L'homme Qui Rit
Est energumenus quem daemon possidet unus.[24A]
[24A] Dans le démoniaque un enfer se démène. Avec un simple diable, on n’est qu’énergumène.
Vers qui fixent la nuance délicate entre le démoniaque et l’énergumène.
Au-dessus de cette inscription était clouée à plat contre le mur, signe de haute justice, une échelle de pierre, laquelle avait été de bois jadis, mais changée en pierre par l’enfouissement dans la terre pétrifiante du lieu nommé Aspley-Gowis, près l’abbaye de Woburn.
La prison de Southwark, aujourd’hui démolie, donnait sur deux rues, auxquelles, comme gate, elle avait autrefois servi de communication, et avait deux portes; sur la grande rue, la porte d’apparat, destinée aux autorités, et, sur la ruette, la porte de souffrance, destinée au reste des vivants. Et aux trépassés aussi; car lorsqu’il mourait un prisonnier dans la geôle, c’était par là que le cadavre sortait. Une libération comme une autre.
La mort, c’est l’élargissement dans l’infini.
C’est par l’entrée de souffrance que Gwynplaine venait d’être introduit dans la prison.
La ruette, nous l’avons dit, n’était autre chose qu’un petit chemin caillouté, serré entre deux murs se faisant face. Il y a en ce genre à Bruxelles le passage dit: Rue d’une personne. Les deux murs étaient inégaux; le haut mur était la prison, le mur bas était le cimetière. Ce mur bas, clôture du pourrissoir mortuaire de la geôle, ne dépassait guère la stature d’un homme. Il était percé d’une porte, vis-à-vis le guichet de la geôle. Les morts n’avaient que la peine de traverser la rue. Il suffisait de longer le mur une vingtaine de pas pour entrer au cimetière. Sur la muraille haute était appliquée une échelle patibulaire, en face sur la muraille basse était sculptée une tête de mort. L’un de ces murs n’égayait pas l’autre.
VI
QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D’AUTREFOIS
Quelqu’un qui, en ce moment-là, eût regardé de l’autre côté de la prison, du côté de la façade, eût aperçu la grande rue de Southwark, et eût pu remarquer, en station devant la porte monumentale et officielle de la geôle, une voiture de voyage, reconnaissable à sa «loge de carrosse» qu’on appellerait aujourd’hui cabriolet. Un cercle de curieux entourait cette voiture. Elle était armoriée, et l’on en avait vu descendre un personnage qui était entré dans la prison; probablement un magistrat, conjecturait la foule; les magistrats en Angleterre étant souvent nobles et ayant presque toujours «droit d’écuage». En France, blason et robe s’excluaient presque; le duc de Saint-Simon dit en parlant des magistrats: «Les gens de cet état.» En Angleterre un gentilhomme n’était point déshonoré parce qu’il était juge.
Le magistrat ambulant existe en Angleterre; il s’appelle juge de circuit, et rien n’était plus simple que de voir dans ce carrosse le véhicule d’un magistrat en tournée. Ce qui était moins simple, c’est que le personnage supposé magistrat était descendu, non de la voiture même, mais de la loge de devant, place qui n’est pas habituellement celle du maître. Autre particularité: on voyageait à cette époque, en Angleterre, de deux façons, par «le carrosse de diligence» à raison d’un shelling tous les cinq milles, et en poste à franc étrier moyennant trois sous par mille et quatre sous au postillon après chaque poste; une voiture de maître, qui se passait la fantaisie de voyager par relais, payait par cheval et par mille autant de shellings que le cavalier courant la poste payait de sous; or la voiture arrêtée devant la geôle de Southwark était attelée de quatre chevaux et avait deux postillons, luxe de prince. Enfin, ce qui achevait d’exciter et de déconcerter les conjectures, cette voiture était minutieusement fermée. Les panneaux pleins étaient levés. Les vitres étaient bouchées avec des volets; toutes les ouvertures par où l’œil eût pu pénétrer étaient masquées; du dehors on ne pouvait rien voir dedans, et il est probable que du dedans on ne pouvait rien voir dehors. Du reste, il ne semblait pas qu’il y eût quelqu’un dans cette voiture.
Southwark étant dans le Surrey, c’est au shériff du comté de Surrey que ressortissait la prison de Southwark. Ces juridictions distinctes étaient très fréquentes en Angleterre. Ainsi, par exemple, la Tour de Londres n’était supposée située dans aucun comté; c’est-à-dire que, légalement, elle était en quelque sorte en l’air. La Tour ne reconnaissait d’autre autorité juridique que son constable, qualifié custos turris. La Tour avait sa juridiction, son église, sa cour de justice et son gouvernement à part. L’autorité du custos, ou constable, s’étendait hors de Londres sur vingt et un hamlets, traduisez: hameaux. Comme en Grande-Bretagne les singularités légales se greffent les unes sur les autres, l’office de maître canonnier d’Angleterre relevait de la Tour de Londres.
D’autres habitudes légales semblent plus bizarres encore. Ainsi la cour de l’amirauté anglaise consulte et applique les lois de Rhodes et d’Oleron (île française qui a été anglaise).
Le shériff d’une province était très considérable. Il était toujours écuyer, et quelquefois chevalier. Il était qualifié spectabilis dans les vieilles chartes; «homme à regarder». Titre intermédiaire entre illustris et clarissimus, moins que le premier, plus que le second. Les shériffs des comtés étaient jadis choisis par le peuple; mais Edouard II, et après lui Henri VI, ayant repris cette nomination pour la couronne, les shériffs étaient devenus une émanation royale. Tous recevaient leur commission de sa majesté, excepté le shériff du Westmoreland qui était héréditaire, et les shériffs de Londres et de Midlesex qui étaient élus par la livery dans le Commonhall. Les shériffs de Galles et de Chester possédaient de certaines prérogatives fiscales. Toutes ces charges subsistent encore en Angleterre, mais, usées peu à peu au frottement des mœurs et des idées, elles n’ont plus la même physionomie qu’autrefois. Le shériff du comté avait la fonction d’escorter et de protéger les «juges itinérants». Comme on a deux bras, il avait deux officiers, son bras droit, le sous-shériff, et son bras gauche, le justicier-quorum. Le justicier-quorum, assisté du bailli de la centaine, qualifié wapentake, appréhendait, interrogeait, et, sous la responsabilité du shériff, emprisonnait, pour être jugés par les juges de circuit, les voleurs, meurtriers, séditieux, vagabonds, et tous gens de félonie. La nuance entre le sous-shériff et le justicier-quorum, dans leur service hiérarchique vis-à-vis du shériff, c’est que le sous-shériff accompagnait, et que le justicier-quorum assistait. Le shériff tenait deux cours, une cour sédentaire et centrale, la County-court, et une cour voyageante, la Shériff-turn. Il représentait ainsi l’unité et l’ubiquité. Il pouvait comme juge se faire aider et renseigner, dans les questions litigieuses, par un sergent de la coiffe, dit sergens coifae, qui est un sergent en droit et qui porte, sous la calotte noire, une coiffe de toile blanche de Cambrai. Le shériff désencombrait les maisons de justice; quand il arrivait dans une ville de sa province, il avait le droit d’expédier sommairement les prisonniers, ce qui aboutissait soit à leur renvoi, soit à leur pendaison, et ce qui s’appelait «délivrer la geôle», goal delivery. Le shériff présentait le bill de mise en cause aux vingt-quatre jurés d’accusation; s’ils l’approuvaient, ils écrivaient dessus: billa vera; s’ils le désapprouvaient, ils écrivaient: ignoramus; alors l’accusation était annulée et le shériff avait le privilège de déchirer le bill. Si, pendant la délibération, un juré mourait, ce qui, de droit, acquittait l’accusé et le faisait innocent, le shériff, qui avait eu le privilège d’arrêter l’accusé, avait le privilège de le mettre en liberté. Ce qui faisait singulièrement estimer et craindre le shériff, c’est qu’il avait pour charge d’exécuter tous les ordres de sa majesté; latitude redoutable. L’arbitraire se loge dans ces rédactions-là. Les officiers qualifiés verdeors, et les coroners faisaient cortège au shériff, et les clercs du marché lui prêtaient main-forte, et il avait une très belle suite de gens à cheval et de livrées. Le shériff, dit Chamberlayne, est «la vie de la Justice, de la Loi et de la Comté».
En Angleterre, une démolition insensible pulvérise et désagrège perpétuellement les lois et les coutumes. De nos jours, insistons-y, ni le shériff, ni le wapentake, ni le justicier-quorum, ne pratiqueraient leurs charges comme ils les pratiquaient en ce temps-là. Il y avait dans l’ancienne Angleterre une certaine confusion de pouvoirs, et les attributions mal définies se résolvaient en empiétements, qui seraient impossibles aujourd’hui. La promiscuité de la police et de la justice a cessé. Les noms sont restés, les fonctions se sont modifiées. Nous croyons même que le mot wapentake a changé de sens. Il signifiait une magistrature, maintenant il signifie une division territoriale; il spécifiait le centenier, il spécifie le canton (centum).
Du reste, à cette époque, le shériff de comté combinait, avec quelque chose de plus et quelque chose de moins, et condensait dans son autorité, à la fois royale et municipale, les deux magistrats qu’on appelait jadis en France Lieutenant civil de Paris et Lieutenant de police. Le lieutenant civil de Paris est assez bien qualifié par cette vieille note de police: «M. le lieutenant civil ne hait pas les querelles domestiques, parce que le pillage est toujours pour lui.» (22 juillet 1704.) Quant au lieutenant de police, personnage inquiétant, multiple et vague, il se résume en l’un de ses meilleurs types, René d’Argenson, qui, au dire de Saint-Simon, avait sur son visage les trois juges d’enfer mêlés.
Ces trois juges d’enfer étaient, on l’a vu, à la Bishopsgate de Londres.
VII
FRÉMISSEMENT
Quand Gwynplaine entendit le guichet, grinçant de tous ses verrous, se refermer, il tressaillit. Il lui sembla que cette porte, qui venait de se clore, était la porte de communication de la lumière avec les ténèbres, donnant d’un côté sur le fourmillement terrestre, et de l’autre sur le monde mort, et que maintenant toutes les choses qu’éclaire le soleil étaient derrière lui, qu’il avait franchi la frontière de ce qui est la vie, et qu’il était dehors. Ce fut un profond serrement de cœur. Qu’allait-on faire de lui? Qu’est-ce que tout cela voulait dire?
Où était-il?
Il ne voyait rien autour de lui; il se trouvait dans du noir. La porte en se fermant l’avait fait momentanément aveugle. Le vasistas était fermé comme la porte. Pas de soupirail, pas de lanterne. C’était une précaution des vieux temps. Il était défendu d’éclairer l’abord intérieur des geôles, afin que les nouveaux venus ne pussent faire aucune remarque.
Gwynplaine étendit les mains et toucha le mur à sa droite et à sa gauche; il était dans un couloir. Peu à peu, ce jour de cave qui suinte on ne sait d’où et qui flotte dans les lieux obscurs, et auquel s’ajuste la dilatation des pupilles, lui fit distinguer ça et là un linéament, et le couloir s’ébaucha vaguement devant lui.
Gwynplaine, qui n’avait jamais entrevu les sévérités pénales qu’à travers les grossissements d’Ursus, se sentait saisi par une sorte de main énorme et obscure. Être manié par l’inconnu de la loi, c’est effrayant. On est brave en présence de tout, et l’on se déconcerte en présence de la justice. Pourquoi? c’est que la justice de l’homme n’est que crépusculaire, et que le juge s’y meut à tâtons. Gwynplaine se rappelait ce qu’Ursus lui avait dit de la nécessité du silence; il voulait revoir Dea; il y avait dans sa situation on ne sait quoi de discrétionnaire qu’il ne voulait pas irriter. Parfois vouloir éclaircir, c’est empirer. Pourtant, d’un autre côté, la pesée de cette aventure était si forte qu’il finit par y céder, et qu’il ne put retenir une question.
—Messieurs, demanda-t-il, où me conduisez-vous?
On ne lui répondit pas.
C’était la loi des prises de corps silencieuses, et le texte normand est formel: A silentiariis ostio proepositis introducti sunt.
Ce silence glaça Gwynplaine. Jusque-là il s’était cru fort; il se suffisait; se suffire, c’est être puissant. Il avait vécu isolé, s’imaginant qu’être isolé, c’est être inexpugnable. Et voilà que tout à coup il se sentait sous la pression de la hideuse force collective. De quelle façon se débattre avec cet anonyme horrible, la loi? Il défaillait sous l’énigme. Une peur d’une espèce inconnue avait trouvé le défaut de son armure. Et puis il n’avait pas dormi, il n’avait pas mangé; à peine avait-il trempé ses lèvres dans une tasse de thé. Il avait eu toute la nuit une sorte de délire, et il lui restait de la fièvre. Il avait soif, il avait faim peut-être. L’estomac mécontent dérange tout. Depuis la veille, il était assailli d’incidents. Les émotions qui le tourmentaient le soutenaient; sans l’ouragan, la voile serait chiffon. Mais cette faiblesse profonde du haillon que le vent gonfle jusqu’à ce qu’il le déchire, il la sentait en lui. Il sentait venir l’affaissement. Allait-il tomber sans connaissance sur le pavé? Se trouver mal, c’est la ressource de la femme et l’humiliation de l’homme. Il se roidissait, mais il tremblait.
Il avait la sensation de quelqu’un qui perd pied.
VIII
GÉMISSEMENT
On se mit en marche.
On avança dans le couloir.
Aucun greffe préalable. Aucun bureau avec registres. Les prisons de ce temps-là n’étaient point paperassières. Elles se contentaient de se fermer sur vous, souvent sans savoir pourquoi. Être une prison, et avoir des prisonniers, cela leur suffisait.
Le cortège avait dû s’allonger et prendre la forme du corridor. On marchait presque un à un; d’abord le wapentake, ensuite Gwynplaine, ensuite le justicier-quorum; puis les gens de police, avançant en bloc et bouchant le corridor derrière Gwynplaine comme un tampon. Le couloir se resserrait; maintenant Gwynplaine touchait le mur de ses deux coudes; la voûte en caillou noyé de ciment avait d’intervalle en intervalle des voussures de granit en saillie faisant étranglement; il fallait baisser le front pour passer; pas de course possible dans ce corridor; la fuite eût été forcée de marcher lentement; ce boyau faisait des détours; toutes les entrailles sont tortueuses, celles d’une prison comme celles d’un homme; ça et là, tantôt à droite, tantôt à gauche, des coupures dans le mur, carrées et closes de grosses grilles, laissaient apercevoir des escaliers, ceux-ci montant, ceux-là plongeant. On arriva à une porte fermée, elle s’ouvrit, on passa, elle se referma. Puis on rencontra une deuxième porte, qui livra passage, puis une troisième, qui tourna de même sur ses gonds. Ces portes s’ouvraient et se refermaient comme toutes seules. On ne voyait personne. En même temps que le couloir se rétrécissait, la voûte s’abaissait, et l’on en était à ne plus pouvoir marcher que la tête courbée. Le mur suintait; il tombait de la voûte des gouttes d’eau; le dallage qui pavait le corridor avait la viscosité d’un intestin. L’espèce de pâleur diffuse qui tenait lieu de clarté devenait de plus en plus opaque; l’air manquait. Ce qu’il y avait de singulièrement lugubre, c’est que cela descendait.
Il fallait y faire attention pour s’apercevoir qu’on descendait. Dans les ténèbres, une pente douce, c’est sinistre. Rien n’est redoutable comme les choses obscures auxquelles on arrive par des pentes insensibles.
Descendre, c’est l’entrée dans l’ignoré terrible.
Combien de temps marcha-t-on ainsi? Gwynplaine n’eût pu le dire.
Passées à ce laminoir, l’angoisse, les minutes s’allongent démesurément.
Subitement on fit halte.
L’obscurité était épaisse.
Il y avait un certain élargissement du corridor.
Gwynplaine entendit tout près de lui un bruit dont le gong chinois pourrait seul donner une idée; quelque chose comme un coup frappé sur le diaphragme de l’abîme.
C’était le wapentake qui venait de heurter de son bâton une lame de fer.
Cette lame était une porte.
Non une porte qui tourne, mais une porte qui se lève et s’abat. A peu près comme une herse.
Il y eut un froissement strident dans une rainure, et Gwynplaine eut subitement devant les yeux un morceau de jour carré.
C’était la lame qui venait de se hisser dans une fente de la voûte de la façon dont se lève le panneau d’une souricière.
Une ouverture s’était faite.
Ce jour n’était pas du jour; c’était de la lueur. Mais, pour la prunelle très dilatée de Gwynplaine, cette clarté pâle et brusque fut d’abord comme le choc d’un éclair.
Il fut quelque temps avant de rien voir. Discerner dans l’éblouissement est aussi difficile que dans la nuit.
Puis, par degrés, sa pupille se proportionna à la lumière comme elle s’était proportionnée à l’obscurité; il finit par distinguer; la clarté, qui lui avait d’abord paru trop vive, s’apaisa dans sa prunelle et se refit livide; il hasarda son regard dans l’ouverture béante devant lui, et ce qu’il aperçut était effroyable.
A ses pieds, une vingtaine de marches, hautes, étroites, frustes, presque à pic, sans rampe à droite ni à gauche, sorte de crête de pierre pareille à un pan de mur biseauté en escalier, entraient et s’enfonçaient dans une cave très creuse. Elles allaient jusqu’en bas.
Cette cave était ronde, à voûte ogive en arc rampant, à cause du défaut de niveau des impostes, dislocation propre à tous les souterrains sur lesquels se sont tassés de très lourds édifices.
L’espèce de coupure tenant lieu de porte que la lame de fer venait de démasquer et à laquelle aboutissait l’escalier était entaillée dans la voûte, de sorte que de cette hauteur l’œil plongeait dans la cave comme dans un puits.
La cave était vaste, et, si c’était le fond d’un puits, c’était le fond d’un puits cyclopéen. L’idée qu’éveillé l’ancien mot «cul de basse-fosse» ne pouvait s’appliquer à cette cave qu’à la condition de se figurer une fosse à lions ou à tigres.
La cave n’était pas dallée ni pavée. Elle avait pour sol la terre mouillée et froide des lieux profonds.
Au milieu de la cave, quatre colonnes basses et difformes soutenaient un porche lourdement ogival dont les quatre nervures en se rejoignant à l’intérieur du porche dessinaient à peu près le dedans d’une mitre. Ce porche, pareil aux pinacles sous lesquels jadis on mettait des sarcophages, montait jusqu’à la voûte et faisait dans la cave une sorte de chambre centrale, si l’on peut appeler du nom de chambre un compartiment ouvert de tous les côtés, ayant, au lieu de quatre murs, quatre piliers.
A la clef de voûte du porche pendait une lanterne de cuivre, ronde et grillée comme une fenêtre de prison. Cette lanterne jetait autour d’elle, sur les piliers, sur les voûtes et sur le mur circulaire entrevu vaguement en arrière des piliers, une clarté blafarde, coupée de barres d’ombre.
C’était cette clarté qui avait d’abord ébloui Gwynplaine. Maintenant ce n’était plus pour lui qu’une rougeur presque confuse.
Pas d’autre jour dans cette cave. Ni fenêtre, ni porte, ni soupirail.
Entre les quatre piliers, précisément au-dessous de la lanterne, à l’endroit où il y avait le plus de lumière, était appliquée à plat sur le sol une silhouette blanche et terrible.
C’était couché sur le clos. On voyait une tête dont les yeux étaient fermés, un corps dont le torse disparaissait sous on ne sait quel monceau informe, quatre membres se rattachant au torse en croix de saint André et tirés vers les quatre piliers par quatre chaînes liées aux pieds et aux mains. Ces chaînes aboutissaient à un anneau de fer au bas de chaque colonne. Cette forme, immobilisée dans l’atroce posture de l’écartèlememt, avait la lividité glacée du cadavre. C’était nu; c’était un homme.
Gwynplaine, pétrifié, debout au haut de l’escalier, regardait.
Tout à coup il entendit un râle.
Ce cadavre était vivant.
Tout près de ce spectre, dans une des ogives du porche, des deux côtés d’un grand fauteuil à bras exhaussé par une large pierre plate, se tenaient droits deux hommes vêtus de longs suaires noirs, et dans le fauteuil un vieillard enveloppé d’une robe rouge était assis, blême, immobile, sinistre, un bouquet de roses à la main.
Ce bouquet de roses eût renseigné un moins ignorant que Gwynplaine. Le droit de juger en tenant une touffe de fleurs caractérisait le magistrat à la fois royal et municipal. Le lord-maire de Londres juge encore ainsi. Aider les juges à juger, c’était la fonction des premières roses de la saison.
Le vieillard assis dans le fauteuil était le shériff du comté de Surrey.
Il avait la rigidité majestueuse d’un romain revêtu de l’augustat.
Le fauteuil était le seul siège qu’il y eût das la cave.
A côté du fauteuil, on voyait une table couverte de papiers et de livres et sur laquelle était posée la longue baguette blanche du shériff.
Les hommes debout à gauche et à droite du shériff étaient deux docteurs, l’un en médecine, l’autre en lois; celui-ci reconnaissable à sa coiffe de sergent en droit sur sa perruque. Tous deux avaient la robe noire, l’un de juge, l’autre de médecin. Ces deux sortes d’hommes portent le deuil des morts qu’ils font.
Derrière le shériff, au rebord de la marche que faisait la pierre plate, se tenait accroupi avec une écritoire près de lui sur la dalle, un dossier de carton sur ses genoux, et une feuille de parchemin sur le dossier, un greffier en perruque ronde, la plume à la main, dans l’attitude d’un homme prêt à écrire.
Ce greffier était de l’espèce dite greffier garde-sacs; ce qu’indiquait une sacoche qui était devant lui à ses pieds. Ces sacoches, jadis employées dans les procès, étaient qualifiées «sacs de justice».
A l’un des piliers était adossé, croisant les bras, un homme tout vêtu de cuir. C’était un valet de bourreau.
Ces hommes semblaient enchantés dans leur posture funèbre autour de l’homme enchaîné. Pas un ne remuait ni ne parlait.
Il y avait sur tout cela un calme monstrueux.
Ce que Gwynplaine voyait là, c’était une cave pénale. Ces caves abondaient en Angleterre. La crypte de la Beauchamp Tower a longtemps servi à cet usage, de même que le souterrain de la Lollard’s Prison. Il y avait, et l’on peut voir encore à Londres, en ce genre, le lieu bas dit «les vault de Lady Place». Dans cette dernière chambre, il y a une cheminée en-cas pour la chauffe des fers.
Toutes les prisons du temps du King-John, et la geôle de Southwark en était une, avaient leur cave pénale.
Ce qui va suivre se pratiquait alors fréquemment en Angleterre, et pourrait, à la rigueur, en procédure criminelle, s’y exécuter même aujourd’hui; car toutes ces lois-là existent toujours. L’Angleterre offre ce curieux spectacle d’un code barbare vivant en bonne intelligence avec la liberté. Le ménage, disons-le, est excellent.
Quelque défiance pourtant ne serait pas hors de propos. Si une crise survenait, un réveil pénal n’est pas impossible. La législation anglaise est un tigre apprivoisé. Elle fait patte de velours, mais elle a toujours ses griffes.
Couper les ongles aux lois, cela est sage.
La loi ignore presque le droit. Il y a d’un côté la pénalité, de l’autre l’humanité. Les philosophes protestent; mais il se passera du temps encore avant que la justice des hommes ait fait sa jonction avec la justice.
Respect de la loi; c’est le mot anglais. En Angleterre on vénère tant les lois qu’on ne les abroge jamais. On se tire de cette vénération en ne les exécutant point. Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme; mais on ne tue pas plus l’une de ces vieilles que l’autre. On cesse de les pratiquer, voilà tout. Libre à elles de se croire toujours belles et jeunes. On les laisse rêver qu’elles existent. Cette politesse s’appelle respect.
La coutume normande est bien ridée; cela n’empêche pas plus d’un juge anglais de lui faire encore les yeux doux. On conserve amoureusement une antiquaille atroce, si elle est normande. Quoi de plus féroce que la potence? En 1867 on a condamné un homme[25] à être coupé en quatre quartiers qui seraient offerts à une femme, la reine.
[25] Le fénian Burke, mai 1867.
Du reste, la torture n’a jamais existé en Angleterre. C’est l’histoire qui le dit. L’aplomb de l’histoire est beau.
Mathieu de Westminster prend acte de ce que «la loi saxonne, fort clémente et débonnaire», ne punissait pas de mort les criminels, et il ajoute: «On se bornait à leur couper le nez, à leur crever les yeux, et à leur arracher les parties qui distinguent le sexe.» Seulement!
Gwynplaine, hagard au haut de l’escalier, commençait à trembler de tous ses membres. Il avait toutes sortes de frissons. Il cherchait à se rappeler quel crime il pouvait avoir commis. Au silence du wapentake venait de succéder la vision d’un supplice. C’était un pas de fait, mais un pas tragique. Il voyait s’obscurcir de plus en plus la sombre énigme légale sous laquelle il se sentait pris.
La forme humaine couchée à terre râla une deuxième fois.
Gwynplaine eut l’impression qu’on lui poussait doucement l’épaule.
Cela venait du wapentake.
Gwynplaine comprit qu’il fallait descendre.
Il obéit.
Il s’enfonça de marche en marche dans l’escalier. Les degrés avaient un plat-bord très mince, et huit ou neuf pouces de haut. Avec cela pas de rampe. On ne pouvait descendre qu’avec précaution. Derrière Gwynplaine descendait, le suivant à la distance de deux degrés, le wapentake, tenant droit l’iron-weapon, et derrière le wapentake descendait, à la même distance, le justicier-quorum.
Gwynplaine en descendant ces marches sentait on ne sait quel engloutissement de l’espérance. C’était une sorte de mort pas à pas. Chaque degré franchi éteignait en lui de la lumière. Il arriva, de plus en plus pâlissant, au bas de l’escalier.
L’espèce de larve terrassée et enchaînée aux quatre piliers continuait de râler.
Une voix dans la pénombre dit:
—Approchez.
C’était le shériff qui s’adressait à Gwynplaine.
Gwynplaine fit un pas.
—Plus près, dit la voix.
Gwynplaine fit encore un pas.
—Tout près, reprit le shériff.
Le justicier-quorum murmura à l’oreille de Gwynplaine, si gravement que ce chuchotement était solennel:
—Vous êtes devant le shériff du comté de Surrey.
Gwynplaine avança jusqu’au supplicié qu’il voyait étendu au centre de la cave. Le wapentake et le justicier-quorum restèrent où ils étaient et laissèrent Gwynplaine avancer seul.
Quand Gwynplaine, parvenu jusque sous le porche, vit de près cette chose misérable qu’il n’avait encore aperçue qu’à distance, et qui était un homme vivant, son effroi devint épouvante.
L’homme lié sur le sol était absolument nu, à cela près de ce haillon hideusement pudique qu’on pourrait nommer la feuille de vigne du supplice, et qui était le succingulum des romains et le christipannus des gothiques, duquel notre vieux jargon gaulois a fait le cripagne. Jésus, nu sur la croix, n’avait que ce lambeau.
L’effrayant patient que considérait Gwynplaine semblait un homme de cinquante à soixante ans. Il était chauve. Des poils blancs de barbe lui hérissaient le menton. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche. On voyait toutes ses dents. Sa face maigre et osseuse était voisine de la tête de mort. Ses bras et ses jambes, assujettis par les chaînes aux quatre poteaux de pierre, faisaient un X. Il avait sur la poitrine et le ventre une plaque de fer, et sur cette plaque étaient posées en tas cinq ou six grosses pierres. Son râle était tantôt un souffle, tantôt un rugissement.
Le shériff, sans quitter son bouquet de roses, prit sur la table, de la main qu’il avait libre, sa verge blanche et la dressa en disant:
—Obédience à sa majesté.
Puis il reposa la verge sur la table.
Ensuite, avec la lenteur d’un glas, sans un geste, aussi immobile que le patient, le shériff éleva la voix.
Il dit:
—Homme qui êtes ici lié de chaînes, écoutez pour la dernière fois la voix de justice. Vous avez été extrait de votre cachot et amené dans cette geôle. Dûment interpellé et dans les formes voulues, formaliis verbis pressus, sans égard aux lectures et communications qui vous ont été faites et qui vous vont être renouvelées, inspiré par un esprit de ténacité mauvaise et perverse, vous vous êtes enfermé dans le silence, et vous avez refusé de répondre au juge. Ce qui est un libertinage détestable, et ce qui constitue, parmi les faits punissables du cashlit, le crime et délit d’oversenesse.
Le sergent de la coiffe debout à droite du shériff interrompit et dit avec une indifférence qui avait on ne sait quoi de funèbre:
—Overhernessa, Lois d’Alfred et de Godrun. Chapitre six.
Le shériff reprit:
—La loi est vénérée de tous, excepté des larrons qui infestent les bois où les biches font leurs petits.
Comme une cloche après une cloche, le sergent dit:
—Qui faciunt vastum in foresta ubi damae solent founinare.
—Celui qui refuse de répondre au magistrat, dit le shériff, est suspect de tous les vices. Il est réputé capable de tout le mal.
Le sergent intervint:
—Prodigus, devorator, profusus, salax, ruffianus, ebriosus, luxuriosus, simulator, consumptor patrimonii, elluo, ambro, et gluto.
—Tous les vices, dit le shériff, supposent tous les crimes. Qui n’avoue rien confesse tout. Celui qui se tait devant les questions du juge est de fait menteur et parricide.
—Mendax et parricida, fit le sergent.
Le shériff dit:
—Homme, il n’est point permis de se faire absent par le silence. Le faux contumace fait une plaie à la loi. Il ressemble à Diomède blessant une déesse. La taciturnité devant la justice est une forme de la rébellion. Lèse-justice, c’est lèse-majesté. Rien de plus haïssable et de plus téméraire. Qui se soustrait à l’interrogatoire vole la vérité. La loi y a pourvu. Pour des cas semblables, les anglais ont de tout temps joui du droit de fosse, de fourche et de chaînes.
—Anglica charta, année 1088, dit le sergent.
Et, toujours avec la même gravité mécanique, le sergent ajouta:
—Ferrum, et fossam, et furcas, cum aliis libertalibus.
Le shériff continua:
—C’est pourquoi, homme, puisque vous n’avez pas voulu vous départir du silence, bien que sain d’esprit et parfaitement informé de ce que vous demande la justice, puisque vous êtes diaboliquement réfractaire, vous avez dû être géhenné, et vous avez été, aux termes des statuts criminels, mis à l’épreuve du tourment dit «la peine forte et dure». Voici ce qui vous a été fait. La loi exige que je vous en informe authentiquement. Vous avez été amené dans cette basse-fosse, vous avez été dépouillé de vos vêtements, vous avez été couché tout nu à terre sur le dos, vos quatre membres ont été tendus et liés aux quatre colonnes de la loi, une planche de fer vous a été appliquée au ventre, et l’on vous a mis sur le corps autant de pierres que vous en pouvez porter. «Et davantage», dit la loi.
—Plusque, affirma le sergent.
Le shériff poursuivit:
—En cette situation, et avant de prolonger l’épreuve, il vous a été fait, par moi shériff du comté de Surrey, sommation itérative de répondre et de parler, et vous avez sataniquement persévéré dans le silence, bien qu’étant au pouvoir des gênes, chaînes, ceps, entraves et ferrements.
—Attachiamenta legalia, dit le sergent.
—Sur votre refus et endurcissement, dit le shériff, étant équitable que l’obstination de la loi soit égale à l’obstination du criminel, l’épreuve a continué, telle que la commandent les édits et textes. Le premier jour on ne vous a donné ni à boire ni à manger.
—Hoc est superjejunare, dit le sergent.
Il y eut un silence. On entendait l’affreuse respiration sifflante de l’homme sous le tas de pierres.
Le sergent en droit compléta son interruption:
—Adde augmentum abstinentiae ciborum diminutione. Consuetudo brttannica, article cinq cent quatre.
Ces deux hommes, le shériff et le sergent, alternaient; rien de plus sombre que cette monotonie imperturbable; la voix lugubre répondait à la voix sinistre; on eût dit le prêtre et le diacre du supplice, célébrant la messe féroce de la loi.
Le shériff recommença:
—Le premier jour on ne vous a donné ni à boire ni à manger. Le deuxième jour on vous a donné à manger et pas à boire; on vous a mis entre les dents trois bouchées de pain d’orge. Le troisième jour on vous a donné à boire et pas à manger. On vous a versé dans la bouche, en trois fois et en trois verres, une pinte d’eau prise au ruisseau d’égout de la prison. Le quatrième jour est venu. C’est aujourd’hui. Maintenant, si vous continuez à ne pas répondre, vous serez laissé là jusqu’à ce que vous mouriez. Ainsi le veut justice.
Le sergent, toujours à sa réplique, approuva:
—Mors rei homagium est bonae legi.
—Et tandis que vous vous sentirez trépasser lamentablement, repartit le shériff, nul ne vous assistera, quand même le sang vous sortirait de la gorge, de la barbe et des aisselles, et de toutes les ouvertures du corps depuis la bouche jusqu’aux reins.
—A throtebolla, dit le sergent, et pabus et subhircis, et a grugno usque ad crupponum.
Le shériff continua:
—Homme, faites attention. Car les suites vous regardent. Si vous renoncez à votre silence exécrable, et si vous avouez, vous ne serez que pendu, et vous aurez droit au meldefeoh qui est une somme d’argent.
—Damnum confitens, dit le sergent, habeat le meldefeoh. Leges Inae, chapitre vingt.
—Laquelle somme, insista le shériff, vous sera payée en doitkins, suskins et galihalpens, seul cas où cette monnaie puisse être employée, aux termes du statut d’abolition, au troisième de Henri cinquième, et aurez le droit et jouissance de scortum ante mortem, et serez ensuite étranglé au gibet. Tels sont les avantages de l’aveu. Vous plaît-il répondre à justice?
Le shériff se tut et attendit. Le patient demeura sans mouvement.
Le shériff reprit:
—Homme, le silence est un refuge où il y a plus de risque que de salut. L’opiniâtreté est damnable et scélérate. Qui se tait devant justice est félon à la couronne. Ne persistez point dans cette désobéissance non filiale. Songez à sa majesté. Ne résistez point à notre gracieuse reine. Quand je vous parle, répondez-lui. Soyez loyal sujet.
Le patient râla.
Le shériff repartit:
—Donc, après les soixante-douze premières heures de l’épreuve, nous voici au quatrième jour. Homme, c’est le jour décisif. C’est au quatrième jour que la loi fixe la confrontation.
—Quarta die, frontem ad frontem adduce, grommela le sergent.
—La sagesse de la loi, reprit le shériff, a choisi cette heure extrême, afin d’avoir ce que nos ancêtres appelaient «le jugement par le froid mortel», attendu que c’est le moment où les hommes sont crus sur leur oui et sur leur non.
Le sergent en droit reprit:
—Judicium pro frodmortell, quod homines credensi sint per suum ya et per suum na. Charte du roi Adelstan. Tome premier, page cent soixante-treize.
Il y eut un instant d’attente, puis le shériff inclina vers le patient sa face sévère.
—Homme qui êtes là couché à terre...
Et il fit une pause.
—Homme, cria-t-il, m’entendez-vous?
L’homme ne bougea pas.
—Au nom de la loi, dit le shériff, ouvrez les yeux.
Les paupières de l’homme restèrent closes.
Le shériff se tourna vers le médecin debout à sa gauche.
—Docteur, donnez votre diagnostic.
—Probe, da diagnosticum, dit le sergent.
Le médecin descendit de la dalle avec la raideur magistrale, s’approcha de l’homme, se pencha, mit son oreille près de la bouche du patient, lui tâta le pouls au poignet, à l’aisselle et à la cuisse, et se redressa.
—Eh bien? dit le shériff.
—Il entend encore, dit le médecin.
—Voit-il? demanda le shériff.
Le médecin répondit:
—Il peut voir.
Sur un signe du shériff, le justicier-quorum et le wapentake s’avancèrent. Le wapentake se plaça près de la tête du patient; le justicier-quorum s’arrêta derrière Gwynplaine.
Le médecin recula d’un pas entre les piliers.
Alors le shériff, élevant le bouquet de roses comme un prêtre son goupillon, interpella le patient d’une voix haute, et devint formidable:
—O misérable, parle! la loi te supplie avant de t’exterminer. Tu veux sembler muet, songe à la tombe qui est muette; tu veux paraître sourd, songe à la damnation qui est sourde. Pense à la mort qui est pire que toi. Réfléchis, tu vas être abandonné dans ce cachot. Écoute, mon semblable, car je suis un homme! Écoute, mon frère, car je suis un chrétien! Écoute, mon fils, car je suis un vieillard! Prends garde à moi, car je suis le maître de ta souffrance, et je vais tout à l’heure être horrible. L’horreur de la loi fait la majesté du juge. Songe que moi-même je tremble devant moi. Mon propre pouvoir me consterne. Ne me pousse pas à bout. Je me sens plein de la sainte méchanceté du châtiment. Aie donc, ô infortuné, la salutaire et honnête crainte de la justice, et obéis-moi. L’heure de la confrontation est venue et tu dois répondre. Ne t’obstine point dans la résistance. N’entre pas dans l’irrévocable. Pense que l’achèvement est mon droit. Cadavre commencé, écoute! A moins qu’il ne te plaise expirer ici pendant des heures, des jours et des semaines, et agoniser longtemps d’une épouvantable agonie affamée et fécale, sous le poids de ces pierres, seul dans ce souterrain, délaissé, oublié, aboli, donné à manger aux rats et aux belettes, mordu par les bêtes des ténèbres, tandis qu’on ira et viendra, et qu’on achètera et qu’on vendra, et que les voitures rouleront dans la rue au-dessus de ta tête; à moins qu’il ne te convienne de râler sans rémission au fond de ce désespoir, grinçant, pleurant, blasphémant, sans un médecin pour apaiser tes plaies, sans un prêtre pour offrir le verre d’eau divin à ton âme; oh! à moins que tu ne veuilles sentir lentement éclore à tes lèvres l’écume affreuse du sépulcre, oh! je t’adjure et te conjure, entends-moi! je t’appelle à ton propre secours, aie pitié de toi-même, fais ce qui t’est demandé, cède à la justice, obéis, tourne la tête, ouvre les yeux, et dis si tu reconnais cet homme!
Le patient ne tourna pas la tête et n’ouvrit pas les yeux.
Le shériff jeta un coup d’œil tour à tour au justicier-quorum et au wapentake.
Le justicier-quorum ôta à Gwynplaine son chapeau et son manteau, le prit par les épaules et lui fit faire face à la lumière du côté de l’homme enchaîné. Le visage de Gwynplaine se détacha dans toute cette ombre, avec son relief étrange, pleinement éclairé.
En même temps le wapentake se courba, saisit par les tempes entre ses deux mains la tête du patient, tourna cette tête inerte vers Gwynplaine, et de ses deux pouces et de ses deux index écarta les paupières fermées. Les yeux farouches de l’homme apparurent.
Le patient vit Gwynplaine.
Alors, soulevant lui-même sa tête et ouvrant ses paupières toutes grandes, il le regarda.
Il tressaillit autant qu’on peut tressaillir quand on a une montagne sur la poitrine, et il cria:
—C’est lui! oui! c’est lui!
Et, terrible, il éclata de rire.
—C’est lui! répéta-t-il.
Puis il laissa retomber sa tête sur le sol, et il referma les yeux.
—Greffier, écrivez, dit le shériff.
Gwynplaine, quoique terrifié, avait fait jusqu’à ce moment-là à peu près bonne contenance. Le cri du patient: C’est lui! le bouleversa. Ce: Greffier, écrivez, la glaça. Il lui sembla comprendre qu’un scélérat l’entraînait dans sa destinée, sans que lui, Gwynplaine, pût deviner pourquoi, et que l’inintelligible aveu de cet homme se fermait sur lui comme la charnière d’un carcan. Il se figura cet homme et lui attachés au même pilori à deux poteaux jumeaux. Gwynplaine perdit pied dans cette épouvante, et se débattit. Il se mit à balbutier des bégaiements incohérents, avec le trouble profond de l’innocence, et, frémissant, effaré, éperdu, il jeta au hasard les premiers cris qui lui vinrent et toutes ces paroles de l’angoisse qui ont l’air de projectiles insensés.
—Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi. Je ne connais pas cet homme. Il ne peut pas me connaître, puisque je ne le connais pas. J’ai ma représentation de ce soir qui m’attend. Qu’est-ce qu’on me veut? Je demande ma liberté. Ce n’est pas tout ça. Pourquoi m’a-t-on amené dans cette cave? Alors il n’y a plus de lois. Dites tout de suite qu’il n’y a plus de lois. Monsieur le juge, je répète que ce n’est pas moi. Je suis innocent de tout ce qu’on peut dire. Je le sais bien, moi. Je veux m’en aller. Cela n’est pas juste. Il n’y a rien entre cet homme et moi. On peut s’informer. Ma vie n’est pas une chose cachée. On est venu me prendre comme un voleur. Pourquoi est-on venu comme cela? Cet homme-là, est-ce que je sais ce que c’est? Je suis un garçon ambulant qui joue des farces dans les foires et les marchés. Je suis l’Homme qui Rit. Il y a assez de monde qui sont venus me voir. Nous sommes dans le Tarrinzeau-field. Voilà quinze ans que je fais mon état honnêtement. J’ai vingt-cinq ans. Je loge à l’inn Tadcaster. Je m’appelle Gwynplaine. Faites-moi la grâce de me faire mettre hors d’ici, monsieur le juge. Il ne faut pas abuser de la petitesse des malheureux. Ayez compassion d’un homme qui n’a rien fait, et qui est sans protection et sans défense. Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque.
—J’ai devant moi, dit le shériff, lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d’Angleterre.
Et se levant, et montrant son fauteuil à Gwynplaine, le shériff ajouta:
—Milord, que votre seigneurie daigne s’asseoir.
LIVRE CINQUIÈME
LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MÊME SOUFFLE
I
SOLIDITÉ DES CHOSES FRAGILES
La destinée nous tend parfois un verre de folie à boire. Une main sort du nuage et nous offre brusquement la coupe sombre où est l’ivresse inconnue.
Gwynplaine ne comprit pas.
Il regarda derrière lui pour voir à qui l’on parlait.
Le son trop aigu n’est plus perceptible à l’oreille; l’émotion trop aiguë n’est plus perceptible à l’intelligence. Il y a une limite pour comprendre comme pour entendre.
Le wapentake et le justicier-quorum s’approchèrent de Gwynplaine et le prirent sous le bras, et il sentit qu’on l’asseyait dans le fauteuil d’où le shériff s’était levé.
Il se laissa faire, sans s’expliquer comment cela se pouvait.
Quand Gwynplaine fut assis, le justicier-quorum et le wapentake reculèrent de quelques pas et se tinrent droits et immobiles en arrière du fauteuil.
Alors le shériff posa son bouquet de roses sur la dalle, mit des lunettes que lui présenta le greffier, tira de dessous les dossiers qui encombraient la table une feuille de parchemin tachée, jaunie, verdie, rongée et cassée par places, qui semblait avoir été pliée à plis très étroits, et dont un côté était couvert d’écriture, et, debout sous la lumière de la lanterne, rapprochant de ses yeux cette feuille, de sa voix la plus solennelle, il lut ceci:
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
«Ce jourd’hui vingt-neuvième de janvier mil six cent quatrevingt-dix de Notre Seigneur.
«A été méchamment abandonné, sur la côte déserte de Portland, dans l’intention de l’y laisser périr de faim, de froid et de solitude, un enfant âgé de dix ans.
«Cet enfant a été vendu à l’âge de deux ans par ordre de sa très gracieuse majesté le roi Jacques deuxième.
«Cet enfant est lord Fermain Clancharlie, fils légitime unique de lord Linnaeus Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Italie, pair du royaume d’Angleterre, défunt, et d’Ann Bradshaw, son épouse, défunte.
«Cet enfant est héritier des biens et titres de son père. C’est pourquoi il a été vendu, mutilé, défiguré et disparu par la volonté de sa très gracieuse majesté.
«Cet enfant a été élevé et dressé pour être bateleur dans les marchés et foires.
«Il a été vendu à l’âge de deux ans après la mort du seigneur son père, et dix livres sterling ont été données au roi pour l’achat de cet enfant, ainsi que pour diverses concessions, tolérances et immunités.
«Lord Fermain Clancharlie, âgé de deux ans, a été acheté par moi soussigné qui écris ces lignes, et mutilé et défiguré par un flamand de Flandre nommé Hardquanonne, lequel est seul en possession des secrets et procédés du docteur Conquest.
«L’enfant était destiné par nous à être un masque de rire. Masca ridens.
«A cette intention, Hardquanonne lui a pratiqué l’opération Bucca fissa usque ad aures, qui met sur la face un rire éternel.
«L’enfant, par un moyen connu de Hardquanonne seul, ayant été endormi et fait insensible pendant ce travail, ignore l’opération qu’il a subie.
«Il ignore qu’il est lord Clancharlie.
«Il répond au nom de Gwynplaine.
«Cela tient à la bassesse de l’âge et à la petitesse de mémoire qu’il avait quand il a été vendu et acheté, étant à peine âgé de deux ans.
«Hardquanonne est le seul qui sache faire l’opération Bucca fissa, et cet enfant est le seul vivant à qui elle ait été faite.
«Cette opération est unique et singulière à ce point que, même après de longues années, cet enfant, fût-il un vieillard au lieu d’être un enfant, et ses cheveux noirs fussent-ils devenus des cheveux blancs, serait immédiatement reconnu par Hardquanonne.
«A l’heure où nous écrivons ceci, Hardquanonne, lequel sait pertinemment tous ces faits et y a participé comme auteur principal, est détenu dans les prisons de son altesse le prince d’Orange, vulgairement appelé le roi Guillaume III. Hardquanonne a été appréhendé et saisi comme étant de ceux dits les Comprachicos ou Cheylas. Il est enfermé dans le donjon de Chatham.
«C’est en Suisse, près du lac de Genève, entre Lausanne et Vevey, dans la maison même où son père et sa mère étaient morts, que l’enfant nous a été, conformément aux commandements du roi, vendu et livré par le dernier domestique du feu lord Linnaeus, lequel domestique a trépassé peu après comme ses maîtres, de sorte que cette affaire délicate et secrète n’est plus connue à cette heure de personne ici-bas, si ce n’est de Hardquanonne, qui est au cachot dans Chatham, et de nous, qui allons mourir.
«Nous soussignés, avons élevé et gardé huit ans, pour en tirer parti dans notre industrie, le petit seigneur acheté par nous au roi.
«Ce jour d’huy, fuyant l’Angleterre pour ne point partager le mauvais sort de Hardquanonne, nous avons, par timidité et crainte, à cause des inhibitions et fulminations pénales édictées en parlement, abandonné, à la nuit tombante, sur la côte de Portland, ledit enfant Gwynplaine, qui est lord Fermain Clancharlie.
«Or, avons juré le secret au roi, mais pas à Dieu.
«Cette nuit, en mer, assaillis d’une sévère tempête par la volonté de la providence, en plein désespoir et détresse, agenouillés devant celui qui peut sauver nos vies et qui voudra peut-être sauver nos âmes, n’ayant plus rien à attendre des hommes et tout à craindre de Dieu, ayant pour ancre et ressource le repentir de nos actions mauvaises, résignés à mourir, et contents si la justice d’en haut se satisfait, humbles et pénitents et nous frappant la poitrine, faisons cette déclaration et la confions et remettons à la mer furieuse pour qu’elle en use selon le bien à l’obéissance de Dieu. Et que la Très Sainte Vierge nous soit en aide. Ainsi soit-il. Et avons signé.»
Le shériff, s’interrompant, dit:
—Voici les signatures. Toutes d’écritures diverses.
Et il se remit à lire:
—«Doctor Gernardus Geestemunde.—Asuncion.—Une croix, et à côté: Barbara Fermoy, de l’île Tyrryf, dans les Ebudes.—Gaïzdorra, captal.—Giangirate.—Jacques Quatourze, dit le Narbonnais.—Luc-Pierre Capgaroupe, du bagne de Mahon.»
Le shériff, s’arrêtant encore, dit:
—Note écrite de la même main que le texte et que la première signature.
Et il lut:
—«De trois hommes d’équipage, le patron ayant été enlevé par un coup de mer, il ne reste que deux. Et ont signé.—Galdeazun.—Ave-Maria, voleur.»
Le shériff, mêlant la lecture et les interruptions, continua:
—Au bas de la feuille est écrit: «En mer, à bord de la Matutina, ourque de Biscaye, du golfe de Pasages.»
—Cette feuille, ajouta le shériff, est un parchemin de chancellerie qui porte le filigrane du roi Jacques deuxième. En marge de la déclaration, et de la même écriture, il y a cette note:
—«La présente déclaration est écrite par nous au verso de l’ordre royal qui nous a été remis pour notre décharge d’avoir acheté l’enfant. Qu’on retourne la feuille, on verra l’ordre.»
Le shériff retourna le parchemin, et l’éleva dans sa main droite en l’exposant à la lumière. On vit une page blanche, si le mot page blanche peut s’appliquer à une telle moisissure, et au milieu de la page trois mots écrits: deux mots latins, jussu regis, et une signature, Jeffreys.
—Jussu regis. Jeffreys, dit le shériff, passant de la voix grave à la voix haute.
Un homme à qui il vient de tomber sur la tête une tuile du palais des rêves, c’était là Gwynplaine.
Il se mit à parler comme on parle dans l’inconscience:
—Gernardus, oui, le docteur. Un homme vieux et triste. J’en avais peur. Gaizdorra, captal, cela veut dire le chef. Il y avait des femmes, Asuncion, et l’autre. Et puis le provençal. C’était Capgaroupe. Il buvait dans une bouteille plate sur laquelle il y avait un nom écrit en rouge.
—La voici, dit le shériff.
Et il posa sur la table une chose que le greffier venait de tirer du sac de justice.
C’était une gourde à oreillons, revêtue d’osier. Cette bouteille avait visiblement eu des aventures. Elle avait dû séjourner dans l’eau. Des coquillages et des conferves y adhéraient. Elle était incrustée et damasquinée de toutes les rouilles de l’océan. Le goulot avait un collet de goudron indiquant qu’elle avait été hermétiquement bouchée. Elle était décachetée et ouverte. On avait toutefois replacé dans le goulot une sorte de tampon de funin goudronné qui avait été le bouchon.
—C’est dans cette bouteille, dit le shériff, qu’avait été enfermée, par les gens qui allaient mourir, la déclaration dont il vient d’être donné lecture. Ce message adressé à la justice lui a été fidèlement remis par la mer.
Le shériff augmenta la majesté de son intonation, et continua:
—De même que la montagne Harrow est excellente au blé et fournit la fine fleur de farine dont on cuit le pain pour la table royale, de même la mer rend à l’Angleterre tous les services qu’elle peut, et, quand un lord se perd, elle le retrouve et le rapporte.
Puis il reprit:
—Sur cette gourde il y a en effet un nom écrit en rouge.
Et haussant la voix, il se tourna vers le patient immobile:
—Votre nom à vous, malfaiteur qui êtes ici. Car telles sont les voies obscures par où la vérité, engloutie dans le gouffre des actions humaines, arrive du fond à la surface.
Le shériff prit la gourde et présenta à la lumière un des côtés de l’épave qui avait été nettoyé, probablement pour les besoins de la justice. On y voyait serpenter dans les entrelacements de l’osier un mince ruban de jonc rouge, devenu noir par endroits, travail de l’eau et du temps. Ce jonc, malgré quelques cassures, traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres: Hardquanonne.
Alors le shériff, reprenant ce son de voix particulier qui ne ressemble à rien et qu’on pourrait qualifier l’accent de justice, se tourna vers le patient:
—Hardquanonne! quand, par nous, shériff, cette gourde, sur laquelle est votre nom, vous a été, pour la première fois, montrée, exhibée et présentée, vous l’avez tout d’abord et de bonne grâce reconnue comme vous ayant appartenu; puis, lecture vous ayant été faite, en sa teneur, du parchemin qui y était ployé et enfermé, vous n’avez pas voulu en dire davantage, et, dans l’espoir sans doute que l’enfant perdu ne serait pas retrouvé et que vous échapperiez au châtiment, vous avez refusé de répondre. A la suite duquel refus, vous avez été appliqué à la peine forte et dure, et deuxième lecture dudit parchemin, où est consignée la déclaration et confession de vos complices, vous a été donnée. Inutilement. Aujourd’hui, qui est le jour quatrième et le jour légalement voulu de la confrontation, ayant été mis en présence de celui qui a été abandonné à Portland le vingt-neuf janvier mil six cent quatrevingt-dix, l’espérance diabolique s’est évanouie en vous, et vous avez rompu le silence et reconnu votre victime...
Le patient ouvrit les yeux, dressa la tète, et d’une voix où il y avait la sonorité étrange de l’agonie, avec on ne sait quel calme mêlé à son râle, prononçant tragiquement sous cet amas de pierres des mots pour chacun desquels il lui fallait soulever l’espèce de couvercle de tombe posé sur lui, il se mit à parler:
—J’ai juré le secret, et je l’ai gardé le plus que j’ai pu. Les hommes sombres sont les hommes fidèles, et il existe une honnêteté dans l’enfer. Aujourd’hui le silence est devenu inutile. Soit. C’est pourquoi je parle. Eh bien, oui. C’est lui. Nous l’avons fait à nous deux le roi; le roi par sa volonté, moi par mon art.
Et, regardant Gwynplaine, il ajouta:
—Maintenant ris à jamais.
Et lui-même il se mit à rire.
Ce second rire, plus farouche encore que le premier, aurait pu être pris pour un sanglot.
Le rire cessa, et l’homme se recoucha. Ses paupières se refermèrent.
Le shériff, qui avait laissé la parole au supplicié, poursuivit:
—De tout quoi il est pris acte.
Il donna au greffier le temps d’écrire, puis il dit:
—Hardquanonne, aux termes de la loi, après confrontation suivie d’effet, après troisième lecture de la déclaration de vos complices, désormais confirmée par votre reconnaissance et confession, après votre aveu itératif, vous allez être dégagé de ces entraves, et remis au bon plaisir de sa majesté pour être pendu comme plagiaire.
—Plagiaire, fit le sergent de la coiffe. C’est-à-dire acheteur et vendeur d’enfants. Loi visigothe, livre sept, titre trois, paragraphe Usurpaverit; et Loi salique, titre quarante et un, paragraphe deux; et Loi des Frisons, titre vingt et un, De Plagio. Et Alexandre Nequam dit:
[26] Toi qui vends des enfants, ton nom est plagiaire.
Le shériff posa le parchemin sur la table, ôta ses lunettes, ressaisit le bouquet, et dit:
—Fin de la peine forte et dure. Hardquanonne, remerciez sa majesté.
D’un signe, le justicier-quorum mit en mouvement l’homme habillé de cuir.
Cet homme, qui était un valet de bourreau, «groom du gibet», disent les vieilles chartes, alla au patient, lui ôta l’une après l’autre les pierres qu’il avait sur le ventre, enleva la plaque de fer qui laissa voir les côtes déformées du misérable, puis lui défît des poignets et des chevilles les quatre carcans qui le liaient aux piliers.
Le patient, déchargé des pierres et délivré des chaînes, resta à plat sur la terre, les yeux fermés, les bras et les jambes écartés, comme un crucifié décloué.
—Hardquanonne, dit le shériff, levez-vous.
Le patient ne remua point.
Le groom du gibet lui prit une main et la lâcha; la main retomba. L’autre main, soulevée, retomba de même. Le valet de bourreau saisit un pied, puis l’autre, les talons revinrent frapper le sol. Les doigts restèrent inertes et les orteils immobiles. Les pieds nus d’un corps gisant ont on ne sait quoi de hérissé.
Le médecin s’approcha, tira d’une poche de sa robe un petit miroir d’acier et le mit devant la bouche béante de Hardquanonne; puis du doigt il lui ouvrit les paupières. Elle ne s’abaissèrent point. Les prunelles vitreuses demeurèrent fixes.
Le médecin se redressa et dit:
—Il est mort.
Et il ajouta:
—Il a ri, cela l’a tué.
—Peu importe, dit le shériff. Après l’aveu, vivre ou mourir n’est plus qu’une formalité.
Puis, désignant Hardquanonne d’un geste de son bouquet de roses, le shériff jeta cet ordre au wapentake:
—Carcasse à emporter d’ici cette nuit.
Le wapentake adhéra d’un hochement de tête.
Et le shériff ajouta:
—Le cimetière de la prison est en face.
Le wapentake fit un nouveau signe d’adhésion.
Le greffier écrivait.
Le shériff, ayant dans sa main gauche le bouquet, prit dans l’autre main sa baguette blanche, se plaça droit devant Gwynplaine toujours assis, lui fit une révérence profonde, puis, autre attitude de solennité, renversa sa tête en arrière, et, regardant Gwynplaine en face, lui dit:
—A vous qui êtes ici présent, nous Philippe Deuzill Parsons, chevalier, shériff du comté de Surrey, assisté d’Aubrie Docminique, écuyer, notre clerc et greffier, et de nos officiers ordinaires, dûment pourvu de commandements directs et spéciaux de sa majesté, en vertu de notre commission, et des droits et devoirs de notre charge, et avec le congé du lord chancelier d’Angleterre, procès-verbaux dressés et actes pris, vu les pièces communiquées par l’amirauté, après vérification des attestations et signatures, après déclarations lues et ouïes, après confrontation faite, toutes les constatations et informations légales étant complétées, épuisées, et menées à bonne et juste fin, nous vous signifions et déclarons, afin qu’il en advienne ce que de droit, que vous êtes Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d’Angleterre, et que Dieu garde votre seigneurie.
Et il salua.
Le sergent en droit, le docteur, le justicier-quorum, le wapentake, le greffier, tous les assistants, excepté le bourreau, répétèrent ce salut plus profondément encore, et s’inclinèrent jusqu’à terre devant Gwynplaine.
—Ah çà, cria Gwynplaine, réveillez-moi!
Et il se dressa debout, tout pâle.
—Je viens vous réveiller en effet, dit une voix qu’on n’avait pas encore entendue.
Un homme sortit de derrière un des piliers. Comme personne n’avait pénétré dans la cave depuis que la lame de fer avait livré passage à l’arrivée du cortège de police, il était visible que cet homme était dans cette ombre avant l’entrée de Gwynplaine, qu’il avait un rôle régulier d’observation, et qu’il avait mission et fonction de se tenir là. Cet homme était gros et replet, en perruque de cour et en manteau de voyage, plutôt vieux que jeune, et très correct.
Il salua Gwynplaine avec respect et aisance, avec l’élégance d’un gentleman domestique, et sans gaucherie de magistrat.
—Oui, dit-il, je viens vous réveiller. Depuis vingt-cinq ans, vous dormez. Vous faites un songe, et il faut en sortir. Vous vous croyez Gwynplaine, vous êtes Clancharlie. Vous vous croyez du peuple, vous êtes de la seigneurie. Vous vous croyez au dernier rang, vous êtes au premier. Vous vous croyez histrion, vous êtes sénateur. Vous vous croyez pauvre, vous êtes opulent. Vous vous croyez petit, vous êtes grand. Réveillez-vous, milord!
Gwynplaine, d’une voix très basse, et où il y avait une certaine terreur, murmura:
—Qu’est-ce que tout cela veut dire?
—Cela veut dire, milord, répondit le gros homme, que je m’appelle Barkilphedro, que’ je suis officier de l’amirauté, que cette épave, la gourde de Hardquanonne, a été trouvée au bord de la mer, qu’elle m’a été apportée pour être décachetée par moi, comme c’est la sujétion et la prérogative de ma charge, que je l’ai ouverte en présence des deux jurés assermentés de l’office Jetson, lesquels sont tous deux membres du parlement, William Blathwaith, pour la ville de Bath, et Thomas Jervoise pour Southampton, que les deux jurés ont décrit et certifié le contenu de la gourde, et signé le procès-verbal d’ouverture, conjointement avec moi, que j’ai fait mon rapport à sa majesté, que, par l’ordre de la reine, toutes les formalités légales nécessaires ont été remplies avec la discrétion que commande une si délicate matière, et que la dernière, la confrontation, vient d’avoir lieu; cela veut dire que vous avez un million de rentes; cela veut dire que vous êtes lord du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, législateur et juge, juge suprême, législateur souverain, vêtu de la pourpre et de l’hermine, égal aux princes, semblable aux empereurs, que vous avez sur la tête la couronne de pair, et que vous allez épouser une duchesse, fille d’un roi.
Sous cette transfiguration croulant sur lui à coups de tonnerre, Gwynplaine s’évanouit.
II
CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
Toute cette aventure était venue d’un soldat qui avait trouvé une bouteille au bord de la mer.
Racontons le fait.
A tout fait se rattache un engrenage.
Un jour un des quatre canonniers composant la garnison du château de Calshor avait ramassé dans le sable à marée basse une gourde d’osier jetée là par le flux. Cette gourde, toute moisie, était bouchée d’un bouchon goudronné. Le soldat avait porté l’épave au colonel du château, et le colonel l’avait transmise à l’amiral d’Angleterre. L’amiral, c’était l’amirauté; pour les épaves, l’amirauté, c’était Barkilphedro. Barkilphedro avait ouvert et débouché la gourde, et l’avait portée à la reine. La reine avait immédiatement avisé. Deux conseillers considérables avaient été informés et consultés, le lord-chancelier, qui est, de par la loi, «gardien de la conscience du roi d’Angleterre», et le lord-maréchal, qui est «juge des armes et de la descente de la noblesse». Thomas Howard, duc de Norfolk, pair catholique, qui était héréditairement haut-maréchal d’Angleterre, avait fait dire par son député-comte-maréchal Henri Howard, comte de Bindon, qu’il serait de l’avis du lord-chancelier. Quant au lord-chancelier, c’était William Cowper. Il ne faut point confondre ce chancelier avec son homonyme et son contemporain William Cowper, l’anatomiste commentateur de Bidloo, qui publia en Angleterre le Traité des muscles presque au moment où Étienne Abeille publiait en France l’Histoire des os; un chirurgien est distinct d’un lord. Lord William Cowper était célèbre pour avoir, à propos de l’affaire de Talbot Yelverton, vicomte Longueville, émis cette sentence: «qu’au respect de la constitution d’Angleterre, la restauration d’un pair importait plus que la restauration d’un roi». La gourde trouvée à Calshor avait éveillé au plus haut point son attention. L’auteur d’une maxime aime les occasions de l’appliquer. C’était un cas de restauration d’un pair. Des recherches avaient été faites. Gwynplaine, ayant écriteau sur rue, était facile à trouver. Hardquanonne aussi. Il n’était pas mort. La prison pourrit l’homme, mais le conserve, si garder c’est conserver. Les gens confiés aux bastilles y étaient rarement dérangés. On ne changeait guère plus de cachot qu’on ne change de cercueil. Hardquanonne était encore dans le donjon de Chatham. On n’eut qu’à mettre la main dessus. On le transféra de Chatham à Londres. En même temps on s’informait en Suisse. Les faits furent reconnus exacts. On leva, dans les greffes locaux, à Vevey, à Lausanne, l’acte de mariage de lord Linnaeus en exil, l’acte de naissance de l’enfant, les actes de décès du père et de la mère, et l’on en eut «pour servir ce que de besoin» de doubles expéditions, dûment certifiées. Tout cela s’exécuta dans le plus sévère secret, avec ce qu’on appelait alors la promptitude royale, et avec le «silence de taupe» recommandé et pratiqué par Bacon, et plus tard érigé en loi par Blackstone, pour les affaires de chancellerie et d’état, et pour les choses qualifiées sénatoriales.
Le jussu regis et la signature Jeffreys furent vérifiés. Pour qui a étudié pathologiquement les cas de caprice dits «bon plaisir», ce jussu regis est tout simple. Pourquoi Jacques II, qui, ce semble, eût dû cacher de tels actes, en laissait-il, au risque même de compromettre la réussite, des traces écrites? Cynisme. Indifférence hautaine. Ah! vous croyez qu’il n’y a que les filles d’impudiques! la raison d’état l’est aussi. Et se cupit ante videri. Commettre un crime et s’en blasonner, c’est là toute l’histoire. Le roi se tatoue, comme le forçat. On a intérêt à échapper au gendarme et à l’histoire, on en serait bien fâché, on tient à être connu et reconnu. Voyez mon bras, remarquez ce dessin, un temple de l’amour et un cœur enflammé percé d’une flèche, c’est moi qui suis Lacenaire. Jussu regis. C’est moi qui suis Jacques II. On accomplit une mauvaise action, on met sa marque dessus. Se compléter par l’effronterie, se dénoncer soi-même, faire imperdable son méfait, c’est la bravade insolente du malfaiteur. Christine saisit Monaldeschi, le fait confesser et assassiner, et dit: Je suis reine de Suède chez le roi de France. Il y a le tyran qui se cache, comme Tibère, et le tyran qui se vante, comme Philippe II. L’un est plus scorpion, l’autre est plus léopard. Jacques II était de cette dernière variété. Il avait, on le sait, le visage ouvert et gai, différent en cela de Philippe II. Philippe était lugubre, Jacques était jovial. On est tout de même féroce. Jacques II était le tigre bonasse. Il avait, comme Philippe II, la tranquillité de ses forfaits. Il était monstre par la grâce de Dieu. Donc il n’avait rien à dissimuler et à atténuer, et ses assassinats étaient de droit divin. Il eût volontiers, lui aussi, laissé derrière lui ses archives de Simancas avec tous ses attentats numérotés, datés, classés, étiquetés et mis en ordre, chacun dans son compartiment, comme les poisons dans l’officine d’un pharmacien. Signer ses crimes, c’est royal.
Toute action commise est une traite tirée sur le grand payeur ignoré. Celle-ci venait d’arriver à échéance avec l’endos sinistre Jussu regis.
La reine Anne, point femme d’un côté, en ce qu’elle excellait à garder un secret, avait demandé, sur cette grave affaire, au lord-chancelier un rapport confidentiel du genre qualifié «rapport à l’oreille royale». Les rapports de cette sorte ont toujours été usités dans les monarchies. A Vienne, il y avait le conseiller de l’oreille, personnage aulique. C’était une ancienne dignité carlovingienne, l’auricularius des vieilles chartes palatines. Celui qui parle bas à l’empereur.
William, baron Cowper, chancelier d’Angleterre, que la reine croyait, parce qu’il était myope comme elle et plus qu’elle, avait rédigé un mémoire commençant ainsi: «Deux oiseaux étaient aux ordres de Salomon, une huppe, la hudbud, qui parlait toutes les langues, et un aigle, le simourganka, qui couvrait d’ombre avec ses ailes une caravane de vingt mille hommes. De même, sous une autre forme, la providence», etc. Le lord-chancelier constatait le fait d’un héritier de pairie enlevé et mutilé, puis retrouvé. Il ne blâmait point Jacques II, père de la reine après tout. Il donnait même des raisons. Premièrement, il y a les anciennes maximes monarchiques. E senioratu eripimus. In roturagio cadat. Deuxièmement, le droit royal de mutilation existe. Chamberlayne l’a constaté. Corpora et bona nostrorum subjectorum nostra sunt[27], a dit Jacques Ier, de glorieuse et docte mémoire. Il a été crevé les yeux à des ducs de sang royal pour le bien du royaume. Certains princes, trop voisins du trône, ont été utilement étouffés entre deux matelas, ce qui a passé pour apoplexie. Or, étouffer, c’est plus que mutiler. Le roi de Tunis a arraché les yeux à son père, Muley-Assem, et ses ambassadeurs n’en ont pas moins été reçus par l’empereur. Donc le roi peut ordonner une suppression de membre comme une suppression d’état, etc., c’est légal, etc. Mais une légalité ne détruit pas l’autre. «Si le noyé revient sur l’eau et n’est pas mort, c’est Dieu qui retouche l’action du roi. Si l’héritier se retrouve, que la couronne lui soit rendue. Ainsi il fut fait pour lord Alla, roi de Northumbre, qui lui aussi avait été bateleur. Ainsi il doit être fait pour Gwynplaine, qui lui aussi est roi, c’est-à-dire lord. La bassesse du métier, traversée et subie par force majeure, ne ternit point le blason; témoin Abdolonyme; qui était roi et qui fut jardinier; témoin Joseph, qui était saint et qui fut menuisier; témoin Apollon, qui était dieu et qui fut berger.» Bref, le savant chancelier concluait à la réintégration en tous ses biens et dignités de Fermain, lord Clancharlie, faussement appelé Gwynplaine, «à la seule condition qu’il fût confronté avec le malfaiteur Hardquanonne, et reconnu par ledit». Et sur ce, le chancelier, garde constitutionnel de la conscience royale, rassurait cette conscience.
[27] «La vie et les membres des sujets dépendent du roi.»
(Chamberlayne, 2epartie, chap. iv, p. 76.)
Le lord-chancelier rappelait, en post-scriptum, que, au cas où Hardquanonne refuserait de répondre, il devait être appliqué à «la peine forte et dure», auquel cas, pour atteindre la période dite de frodmortell voulue par la charte du roi Adelstan, la confrontation devait avoir lieu le quatrième jour; ce qui a bien un peu l’inconvénient que, si le patient murte le second ou le troisième jour, la confrontation devient difficile; mais la loi doit être exécutée. L’inconvénient de la loi fait partie de la loi.
Du reste, dans l’esprit du lord-chancelier, la reconnaissance de Gwynplaine par Hardquanonne ne faisait aucun doute.
Anne, suffisamment informée de la difformité de Gwynplaine, ne voulant point faire tort à sa sœur, à laquelle avaient été substitués les biens des Clancharlie, décida avec bonheur que la duchesse Josiane serait épousée par le nouveau lord, c’est-à-dire par Gwynplaine.
La réintégration de lord Fermain Clancharlie était du reste un cas très simple, l’héritier étant légitime et direct. Pour les filiations douteuses ou pour les pairies «in abeyance» revendiquées par des collatéraux, la chambre des lords doit être consultée. Ainsi, sans remonter plus haut, elle le fut en 1782 pour la baronnie de Sidney, réclamée par Élisabeth Perry; en 1798, pour la baronnie de Beaumont, réclamée par Thomas Stapleton; en 1803, pour la baronnie de Chandos, réclamée par le révérend Tymewell Brydges; en 1813, pour la pairie-comté de Banbury, réclamée par le lieutenant général Knollys, etc.; mais ici rien de pareil. Aucun litige; une légitimité évidente; un droit clair et certain; il n’y avait point lieu à saisir la chambre, et la reine, assistée du lord-chancelier, suffisait pour reconnaître et admettre le nouveau lord.
Barkilphedro mena tout.
L’affaire, grâce à lui, resta tellement souterraine, le secret fut si hermétiquement gardé, que ni Josiane, ni lord David n’eurent vent du prodigieux fait qui se creusait sous eux. Josiane, très altière, avait un escarpement qui la rendait aisée à bloquer. Elle s’isolait d’elle-même. Quant à lord David, on l’envoya en mer, sur les côtes de Flandre. Il allait perdre la lordship et ne s’en doutait pas. Notons ici un détail. Il advint qu’à dix lieues du mouillage de la station navale commandée par lord David, un capitaine nommé Halyburton força la flotte française. Le comte de Pembroke, président du conseil, porta sur une proposition de promotion de contre-amiraux ce capitaine Halyburton. Anne raya Halyburton et mit lord David Dirry-Moir à sa place, afin que lord David eût au moins, lorsqu’il apprendrait qu’il n’était plus pair, la consolation d’être contre-amiral.
Anne se sentit contente. Un mari horrible à sa sœur, un beau grade à lord David. Malice et bonté.
Sa majesté allait se donner la comédie. En outre, elle se disait qu’elle réparait un abus de pouvoir de son auguste père, qu’elle restituait un membre à la pairie, qu’elle agissait en grande reine, qu’elle protégeait l’innocence selon la volonté de Dieu, que la providence dans ses saintes et impénétrables voies, etc. C’est bien doux de faire une action juste, qui est désagréable à quelqu’un qu’on n’aime pas.
Du reste, savoir que le futur mari de sa sœur était difforme avait suffi à la reine. De quelle façon ce Gwynplaine était-il difforme, quel genre de laideur était-ce? Barkilphedro n’avait pas tenu à en informer la reine, et Anne n’avait pas daigné s’en enquérir. Profond dédain royal. Qu’importait d’ailleurs? La chambre des lords ne pouvait qu’être reconnaissante. Le lord-chancelier, l’oracle, avait parlé. Restaurer un pair, c’est restaurer toute la pairie. La royauté, en cette occasion, se montrait bonne et respectueuse gardienne du privilège de la pairie. Quel que fût le visage du nouveau lord, un visage n’est pas une objection contre un droit. Anne se dit plus ou moins tout cela, et alla simplement à son but, à ce grand but féminin et royal, se satisfaire.
La reine était alors à Windsor, ce qui mettait une certaine distance entre les intrigues de cour et le public.
Les personnes seules d’absolue nécessité furent dans le secret de ce qui allait se passer.
Quant à Barkilphedro, il fut joyeux, ce qui ajouta à son visage une expression lugubre.
La chose en ce monde qui peut le plus être hideuse, c’est la joie.
Il eut cette volupté de déguster le premier la gourde de Hardquanonne. Il eut l’air peu surpris, l’étonnement étant d’un petit esprit. D’ailleurs, n’est-ce pas? cela lui était bien dû, à lui qui depuis si longtemps faisait faction à la porte du hasard. Puisqu’il attendait, il fallait bien que quelque chose arrivât.
Ce nil mirari faisait partie de sa contenance. Au fond, disons-le, il avait été émerveillé. Quelqu’un qui eût pu lui ôter le masque qu’il mettait sur sa conscience devant Dieu même, eût trouvé ceci: Précisément, en cet instant-là, Barkilphedro commençait à être convaincu qu’il lui serait décidément impossible, à lui ennemi intime et infime, de faire une fracture à cette haute existence de la duchesse Josiane. De là un accès frénétique d’animosité latente. Il était parvenu à ce paroxysme qu’on appelle le découragement. D’autant plus furieux qu’il désespérait. Ronger son frein, expression tragique et vraie! un méchant rongeant l’impuissance. Barkilphedro était peut-être au moment de renoncer, non à vouloir du mal à Josiane, mais à lui en faire; non à la rage, mais à la morsure. Pourtant, quelle chute, lâcher prise! garder désormais sa haine dans le fourreau, comme un poignard de musée! Rude humiliation.
Tout à coup, à point nommé,—l’immense aventure universelle se plaît à ces coïncidences,—la gourde de Hardquanonne vient, de vague en vague, se placer entre ses mains. Il y a dans l’inconnu on ne sait quoi d’apprivoisé qui semble être aux ordres du mal. Barkilphedro, assisté des deux témoins quelconques, jurés indifférents de l’amirauté, débouche la gourde, trouve le parchemin, le déploie, lit...—Qu’on se représente cet épanouissement monstrueux!
Il est étrange de penser que la mer, le vent, les espaces, les flux et les reflux, les orages, les calmes, les souffles, peuvent se donner beaucoup de peine pour arriver à faire le bonheur d’un méchant. Cette complicité avait duré quinze ans. Œuvre mystérieuse. Pendant ces quinze années, l’océan n’avait pas été une minute sans y travailler. Les flots s’étaient transmis de l’un à l’autre la bouteille surnageante, les écueils avaient esquivé le choc du verre, aucune fêlure n’avait lézardé la gourde, aucun frottement n’avait usé le bouchon, les algues n’avaient point pourri l’osier, les coquillages n’avaient point rongé le mot Hardquanonne, l’eau n’avait pas pénétré dans l’épave, la moisissure n’avait pas dissous le parchemin, l’humidité n’avait pas effacé l’écriture, que de soins l’abîme avait dû se donner! Et de cette façon, ce que Gernardus avait jeté à l’ombre, l’ombre l’avait remis à Barkilphedro, et le message envoyé à Dieu était parvenu au démon. Il y avait eu abus de confiance dans l’immensité, et l’ironie obscure mêlée aux choses s’était arrangée de telle sorte qu’elle avait compliqué ce triomphe loyal, l’enfant perdu Gwynplaine redevenant lord Clancharlie, d’une victoire venimeuse, qu’elle avait fait méchamment une bonne action, et qu’elle avait mis la justice au service de l’iniquité. Retirer sa victime à Jacques II, c’était donner une proie à Barkilphedro. Relever Gwynplaine, c’était livrer Josiane. Barkilphedro réussissait; et c’était pour cela que pendant tant d’années les vagues, les lames, les rafales, avaient ballotté, secoué, poussé, jeté, tourmenté et respecté cette bulle de verre où il y avait tant d’existences mêlées! c’était pour cela qu’il y avait eu entente cordiale entre les vents, les marées et les tempêtes! La vaste agitation du prodige complaisante pour un misérable! l’infini collaborateur d’un ver de terre! la destinée a de ces volontés sombres.
Barkilphedro eut un éclair d’orgueil titanique. Il se dit que tout cela avait été exécuté à son intention. Il se sentit centre et but.
Il se trompait. Réhabilitons le hasard. Ce n’était point là le vrai sens du fait remarquable dont profitait la haine de Barkilphedro. L’océan se faisant père et mère d’un orphelin, envoyant la tourmente à ses bourreaux, brisant la barque qui a repoussé l’enfant, engloutissant les mains jointes des naufragés, refusant toutes leurs supplications et n’acceptant d’eux que leur repentir, la tempête recevant un dépôt des mains de la mort, le robuste navire où était le forfait remplacé par la fiole fragile où est la réparation, la mer changeant de rôle, comme une panthère qui se ferait nourrice, et se mettant à bercer, non l’enfant, mais sa destinée, pendant qu’il grandit ignorant de tout ce que le gouffre fait pour lui, les vagues, à qui a été jetée la gourde, veillant sur ce passé dans lequel il y a un avenir, l’ouragan soufflant dessus avec bonté, les courants dirigeant la frêle épave à travers l’insondable itinéraire de l’eau, les ménagements des algues, des houles, des rochers, toute la vaste écume de l’abîme prenant sous sa protection un innocent, l’onde imperturbable comme une conscience, le chaos rétablissant l’ordre, le monde des ténèbres aboutissant à une clarté, toute l’ombre employée à cette sortie d’astre, la vérité; le proscrit consolé dans sa tombe, l’héritier rendu à l’héritage, le crime du roi cassé, la préméditation divine obéie, le petit, le faible, l’abandonné, ayant l’infini pour tuteur; voilà ce que Barkilphedro eût pu voir dans l’événement dont il triomphait; voilà ce qu’il ne vit pas. Il ne se dit point que tout avait été fait pour Gwynplaine; il se dit que tout avait été fait pour Barkilphedro; et qu’il en valait la peine. Tels sont les satans.
Du reste, pour s’étonner qu’une épave fragile ait pu nager quinze ans sans être avariée, il faudrait peu connaître la profonde douceur de l’océan. Quinze ans, ce n’est rien. Le 4 octobre 1867, dans le Morbihan, entre l’île de Groix, la pointe de la presqu’île de Gavres et le rocher des Errants, des pêcheurs de Port-Louis ont trouvé une amphore romaine du quatrième siècle, couverte d’arabesques par les incrustations de la mer. Cette amphore avait flotté quinze cents ans.
Quelque apparence flegmatique que voulût garder Barkilphedro, sa stupéfaction avait égalé sa joie.
Tout s’offrait; tout était comme préparé. Les tronçons de l’aventure qui allait satisfaire sa haine étaient d’avance épars à sa portée. Il n’y avait qu’à les rapprocher et à faire les soudures. Ajustage amusant à exécuter. Ciselure.
Gwynplaine! il connaissait ce nom. Masca ridens! Comme tout le monde, il avait été voir l’Homme qui Rit. Il avait lu l’enseigne-écriteau accrochée à l’inn Tadcaster ainsi qu’on lit une affiche de spectacle qui attire la foule; il l’avait remarquée; il se la rappela sur-le-champ dans les moindres détails, quitte d’ailleurs à vérifier ensuite; cette affiche, dans l’évocation électrique qui se fit en lui, reparut devant son œil profond et vint se placer à côté du parchemin des naufragés, comme la réponse à côté de la question, comme le mot à côté de l’énigme, et ces lignes: «Ici l’on voit Gwynplaine abandonné à l’âge de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, au bord de la mer, à Portland», prirent brusquement sous son regard un resplendissement d’apocalyse. Il eut cette vision, le flamboiement de Mane Thecel Pharès sur un boniment de la foire. C’en était fait de tout cet échafaudage qui était l’existence de Josiane. Écroulement subit. L’enfant perdu était retrouvé. Il y avait un lord Clancharlie. David Dirry-Moir était vidé. La pairie, la richesse, la puissance, le rang, tout cela sortait de lord David et entrait dans Gwynplaine. Tout, châteaux, chasses, forêts, hôtels, palais, domaines, y compris Josiane, était à Gwynplaine. Et Josiane, quelle solution! Qui maintenant avait-elle devant elle? Illustre et hautaine, un histrion; belle et précieuse, un monstre. Eût-on jamais espéré cela? La vérité est que Barkilphedro était dans l’enthousiasme. Toutes les combinaisons les plus haineuses peuvent être dépassées par la munificence infernale de l’imprévu. Quand la réalité veut, elle fait des chefs-d’œuvre. Barkilphedro trouvait bêtes tous ses rêves. Il avait mieux.
Le changement qui allait se faire par lui se fût-il fait contre lui, il ne l’eût pas moins voulu. Il existe de féroces insectes désintéressés qui piquent sachant qu’ils mourront de la piqûre. Barkilphedro était cette vermine-là.
Mais cette fois, il n’avait pas le mérite du désintéressement. Lord David Dirry-Moir ne lui devait rien, et lord Fermain Clancharlie allait lui devoir tout. De protégé, Barkilphedro allait devenir protecteur. Et protecteur de qui? d’un pair d’Angleterre. Il aurait un lord à lui! un lord qui serait sa créature! Le premier pli, Barkilphedro comptait bien le lui donner. Et ce lord serait le beau-frère morganatique de la reine! Étant si laid, il plairait à la reine de toute la quantité dont il déplairait à Josiane. Poussé par cette faveur, et en mettant des habits graves et modestes, Barkilphedro pouvait devenir un personnage. Il s’était toujours destiné à l’église. Il avait une vague envie d’être évêque.
En attendant, il était heureux.
Quel beau succès! et comme toute cette quantité de besogne du hasard était bien faite! Sa vengeance, car il appelait cela sa vengeance, lui était mollement apportée par le flot. Il n’avait pas été vainement embusqué.
L’écueil, c’était lui. L’épave, c’était Josiane. Josiane venait s’échouer sur Barkilphedro! Profonde extase scélérate.
Il était habile à cet art qu’on appelle la suggestion, et qui consiste à faire dans l’esprit des autres une petite incision où l’on met une idée à soi; tout en se tenant à l’écart, et sans avoir l’air de s’en mêler, il s’arrangea de façon à ce que Josiane allât à la baraque Green-Box et vît Gwynplaine. Cela ne pouvait pas nuire. Le saltimbanque vu en sa bassesse, bon ingrédient dans la combinaison. Plus tard, cela assaisonnerait.
Il avait silencieusement tout apprêté d’avance. Ce qu’il voulait, c’était on ne sait quoi de soudain. Le travail qu’il avait exécuté ne pourrait être exprimé que par ces mots étranges: construire un coup de foudre.
Les préliminaires achevés, il avait veillé à ce que toutes les formalités voulues fussent accomplies dans les formes légales. Le secret n’en avait point souffert, le silence faisant partie de la loi.
La confrontation de Hardquanonne avec Gwynplaine avait eu lieu; Barkilphedro y avait assisté. On vient d’en voir le résultat.
Le même jour, un carrosse de poste de la reine vint brusquement, de la part de sa majesté, chercher lady Josiane à Londres pour la conduire à Windsor où Anne en ce moment passait la saison. Josiane, pour quelque chose qu’elle avait dans l’esprit, eût bien souhaité désobéir, ou du moins retarder d’un jour son obéissance et remettre ce départ au lendemain, mais la vie de cour ne comporte point ces résistances-là. Elle dut se mettre immédiatement en route, et abandonner sa résidence de Londres, Hunkerville-house, pour sa résidence de Windsor, Corleone-lodge.
La duchesse Josiane avait quitté Londres au moment même où le wapentake se présentait à l’inn Tadcaster pour enlever Gwynplaine et le mener à la cave pénale de Southwark.
Quand elle arriva à Windsor, l’huissier de la verge noire, qui garde la porte de la chambre de présence, l’informa que sa majesté était enfermée avec le lord chancelier, et ne pourrait la recevoir que le lendemain; qu’elle eût en conséquence à se tenir, à Corleone-lodge, à la disposition de sa majesté, et que sa majesté lui enverrait directement ses ordres le lendemain matin à son réveil. Josiane rentra chez elle fort dépitée, soupa de mauvaise humeur, eut la migraine, congédia tout le monde, son mousse excepté, puis le congédia lui-même, et se coucha qu’il faisait encore jour.
En arrivant elle avait appris que, ce même lendemain, lord David Dirry-Moir, ayant reçu en mer l’ordre de venir immédiatement prendre les ordres de la reine, était attendu à Windsor.
III
AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL SANS PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
L’évanouissement d’un homme, même le plus ferme et le plus énergique, sous un brusque coup de massue de la fortune, n’a rien qui doive surprendre. Un homme s’assomme par l’imprévu comme un bœuf par le merlin. François d’Albescola, le même qui arrachait aux ports turcs leur chaîne de fer, demeura, quand on le fit pape, un jour entier sans connaissance. Or, du cardinal au pape l’enjambée est moindre que du saltimbanque au pair d’Angleterre.
Rien de violent comme les ruptures d’équilibre.
Quand Gwynplaine revint à lui et rouvrit les yeux, il était nuit. Gwynplaine était dans un fauteuil au milieu d’une vaste chambre toute tendue de velours pourpre, murs, plafond et plancher. On marchait sur du velours. Près de lui se tenait debout, tête nue, l’homme au gros ventre et au manteau de voyage qui était sorti de derrière un pilier dans la cave de Southwark. Gwynplaine était seul dans cette chambre avec cet homme. De son fauteuil, en étendant le bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune une girandole de six chandelles de cire allumées. Sur l’une de ces tables, il y avait des papiers et une cassette; sur l’autre un en-cas, volaille froide, vin, brandy, servi sur un plateau de vermeil.
Par le vitrage d’une longue fenêtre allant du plancher au plafond, un clair ciel nocturne d’avril faisait entrevoir au dehors un demi-cercle de colonnes autour d’une cour d’honneur fermée d’un portail à trois portes, une fort large et deux basses; la porte cochère, très grande, au milieu; à droite, la porte chevalière, moindre; à gauche, la porte piétonne, petite. Ces portes étaient fermées de grilles dont les pointes brillaient; une haute sculpture couronnait la porte centrale. Les colonnes étaient probablement en marbre blanc, ainsi que le pavage de la cour, qui faisait un effet de neige et qui encadrait de sa nappe de lames plates une mosaïque confusément distincte dans l’ombre; cette mosaïque, sans doute, vue le jour, eût offert au regard, avec tous ses émaux et toutes ses couleurs, un gigantesque blason, selon la mode florentine. Des zigzags de balustres montaient et descendaient, indiquant des escaliers de terrasses. Au-dessus de la cour se dressait une immense architecture brumeuse et vague à cause de la nuit. Des intervalles de ciel, pleins d’étoiles, découpaient une silhouette de palais.
On apercevait un toit démesuré, des pignons à volutes, des mansardes à visières comme des casques, des cheminées pareilles à des tours, et des entablements couverts de dieux et de déesses immobiles. A travers la colonnade jaillissait dans la pénombre une de ces fontaines de féerie, doucement bruyantes, qui se versent de vasque en vasque, mêlent la pluie à la cascade, ressemblent à une dispersion d’écrin, et font au vent une folle distribution de leurs diamants et de leurs perles comme pour désennuyer les statues qui les entourent. De longues rangées de fenêtres se profilaient, séparées par des panoplies en ronde bosse, et par des bustes sur des piédouches. Sur les acrotères, des trophées et des morions à panaches de pierre alternaient avec les dieux.
Dans la chambre où était Gwynplaine, au fond, en face de la fenêtre, on voyait d’un côté une cheminée aussi haute que la muraille, et de l’autre, sous un dais, un de ces spacieux lits féodaux où l’on monte avec une échelle et où l’on peut se coucher en travers. L’escabeau du lit était à côté. Un rang de fauteuils au bas des murs et un rang de chaises en avant des fauteuils complétaient l’ameublement. Le plafond était de forme tumbon; un grand feu de bois à la française flambait dans la cheminée; à la richesse des flammes et à leurs stries roses et vertes, un connaisseur eût constaté que ce feu était de bois de frêne, très grand luxe; la chambre était si grande que les deux girandoles la laissaient obscure. Çà et là, des portières, baissées et flottantes, indiquaient des communications avec d’autres chambres. Cet ensemble avait l’aspect carré et massif du temps de Jacques Ier, mode vieillie et superbe. Comme le tapis et la tenture de la chambre, le dais, le baldaquin, le lit, l’escabeau, les rideaux, la cheminée, les housses des tables, les fauteuils, les chaises, tout était velours cramoisi. Pas d’or, si ce n’est au plafond. Là, à égale distance des quatre angles, luisait, appliqué à plat, un énorme bouclier rond de métal repoussé, où étincelait un éblouissant relief d’armoiries; dans ces armoiries, sur deux blasons accostés, on distinguait un tortil de baron et une couronne de marquis; était-ce du cuivre doré? était-ce du vermeil? on ne savait. Cela semblait de l’or. Et au centre de ce plafond seigneurial, magnifique ciel obscur, ce flamboyant écusson avait le sombre resplendissement d’un soleil dans de la nuit.
Un homme sauvage dans lequel est amalgamé un homme libre est à peu près aussi inquiet dans un palais que dans une prison. Ce lieu superbe était troublant. Toute magnificence dégage de l’effroi. Quel pouvait être l’habitant de cette demeure auguste? A quel colosse toute cette grandeur appartenait-elle? De quel lion ce palais était-il l’antre? Gwynplaine, encore mal éveillé, avait le cœur serré.
—Où est-ce que je suis? dit-il.
L’homme qui était debout devant lui, répondit:
—Vous êtes dans votre maison, milord.
IV
FASCINATION
II faut du temps pour revenir à la surface.
Gwynplaine avait été jeté au fond de la stupéfaction.
On ne prend pas tout de suite pied dans l’inconnu.
Il y a des déroutes d’idées comme il y a des déroutes d’armées; le ralliement ne se fait point immédiatement.
On se sent en quelque sorte épars. On assiste à une bizarre dissipation de soi-même.
Dieu est le bras, le hasard est la fronde, l’homme est le caillou. Résistez donc, une fois lancé.
Gwynplaine, qu’on nous passe le mot, ricochait d’un étonnement sur l’autre. Après la lettre d’amour de la duchesse, la révélation de la cave de Southwark.
Dans une destinée, quand l’inattendu commence, préparez-vous à ceci: coup sur coup. Cette farouche porte une fois ouverte, les surprises s’y précipitent. La brèche faite à votre mur, le pêle-mêle des événement s’y engouffre. L’extraordinaire ne vient pas pour une fois.
L’extraordinaire, c’est une obscurité. Cette obscurité était sur Gwynplaine. Ce qui lui arrivait lui semblait inintelligible. Il percevait tout à travers ce brouillard qu’une commotion profonde laisse dans l’intelligence comme la poussière d’un écroulement. La secousse avait été de fond en comble. Rien de net ne s’offrait à lui. Pourtant la transparence se rétablit toujours peu à peu. La poussière tombe. D’instant en instant, la densité de l’étonnement décroît. Gwynplaine était comme quelqu’un qui aurait l’œil ouvert et fixe dans un songe, et qui tâcherait de voir ce qu’il y a dedans. Il décomposait ce nuage, puis le recomposait. Il avait des intermittences d’égarement. Il subissait cette oscillation de l’esprit dans l’imprévu, laquelle, tour à tour, vous pousse du côté où l’on comprend, puis vous ramène du côté où l’on ne comprend plus. A qui n’est-il pas arrivé d’avoir ce balancier dans le cerveau?
Par degré la dilatation se faisait en sa pensée dans les ténèbres de l’incident comme elle s’était faite en sa pupille dans les ténèbres du souterrain de Southwark. Le difficile, c’était de parvenir à mettre un certain espacement entre tant de sensations accumulées. Pour que cette combustion des idées troubles, dite compréhension, puisse s’opérer, il faut de l’air entre les émotions. Ici l’air manquait. L’événement, pour ainsi dire, n’était pas respirable. En entrant dans la terrifiante cave de Southwark, Gwynplaine s’était attendu au carcan du forçat; on lui avait mis sur la tête la couronne de pair. Comment était-ce possible? Il n’y avait point assez de place entre ce que Gwynplaine avait redouté et ce qui lui arrivait, cela s’était succédé trop vite, son effroi se changeait en autre chose trop brusquement pour que ce fût clair. Les deux contrastes étaient trop serrés l’un contre l’autre. Gwynplaine faisait effort pour retirer son esprit de cet étau.
Il se taisait. C’est l’instinct des grandes stupeurs qui sont sur la défensive plus qu’on ne croit. Qui ne dit rien fait face à tout. Un mot qui vous échappe, saisi par l’engrenage inconnu, peut vous tirer tout entier sous on ne sait quelles roues.
L’écrasement, c’est la peur des petits. La foule craint toujours qu’on ne lui mette le pied dessus. Or Gwynplaine avait été de la foule bien longtemps.
Un état singulier de l’inquiétude humaine se traduit par ce mot: voir venir. Gwynplaine était dans cet état. On ne se sent pas encore en équilibre avec une situation qui surgit. On surveille quelque chose qui doit avoir une suite. On est vaguement attentif. On voit venir. Quoi? on ne sait. Qui? on regarde.
L’homme au gros ventre répéta:
—Vous êtes dans votre maison, milord.
Gwynplaine se tâta. Dans les surprises, on regarde, pour s’assurer que les choses existent, puis on se tâte, pour s’assurer qu’on existe soi-même. C’était bien à lui qu’on parlait; mais lui-même était autre. Il n’avait plus son capingot et son esclavine de cuir. Il avait un gilet de drap d’argent, et un habit de satin qu’en le touchant il sentait brodé; il sentait une grosse bourse pleine dans la poche du gilet. Un large haut-de-chausses de velours recouvrait son étroite culotte collante de clown; il avait des souliers à hauts talons rouges. De même qu’on l’avait transporté dans ce palais, on lui avait changé ses vêtements.
L’homme reprit:
—Que votre seigneurie daigne se souvenir de ceci: C’est moi qui me nomme Barkilphedro. Je suis clerc de l’amirauté. C’est moi qui ai ouvert la gourde de Hardquanonne et qui en ai fait sortir votre destinée. Ainsi, dans les contes arabes, un pêcheur fait sortir d’une bouteille un géant.
Gwynplaine fixa ses yeux sur le visage souriant qui lui parlait.
Barkilphedro continua:
—Outre ce palais, milord. vous avez Hunkerville-house, qui est plus grand. Vous avez Clancharlie-castle, où est assise votre pairie, et qui est une forteresse du temps d’Édouard le Vieux. Vous avez dix-neuf baillis à vous, avec leurs villages et leurs paysans. Ce qui met sous votre bannière de lord et de nobleman environ quatrevingt mille vassaux et fiscalins. A Clancharlie, vous êtes juge, juge de tout, des biens et des personnes, et vous tenez votre cour de baron. Le roi n’a de plus que vous que le droit de frapper monnaie. Le roi, que la loi normande qualifie chief-signor, a justice, cour et coin. Coin, c’est monnaie. A cela près, vous êtes roi dans votre seigneurie comme lui dans son royaume. Vous avez droit, comme baron, à un gibet de quatre piliers en Angleterre, et, comme marquis, à une potence de sept poteaux en Sicile; la justice du simple seigneur ayant deux piliers, celle du châtelain trois, et celle du duc huit. Vous êtes qualifié prince dans les anciennes chartres de Northumbre. Vous êtes allié aux vicomtes Valentia en Irlande, qui sont Power, et aux comtes d’Umfraville en Écosse, qui sont Angus. Vous êtes chef de clan comme Campbell, Ardmannach, et Mac-Callummore. Vous avez huit châtellenies, Reculver, Buxton, Hell-Kerters, Homble, Moricambe, Gumdraith, Trenwardraith et d’autres. Vous avez un droit sur les tourbières de Pillinmore et sur les carrières d’albâtre de Trent; de plus vous avez tout le pays de Penneth-chase, et vous avez une montagne avec une ancienne ville qui est dessus. La ville s’appelle Vinecaunton; la montagne s’appelle Moil-enlli. Tout cela vous fait un revenu de quarante mille livres sterling, c’est-à-dire quarante fois les vingt-cinq mille francs de rente dont se contente un français.
Pendant que Barkilphedro parlait, Gwynplaine, dans un crescendo de stupeur, se souvenait. Le souvenir est un engloutissement qu’un mot peut remuer jusqu’au fond. Tous ces noms prononcés par Barkilphedro, Gwynplaine les connaissait. Ils étaient inscrits aux dernières lignes de ces deux placards qui tapissaient la cahute où s’était écoulée son enfance, et, à force d’y avoir laissé machinalement errer ses yeux, il les savait par cœur. En arrivant, orphelin abandonné, dans la baraque roulante de Weymouth, il y avait trouvé son héritage inventorié qui l’attendait, et le matin, quand le pauvre petit s’éveillait, la première chose qu’épelait son regard insouciant et distrait, c’était sa seigneurie et sa pairie. Détail étrange qui s’ajoutait à toutes ses surprises, pendant quinze ans, rôdant de carrefour en carrefour, clown d’un tréteau nomade, gagnant son pain au jour le jour, ramassant des liards et vivant de miettes, il avait voyagé avec sa fortune affichée sur sa misère.
Barkilphedro toucha de l’index la cassette qui était sur la table:
—Milord, cette cassette contient deux mille guinées que sa gracieuse majesté la reine vous envoie pour vos premiers besoins.
Gwynplaine fit un mouvement.
—Ce sera pour mon père Ursus, dit-il.
—Soit, milord, fit Barkilphedro. Ursus, à l’inn Tadcaster. Le sergent de la coiffe, qui nous a accompagnés jusqu’ici et qui va repartir tout à l’heure, les lui portera. Peut-être irai-je à Londres. En ce cas, ce serait moi. Je m’en charge.
—Je les lui porterai moi-même, repartit Gwynplaine.
Barkilphedro cessa de sourire, et dit:
—Impossible.
Il y a une inflexion de voix qui souligne. Barkilphedro eut cet accent. Il s’arrêta comme pour mettre un point après le mot qu’il venait de dire. Puis il continua, avec ce ton respectueux et particulier du valet qui se sent le maître:
—Milord, vous êtes ici à vingt-trois milles de Londres, à Corleone-lodge, dans votre résidence de cour, contiguë au château royal de Windsor. Vous y êtes sans que personne le sache. Vous y avez été transporté dans une voiture fermée qui vous attendait à la porte de la geôle de Southwark. Les gens qui vous ont introduit dans ce palais ignorent qui vous êtes, mais me connaissent, et cela suffit. Vous avez pu être amené jusqu’à cet appartement, au moyen d’une clef secrète que j’ai. Il y a dans la maison des personnes endormies, et ce n’est pas l’heure de réveiller les gens. C’est pourquoi nous avons le temps d’une explication, qui sera courte d’ailleurs. Je vais vous la faire. J’ai commission de sa majesté.
Barkilphedro se mit à feuilleter tout en parlant une liasse de dossiers qui était près de la cassette.
—Milord, voici votre patente de pair. Voici le brevet de votre marquisat sicilien. Voici les parchemins et diplômes de vos huit baronnies avec les sceaux de onze rois, depuis Baldret, roi de Kent, jusqu’à Jacques VI et Ier, roi d’Angleterre et d’Écosse. Voici vos lettres de préséance. Voici vos baux à rentes, et les titres et descriptions de vos fiefs, alleux, mouvances, pays et domaines. Ce que vous avez au-dessus de votre tête dans ce blason qui est au plafond, ce sont vos deux couronnes, le tortil à perles de baron et le cercle à fleurons de marquis. Ici, à côté, dans votre vestiaire, est votre robe de pair de velours rouge à bandes d’hermine. Aujourd’hui même, il y a quelques heures, le lord-chancelier, et le député-comte-maréchal d’Angleterre, informés du résultat de votre confrontation avec le comprachicos Hardquanonne, ont pris les ordres de sa majesté. Sa majesté a signé selon son bon plaisir qui est la même chose que la loi. Toutes les formalités sont remplies. Demain, pas plus tard que demain, vous serez admis à la chambre des lords; on y délibère depuis quelques jours sur un bill présenté par la couronne ayant pour objet d’augmenter de cent mille livres sterling, qui sont deux millions cinq cent mille livres de France, la dotation annuelle du duc de Cumberland, mari de la reine; vous pourrez prendre part à la discussion.
Barkilphedro s’interrompit, respira lentement, et reprit:
—Pourtant rien n’est fait encore. On n’est pas pair d’Angleterre malgré soi. Tout peut s’annuler et disparaître, à moins que vous ne compreniez. Un événement qui se dissipe avant d’éclore, cela se voit dans la politique. Milord, le silence à cette heure est encore sur vous. La chambre des lords ne sera mise au fait que demain. Le secret de toute votre affaire a été gardé, par raison d’état, laquelle est d’une conséquence tellement considérable que les personnes graves, seules informées en ce moment de votre existence et de vos droits, les oublieront immédiatement, si la raison d’état leur commande de les oublier. Ce qui est dans la nuit peut rester dans la nuit. Il est aisé de vous effacer. Cela est d’autant plus facile que vous avez un frère, fils naturel de votre père et d’une femme qui depuis, pendant l’exil de votre père, a été la maîtresse du roi Charles II, ce qui fait que votre frère est bien en cour; or c’est à ce frère, tout bâtard qu’il est, que reviendrait votre pairie. Voulez-vous cela? je ne le suppose pas. Eh bien, tout dépend de vous. Il faut obéir à la reine. Vous ne quitterez cette résidence que demain, dans une voiture de sa majesté, et pour aller à la chambre des lords. Milord, voulez-vous être pair d’Angleterre, oui ou non? La reine a des vues sur vous. Elle vous destine à une alliance quasi royale. Lord Fermain Clancharlie, ceci est l’instant décisif. Le destin n’ouvre point une porte sans en fermer une autre. Après de certains pas en avant, un pas en arrière n’est plus possible. Qui entre dans la transfiguration a derrière lui un évanouissement. Milord, Gwynplaine est mort. Comprenez-vous?
Gwynplaine eut un tremblement de la tête aux pieds, puis il se remit.
—Oui, dit-il.
Barkilphedro sourit, salua, prit la cassette sous son manteau, et sortit.
V
ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE
Qu’est-ce que ces étranges changements à vue qui se font dans l’âme humaine?
Gwynplaine avait été en même temps enlevé sur un sommet et précipité dans un abîme.
Il avait le vertige.
Le vertige double.
Le vertige de l’ascension et le vertige de la chute.
Mélange fatal.
Il s’était senti monter et ne s’était pas senti tomber.
Voir un nouvel horizon, c’est redoutable.
Une perspective, cela donne des conseils. Pas toujours bons.
Il avait eu devant lui la trouée féerique, piège peut-être, d’un nuage qui se déchire et qui montre le bleu profond.
Si profond qu’il est obscur.
Il était sur la montagne d’où l’on voit les royaumes de la terre.
Montagne d’autant plus terrible qu’elle n’existe pas. Ceux qui sont sur cette cime sont dans un rêve.
La tentation y est gouffre, et si puissante, que l’enfer sur ce sommet espère corrompre le paradis, et que le diable y apporte Dieu.
Fasciner l’éternité, quelle étrange espérance!
Là où Satan tente Jésus, comment un homme lutterait-il?
Des palais, des châteaux, la puissance, l’opulence, toutes les félicités humaines à perte de vue autour de soi, une mappemonde des jouissances étalées à l’horizon, une sorte de géographie radieuse dont on est le centre; mirage périlleux.
Et qu’on se figure le trouble d’une telle vision pas amenée, sans échelons préalables franchis, sans précaution, sans transition.
Un homme qui s’est endormi dans un trou de taupe et qui se réveille sur la pointe du clocher de Strasbourg; c’était là Gwynplaine.
Le vertige est une espèce de lucidité formidable. Surtout celui qui, vous emportant à la fois vers le jour et vers la nuit, se compose de deux tournoiements en sens inverse.
On voit trop, et pas assez.
On voit tout, et rien.
On est ce que l’auteur de ce livre a appelé quelque part «l’aveugle ébloui».
Gwynplaine, resté seul, se mit à marcher à grands pas. Un bouillonnement précède l’explosion.
A travers cette agitation, dans cette impossibilité de se tenir en place, il méditait. Ce bouillonnement était une liquidation. Il faisait l’appel de ses souvenirs. Chose surprenante qu’on ait toujours si bien écouté ce qu’on croit à peine avoir entendu! la déclaration des naufragés lue par le shériff dans la cave de Southwark lui revenait parfaitement nette et intelligible; il s’en rappelait chaque mot; il revoyait dessous toute son enfance.
Brusquement il s’arrêta, les mains derrière le dos, regardant le plafond, le ciel, n’importe, ce qui est en haut.
—Revanche! dit-il.
Il fut comme celui qui met sa tête hors de l’eau. Il lui sembla qu’il voyait tout, le passé, l’avenir, le présent, dans le saisissement d’une clarté subite.
Ah! cria-t-il,—car il y a des cris au fond de la pensée,—ah! c’était donc cela! j’étais lord. Tout se découvre. Ah! l’on m’a volé, trahi, perdu, déshérité, abandonné, assassiné! le cadavre de ma destinée a flotté quinze ans sur la mer, et tout à coup il a touché la terre, et il s’est dressé debout et vivant! Je renais. Je nais! Je sentais bien sous mes haillons palpiter autre chose qu’un misérable, et, quand je me tournais du côté des hommes, je sentais bien qu’ils étaient le troupeau, et que je n’étais pas le chien, mais le berger! Pasteurs des peuples, conducteurs d’hommes, guides et maîtres, c’est là ce qu’étaient mes pères; et ce qu’ils étaient, je le suis! Je suis gentilhomme, et j’ai une épée; je suis baron, et j’ai un casque; je suis marquis, et j’ai un panache; je suis pair, et j’ai une couronne. Ah! l’on m’avait pris tout cela! J’étais l’habitant de la lumière, et l’on m’avait fait l’habitant des ténèbres. Ceux qui avaient proscrit le père ont vendu l’enfant. Quand mon père a été mort, ils lui ont retiré de dessous la tête la pierre de l’exil qu’il avait pour oreiller, et ils me l’ont mise au cou, et ils m’ont jeté dans l’égout. Oh! ces bandits qui ont torturé mon enfance, oui, ils remuent et se dressent au plus profond de ma mémoire, oui, je les revois. J’ai été le morceau de chair becqueté sur une tombe par une troupe de corbeaux. J’ai saigné et crié sous toutes ces silhouettes horribles. Ah! c’est donc là qu’on m’avait précipité, sous l’écrasement de ceux qui vont et viennent, sous le trépignement de tous, au-dessous du dernier dessous du genre humain, plus bas que le serf, plus bas que le valet, plus bas que le goujat, plus bas que l’esclave, à l’endroit où le chaos devient le cloaque, au fond de la disparition! Et c’est de là que je sors! c’est de là que je remonte! c’est de là que je ressuscite! Et me voilà. Revanche!
Il s’assit, se releva, prit sa tête dans ses mains, se remit à marcher, et ce monologue d’une tempête continua en lui:
—Où suis-je? sur le sommet! Où est-ce que je viens m’abattre? sur la cime! Ce faîte, la grandeur, ce dôme du monde, la toute-puissance, c’est ma maison. Ce temple en l’air, j’en suis un des dieux! l’inaccessible, j’y loge. Cette hauteur que je regardais d’en bas, et d’où il tombait tant de rayons que j’en fermais les yeux, cette seigneurie inexpugnable, cette forteresse imprenable des heureux, j’y entre. J’y suis. J’en suis. Ah! tour de roue définitif! j’étais en bas, je suis en haut. En haut, à jamais! me voilà lord, j’aurai un manteau d’écarlate, j’aurai des fleurons sur la tête, j’assisterai au couronnement des rois, ils prêteront serment entre mes mains, je jugerai les ministres et les princes, j’existerai. Des profondeurs où l’on m’avait jeté, je rejaillis jusqu’au zénith. J’ai des palais de ville et de campagne, des hôtels, des jardins, des chasses, des forêts, des carrosses, des millions, je donnerai des fêtes, je ferai des lois, j’aurai le choix des bonheurs et des joies, et le vagabond Gwynplaine, qui n’avait pas le droit de prendre une fleur dans l’herbe, pourra cueillir des astres dans le ciel!
Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit.
Gwynplaine buvait à pleine gorgée l’orgueil, ce qui lui faisait l’âme obscure. Tel est ce vin tragique.
Cet étourdissement l’envahissait; il faisait plus qu’y consentir, il le savourait. Effet d’une longue soif. Est-on complice de la coupe où l’on perd sa raison? Il avait toujours vaguement désiré cela. Il regardait sans cesse du côté des grands; regarder, c’est souhaiter. L’aiglon ne naît pas impunément dans l’aire.
Être lord. Maintenant, à de certains moments, il trouvait cela tout simple.
Peu d’heures s’étaient écoulées, comme le passé d’hier était déjà loin!
Gwynplaine avait rencontré l’embuscade du mieux, ennemi du bien.
Malheur à celui dont on dit: A-t-il du bonheur!
On résiste à l’adversité mieux qu’à la prospérité. On se tire de la mauvaise fortune plus entier que de la bonne. Charybde est la misère, mais Scylla est la richesse. Ceux qui se dressaient sous la foudre sont terrassés par l’éblouissement. Toi qui ne t’étonnais pas du précipice, crains d’être emporté sur les légions d’ailes de la nuée et du songe. L’ascension t’élèvera et t’amoindrira. L’apothéose a une sinistre puissance d’abattre.
Se connaître en bonheur, ce n’est pas facile. Le hasard n’est autre chose qu’un déguisement. Rien ne trompe comme ce visage-là. Est-il la Providence? Est-il la Fatalité?
Une clarté peut ne pas être une clarté. Car la lumière est vérité, et une lueur peut être une perfidie. Vous croyez qu’elle éclaire, non, elle incendie.
Il fait nuit; une main pose une chandelle, vil suif devenu étoile, au bord d’une ouverture dans les ténèbres. Le phalène y va.
Dans quelle mesure est-il responsable?
Le regard du feu fascine le phalène de même que le regard du serpent fascine l’oiseau.
Que le phalène et l’oiseau n’aillent point là, cela leur est-il possible? Est-il possible à la feuille de refuser obéissance au vent? Est-il possible à la pierre de refuser obéissance à la gravitation?
Questions matérielles, qui sont aussi des questions morales.
Après la lettre de la duchesse, Gwynplaine s’était redressé. Il y avait en lui de profondes attaches qui avaient résisté. Mais les bourrasques, après avoir épuisé le vent d’un côté de l’horizon, recommencent de l’autre, et la destinée, comme la nature, a ses acharnements. Le premier coup ébranle, le second déracine.
Hélas! comment tombent les chênes?
Ainsi, celui qui, enfant de dix ans, seul sur la falaise de Portland, prêt à livrer bataille, regardait fixement les combattants à qui il allait avoir affaire, la rafale qui emportait le navire où il comptait s’embarquer, le gouffre qui lui dérobait cette planche de salut, le vide béant dont la menace est de reculer, la terre qui lui refusait un abri, le zénith qui lui refusait une étoile, la solitude sans pitié, l’obscurité sans regard, l’océan, le ciel, toutes les violences dans un infini et toutes les énigmes dans l’autre; celui qui n’avait pas tremblé ni défailli devant l’énormité hostile de l’inconnu; celui qui, tout petit, avait tenu tête à la nuit comme l’ancien Hercule avait tenu tête à la mort, celui qui, dans ce conflit démesuré, avait fait ce défi de mettre toutes les chances contre lui en adoptant un enfant, lui enfant, et en s’embarrassant d’un fardeau, lui fatigué et fragile, rendant ainsi plus faciles les morsures à sa faiblesse, et ôtant lui-même les muselières aux monstres de l’ombre embusqués autour de lui; celui qui, belluaire avant l’âge, avait, tout de suite, dès ses premiers pas hors du berceau, pris corps à corps la destinée; celui que sa disproportion avec la lutte n’avait pas empêché de lutter; celui qui, voyant tout à coup se faire autour de lui une occultation effrayante du genre humain, avait accepté cette éclipse et continué superbement sa marche; celui qui avait su avoir froid, avoir soif, avoir faim, vaillamment; celui qui, pygmée par la stature, avait été colosse par l’âme; ce Gwynplaine qui avait vaincu l’immense vent de l’abîme sous sa double forme, tempête et misère, chancelait sous ce souffle, une vanité!
Ainsi, quand elle a épuisé les détresses, les dénûments, les orages, les rugissements, les catastrophes, les agonies, sur un homme resté debout, la Fatalité se met à sourire, et l’homme, brusquement devenu ivre, trébuche.
Le sourire de la Fatalité. S’imagine-t-on rien de plus terrible? C’est la dernière ressource de l’impitoyable essayeur d’âmes qui éprouve les hommes. Le tigre qui est dans le destin fait parfois patte de velours. Préparation redoutable. Douceur hideuse du monstre.
La coïncidence d’un affaiblissement avec un agrandissement, tout homme a pu l’observer en soi. Une croissance soudaine disloque et donne la fièvre.
Gwynplaine avait dans le cerveau le tourbillonnement vertigineux d’une foule de nouveautés, tout le clair-obscur de la métamorphose, on ne sait quelles confrontations étranges, le choc du passé contre l’avenir, deux Gwynplaines, lui-même double; en arrière, un enfant en guenilles, sorti de la nuit, rôdant, grelottant, affamé, faisant rire, en avant, un seigneur éclatant, fastueux, superbe, éblouissant Londres. Il se dépouillait de l’un et s’amalgamait à l’autre. Il sortait du saltimbanque et entrait dans le lord. Changements de peau qui sont parfois des changements d’âme. Par instants cela ressemblait trop au songe. C’était complexe, mauvais et bon. Il pensait à son père. Chose poignante, un père qui est un inconnu. Il essayait de se le figurer. Il pensait à ce frère dont on venait de lui parler. Ainsi, une famille! Quoi! une famille, à lui Gwynplaine! Il se perdait dans des échafaudages fantastiques. Il avait des apparitions de magnificences; des solennités inconnues s’en allaient en nuage devant lui; il entendait des fanfares.
—Et puis, disait-il, je serai éloquent.
Et il se représentait une entrée splendide à la chambre des lords. Il arrivait gonflé de choses nouvelles. Que n’avait-il pas à dire? Quelle provision il avait faite! Quel avantage d’être, au milieu d’eux, l’homme qui a vu, touché, subi, souffert, et de pouvoir leur crier: J’ai été près de tout ce dont vous êtes loin! A ces patriciens repus d’illusions, il leur jettera la réalité à la face, et ils trembleront, car il sera vrai, et ils applaudiront, car il sera grand. Il surgira parmi ces tout-puissants, plus puissant qu’eux; il leur apparaîtra comme le porte-flambeau, car il leur montrera la vérité, et comme le porte-glaive, car il leur montrera la justice. Quel triomphe!
Et tout en faisant ces constructions dans son esprit, lucide et trouble à la fois, il avait des mouvements de délire, des accablements dans le premier fauteuil venu, des sortes d’assoupissements, des sursauts. Il allait, venait, regardait le plafond, examinait les couronnes, étudiait vaguement les hiéroglyphes du blason, palpait le velours du mur, remuait les chaises, retournait les parchemins, lisait les noms, épelait les titres, Buxton, Homble, Gumdraith, Hunkerville, Clancharlie, comparait les cires et les cachets, tâtait les tresses de soie des sceaux royaux, s’approchait de la fenêtre, écoutait le jaillissement de la fontaine, constatait les statues, comptait avec une patience de somnambule les colonnes de marbre, et disait: Cela est.
Et il touchait son habit de satin, et il s’interrogeait:
—Est-ce que c’est moi? Oui.
Il était en pleine tempête intérieure.
Dans cette tourmente, sentit-il sa défaillance et sa fatigue? But-il, mangea-t-il, dormit-il? S’il le fit, ce fut sans le savoir. Dans de certaines situations violentes, les instincts se satisfont comme bon leur semble sans que la pensée s’en mêle. D’ailleurs sa pensée était moins une pensée qu’une fumée. Au moment où le flamboiement noir de l’éruption se dégorge à travers son puits plein de tourbillons, le cratère a-t-il conscience des troupeaux qui paissent l’herbe au pied de sa montagne?
Les heures passèrent.
L’aube parut et fit le jour. Un rayon blanc pénétra dans la chambre et en même temps entra dans l’esprit de Gwynplaine.
—Et Dea! lui dit la clarté.
LIVRE SIXIÈME
ASPECTS VARIÉS D’URSUS
I
CE QUE DIT LE MISANTHROPE
Après qu’Ursus eut vu Gwynplaine s’enfoncer sous la porte de la geôle de Southwark, il demeura, hagard, dans le recoin où il s’était mis en observation. Il eut longtemps dans l’oreille ce grincement de serrures et de verrous qui semble le hurlement de joie de la prison dévorant un misérable. Il attendit. Quoi? Il épia. Quoi? Ces inexorables portes, une fois fermées, ne se rouvrent pas tout de suite; elles sont ankylosées par leur stagnation dans les ténèbres et elles ont les mouvements difficiles, surtout lorsqu’il s’agit de délivrer; entrer, soit; sortir, c’est différent. Ursus le savait. Mais attendre est une chose qu’on n’est pas libre de cesser à volonté; on attend malgré soi; les actions que nous faisons dégagent une force acquise qui persiste même lorsqu’il n’y a plus d’objet, qui nous possède et nous tient, et qui nous oblige pendant quelque temps à continuer ce qui est désormais sans but. Le guet inutile, posture inepte que nous avons tous eue dans l’occasion, perte de temps que fait machinalement tout homme attentif à une chose disparue. Personne n’échappe à ces fixités-là. On s’obstine avec une sorte d’acharnement distrait. On ne sait pourquoi l’on reste à cet endroit où l’on est, mais on y reste. Ce qu’on a commencé activement, on le continue passivement. Ténacité épuisante d’où l’on sort accablé. Ursus, différent des autres hommes, fut pourtant, comme le premier venu, cloué sur place par cette rêverie mêlée de surveillance où nous plonge un événement qui peut tout sur nous et sur lequel nous ne pouvons rien. Il considérait tour à tour les deux murailles noires, tantôt la basse, tantôt la haute, tantôt la porte où il y avait une échelle de potence, tantôt la porte où il y avait une tête de mort; il était comme pris dans cet étau composé d’une prison et d’un cimetière. Cette rue évitée et impopulaire avait si peu de passants qu’on ne remarquait point Ursus.
Enfin il sortit de l’encoignure quelconque qui l’abritait, espèce de guérite de hasard où il était en vedette, et il s’en alla à pas lents. Le jour baissait, tant sa faction avait été longue. De temps en temps il tournait le cou et regardait l’affreux guichet bas où était entré Gwynplaine. Il avait l’œil vitreux et stupide. Il arriva au bout de la ruelle, prit une autre rue, puis une autre, retrouvant vaguement l’itinéraire par où il avait passé quelques heures auparavant. Par intervalles il se retournait, comme s’il pouvait encore voir la porte de la prison, quoiqu’il ne fût plus dans la rue où était la geôle. Peu à peu il se rapprochait du Tarrinzeau-field. Les lanes qui avoisinaient le champ de foire étaient des sentiers déserts entre des clôtures de jardins. Il marchait courbé le long des haies et des fossés. Tout à coup il fit halte, et se redressa, et il cria:—Tant mieux!
En même temps il se donna deux coups de poing sur la tête, puis deux coups de poing sur les cuisses, ce qui indique l’homme qui juge les choses comme il faut les juger.
Et il se mit à grommeler entre cuir et chair, par moments avec des éclats de voix:
—C’est bien fait! Ah! le gueux! le brigand! le chenapan! le vaurien! le séditieux! Ce sont ses propos sur le gouvernement qui l’ont mené là. C’est un rebelle. J’avais chez moi un rebelle. J’en suis délivré. J’ai de la chance. Il nous compromettait. Fourré au bagne! Ah! tant mieux! Excellence des lois. Ah! l’ingrat! moi qui l’avais élevé! Donnez-vous donc de la peine! Quel besoin avait-il de parler et de raisonner? Il s’est mêlé des questions d’état! Je vous demande un peu! En maniant des sous, il a déblatéré sur l’impôt, sur les pauvres, sur le peuple, sur ce qui ne le regardait pas! il s’est permis des réflexions sur les pence! il a commenté méchamment et malicieusement le cuivre de la monnaie du royaume! il a insulté les liards de sa majesté! un farthing, c’est la même chose que la reine! l’effigie sacrée, morbleu, l’effigie sacrée. A-t-on une reine, oui ou non? respect à son vert-de-gris. Tout se tient dans le gouvernement. Il faut connaître cela. J’ai vécu, moi. Je sais les choses. On me dira: Mais vous renoncez donc à la politique? La politique, mes amis, je m’en soucie autant que du poil bourru d’un âne. J’ai reçu un jour un coup de canne d’un baronnet. Je me suis dit: Cela suffit, je comprends la politique. Le peuple n’a qu’un liard, il le donne, la reine le prend, le peuple remercie. Rien de plus simple. Le reste regarde les lords. Leurs seigneuries les lords spirituels et temporels. Ah! Gwynplaine est sous clef! Ah! il est aux galères! c’est juste. C’est équitable, excellent, mérité et légitime. C’est sa faute. Bavarder est défendu. Es-tu un lord, imbécile? Le wapentake l’a saisi, le justicier-quorum l’a emmené, le shériff le tient. Il doit être en ce moment-ci épluché par quelque sergent de la coiffe. Comme ça vous plume les crimes, ces habiles gens-là! Coffré, mon drôle! Tant pis pour lui, tant mieux pour moi! Je suis, ma foi, bien content. J’avoue ingénument que j’ai de la chance. Quelle extravagance j’avais faite de ramasser ce petit et cette petite! Nous étions si tranquilles auparavant, Homo et moi! Qu’est-ce qu’ils venaient faire dans ma baraque, ces gredins-là? Les ai-je assez couvés quand ils étaient mioches! les ai-je assez traînés avec ma bricole! joli sauvetage! lui sinistrement laid, elle borgne des deux yeux! Privez-vous donc de tout! Ai-je assez tété pour eux les mamelles de la famine! Ça grandit, ça fait l’amour! Des flirtations d’infirmes, c’est là que nous en étions. Le crapaud et la taupe, idylle. J’avais ça dans mon intimité. Tout cela devait finir par la justice. Le crapaud a parlé politique, c’est bon. M’en voilà délivré. Quand le wapentake est venu, j’ai d’abord été bête, on doute toujours du bonheur, j’ai cru que je ne voyais pas ce que je voyais, que c’était impossible, que c’était un cauchemar, que c’était une farce que me faisait le rêve. Mais non, il n’y a rien de plus réel. C’est plastique. Gwynplaine est bellement en prison. C’est un coup de la providence. Merci, bonne madame. C’est ce monstre qui, avec le tapage qu’il faisait, a attiré l’attention sur mon établissement, et a dénoncé mon pauvre loup! Parti, le Gwynplaine! Et me voilà débarrassé des deux. D’un caillou deux bosses. Car Dea en mourra. Quand elle ne verra plus Gwynplaine—elle le voit, l’idiote!—elle n’aura plus de raison d’être, elle se dira: Qu’est-ce que je fais en ce monde? Et elle partira, elle aussi. Bon voyage. Au diable tous les deux. Je les ai toujours détestés, ces êtres! Crève, Dea. Ah! que je suis content!
II
CE QU’IL FAIT
Il rejoignit l’inn Tadcaster.
Six heures et demie sonnaient, la demie passé six, comme disent les anglais. C’était un peu avant le crépuscule.
Maître Nicless était sur le pas de sa porte. Sa face consternée n’avait point réussi depuis le matin à se détendre, et l’effarement y était resté figé.
Du plus loin qu’il aperçut Ursus:
—Eh bien? cria-t-il.
—Eh bien quoi?
—Gwynplaine va-t-il revenir? Il serait grand temps. Le public ne tardera pas à arriver. Aurons-nous ce soir la représentation de l’Homme qui Rit?
—L’Homme qui Rit, c’est moi, dit Ursus.
Et il regarda le tavernier avec un ricanement éclatant.
Puis il monta droit au premier, ouvrit la fenêtre voisine de l’enseigne de l’inn, se pencha, allongea le poing, fit une pesée sur l’écriteau de Gwynplaine—l’Homme qui Rit, et sur le panneau affiche de Chaos vaincu, décloua l’un, arracha l’autre, mit ces deux planches sous son bras, et redescendit. Maître Nicless le suivait des yeux.
—Pourquoi décrochez-vous ça?
Ursus partit d’un second éclat de rire.
—Pourquoi riez-vous? reprit l’hôtelier.
—Je rentre dans la vie privée.
Maître Nicless comprit, et donna ordre à son lieutenant, le boy Govicum, d’annoncer à quiconque se présenterait qu’il n’y aurait pas de représentation le soir. Il ôta de la porte la futaille-niche où se faisait la recette, et la rencogna dans un angle de la salle basse.
Un moment après, Ursus montait dans la Green-Box.
Il posa dans un coin les deux écriteaux, et pénétra dans ce qu’il appelait «le pavillon des femmes».
Dea dormait.
Elle était sur son lit, tout habillée et son corps de jupe défait, comme dans les siestes.
Près d’elle, Vinos et Fibi, assises, l’une sur un escabeau, l’autre à terre, songeaient.
Malgré l’heure avancée, elles n’avaient point revêtu leur tricot de déesses, signe de profond découragement. Elles étaient restées empaquetées dans leur guimpe de bure et dans leur robe de grosse toile.
Ursus considéra Dea.
—Elle s’essaie à un plus long sommeil, murmura-t-il.
Il apostropha Fibi et Vinos.
—Vous savez, vous autres. C’est fini la musique. Vous pouvez mettre vos trompettes dans votre tiroir. Vous avez bien fait de ne pas vous harnacher en déités. Vous êtes bien laides comme ceci, mais vous avez bien fait. Gardez vos cotillons de torchon. Pas de représentation ce soir. Ni demain, ni après-demain, ni après après-demain. Plus de Gwynplaine. Pas plus de Gwynplaine que sur ma patte.
Et il se remit à regarder Dea.
—Quel coup ça va lui donner! Ce sera comme une chandelle qu’on souffle.
Il enfla ses joues.
—Fouhh!—Plus rien.
Il eut un petit rire sec.
—Gwynplaine de moins, c’est tout de moins. Ce sera comme si je perdais Homo. Ce sera pire. Elle sera plus seule qu’une autre. Les aveugles, ça patauge dans plus de tristesse que nous.
Il alla a la lucarne du fond.
—Comme les jours allongent! on y voit encore à sept heures. Pourtant allumons le suif.
Il battit le briquet et alluma la lanterne du plafond de la Green-Box.
Il se pencha sur Dea.
—Elle va s’enrhumer. Les femmes, vous lui avez trop délacé son capingot. Il y a le proverbe français: