L'île à hélice
Peu importe, la salle est encore trop petite. Les dilettanti s'en disputent les places. Évidemment, cette musique de chambre doit être excellente pour la santé, et personne ne se permettrait de mettre doute ses qualités thérapeutiques. Toujours des solutions de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, suivant la formule.
Immense succès pour les exécutants, auxquels des bravos parisiens eussent certainement fait plus de plaisir. Mais, à leur défaut, Yvernès, Frascolin et Pinchinat savent se contenter des hurrahs milliardais, pour lesquels Sébastien Zorn continue à professer un dédain absolu.
«Que pourrions-nous exiger de plus, lui dit Yvernès, quand on passe le tropique…
— Le tropique du «concert»! réplique Pinchinat, qui s'enfuit sur cet abominable jeu de mot.
Et, lorsqu'ils sortent du casino, qu'aperçoivent-ils au milieu des pauvres diables qui n'ont pu mettre trois cent soixante dollars à un fauteuil?… Le roi et la reine de Malécarlie se tenant modestement à la porte.
IX — L'archipel des Sandwich
Il existe, en cette portion du Pacifique, une chaîne sous-marine dont on verrait le développement de l'ouest-nord-ouest à l'est- sud-est sur neuf cents lieues, si les abîmes de quatre mille mètres, qui la séparent des autres terres océaniennes, venaient à se vider. De cette chaîne, il n'apparaît que huit sommets: Nühau, Kaouaï, Oahu, Molokaï, Lanaï, Mauï, Kaluhani, Hawaï. Ces huit îles, d'inégales grandeurs, constituent l'archipel hawaïen, autrement dit le groupe des Sandwich. Ce groupe ne dépasse la zone tropicale que par le semis de roches et de récifs qui se prolonge vers l'ouest.
Laissant Sébastien Zorn bougonner dans son coin, s'enfermer dans une complète indifférence pour toutes les curiosités naturelles, comme un violoncelle dans sa boîte, Pinchinat, Yvernès, Frascolin raisonnent ainsi et n'ont pas tort.
«Ma foi, dit l'un, je ne suis pas fâché de visiter ces îles hawaïennes! Puisque nous faisons tant que de courir l'océan Pacifique, le mieux est d'en rapporter au moins des souvenirs!
— J'ajoute, répond l'autre, que les naturels des Sandwich nous reposeront un peu des Pawnies, des Sioux ou autres Indiens trop civilisés du Far-West, et il ne me déplaît pas de rencontrer de véritables sauvages… des cannibales…
— Ces Havaïens le sont-ils encore?… demande le troisième.
— Espérons-le, répond sérieusement Pinchinat. Ce sont leurs grands-pères qui ont mangé le capitaine Cook, et, quand les grands-pères ont goûté à cet illustre navigateur, il n'est pas admissible que les petits-fils aient perdu le goût de la chair humaine!»
Il faut l'avouer, Son Altesse parlait trop irrévérencieusement du célèbre marin anglais qui a découvert cet archipel en 1778.
Ce qui ressort de cette conversation, c'est que nos artistes espèrent que les hasards de leur navigation vont les mettre en présence d'indigènes plus authentiques que les spécimens exhibés dans les Jardins d'Acclimatation, et, en tout cas, dans leur pays d'origine, au lieu même de production. Ils éprouvent donc une certaine impatience d'y arriver, attendant chaque jour que les vigies de l'observatoire signalent les premières hauteurs du groupe hawaïen.
Cela s'est produit dans la matinée du 6 juillet. La nouvelle s'en répand aussitôt, et la pancarte du casino porte cette mention télautographiquement inscrite:
«Standard-Island en vue des îles Sandwich.»
Il est vrai, on en est encore à cinquante lieues; mais les plus hautes cimes du groupe, celles de l'île Havaï, dépassant quatre mille deux cents mètres, sont, par beau temps, visibles à cette distance.
Venant du nord-est, le commodore Ethel Simcoë s'est dirigé vers Oahu ayant pour capitale Honolulu, qui est en même temps la capitale de l'archipel. Cette île est la troisième du groupe en latitude. Nühau, qui est un vaste parc à bétail, et Kaouaï lui restent dans le nord-ouest. Oahu n'est pas la plus grande des Sandwich, puisqu'elle ne mesure que seize cent quatre-vingts kilomètres carrés, tandis que Hawaï s'étend sur près de dix-sept mille. Quant aux autres îles, elles n'en comptent que trois mille huit cent-douze dans leur ensemble.
Il va de soi que les artistes parisiens, depuis le départ, ont noué des relations agréables avec les principaux fonctionnaires de Standard-Island. Tous, aussi bien le gouverneur, le commodore et le colonel Stewart que les ingénieurs en chef Watson et Somwah, se sont empressés de leur faire le plus sympathique accueil. Rendant souvent visite à l'observatoire, ils se plaisent à rester des heures sur la plate-forme de la tour. On ne s'étonnera donc pas que ce jour-là, Yvernès et Pinchinat, les ardents de la troupe, soient venus de ce côté, et, vers dix heures du matin, l'ascenseur les a hissés «en tête de mât», comme dit Son Altesse.
Le commodore Ethel Simcoë s'y trouvait déjà, et, prêtant sa longue-vue aux deux amis, il leur conseille d'observer un point à l'horizon du sud-ouest entre les basses brumes du ciel.
«C'est le Mauna Loa d'Havaï, dit-il, ou c'est le Mauna Kea, deux superbes volcans, qui, en 1852 et en 1855, précipitèrent sur l'île un fleuve de lave couvrant sept cents mètres carrés, et dont les cratères, en 1880, projetèrent sept cents millions de mètres cubes de matières éruptives!
— Fameux! répond Yvernès. Pensez-vous, commodore, que nous aurons la bonne chance de voir un pareil spectacle?…
— Je l'ignore, monsieur Yvernès, répond Ethel Simcoë. Les volcans ne fonctionnent pas par ordre…
— Oh! pour cette fois seulement, et avec des protections?… ajoute Pinchinat. Si j'étais riche comme MM. Tankerdon et Coverley, je me paierais des éruptions à ma fantaisie…
— Eh bien, nous leur en parlerons, réplique le commodore en souriant, et je ne doute pas qu'ils fassent même l'impossible pour vous être agréables.»
Là-dessus, Pinchinat demande quelle est la population de l'archipel des Sandwich. Le commodore lui apprend que, si elle a pu être de deux cent mille habitants au commencement du siècle, elle se trouve actuellement réduite de moitié.
«Bon! monsieur Simcoë, cent mille sauvages, c'est encore assez, et, pour peu qu'ils soient restés de braves cannibales et qu'ils n'aient rien perdu de leur appétit, ils ne feraient qu'une bouchée de tous les Milliardais de Standard-Island!»
Ce n'est pas la première fois que l'île rallie cet archipel havaïen. L'année précédente, elle a traversé ces parages, attirée par la salubrité du climat. Et, en effet, des malades y viennent d'Amérique, en attendant que les médecins d'Europe y envoient leur clientèle humer l'air du Pacifique. Pourquoi pas? Honolulu n'est plus maintenant qu'à vingt-cinq jours de Paris, et quand il s'agit de s'imprégner les poumons d'un oxygène comme on n'en respire nulle part…
Standard-Island arrive en vue du groupe dans la matinée du 9 juillet. L'île d'Oahu se dessine à cinq milles dans le sud-ouest. Au-dessus, pointent, à l'est, le Diamond-Head, ancien volcan qui domine la rade sur l'arrière, et un autre cône nommé le Bol de Punch par les Anglais. Ainsi que l'observe le commodore, cette énorme cuvette fût-elle remplie de brandy ou de gin, John Bull ne serait pas gêné de la vider tout entière.
On passe entre Oahu et Molokaï. Standard-Island, ainsi qu'un bâtiment sous l'action de son gouvernail, évolue en combinant le jeu de ses hélices de tribord et de bâbord. Après avoir doublé le cap sud-est d'Oahu, l'appareil flottant s'arrête, vu son tirant d'eau très considérable, à dix encablures du littoral. Comme il fallait, pour conserver à l'île son évitage, la tenir à suffisante distance de terre, elle ne «mouillait» pas, dans le sens rigoureux du mot, c'est-à-dire qu'on n'employait pas les ancres, ce qui eût été impossible par des fonds de cent mètres et au delà. Aussi, au moyen des machines, qui manoeuvrent en avant ou en arrière pendant toute la durée de son séjour, la maintient-on en place, aussi immobile que les huit principales îles de l'archipel havaïen.
Le quatuor contemple les hauteurs qui se développent devant ses yeux. Du large, on n'aperçoit que des massifs d'arbres, des bosquets d'orangers et autres magnifiques spécimens de la flore tempérée. À l'ouest, par une étroite brèche du récif, apparaît un petit lac intérieur, le lac des Perles, sorte de plaine lacustre, trouée d'anciens cratères.
L'aspect d'Oahu est assez riant, et, en vérité, ces anthropophages, si désirés de Pinchinat, n'ont point à se plaindre du théâtre de leurs exploits. Pourvu qu'ils se livrent encore à leurs instincts de cannibales, Son Altesse n'aura plus rien à désirer…
Mais voici qu'elle s'écrie tout à coup:
«Grand Dieu, qu'est-ce que je vois?…
— Que vois-tu?… demande Frascolin.»
— Là-bas… des clochers…
— Oui… et des tours… et des façades de palais!… répond
Yvernès.
— Pas possible qu'on ait mangé là le capitaine Cook!…
— Nous ne sommes pas aux Sandwich! dit Sébastien Zorn, en haussant les épaules. Le commodore s'est trompé de route…
— Assurément!» réplique Pinchinat. Non! le commodore Simcoë ne s'est point égaré. C'est bien là Oahu, et la ville, qui s'étend sur plusieurs kilomètres carrés, c'est bien Honolulu. Allons! il faut en rabattre. Que de changements depuis l'époque où le grand navigateur anglais a découvert ce groupe! Les missionnaires ont rivalisé de dévouement et de zèle. Méthodistes, anglicans, catholiques, luttant d'influence, ont fait oeuvre civilisatrice et triomphé du paganisme des anciens Kanaques. Non seulement la langue originelle tend à disparaître devant la langue anglo- saxonne, mais l'archipel renferme des Américains, des Chinois, — pour la plupart engagés au compte des propriétaires du sol, d'où est sortie une race de demi-Chinois, les Hapa-Paké, — et enfin des Portugais, grâce aux services maritimes établis entre les Sandwich et l'Europe. Des indigènes, il s'en trouve encore, cependant, et assez pour satisfaire nos quatre artistes, bien que ces naturels aient été fort décimés par la lèpre, maladie d'importation chinoise. Par exemple, ils ne présentent guère le type des mangeurs de chair humaine. «O couleur locale, s'écrie le premier violon, quelle main t'a grattée sur la palette moderne!» Oui! Le temps, la civilisation, le progrès, qui est une loi de nature, l'ont à peu près effacée, cette couleur. Et il faut bien le reconnaître, non sans quelque regret, lorsqu'une des chaloupes électriques de Standard-Island, dépassant la longue ligne de récifs, débarque Sébastien Zorn et ses camarades. Entre deux estacades, se rejoignant en angle aigu, s'ouvre un port abrité des mauvais vents par un amphithéâtre de montagnes. Depuis 1794, les écueils qui le défendent contre la houle du large, se sont exhaussés d'un mètre. Néanmoins il reste encore assez d'eau pour que les bâtiments, tirant de dix-huit à vingt pieds, puissent venir s'amarrer aux quais.
«Déception!… déception!… murmure Pinchinat. Il est vraiment déplorable qu'on soit exposé à perdre tant d'illusions en voyage…
— Et l'on ferait mieux de demeurer chez soi! riposte le violoncelliste en haussant les épaules.
— Non! s'écrie Yvernès toujours enthousiaste, et quel spectacle serait comparable à celui de cette île factice venant rendre visite aux archipels océaniens?…»
Néanmoins, si l'état moral des Sandwich s'est regrettablement modifié au vif déplaisir de nos artistes, il n'en est pas de même du climat. C'est l'un des plus salubres de ces parages de l'océan Pacifique, malgré que le groupe occupe une région désignée sous le nom de Mer des Chaleurs. Si le thermomètre s'y tient à un degré élevé, lorsque les alizés du nord-est ne dominent pas, si les contre-alizés du sud engendrent de violents orages nommés kouas dans le pays, la température moyenne d'Honolulu ne dépasse pas vingt et un degrés centigrades. On aurait donc mauvaise grâce à s'en plaindre sur la limite de la zone torride. Aussi les habitants ne se plaignent-ils pas, et, ainsi que nous l'avons indiqué, les malades américains affluent-ils dans l'archipel.
Quoi qu'il en soit, à mesure que le quatuor pénètre plus avant les secrets de cet archipel, ses illusions tombent… tombent comme les feuilles millevoyennes à la fin de l'automne. Il prétend avoir été mystifié, quand il ne devrait accuser que lui-même de s'être attiré cette mystification.
«C'est ce Calistus Munbar qui nous a une fois de plus mis dedans!» affirme Pinchinat, en rappelant que le surintendant leur a dit des Sandwich qu'elles étaient le dernier rempart de la sauvagerie indigène dans le Pacifique.
Et, lorsqu'ils lui en font des reproches amers:
«Que voulez-vous, mes chers amis? répond-il en clignant de l'oeil droit. C'est tellement changé depuis mon dernier voyage que je ne m'y reconnais plus!
— Farceur!» riposte Pinchinat, en gratifiant d'une bonne tape le gaster du surintendant.
Ce qu'on peut tenir pour certain, c'est que si des changements se sont produits, cela s'est fait dans des conditions de rapidité extraordinaires. Naguère, les Sandwich jouissaient d'une monarchie constitutionnelle, fondée en 1837, avec deux chambres, celle des nobles et celle des députés. La première était nommée par les seuls propriétaires du sol, la seconde par tous les citoyens sachant lire et écrire, les nobles pour six ans, les députés pour deux ans. Chaque chambre se composait de vingt-quatre membres, qui délibéraient en commun devant le ministère royal, formé de quatre conseillers du roi.
«Ainsi, dit Yvernès, il y avait un roi, un roi constitutionnel, au lieu d'un singe à plumes, et auquel les étrangers venaient présenter leurs humbles hommages!…
— Je suis sûr, affirme Pinchinat, que cette Majesté-là n'avait même pas d'anneaux dans le nez… et qu'elle se fournissait de fausses dents chez les meilleurs dentistes du nouveau monde!
— Ah! civilisation… civilisation! répète le premier violon. Ils n'avaient pas besoin de râtelier, ces Kanaques, lorsqu'ils mordaient à même leurs prisonniers de guerre!»
Que l'on pardonne à ces fantaisistes cette façon d'envisager les choses! Oui! il y a eu un roi à Honolulu, ou, du moins, il y avait une reine, Liliuokalani, aujourd'hui détrônée, qui a lutté pour les droits de son fils, le prince Adey, contre les prétentions d'une certaine princesse Kaiulani au trône d'Havaï. Bref, pendant longtemps, l'archipel a été dans une période révolutionnaire, tout comme ces bons États de l'Amérique ou de l'Europe, auxquels il ressemble même sous ce rapport. Cela pouvait-il amener l'intervention efficace de l'armée havaïenne, et ouvrir l'ère funeste des pronunciamientos? Non, sans doute, puisque ladite armée ne se compose que de deux cent cinquante conscrits et de deux cent cinquante volontaires. On ne renverse pas un régime avec cinq cents hommes, — du moins, au milieu des parages du Pacifique.
Mais les Anglais étaient là, qui veillaient. La princesse Kaiulani possédait les sympathies de l'Angleterre, paraît-il. D'autre part, le gouvernement japonais était prêt à prendre le protectorat des îles, et comptait des partisans parmi les coolies qui sont employés en grand nombre sur les plantations…
Eh bien, et les Américains, dira-t-on? C'est même la question que Frascolin pose à Calistus Munbar au sujet d'une intervention tout indiquée.
«Les Américains? répond le surintendant, ils ne tiennent guère à ce protectorat. Pourvu qu'ils aient aux Sandwich une station maritime réservée à leurs paquebots des lignes du Pacifique, ils se déclareront satisfaits.»
Et pourtant, en 1875, le roi Kaméhaméha, qui était allé rendre visite au président Grant à Washington, avait placé l'archipel sous l'égide des États-Unis. Mais, dix-sept ans plus tard, lorsque M. Cleveland prit la résolution de restaurer la reine Liliuokalani, alors que le régime républicain était établi aux Sandwich, sous la présidence de M. Sanford Dole, il y eut des protestations violentes dans les deux pays.
Rien, d'ailleurs, ne pouvait empêcher ce qui est écrit sans doute au livre de la destinée des peuples, qu'ils soient d'origine ancienne ou moderne, et l'archipel hawaïen est en république depuis le 4 juillet 1894, sous la présidence de M. Dole.
Standard-Island s'est mise en relâche pour une dizaine de jours. Aussi nombre d'habitants en profitent-ils pour explorer Honolulu et les environs. Les familles Coverley et Tankerdon, les principaux notables de Milliard-City, se font quotidiennement transporter au port. D'autre part, bien que ce soit la seconde apparition de l'île à hélice sur ces parages des Havaï, l'admiration des Havaïens est sans bornes, et c'est en foule qu'ils viennent visiter cette merveille. Il est vrai, la police de Cyrus Bikerstaff, difficile pour l'admission des étrangers, s'assure, le soir venu, que les visiteurs s'en retournent à l'heure réglementaire. Grâce à ces mesures de sécurité, il serait malaisé à un intrus de demeurer sur le Joyau du Pacifique sans une autorisation qui ne s'obtient pas aisément. Enfin, il n'y a que de bons rapports de part et d'autre, mais on ne se livre point à des réceptions officielles entre les deux îles.
Le quatuor s'offre quelques promenades très intéressantes. Les indigènes plaisent à nos Parisiens. Leur type est accentué, leur teint brun, leur physionomie à la fois douce et empreinte de fierté. Et quoique les Havaïens soient en république, peut-être regrettent-ils leur sauvage indépendance de jadis.
«L'air de notre pays est libre,» dit un de leurs proverbes, et eux ne le sont plus.
Et, en effet, après la conquête de l'archipel par Kaméhaméha, après la monarchie représentative établie en 1837, chaque île fut administrée par un gouverneur particulier. À l'heure actuelle, sous le régime républicain, elles sont encore divisées en arrondissements et sous-arrondissements.
«Allons, dit Pinchinat, il n'y manque plus que des préfets, des sous-préfets et des conseillers de préfecture, avec la constitution de l'an VIII!
— Je demande à m'en aller!» réplique Sébastien Zorn. Il aurait eu tort de le faire, sans avoir admiré les principaux sites d'Oahu. Ils sont superbes, si la flore n'y est pas riche. Sur la zone littorale abondent les cocotiers et autres palmiers, les arbres à pain, les aleurites trilobas, qui donnent de l'huile, les ricins, les daturas, les indigotiers. Dans les vallées, arrosées par les eaux des montagnes, tapissées de cette herbe envahissante nommée menervia, nombre d'arbustes deviennent arborescents, des chenopodium, des halapepe, sortes d'aspariginées gigantesques. La zone forestière, prolongée jusqu'à l'altitude de deux mille mètres, est couverte d'essences ligneuses, myrtacées de haute venue, rumex colossaux, tiges-lianes qui s'entremêlent comme un fouillis de serpents aux multiples ramures. Quant aux récoltes du sol, qui fournissent un élément de commerce et d'exportation, ce sont le riz, la noix de coco, la canne à sucre. Il se fait donc un cabotage important d'une île à l'autre, de manière à concentrer vers Honolulu les produits qui sont ensuite expédiés en Amérique.
En ce qui concerne la faune, peu de variété. Si les Kanaques tendent à s'absorber dans les races plus intelligentes, les espèces animales ne tendent point à se modifier. Uniquement des cochons, des poules, des chèvres, pour bêtes domestiques; point de fauves, si ce n'est quelques couples de sangliers sauvages; des moustiques dont on ne se débarrasse pas aisément; des scorpions nombreux, et divers échantillons de lézards inoffensifs; des oiseaux qui ne chantent jamais, entre autres l'oo, le drepanis pacifica au plumage noir, agrémenté de ces plumes jaunes dont était formé le fameux manteau de Kaméhaméha, et auquel avaient travaillé neuf générations d'indigènes.
En cet archipel, la part de l'homme, — et elle est considérable, — est de l'avoir civilisé, à l'imitation des États-Unis, avec ses sociétés savantes, ses écoles d'instruction obligatoire qui furent primées à l'Exposition de 1878, ses riches bibliothèques, ses journaux publiés en langue anglaise et kanaque. Nos Parisiens ne pouvaient en être surpris, puisque les notables de l'archipel sont Américains en majorité, et que leur langue est courante comme leur monnaie. Seulement, ces notables attirent volontiers à leur service des Chinois du Céleste Empire, contrairement à ce qui se fait dans l'Ouest-Amérique pour combattre ce fléau auquel on donne le nom significatif de «peste jaune».
Il va de soi que depuis l'arrivée de Standard-Island en vue de la capitale d'Oahu, les embarcations du port, chargées des amateurs, en font souvent le tour. Avec ce temps magnifique, cette mer si calme, rien d'agréable comme une excursion d'une vingtaine de kilomètres à une encablure de ce littoral d'acier, sur lequel les agents de la douane exercent une si sévère surveillance.
Parmi ces excursionnistes, on aurait pu remarquer un léger bâtiment, qui, chaque jour, s'obstine à naviguer dans les eaux de l'île à hélice. C'est une sorte de ketch malais, à deux mâts, à poupe carrée, monté par une dizaine d'hommes, sous les ordres d'un capitaine de figure énergique. Le gouverneur, cependant, n'en prend point ombrage, bien que cette persistance eût pu paraître suspecte. Ces gens, en effet, ne cessent d'observer l'île sur tout son périmètre, rôdant d'un port à l'autre, examinant la disposition de son littoral. Après tout, en admettant qu'ils eussent des intentions malveillantes, que pourrait entreprendre cet équipage contre une population de dix mille habitants? Aussi ne s'inquiète-t-on point des allures de ce ketch, soit qu'il évolue pendant le jour, soit qu'il passe les nuits à la mer. L'administration maritime d'Honolulu n'est donc pas interpellée à son sujet.
Le quatuor fait ses adieux à l'île d'Oahu dans la matinée du 10 juillet. Standard-Island appareille dès l'aube, obéissant à l'impulsion de ses puissants propulseurs. Après avoir viré sur place, elle prend direction vers le sud-ouest, de manière à venir en vue des autres îles havaïennes. Il lui faut alors prendre de biais le courant équatorial qui porte de l'est à l'ouest, — inversement à celui dont l'archipel est longé vers le nord.
Pour l'agrément de ceux de ses habitants qui se sont rendus sur le littoral de bâbord, Standard-Island s'engage hardiment entre les îles Molokaï et Kaouaï. Au-dessus de cette dernière, l'une des plus petites du groupe, se dresse un volcan de dix-huit cents mètres, le Nirhau, qui projette quelques vapeurs fuligineuses. Au pied s'arrondissent des berges de formation coralligène, dominées par une rangée de dunes, dont les échos se répercutent avec une sonorité métallique, quand elles sont violemment battues du ressac. La nuit est venue, l'appareil se trouve encore en cet étroit canal, mais il n'a rien à craindre sous la main du commodore Simcoë. À l'heure où le soleil disparaît derrière les hauteurs de Lanaï, les vigies n'auraient pu apercevoir le ketch, qui, après avoir quitté le port à la suite de Standard-Island, cherchait à se maintenir dans ses eaux. D'ailleurs, on le répète, pourquoi se serait-on préoccupé de la présence de cette embarcation malaise?
Le lendemain, quand le jour reparut, le ketch n'était plus qu'un point blanc à l'horizon du nord.
Pendant cette journée, la navigation se poursuit entre Kaluhani et Mauï. Grâce à son étendue, cette dernière, avec Lahaina pour capitale, port réservé aux baleiniers, occupe le second rang dans l'archipel des Sandwich. Le Haleahala, la Maison du Soleil, y pointe à trois mille mètres vers l'astre radieux.
Les deux journées suivantes sont employées à longer les côtes de la grande Havaï, dont les montagnes, ainsi que nous l'avons dit, sont les plus hautes du groupe. C'est dans la baie Kealakeacua, que le capitaine Cook, d'abord reçu comme un dieu par les indigènes, fut massacré en 1779, un an après avoir découvert cet archipel auquel il avait donné le nom de Sandwich, en l'honneur du célèbre ministre de la Grande-Bretagne. Hilo, le chef-lieu de l'île, qui est sur la côte orientale, ne se montre pas; mais on entrevoit Kailu, située sur la côte occidentale. Cette grande Havaï possède cinquante-sept kilomètres de chemin de fer, qui servent principalement au transport des denrées, et le quatuor peut apercevoir le panache blanc de ses locomotives…
«Il ne manquait plus que cela!» s'écrie Yvernès.
Le lendemain, le Joyau du Pacifique a quitté ces parages, alors que le ketch double l'extrême pointe d'Havaï, dominée par le Mauna-Loa, la Grande Montagne, dont la cime se perd à quatre mille mètres entre les nuages.
«Volés, dit alors Pinchinat, nous sommes volés!
— Tu as raison, répond Yvernès, il aurait fallu venir cent ans plus tôt. Mais alors nous n'aurions pas navigué sur cette admirable île à hélice!
— N'importe! Avoir trouvé des indigènes à vestons et à cols rabattus au lieu des sauvages à plumes que nous avait annoncés ce roublard de Calistus, que Dieu confonde! Je regrette le temps du capitaine Cook!
— Et si ces cannibales avaient mangé Ton Altesse?… fait observer Frascolin.
— Eh bien… j'aurais eu cette consolation d'avoir été… une fois dans ma vie… aimé pour moi-même!»
X — Passage de la ligne
Depuis le 23 juin, le soleil rétrograde vers l'hémisphère méridional. Il est donc indispensable d'abandonner les zones où la mauvaise saison viendra bientôt exercer ses ravages. Puisque l'astre du jour, dans sa course apparente, se dirige vers la ligne équinoxiale, il convient de la franchir à sa suite. Au delà s'offrent des climats agréables, où, malgré leurs dénominations d'octobre, novembre, décembre, janvier, février, ces mois n'en sont pas moins ceux de la saison chaude. La distance qui sépare l'archipel havaïen des îles Marquises est de trois mille kilomètres environ. Aussi Standard-Island, ayant hâte de la couvrir, se met-elle à son maximum de vitesse.
La Polynésie proprement dite est comprise dans cette spacieuse portion de mer, limitée au nord par l'Équateur, au sud par le tropique du Capricorne. Il y a là, sur cinq millions de kilomètres carrés, onze groupes, se composant de deux cent-vingt îles, soit une surface émergée de dix mille kilomètres, sur laquelle les îlots se comptent par milliers. Ce sont les sommets de ces montagnes sous-marines, dont la chaîne se prolonge du nord-ouest au sud-est jusqu'aux Marquises et à l'île Pitcairn, en projetant des ramifications presque parallèles.
Si, par l'imagination, on se figure ce vaste bassin vidé tout à coup, si le Diable boiteux, délivré par Cléophas, enlevait toutes ces masses liquides comme il faisait des toitures de Madrid, quelle extraordinaire contrée se développerait aux regards! Quelle Suisse, quelle Norvège, quel Tibet, pourraient l'égaler en grandeur? De ces monts sous-marins, volcaniques pour la plupart, quelques-uns, d'origine madréporique, sont formés d'une matière calcaire ou cornée, sécrétée en couches concentriques par les polypes, ces animalcules rayonnés, d'organisation si simple, doués d'une force de production immense. De ces îles, les unes, les plus jeunes, n'ont de manteau végétal qu'à leur cime; les autres, drapées dans leur végétation de la tête aux pieds, sont les plus anciennes, même lorsque leur origine est coralloïde. Il existe donc toute une région montagneuse, enfouie sous les eaux du Pacifique. Standard-Island se promène au-dessus de ses sommets comme ferait un aérostat entre les pointes des Alpes ou de l'Himalaya. Seulement, ce n'est pas l'air, c'est l'eau qui la porte.
Mais, de même qu'il existe de larges déplacements d'ondes atmosphériques à travers l'espace, il se produit des déplacements liquides à la surface de cet océan. Le grand courant va de l'est à l'ouest, et, dans les couches inférieures, se propagent deux contre-courants de juin à octobre, lorsque le soleil se dirige vers le tropique du Cancer. En outre, aux abords de Taïti, on observe quatre espèces de flux, dont le plein n'a pas lieu à la même heure, et qui neutralisent la marée au point de la rendre presque insensible. Quant au climat dont jouissent ces différents archipels, il est essentiellement variable. Les îles montagneuses arrêtent les nuages qui déversent leurs pluies sur elles; les îles basses sont plus sèches, parce que les vapeurs fuient devant les brises régnantes.
Que la bibliothèque du casino n'eût pas possédé les cartes relatives au Pacifique, cela aurait été au moins singulier. Elle en a une collection complète, et Frascolin, le plus sérieux de la troupe, les consulte souvent. Yvernès, lui, préfère s'abandonner aux surprises de la traversée, à l'admiration que lui cause cette île artificielle, et il ne tient point à surcharger son cerveau de notions géographiques. Pinchinat ne songe qu'à prendre les choses par leur côté plaisant ou fantaisiste. Quant à Sébastien Zorn, l'itinéraire lui importe peu, puisqu'il va là où il n'avait jamais eu l'intention d'aller.
Frascolin est donc seul à piocher sa Polynésie, étudiant les groupes principaux qui la composent, les îles Basses, les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, les îles de Cook, les îles Tonga, les îles Samoa, les îles Australes, les Wallis, les Fanning, sans parler des îles isolées, Niue, Tokolau, Phoenix, Manahiki, Pâques, Sala y Gomez, etc. Il n'ignore pas que, dans la plupart de ces archipels, même ceux qui sont soumis à des protectorats, le gouvernement est toujours entre les mains de chefs puissants, dont l'influence n'est jamais discutée, et que les classes pauvres y sont entièrement soumises aux classes riches. Il sait en outre que ces indigènes professent les religions brahmanique, mahométane, protestante, catholique, mais que le catholicisme est prépondérant dans les îles dépendant de la France, — ce qui est dû à la pompe de son culte. Il sait même que la langue indigène, dont l'alphabet est peu compliqué, puisqu'il ne se compose que de treize à dix-sept caractères, est très mélangée d'anglais et sera finalement absorbée par l'anglo-saxon. Il sait enfin que, d'une façon générale, au point de vue ethnique, la population polynésienne tend à décroître, ce qui est regrettable, car le type kanaque, — ce mot signifie homme, — plus blanc sous l'Équateur que dans les groupes éloignés de la ligne équinoxiale, est magnifique, et combien la Polynésie ne perdra-t-elle pas à son absorption par les races étrangères! Oui! il sait cela, et bien d'autres choses qu'il apprend au cours de ses conversations avec le commodore Ethel Simcoë, et, lorsque ses camarades l'interrogent, il n'est pas embarrassé de leur répondre.
Aussi Pinchinat ne l'appelle-t-il plus que le «Larousse des zones tropicales».
Tels sont les principaux groupes entre lesquels Standard-Island doit promener son opulente population. Elle mérite justement le nom d'île heureuse, car tout ce qui peut assurer le bonheur matériel, et, d'une certaine façon, le bonheur moral, y est réglementé. Pourquoi faut-il que cet état de choses risque d'être troublé par des rivalités, des jalousies, des désaccords, par ces questions d'influence ou de préséance qui divisent Milliard-City en deux camps comme elle l'est en deux sections, — le camp Tankerdon et le camp Coverley? Dans tous les cas, pour des artistes, très désintéressés en cette matière, la lutte promet d'être intéressante.
Jem Tankerdon est Yankee des pieds à la tête, personnel et encombrant, large figure, avec la demi-barbe rougeâtre, les cheveux ras, les yeux vifs malgré la soixantaine, l'iris presque jaune comme celui des yeux de chien, la prunelle ardente. Sa taille est haute, son torse est puissant, ses membres sont vigoureux. Il y a en lui du trappeur des Prairies, bien que, en fait de trappes, il n'en ait jamais tendu d'autres que celles par lesquelles il précipitait des millions de porcs dans ses égorgeoirs de Chicago. C'est un homme violent, que sa situation aurait dû rendre plus policé, mais auquel l'éducation première a manqué. Il aime à faire montre de sa fortune, et, il a, comme on dit, «les poches sonores». Et, paraît-il, il ne les trouve pas assez pleines, puisque lui et quelques autres de son bord ont idée de reprendre les affaires…
Mrs Tankerdon est une Américaine quelconque, assez bonne femme, très soumise à son mari, excellente mère, douce à ses enfants, prédestinée à élever une nombreuse progéniture, et n'ayant point failli à remplir ses fonctions. Quand on doit partager deux milliards entre des héritiers directs, pourquoi n'en aurait-on pas une douzaine, et elle les a tous bien constitués.
De toute cette smala, l'attention du quatuor ne devait être attirée que sur le fils aîné, destiné à jouer un certain rôle dans cette histoire. Walter Tankerdon, fort élégant de sa personne, d'une intelligence moyenne, de manières et de figure sympathiques, tient plus de Mrs Tankerdon que du chef de la famille. Suffisamment instruit, ayant parcouru l'Amérique et l'Europe, voyageant quelquefois, mais toujours rappelé par ses habitudes et ses goûts à l'existence attrayante de Standard-Island, il est familier avec les exercices de sport, à la tête de toute la jeunesse milliardaise dans les concours de tennis, de polo, de golf et de crocket. Il n'est pas autrement fier de la fortune qu'il aura un jour, et son coeur est bon. Il est vrai, faute de misérables dans l'île, il n'a point l'occasion d'exercer la charité. En somme, il est à désirer que ses frères et soeurs lui ressemblent. Si ceux-là et celles-là ne sont point encore en âge de se marier, lui, qui touche à la trentaine, doit songer au mariage. Y pense-t-il?… On le verra bien.
Il existe un contraste frappant entre la famille Tankerdon, la plus importante de la section bâbordaise, et la famille Coverley, la plus considérable de la section tribordaise. Nat Coverley est d'une nature plus fine que son rival. Il se ressent de l'origine française de ses ancêtres. Sa fortune n'est point sortie des entrailles du sol sous forme de nappes pétroliques, ni des entrailles fumantes de la race porcine. Non! Ce sont les affaires industrielles, ce sont les chemins de fer, c'est la banque qui l'ont fait ce qu'il est. Pour lui, il ne songe qu'à jouir en paix de ses richesses et — il ne s'en cache pas, — il s'opposerait à toute tentative de transformer le Joyau du Pacifique en une énorme usine ou une immense maison de commerce. Grand, correct, la tête belle sous ses cheveux grisonnants, il porte toute sa barbe, dont le châtain se mêle de quelques fils argentés. D'un caractère assez froid, de manières distinguées, il occupe le premier rang parmi les notables qui conservent, à Milliard-City, les traditions de la haute société des États-Unis du Sud. Il aime les arts, se connaît en peinture et en musique, parle volontiers la langue française très en usage parmi les Tribordais, se tient au courant de la littérature américaine et européenne, et, quand il y a lieu, mélange ses applaudissements de bravos et de bravas, alors que les rudes types du Far-West et de la Nouvelle-Angleterre se dépensent en hurrahs et en hips.
Mrs Coverley, ayant dix ans de moins que son mari, vient de doubler, sans trop s'en plaindre, le cap de la quarantaine. C'est une femme élégante, distinguée, appartenant à ces familles demi- créoles de la Louisiane d'autrefois, bonne musicienne, bonne pianiste, et il ne faut pas croire qu'un Reyer du XXe siècle ait proscrit le piano de Milliard-City. Dans son hôtel de la Quinzième Avenue, le quatuor a mainte occasion de faire de la musique avec elle, et ne peut que la féliciter de ses talents d'artiste.
Le ciel n'a point béni l'union Coverley autant qu'il a béni l'union Tankerdon. Trois filles sont les seules héritières d'une immense fortune, dont M. Coverley ne se targue pas à l'exemple de son rival. Elles sont fort jolies, et il se trouvera assez de prétendants, dans la noblesse ou dans la finance des deux mondes, pour demander leur main, lorsque le moment sera venu de les marier. En Amérique, d'ailleurs, ces dots invraisemblables ne sont pas rares. Il y a quelques années, ne citait-on pas cette petite miss Terry, qui, dès l'âge de deux ans, était recherchée pour ses sept cent cinquante millions? Espérons que cette enfant s'est mariée à son goût, et qu'à cet avantage d'être l'une des plus riches femmes des États-Unis, elle joint celui d'en être l'une des plus heureuses.
La fille aînée de M. et Mrs Coverley, Diane ou plutôt Dy, comme on l'appelle familièrement, a vingt ans à peine. C'est une très jolie personne, en qui se mélangent les qualités physiques et morales de son père et de sa mère. De beaux yeux bleus, une chevelure magnifique entre le châtain et le blond, une carnation fraîche comme les pétales de la rose qui vient de s'épanouir, une taille élégante et gracieuse, cela explique que miss Coverley soit remarquée des jeunes gens de Milliard-City, lesquels ne laisseront point à des étrangers, sans doute, le soin de conquérir cet «inestimable trésor», pour employer des termes d'une justesse mathématique. On a même lieu de penser que M. Coverley ne verrait pas, dans la différence de religion, un obstacle à une union qui lui paraîtrait devoir assurer le bonheur de sa fille.
En vérité, il est regrettable que des questions de rivalités sociales séparent les deux familles les plus qualifiées de Standard-Island. Walter Tankerdon eût paru tout spécialement créé pour devenir l'époux de Dy Coverley.
Mais c'est là une combinaison à laquelle il ne faut point songer… Plutôt couper en deux Standard-Island, et s'en aller, les Bâbordais sur une moitié, les Tribordais sur l'autre, que de jamais signer un pareil contrat de mariage!
«À moins que l'amour ne se mêle de l'affaire!» dit parfois le surintendant en clignant de l'oeil sous son binocle d'or.
Mais il ne semble pas que Walter Tankerdon ait quelque penchant pour Dy Coverley, et inversement, — ou, du moins, si cela est, tous deux observent une réserve, qui déjoue les curiosités du monde sélect de Milliard-City.
L'île à hélice continue à descendre vers l'Équateur, en suivant à peu près le cent soixantième méridien. Devant elle se développe cette partie du Pacifique qui offre les plus larges espaces dépourvus d'îles et d'îlots et dont les profondeurs atteignent jusqu'à deux lieues. Pendant la journée du 25 juillet, on passe au-dessus du fond de Belknap, un abîme de six mille mètres, d'où la sonde a pu ramener ces curieux coquillages ou zoophytes, constitués de manière à supporter impunément la pression de telles masses d'eau, évaluée à six cents atmosphères.
Cinq jours après, Standard-Island s'engage à travers un groupe appartenant à l'Angleterre, bien qu'il soit parfois désigné sous le nom d'îles Américaines. Après avoir laissé Palmyra et Suncarung sur tribord, elle se rapproche à cinq milles de Fanning, un des nombreux gîtes à guano de ces parages, le plus important de l'archipel. Du reste, ce sont des cimes émergées, plutôt arides que verdoyantes, dont le Royaume-Uni n'a pas tiré grand profit jusqu'alors. Mais il a un pied posé en cet endroit, et l'on sait que le large pied de l'Angleterre laisse généralement des empreintes ineffaçables.
Chaque jour, tandis que ses camarades parcourent le parc ou la campagne environnante, Frascolin, très intéressé par les détails de cette curieuse navigation, se rend à la batterie de l'Éperon. Il s'y rencontre souvent avec le commodore. Ethel Simcoë le renseigne volontiers sur les phénomènes spéciaux à ces mers, et, lorsqu'ils offrent quelque intérêt, le second violon ne néglige pas de les communiquer à ses compagnons.
Par exemple, ils n'ont pu cacher leur admiration en présence d'un spectacle que la nature leur a gratuitement offert dans la nuit du 30 au 31 juillet.
Un immense banc d'acalèphes, couvrant plusieurs milles carrés, venait d'être signalé dans l'après-midi. Il n'a point encore été donné à la population de rencontrer de telles masses de ces méduses auxquelles certains naturalistes ont octroyé le nom d'océanies. Ces animaux, d'une vie très rudimentaire, confinent dans leur forme hémisphérique aux produits du règne végétal. Les poissons, si gloutons qu'ils soient, les considèrent plutôt comme des fleurs, car aucun, paraît-il, n'en veut faire sa nourriture. Celles de ces océanies qui sont particulières à la zone torride du Pacifique ne se montrent que sous la forme d'ombrelles multicolores, transparentes et bordées de tentacules. Elles ne mesurent pas plus de deux à trois centimètres. Que l'on songe à ce qu'il en faut de milliards pour former des bancs d'une telle étendue!
Et, lorsque de pareils nombres sont énoncés en présence de
Pinchinat:
«Ils ne peuvent, répond Son Altesse, surprendre ces invraisemblables notables de Standard-Island pour qui le milliard est de monnaie courante!»
À la nuit close, une partie de la population s'est portée vers «le gaillard d'avant», c'est-à-dire cette terrasse qui domine la batterie de l'Éperon. Les trams ont été envahis. Les cars électriques se sont chargés de curieux. D'élégantes voitures ont véhiculé les nababs de la ville. Les Coverley et les Tankerdon s'y coudoient à distance… M. Jem ne salue pas M. Nat, qui ne salue pas M. Jem. Les familles sont au complet d'ailleurs. Yvernès et Pinchinat ont le plaisir de causer avec Mrs Coverley et sa fille, qui leur font toujours le meilleur accueil. Peut-être Walter Tankerdon éprouve-t-il quelque dépit de ne pouvoir se mêler à leur entretien, et peut-être aussi miss Dy eût-elle accepté de bonne grâce la conversation du jeune homme. Dieu! quel scandale, et quelles allusions plus ou moins indiscrètes du Starboard- Chronicle ou du New-Herald dans leur article des mondanités!
Lorsque l'obscurité est complète, autant qu'elle peut l'être par ces nuits tropicales, semées d'étoiles, il semble que le Pacifique s'éclaire jusque dans ses dernières profondeurs. L'immense nappe est imprégnée de lueurs phosphorescentes, illuminée de reflets rosés ou bleus, non point dessinés comme un trait lumineux à la crête des lames, mais semblables aux effluences qu'émettraient d'innombrables légions de vers luisants. Cette phosphorescence devient si intense qu'il est possible de lire comme au rayonnement d'une lointaine aurore boréale. On dirait que le Pacifique, après avoir dissous les feux que le soleil lui a versés pendant le jour, les restitue la nuit en lumineux effluves.
Bientôt la proue de Standard-Island coupe la masse des acalèphes, qui se divise en deux branches le long du littoral métallique. En quelques heures, l'île à hélice est entourée d'une ceinture de ces noctiluques, dont la source photogénique ne s'est pas altérée. On eût dit une auréole, une de ces gloires au milieu desquelles se détachent les saints et les saintes, un de ces nimbes aux tons lunaires qui rayonnent autour de la tête des Christs. Le phénomène dure jusqu'à la naissance de l'aube, dont les premières colorations finissent par l'éteindre.
Six jours après, le Joyau du Pacifique touche au grand cercle imaginaire de notre sphéroïde qui, dessiné matériellement, eût coupé l'horizon en deux parties égales. De cet endroit, on peut en même temps voir les pôles de la sphère céleste, l'un au nord, allumé par les scintillations de l'étoile Polaire, l'autre, au sud, décoré, comme une poitrine de soldat, de la Croix du Sud. Il est bon d'ajouter que, des divers points de cette ligne équatoriale, les astres paraissent décrire chaque jour des cercles perpendiculaires au plan de l'horizon. Si vous voulez jouir de nuits et de jours parfaitement égaux, c'est sur ces parages, dans les régions des îles ou des continents traversés par l'Équateur qu'il convient d'aller fixer vos pénates.
Depuis son départ de l'archipel havaïen, Standard-Island a relevé une distance d'environ six cents kilomètres. C'est la seconde fois, depuis sa création, qu'elle passe d'un hémisphère à l'autre, franchissant la ligne équinoxiale, d'abord en descendant vers le sud, puis en remontant vers le nord. À l'occasion de ce passage, c'est fête pour population milliardaise. Il y aura des jeux publics dans le parc, des cérémonies religieuses au temple et à la cathédrale, des courses de voitures électriques autour de l'île. Sur la plate-forme de l'observatoire on doit tirer un magnifique feu d'artifice, dont les fusées, les serpenteaux, les bombes à couleurs changeantes, rivaliseront avec les splendeurs étoilées du firmament.
C'est là, vous le devinez, comme une imitation des scènes fantaisistes habituelles aux navires, lorsqu'ils atteignent l'Équateur, un pendant au baptême de la Ligne. Et, de fait, ce jour-là est toujours choisi pour baptiser les enfants nés depuis le départ de Madeleine-bay. Même cérémonie baptismale à l'égard des étrangers, qui n'ont pas encore pénétré dans l'hémisphère austral.
«Cela va être notre tour, dit Frascolin à ses camarades, et nous allons recevoir le baptême!
— Par exemple! réplique Sébastien Zorn, en protestant par des gestes d'indignation.
— Oui, mon vieux racleur de basse! répond Pinchinat. On va nous verser des seaux d'eau non bénite sur la tête, nous asseoir sur des planchettes qui basculeront, nous précipiter dans des cuves à surprises, et le bonhomme Tropique ne tardera pas à se présenter, suivi de son cortège de bouffons, pour nous barbouiller la figure avec le pot au noir!
— S'ils croient, répond Sébastien Zorn, que je me soumettrai aux farces de cette mascarade!…
— Il le faudra bien, dit Yvernès. Chaque pays a ses usages, et des hôtes doivent obéir…
— Pas quand ils sont retenus malgré eux!» s'écrie l'intraitable chef du Quatuor Concertant.
Qu'il se rassure au sujet de ce carnaval dont s'amusent quelques navires en passant la Ligne! Qu'il ne craigne pas l'arrivée du bonhomme Tropique! Ses camarades et lui, on ne les aspergera pas d'eau de mer, mais de champagne des meilleures marques. On ne les mystifiera pas non plus en leur montrant l'Équateur, préalablement trace sur l'objectif d'une lunette. Cela peut convenir à des matelots en bordée, non aux gens graves de Standard-Island.
La fête a lieu dans l'après-midi du 5 août. Sauf les douaniers, qui ne doivent jamais abandonner leur poste, les employés ont reçu congé. Tout travail est suspendu dans la ville et dans les ports. Les hélices ne fonctionnent plus. Quant aux accumulateurs, ils possèdent un voltage qui doit suffire au service de l'éclairage et des communications électriques. D'ailleurs, Standard-Island n'est pas stationnaire. Un courant la conduit vers la ligne de partage des deux hémisphères du globe. Les chants, les prières s'élèvent dans les églises, au Temple comme à Saint-Mary Church, et les orgues y donnent à pleins jeux. Joie générale dans le parc où les exercices de sport s'exécutent avec un entrain remarquable. Les diverses classes s'y associent. Les plus riches gentlemen, Walter Tankerdon en tête, font merveille dans les parties de golf et de tennis. Lorsque le soleil sera tombé perpendiculairement sous l'horizon, ne laissant après lui qu'un crépuscule de quarante-cinq minutes, les fusées du feu d'artifice prendront leur vol à travers l'espace, et une nuit sans lune se prêtera au déploiement de ces magnificences.
Dans la grande salle du casino, le quatuor est baptisé, comme il a été dit, et de la main même de Cyrus Bikerstaff. Le gouverneur lui offre la coupe écumante, et le champagne coule à torrents. Les artistes ont leur large part du Cliquot et du Roederer. Sébastien Zorn aurait mauvaise grâce à se plaindre d'un baptême qui ne lui rappelle en rien l'eau salée dont ses lèvres furent imbibées aux premiers jours de sa naissance.
Aussi, les Parisiens répondent-ils à ces témoignages de sympathie par l'exécution des plus belles oeuvres de leur répertoire: le septième quatuor en fa majeur, op. 59 de Beethoven, le quatrième quatuor en mi bémol, op. 10 de Mozart, le quatrième quatuor en ré mineur, op. 17 d'Haydn, le septième quatuor, andante, scherzo, capriccioso et fugue, op. 81 de Mendelsohn. Oui! toutes ces merveilles de la musique concertante, et l'audition est gratuite. On s'écrase aux portes, on s'étouffe dans la salle. Il faut bisser, il faut trisser les morceaux, et le gouverneur remet aux exécutants une médaille d'or cerclée de diamants respectables par le nombre de leurs carats, ayant sur une face les armes de Milliard-City, et sur l'autre ces mots en français:
Offerte au Quatuor Concertant par la Compagnie, la Municipalité et la population de Standard-Island.
Et, si tous ces honneurs ne pénètrent pas jusqu'au fond de l'âme de l'irréconciliable violoncelliste, c'est que décidément il a un déplorable caractère, ainsi que le lui répètent ses camarades.
«Attendons la fin!» se contente-t-il de répondre, en contorsionnant sa barbe d'une main fébrile.
C'est à dix heures trente-cinq du soir, — le calcul a été fait par les astronomes de Standard-Island, — que l'île à hélice doit couper la ligne équinoxiale. À ce moment précis, un coup de canon sera tiré par l'une des pièces de la batterie de l'Éperon. Un fil relie cette batterie à l'appareil électrique disposé au centre du square de l'observatoire. Extraordinaire satisfaction d'amour- propre pour celui des notables auquel est dévolu l'honneur d'envoyer le courant qui provoque la formidable détonation.
Or, ce jour-là, deux importants personnages y prétendent. Ce sont, on le devine, Jem Tankerdon et Nat Coverley. De là, extrême embarras de Cyrus Bikerstaff. Des pourparlers difficiles ont été préalablement établis entre l'hôtel de ville et les deux sections de la cité. On n'est pas parvenu à s'entendre. Sur l'invitation du gouverneur, Calistus Munbar s'est même entremis. En dépit de son adresse si connue, des ressources de son esprit diplomatique, le surintendant a complètement échoué. Jem Tankerdon ne veut point céder le pas à Nat Coverley, qui refuse de s'effacer devant Jem Tankerdon. On s'attend à un éclat.
Il n'a pas tardé à se produire dans toute sa violence, lorsque les deux chefs se sont rencontrés dans le square, l'un en face de l'autre. L'appareil est à cinq pas d'eux… Il n'y a qu'à le toucher du bout du doigt…
Au courant de la difficulté, la foule, très soulevée par ces questions de préséance, a envahi le jardin.
Après le concert, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, Pinchinat se sont rendus au square, curieux d'observer les phases de cette rivalité. Étant données les dispositions des Bâbordais et des Tribordais, elle ne laisse pas de présenter une gravité exceptionnelle pour l'avenir.
Les deux notables s'avancent, sans même se saluer d'une légère inclinaison de tête.
«Je pense, monsieur, dit Jem Tankerdon, que vous ne me disputerez pas l'honneur…
— C'est précisément ce que j'attends de vous, monsieur, répond
Nat Coverley.
— Je ne souffrirai pas qu'il soit manqué publiquement dans ma personne…
— Ni moi dans la mienne…
— Nous verrons bien!» s'écrie Jem Tankerdon en faisant un pas vers l'appareil. Nat Coverley vient d'en faire un, lui aussi. Les partisans des deux notables commencent à s'en mêler. Des provocations malsonnantes éclatent de part et d'autre dans leurs rangs. Sans doute, Walter Tankerdon est prêt à soutenir les droits de son père, et, cependant, lorsqu'il aperçoit miss Coverley qui se tient un peu à l'écart, il est visiblement embarrassé. Quant au gouverneur, bien que le surintendant soit à ses côtés, prêt à jouer le rôle de tampon, il est désolé de ne pouvoir réunir en un seul bouquet la rose blanche d'York et la rose rouge de Lancastre. Et qui sait si cette déplorable compétition n'aura pas des conséquences aussi regrettables qu'elles le furent, au XVe siècle, pour l'aristocratie anglaise?
Cependant la minute approche où la pointe de Standard-Island coupera la ligne équinoxiale. Établi à la précision d'un quart de seconde de temps, le calcul ne comporterait qu'une erreur de huit mètres. Le signal ne peut tarder à être envoyé par l'observatoire.
«J'ai une idée! murmure Pinchinat.
— Laquelle?… répond Yvernès.
— Je vais flanquer un coup de poing au bouton de l'appareil, et cela va les mettre d'accord…
— Ne fais pas cela!» dit Frascolin, en arrêtant Son Altesse d'un bras vigoureux. Bref, on ne sait comment l'incident aurait pris fin, si une détonation ne se fût produite… Cette détonation ne vient pas de la batterie de l'Éperon. C'est un coup de canon du large, qui a été distinctement entendu.
La foule reste en suspens.
Que peut indiquer cette décharge d'une bouche à feu qui n'appartient pas à l'artillerie de Standard-Island? Un télégramme, envoyé de Tribord-Harbour, en donne presque aussitôt l'explication. À deux ou trois milles, un navire en détresse vient de signaler sa présence et demande du secours. Heureuse et inattendue diversion! On ne songe plus à se disputer devant le bouton électrique, ni à saluer le passage de l'Équateur. Il n'est plus temps d'ailleurs. La ligne a été franchie, et le coup réglementaire est resté dans l'âme de la pièce. Cela vaut mieux, en somme, pour l'honneur des familles Tankerdon et Coverley. Le public évacue le square, et, comme les trams ne fonctionnent plus, il s'est pédestrement et rapidement dirigé vers les jetées de Tribord-Harbour. Au reste, après le signal envoyé du large, l'officier de port a pris les mesures relatives au sauvetage. Une des électric-launchs, amarrée dans la darse, s'est élancée hors des piers. Et, au moment où la foule arrive, l'embarcation ramène les naufragés recueillis sur leur navire, qui s'est aussitôt englouti dans les abîmes du Pacifique. Ce navire, c'est le ketch malais, qui a suivi Standard-Island depuis son départ de l'archipel des Sandwich.
XI — Îles Marquises
Dans la matinée du 29 août, le Joyau du Pacifique donne à travers l'archipel des Marquises, entre 7° 55' et 10° 30' de latitude sud et 141° et 143°6' de longitude à l'ouest du méridien de Paris. Il a franchi une distance de trois mille cinq cents kilomètres à partir du groupe des Sandwich.
Si ce groupe se nomme Mendana, c'est que l'Espagnol de ce nom découvrit en 1595 sa partie méridionale. S'il se nomme îles de la Révolution, c'est qu'il a été visité par le capitaine Marchand en 1791 dans sa partie du nord-ouest. S'il se nomme archipel de Nouka-Hiva, c'est qu'il doit cette appellation à la plus importante des îles qui le composent. Et pourtant, ne fût-ce que par justice, il aurait dû prendre aussi le nom de Cook, puisque le célèbre navigateur en a opéré la reconnaissance en 1774.
C'est ce que le commodore Simcoë fait observer à Frascolin, lequel trouve l'observation des plus logiques, ajoutant:
«On pourrait également l'appeler l'archipel Français, car nous sommes un peu en France aux Marquises.»
En effet, un Français a le droit de regarder ce groupe de onze îles ou îlots comme une escadre de son pays, mouillée dans les eaux du Pacifique. Les plus grandes sont les vaisseaux de première classe Nouka-Hiva et Hiva-Oa; les moyennes sont les croiseurs de divers rangs, Hiaou, Uapou, Uauka; les plus petites sont les avisos Motane, Fatou-Hiva, Taou-Ata, tandis que les îlots ou les attolons seraient de simples mouches d'escadre. Il est vrai, ces îles ne peuvent se déplacer comme le fait Standard-Island.
Ce fut le 1er mai 1842 que le commandant de la station navale du Pacifique, le contre-amiral Dupetit-Thouars, prit, au nom de la France, possession de cet archipel. Mille à deux mille lieues le séparent soit de la côte américaine, soit de la Nouvelle-Zélande, soit de l'Australie, soit de la Chine, des Moluques ou des Philippines. En ces conditions, l'acte du contre-amiral était-il à louer ou à blâmer? On le blâma dans l'opposition, on le loua dans le monde gouvernemental. Il n'en reste pas moins que la France dispose là d'un domaine insulaire, où nos bâtiments de grande pêche trouvent à s'abriter, à se ravitailler, et auquel le passage de Panama, s'il est jamais ouvert, attribuera une importance commerciale des plus réelles. Ce domaine devait être complété par la prise de possession ou déclaration de protectorat des îles Pomotou, des îles de la Société, qui en forment le prolongement naturel. Puisque l'influence britannique s'étend sur les parages du nord-ouest de cet immense océan, il est bon que l'influence française vienne la contre-balancer dans les parages du sud-est.
«Mais, demande Frascolin à son complaisant cicérone, est-ce que nous avons là des forces militaires de quelque valeur?
— Jusqu'en 1859, répond le commodore Simcoë, il y avait à Nouka- Hiva un détachement de soldats de marine. Depuis que ce détachement a été retiré, la garde du pavillon est confiée aux missionnaires, et ils ne le laisseraient pas amener sans le défendre.
— Et actuellement?…
— Vous ne trouverez plus à Taio-Haé qu'un résident, quelques gendarmes et soldats indigènes, sous les ordres d'un officier qui remplit aussi les fonctions de juge de paix…
— Pour les procès des naturels?…
— Des naturels et des colons.
— Il y a donc des colons à Nouka-Hiva?…
— Oui»… deux douzaines.
— Pas même de quoi former une symphonie, ni même une harmonie, et à peine une fanfare!»
Il est vrai, si l'archipel des Marquises, qui s'étend sur cent quatre-vingt-quinze milles de longueur et sur quarante-huit milles de largeur, couvre une aire de treize mille kilomètres superficiels, sa population ne comprend pas vingt-quatre mille indigènes. Cela fait donc un colon pour mille habitants.
Cette population marquisane est-elle destinée à s'accroître, alors qu'une nouvelle voie de communication aura été percée entre les deux Amériques? L'avenir le dira. Mais, en ce qui concerne la population de Standard-Island, le nombre de ses habitants s'est augmenté depuis quelques jours par le sauvetage des Malais du ketch, opéré dans la soirée du 5 août.
Ils sont dix, plus leur capitaine, — un homme à figure énergique, comme il a été dit. Âgé d'une quarantaine d'années, ce capitaine se nomme Sarol. Ses matelots sont de solides gaillards, de cette race originaire des îles extrêmes de la Malaisie occidentale. Trois mois avant, ce Sarol les avait conduits à Honolulu avec une cargaison de coprah. Lorsque Standard-Island y vint faire une relâche de dix jours, l'apparition de cette île artificielle ne laissa pas d'exciter leur surprise, ainsi qu'il arrivait dans tous les archipels. S'ils ne la visitèrent point, car cette autorisation ne s'obtenait que très difficilement, on n'a pas oublié que leur ketch prit souvent la mer, afin de l'observer de plus près, la contournant à une demi-encablure de son périmètre. La présence obstinée de ce navire n'avait pu exciter aucun soupçon, et son départ d'Honolulu, quelques heures après le commodore Simcoë, n'en excita pas davantage. D'ailleurs eût-il fallu s'inquiéter de ce bâtiment d'une centaine de tonneaux, monté par une dizaine d'hommes? Non, sans doute, et peut-être fut-ce un tort…
Lorsque le coup de canon attira l'attention de l'officier de Tribord-Harbour, le ketch ne se trouvait qu'à deux où trois milles. La chaloupe de sauvetage, s'étant portée à son secours, arriva à temps pour recueillir le capitaine et son équipage.
Ces Malais parlent couramment la langue anglaise, — ce qui ne saurait étonner de la part d'indigènes de l'Ouest-Pacifique, où, ainsi que nous l'avons mentionné, la prépondérance britannique est acquise sans conteste. On apprend donc à quel accident de mer ils ont dû de s'être trouvés en détresse. Et même, si la chaloupe avait tardé de quelques minutes, ces onze Malais eussent disparu dans les profondeurs de l'Océan.
Au dire de ces hommes, vingt-quatre heures avant, pendant la nuit du 4 au 5 août, le ketch avait été abordé par un steamer en grande marche. Bien qu'il eût ses feux de position, le capitaine Sarol n'avait pas été aperçu. La collision dut être si légère pour le steamer que celui-ci n'en ressentit rien, paraît-il, puisqu'il continua sa route, à moins toutefois, — fait qui malheureusement n'est pas rare, — qu'il eût préféré, en filant à toute vapeur, «se débarrasser de réclamations coûteuses et désagréables».
Mais ce choc, insignifiant pour un bâtiment de fort tonnage, dont la coque de fer est lancée avec une vitesse considérable, fut terrible pour le navire malais. Coupé à l'avant du mât de misaine, on ne s'expliquait guère qu'il n'eût pas coulé immédiatement. Il se maintint cependant à fleur d'eau, et les hommes restèrent accrochés aux pavois. Si la mer eût été mauvaise, pas un n'aurait pu résister aux lames balayant cette épave. Par bonne chance, le courant la dirigea vers l'est, et la rapprocha de Standard-Island.
Toutefois, lorsque le commodore interroge le capitaine Sarol, il manifeste son étonnement que le ketch, à demi-submergé, ait dérivé jusqu'en vue de Tribord-Harbour.
«Je ne le comprends pas non plus, répond le Malais. Il faut que votre île ait fait peu de route depuis vingt-quatre heures?…
— C'est la seule explication possible, réplique le commodore Simcoë. Il n'importe, après tout. On vous a sauvés, c'est l'essentiel.» Il était temps, d'ailleurs. Avant que la chaloupe se fût éloignée d'un quart de mille, le ketch avait coulé à pic.
Tel est le récit que le capitaine Sarol a fait d'abord à l'officier qui exécutait le sauvetage, puis au commodore Simcoë, puis au gouverneur Cyrus Bikerstaff, après qu'on eut donné tous les secours dont son équipage et lui paraissaient avoir le plus pressant besoin.
Se pose alors la question du rapatriement des naufragés. Ils faisaient voile vers les Nouvelles-Hébrides, lorsque la collision s'est produite. Standard-Island, qui descend au sud-est, ne peut modifier son itinéraire et obliquer vers l'ouest. Cyrus Bikerstaff offre donc aux naufragés de les débarquer à Nouka-Hiva, où ils attendront le passage d'un bâtiment de commerce en charge pour les Nouvelles-Hébrides.
Le capitaine et ses hommes se regardent. Ils semblent fort désolés. Cette proposition afflige ces pauvres gens, sans ressources, dépouillés de tout ce qu'ils possédaient avec le ketch et sa cargaison. Attendre aux Marquises, c'est s'exposer à y demeurer un temps interminable, et comment y vivront-ils?
«Monsieur le gouverneur, dit le capitaine d'un ton suppliant, vous nous avez sauvés, et nous ne savons comment vous prouver notre reconnaissance… Et pourtant nous vous demandons encore d'assurer notre retour dans des conditions meilleures…
— Et de quelle manière?… répond Cyrus Bikerstaff.
— À Honolulu, on disait que Standard-Island, après s'être dirigée
vers les parages du sud, devait visiter les Marquises, les
Pomotou, les îles de la Société, puis gagner l'ouest du
Pacifique…
— Cela est vrai, dit le gouverneur, et très probablement elle s'avancera jusqu'aux îles Fidji avant de revenir à la baie Madeleine.
— Les Fidji, reprend le capitaine, c'est un archipel anglais, où nous trouverions aisément à nous faire rapatrier pour les Nouvelles-Hébrides, qui en sont peu éloignées… et si vous vouliez nous garder jusque-là…
— Je ne puis rien vous promettre à cet égard, répondit le gouverneur. Il nous est interdit d'accorder passage à des étrangers. Attendons notre arrivée à Nouka-Hiva. Je consulterai l'administration de Madeleine-bay par le câble, et, si elle consent, nous vous conduirons aux Fidji, d'où votre rapatriement sera en effet plus facile.»
Telle est la raison pour laquelle les Malais sont installés à bord de Standard-Island, lorsqu'elle se montre en vue des Marquises à la date du 29 août.
Cet archipel est situé sur le parcours des alizés. Même gisement pour les archipels des Pomotou et de la Société, auxquels ces vents assurent une température modérée sous un climat salubre.
C'est devant le groupe du nord-ouest que le commodore Simcoë se présente dès les premières heures de la matinée. Il a d'abord connaissance d'un attolon sablonneux que les cartes désignent sous le nom d'Îlot de corail, et contre lequel la mer, poussée par les courants, déferle avec une extrême violence.
Cet attolon laissé sur bâbord, les vigies ne tardent pas à signaler une première île, Fetouou, très accore, ceinte de falaises verticales de quatre cents mètres. Au delà, c'est Hiaou, haute de six cents mètres, d'un aspect aride de ce côté, tandis que de l'autre, fraîche et verdoyante, elle offre deux anses praticables aux petits bâtiments.
Frascolin, Yvernès, Pinchinat, abandonnant Sébastien Zorn à sa mauvaise humeur permanente, ont pris place sur la tour, en compagnie d'Ethel Simcoë et de plusieurs de ses officiers. On ne s'étonnera pas que ce nom d'Hiaou ait excité Son-Altesse à émettre quelques onomatopées bizarres.
«Bien sûr, dit-il, c'est une colonie de chats qui habite cette île, avec un matou pour chef…»
Hiaou reste sur bâbord. On ne doit pas y relâcher, et l'on prend direction vers la principale île du groupe, dont le nom lui a été donné, et auquel va s'ajouter temporairement cette extraordinaire Standard-Island.
Le lendemain 30 août, dès l'aube, nos Parisiens sont revenus à leur poste. Les hauteurs de Nouka-Hiva avaient été visibles dans la soirée précédente. Par beau temps, les chaînes de montagne de cet archipel se montrent à une distance de dix-huit à vingt lieues, car l'altitude de certaines cimes dépasse douze cents mètres, se dessinant comme un dos gigantesque suivant la longueur de l'île.
«Vous remarquerez, dit le commodore Simcoë à ses hôtes, une disposition générale à tout cet archipel. Ses sommets sont d'une nudité au moins singulière sous cette zone, tandis que la végétation, qui prend naissance aux deux tiers des montagnes, pénètre au fond des ravins et des gorges, et se déploie magnifiquement jusqu'aux grèves blanches du littoral.
— Et pourtant, fait observer Frascolin, il semble que Nouka-Hiva se dérobe à cette règle générale, du moins en ce qui concerne la verdure des zones moyennes. Elle paraît stérile…
— Parce que nous l'accostons par le nord-ouest, répond le commodore Simcoë. Mais lorsque nous la contournerons au sud, vous serez surpris du contraste. Partout, des plaines verdoyantes, des forêts, des cascades de trois cents mètres…
— Eh! s'écrie Pinchinat, une masse d'eau qui tomberait du sommet de la tour Eiffel, cela mérite considération!… Le Niagara en serait jaloux…
— Point! riposte Frascolin. Il se rattrape sur la largeur, et sa chute se développe sur neuf cents mètres depuis la rive américaine jusqu'à la rive canadienne… Tu le sais bien, Pinchinat, puisque nous l'avons visité…
— C'est juste, et je fais mes excuses au Niagara!» répond Son Altesse. Ce jour-là, Standard-Island longe les côtes de l'île à un mille de distance. Toujours des talus arides montant jusqu'au plateau central de Tovii, des falaises rocheuses qui semblent ne présenter aucune coupure. Néanmoins, au dire du navigateur Brown, il y existait de bons mouillages, qui, en effet, ont été ultérieurement découverts. En somme, l'aspect de Nouka-Hiva, dont le nom évoque de si gracieux paysages, est assez morne. Mais, ainsi que l'ont justement relaté MM. V. Dumoulin et Desgraz, compagnons de Dumont d'Urville pendant son voyage au pôle sud et dans l'Océanie, «toutes les beautés naturelles sont confinées dans l'intérieur des baies, dans les sillons formés par les ramifications de la chaîne des monts qui s'élèvent au centre de l'île». Après avoir suivi ce littoral désert, au delà de l'angle aigu qu'il projette vers l'ouest, Standard-Island modifie légèrement sa direction en diminuant la vitesse des hélices de tribord, et vient doubler le cap Tchitchagoff, ainsi nommé par le navigateur russe Krusenstern. La côte se creuse alors en décrivant un arc allongé, au milieu duquel un étroit goulet donne accès au port de Taioa ou d'Akani, dont l'une des anses offre un abri sûr contre les plus redoutables tempêtes du Pacifique.
Le commodore Simcoë ne s'y arrête pas. Il y a au sud deux autres baies, celle d'Anna-Maria ou Taio-Haé au centre, et celle de Comptroller ou des Taïpis, au revers du cap Martin, pointe extrême du sud-est de l'île. C'est devant Taio-Haé que l'on doit faire une relâche d'une douzaine de jours.
À peu de distance du rivage de Nouka-Hiva, la sonde accuse de grandes profondeurs. Aux abords des baies, on peut encore mouiller par quarante ou cinquante brasses. Donc facilité de rallier de très près la baie de Taio-Haé, et c'est ce qui est fait dans l'après-midi du 31 août.
Dès qu'on est en vue du port, des détonations retentissent sur la droite, et une fumée tourbillonnante s'élève au-dessus des falaises de l'est.
«Hé! dit Pinchinat, voici que l'on tire le canon pour fêter notre arrivée…
— Non, répond le commodore Simcoë. Ni les Taïs ni les Happas, les deux principales tribus de l'île, ne possèdent une artillerie capable de rendre même de simples saluts. Ce que vous entendez, c'est le bruit de la mer qui s'engouffre dans les profondeurs d'une caverne à mi-rivage du cap Martin, et cette fumée n'est que l'embrun des lames rejetées au dehors.
— Je le regrette, répond Son Altesse, car un coup de canon, c'est un coup de chapeau.»
L'île de Nouka-Hiva possède plusieurs noms, — on pourrait dire plusieurs noms de baptême — dus aux divers parrains qui l'ont successivement baptisée: île Fédérale par Ingraham, île Beaux par Marchand, île Sir Henry Martin par Hergert, île Adam par Roberts, île Madison par Porter. Elle mesure dix-sept milles de l'est à l'ouest, et dix milles du nord au sud, soit une circonférence de cinquante-quatre milles environ. Son climat est salubre. Sa température égale celle des zones intertropicales, avec le tempérament qu'apportent les vents alizés.
Sur ce mouillage, Standard-Island n'aura jamais à redouter les formidables coups de vent et les cataractes pluviales, car elle n'y doit relâcher que d'avril à octobre, alors que dominent les vents secs d'est à sud-est, ceux que les indigènes nomment tuatuka. C'est en octobre qu'on subit la plus forte chaleur, en novembre et décembre la plus forte sécheresse. Après quoi, d'avril à octobre, les courants aériens règnent depuis l'est jusqu'au nord-est.
Quant à la population de l'archipel des Marquises, il a fallu revenir des exagérations des premiers découvreurs, qui l'ont estimée à cent mille habitants.
Élisée Reclus, s'appuyant sur des documents sérieux, ne l'évalue pas à six mille âmes pour tout le groupe, et c'est Nouka-Hiva qui en compte la plus grande part. Si, du temps de Dumont d'Urville, le nombre des Nouka-Hiviens a pu s'élever à huit mille habitants, divisés en Taïs, Happas, Taionas et Taïpis, ce nombre n'a cessé de décroître. D'où résulte ce dépeuplement? des exterminations d'indigènes par les guerres, de l'enlèvement des individus mâles pour les plantations péruviennes, de l'abus des liqueurs fortes, et enfin, pourquoi ne pas l'avouer? de tous les maux qu'apporté la conquête, même lorsque les conquérants appartiennent aux races civilisées.
Au cours de cette semaine de relâche, les Milliardais font de nombreuses visites à Nouka-Hiva. Les principaux Européens les leur rendent, grâce à l'autorisation du gouverneur, qui leur a donné libre accès à Standard-Island.
De leur côté, Sébastien Zorn et ses camarades entreprennent de longues excursions, dont l'agrément les paie amplement de leurs fatigues.
La baie de Taio-Haé décrit un cercle, coupé par son étroit goulet, dans lequel Standard-Island n'eût pas trouvé place, d'autant moins que cette baie est sectionnée par deux plages de sable. Ces plages sont séparées par une sorte de morne aux rudes escarpements, où se dressent encore les restes d'un fort construit par Porter en 1812. C'était à l'époque où ce marin faisait la conquête de l'île, alors que le camp américain occupait la plage de l'est, — prise de possession qui ne fut pas ratifiée par le gouvernement fédéral.
En fait de ville, sur la plage opposée, nos Parisiens ne trouvent qu'un modeste village, les habitations marquisanes étant, pour la plupart, dispersées sous les arbres. Mais quelles admirables vallées y aboutissent, — entre autres celle de Taio-Haé, dont les Nouka-Hiviens ont surtout fait choix pour y établir leurs demeures! C'est un plaisir de s'engager à travers ces massifs de cocotiers, de bananiers, de casuarinas, de goyaviers, d'arbres à pain, d'hibiscus et de tant d'autres essences, emplies d'une sève débordante. Les touristes sont hospitalièrement accueillis dans ces cases. Là où ils auraient peut-être été dévorés un siècle plus tôt, ils purent apprécier ces galettes faites de bananes et de la pâte du mei, l'arbre à pain, cette fécule jaunâtre du taro, douce lorsqu'elle est fraîche, aigrelette lorsqu'elle est rassise, les racines comestibles du tacca. Quant au haua, espèce de grande raie qui se mange crue, et aux filets de requin, d'autant plus estimés que la pourriture les gagne, ils refusèrent positivement d'y mettre la dent.
Athanase Dorémus les accompagne quelquefois dans leurs promenades. L'année précédente, ce bonhomme a visité cet archipel et leur sert de guide. Peut-être n'est-il très fort ni en histoire naturelle ni en botanique, peut-être confond-il le superbe spondias cytherea, dont les fruits ressemblent à la pomme, avec le pandanus odoratissimus, qui justifie cette épithète superlative, avec le casuarina dont le bois a la dureté du fer, avec l'hibiscus dont l'écorce fournit des vêtements aux indigènes, avec le papayer, avec le gardénia florida? Il est vrai, le quatuor n'a pas besoin de recourir à sa science un peu suspecte, quand la flore marquisane leur présente de magnifiques fougères, de superbes polypodes, ses rosiers de Chine aux fleurs rouges et blanches, ses graminées, ses solanées, entre autres le tabac, ses labiées à grappes violettes, qui forment la parure recherchée des jeunes Nouka-Hiviennes, ses ricins hauts d'une dizaine de pieds, ses dracénas, ses cannes à sucre, ses orangers, ses citronniers, dont l'importation assez récente réussit à merveille dans ces terres imprégnées des chaleurs estivales et arrosées des multiples rios descendus des montagnes.
Et, un matin, lorsque le quatuor s'est élevé au delà du village des Taïs, en côtoyant un torrent, jusqu'au sommet de la chaîne, lorsque, sous ses pieds, devant ses yeux, se développent les vallées des Taïs, des Taïpis et des Happas, un cri d'admiration lui échappe! S'il avait eu ses instruments, il n'aurait pas résisté au désir de répondre par l'exécution d'un chef-d'oeuvre lyrique au spectacle de ces chefs-d'oeuvre de la nature! Sans doute, les exécutants n'eussent été entendus que de quelques couples d'oiseaux! Mais elle est si jolie la colombe kurukuru qui vole à ces hauteurs, si charmante, la petite salangane, et il balaie l'espace d'une aile si capricieuse, le phaéton, hôte habituel de ces gorges nouka-hiviennes!
D'ailleurs, nul reptile venimeux à redouter au plus profond de ces forêts. On ne fait attention ni aux boas, longs de deux pieds à peine, aussi inoffensifs qu'une couleuvre, ni aux simques dont la queue d'azur se confond avec les fleurs.
Les indigènes offrent un type remarquable. On retrouve en eux le caractère asiatique, — ce qui leur assigne une origine très différente des autres peuplades océaniennes. Ils sont de taille moyenne, académiquement proportionnés, très musculeux, larges de poitrine. Ils ont les extrémités fines, la figure ovale, le front élevé, les yeux noirs à longs cils, le nez aquilin, les dents blanches et régulières, le teint ni rouge ni noir, bistré comme celui des Arabes, une physionomie empreinte à la fois de gaîté et de douceur.
Le tatouage a presque entièrement disparu, — ce tatouage qui s'obtenait non par entailles à la peau, mais par piqûres, saupoudrées du charbon de l'aleurite triloba. Il est maintenant remplacé par la cotonnade des missionnaires.
«Très beaux, ces hommes, dit Yvernès, moins peut-être qu'à l'époque où ils étaient simplement vêtus de leurs pagnes, coiffés de leurs cheveux, brandissant l'arc et les flèches!»
Cette observation est présentée pendant une excursion à la baie Comptroller, en compagnie du gouverneur. Cyrus Bikerstaff a désiré conduire ses hôtes à cette baie, divisée en plusieurs ports, comme l'est La Valette, et, sans doute, entre les mains des Anglais, Nouka-Hiva serait devenue une Malte de l'océan Pacifique. En cette région s'est concentrée la peuplade des Happas, entre les gorges d'une campagne fertile, avec une petite rivière alimentée par une cascade retentissante. Là fut le principal théâtre de la lutte de l'Américain Porter contre les indigènes.
L'observation d'Yvernès demandait une réponse, et le gouverneur la fait en disant:
«Peut-être avez-vous raison, monsieur Yvernès. Les Marquisans avaient plus grand air avec le pagne, le maro et le paréo aux couleurs éclatantes, le ahu bun, sorte d'écharpe volante, et le tiputa, sorte de poncho mexicain. Il est certain que le costume moderne ne leur sied guère! Que voulez-vous? Décence est conséquence de civilisation! En même temps que nos missionnaires s'appliquent à instruire les indigènes, ils les encouragent à se vêtir d'une façon moins rudimentaire.
— N'ont-ils pas raison, commodore?
— Au point de vue des convenances, oui! Au point de vue hygiénique, non! Depuis qu'ils sont habillés plus décemment, les Nouka-Hiviens et autres insulaires ont, n'en doutez pas, perdu de leur vigueur native, et aussi de leur gaîté naturelle. Ils s'ennuient, et leur santé en a souffert. Ils ignoraient autrefois les bronchites, les pneumonies, la phtisie…
— Et depuis qu'ils ne vont plus tout nus, ils s'enrhument… s'écrie Pinchinat.
— Comme vous dites! Il y a là une sérieuse cause de dépérissement pour la race.
— D'où je conclus, reprend son Altesse, qu'Adam et Ève n'ont éternué que le jour où ils ont porté robes et pantalons, après avoir été chassés du Paradis terrestre, — ce qui nous a valu, à nous, leurs enfants dégénérés et responsables, des fluxions de poitrine!
— Monsieur le gouverneur, interroge Yvernès, il nous a semblé que les femmes étaient moins belles que les hommes dans cet archipel…
— Ainsi que dans les autres, répond Cyrus Bikerstaff, et ici, cependant, vous voyez le type le plus accompli des Océaniennes. N'est-ce pas, d'ailleurs, une loi de nature commune aux races qui se rapprochent de l'état sauvage? N'en est-il pas ainsi du règne animal, où la faune, au point de vue de la beauté physique, nous montre presque invariablement les mâles supérieurs aux femelles?
— Eh! s'écrie Pinchinat, il faut venir aux antipodes pour faire de pareilles observations, et voilà ce que nos jolies Parisiennes ne voudront jamais admettre!»
Il n'existe que deux classes dans la population de Nouka-Hiva, et elles sont soumises à la loi du tabou. Cette loi fut inventée par les forts contre les faibles, par les riches contre les pauvres, afin de sauvegarder leurs privilèges et leurs biens. Le tabou a le blanc pour couleur, et aux objets taboués, lieu sacré, monument funéraire, maisons de chefs, les petites gens n'ont pas le droit de toucher. De là, une classe tabouée, à laquelle appartiennent les prêtres, les sorciers ou touas, les akarkis ou chefs civils, et une classe non tabouée, où sont relégués la plupart des femmes ainsi que le bas peuple. En outre, non seulement il n'est pas permis de porter la main sur un objet protégé par le tabou, mais il est même interdit d'y porter ses regards.
«Et cette règle, ajoute Cyrus Bikerstaff, est si sévère aux Marquises, comme aux Pomotou, comme aux îles de la Société, que je ne vous conseillerais pas, messieurs, de jamais l'enfreindre.
— Tu entends, mon brave Zorn! dit Frascolin. Veille à tes mains, veille à tes yeux!» Le violoncelliste se contente de hausser les épaules, en homme que ces choses n'intéressent aucunement. Le 5 septembre, Standard-Island a quitté le mouillage de Taïo-Haé. Elle laisse dans l'est l'île de Houa-Houna (Kahuga), la plus orientale du premier groupe, dont on n'aperçoit que les lointaines hauteurs verdoyantes, et à laquelle les plages font défaut, son périmètre n'étant formé que de falaises coupées à pic. Il va sans dire qu'en passant le long de ces îles, Standard-Island a soin de modérer son allure, car une telle masse, lancée à toute vitesse, produirait une sorte de raz de marée qui jetterait les embarcations à la côte et inonderait le littoral. On se tient à quelques encablures seulement de Uapou, d'un aspect remarquable, car elle est hérissée d'aiguilles basaltiques. Deux anses, nommées, l'une, baie Possession, et l'autre, baie de Bon-Accueil, indiquent qu'elles ont eu un Français pour parrain. C'est là, en effet, que le capitaine Marchand arbora le drapeau de la France. Au delà, Ethel Simcoë, s'engageant à travers les parages du second groupe, se dirige vers Hiva-Oa, l'île Dominica suivant l'appellation espagnole. La plus vaste de l'archipel, d'origine volcanique, elle mesure une périphérie de cinquante-six milles. On peut observer très distinctement ses falaises, taillées dans une roche noirâtre, et les cascades qui se précipitent des collines centrales, revêtues d'une végétation puissante. Un détroit de trois milles sépare cette île de Taou-Ata. Comme Standard-Island n'aurait pu trouver assez de large pour y passer, elle doit contourner Taou- Ata par l'ouest, où la baie Madre de Dios, — baie Résolution, de Cook, — reçut les premiers navires européens. Cette île gagnerait à être moins rapprochée de sa rivale Hiva-Oa. Peut-être alors, la guerre étant plus difficile de l'une à l'autre, les peuplades ne pourraient prendre contact et se décimer avec l'entrain qu'elles y apportent encore. Après avoir relevé à l'est le gisement de Motane, stérile, sans abri, sans habitants, le commodore Simcoë prend direction vers Fatou-Hiva, ancienne île de Cook. Ce n'est, à vrai dire, qu'un énorme rocher, où pullulent les oiseaux de la zone tropicale, une sorte de pain de sucre mesurant trois milles de circonférence!
Tel est le dernier îlot du sud-est que les Milliardais perdent de vue dans l'après-midi du 9 septembre. Afin de se conformer à son itinéraire, Standard-Island met le cap au sud-ouest, pour rallier l'archipel des Pomotou dont elle doit traverser la partie médiane.
Le temps est toujours favorable, ce mois de septembre correspondant au mois de mars de l'hémisphère boréal.
Dans la matinée du 11 septembre, la chaloupe de Bâbord-Harbour a recueilli une des bouées flottantes, à laquelle se rattache un des câbles de la baie Madeleine. Le bout de ce fil de cuivre, dont une couche de gutta assure le complet isolement, est raccordé aux appareils de l'observatoire, et la communication téléphonique s'établit avec la côte américaine.
L'administration de Standard-Island Company est consultée sur la question des naufragés du ketch malais. Autorisait-elle le gouverneur à leur accorder passage jusqu'aux parages des Fidji, où leur rapatriement pourrait s'opérer dans des conditions plus rapides et moins coûteuses?
La réponse est favorable. Standard-Island a même la permission de se porter vers l'ouest jusqu'aux Nouvelles-Hébrides, afin d'y débarquer les naufragés, si les notables de Milliard-City n'y voient pas d'inconvénient.
Cyrus Bikerstaff informe de cette décision le capitaine Sarol, et celui-ci prie le gouverneur de transmettre ses remerciements aux administrateurs de la baie Madeleine.
XII — Trois semaines aux Pomotou
En vérité, le quatuor ferait preuve d'une révoltante ingratitude envers Calistus Munbar s'il ne lui était pas reconnaissant de l'avoir, même un peu traîtreusement, attiré sur Standard-Island. Qu'importe le moyen dont le surintendant s'est servi pour faire des artistes parisiens les hôtes fêtés, adulés et grassement rémunérés de Milliard-City! Sébastien Zorn ne cesse de bouder, car on ne changera jamais un hérisson aux piquants acérés en une chatte à la moelleuse fourrure. Mais Yvernès, Pinchinat, Frascolin lui-même, n'auraient pu rêver plus délicieuse existence. Une excursion, sans dangers ni fatigues, à travers ces admirables mers du Pacifique! Un climat qui se conserve toujours sain, presque toujours égal, grâce aux changements de parages! Et puis, n'ayant point à prendre parti dans la rivalité des deux camps, acceptés comme l'âme chantante de l'île à hélice, reçus chez la famille Tankerdon et les plus distinguées de la section bâbordaise, comme chez la famille Coverley et les plus notables de la section tribordaise, traités avec honneur par le gouverneur et ses adjoints à l'hôtel de ville, par le commodore Simcoë et ses officiers à l'observatoire, par le colonel Stewart et sa milice, prêtant leur concours aux fêtes du Temple comme aux cérémonies de Saint-Mary Church, trouvant des gens sympathiques dans les deux ports, dans les usines, parmi les fonctionnaires et les employés, nous le demandons à toute personne raisonnable, nos compatriotes peuvent-ils regretter le temps où ils couraient les cités de la république fédérale, et quel est l'homme qui serait assez ennemi de lui-même pour ne pas leur porter envie?
«Vous me baiserez les mains!» avait dit le surintendant dès leur première entrevue.
Et, s'ils ne l'avaient pas fait, s'ils ne le firent pas, c'est qu'il ne faut jamais baiser une main masculine.
Un jour, Athanase Dorémus, le plus fortuné des mortels s'il en fut, leur dit:
«Voilà près de deux ans que je suis à Standard-Island, et je regretterais qu'il n'y en eût pas soixante, si l'on m'assurait que dans soixante ans j'y serai encore…
— Vous n'êtes pas dégoûté, répond Pinchinat, avec vos prétentions à devenir centenaire!
— Eh! monsieur Pinchinat, soyez sûr que j'atteindrai la centaine!
Pourquoi voulez-vous que l'on meure à Standard-Island?…
— Parce que l'on meurt partout…
— Pas ici, monsieur, pas plus qu'on ne meurt dans le paradis céleste!» Que répondre à cela? Cependant il y avait bien, de temps à autre, quelques gens malavisés qui passaient de vie à trépas, même sur cette île enchantée. Et alors les steamers emportaient leurs dépouilles jusqu'aux cimetières lointains de Madeleine-bay. Décidément, il est écrit qu'on ne saurait être complètement heureux en ce bas monde. Pourtant il existe toujours quelques points noirs à l'horizon. Il faut même le reconnaître, ces points noirs prennent peu à peu la forme de nuages fortement électrisés, qui pourront avant longtemps provoquer orages, rafales et bourrasques. Inquiétante, cette regrettable rivalité des Tankerdon et des Coverley, — rivalité qui approche de l'état aigu. Leurs partisans font cause commune avec eux. Est-ce que les deux sections seront un jour aux prises? Est-ce que Milliard-City est menacée de troubles, d'émeutes, de révolutions? Est-ce que l'administration aura le bras assez énergique, et le gouverneur Cyrus Bikerstaff la main assez ferme, pour maintenir la paix entre ces Capulets et ces Montaigus d'une île à hélice?… On ne sait trop. Tout est possible de la part de rivaux dont l'amour-propre paraît être sans limites.
Or, depuis la scène qui s'est produite au passage de la Ligne, les deux Milliardaires sont ennemis déclarés. Leurs amis les soutiennent de part et d'autre. Tout rapport a cessé entre les deux sections. Du plus loin qu'on s'aperçoit, on s'évite, et si l'on se rencontre, quel échange de gestes menaçants, de regards farouches! Le bruit s'est même répandu que l'ancien commerçant de Chicago et quelques Bâbordais allaient fonder une maison de commerce, qu'ils demandaient à la Compagnie l'autorisation de créer une vaste usine, qu'ils y importeraient cent mille porcs, et qu'ils les abattraient, les saleraient et iraient les vendre dans les divers archipels du Pacifique…
Après cela, on croira volontiers que l'hôtel Tankerdon et l'hôtel Coverley sont deux poudrières. Il suffirait d'une étincelle pour les faire sauter, Standard-Island avec. Or, ne point oublier qu'il s'agit d'un appareil flottant au-dessus des plus profonds abîmes. Il est vrai, cette explosion ne pourrait être que «toute morale», s'il est permis de s'exprimer ainsi; mais elle risquerait d'avoir pour conséquence que les notables prendraient sans doute le parti de s'expatrier. Voilà une détermination qui compromettrait l'avenir et, très probablement, la situation financière de la Standard-Island Company!
Tout cela est gros de complications menaçantes, sinon de catastrophes matérielles. Et qui sait même si ces dernières ne sont pas à redouter?…
En effet, peut-être les autorités, moins endormies dans une sécurité trompeuse, auraient-elles dû surveiller de près le capitaine Sarol et ses Malais, si hospitalièrement accueillis à la suite de leur naufrage! Non pas que ces gens s'abandonnent à des propos suspects, étant peu loquaces, vivant à l'écart, se tenant en dehors de toutes relations, jouissant d'un bien-être qu'ils regretteront dans leurs sauvages Nouvelles-Hébrides! Y a-t-il donc lieu de les soupçonner? Oui et non. Toutefois un observateur plus éveillé constaterait qu'ils ne cessent de parcourir Standard- Island, qu'ils étudient sans cesse Milliard-City, la disposition de ses avenues, l'emplacement de ses palais et de ses hôtels, comme s'ils cherchaient à en lever un plan exact. On les rencontre à travers le parc et la campagne. Ils se rendent fréquemment soit à Bâbord-Harbour, soit à Tribord-Harbour, observant les arrivées et les départs des navires. On les voit, en de longues promenades, explorer le littoral, où les douaniers sont, jour et nuit, de faction, et visiter les batteries disposées à l'avant et à l'arrière de l'île. Après tout, quoi de plus naturel? Ces Malais désoeuvrés peuvent-ils mieux employer le temps qu'en excursions, et y a-t-il lieu de voir là quelque démarche suspecte?
Cependant le commodore Simcoë gagne peu à peu vers le sud-ouest sous petite allure. Yvernès, comme si son être se fût transformé depuis qu'il est devenu un mouvant insulaire, s'abandonne au charme de cette navigation. Pinchinat et Frascolin le subissent aussi. Que de délicieuses heures passées au casino, en attendant les concerts de quinzaine et les soirées où on se les dispute à prix d'or! Chaque matin, grâce aux journaux de Milliard-City, approvisionnés de nouvelles fraîches par les câbles, et de faits divers datant de quelques jours par les steamers en service régulier, ils sont au courant de tout ce qui intéresse dans les deux continents, au quadruple point de vue mondain, scientifique, artiste, politique. Et, à ce dernier point de vue, il faut reconnaître que la presse anglaise de toute nuance ne cesse de récriminer contre l'existence de cette île ambulante, qui a pris le Pacifique pour théâtre de ses excursions. Mais, de telles récriminations, on les dédaigne à Standard-Island comme à la baie Madeleine.
N'oublions pas de mentionner que, depuis quelques semaines déjà, Sébastien Zorn et ses camarades ont pu lire, sous la rubrique des informations de l'étranger, que leur disparition a été signalée par les feuilles américaines. Le célèbre Quatuor Concertant, si fêté dans les États de l'Union, si attendu de ceux qui n'ont pas encore eu le bonheur de le posséder, ne pouvait avoir disparu, sans que cette disparition ne fît une grosse affaire. San-Diégo ne les a pas vus au jour indiqué, et San-Diégo a jeté le cri d'alarme. On s'est informé, et de l'enquête a résulté cette constatation, c'est que les artistes français étaient en cours de navigation à bord de l'île à hélice, après un enlèvement opéré sur le littoral de la Basse-Californie. Somme toute, comme ils n'ont pas réclamé contre cet enlèvement, il n'y a point eu échange de notes diplomatiques entre la Compagnie et la République fédérale. Quand il plaira au quatuor de reparaître sur le théâtre de ses succès, il sera le bien venu.
On comprend que les deux violons et l'alto ont imposé silence au violoncelle, lequel n'eût pas été fâché d'être cause d'une déclaration de guerre, qui eût mis aux prises le nouveau continent et le Joyau du Pacifique!
D'ailleurs, nos instrumentistes ont plusieurs fois écrit en France depuis leur embarquement forcé. Leurs familles, rassurées, leur adressent de fréquentes lettres, et la correspondance s'opère aussi régulièrement que par les services postaux entre Paris et New-York.
Un matin, — le 17 septembre, — Frascolin, installé dans la bibliothèque du casino, éprouve le très naturel désir de consulter la carte de cet archipel des Pomotou, vers lequel il se dirige. Des qu'il a ouvert l'atlas, dès que son oeil s'est porté sur ces parages de l'océan Pacifique:
«Mille chanterelles! s'écrie-t-il, en monologuant, comment Ethel Simcoë fera-t-il pour se débrouiller dans ce chaos?… Jamais il ne trouvera passage à travers cet amas d'îlots et d'îles!… Il y en a des centaines!… Un véritable tas de cailloux au milieu d'une mare!… Il touchera, il s'échouera, il accrochera sa machine à cette pointe, il la crèvera sur cette autre!… Nous finirons par demeurer à l'état sédentaire dans ce groupe plus fourmillant que notre Morbihan de la Bretagne!»
Il a raison, le raisonnable Frascolin. Le Morbihan ne compte que trois cent soixante-cinq îles, — autant que de jours dans l'année, — et, sur cet archipel des Pomotou, on ne serait pas gêné d'en relever le double. Il est vrai, la mer qui les baigne est circonscrite par une ceinture de récifs coralligènes, dont la circonférence n'est pas inférieure à six cent cinquante lieues, suivant Élisée Reclus.
Néanmoins, en observant la carte de ce groupe, il est permis de s'étonner qu'un navire, et a fortiori un appareil marin tel que Standard-Island, ose s'aventurer à travers cet archipel. Compris entre les dix-septième et vingt-huitième parallèles sud, entre les cent trente-quatrième et cent quarante-septième méridiens ouest, il se compose d'un millier d'îles et d'îlots, — on a dit sept cents au juger — depuis Mata-Hiva jusqu'à Pitcairn.
Il n'est donc pas surprenant que ce groupe ait reçu diverses qualifications: entre autres, celles d'archipel Dangereux ou de mer Mauvaise. Grâce à la prodigalité géographique dont l'océan Pacifique a le privilège, il s'appelle aussi îles Basses, îles Tuamotou, ce qui signifie «îles éloignées», îles Méridionales, îles de la Nuit, Terres mystérieuses. Quant au nom de Pomotou ou Pamautou, qui signifie îles Soumises, une députation de l'archipel, réunie en 1850 à Papaeté la capitale de Taïti, a protesté contre cette dénomination. Mais, quoique le gouvernement français, déférant en 1852 à cette protestation, ait choisi, entre tous ces noms, celui de Tuamotou, mieux vaut garder, en ce récit, l'appellation plus connue de Pomotou.
Cependant, si dangereuse que puisse être cette navigation, le commodore Simcoë n'hésite pas. Il a une telle habitude de ces mers, que l'on peut s'en fier à lui. Il manoeuvre son île comme un canot. Il la fait virer sur place. On dirait qu'il la conduit à la godille. Frascolin peut être rassuré pour Standard-Island: les pointes de Pomotou n'effleureront même pas sa carène d'acier.
Dans l'après-midi du 19, les vigies de l'observatoire ont signalé les premiers émergements du groupe à une douzaine de milles. En effet, ces îles sont extrêmement basses. Si quelques-unes dépassent le niveau de la mer d'une quarantaine de mètres, soixante-quatorze ne sortent que d'une demi-toise, et seraient noyées deux fois par vingt-quatre heures, si les marées n'étaient pas à peu près nulles. Les autres ne sont que des attols, entourés de brisants, des bancs coralligènes d'une aridité absolue, de simples récifs, régulièrement orientés dans le même sens que l'archipel.
C'est par l'est que Standard-Island attaque le groupe, afin de rallier l'île Anaa que Fakarava a remplacée comme capitale, depuis qu'Anaa a été en partie détruite par le terrible cyclone de 1878, — lequel fit périr un grand nombre de ses habitants, et porta ses ravages jusqu'à l'île de Kaukura.
C'est d'abord Vahitahi, qui est relevée à trois milles au large. Les précautions les plus minutieuses sont prises dans ces parages, les plus dangereux de l'archipel, à cause des courants et de l'extension des récifs vers l'est. Vahitahi n'est qu'un amoncellement de corail, flanqué de trois îlots boisés, dont celui du nord est occupé par le principal village.
Le lendemain, on aperçoit l'île d'Akiti, avec ses récifs tapissés de prionia, de pourpier, d'une herbe rampante à teinte jaunâtre, de bourrache velue. Elle diffère des autres en ce qu'elle ne possède pas de lagon intérieur. Si elle est visible d'une assez grande distance, c'est que sa hauteur au-dessus du niveau océanique est supérieure à la moyenne.
Le jour suivant, autre île un peu plus importante, Amanu, dont le lagon est en communication avec la mer par deux passes de la côte nord-ouest.
Tandis que la population milliardaise ne demande qu'à se promener indolemment au milieu de cet archipel qu'elle a visité l'année précédente, se contentant d'admirer ses merveilles au passage, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, se seraient fort accommodés de quelques relâches, pendant lesquelles ils auraient pu explorer ces îles dues au travail des polypiers, c'est-à-dire artificielles… comme Standard-Island…
«Seulement, fait observer le commodore Simcoë, la nôtre a la faculté de se déplacer…
— Elle l'a trop, réplique Pinchinat, puisqu'elle ne s'arrête nulle part!
— Elle s'arrêtera aux îles Hao, Anaa, Fakarava, et vous aurez, messieurs, tout le loisir de les parcourir.»
Interrogé sur le mode de formation de ces îles, Ethel Simcoë se range à la théorie la plus généralement admise; c'est que, dans cette partie du Pacifique, le fond sous-marin a dû graduellement s'abaisser d'une trentaine de mètres. Les zoophytes, les polypes, ont trouvé, sur les sommets immergés, une base assez solide pour établir leurs constructions de corail. Peu à peu, ces constructions se sont étagées, grâce au travail de ces infusoires, qui ne sauraient fonctionner à une profondeur plus considérable. Elles ont monté à la surface, elles ont formé cet archipel, dont les îles peuvent se classer en barrières, franges et attelions ou plutôt attol, — nom indien de celles qui sont pourvues de lagons intérieurs. Puis des débris, rejetés par les lames, ont formé un humus. Des graines ont été apportées par les vents; la végétation est apparue sur ces anneaux coralligènes. La marge calcaire s'est revêtue d'herbes et de plantes, hérissée d'arbustes et d'arbres, sous l'influence d'un climat intertropical.
«Et qui sait? dit Yvernès, dans un élan de prophétique enthousiasme, qui sait si le continent, qui fut englouti sous les eaux du Pacifique, ne reparaîtra pas un jour à sa surface, reconstruit par ces myriades d'animalcules microscopiques? Et alors, sur ces parages actuellement sillonnés par les voiliers et les steamers, fileront à toute vapeur des trains express qui relieront l'ancien et le nouveau monde…
— Démanche… démanche, mon vieil Isaïe!» réplique cet irrespectueux de Pinchinat.
Ainsi que l'avait dit le commodore Simcoë, Standard-Island vient s'arrêter le 23 septembre, devant l'île Hao qu'elle a pu approcher d'assez près par ces grands fonds. Ses embarcations y conduisent quelques visiteurs à travers la passe qui, à droite, s'abrite sous un rideau de cocotiers. Il faut faire cinq milles pour atteindre le principal village, situé sur une colline. Ce village ne compte guère que deux à trois cents habitants, pour la plupart pêcheurs de nacre, employés comme tels par des maisons taïtiennes. Là abondent ces pandanus et ces myrtes mikimikis, qui furent les premiers arbres d'un sol, où poussent maintenant la canne à sucre, l'ananas, le taro, le prionia, le tabac, et surtout le cocotier, dont les immenses palmeraies de l'archipel contiennent plus de quarante mille.
On peut dire que cet arbre «providentiel» réussit presque sans culture. Sa noix sert à l'alimentation habituelle des indigènes, étant bien supérieure en substances nutritives aux fruits du pandanus. Avec elle, ils engraissent leurs porcs, leurs volailles, et aussi leurs chiens, dont les côtelettes et les filets sont particulièrement goûtés. Et puis, la noix de coco donne encore une huile précieuse, quand, râpée, réduite en pulpe, séchée au soleil, elle est soumise à la pression d'une mécanique assez rudimentaire. Les navires emportent des cargaisons de ces coprahs sur le continent, où les usines les traitent d'une façon plus fructueuse.
Ce n'est pas à Hao qu'il faut juger de la population pomotouane. Les indigènes y sont trop peu nombreux. Mais, où le quatuor a pu l'observer avec quelque avantage, c'est à l'île d'Anaa, devant laquelle Standard-Island arrive le matin du 27 septembre.
Anaa n'a montré que d'une courte distance ses massifs boisés d'un superbe aspect. L'une des plus grandes de l'archipel, elle compte dix-huit milles de longueur sur neuf de largeur mesurés à sa base madréporique.
On a dit qu'en 1878, un cyclone avait ravagé cette île, ce qui a nécessité le transport de la capitale de l'archipel à Fakarava. Cela est vrai, bien que, sous ce climat si puissant de la zone tropicale, il était présumable que la dévastation se réparerait en quelques années. En effet, redevenue aussi vivante qu'autrefois, Anaa possède actuellement quinze cents habitants. Cependant elle est inférieure à Fakarava, sa rivale, pour une raison qui a son importance, c'est que la communication entre la mer et le lagon ne peut se faire que par un étroit chenal, sillonné de remous de l'intérieur à l'extérieur, dus à la surélévation des eaux. À Fakarava, au contraire, le lagon est desservi par deux larges passes au nord et au sud. Toutefois, nonobstant que le principal marché d'huile de coco ait été transporté dans cette dernière île, Anaa, plus pittoresque, attire toujours la préférence des visiteurs.
Dès que Standard-Island a pris son poste de relâche dans d'excellentes conditions, nombre de Milliardais se font transporter à terre. Sébastien Zorn et ses camarades sont des premiers, le violoncelliste ayant accepté de prendre part à l'excursion.
Tout d'abord, ils se rendent au village de Tuahora, après avoir étudié dans quelles conditions s'était formée cette île, — formation commune à toutes celles de l'archipel. Ici, la marge calcaire, la largeur de l'anneau, si l'on veut, est de quatre à cinq mètres, très accore du côté de la mer, en pente douce du côté du lagon dont la circonférence comprend environ cent milles comme à Rairoa et à Fakarava. Sur cet anneau sont massés des milliers de cocotiers, principale pour ne pas dire unique richesse de l'île, et dont les frondaisons abritent les huttes indigènes.
Le village de Tuahora est traversé par une route sablonneuse, éclatante de blancheur. Le résident français de l'archipel n'y demeure plus depuis qu'Anaa a été déchue de son rôle de capitale. Mais l'habitation est toujours là, protégée par une modeste enceinte. Sur la caserne de la petite garnison, confiée à la garde d'un sergent de marine, flotte le drapeau tricolore.
Il y a lieu d'accorder quelque éloge aux maisons de Tuahora. Ce ne sont plus des huttes, ce sont des cases confortables et salubres, suffisamment meublées, posées pour la plupart sur des assises de corail. Les feuilles du pandanus leur ont fourni la toiture, le bois de ce précieux arbre a été employé pour les portes et les fenêtres. Ça et là les entourent des jardins potagers, que la main de l'indigène a remplis de terre végétale, et dont l'aspect est véritablement enchanteur.
Ces naturels, d'ailleurs, s'ils sont d'un type moins remarquable avec leur teint plus noir, s'ils ont la physionomie moins expressive, le caractère moins aimable que ceux des îles Marquises, offrent encore de beaux spécimens de cette population de l'Océanie équatoriale. En outre, travailleurs intelligents et laborieux, peut-être opposeront-ils plus de résistance à la dégénérescence physique qui menace l'indigénat du Pacifique.
Leur principale industrie, ainsi que Frascolin put le constater, c'est la fabrication de l'huile de coco. De là cette quantité considérable de cocotiers plantés dans les palmeraies de l'archipel. Ces arbres se reproduisent aussi facilement que les excroissances coralligènes à la surface des attol. Mais ils ont un ennemi, et les excursionnistes parisiens l'ont bien reconnu, un jour qu'ils s'étaient étendus sur la grève du lac intérieur, dont les vertes eaux contrastent avec l'azur de la mer environnante.
À un certain moment, voici que leur attention d'abord, leur horreur ensuite, est provoquée par un bruit de reptation entre les herbes.
Qu'aperçoivent-ils?… Un crustacé de grosseur monstrueuse.
Leur premier mouvement est de se lever, leur second de regarder l'animal.
«La vilaine bête! s'écrie Yvernès.
— C'est un crabe!» répond Frascolin. Un crabe, en effet, — ce crabe qui est appelé birgo par les indigènes, et dont il y a grand nombre sur ces îles. Ses pattes de devant forment deux solides tenailles ou cisailles, avec lesquelles il parvient à ouvrir les noix, dont il fait sa nourriture préférée. Ces birgos vivent au fond de sortes de terriers, profondément creusés entre les racines, où ils entassent des fibres de cocos en guise de litière. Pendant la nuit plus particulièrement, ils vont à la recherche des noix tombées, et même ils grimpent au tronc et aux branches du cocotier afin d'en abattre les fruits. Il faut que le crabe en question ait été pris d'une faim de loup, comme le dit Pinchinat, pour avoir quitté en plein midi sa sombre retraite. On laisse faire l'animal, car l'opération promet d'être extrêmement curieuse. Il avise une grosse noix au milieu des broussailles; il en déchire peu à peu les fibres avec ses pinces; puis, lorsque la noix est à nu, il attaque la dure écorce, la frappant, la martelant au même endroit. Ouverture faite, le birgo retire la substance intérieure en employant ses pinces de derrière dont l'extrémité est fort amincie.
Il est certain, observe Yvernès, que la nature a créé ce birgo pour ouvrir des noix de coco…
— Et qu'elle a créé la noix de coco pour nourrir le birgo, ajoute
Frascolin.
— Eh bien, si nous contrariions les intentions de la nature, en empêchant ce crabe de manger cette noix, et cette noix d'être mangée par ce crabe?… propose Pinchinat.
— Je demande qu'on ne le dérange pas, dit Yvernès. Ne donnons pas, même à un birgo, une mauvaise idée des Parisiens en voyage!»
On y consent, et le crabe, qui a sans doute jeté un regard courroucé sur Son Altesse, adresse un regard de reconnaissance au premier violon du Quatuor Concertant.
Après soixante heures de relâche devant Anaa, Standard-Island suit la direction du nord. Elle pénètre à travers le fouillis des îlots et des îles, dont le commodore Simcoë descend le chenal avec une parfaite sûreté de main. Il va de soi que, dans ces conditions, Milliard-City est un peu abandonnée de ses habitants au profit du littoral, et plus particulièrement de la partie qui avoisine la batterie de l'Éperon. Toujours des îles en vue, ou plutôt de ces corbeilles verdoyantes qui semblent flotter à la surface des eaux. On dirait d'un marché aux fleurs sur un des canaux de la Hollande. De nombreuses pirogues louvoient aux approches des deux ports; mais il ne leur est pas permis d'y entrer, les agents ayant reçu des ordres formels à cet égard. Nombre de femmes indigènes viennent à la nage, lorsque l'île mouvante range à courte distance les falaises madréporiques. Si elles n'accompagnent pas les hommes dans leurs canots, c'est que, ces embarcations sont tabouées pour le beau sexe pomotouan, et qu'il lui est interdit d'y prendre place.
Le 4 octobre, Standard-Island s'arrête devant Fakarava, à l'ouvert de la passe du sud. Avant que les embarcations débordent pour transporter les visiteurs, le résident français s'est présenté à Tribord-Harbour, d'où le gouverneur a donné l'ordre de le conduire à l'hôtel municipal.
L'entrevue est très cordiale. Cyrus Bikerstaff a sa figure officielle, — celle qui lui sert dans les cérémonies de ce genre. Le résident, un vieil officier de l'infanterie de marine, n'est pas en reste avec lui. Impossible d'imaginer rien de plus grave, de plus digne, de plus convenable, de plus «en bois» de part et d'autre.
La réception terminée, le résident est autorisé à parcourir Milliard-City, dont Calistus Munbar est chargé de lui faire les honneurs. En leur qualité de Français, les Parisiens et Athanase Dorémus ont voulu se joindre au surintendant. Et c'est une joie pour ce brave homme de se retrouver avec des compatriotes.
Le lendemain, le gouverneur va à Fakarava rendre au vieil officier sa visite, et tous les deux reprennent leur figure de la veille. Le quatuor, descendu à terre, se dirige vers la résidence. C'est une très simple habitation, occupée par une garnison de douze anciens marins, au mât de laquelle se déploie le pavillon de la France.
Bien que Fakarava soit devenue la capitale de l'archipel, on l'a dit, elle ne vaut point sa rivale Anaa. Le principal village n'est pas aussi pittoresque sous la verdure des arbres, et d'ailleurs, les habitants y sont moins sédentaires. En outre de la fabrication de l'huile de coco, dont le centre est à Fakarava, ils se livrent à la pêche des huîtres perlières. Le commerce de la nacre qu'ils retirent de cette exploitation, les oblige à fréquenter l'île voisine de Toau, spécialement outillée pour cette industrie. Hardis plongeurs, ces indigènes n'hésitent pas à descendre jusqu'à des profondeurs de vingt et trente mètres, habitués qu'ils sont à supporter de telles pressions sans en être incommodés, et à garder leur respiration plus d'une minute.
Quelques-uns de ces pêcheurs ont été autorisés à offrir les produits de leur pêche, nacre ou perles, aux notables de Milliard- City. Certes, ce ne sont point les bijoux qui manquent aux opulentes dames de la ville. Mais, ces productions naturelles à l'état brut, on ne trouve pas à se les procurer facilement, et, l'occasion se présentant, les pêcheurs sont dévalisés à des prix invraisemblables. Du moment que Mrs Tankerdon achète une perle de grande valeur, il est tout indiqué que Mrs Coverley suive son exemple. Par bonheur, il n'y eut pas lieu de surenchérir sur un objet unique, car on ne sait où les surenchères se fussent arrêtées. D'autres familles prennent à coeur d'imiter leurs amis, et, ce jour-là, comme on dit en langage maritime, les Fakaraviens firent «une bonne marée».
Après une dizaine de jours, le 13 octobre, le Joyau du Pacifique appareille dès les premières heures. En quittant la capitale des Pomotou, elle atteint la limite occidentale de l'archipel. De l'invraisemblable encombrement d'îles et d'îlots, de récifs et d'attol, le commodore Simcoë n'a plus à se préoccuper. Il est sorti, sans un accroc, de ces parages de la mer Mauvaise. Au large s'étend cette portion du Pacifique qui, sur un espace de quatre degrés, sépare le groupe des Pomotou du groupe de la Société. C'est en mettant le cap au sud-ouest que Standard-Island, mue par les dix millions de chevaux de ses machines, se dirige vers l'île si poétiquement célébrée par Bougainville, l'enchanteresse Tahiti.
XIII — Relâche à Tahiti
L'archipel de la Société ou de Taïti est compris entre le quinzième (15° 52') degré et le dix-septième (17° 49') degré de latitude méridionale, et entre le cent-cinquantième (150° 8') degré et le cent-cinquante-sixième (156° 30') de longitude à l'ouest du méridien de Paris. Il couvre deux mille deux cents kilomètres superficiels.
Deux groupes le constituent: 1° les îles du Vent, Taïti ou Tahiti- Tahaa, Tapamanoa, Eimeo ou Morea, Tetiaroa, Meetia, qui sont sous le protectorat de la France; 2° les îles Sous-le-Vent, Tubuai, Manu, Huahine, Raiatea-Thao, Bora-Bora, Moffy-Iti, Maupiti, Mapetia, Bellingshausen, Scilly, gouvernées par les souverains indigènes.
Les Anglais les nomment îles Géorgiennes, bien que Cook, leur découvreur, les ait baptisées du nom d'archipel de la Société, en l'honneur de la Société Royale de Londres. Situé à deux cent cinquante lieues marines des Marquises, ce groupe, d'après les divers recensements faits dans ces derniers temps, ne compte que quarante mille habitants étrangers ou indigènes.
En venant du nord-est, Taïti est la première des îles du Vent qui apparaisse aux regards des navigateurs. Et c'est elle que les vigies de l'observatoire signalent d'une grande distance, grâce au mont Maiao ou Diadème qui pointe à mille deux cent trente-neuf mètres au-dessus du niveau de la mer.
La traversée s'est accomplie sans incidents. Aidée par les vents alizés, Standard-Island a parcouru ces eaux admirables au-dessus desquelles le soleil se déplace en descendant vers le tropique du Capricorne. Encore deux mois et quelques jours, l'astre radieux l'aura atteint, il remontera vers la ligne équatoriale, l'île à hélice l'aura à son zénith pendant plusieurs semaines d'ardente chaleur; puis elle le suivra, comme un chien suit son maître, en s'en tenant à la distance réglementaire.
C'est la première fois que les Milliardais vont relâcher à Taïti. L'année précédente, leur campagne avait commencé trop tard. Ils n'étaient pas allés plus loin dans l'ouest, et, après avoir quitté les Pomotou, avaient remonté vers l'Équateur. Or, cet archipel de la Société, c'est le plus beau du Pacifique. En le parcourant, nos Parisiens ne pourraient qu'apprécier davantage tout ce qu'il y avait d'enchanteur dans ce déplacement d'un appareil libre de choisir ses relâches et son climat.
«Oui!… Mais nous verrons ce que sera la fin de cette absurde aventure! conclue invariablement Sébastien Zorn.
— Eh! que cela ne finisse jamais, c'est tout ce que je demande!» s'écrie Yvernès. Standard-Island arrive en vue de Taïti dès l'aube du 17 octobre. L'île se présente par son littoral du nord. Pendant la nuit, on a relevé le phare de la pointe Vénus. La journée eût suffi à rallier la capitale Papeeté, située au nord-ouest, au delà de la pointe. Mais le conseil des trente notables s'est réuni sous la présidence du gouverneur. Comme tout conseil bien équilibré, il s'est scindé en deux camps. Les uns, avec Jem Tankerdon, se sont prononcés pour l'ouest; les autres, avec Nat Coverley, se sont prononcés pour l'est. Cyrus Bikerstaff, ayant voix prépondérante en cas de partage, a décide que l'on gagnera Papeeté en contournant l'île par le sud. Cette décision ne peut que satisfaire le quatuor, car elle lui permettra d'admirer dans toute sa beauté cette perle du Pacifique, la Nouvelle Cythère de Bougainville. Taïti présente une superficie de cent quatre mille deux cent quinze hectares, — neuf fois environ la surface de Paris. Sa population, qui en 1875 comprenait sept mille six cents indigènes, trois cents Français, onze cents étrangers, n'est plus que de sept mille habitants. En plan géométral, elle offre très exactement la forme d'une gourde renversée, le corps de la gourde étant l'île principale, réunie au goulot que dessine le presqu'île de Tatarapu par l'étranglement de l'isthme de Taravao.
C'est Frascolin qui a fait cette comparaison en étudiant la carte à grands points de l'archipel, et ses camarades la trouvent si juste qu'ils baptisent Taïti de ce nouveau nom: la Gourde des tropiques.
Administrativement, Taïti se partage en six divisions, morcelées en vingt et un districts, depuis l'établissement du protectorat du 9 septembre 1842. On n'a point oublié les difficultés qui survinrent entre l'amiral Dupetit-Thouars, la reine Pomaré et l'Angleterre, à l'instigation de cet abominable trafiquant de bibles et de cotonnades qui s'appelait Pritchard, si spirituellement caricaturé dans les Guêpes d'Alphonse Karr.
Mais ceci est de l'histoire ancienne, non moins tombée dans l'oubli que les faits et gestes du fameux apothicaire anglo-saxon.
Standard-Island peut se risquer sans danger à un mille des contours de la Gourde des tropiques. Cette gourde repose, en effet, sur une base coralligène, dont les assises descendent à pic dans les profondeurs de l'Océan. Mais, avant de l'approcher d'aussi près, la population milliardaise a pu contempler sa masse imposante, ses montagnes plus généreusement favorisées de la nature que celles des Sandwich, ses cimes verdoyantes, ses gorges boisées, ses pics qui se dressent comme les pinacles aigus d'une cathédrale gigantesque, la ceinture de ses cocotiers arrosée par l'écume blanche du ressac sur l'accore des brisants.
Durant cette journée, en prolongeant la côte occidentale, les curieux, placés aux environs de Tribord-Harbour, la lorgnette aux yeux, — et les Parisiens ont chacun la leur, — peuvent s'intéresser aux mille détails du littoral: le district de Papenoo, dont on aperçoit la rivière à travers sa large vallée depuis la base des montagnes et qui se jette dans l'Océan, à l'endroit où le récif manque sur un espace de plusieurs milles; Hitiaa, un port très sûr, et d'où l'on exporte pour San-Francisco des millions et des millions d'oranges; Mahaena, où la conquête de l'île ne se termina, en 1845, qu'au prix d'un terrible combat contre les indigènes.
Dans l'après-midi, on est arrivé par le travers de l'étroit isthme de Taravao. En contournant la presqu'île, le commodore Simcoë s'en approche assez pour que les fertiles campagnes du district de Tautira, les nombreux cours d'eau qui en font l'un des plus riches de l'archipel se laissent admirer dans toute leur splendeur. Tatarapu, reposant sur son assiette de corail, dresse majestueusement les âpres talus de ses cratères éteints.
Puis, le soleil déclinant sur l'horizon, les sommets s'empourprent une dernière fois, les tons s'adoucissent, les couleurs se fondent en une brume chaude et transparente. Ce n'est bientôt plus qu'une masse confuse dont les effluves, chargés de la senteur des orangers et des citronniers, se propagent avec la brise du soir. Après un très court crépuscule, la nuit est profonde.
Standard-Island double alors l'extrême pointe du sud-est de la presqu'île, et, le lendemain, elle évolue devant la côte occidentale de l'isthme à l'heure où se lève le jour.
Le district de Taravao, très cultivé, très peuplé, montre ses belles routes, entre les bois d'orangers, qui le rattachent au district de Papeari. Au point culminant se dessine un fort, commandant les deux côtés de l'isthme, défendu par quelques canons dont la volée se penche hors des embrasures comme des gargouilles de bronze. Au fond se cache le port Phaéton.
«Pourquoi le nom de ce présomptueux cocher du char solaire rayonne-t-il sur cet isthme?» se demande Yvernès.
La journée, sous lente allure, s'emploie à suivre les contours, plus accentués de la substruction coralligène, qui marque l'ouest de Taïti. De nouveaux districts développent leurs sites variés, — Papéiri aux plaines marécageuses par endroits, Mataiea, excellent port de Papeuriri, puis une large vallée parcourue par la rivière Vaihiria, et, au fond, cette montagne de cinq cents mètres, sorte de pied de lavabo, supportant une cuvette d'un demi-kilomètre de circonférence. Cet ancien cratère, sans doute plein d'eau douce, ne paraît avoir aucune communication avec la mer.
Après le district d'Ahauraono, adonné aux vastes cultures du coton sur une grande échelle, après le district de Papara, qui est surtout livré aux exploitations agricoles, Standard-Island, au delà de la pointe Mara, prolonge la grande vallée de Paruvia, détachée du Diadème, et arrosée par le Punarûn. Plus loin que Taapuna, la pointe Tatao et l'embouchure de la Faà, le commodore Simcoë incline légèrement vers le nord-est, évite adroitement l'îlot de Motu-Uta, et, à six heures du soir, vient s'arrêter devant la coupure qui donne accès dans la baie de Papeeté.
À l'entrée se dessine, en sinuosités capricieuses à travers le récif de corail, le chenal que balisent jusqu'à la pointe de Farente des canons hors d'usage. Il va de soi que Ethel Simcoë, grâce à ses cartes, n'a pas besoin de recourir aux pilotes dont les baleinières croisent à l'ouvert du chenal. Une embarcation sort cependant, ayant un pavillon jaune à sa poupe. C'est «la santé» qui vient prendre langue au pied de Tribord-Harbour. On est sévère à Taïti, et personne ne peut débarquer avant que le médecin sanitaire, accompagné de l'officier de port, n'ait donné libre pratique.
Aussitôt rendu à Tribord-Harbour, ce médecin se met en rapport avec les autorités. Il n'y a là qu'une simple formalité. De malades, on n'en compte guère à Milliard-City ni aux environs. Dans tous les cas, les maladies épidémiques, choléra, influenza, fièvre jaune, y sont absolument inconnues. La patente nette est donc délivrée selon l'usage. Mais, comme la nuit, précédé de quelques ébauches crépusculaires, tombe rapidement, le débarquement est remis au lendemain, et Standard-Island s'endort en attendant le lever du jour.
Dès l'aube, des détonations retentissent. C'est la batterie de l'Éperon qui salue de vingt et un coups de canon le groupe des îles Sous-le-Vent, et Taïti, la capitale du protectorat français. En même temps, sur la tour de l'observatoire, le pavillon rouge à soleil d'or monte et descend trois fois.
Une salve identique est rendue coup pour coup par la batterie de l'Embuscade, à la pointe de la grande passe de Taïti.
Tribord-Harbour est encombré dès les premières heures. Les trams y amènent une affluence considérable de touristes pour la capitale de l'archipel. Ne doutez pas que Sébastien Zorn et ses amis soient des plus impatients. Comme les embarcations ne pourraient suffire à transporter ce monde de curieux, les indigènes s'empressent d'offrir leurs services pour franchir la distance de six encablures qui sépare Tribord-Harbour du port.
Toutefois, il est convenable de laisser le gouverneur débarquer le premier. Il s'agit de l'entrevue d'usage avec les autorités civiles et militaires de Taïti, et de la visite non moins officielle qu'il doit rendre à la reine.
Donc, vers neuf heures, Cyrus Bikerstaff, ses adjoints Barthélémy Ruge et Hubert Harcourt, tous trois en grande tenue, les principaux notables des deux sections, entre autres Nat Coverley et Jem Tankerdon, le commodore Simcoë et ses officiers en uniformes brillants, le colonel Stewart et son escorte, prennent place dans les chaloupes de gala, et se dirigent vers le port de Papeeté.
Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès, Pinchinat, Athanase Dorémus, Calistus Munbar, occupent une autre embarcation avec un certain nombre de fonctionnaires.
Des canots, des pirogues indigènes font cortège au monde officiel de Milliard-City, dignement représentée par son gouverneur, ses autorités, ses notables, dont les deux principaux seraient assez riches pour acheter Taïti tout entière, — et même l'archipel de la Société, y compris sa souveraine.
C'est un port excellent, ce port de Papeeté, et d'une telle profondeur que les bâtiments de fort tonnage peuvent y prendre leur mouillage. Trois passes le desservent: la grande passe au nord, large de soixante-dix mètres, longue de quatre-vingts, que rétrécit un petit banc balisé, la passe de Tanoa à l'est, la passe de Tapuna à l'ouest.
Les chaloupes électriques longent majestueusement la plage, toute meublée de villas et de maisons de plaisance, les quais près desquels sont amarrés les navires. Le débarquement s'opère au pied d'une fontaine élégante qui sert d'aiguade, et qu'approvisionnent les divers rios d'eaux vives des montagnes voisines, dont l'une porte l'appareil sémaphorique.
Cyrus Bikerstaff et sa suite descendent au milieu d'un grand concours de population française, indigène, étrangère, acclamant ce Joyau du Pacifique, comme la plus extraordinaire des merveilles créées par le génie de l'homme.
Après les premiers enthousiasmes du débarquement, le cortège se dirige vers le palais du gouverneur de Taïti.
Calistus Munbar, superbe sous le costume d'apparat qu'il ne revêt qu'aux jours de cérémonie, invite le quatuor à le suivre, et le quatuor s'empresse d'obtempérer à l'invitation du surintendant.
Le protectorat français embrasse non seulement l'île de Taïti et l'île Moorea, mais aussi les groupes environnants. Le chef est un commandant-commissaire, ayant sous ses ordres un ordonnateur, qui dirige les diverses parties du service des troupes, de la marine, des finances coloniales et locales, et l'administration judiciaire. Le secrétaire général du commissaire a dans ses attributions les affaires civiles du pays. Divers résidents sont établis dans les îles, à Moorea, à Fakarava des Pomotou, à Taio- Haë de Nouka-Hiva, et un juge de paix qui appartient au ressort des Marquises. Depuis 1861 fonctionne un comité consultatif pour l'agriculture et le commerce, lequel siège une fois par an à Papeeté. Là aussi résident la direction de l'artillerie et la chefferie du génie. Quant à la garnison, elle comprend des détachements de gendarmerie coloniale, d'artillerie et d'infanterie de marine. Un curé et un vicaire, appointés du gouvernement, et neuf missionnaires, répartis sur les quelques groupes, assurent l'exercice du culte catholique. En vérité, des Parisiens peuvent se croire en France, dans un port français, et cela n'est pas pour leur déplaire.
Quant aux villages des diverses îles, ils sont administrés par une sorte de conseil municipal indigène, présidé par un tavana, assisté d'un juge, d'un chef mutoï et de deux conseillers élus par les habitants.
Sous l'ombrage de beaux arbres, le cortège marche vers le palais du gouvernement. Partout des cocotiers d'une venue superbe, des miros au feuillage rosé, des bancouliers, des massifs d'orangers, de goyaviers, de caoutchoucs, etc. Le palais s'élève au milieu de cette verdure que dépasse à peine son large toit, égayé de charmantes lucarnes en mansarde. Il offre un aspect assez élégant avec sa façade que se partagent un rez-de-chaussée et un premier étage. Les principaux fonctionnaires français y sont réunis, et la gendarmerie coloniale fait les honneurs.
Le commandant-commissaire reçoit Cyrus Bikerstaff avec une infinie bonne grâce, que celui-ci n'eût certes pas rencontrée dans les archipels anglais de ces parages. Il le remercie d'avoir amené Standard-Island dans les eaux de l'archipel. Il espère que cette visite se renouvellera chaque année, tout en regrettant que Taïti ne puisse pas la lui rendre. L'entrevue dure une demi-heure, et il est convenu que Cyrus Bikerstaff attendra les autorités le lendemain à l'hôtel de ville.
«Comptez-vous rester quelque temps à la relâche de Papeeté? demande le commandant-commissaire.
— Une quinzaine de jours, répond le gouverneur.
— Alors vous aurez le plaisir de voir la division navale française, qui doit arriver vers la fin de la semaine.
— Nous serons heureux, monsieur le commissaire, de lui faire les honneurs de notre île.»
Cyrus Bikerstaff présente les personnes de sa suite, ses adjoints, le commodore Ethel Simcoë, le commandant de la milice, les divers fonctionnaires, le surintendant des beaux-arts, et les artistes du Quatuor Concertant, qui furent accueillis comme ils devaient l'être par un compatriote.
Puis, il y eut un léger embarras à propos des délégués des sections de Milliard-City. Comment ménager l'amour-propre de Jem Tankerdon et de Nat Coverley, ces deux irritants personnages, qui avaient le droit…
«De marcher l'un et l'autre à la fois,» fait observer Pinchinat, en parodiant le fameux vers de Scribe.
La difficulté est tranchée par le commandant-commissaire lui-même. Connaissant la rivalité des deux célèbres milliardaires, il est si parfait de tact, si pétri de correction officielle, il agit avec tant d'adresse diplomatique que les choses se passent comme si elles eussent été réglées par le décret de messidor. Nul doute qu'en pareille occasion, le chef d'un protectorat anglais n'eût mis le feu aux poudres dans le but de servir la politique du Royaume-Uni. Il n'arrive rien de semblable au palais du commandant-commissaire, et Cyrus Bikerstaff, enchanté de l'accueil fait à lui-même, se retire, suivi de son cortège.
Inutile de dire que Sébastien Zorn, Yvernès, Pinchinat et Frascolin avaient l'intention de laisser Athanase Dorémus, époumoné déjà, regagner sa maison de la Vingt-cinquième Avenue. Eux comptent, en effet, passer à Papeeté le plus de temps possible, visiter les environs, faire des excursions dans les principaux districts, parcourir les régions de la presqu'île de Tatarapu, enfin épuiser jusqu'à la dernière goutte cette Gourde du Pacifique.
Ce projet est donc bien arrêté, et lorsqu'ils le communiquent à Calistus Munbar, le surintendant ne peut que donner son entière approbation. «Mais, leur dit-il, vous ferez bien d'attendre quarante-huit heures avant de vous mettre en voyage.
— Pourquoi pas dès aujourd'hui?… demande Yvernès, impatient de prendre le bâton du touriste.
— Parce que les autorités de Standard-Island vont offrir leurs hommages à la reine, et il convient que vous soyez présentés à Sa Majesté ainsi qu'à sa cour.
— Et demain?… dit Frascolin.
— Demain, le commandant-commissaire de l'archipel viendra rendre aux autorités de Standard-Island la visite qu'il a reçue, et il convient…
— Que nous soyons là, répond Pinchinat. Eh bien, nous y serons, monsieur le surintendant, nous y serons.»
En quittant le palais du gouvernement, Cyrus Bikerstaff et son cortège se dirigent vers le palais de Sa Majesté. Une simple promenade sous les arbres, qui n'a pas exigé plus d'un quart d'heure de marche.
La royale demeure est très agréablement située au milieu des massifs verdoyants. C'est un quadrilatère à deux étages, dont la toiture, à l'imitation des chalets, surplombe deux rangées de vérandas superposées. Des fenêtres supérieures, la vue peut embrasser les larges plantations, qui s'étendent jusqu'à la ville, et au delà se développe un large secteur de mer. En somme, charmante habitation, pas luxueuse mais confortable.
La reine n'a donc rien perdu de son prestige à passer sous le régime du protectorat français. Si le drapeau de la France se déploie à la mâture des bâtiments amarrés dans le port de Papeeté ou mouillés en rade, sur les édifices civils et militaires de la cité, du moins le pavillon de la souveraine balance-t-il au-dessus de son palais les anciennes couleurs de l'archipel, — une étamine à bandes rouges et blanches transversales, frappées, à l'angle, du yacht tricolore.
Ce fut en 1706, que Quiros prit connaissance de l'île de Taïti, à laquelle il donna le nom de Sagittaria. Après lui, Wallis en 1767, Bougainville en 1768, complétèrent l'exploration du groupe. Au début de la découverte régnait la reine Obéréa, et c'est après le décès de cette souveraine qu'apparut, dans l'histoire de l'Océanie, la célèbre dynastie des Pomarés.
Pomaré I (1762-1780), ayant régné sous le nom d'Otoo, le Héron-
Noir, le quitta pour prendre celui de Pomaré.
Son fils Pomaré II (1780-1819) accueillit favorablement en 1797 les premiers missionnaires anglais, et se convertit à la religion chrétienne dix ans plus tard. Ce fut une époque de dissensions, de luttes à main armée, et la population de l'archipel tomba graduellement de cent mille à seize mille.
Pomaré III, fils du précédent, régna de 1819 à 1827, et sa soeur Aimata, la célèbre Pomaré, la protégée de l'horrible Pritchard, née en 1812, devint reine de Taïti et des îles voisines. N'ayant pas eu d'enfants de Tapoa, son premier mari, elle le répudia pour épouser Ariifaaite. De cette union naquit, en 1840, Arione, héritier présomptif, mort à l'âge de trente-cinq ans. À partir de l'année suivante, la reine donna quatre enfants à son mari, qui était le plus bel homme du groupe, une fille, Teriimaevarna, princesse de l'île Bora-Bora depuis 1860, le prince Tamatoa, né en 1842, roi de l'île Raiatea, que renversèrent ses sujets révoltés contre sa brutalité, le prince Teriitapunui, né en 1846, affligé d'une disgracieuse claudication, et enfin le prince Tuavira, né en 1848, qui vint faire son éducation en France.
Le règne de la reine Pomaré ne fut pas absolument tranquille. En 1835, les missionnaires catholiques entrèrent en lutte avec les missionnaires protestants. Renvoyés d'abord, ils furent ramenés par une expédition française en 1838. Quatre ans après, le protectorat de la France était accepté par cinq chefs de l'île. Pomaré protesta, les Anglais protestèrent. L'amiral Dupetit- Thouars proclama la déchéance de la reine en 1843, et expulsa le Pritchard, événements qui provoquèrent les engagements meurtriers de Mahaéna et de Rapepa. Mais l'amiral ayant été à peu près désavoué, comme on sait, Pritchard reçut une indemnité de vingt- cinq mille francs, et l'amiral Bruat eut mission de mener ces affaires à bonne fin.
Taïti se soumit en 1846, et Pomaré accepta le traité de protectorat du 19 juin 1847, en conservant la souveraineté sur les îles Raiatea, Huahine et Bora-Bora. Il y eut bien encore quelques troubles. En 1852, une émeute renversa la reine, et la république fut même proclamée. Enfin le gouvernement français rétablit la souveraine, laquelle abandonna trois de ses couronnes: en faveur de son fils aîné celle de Raiatea et de Tahaa, en faveur de son second fils celle de Huahine, en faveur de sa fille celle de Bora- Bora.
Actuellement, c'est une de ses descendantes, Pomaré VI, qui occupe le trône de l'archipel.
Le complaisant Frascolin ne cesse de justifier la qualification de Larousse du Pacifique, dont l'a gratifié Pinchinat. Ces détails historiques et biographiques, il les donne à ses camarades, affirmant qu'il vaut toujours mieux connaître les gens chez qui l'on va et à qui l'on parle. Yvernès et Pinchinat lui répondent qu'il a eu raison de les édifier sur la généalogie des Pomaré, laissant Sébastien Zorn répliquer que «cela lui était parfaitement égal».
Quant au vibrant Yvernès, il s'imprègne tout entier du charme de cette poétique nature taïtienne. En ses souvenirs reviennent les récits enchanteurs des voyages de Bougainville et de Dumont d'Urville. Il ne cache pas son émotion à la pensée qu'il va se trouver en présence de cette souveraine de la Nouvelle Cythère, d'une reine Pomaré authentique, dont le nom seul…
«Signifie «nuit de la toux», lui répond Frascolin.
— Bon! s'écrie Pinchinat, comme qui dirait la déesse du rhume, l'impératrice du coryza! Attrape, Yvernès, et n'oublie pas ton mouchoir!»
Yvernès est furieux de l'intempestive répartie de ce mauvais plaisant; mais les autres rient de si bon coeur que le premier violon finit par partager l'hilarité commune.
La réception du gouverneur de Standard-Island, des autorités et de la délégation des notables, s'est faite avec apparat. Les honneurs sont rendus par le mutoï, chef de la gendarmerie, auquel se sont joints les auxiliaires indigènes.
La reine Pomaré VI est âgée d'une quarantaine d'années. Elle porte, comme sa famille qui l'entoure, un costume de cérémonie rosé pâle, couleur préférée de la population taïtienne. Elle reçoit les compliments de Cyrus Bikerstaff avec une affable dignité, si l'on peut s'exprimer de la sorte, et que n'eût point désavouée une Majesté européenne. Elle répond gracieusement, en un français très correct, car notre langue est courante dans l'archipel de la Société. Elle avait, d'ailleurs, le plus vif désir de connaître cette Standard-Island, dont on parle tant dans les régions du Pacifique, et espère que cette relâche ne sera pas la dernière. Jem Tankerdon est de sa part l'objet d'un accueil particulier, — ce qui ne laisse pas de froisser l'amour-propre de Nat Coverley. Cela s'explique, cependant, parce que la famille royale appartient au protestantisme, et que Jem Tankerdon est le plus notoire personnage de la section protestante de Milliard- City.
Le Quatuor Concertant n'est point oublié dans les présentations. La reine daigne affirmer à ses membres qu'elle serait charmée de les entendre et de les applaudir. Ils s'inclinent respectueusement, affirmant qu'ils sont aux ordres de Sa Majesté, et le surintendant prendra des mesures pour que la souveraine soit satisfaite.
Après l'audience, qui s'est prolongée pendant une demi-heure, les honneurs, décernés au cortège à son entrée au palais royal, lui sont de nouveau rendus à sa sortie.
On redescend vers Papeeté. Une halte est faite au cercle militaire, où les officiers ont préparé un lunch en l'honneur du gouverneur et de l'élite de la population milliardaise. Le champagne coule à pleins bords, les toasts se succèdent, et il est six heures, lorsque les embarcations débordent des quais de Papeeté pour rentrer à Tribord-Harbour.
Et, le soir, lorsque les artistes parisiens se retrouvent dans la salle du casino:
«Nous avons un concert en perspective, dit Frascolin. Que jouerons-nous à cette Majesté?… Comprendra-t-elle le Mozart ou le Beethoven?…
— On lui jouera de l'Offenbach, du Varney, du Lecoq ou de l'Audran! répond Sébastien Zorn.
— Non pas!… La bamboula est tout indiquée!» réplique Pinchinat, qui s'abandonne aux déhanchements caractéristiques de cette danse nègre.
XIV — De fêtes en fêtes
L'île de Tahiti est destinée à devenir un lieu de relâche pour Standard-Island. Chaque année, avant de poursuivre sa route vers le tropique du Capricorne, ses habitants séjourneront dans les parages de Papeeté. Reçus avec sympathie par les autorités françaises comme par les indigènes, ils s'en montrent reconnaissants en ouvrant largement leurs portes ou plutôt leurs ports. Militaires et civils de Papeeté affluent donc, parcourant la campagne, le parc, les avenues, et jamais aucun incident ne viendra, sans doute, altérer ces excellentes relations. Au départ, il est vrai, la police du gouverneur doit s'assurer que la population ne s'est point frauduleusement accrue par l'intrusion de quelques Tahitiens non autorisés à élire domicile sur son domaine flottant.
Il suit de là que, par réciprocité, toute latitude est donnée aux
Milliardais de visiter les îles du groupe, lorsque le commodore
Simcoë fera escale à l'une ou à l'autre.
En vue de cette relâche, quelques riches familles ont eu la pensée de louer des villas aux environs de Papeeté et les ont retenues d'avance par dépêche. Elles comptent s'y installer comme des Parisiens s'installent dans le voisinage de Paris, avec leurs domestiques et leurs attelages, afin d'y vivre de la vie des grands propriétaires, en touristes, en excursionnistes, en chasseurs même, pour peu qu'elles aient le goût de la chasse. Bref, on fera de la villégiature, sans avoir rien à craindre de ce climat salubre dont la température varie de quatorze à trente degrés entre avril et décembre, les autres mois de l'année constituant l'hiver de l'hémisphère méridional.
Au nombre des notables qui abandonnent leurs hôtels pour les confortables habitations de la campagne tahitienne, il faut citer les Tankerdon et les Coverley. M. et Mrs Tankerdon, leurs fils et leurs filles se transportent dès le lendemain dans un chalet pittoresque, situé sur les hauteurs de la pointe de Tatao. M. et Mrs Coverley, miss Diana et ses soeurs remplacent également leur palais de la Quinzième Avenue par une délicieuse villa, perdue sous les grands arbres de la pointe Vénus. Il existe entre ces habitations une distance de plusieurs milles, que Walter Tankerdon estime peut-être un peu longue. Mais il n'est pas en son pouvoir de rapprocher ces deux pointes du littoral tahitien. Du reste, des routes carrossables, convenablement entretenues les mettent en communication directe avec Papeeté.
Frascolin fait remarquer à Calistus Munbar que, puisqu'elles sont parties, les deux familles ne pourront assister à la visite du commandant-commissaire au gouverneur.
«Eh! tout est pour le mieux! répond le surintendant, dont l'oeil s'allume de finesse diplomatique. Cela évitera les conflits d'amour-propre. Si le représentant de la France venait d'abord chez les Coverley, que diraient les Tankerdon, et si c'était chez les Tankerdon, que diraient les Coverley? Cyrus Bikerstaff ne peut que s'applaudir de ce double départ.
— N'y a-t-il donc pas lieu d'espérer que la rivalité de ces familles prendra fin?… demande Frascolin.
— Qui sait? répond Calistus Munbar. Cela ne tient peut-être qu'à l'aimable Walter et à la charmante Diana…
— Il ne semble pas, cependant, que jusqu'ici cet héritier et cette héritière… observe Yvernès.
— Bon!… bon!… réplique le surintendant, il suffit d'une occasion, et, si le hasard ne la fait pas naître, nous nous chargerons de remplacer le hasard… pour le profit de notre île bien aimée!»
Et Calistus Munbar exécute sur ses talons une pirouette qu'eut applaudie Athanase Dorémus, et que n'aurait pas désavouée un marquis du grand siècle.
Dans l'après-midi du 20 octobre, le commandant-commissaire, l'ordonnateur, le secrétaire général, les principaux fonctionnaires du protectorat débarquent au quai de Tribord- Harbour. Ils sont reçus par le gouverneur avec les honneurs dus à leur rang. Des détonations éclatent aux batteries de l'Éperon et de la Poupe. Des cars, pavoisés aux couleurs françaises et milliardaises, conduisent le cortège à la capitale, où les salons de réception de l'hôtel de ville sont préparés pour cette entrevue. Sur le parcours, accueil flatteur de la population, et, devant le perron du palais municipal, échange de quelques discours officiels qui se tiennent dans une durée acceptable.
Puis, visite au temple, à la cathédrale, à l'observatoire, aux deux fabriques d'énergie électrique, aux deux ports, au parc, et enfin promenade circulaire sur les trams qui desservent le littoral. Un lunch est servi au retour dans la grande salle du casino. Il est six heures, lorsque le commandant-commissaire et sa suite se rembarquent pour Papeeté aux tonnerres de l'artillerie de Standard-Island, emportant un excellent souvenir de cette réception.
Le lendemain matin, 21 octobre, les quatre Parisiens se font débarquer à Papeeté. Ils n'ont invité personne à les accompagner, pas même le professeur de maintien, dont les jambes ne suffiraient plus à d'aussi longues pérégrinations. Ils sont libres comme l'air, — des écoliers en vacances, heureux de fouler sous leurs pieds un vrai sol de roches et de terre végétale.
En premier lieu, il s'agit de visiter Papeeté. La capitale de l'archipel est incontestablement une jolie ville. Le quatuor prend un réel plaisir à muser, à baguenauder sous les beaux arbres qui ombragent les maisons de la plage, les magasins de la marine, la manutention, et les principaux établissements de commerce établis au fond du port. Puis, remontant une des rues qui s'amorce au quai où fonctionne un railway de système américain, nos artistes s'aventurent à l'intérieur de la cité.
Là, les rues sont larges, aussi bien tracées au cordeau et à l'équerre que les avenues de Milliard-City, entre des jardins en pleine verdure et pleine fraîcheur. Même, à cette heure matinale, incessant va-et-vient des Européens et des indigènes, — et cette animation qui sera plus grande après huit heures du soir, se prolongera toute la nuit. Vous comprenez bien que les nuits des tropiques, et spécialement les nuits taïtiennes, ne sont pas faites pour qu'on les passe dans un lit, bien que les lits de Papeeté se composent d'un treillis en cordes filées avec la bourre de coco, d'une paillasse en feuilles de bananier, d'un matelas en houppes de fromager, sans parler des moustiquaires qui défendent le dormeur contre l'agaçante attaque des moustiques.
Quant aux maisons, il est facile de distinguer celles qui sont européennes de celles qui sont taïtiennes. Les premières, construites presque toutes en bois, surélevées de quelques pieds sur des blocs de maçonnerie, ne laissent rien à désirer en confort. Les secondes, assez rares dans la ville, semées avec fantaisie sous les ombrages, sont formées de bambous jointifs et tapissées de nattes, ce qui les rend propres, aérées et agréables.
Mais les indigènes?…
«Les indigènes?… dit Frascolin à ses camarades. Pas plus ici qu'aux Sandwich, nous ne retrouverons ces braves sauvages, qui, avant la conquête, dînaient volontiers d'une côtelette humaine et réservaient à leur souverain les yeux d'un guerrier vaincu, rôti suivant la recette de la cuisine taïtienne!
— Ab ça! il n'y a donc plus de cannibales en Océanie! s'écrie Pinchinat. Comment, nous aurons fait des milliers de milles sans en rencontrer un seul!
— Patience! répond le violoncelliste, en battant l'air de sa main droite comme le Rodin des Mystères de Paris, patience! Nous en trouverons peut-être plus qu'il n'en faudra pour satisfaire ta sotte curiosité!»
Il ne savait pas si bien dire! Les Taïtiens sont d'origine malaise, très probablement, et de cette race qu'ils désignent sous le nom de Maori. Raiatea, l'île Sainte, aurait été le berceau de leurs rois, — un berceau charmant que baignent les eaux limpides du Pacifique dans le groupe des îles Sous-le-Vent. Avant l'arrivée des missionnaires, la société taïtienne comprenait trois classes: celle des princes, personnages privilégiés, auxquels on reconnaissait le don de faire des miracles; les chefs ou propriétaires du sol, assez peu considérés, et asservis par les princes; puis, le menu peuple, ne possédant rien foncièrement, ou, quand il possédait, n'ayant jamais au delà de l'usufruit de sa terre. Tout cela s'est modifié depuis la conquête, et même avant, sous l'influence des missionnaires anglicans et catholiques. Mais ce qui n'a pas changé, c'est l'intelligence de ces indigènes, leur parole vive, leur esprit enjoué, leur courage à toute épreuve, la beauté de leur type. Les Parisiens ne furent point sans l'admirer dans la ville comme dans la campagne.
«Tudieu, les beaux garçons! disait l'un.
— Et quelles belles filles!» disait l'autre.
Oui! des hommes d'une taille au-dessus de la moyenne, le teint cuivré, comme imprégné par l'ardeur du sang, des formes admirables, telles que les a conservées la statuaire antique, une physionomie douce et avenante. Ils sont vraiment superbes, les Maoris, avec leurs grands yeux vifs, leurs lèvres un peu fortes, finement dessinées. Maintenant le tatouage de guerre tend à disparaître avec les occasions qui le nécessitaient autrefois.
Sans doute, les plus riches de l'île s'habillent à l'européenne, et ils ont encore bon air avec la chemise échancrée, le veston en étoffe rosé pâle, le pantalon qui retombe sur la bottine. Mais ceux-là ne sont pas pour attirer l'attention du quatuor. Non! Au pantalon de coupe moderne, nos touristes préfèrent le paréo dont la cotonnade coloriée et bariolée se drape depuis la ceinture jusqu'à la cheville, et, au lieu du chapeau de haute forme et même du panama, cette coiffure commune aux deux sexes, le hei, dans lequel s'entrelacent le feuillage et les fleurs.
Quant aux femmes, ce sont encore les poétiques et gracieuses otaïtiennes de Bougainville, soit que les pétales blancs du tiare, sorte de gardénia, se mêlent aux nattes noires déroulées sur leurs épaules, soit que leur tête se coiffe de ce léger chapeau fait avec l'épiderme d'un bourgeon de cocotier, et «dont le nom suave de revareva semble venir d'un rêve,» déclame Yvernès. Ajoutez au charme de ce costume, dont les couleurs, comme celles d'un kaléidoscope, se modifient au moindre mouvement, la grâce de la démarche, la nonchalance des attitudes, la douceur du sourire, la pénétration du regard, l'harmonieuse sonorité de la voix, et l'on comprendra pourquoi, dès que l'un répète:
«Tudieu, les beaux garçons!» les autres répondent en choeur «Et quelles belles filles!»
Lorsque le Créateur a façonné de si merveilleux types, aurait-il été possible qu'il n'eût pas songé à leur donner un cadre digne d'eux? Et qu'eût-il pu imaginer de plus délicieux que ces paysages taïtiens, dont la végétation est si intense sous l'influence des eaux courantes et de l'abondante rosée des nuits?
Pendant leurs excursions à travers l'île et les districts voisins de Papeeté, les Parisiens ne cessent d'admirer ce monde de merveilles végétales. Laissant les bords de la mer, plus favorables à la culture, où les forêts sont remplacées par des plantations de citronniers, d'orangers, d'arrow-root, de cannes à sucre, de caféiers, de cotonniers, par des champs d'ignames, de manioc, d'indigo, de sorgho, de tabac, ils s'aventurent sous ces épais massifs de l'intérieur, à la base des montagnes, dont les cimes pointent au-dessus du dôme des frondaisons. Partout d'élégants cocotiers d'une venue magnifique, des miros ou bois de rose, des casuarinas ou bois de fer, des tiairi ou bancouliers, des puraus, des tamanas, des ahis ou santals, des goyaviers, des manguiers, des taccas, dont les racines sont comestibles, et aussi le superbe taro, ce précieux arbre à pain, haut de tronc, lisse et blanc, avec ses larges feuilles d'un vert foncé, entre lesquelles se groupent de gros fruits à l'écorce comme ciselée, et dont la pulpe blanche forme la principale nourriture des indigènes.
L'arbre le plus commun avec le cocotier, c'est le goyavier, qui pousse jusqu'au sommet des montagnes ou peu s'en faut, et dont le nom est tuava en langue taïtienne. Il se masse en épaisses forêts, tandis que les puraus forment de sombres fourrés dont on sort à grand'peine, lorsqu'on a l'imprudence de s'engager au milieu de leurs inextricables fouillis.
Du reste, point d'animaux dangereux. Le seul quadrupède indigène est une sorte de porc, d'une espèce moyenne entre le cochon et le sanglier. Quant aux chevaux et aux boeufs, ils ont été importés dans l'île, où prospèrent aussi les brebis et les chèvres. La faune est donc beaucoup moins riche que la flore, même sous le rapport des oiseaux. Des colombes et des salanganes comme aux Sandwich. Pas de reptiles, sauf le cent-pieds et le scorpion. En fait d'insectes, des guêpes et des moustiques.
Les productions de Taïti se réduisent au coton, à la canne à sucre, dont la culture s'est largement développée au détriment du tabac et du café, puis à l'huile de coco, à l'arrow-root, aux oranges, à la nacre et aux perles.
Cependant, cela suffît pour alimenter un commerce important avec l'Amérique, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, avec la Chine en Asie, avec la France et l'Angleterre en Europe, soit une valeur de trois millions deux cent mille francs à l'importation, contrebalancée par quatre millions et demi à l'exportation.
Les excursions du quatuor se sont étendues jusqu'à la presqu'île de Tabaratu. Une visite rendue au fort Phaéton le met en rapport avec un détachement de soldats de marine, enchantés de recevoir des compatriotes.
Dans une auberge du port, tenue par un colon, Frascolin fait convenablement les choses. Aux indigènes des environs, au mutoï du district, on sert des vins français dont le digne aubergiste consent à se défaire à bon prix. En revanche, les gens de l'endroit offrent à leurs hôtes les productions du pays, des régimes venant de cette espèce de bananier, nommé feï, de belle couleur jaune, des ignames apprêtés de façon succulente, du maïore qui est le fruit de l'arbre à pain cuit à l'étouffée dans un trou empli de cailloux brûlants, et enfin une certaine confiture, à saveur aigrelette, provenant de la noix râpée du cocotier, et qui, sous le nom de taïero, se conserve dans des tiges de bambou.
Ce luncheon est très gai. Les convives fumèrent plusieurs centaines de ces cigarettes faites d'une feuille de tabac séchée au feu enroulée d'une feuille de pandanus. Seulement, au lieu d'imiter les Taïtiens et les Taïtiennes qui se les passaient de bouche en bouche, après en avoir tiré quelques bouffées, les Français se contentèrent de les fumer à la française. Et lorsque le mutoï lui offrit la sienne, Pinchinat le remercia d'un «mea maitaï», c'est-à-dire d'un très bien! dont l'intonation cocasse mit en belle humeur toute l'assistance.
Au cours de ces excursions, il va sans dire que les excursionnistes ne pouvaient songer à rentrer chaque soir à Papeeté ou à Standard-Island. Partout, d'ailleurs, dans les villages, dans les habitations éparses, chez les colons, chez les indigènes, ils sont reçus avec autant de sympathie que de confort.
Pour occuper la journée du 7 novembre, ils ont formé le projet de visiter la pointe Vénus, excursion à laquelle ne saurait se soustraire un touriste digne de ce nom.
On part dès le petit jour, d'un pied léger. On traverse sur un pont la jolie rivière de Fantahua. On remonte la vallée jusqu'à cette retentissante cascade, double de celle du Niagara en hauteur, mais infiniment moins large, qui tombe de soixante-quinze mètres avec un tumulte superbe. On arrive ainsi, en suivant la route accrochée au flanc de la colline Taharahi, sur le bord de la mer, à ce morne auquel Cook donna le nom de cap de l'Arbre, — nom justifié à cette époque par la présence d'un arbre isolé, actuellement mort de vieillesse. Une avenue, plantée de magnifiques essences, conduit, à partir du village de Taharahi, au phare qui se dresse à l'extrême pointe de l'île.
C'est en cet endroit, à mi-côte d'une colline verdoyante, que la famille Coverley a fixé sa résidence. Il n'y a donc aucun motif sérieux pour que Walter Tankerdon dont la villa s'élève loin, bien loin, au delà de Papeeté, pousse ses promenades du côté de la Pointe Vénus. Les Parisiens l'aperçoivent, cependant. Le jeune homme s'est transporté à cheval, aux environs du cottage Coverley. Il échange un salut avec les touristes français, et leur demande s'ils comptent regagner Papeeté le soir même.
«Non, monsieur Tankerdon, répond Frascolin. Nous avons reçu une invitation de mistress Coverley, et il est probable que nous passerons la soirée à la villa.
— Alors, messieurs, je vous dis au revoir,» réplique Walter Tankerdon. Et il semble que la physionomie du jeune homme s'est obscurcie, bien qu'aucun nuage n'ait voilé en cet instant le soleil. Puis, il pique des deux, et s'éloigne au petit trot, après avoir jeté un dernier regard sur la villa toute blanche entre les arbres. Mais aussi, pourquoi l'ancien négociant a-t-il reparu sous le richissime Tankerdon, et risque-t-il de semer la dissension dans cette Standard-Island qui n'a point été créée pour le souci des affaires!
«Eh! dit Pinchinat, peut-être aurait-il voulu nous accompagner, ce charmant cavalier?…
— Oui, ajoute Frascolin, et il est évident que notre ami Munbar pourrait bien avoir raison! Il s'en va tout malheureux de n'avoir pu rencontrer miss Dy Coverley…
— Ce qui prouve que le milliard ne fait pas le bonheur?» réplique ce grand philosophe d'Yvernès.
Pendant l'après-midi et la soirée, heures délicieuses passées au cottage avec les Coverley. Le quatuor retrouve dans la villa le même accueil qu'à l'hôtel de la Quinzième Avenue. Sympathique réunion, à laquelle l'art se mêle fort agréablement. On fait d'excellente musique, au piano s'entend. Mrs Coverley déchiffre quelques partitions nouvelles. Miss Dy chante en véritable artiste, et Yvernès, qui est doué d'une jolie voix, mêle son ténor au soprano de la jeune fille.
On ne sait trop pourquoi, — peut-être l'a-t-il fait à dessein, — Pinchinat glisse dans la conversation que ses camarades et lui ont aperçu Walter Tankerdon qui se promenait aux environs de la villa. Est-ce très adroit de sa part, et n'eût-il pas mieux valu se taire?… Non, et si le surintendant eût été là, il n'aurait pu qu'approuver Son Altesse. Un léger sourire, presque imperceptible, s'est ébauché sur les lèvres de miss Dy, ses jolis yeux ont brillé d'un vif éclat, et lorsqu'elle s'est remise à chanter, il semble que sa voix est devenue plus pénétrante.
Mrs Coverley la regarde un instant, se contentant de dire, tandis que M. Coverley fronce le sourcil:
«Tu n'es pas fatiguée, mon enfant?…
— Non, ma mère.
— Et vous, monsieur Yvernès?…
— Pas le moins du monde, madame. Avant ma naissance, j'ai dû être enfant de choeur dans une des chapelles du Paradis!» La soirée s'achève, et il est près de minuit, lorsque M. Coverley juge l'heure venue de prendre quelque repos. Le lendemain, enchanté de cette si simple et si cordiale réception, le quatuor redescend le chemin vers Papeeté.
La relâche à Taïti ne doit plus durer qu'une semaine. Suivant son itinéraire réglé d'avance, Standard-Island se remettra en route au sud-ouest. Et, sans doute, rien n'eût signalé cette dernière semaine pendant laquelle les quatre touristes ont complété leurs excursions, si un très heureux incident ne se fût produit à la date du 11 novembre.
La division de l'escadre française du Pacifique vient d'être signalée dans la matinée par le sémaphore de la colline qui s'élève en arrière de Papeeté.
À onze heures, un croiseur de première classe, le Paris, escorté de deux croiseurs de deuxième classe et d'une mouche, mouille sur rade.
Les saluts réglementaires sont échangés de part et d'autre, et le contre-amiral, dont le guidon flotte sur le Paris, descend à terre avec ses officiers.
Après les coups de canon officiels, auxquels les batteries de l'Éperon et de la Poupe joignent leurs tonnerres sympathiques, le contre-amiral et le commandant-commissaire des îles de la Société s'empressent de se rendre successivement visite.
C'est une bonne fortune pour les navires de la division, leurs officiers, leurs équipages, d'être arrivés sur la rade de Taïti, pendant que Standard-Island y séjourne encore. Nouvelles occasions de réceptions et de fêtes. Le Joyau du Pacifique est ouvert aux marins français, qui s'empressent d'en venir admirer les merveilles. Pendant quarante-huit heures, les uniformes de notre marine se mêlent aux costumes milliardais.
Cyrus Bikerstaff fait les honneurs de l'observatoire, le surintendant fait les honneurs du casino et autres établissements sous sa dépendance.
C'est dans ces circonstances qu'il est venu une idée à cet étonnant Calistus Munbar, une idée géniale dont la réalisation doit laisser d'inoubliables souvenirs. Et cette idée, il la communique au gouverneur, et le gouverneur l'adopte, sur avis du conseil des notables.
Oui! Une grande fête est décidée pour le 15 novembre. Son programme comprendra un dîner d'apparat et un bal donnés dans les salons de l'hôtel de ville. À cette époque les Milliardais en villégiature seront rentrés, puisque le départ doit s'effectuer deux jours après.
Les hauts personnages des deux sections ne manqueront donc point à ce festival en l'honneur de la reine Pomaré VI, des Taïtiens européens ou indigènes et de l'escadre française.
Calistus Munbar est chargé d'organiser cette fête, et l'on peut s'en rapporter à son imagination comme à son zèle. Le quatuor se met à sa disposition, et il est convenu qu'un concert figurera parmi les plus attractifs numéros du programme.
Quant aux invitations, c'est au gouverneur qu'incombe la mission de les répartir.
En premier lieu, Cyrus Bikerstaff va en personne prier la reine Pomaré, les princes et les princesses de sa cour d'assister à cette fête, et la reine daigne répondre par une acceptation. Mêmes remerciements de la part du commandant-commissaire et des hauts fonctionnaires français, du contre-amiral et de ses officiers, qui se montrent très sensibles à cette gracieuseté.
En somme, mille invitations sont lancées. Bien entendu, les mille invités ne doivent pas s'asseoir à la table municipale. Non! une centaine seulement: les personnes royales, les officiers de la division, les autorités du protectorat, les premiers fonctionnaires, le conseil des notables et le haut clergé de Standard-Island. Mais il y aura, dans le parc, banquets, jeux, feux d'artifice, — de quoi satisfaire la population.
Le roi et la reine de Malécarlie n'ont point été oubliés, cela va sans dire. Mais Leurs Majestés, ennemies de tout apparat, vivant à l'écart dans leur modeste habitation de la Trente-deuxième Avenue, remercièrent le gouverneur d'une invitation qu'ils regrettaient de ne pouvoir accepter.
«Pauvres souverains!» dit Yvernès.
Le grand jour arrivé, l'île se pavoise des couleurs françaises et taïtiennes, mêlées aux couleurs milliardaises.
La reine Pomaré et sa cour, en costumes de gala, sont reçues à Tribord-Harbour aux détonations de la double batterie. À ces détonations répondent les canons de Papeeté et les canons de la division navale.
Vers six heures du soir, après une promenade à travers le parc, tout ce beau monde a gagné le palais municipal superbement décoré.
Quel coup d'oeil offre l'escalier monumental dont chaque marche n'a pas coûté moins de dix mille francs, comme celui de l'hôtel Vanderbilt à New-York! Et dans la splendide salle à manger, les convives vont s'asseoir aux tables du festin.
Le code des préséances a été observé par le gouverneur avec un tact parfait. Il n'y aura pas matière à conflit entre les grandes familles rivales des deux sections. Chacun est heureux de la place qui lui est attribuée, — entre autres miss Dy Coverley, qui se trouve en face de Walter Tankerdon. Cela suffit au jeune homme et à la jeune fille, et mieux valait ne pas les rapprocher davantage.
Il n'est pas besoin de dire que les artistes français n'ont point à se plaindre. On leur a donné, en les mettant à la table d'honneur, une nouvelle preuve d'estime et de sympathie pour leur talent et leurs personnes.
Quant au menu de ce mémorable repas, étudié, médité, composé par le surintendant, il prouve que, même au point de vue des ressources culinaires, Milliard-City n'a rien à envier à la vieille Europe.
Qu'on en juge, d'après ce menu, imprimé en or sur vélin par les soins de Calistus Munbar.
Le potage à la d'Orléans,
La crème comtesse,
Le turbot à la Mornay,
Le filet de boeuf à la Napolitaine,
Les quenelles de volaille à la Viennoise,
Les mousses de foie gras à la Trévise.
Sorbets.
Les cailles rôties sur canapé,
La salade provençale,
Les petits pois à l'anglaise,
Bombe, macédoine, fruits,
Gâteaux variés,
Grissins au parmesan.
Vins: Château d'Yquem. — Château-Margaux. Chambertin. — Champagne.
Liqueurs variées
À la table de la reine d'Angleterre, de l'empereur de Russie, de l'empereur allemand ou du président de la République française, a- t-on jamais trouvé des combinaisons supérieures pour un menu officiel, et eussent-ils pu mieux faire les chefs de cuisine les plus en vogue des deux continents?
À neuf heures, les invités se rendent dans les salons du casino pour le concert. Le programme comporte quatre morceaux de choix, - - quatre, pas davantage:
Cinquième quatuor en la majeur: Op. 18 de Beethoven;
Deuxième quatuor en ré mineur: Op. 10 de Mozart;
Deuxième quatuor en ré majeur: Op. 64 (deuxième partie) d'Haydn;
Douzième quatuor en mi bémol d'Onslow.
Ce concert est un nouveau triomphe pour les exécutants parisiens, si heureusement embarqués, — quoi qu'en pût penser le récalcitrant violoncelliste, — à bord de Standard-Island!
Entre temps, Européens et étrangers prennent part aux divers jeux installés dans le parc. Des bals champêtres s'organisent sur les pelouses, et, pourquoi ne pas l'avouer, on danse au son des accordéons qui sont des instruments très en vogue chez les naturels des îles de la Société. Or, les marins français ont un faible pour cet appareil pneumatique, et comme les permissionnaires du Paris et autres navires de la division ont débarqué en grand nombre, les orchestres se trouvent au complet et les accordéons font rage. Les voix s'en mêlent aussi, et les chansons de bord répondent aux himerres, qui sont les airs populaires et favoris des populations océaniennes.
Au reste, les indigènes de Taïti, hommes et femmes, ont un goût prononcé pour le chant et pour la danse, où ils excellent. Ce soir-là, à plusieurs reprises, ils exécutent les figures de la répauipa, qui peut être considérée comme une danse nationale, et dont la mesure est marquée par le battement du tambour. Puis les chorégraphes de toute origine, indigènes ou étrangers, s'en donnent à coeur joie, grâce à l'excitation des rafraîchissements de toutes sortes offerts par la municipalité.
En même temps, des bals, d'une ordonnance et d'une composition plus sélect, réunissent, sous la direction d'Athanase Dorémus, les familles dans les salons de l'hôtel de ville. Les dames milliardaises et taïtiennes ont fait assaut de toilettes. On ne s'étonnera pas que les premières, clientes fidèles des couturiers parisiens, éclipsent sans peine, même les plus élégantes européennes de la colonie. Les diamants ruissellent sur leurs têtes, sur leurs épaules, à leur poitrine, et c'est entre elles seules que la lutte peut présenter quelque intérêt. Mais qui eût osé se prononcer pour Mrs Coverley ou Mrs Tankerdon, éblouissantes toutes les deux? Ce n'est certes pas Cyrus Bikerstaff, toujours si soucieux de maintenir un parfait équilibre entre les deux sections de l'île.
Dans le quadrille d'honneur ont figuré la souveraine de Taïti et son auguste époux, Cyrus Bikerstaff et Mrs Coverley, le contre- amiral et Mrs Tankerdon, le commodore Simcoë et la première dame d'honneur de la reine. En même temps, d'autres quadrilles sont formés, où les couples se mélangent, en ne consultant que leur goût ou leurs sympathies. Tout cet ensemble est charmant. Et, pourtant, Sébastien Zorn se tient à l'écart, dans une attitude sinon de protestation, du moins de dédain, comme les deux Romains grognons du fameux tableau de la Décadence. Mais Yvernès, Pinchinat, Frascolin, valsent, polkent, mazurkent avec les plus jolies Taïtiennes et les plus délicieuses jeunes filles de Standard-Island. Et qui sait si, ce soir-là, bien des mariages ne furent pas décidés fin de bal, — ce qui occasionnerait sans doute un supplément de travail aux employés de l'état civil?…
D'ailleurs, quelle n'a pas été la surprise générale, lorsque le hasard a donné Walter Tankerdon pour cavalier à miss Coverley dans un quadrille? Est-ce le hasard, et ce fin diplomate de surintendant ne l'a-t-il pas aidé par quelque combinaison savante? Dans tous les cas, c'est là l'événement du jour, gros peut-être de conséquences, s'il marque un premier pas vers la réconciliation des deux puissantes familles.
Après le feu d'artifice qui est tiré sur la grande pelouse, les danses reprennent dans le parc, à l'hôtel de ville, et se prolongent jusqu'au jour.
Telle est cette mémorable fête, dont le souvenir se perpétuera à travers la longue et heureuse série d'âges que l'avenir — il faut l'espérer, — réserve à Standard-Island.
Le surlendemain, la relâche étant terminée, le commodore Simcoë transmet dès l'aube ses ordres d'appareillage. Des détonations d'artillerie saluent le départ de l'île à hélice, comme elles ont salué son arrivée, et elle rend les saluts coups pour coups à Taïti et à la division navale.
La direction est nord-ouest, de manière à passer en revue les autres îles de l'archipel, le groupe Sous-le-Vent après le groupe du Vent.
On longe ainsi les pittoresques contours de Moorea, hérissée de pics superbes, dont la pointe centrale est percée à jour, Raiatea, l'île Sainte, qui fut le berceau de la royauté indigène, Bora- Bora, dominée par une montagne de mille mètres, puis les îlots Motu-Iti, Mapéta, Tubuai, Manu, anneaux de la chaîne taïtienne tendue à travers ces parages.
Le 19 novembre, à l'heure où le soleil décline à l'horizon, disparaissent les derniers sommets de l'archipel.
Standard-Island met alors le cap au sud-ouest, — orientation que les appareils télégraphiques indiquent sur les cartes disposées aux vitrines du casino.
Et qui observerait, en ce moment, le capitaine Sarol, serait frappé du feu sombre de ses regards, de la farouche expression de sa physionomie, lorsque, d'une main menaçante, il montre à ses Malais la route des Nouvelles-Hébrides, situées à douze cents lieues dans l'ouest!
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
SECONDE PARTIE
I — Aux Îles de Cook
Depuis six mois Standard-Island, partie de la baie de Madeleine, va d'archipel en archipel à travers le Pacifique. Pas un accident ne s'est produit au cours de sa merveilleuse navigation. À cette époque de l'année, les parages de la zone équatoriale sont calmes, le souffle des alizés est normalement établi entre les tropiques. D'ailleurs, lorsque quelque bourrasque ou tempête se déchaîne, la base solide qui porte Milliard-City, les deux ports, le parc, la campagne, n'en ressent pas la moindre secousse. La bourrasque passe, la tempête s'apaise. À peine s'en est-on aperçu à la surface du Joyau du Pacifique.
Ce qu'il y aurait plutôt lieu de craindre dans ces conditions, ce serait la monotonie d'une existence trop uniforme. Mais nos Parisiens sont les premiers à convenir qu'il n'en est rien. Sur cet immense désert de l'Océan se succèdent les oasis, — tels ces groupes qui ont été déjà visités, les Sandwich, les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, tels ceux que l'on explorera avant de reprendre la route du nord, les îles de Cook, les Samoa, les Tonga, les Fidji, les Nouvelles-Hébrides et d'autres peut- être. Autant de relâches variées, autant d'occasions attendues qui permettront de parcourir ces pays, si intéressants au point de vue ethnographique.
En ce qui concerne le Quatuor Concertant, comment songerait-il à se plaindre, si même il en avait le temps? Peut-il se considérer comme séparé du reste du monde? Les services postaux avec les deux continents ne sont-ils pas réguliers? Non seulement les navires à pétrole apportent leurs chargements pour les besoins des usines presque à jour fixe, mais il ne s'écoule pas une quinzaine sans que les steamers ne déchargent à Tribord-Harbour ou à Bâbord- Harbour leurs cargaisons de toutes sortes, et aussi le contingent d'informations et de nouvelles qui défrayent les loisirs de la population milliardaise.
Il va de soi que l'indemnité attribuée à ces artistes est payée avec une ponctualité qui témoigne des inépuisables ressources de la Compagnie. Des milliers de dollars tombent dans leur poche, s'y accumulent, et ils seront riches, très riches à l'expiration d'un pareil engagement. Jamais exécutants ne furent à pareille fête, et ils ne peuvent regretter les résultats «relativement médiocres» de leurs tournées à travers les États-Unis d'Amérique.
«Voyons, demanda un jour Frascolin au violoncelliste, es-tu revenu de tes préventions contre Standard-Island?
— Non, répond Sébastien Zorn.
— Et pourtant, ajoute Pinchinat, nous aurons un joli sac lorsque la campagne sera finie!
— Ce n'est pas tout d'avoir un joli sac, il faut encore être sûr de l'emporter avec soi!
— Et tu n'en es pas sûr?…
— Non.»À cela que répondre? Et pourtant, il n'y avait rien à craindre pour ledit sac, puisque le produit des trimestres était envoyé en Amérique sous forme de traites, et versé dans les caisses de la Banque de New-York. Donc, le mieux est de laisser le têtu s'encroûter dans ses injustifiables défiances.
En effet, l'avenir paraît plus que jamais assuré. Il semble que les rivalités des deux sections soient entrées dans une période d'apaisement. Cyrus Bikerstaff et ses adjoints ont lieu de s'en applaudir. Le surintendant se multiplie depuis «le gros événement du bal de l'hôtel de ville». Oui! Walter Tankerdon a dansé avec miss Dy Coverley. Doit-on en conclure que les rapports des deux familles soient moins tendus? Ce qui est certain, c'est que Jem Tankerdon et ses amis ne parlent plus de faire de Standard-Island une île industrielle et commerçante. Enfin, dans la haute société, on s'entretient beaucoup de l'incident du bal. Quelques esprits perspicaces y voient un rapprochement, peut-être plus qu'un rapprochement, une union qui mettra fin aux dissensions privées et publiques.
Et si ces prévisions se réalisent, un jeune homme et une jeune fille, assurément dignes l'un de l'autre, auront vu s'accomplir leur voeu le plus cher, nous croyons être en droit de l'affirmer.
Ce n'est pas douteux, Walter Tankerdon n'a pu rester insensible aux charmes de miss Dy Coverley. Cela date d'un an déjà. Étant donnée la situation, il n'a confié à personne le secret de ses sentiments. Miss Dy l'a deviné, elle l'a compris, elle a été touchée de cette discrétion. Peut-être même a-t-elle vu clair dans son propre coeur, et ce coeur est-il prêt à répondre à celui de Walter?… Elle n'en a rien laissé paraître, d'ailleurs. Elle s'est tenue sur la réserve que lui commandent sa dignité et l'éloignement que se témoignent les deux familles.
Cependant un observateur aurait pu remarquer que Walter et miss Dy ne prennent jamais part aux discussions qui s'élèvent parfois dans l'hôtel de la Quinzième Avenue comme dans celui de la Dix- neuvième. Lorsque l'intraitable Jem Tankerdon s'abandonne à quelque fulminante diatribe contre les Coverley, son fils courbe la tête, se tait, s'éloigne. Lorsque Nat Coverley tempête contre les Tankerdon, sa fille baisse les yeux, sa jolie figure pâlit, et elle essaie de changer la conversation, sans y réussir, il est vrai. Que ces deux personnages ne se soient aperçus de rien, c'est le lot commun des pères auxquels la nature a mis un bandeau sur les yeux. Mais, — du moins Calistus Munbar l'affirme, — Mrs Coverley et Mrs Tankerdon n'en sont plus à ce degré d'aveuglement. Les mères n'ont pas des yeux pour ne point voir, et cet état d'âme de leurs enfants est un sujet de constante appréhension, puisque le seul remède possible est inapplicable. Au fond, elles sentent bien que, devant les inimitiés des deux rivaux, devant leur amour- propre constamment blessé dans des questions de préséance, aucune réconciliation, aucune union n'est admissible… Et pourtant, Walter et miss Dy s'aiment… Leurs mères n'en sont plus à le découvrir…
Plus d'une fois déjà, le jeune homme a été sollicité de faire un choix parmi les jeunes filles à marier de la section bâbordaise. Il en est de charmantes, parfaitement élevées, d'une situation de fortune presque égale à la sienne, et dont les familles seraient heureuses d'une pareille union. Son père l'y a engagé de façon très nette, sa mère aussi, bien qu'elle se soit montrée moins pressante. Walter a toujours refusé, donnant pour prétexte qu'il ne se sent aucune propension au mariage. Or, l'ancien négociant de Chicago n'entend pas de cette oreille. Quand on possède plusieurs centaines de millions en dot, ce n'est pas pour rester célibataire. Si son fils ne trouve pas une jeune fille à son goût à Standard-Island, — de son monde s'entend, — eh bien! qu'il voyage, qu'il aille courir l'Amérique ou l'Europe!… Avec son nom, sa fortune, sans parler des agréments de sa personne, il n'aura que l'embarras du choix, — voulût-il d'une princesse de sang impérial ou royal!… Ainsi s'exprime Jem Tankerdon. Or, chaque fois que son père l'a mis au pied du mur, Walter s'est défendu de le franchir, ce mur, pour aller chercher femme à l'étranger. Et sa mère lui ayant dit une fois:
«Mon cher enfant, y a-t-il donc ici quelque jeune fille qui te plaise?…
— Oui, ma mère!» a-t-il répondu. Et, comme Mrs Tankerdon n'a pas été jusqu'à lui demander quelle était cette jeune fille, il n'a pas cru opportun de la nommer. Que pareille situation existe dans la famille Coverley, que l'ancien banquier de la Nouvelle-Orléans désire marier sa fille à l'un des jeunes gens qui fréquentent l'hôtel dont les réceptions sont très à la mode, cela n'est pas douteux. Si aucun d'eux ne lui agrée, eh bien, son père et sa mère l'emmèneront à l'étranger… Ils visiteront la France, l'Italie, l'Angleterre… Miss Dy répond alors qu'elle préfère ne point quitter Milliard-City… Elle se trouve bien à Standard-Island… Elle ne demande qu'à y rester… M. Coverley ne laisse pas d'être assez inquiet de cette réponse, dont le véritable motif lui échappe. D'ailleurs, Mrs Coverley n'a point posé à sa fille une question aussi directe que celle de Mrs Tankerdon à Walter, cela va de soi, et il est présumable que miss Dy n'aurait pas osé répondre avec la même franchise — même à sa mère. Voilà où en sont les choses. Depuis qu'ils ne peuvent plus se méprendre sur la nature de leurs sentiments, si le jeune homme et la jeune fille ont quelquefois échangé un regard, ils ne se sont jamais adressé une seule parole. Se rencontrent-ils, ce n'est que dans les salons officiels, aux réceptions de Cyrus Bikerstaff, lors de quelque cérémonie à laquelle les notables milliardais ne sauraient se dispenser d'assister, ne fût-ce que pour maintenir leur rang. Or, en ces circonstances, Walter Tankerdon et miss Dy Coverley observent une complète réserve, étant sur un terrain où toute imprudence pourrait amener des conséquences fâcheuses… Que l'on juge donc de l'effet produit après l'extraordinaire incident qui a marqué le bal du gouverneur, — incident où les esprits portés à l'exagération ont voulu voir un scandale, et dont toute la ville s'est entretenue le lendemain. Quant à la cause qui l'a provoqué, rien de plus simple. Le surintendant avait invité miss Coverley à danser… il ne s'est pas trouvé là au début du quadrille — ô le malin Munbar!… Walter Tankerdon s'est présenté à sa place et la jeune fille l'a accepté pour cavalier… Qu'à la suite de ce fait si considérable dans les mondanités de Milliard-City, il y ait eu des explications de part et d'autre, cela est probable, cela est même certain. M. Tankerdon a dû interroger son fils et M. Coverley sa fille à ce sujet. Mais qu'a-t-elle répondu, miss Dy?… Qu'a-t- il répondu, Walter?… Mrs Coverley et Mrs Tankerdon sont-elles intervenues, et quel a été le résultat de cette intervention?… Avec toute sa perspicacité de furet, toute sa finesse diplomatique, Calistus Munbar n'est pas parvenu à le savoir. Aussi, quand Frascolin l'interroge là-dessus, se contente-t-il de répondre par un clignement de son oeil droit, — ce qui ne veut rien dire, puisqu'il ne sait absolument rien. L'intéressant à noter, c'est que, depuis ce jour mémorable, lorsque Walter rencontre Mrs Coverley et miss Dy à la promenade, il s'incline respectueusement, et que la jeune fille et sa mère lui rendent son salut. À en croire le surintendant, c'est là un pas immense, «une enjambée sur l'avenir!» Dans la matinée du 25 novembre, a lieu un fait de mer qui n'a aucun rapport avec la situation des deux prépondérantes familles de l'île à hélice. Au lever du jour, les vigies de l'observatoire signalent plusieurs bâtiments de haut bord, qui font route dans la direction du sud-ouest. Ces navires marchent en ligne, conservant leurs distances. Ce ne peut être que la division d'une des escadres du Pacifique.
Le commodore Simcoë prévient télégraphiquement le gouverneur, et celui-ci donne des ordres pour que les saluts soient échangés avec ces navires de guerre.
Frascolin, Yvernès, Pinchinat, se rendent à la tour de l'observatoire, désireux d'assister à cet échange de politesses internationales.
Les lunettes sont braquées sur les bâtiments, au nombre de quatre, distants de cinq à six milles. Aucun pavillon ne bat à leur corne, et on ne peut reconnaître leur nationalité.
«Rien n'indique à quelle marine ils appartiennent? demande
Frascolin à l'officier.
— Rien, répondit celui-ci, mais, à leur apparence, je croirais volontiers que ces bâtiments sont de nationalité britannique. Du reste, dans ces parages, on ne rencontre guère que des divisions d'escadres anglaises, françaises ou américaines. Quels qu'ils soient, nous serons fixés lorsqu'ils auront gagné d'un ou deux milles.»
Les navires s'approchent avec une vitesse très modérée, et, s'ils ne changent pas leur route, ils devront passer à quelques encablures de Standard-Island.
Un certain nombre de curieux se portent à la batterie de l'Éperon et suivent avec intérêt la marche de ces navires.
Une heure plus tard, les bâtiments sont à moins de deux milles, des croiseurs d'ancien modèle, gréés en trois-mâts, très supérieurs d'aspect à ces bâtiments modernes réduits à une mâture militaire. De leurs larges cheminées s'échappent des volutes de vapeur que la brise de l'ouest chasse jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon.
Lorsqu'ils ne sont plus qu'à un mille et demi, l'officier est en mesure d'affirmer qu'ils forment la division britannique de l'Ouest-Pacifique, dont certains archipels, ceux de Tonga, de Samoa, de Cook, sont possédés par la Grande-Bretagne ou placés sous son protectorat.
L'officier se tient prêt alors à faire hisser le pavillon de Standard-Island, dont l'étamine, écussonnée d'un soleil d'or, se déploiera largement à la brise. On attend que le salut soit fait par le vaisseau amiral de la division.
Une dizaine de minutes s'écoulent. «Si ce sont des Anglais, observe Frascolin, ils ne mettent guère d'empressement à être polis!
— Que veux-tu? répond Pinchinat. John Bull a généralement son chapeau vissé sur la tête, et le dévissage exige une assez longue manipulation.» L'officier hausse les épaules. «Ce sont bien des Anglais, dit-il. Je les connais, ils ne salueront pas.»
En effet, aucun pavillon n'est hissé à la brigantine du navire de tête. La division passe, sans plus se soucier de l'île à hélice que si elle n'eût pas existé. Et d'ailleurs, de quel droit existe- t-elle? De quel droit vient-elle encombrer ces parages du Pacifique? Pourquoi l'Angleterre lui accorderait-elle attention, puisqu'elle n'a cessé de protester contre la fabrication de cette énorme machine qui, au risque d'occasionner des abordages, se déplace sur ces mers et coupe les routes maritimes?…
La division s'est éloignée comme un monsieur mal élevé qui se refuse à reconnaître les gens sur les trottoirs de Regent-Street ou du Strand, et le pavillon de Standard-Island reste au pied de la hampe.
De quelle manière, dans la ville, dans les ports, on traite cette hautaine Angleterre, cette perfide Albion, cette Carthage des temps modernes, il est aisé de l'imaginer.
Résolution est prise de ne jamais répondre à un salut britannique, s'il s'en fait, — ce qui est hors de toute supposition.
«Quelle différence avec notre escadre lors de son arrivée à Taïti! s'écrie Yvernès.
— C'est que les Français, réplique Frascolin, sont toujours d'une politesse…
— Sostenuta con expressione!» ajoute Son Altesse, en battant la mesure d'une main gracieuse.
Dans la matinée du 29 novembre, les vigies ont connaissance des premières hauteurs de l'archipel de Cook, situé par 20° de latitude sud et 160° de longitude ouest. Appelé des noms de Mangia et d'Harwey, puis du nom de Cook qui y débarqua en 1770, il se compose des îles Mangia, Rarotonga, Watim, Mittio, Hervey, Palmerston, Hage-meister, etc. Sa population, d'origine mahorie, descendue de vingt mille à douze mille habitants, est formée de Malais polynésiens, que les missionnaires européens convertirent au christianisme. Ces insulaires, très soucieux de leur indépendance, ont toujours résisté à l'envahissement exogène. Ils se croient encore les maîtres chez eux, bien qu'ils en arrivent peu à peu à subir l'influence protectrice — on sait ce que cela veut dire — du gouvernement de l'Australie anglaise.
La première île du groupe que l'on rencontre, c'est Mangia, la plus importante et la plus peuplée, — au vrai, la capitale de l'archipel. L'itinéraire y comporte une relâche de quinze jours.
Est-ce donc en cet archipel que Pinchinat fera connaissance avec les véritables sauvages, — ces sauvages à la Robinson Crusoë qu'il avait cherchés vainement aux Marquises, aux îles de la Société et de Nouka-Hiva? Sa curiosité de Parisien va-t-elle être satisfaite? Verra-t-il des cannibales absolument authentiques, ayant fait leurs preuves?…
«Mon vieux Zorn, dit-il ce jour-là à son camarade, s'il n'y a pas d'anthropophages ici, il n'y en a plus nulle part!
— Je pourrais te répondre: qu'est-ce que cela me fait? réplique le hérisson du quatuor. Mais je te demanderai: pourquoi… nulle part?…
— Parce qu'une île qui s'appelle «Mangia», ne peut être habitée que par des cannibales.» Et Pinchinat n'a que le temps d'esquiver le coup de poing que mérite son abominable calembredaine. Du reste, qu'il y ait ou non des anthropophages à Mangia, Son Altesse n'aura pas la possibilité d'entrer en communication avec eux.
En effet, lorsque Standard-Island est arrivée à un mille de Mangia, une pirogue, qui s'est détachée du port, se présente au pier de Tribord-Harbour. Elle porte le ministre anglais, simple pasteur protestant, lequel, mieux que les chefs mangiens, exerce son agaçante tyrannie sur l'archipel. Dans cette île, mesurant trente milles de circonférence, peuplée de quatre mille habitants, soigneusement cultivée, riche en plantations de taros, en champs d'arrow-root et d'ignames, c'est ce révérend qui possède les meilleures terres. À lui la plus confortable habitation d'Ouchora, capitale de l'île, au pied d'une colline hérissée d'arbres à pain, de cocotiers, de manguiers, de bouraaux, de pimentiers, sans parler d'un jardin en fleur, où s'épanouissent les coléas, les gardénias et les pivoines. Il est puissant par les mutois, ces policiers indigènes qui forment une escouade devant laquelle s'inclinent leurs Majestés mangiennes. Cette police défend de grimper aux arbres, de chasser et de pêcher les dimanches et fêtes, de se promener après neuf heures du soir, d'acheter les objets de consommation à des prix autres que ceux d'une taxe très arbitraire, le tout sous peine d'amendes payées en piastres, — la piastre valant cinq francs, — et dont le plus clair va dans la poche du peu scrupuleux pasteur.
Lorsque ce gros petit homme débarque, l'officier de port s'avance à sa rencontre, et des saluts sont échangés.
«Au nom du roi et de la reine de Mangia, dit l'Anglais, je présente les compliments de Leurs Majestés à Son Excellence le gouverneur de Standard-Island.
— Je suis chargé de les recevoir et de vous en remercier, monsieur le ministre, répond l'officier, en attendant que notre gouverneur aille en personne présenter ses hommages…
— Son Excellence sera la bien reçue,» dit le ministre dont la physionomie chafouine est véritablement pétrie d'astuce et d'avidité.
Puis, reprenant d'un ton doucereux: «L'état sanitaire de Standard-
Island ne laisse rien à désirer, je suppose?…
— Jamais il n'a été meilleur.
— Il se pourrait, cependant, que quelques maladies épidémiques, l'influenza, le typhus, la petite vérole…
— Pas même le coryza, monsieur le ministre. Veuillez donc nous faire délivrer la patente nette, et, dès que nous serons à notre poste de relâche, les communications avec Mangia s'établiront dans des conditions régulières…
— C'est que… répondit le pasteur, non sans une certaine hésitation, si des maladies…
— Je vous répète qu'il n'y en a pas trace.
— Alors les habitants de Standard-Island ont l'intention de débarquer…
— Oui… comme ils viennent de le faire récemment dans les autres groupes de l'est.
— Très bien… très bien… répond le gros petit homme. Soyez sûr qu'ils seront accueillis à merveille, du moment qu'aucune épidémie…
— Aucune, vous dis-je.
— Qu'ils débarquent donc… en grand nombre… Les habitants les recevront de leur mieux, car les Mangiens sont hospitaliers… Seulement…
— Seulement?…
— Leurs Majestés, d'accord avec le conseil des chefs, ont décidé qu'à Mangia comme dans les autres îles de l'archipel, les étrangers auraient à payer une taxe d'introduction…
— Une taxe?…
— Oui… deux piastres… C'est peu de chose, vous le voyez… deux piastres pour toute personne qui mettra le pied sur l'île.»
Très évidemment le ministre est l'auteur de cette proposition, que le roi, la reine, le conseil des chefs se sont empressés d'accepter, et dont un fort tantième est réservé à Son Excellence. Comme dans les groupes de l'Est-Pacifique, il n'avait jamais été question de semblables taxes, l'officier de port ne laisse pas d'exprimer sa surprise.
«Cela est sérieux?… demande-t-il.
— Très sérieux, affirme le ministre, et, faute du paiement de ces deux piastres, nous ne pourrions laisser personne.
— C'est bien!» répond l'officier.
Puis, saluant Son Excellence, il se rend au bureau téléphonique, et transmet au commodore la susdite proposition.
Ethel Simcoë se met en communication avec le gouverneur. Convient- il que l'île à hélice s'arrête devant Mangia, les prétentions des autorités mangiennes étant aussi formelles qu'injustifiées?
La réponse ne se fait pas attendre. Après en avoir conféré avec ses adjoints, Cyrus Bikerstaff refuse de se soumettre à ces taxes vexatoires. Standard-Island ne relâchera ni devant Mangia ni devant aucune autre des îles de l'archipel. Le cupide pasteur en sera pour sa proposition, et les Milliardais iront, dans les parages voisins, visiter des indigènes moins rapaces et moins exigeants.
Ordre est donc envoyé aux mécaniciens de lâcher la bride à leurs millions de chevaux-vapeur, et voilà comment Pinchinat fut privé du plaisir de serrer la main à d'honorables anthropophages, — s'il y en avait. Mais, qu'il se console! on ne se mange plus entre soi aux îles de Cook, — à regret peut-être!
Standard-Island prend direction à travers le large bras qui se prolonge jusqu'à l'agglomération des quatre îles, dont le chapelet se déroule au nord. Nombre de pirogues se montrent, les unes assez finement construites et gréées, les autres simplement creusées dans un tronc d'arbre, mais montées par de hardis pêcheurs, qui s'aventurent à la poursuite des baleines, si nombreuses en ces mers.
Ces îles sont très verdoyantes, très fertiles, et l'on comprend que l'Angleterre leur ait imposé son protectorat, en attendant qu'elle les range parmi ses propriétés du Pacifique. En vue de Mangia, on a pu apercevoir ses côtes rocheuses, bordées d'un bracelet de corail, ses maisons éblouissantes de blancheur, crépies d'une chaux vive qui est extraite des formations coralligènes, ses collines tapissées de la sombre verdure des essences tropicales, et dont l'altitude ne dépasse pas deux cents mètres.
Le lendemain, le commodore Simcoë a connaissance de Rarotonga, par ses hauteurs boisées jusqu'à leurs sommets. Vers le centre, pointe à quinze cents mètres un volcan, dont la cime émerge d'une frondaison d'épaisses futaies. Entre ces massifs se détache un édifice tout blanc, à fenêtres gothiques. C'est le temple protestant, bâti au milieu de larges forêts de mapés, qui descendent jusqu'au rivage. Les arbres, de grande taille, à puissante ramure, au tronc capricieux, sont déjetés, bossués, contournés comme les vieux pommiers de la Normandie ou les vieux oliviers de la Provence.
Peut-être, le révérend qui dirige les consciences rarotongiennes, de compte à demi avec le directeur de la Société allemande océanienne, entre les mains de laquelle se concentre tout le commerce de l'île, n'a-t-il pas établi des taxes d'étrangers, à l'exemple de son collègue de Mangia? Peut-être les Milliardais pourraient-ils, sans bourse délier, aller présenter leurs hommages aux deux reines qui s'y disputent la souveraineté, l'une au village d'Arognani, l'autre au village d'Avarua? Mais Cyrus Bikerstaff ne juge pas à propos d'atterrir sur cette île, et il est approuvé par le conseil des notables, habitués à être accueillis comme des rois en voyage. En somme, perte sèche pour ces indigènes, dominés par de maladroits anglicans, car les nababs de Standard-Island ont la poche bien garnie et la piastre facile.
À la fin du jour, on ne voit plus que le pic du volcan se dressant comme un style à l'horizon. Des myriades d'oiseaux de mer se sont embarqués sans permission et voltigent au-dessus de Standard- Island; mais, la nuit venue, ils s'enfuient à tire-d'aile, regagnant les îlots incessamment battus de la houle au nord de l'archipel.
Alors il se tient une réunion présidée par le gouverneur, et dans laquelle est proposée une modification à l'itinéraire. Standard- Island traverse des parages où l'influence anglaise est prédominante. Continuer à naviguer vers l'ouest, sur le vingtième parallèle, ainsi que cela avait été décidé, c'est faire route sur les îles Tonga, sur les îles Fidji. Or, ce qui s'est passé aux îles de Cook n'a rien de très encourageant. Ne convient-il pas plutôt de rallier la Nouvelle-Calédonie, l'archipel de Loyalty, ces possessions où le Joyau du Pacifique sera reçu avec toute l'urbanité française? Puis, après le solstice de décembre, on reviendrait franchement vers les zones équatoriales. Il est vrai, ce serait s'écarter de ces Nouvelles-Hébrides, où l'on doit rapatrier les naufragés du ketch et leur capitaine…
Pendant cette délibération à propos d'un nouvel itinéraire, les Malais se sont montrés en proie à une inquiétude très explicable, puisque, si la modification est adoptée, leur rapatriement sera plus difficile. Le capitaine Sarol ne peut cacher son désappointement, disons même sa colère, et quelqu'un qui l'eût entendu parler à ses hommes aurait sans doute trouvé son irritation plus que suspecte.
«Les voyez-vous, répétait-il, nous déposer aux Loyalty… ou à la
Nouvelle-Calédonie!… Et nos amis qui nous attendent à Erro-
mango!… Et notre plan si bien préparé aux Nouvelles-Hébrides!…
Est-ce que ce coup de fortune va nous échapper?…»
Par bonheur pour ces Malais, — par malheur pour Standard-Island, — le projet de changer l'itinéraire n'est pas admis. Les notables de Milliard-City n'aiment point qu'il soit apporté des modifications à leurs habitudes. La campagne sera poursuivie, telle que l'indique le programme arrêté au départ de la baie Madeleine. Seulement, afin de remplacer la relâche de quinze jours qui devait être faite aux îles de Cook, on décide de se diriger vers l'archipel des Samoa, en remontant au nord-ouest, avant de rallier le groupe des îles Tonga.
Et, lorsque cette décision est connue, les Malais ne peuvent dissimuler leur satisfaction…
Après tout, quoi de plus naturel, et ne doivent-ils pas se réjouir de ce que le conseil des notables n'ait pas renoncé à son projet de les rapatrier aux Nouvelles-Hébrides?
II — D'îles en îles
Si l'horizon de Standard-Island semble s'être rasséréné d'un côté, depuis que les rapports sont moins tendus entre les Tribordais et les Bâbordais, si cette amélioration est due au sentiment que Walter Tankerdon et miss Dy Coverley éprouvent l'un pour l'autre, si, enfin, le gouverneur et le surintendant ont lieu de croire que l'avenir ne sera plus compromis par des divisions intestines, le Joyau du Pacifique n'en est pas moins menacé dans son existence, et il est difficile qu'il puisse échapper à la catastrophe préparée de longue main. À mesure que son déplacement s'effectue vers l'ouest, il s'approche des parages où sa destruction est certaine, et l'auteur de cette criminelle machination n'est autre que le capitaine Sarol.
En effet, ce n'est point une circonstance fortuite qui a conduit les Malais au groupe des Sandwich. Le ketch n'a relâché à Honolulu que pour y attendre l'arrivée de Standard-Island, à l'époque de sa visite annuelle. La suivre après son départ, naviguer dans ses eaux sans exciter les soupçons, s'y faire recueillir comme naufragés, les siens et lui, puisqu'ils ne peuvent y être admis comme passagers, et alors, sous prétexte d'un rapatriement, la diriger vers les Nouvelle-Hébrides, telle a bien été l'intention du capitaine Sarol.
On sait comment ce plan, dans sa première partie, a été mis à exécution. La collision du ketch était imaginaire. Aucun navire ne l'a abordé aux approches de l'Équateur. Ce sont les Malais qui ont eux-mêmes sabordé leur bâtiment, mais de manière qu'il pût se maintenir à flot jusqu'au moment où arriveraient les secours demandés par le canon de détresse et de manière aussi qu'il fût prêt à couler, lorsque l'embarcation de Tribord-Harbour aurait recueilli son équipage. Dès lors, la collision ne serait pas suspectée, on ne contesterait pas la qualité de naufragés à des marins dont le bâtiment viendrait de sombrer, et il y aurait nécessité de leur donner asile.
Il est vrai, peut-être le gouverneur ne voudrait-il pas les garder? Peut-être les règlements s'opposaient-ils à ce que des étrangers fussent autorisés à résider sur Standard-Island? Peut- être déciderait-on de les débarquer au plus prochain archipel?… C'était une chance à courir, et le capitaine Sarol l'a courue. Mais, après avis favorable de la Compagnie, résolution a été prise de conserver les naufragés du ketch et de les conduire en vue des Nouvelles-Hébrides.
Ainsi sont allées les choses. Depuis quatre mois déjà, le capitaine Sarol et ses dix Malais séjournent en pleine liberté sur l'île à hélice. Ils ont pu l'explorer dans toute son étendue, en pénétrer tous les secrets, et ils n'ont rien négligé à cet égard. Cela marche à leur gré. Un instant, ils ont dû craindre que l'itinéraire ne fût modifié par le conseil des notables, et combien ils ont été inquiets — même jusqu'à risquer de se rendre suspects! Heureusement pour leurs projets, l'itinéraire n'a subi aucun changement. Encore trois mois, Standard-Island arrivera dans les parages des Nouvelles-Hébrides, et là doit se produire une catastrophe qui n'aura jamais eu d'égale dans les sinistres maritimes.
Il est dangereux pour les navigateurs, cet archipel des Nouvelles- Hébrides, non seulement par les écueils dont sont semés ses abords, par les courants de foudre qui s'y propagent, mais aussi eu égard à la férocité native d'une partie de sa population. Depuis l'époque où Quiros le découvrit en 1706, après qu'il eut été exploré par Bougainville en 1768, et par Cook en 1773, il fut le théâtre de monstrueux massacres, et peut-être sa mauvaise réputation est-elle propre à justifier les craintes de Sébastien Zorn sur l'issue de cette campagne maritime de Standard-Island. Kanaques, Papous, Malais, s'y mélangent aux noirs Australiens, perfides, lâches, réfractaires à toute tentative de civilisation. Quelques îles de ce groupe sont de véritables nids à forbans, et les habitants n'y vivent que de pirateries.
Le capitaine Sarol, Malais d'origine, appartient à ce type d'écumeurs, baleiniers, sandaliers, négriers, qui, ainsi que l'a observé le médecin de la marine Hagon lors de son voyage aux Nouvelles-Hébrides, infestent ces parages. Audacieux, entreprenant, habitué à courir les archipels suspects, très instruit en son métier, s'étant plus d'une fois chargé de diriger de sanglantes expéditions, ce Sarol n'en est pas à son coup d'essai, et ses hauts faits l'ont rendu célèbre sur cette portion de mer de l'Ouest-Pacifique.
Or, quelques mois avant, le capitaine Sarol et ses compagnons ayant pour complice la population sanguinaire de l'île Erromango, l'une des Nouvelles-Hébrides, ont préparé un coup qui leur permettra, s'il réussit, d'aller vivre en honnêtes gens partout où il leur plaira. Ils connaissent de réputation cette île à hélice qui, depuis l'année précédente, se déplace entre les deux tropiques. Ils savent quelles incalculables richesses renferme cette opulente Milliard-City. Mais, comme elle ne doit point s'aventurer si loin vers l'ouest, il s'agit de l'attirer en vue de cette sauvage Erromango, où tout est préparé pour en assurer la complète destruction.
D'autre part, bien que renforcés des naturels des îles voisines, ces Néo-Hébridais doivent compter avec leur infériorité numérique, étant donnée la population de Standard-Island, sans parler des moyens de défense dont elle dispose. Aussi n'est-il point question de l'attaquer en mer, comme un simple navire de commerce, ni de lui lancer une flotille de pirogues à l'abordage. Grâce aux sentiments d'humanité que les Malais auront su exploiter, sans éveiller aucun soupçon, Standard-Island ralliera les parages d'Erromango… Elle mouillera à quelques encablures… Des milliers d'indigènes l'envahiront par surprise… Ils la jetteront sur les roches… Elle s'y brisera… Elle sera livrée au pillage, aux massacres… En vérité, cette horrible machination a des chances de réussir. Pour prix de l'hospitalité qu'ils ont accordée au capitaine Sarol et à ses complices, les Milliardais marchent à une catastrophe suprême.
Le 9 décembre, le commodore Simcoë atteint le cent soixante et
onzième méridien, à son intersection avec le quinzième parallèle.
Entre ce méridien et le cent soixante-quinzième gît le groupe des
Samoa, visité par Bougainville en 1768, par Lapérouse en 1787, par
Edwards en 1791.
L'île Rose est d'abord relevée au nord-ouest, — île inhabitée qui ne mérite même pas l'honneur d'une visite.
Deux jours après, on a connaissance de l'île Manoua, flanquée des deux îlots d'Olosaga et d'Ofou. Son point culminant monte à sept cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer. Bien qu'elle compte environ deux mille habitants, ce n'est pas la plus intéressante l'archipel, et le gouverneur ne donne pas l'ordre d'y relâcher. Mieux vaut séjourner, pendant une quinzaine de jours, aux îles Tétuila, Upolu, Savaï, les plus belles de ce groupe, qui est beau entre tous. Manoua jouit pourtant d'une certaine célébrité dans les annales maritimes. En effet, c'est sur son littoral, à Ma-Oma, que périrent plusieurs des compagnons de Cook, au fond d'une baie à laquelle est restée le nom trop justifié de baie du Massacre.
Une vingtaine de lieues séparent Manoua de Tétuila, sa voisine. Standard-Island s'en approche pendant la nuit du 14 au 15 décembre. Ce soir-là, le quatuor, qui se promène aux environs de la batterie de l'Éperon, a «senti» cette Tétuila, bien qu'elle soit encore à une distance de plusieurs milles. L'air est embaumé des plus délicieux parfums.
«Ce n'est pas une île, s'écrie Pinchinat, c'est le magasin de Piver… c'est l'usine de Lubin… c'est une boutique de parfumeur à la mode…
— Si Ton Altesse n'y voit pas d'inconvénient, observe Yvernès, je préfère que tu la compares à une cassolette…
— Va pour une cassolette!» répond Pinchinat, qui ne veut point contrarier les envolées poétiques de son camarade.
Et, en vérité, on dirait qu'un courant d'effluves parfumés est apporté par la brise à la surface de ces eaux admirables. Ce sont les émanations de cette essence si pénétrante, à laquelle les Kanaques samoans ont donné le nom de «moussooi».
Au lever du soleil, Standard-Island longe Tétuila à six encablures de sa côte nord. On dirait d'une corbeille verdoyante, ou plutôt d'un étagement de forêts qui se développent jusqu'aux dernières cimes, dont la plus élevée dépasse dix-sept cents mètres. Quelques îlots la précèdent, entre autres celui d'Anuu. Des centaines de pirogues élégantes, montées par de vigoureux indigènes demi-nus, maniant leurs avirons sur la mesure à deux-quatre d'une chanson samoane, s'empressent de faire escorte. De cinquante à soixante rameurs, ce n'est pas un chiffre exagéré pour ces longues embarcations, d'une solidité qui leur permet de fréquenter la haute mer. Nos Parisiens comprennent alors pourquoi les premiers Européens donnèrent à ces îles le nom d'Archipel des Navigateurs. En somme, son véritable nom géographique est Hamoa ou préférablement Samoa.
Savaï, Upolu, Tétuila, échelonnées du nord-ouest au sud-est, Olosaga, Ofou, Manoua, réparties dans le sud-est, telles sont les principales îles de ce groupe d'origine volcanique. Sa superficie totale est de deux mille huit cents kilomètres carrés, et il renferme une population de trente-cinq mille six cents habitants. Il y a donc lieu de rabattre d'une moitié les recensements qui furent indiqués par les premiers explorateurs.
Observons que l'une quelconque de ces îles peut présenter des conditions climatériques aussi favorables que Standard-Island. La température s'y maintient entre vingt-six et trente-quatre degrés. Juillet et août sont les mois les plus froids, et les extrêmes chaleurs s'accusent en février. Par exemple, de décembre à avril, les Samoans sont noyés sous des pluies abondantes, et c'est aussi l'époque à laquelle se déchaînent bourrasques et tempêtes, si fécondes en sinistres.
Quant au commerce, entre les mains des Anglais d'abord, puis des Américains, puis des Allemands, il peut s'élever à dix-huit cent mille francs pour l'importation et à neuf cent mille francs pour l'exportation. Il trouve ses éléments dans certains produits agricoles, le coton dont la culture s'accroît chaque année, et le coprah, c'est-à-dire l'amande desséchée du coco.
Du reste, la population, qui est d'origine malayo-polynésienne, n'est mélangée que de trois centaines de blancs, et de quelques milliers de travailleurs recrutés dans les diverses îles de la Mélanésie. Depuis 1830, les missionnaires ont converti au christianisme les Samoans, qui gardent cependant certaines pratiques de leurs anciens rites religieux. La grande majorité des indigènes est protestante, grâce à l'influence allemande et anglaise. Néanmoins, le catholicisme y compte quelques milliers de néophytes, dont les Pères Maristes s'appliquent à augmenter le nombre, afin de combattre le prosélytisme anglo-saxon.
Standard-Island s'est arrêtée au sud de l'île Tétuila, à l'ouvert de la rade de Pago-Pago. Là est le véritable port de l'île, dont la capitale est Leone, située dans la partie centrale. Il n'y a, cette fois, aucune difficulté entre le gouverneur Cyrus Bikerstaff et les autorités samoanes. La libre pratique est accordée. Ce n'est pas Tétuila, c'est Upolu qu'habite le souverain de l'archipel, où sont établies les résidences anglaise, américaine et allemande. On ne procède donc pas à des réceptions officielles. Un certain nombre de Samoans profitent de la facilité qui leur est offerte pour visiter Milliard-City et «ses environs». Quant aux Milliardais, ils sont assurés que la population du groupe leur fera bon et cordial accueil.
Le port est au fond de la baie. L'abri qu'il offre contre les vents du large est excellent, et son accès facile. Les navires de guerre y viennent souvent en relâche.
Parmi les premiers débarqués, ce jour-là, on ne s'étonnera pas de rencontrer Sébastien Zorn et ses trois camarades, accompagnés du surintendant qui veut être des leurs. Calistus Munbar est comme toujours de charmante et débordante humeur. Il a appris qu'une excursion jusqu'à Leone, dans des voitures attelées de chevaux néozélandais, est organisée entre trois ou quatre familles de notables. Or, puisque les Coverley et les Tankerdon doivent s'y trouver, peut-être se produira-t-il encore un certain rapprochement entre Walter et miss Dy, qui ne sera point pour lui déplaire.
Tout en se promenant avec le quatuor, il cause de ce grand événement; il s'anime, il s'emballe suivant son ordinaire.
«Mes amis, répète-t-il, nous sommes en plein opéra-comique… Avec un heureux incident, on arrive au dénouement de la pièce… Un cheval qui s'emporte… une voiture qui verse…