit comtes, de deux vicomtes et de deux barons.
Dans l’enceinte, sur les trois étages de bancs, chaque lord avait regagné son siège. Presque tous les évêques étaient là. Les ducs étaient nombreux, à commencer par Charles Seymour, duc de Somerset, et à finir par Georges Augustus, prince électoral de Hanovre, duc de Cambridge, le dernier en date et par conséquent le dernier en rang. Tous étaient en ordre, selon les préséances; Cavendish, duc de Devonshire, dont le grand-père avait abrité à Hardwick les quatrevingt-douze ans de Hobbes; Lennox, duc de Richmond; les trois Fitz-Roy, le duc de Southampton, le duc de Grafton et le duc de-Northumberland; Butler, duc d’Ormond; Somerset, duc de Beaufort; Beauclerk, duc de Saint-Albans; Pawlett, duc de Bolton; Osborne, duc de Leeds; Wriothesley Russell, duc de Bedford, ayant pour cri d’armes et pour devise: Che sara sara, c’est-à-dire l’acceptation des événements; Sheffîeld, duc de Buckingham; Manners, duc de Rutland, et les autres. Ni Howard, duc de Norfolk, ni Talbot, duc de Shrewsbury, ne siégeaient, étant catholiques; ni Churchill, duc de Marlborough,—notre Malbrouck,—qui était en guerre et battait la France en ce moment-là. Il n’y avait point alors de duc écossais, Queensberry, Montrose et Roxburghe n’ayant été admis qu’en 1707.
VI
LA HAUTE ET LA BASSE
Tout à coup, il y eut dans la chambre une vive clarté. Quatre door-keepers apportèrent et placèrent des deux côtés du trône quatre hautes torchères-candélabres chargées de bougies. Le trône, ainsi éclairé, apparut dans une sorte de pourpre lumineuse. Vide, mais auguste. La reine dedans n’y eût pas ajouté grand’chose.
L’huissier de la verge noire entra, la baguette levée, et dit:
—Leurs seigneuries les commissaires de sa majesté.
Toutes les rumeurs tombèrent.
Un clerc en perruque et en simarre parut à la grande porte tenant un coussin fleurdelysé sur lequel on voyait des parchemins. Ces parchemins étaient des bills. A chacun pendait à une tresse de soie la bille ou bulle, d’or quelquefois, qui fait qu’on appelle les lois bills en Angleterre et bulles à Rome.
A la suite du clerc marchaient trois hommes en robes de pairs, le chapeau à plumes sur la tête.
Ces hommes étaient les commissaires royaux. Le premier était le lord haut-trésorier d’Angleterre, Godolphin, le second était le lord-président du conseil, Pembroke, le troisième était le lord du sceau privé, Newcastle.
Ils marchaient l’un derrière l’autre, selon la préséance, non de leur titre, mais de leur charge, Godolphin en tête, Newcastle le dernier, quoique duc.
Ils vinrent au banc devant le trône, firent la révérence à la chaise royale, ôtèrent et remirent leurs chapeaux, et s’assirent sur le banc.
Le lord-chancelier regarda l’huissier de la verge noire, et dit:—Mandez à la barre les communes.
L’huissier de la verge noire sortit.
Le clerc, qui était un clerc de la chambre des lords, posa sur la table, dans le carré des sacs de laine, le coussin où étaient les bills.
Il y eut une interruption qui dura quelques minutes. Deux door-keepers posèrent devant la barre un escabeau de trois degrés. Cet escabeau était de velours incarnat sur lequel des clous dorées dessinaient des fleurs de lys.