L'île à hélice
— Une attaque de brigands!… dit Yvernès.
— Un massacre général des excursionnistes!… ajoute Pinchinat.
— Et cela pourrait bien arriver!… gronde le violoncelliste d'une voix funèbre, comme s'il eût tiré de lugubres sons de sa quatrième corde.
— Non, mes amis, non! s'écrie Calistus Munbar. N'allons pas jusqu'au massacre!… Il n'en faut pas tant!… Rien qu'un accident acceptable, dans lequel Walter Tankerdon serait assez heureux pour sauver la vie de miss Dy Coverley…
— Et là-dessus, un peu de musique de Boïeldieu ou d'Auber! dit Pinchinat, en faisant de sa main fermée le geste de tourner la manivelle d'un orgue.
— Ainsi, monsieur Munbar, répond Frascolin, vous tenez toujours à ce mariage?…
— Si j'y tiens, mon cher Frascolin! J'en rêve nuit et jour!… J'en perds ma bonne humeur! (Il n'y paraissait guère)… J'en maigris… (Cela ne se voyait pas davantage). J'en mourrai, s'il ne se fait…
— Il se fera, monsieur le surintendant, réplique Yvernès, en donnant à sa voix une sonorité prophétique, car Dieu ne voudrait pas la mort de Votre Excellence…
— Il y perdrait!» répond Calistus Munbar. Et tous se dirigent vers un cabaret indigène, où ils boivent à la santé des futurs époux quelques verres d'eau de coco en mangeant de savoureuses bananes. Un vrai régal pour les yeux de nos Parisiens, cette population samoane, répandue le long des rues de Pago-Pago, à travers les massifs qui entourent le port. Les hommes sont d'une taille au-dessus de la moyenne, le teint d'un brun jaunâtre, la tête arrondie, la poitrine puissante, les membres solidement musclés, la physionomie douce et joviale. Peut-être montrent-ils trop de tatouages sur les bras, le torse, même sur leurs cuisses que recouvre imparfaitement une sorte de jupe d'herbes ou de feuillage. Quant à leur chevelure, elle est noire, dit-on, lisse ou ondulée, suivant le goût du dandysme indigène. Mais, sous la couche de chaux blanche dont ils l'enduisent, elle forme perruque.
«Des sauvages Louis XV! fait observer Pinchinat. Il ne leur manque que l'habit, l'épée, la culotte, les bas, les souliers à talons rouges, le chapeau à plumes et la tabatière pour figurer aux petits levers de Versailles!»
Quant aux Samoanes, femmes ou jeunes filles, aussi rudimentairement vêtues que les hommes, tatouées aux mains et à la poitrine, la tête enguirlandée de gardénias, le cou orné de colliers d'hibiscus rouge, elles justifient l'admiration dont débordent les récits des premiers navigateurs — du moins tant qu'elles sont jeunes. Très réservées, d'ailleurs, d'une pruderie un peu affectée, gracieuses et souriantes, elles enchantent le quatuor, en lui souhaitant le «kalofa», c'est-à-dire le bonjour, prononcé d'une voix douce et mélodieuse.
Une excursion, ou plutôt un pèlerinage que nos touristes ont voulu faire, et qu'ils ont exécuté le lendemain, leur a procuré l'occasion de traverser l'île d'un littoral à l'autre. Une voiture du pays les conduit sur la côte opposée, à la baie de França, dont le nom rappelle un souvenir de la France. Là, sur un monument de corail blanc, inauguré en 1884, se détache une plaque de bronze qui porte en lettres gravées les noms inoubliables du commandant de Langle, du naturaliste Lamanon et de neuf matelots, — les compagnons de Lapérouse, — massacrés à cette place le 11 décembre 1787.
Sébastien Zorn et ses camarades sont revenus à Pago-Pago par l'intérieur de l'île. Quels admirables massifs d'arbres, enlacés de lianes, des cocotiers, des bananiers sauvages, nombre d'essences indigènes propres à l'ébénisterie! Sur la campagne s'étalent des champs de taros, de cannes à sucre, de caféiers, de cotonniers, de canneliers. Partout, des orangers, des goyaviers, des manguiers, des avocatiers, et aussi des plantes grimpantes, orchidées et fougères arborescentes. Une flore étonnamment riche sort de ce sol fertile, que féconde un climat humide et chaud. Pour la faune samoane, réduite à quelques oiseaux, à quelques reptiles à peu près inoffensifs, elle ne compte parmi les mammifères indigènes qu'un petit rat, seul représentant de la famille des rongeurs.
Quatre jours après, le 18 décembre, Standard-Island quitte Tétuila, sans que se soit produit l'»accident providentiel», tant désiré du surintendant. Mais il est visible que les rapports des deux familles ennemies continuent à se détendre.
C'est à peine si une douzaine de lieues séparent Tétuila d'Upolu. Dans la matinée du lendemain, le commodore Simcoë range successivement, à un quart de mille, les trois îlots Nun-tua, Samusu, Salafuta, qui défendent cette île comme autant de forts détachés. Il manoeuvre avec grande habileté, et, dans l'après- midi, vient prendre son poste de relâche devant Apia.
Upolu est la plus importante île de l'archipel avec ses seize mille habitants. C'est là que l'Allemagne, l'Amérique et l'Angleterre ont établi leurs résidents, réunis en une sorte de conseil pour la protection des intérêts de leurs nationaux. Le souverain du groupe, lui, «règne» au milieu de sa cour de Malinuu, à l'extrémité est de la pointe Apia.
L'aspect d'Upolu est le même que celui de Tétuila; un entassement de montagnes, dominé par le pic du mont de la Mission, qui constitue l'échine de l'île suivant sa longueur. Ces anciens volcans éteints sont actuellement couverts de forêts épaisses qui les enveloppent jusqu'à leur cratère. Du pied de ces montagnes, des plaines et des champs se relient à la bande alluvionnaire du littoral, où la végétation s'abandonne à toute la luxuriante fantaisie des tropiques.
Le lendemain, le gouverneur Cyrus Bikerstaff, ses deux adjoints, quelques notabilités, se font débarquer au port d'Apia. Il s'agit de faire une visite officielle aux résidents d'Allemagne, d'Angleterre et des États-Unis d'Amérique, cette sorte de municipalité composite, entre les mains de laquelle se concentrent les services administratifs de l'archipel.
Tandis que Cyrus Bikerstaff et sa suite se rendent chez ces résidents, Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès et Pinchinat, qui ont pris terre avec eux, occupent leurs loisirs à parcourir la ville.
Et, de prime abord, ils sont frappés du contraste que présentent les maisons européennes où les marchands tiennent boutique, et les cases de l'ancien village kanaque, où les indigènes ont obstinément gardé leur domicile. Ces habitations sont confortables, salubres, charmantes en un mot. Disséminées sur les bords de la rivière Apia, leurs basses toitures s'abritent sous l'élégant parasol des palmiers.
Le port ne manque pas d'animation. C'est le plus fréquenté du groupe, et la Société commerciale de Hambourg y entretient une flotille, qui est destinée au cabotage entre les Samoa et les îles environnantes.
Cependant, si l'influence de cette triplice anglaise, américaine et allemande est prépondérante en cet archipel, la France est représentée par des missionnaires catholiques dont l'honorabilité, le dévouement et le zèle la tiennent en bon renom parmi la population samoane. Une véritable satisfaction, une profonde émotion même saisit nos artistes, quand ils aperçoivent la petite église de la Mission, qui n'a point la sévérité puritaine des chapelles protestantes, et, un peu au delà, sur la colline, une maison d'école, dont le pavillon tricolore couronne le faîte.
Ils se dirigent de ce côté, et quelques minutes après ils sont reçus dans l'établissement français. Les Maristes font aux «falanis», — ainsi les Samoans appellent-ils les étrangers — un patriotique accueil. Là résident trois Pères, affectés au service de la Mission, qui en compte encore deux autres à Savaï, et un certain nombre de religieuses installées sur les îles.
Quel plaisir de causer avec le supérieur, d'un âge avancé déjà, qui habite les Samoa depuis nombre d'années! Il est si heureux de recevoir des compatriotes — et qui plus est — des artistes de son pays! La conversation est coupée de rafraîchissantes boissons dont la Mission possède la recette.
«Et, d'abord, dit le vieillard, ne pensez pas, mes chers fils, que les îles de notre archipel soient sauvages. Ce n'est pas ici que vous trouverez de ces indigènes qui pratiquent le cannibalisme…
— Nous n'en avons guère rencontré jusqu'alors, fait observer
Frascolin…
— À notre grand regret! ajoute Pinchinat.
— Comment… à votre regret?…
— Excusez, mon Père, cet aveu d'un curieux Parisien! C'est par amour de la couleur locale!
— Oh! fait Sébastien Zorn, nous ne sommes pas au bout de notre campagne, et peut-être en verrons-nous plus que nous ne le voudrons, de ces anthropophages réclamés par notre camarade…
— Cela est possible, répond le supérieur. Aux approches des groupes de l'ouest, aux Nouvelles-Hébrides, aux Salomons, les navigateurs ne doivent s'aventurer qu'avec une extrême prudence. Mais aux Taïti, aux Marquises, aux îles de la Société comme aux Samoa, la civilisation a fait des progrès remarquables. Je sais bien que les massacres des compagnons de Lapérouse ont valu aux Samoans la réputation de naturels féroces, voués aux pratiques du cannibalisme. Mais combien changés depuis, grâce à l'influence de la religion du Christ! Les indigènes de ce temps sont des gens policés, jouissant d'un gouvernement à l'européenne, avec deux chambres à l'européenne, et des révolutions…
— À l'européenne?… observe Yvernès.
— Comme vous le dites, mon cher fils, les Samoa ne sont pas exemptes de dissensions politiques!
— On le sait à Standard-Island, répond Pinchinat, car que ne sait-on pas, mon Père, en cette île bénie des dieux! Nous croyions même tomber ici au milieu d'une guerre dynastique entre deux familles royales…
— En effet, mes amis, il y a eu lutte entre le roi Tupua, qui descend des anciens souverains de l'archipel, que nous soutenons de toute notre influence, et le roi Malietoa, l'homme des Anglais et des Allemands. Bien du sang a été versé, surtout dans la grande bataille de décembre 1887. Ces rois se sont vus successivement proclamés, détrônés, et, finalement, Malietoa a été déclaré souverain par les trois puissances, en conformité des dispositions stipulées par la cour de Berlin… Berlin!»
Et le vieux missionnaire ne peut retenir un mouvement convulsif, tandis que ce nom s'échappe de ses lèvres.
«Voyez-vous, dit-il, jusqu'ici l'influence des Allemands a été dominante aux Samoa. Les neuf dixièmes des terres cultivées sont entre leurs mains. Aux environs d'Apia, à Suluafata, ils ont obtenu du gouvernement une concession très importante, à proximité d'un port qui pourra servir au ravitaillement de leurs navires de guerre. Les armes à tir rapide ont été introduites par eux… Mais tout cela prendra peut-être fin quelque jour…
— Au profit de la France?… demande Frascolin.
— Non… au profit du Royaume-Uni!
— Oh! fait Yvernès, Angleterre ou Allemagne…
— Non, mon cher enfant, répond le supérieur, il faut y voir une notable différence…
— Mais le roi Malietoa?… répond Yvernès.
— Eh bien, le roi Malietoa fut une autre fois renversé, et savez- vous quel est le prétendant qui aurait eu alors le plus de chances à lui succéder?… Un Anglais, l'un des personnages les plus considérables de l'archipel, un simple romancier…
— Un romancier?… —Oui… Robert Lewis Stevenson, l'auteur de l'Île au trésor et des Nuits arabes.
— Voilà donc où peut mener la littérature! s'écrie Yvernès.
— Quel exemple à suivre pour nos romanciers de France! réplique Pinchinat. Hein! Zola Ier, ayant été souverain des Samoans… reconnu par le gouvernement britannique, assis sur le trône des Tupua et des Malietoa, et sa dynastie succédant à la dynastie des souverains indigènes!… Quel rêve!»
La conversation prend fin, après que le supérieur a donné divers détails sur les moeurs des Samoans. Il ajoute que, si la majorité appartient à la religion protestante wesleyenne, il semble bien que le catholicisme fait chaque jour plus de progrès. L'église de la Mission est déjà trop petite pour les offices, et l'école exige un agrandissement prochain. Il s'en montre très heureux, et ses hôtes s'en réjouissent avec lui.
La relâche de Standard-Island à l'île Upolu s'est prolongée pendant trois jours. Les missionnaires sont venus rendre aux artistes français la visite qu'ils en avaient reçue. On les a promenés à travers Milliard-City, et ils ont été émerveillés. Et pourquoi ne pas dire que, dans la salle du casino, le Quatuor Concertant a fait entendre au Père et à ses collègues quelques morceaux de son répertoire? Il en a pleuré d'attendrissement, le bon vieillard, car il adore la musique classique, et, à son grand regret, ce n'est pas dans les festivals d'Upolu qu'il a jamais eu l'occasion de l'entendre.
La veille du départ, Sébastien Zorn, Frascolin, Pinchinat, Yvernès, accompagnés cette fois du professeur de grâce et de maintien, viennent prendre congé des missionnaires maristes. Il y a, de part et d'autre, des adieux touchants, — ces adieux de gens qui ne se sont vus que pendant quelques jours et qui ne se reverront jamais. Le vieillard les bénit en les embrassant, et ils se retirent profondément émus.
Le lendemain, 23 décembre, le commodore Simcoë appareille dès l'aube et Standard-Island se meut au milieu d'un cortège de pirogues, qui doivent l'escorter jusqu'à l'île voisine de Savaï.
Cette île n'est séparée d'Upolu que par un détroit de sept à huit lieues. Mais, le port d'Apia étant situé sur la côte septentrionale, il est nécessaire de longer cette côte pendant toute la journée avant d'atteindre le détroit.
D'après l'itinéraire arrêté par le gouverneur, il ne s'agit pas de faire le tour de Savaï, mais d'évoluer entre elle et Upolu, afin de se rabattre, par le sud-ouest, sur l'archipel des Tonga. Il suit de là que Standard-Island ne marche qu'à une vitesse très modérée, ne voulant pas s'engager, pendant la nuit, à travers cette passe que flanquent les deux petites îles d'Apolinia et de Manono.
Le lendemain, au lever du jour, le commodore Simcoë manoeuvre entre ces deux îlots, dont l'un, Apolinia, ne compte guère que deux cent cinquante habitants, et l'autre, Manono, un millier. Ces indigènes ont la réputation justifiée d'être les plus braves comme les plus honnêtes Samoans de l'archipel.
De cet endroit, on peut admirer Savaï dans toute sa splendeur. Elle est protégée par d'inébranlables falaises de granit contre les attaques d'une mer que les ouragans, les tornades, les cyclones de la période hivernale, rendent formidable. Cette Savaï est couverte d'une épaisse forêt que domine un ancien volcan, haut de douze cents mètres, meublée de villages étincelants sous le dôme des palmiers gigantesques, arrosée de cascades tumultueuses, trouée de profondes cavernes d'où s'échappent en violents échos les coups de mer de son littoral.
Et, si l'on en croit les légendes, cette île fut l'unique berceau des races polynésiennes, dont ses onze mille habitants ont conservé le type le plus pur. Elle s'appelait alors Savaïki, le fameux Éden des divinités mahories.
Standard-Island s'en éloigne lentement et perd de vue ses derniers sommets dans la soirée du 24 décembre.
III — Concert à la cour
Depuis le 21 décembre, le soleil, dans son mouvement apparent, après s'être arrêté sur le tropique du Capricorne, a recommencé sa course vers le nord, abandonnant ces parages aux intempéries de l'hiver et ramenant l'été sur l'hémisphère septentrional.
Standard-Island n'est plus qu'à une dizaine de degrés de ce tropique. À descendre jusqu'aux îles de Tonga-Tabou, elle atteindra la latitude extrême fixée par l'itinéraire, et reprendra sa route au nord, se maintenant ainsi dans les conditions climatériques les plus favorables. Il est vrai, elle ne pourra éviter une période d'extrêmes chaleurs, pendant que le soleil embrasera son zénith; mais ces chaleurs seront tempérées par la brise de mer, et diminueront avec l'éloignement de l'astre dont elles émanent.
Entre les Samoa et l'île principale de Tonga-Tabou, on compte huit degrés, soit neuf cents kilomètres environ. Il n'y pas lieu de forcer la vitesse. L'île à hélice ira en flânant sur cette mer constamment belle, non moins tranquille que l'atmosphère à peine troublée d'orages rares et rapides. Il suffit d'être à Tonga-Tabou vers les premiers jours de janvier, d'y relâcher une semaine, puis de se diriger sur les Fidji. De là, Standard-Island remontera du côté des Nouvelles-Hébrides, où elle déposera l'équipage malais; puis, le cap au nord-est, elle regagnera les latitudes de la baie Madeleine, et sa seconde campagne sera terminée.
La vie se continue donc à Milliard-City au milieu d'un calme inaltérable. Toujours cette existence d'une grande ville d'Amérique ou d'Europe, — les communications constantes avec le nouveau continent par les steamers ou les câbles télégraphiques, les visites habituelles des familles, le rapprochement manifeste qui s'opère entre les deux sections rivales, les promenades, les jeux, les concerts du quatuor toujours en faveur auprès des dilettanti.
La Noël venue, le Christmas, si cher aux protestants et aux catholiques, est célébré en grande pompe au temple et à Saint-Mary Church, comme dans les palais, les hôtels, les maisons du quartier commerçant. Cette solennité va mettre toute l'île en fête pendant la semaine qui commence à Noël pour finir au premier janvier.
Entre temps, les journaux de Standard-Island, le Starboard- Chronicle, le New-Herald, ne cessent d'offrir à leurs lecteurs les récentes nouvelles de l'intérieur et de l'étranger. Et même une nouvelle, publiée simultanément par ces deux feuilles, donne lieu à nombre de commentaires.
En effet, on a pu lire dans le numéro du 26 décembre que le roi de Malécarlie s'est rendu à l'hôtel de ville, où le gouverneur lui a donné audience. Quel but avait cette visite de Sa Majesté… quel motif?… Des racontars de toutes sortes courent la ville, et ils se fussent sans doute appuyés sur les plus invraisemblables hypothèses, si, le lendemain, les journaux n'eussent rapporté une information positive à ce sujet.
Le roi de Malécarlie a sollicité un poste à l'observatoire de Standard-Island, et l'administration supérieure a immédiatement fait droit à sa demande.
«Parbleu, s'est écrié Pinchinat, il faut habiter Milliard-City pour voir de ces choses-là!… Un souverain, sa lunette aux yeux, guettant les étoiles à l'horizon!…
— Un astre de la terre, qui interroge ses frères du firmament!…» répond Yvernès. La nouvelle est authentique, et voici pourquoi Sa Majesté s'est trouvée dans l'obligation de solliciter cette place.
C'était un bon roi, le roi de Malécarlie, c'était une bonne reine, la princesse sa femme. Ils faisaient tout le bien que peuvent faire, dans un des États moyens de l'Europe, des esprits éclairés, libéraux, sans prétendre que leur dynastie, quoiqu'elle fût une des plus anciennes du vieux continent, eût une origine divine. Le roi était très instruit des choses de science, très appréciateur des choses d'art, passionné pour la musique surtout. Savant et philosophe, il ne s'aveuglait guère sur l'avenir des souverainetés européennes. Aussi était-il toujours prêt à quitter son royaume, dès que son peuple ne voudrait plus de lui. N'ayant pas d'héritier direct, ce n'est point à sa famille qu'il ferait tort, quand le moment lui paraîtrait venu d'abandonner son trône et de se décoiffer de sa couronne.
Ce moment arriva, il y a trois ans. Pas de révolution d'ailleurs, dans le royaume de Malécarlie, ou du moins pas de révolution sanglante. D'un commun accord, le contrat fut rompu entre Sa Majesté et ses sujets. Le roi redevint un homme, ses sujets devinrent des citoyens, et il partit sans plus de façon qu'un voyageur dont le ticket a été pris au chemin de fer, laissant un régime se substituer à un autre.
Vigoureux encore à soixante ans, le roi jouissait d'une constitution, — meilleure peut-être que celle dont son ancien royaume essayait de se doter. Mais la santé de la reine, assez précaire, réclamait un milieu qui fût à l'abri des brusques changements de température. Or, cette presque uniformité de conditions climatériques, il était difficile de la rencontrer autre part qu'à Standard-Island, du moment qu'on ne pouvait pas s'imposer la fatigue de courir après les belles saisons sous des latitudes successives. Il semblait donc que l'appareil maritime de Standard-Island Company présentait ces divers avantages, puisque les nababs les plus haut cotés des États-Unis en avaient fait leur ville d'adoption.
C'est pourquoi, dès que l'île à hélice eut été créée, le roi et la reine de Malécarlie résolurent d'élire domicile à Milliard-City. L'autorisation leur en fut accordée, moyennant qu'ils y vivraient en simples citoyens, sans aucune distinction ni privilège. On peut être certain que Leurs Majestés ne songeaient point à vivre autrement. Un petit hôtel leur est loué dans la Trente-neuvième Avenue de la section tribordaise, entouré d'un jardin qui s'ouvre sur le grand parc. C'est là que demeurent les deux souverains, très à l'écart, ne se mêlant en aucune façon aux rivalités et intrigues des sections rivales, se contentant d'une existence modeste. Le roi s'occupe d'études astronomiques, pour lesquelles il a toujours eu un goût très prononcé. La reine, catholique sincère, mène une vie à demi claustrale, n'ayant pas même l'occasion de se consacrer à des oeuvres charitables, puisque la misère est inconnue sur ce Joyau du Pacifique.
Telle est l'histoire des anciens maîtres du royaume de Malécarlie, — une histoire que le surintendant a racontée à nos artistes, ajoutant que ce roi et cette reine étaient les meilleures gens qu'il fût possible de rencontrer, bien que leur fortune fût relativement très réduite.
Le quatuor, très ému devant cette déchéance royale, supportée avec tant de philosophie et de résignation, éprouve pour les souverains détrônés une respectueuse sympathie. Au lieu de se réfugier en France, cette patrie des rois en exil, Leurs Majestés ont fait choix de Standard-Island, comme d'opulents personnages font choix d'une Nice ou d'une Corfou pour raison de santé. Sans doute, ils ne sont pas des exilés, ils n'ont point été chassés de leur royaume, ils auraient pu y demeurer, ils pouvaient y revenir, en ne réclamant que leurs droits de citoyens. Mais ils n'y songent point et se trouvent bien de cette paisible existence, en se conformant aux lois et règlements de l'île à hélice.
Que le roi et la reine de Malécarlie ne soient pas riches, rien de plus vrai, si on les compare à la majorité des Milliardais, et relativement aux exigences de la vie à Milliard-City. Que voulez- vous y faire avec deux cent mille francs de rente, quand le loyer d'un modeste hôtel en coûte cinquante mille. Or, les ex-souverains étaient déjà peu fortunés au milieu des empereurs et des rois de l'Europe, — lesquels ne font pas grande figure eux-mêmes à côté des Gould, des Vanderbilt, des Rothschild, des Astor, des Makay et autres dieux de la finance. Aussi, quoique leur train ne comportât aucun luxe, — rien que le strict nécessaire, — ils n'ont pas laissé d'être gênés. Or la santé de la reine s'accommode si heureusement de cette résidence que le roi n'a pu avoir la pensée de l'abandonner. Alors il a voulu «accroître ses revenus par son travail, et, une place étant devenue vacante à l'observatoire, — une place dont les émoluments sont très élevés, — il est allé la demander au gouverneur. Cyrus Bikerstaff, après avoir consulté par un câblogramme l'administration supérieure de Madeleine-bay, a disposé de la place en faveur du souverain, et voilà comment les journaux ont pu annoncer que le roi de Malécarlie venait d'être nommé astronome à Standard-Island.
Quelle matière à conversations en tout autre pays! Ici on en a parlé pendant deux jours, puis on n'y pense plus. Cela paraît tout naturel qu'un roi cherche dans le travail la possibilité de continuer cette tranquille existence à Milliard-City. C'est un savant: on profitera de sa science. Il n'y a rien là que de très honorable. S'il découvre quelque nouvel astre, planète, comète ou étoile, on lui donnera son nom qui figurera avec honneur parmi les noms mythologiques dont fourmillent les annuaires officiels.
En se promenant dans le parc, Sébastien Zorn, Pinchinat, Yvernès, Frascolin, se sont entretenus de cet incident. Dans la matinée, ils ont vu le roi qui se rendait à son bureau, et ils ne sont pas encore assez américanisés pour accepter cette situation au moins peu ordinaire. Aussi dialoguent-ils à ce sujet, et Frascolin est- il amené à dire:
«Il paraît que si Sa Majesté n'avait pas été capable de remplir les fonctions d'astronome, elle aurait pu donner des leçons comme professeur de musique.
— Un roi courant le cachet! s'écrie Pinchinat.
— Sans doute, et au prix que ses riches élèves lui eussent payé ses leçons…
— En effet, on le dit très bon musicien, observe Yvernès.
— Je ne suis pas surpris qu'il soit fou de musique, ajoute Sébastien Zorn, puisque nous l'avons vu se tenir à la porte du casino, pendant nos concerts, faute de pouvoir louer un fauteuil pour la reine et pour lui!
— Eh! les ménétriers, j'ai une idée! dit Pinchinat.
— Une idée de Son Altesse, réplique le violoncelliste, ce doit être une idée baroque!
— Baroque ou non, mon vieux Sébastien, répond Pinchinat, je suis sûr que tu l'approuveras.
— Voyons l'idée de Pinchinat, dit Frascolin.
— Ce serait d'aller donner un concert à Leurs Majestés, à elles seules, dans leur salon, et d'y jouer les plus beaux morceaux de notre répertoire.
— Eh! fait Sébastien Zorn, sais-tu qu'elle n'est pas mauvaise, ton idée!
— Parbleu! j'en ai, de ce genre-là, plein la tête, et quand je la secoue…
— Ça sonne comme un grelot! répond Yvernès.
— Mon brave Pinchinat, dit Frascolin, contentons-nous pour aujourd'hui de ta proposition. Je suis certain que nous ferons grand plaisir à ce bon roi et à cette bonne reine.
— Demain, nous écrirons pour demander une audience, dit Sébastien
Zorn.
— Mieux que cela! répond Pinchinat. Ce soir même, présentons-nous à l'habitation royale avec nos instruments comme une troupe musiciens qui viennent donner une aubade…
— Tu veux dire une sérénade, réplique Yvernès, puisque ce sera à la nuit…
— Soit, premier violon sévère mais juste! Ne chicanons pas sur les mots!… Est-ce décidé?…
— C'est décidé.» Ils ont vraiment une excellente pensée. Nul doute que le roi dilettante soit très sensible à cette délicate attention des artistes français et très heureux de les entendre. Donc, à la tombée du jour, le Quatuor Concertant, chargé de trois étuis à violon et d'une boîte à violoncelle, quitte le casino, et se dirige vers la Trente-neuvième Avenue, située à l'extrémité de la section tribordaise. Très simple demeure, précédée d'une petite cour avec pelouse verdoyante. D'un côté, les communs; de l'autre, les écuries qui ne sont point utilisées. La maison ne se compose que d'un rez-de-chaussée auquel on accède par un perron, et d'un étage, surmonté d'une fenêtre mezzanine et d'un toit mansardé. Sur la droite et sur la gauche deux magnifiques micocouliers ombragent le double sentier par lequel on se rend au jardin. Sous les massifs de ce jardin, qui ne mesure pas deux cents mètres superficiels, s'étend un tapis gazonné. Ne songez point à comparer ce cottage aux hôtels des Coverley, des Tankerdon et autres notables de Milliard-City. C'est la retraite d'un sage, qui vit à l'écart, d'un savant, d'un philosophe. Abdolonyme s'en fût contenté en descendant du trône des rois de Sidon. Le roi de Malécarlie a pour unique chambellan son valet de chambre, et la reine pour toute dame d'honneur, sa femme de chambre. Qu'on y adjoigne une cuisinière américaine, c'est là tout le personnel attaché au service de ces souverains déchus, qui traitaient autrefois de frère à frère avec les empereurs du vieux continent. Frascolin pousse un bouton électrique. Le valet de chambre ouvre la porte de la grille. Frascolin fait connaître le désir que ses camarades et lui, des artistes français, ont de présenter leurs hommages à Sa Majesté, et ils demandent la faveur d'être reçus.
Le domestique les prie d'entrer, et ils s'arrêtent devant le perron.
Presque aussitôt, le valet de chambre revient les informer que le roi les recevra avec plaisir. On les introduit dans le vestibule où ils déposent leurs instruments, puis dans le salon où Leurs Majestés entrent à l'instant même.
Ce fut là tout le cérémonial de cette réception.
Les artistes se sont inclinés, pleins de respect devant le roi et la reine. La reine, très simplement vêtue d'étoffes sombres, n'est coiffée que de sa chevelure abondante, dont les boucles grises donnent un charme extrême à sa figure un peu pâle, à son regard légèrement voilé. Elle va s'asseoir sur un fauteuil, placé près de la fenêtre qui ouvre sur le jardin, au delà duquel se dessinent les massifs du parc.
Le roi, debout, répond au salut de ses visiteurs, et les invite à lui faire connaître quel motif les a conduits dans cette maison, perdue à l'extrême quartier de Milliard-City.
Tous quatre se sentent émus en regardant ce souverain dont la personne est empreinte d'une inexprimable dignité. Son regard est vif sous des sourcils presque noirs — le regard profond du savant. Sa barbe blanche tombe large et soyeuse sur sa poitrine. Sa physionomie, dont un charmant sourire tempère le caractère un peu sérieux, ne peut que lui assurer la sympathie des personnes qui l'approchent.
Frascolin prend la parole, et, non sans que sa voix tremble quelque peu:
«Nous remercions Votre Majesté, dit-il, d'avoir daigné recevoir des artistes qui désiraient lui offrir leurs respectueux hommages.
— La reine et moi, répond le roi, nous vous remercions, messieurs, et nous sommes touchés de votre démarche. Sur cette île, où nous espérons achever une existence si troublée, il semble que vous ayez apporté un peu de ce bon air de votre France! Messieurs, vous n'êtes point inconnus d'un homme qui, tout en s'occupant de sciences, aime passionnément la musique, cet art auquel vous devez un si beau renom dans le monde artiste. Nous connaissons les succès que vous avez obtenus en Europe, en Amérique. Ces applaudissements qui ont accueilli à Standard-Island le Quatuor Concertant, nous y avons pris part, — d'un peu loin, il est vrai. Aussi avons-nous un regret, c'est de ne vous avoir pas encore entendus comme il convient de vous entendre.»
Le roi indique des sièges à ses hôtes; puis il se place devant la cheminée, dont le marbre supporte un magnifique buste de la reine, jeune encore, par Franquetti.
Pour entrer en matière, Frascolin n'a qu'à répondre à la dernière phrase prononcée par le roi.
«Votre Majesté a raison, dit-il, et le regret qu'elle exprime n'est-il pas justifié en ce qui concerne le genre de musique dont nous sommes les interprètes. La musique de chambre, ces quatuors des maîtres de la musique classique, demandent plus d'intimité que ne comporte une nombreuse assistance. Il leur faut un peu du recueillement d'un sanctuaire…
— Oui, messieurs, dit la reine, cette musique doit être écoutée comme on écouterait quelques pages d'une harmonie céleste, et c'est bien un sanctuaire qui lui convient…
— Que le roi et la reine, dit alors Yvernès, nous permettent donc de transformer ce salon en sanctuaire pour une heure, et de nous faire entendre de Leurs Majestés seules…»
Yvernès n'a pas achevé ces paroles que la physionomie des deux souverains s'est animée. «Messieurs, répond le roi, vous voulez… vous avez eu cette pensée…
— C'est le but de notre visite…
— Ah! dit le roi, en leur tendant la main, je reconnais là des musiciens français, chez lesquels le coeur égale le talent!… Je vous remercie au nom de la reine et au mien, messieurs!… Rien… non! rien ne pouvait nous faire plus de plaisir!»
Et, tandis que le valet de chambre reçoit l'ordre d'apporter les instruments et de disposer le salon pour ce concert improvisé, le roi et la reine invitent leurs hôtes à les suivre au jardin. Là, on converse, on parle de musique comme le pourraient faire des artistes dans la plus complète intimité.
Le roi s'abandonne à son enthousiasme pour cet art, en homme qui en ressent tout le charme, en comprend toutes les beautés. Il montre, jusqu'à en étonner ses auditeurs, combien il connaît ces maîtres qu'il lui sera donné d'entendre dans quelques instants… Il célèbre le génie à la fois naïf et ingénieux d'Haydn… Il rappelle ce qu'un critique a dit de Mendelssohn, ce compositeur hors ligne de la musique de chambre, qui exprime ses idées dans la langue de Beethoven… Weber, quelle exquise sensibilité, quel esprit chevaleresque, qui en font un maître à part!… Beethoven, c'est le prince de la musique instrumentale… Il se révèle une âme dans ses symphonies… Les oeuvres de son génie ne le cèdent ni en grandeur ni en valeur aux chefs-d'oeuvre de la poésie, de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, — astre sublime qui est venu s'éteindre à son dernier coucher dans la Symphonie avec choeur, où la voix des instruments se fond si intimement avec les voix humaines!
«Et pourtant, il n'avait jamais pu danser en mesure!»
On l'imagine, c'est du sieur Pinchinat qu'émane cette observation des plus inopportunes.
«Oui, répond le roi en souriant, ce qui prouve, messieurs, que l'oreille n'est pas l'organe indispensable au musicien. C'est par le coeur, c'est par lui seul qu'il entend! Et Beethoven ne l'a-t- il pas prouvé dans cette incomparable symphonie dont je vous parlais, composée alors que sa surdité ne lui permettait plus de percevoir les sons?»
Après Haydn, Weber, Mendelssohn, Beethoven, c'est de Mozart que Sa
Majesté parle avec une entraînante éloquence.
«Ah! messieurs, dit-il, laissez déborder mon ravissement! Il y a si longtemps que mon âme est empêchée de se livrer ainsi! N'êtes- vous pas les premiers artistes dont j'aurai pu être compris depuis mon arrivée à Standard-Island? Mozart!… Mozart!… L'un de vos compositeurs dramatiques, le plus grand, à mon avis, de la fin du dix-neuvième siècle, lui a consacré d'admirables pages! Je les ai lues, et rien ne les effacera jamais de mon souvenir! Il a dit quelle aisance apporte Mozart en faisant à chaque mot sa part spéciale de justesse et d'intonation, sans troubler l'allure et le caractère de la phrase musicale… Il a dit qu'à la vérité pathétique il joignait la perfection de la beauté plastique… Mozart n'est-il pas le seul qui ait deviné, avec une sûreté aussi constante, aussi complète la forme musicale de tous les sentiments, de toutes leurs nuances de passion et de caractère, c'est-à-dire de tout ce qui est le drame humain?… Mozart, ce n'est pas un roi, — qu'est-ce qu'un roi maintenant? ajoute Sa Majesté en secouant la tête, — je dirai qu'il est un dieu, puisqu'on tolère que Dieu existe encore!… C'est le dieu de la Musique!»
Ce qu'on ne peut rendre, ce qui est inexprimable, c'est l'ardeur avec laquelle Sa Majesté manifeste son admiration. Et, lorsque la reine et lui sont rentrés dans le salon, lorsque les artistes l'y ont suivi, il prend une brochure déposée sur la table. Cette brochure, qu'il a dû lire et relire, porte ce titre: Don Juan de Mozart. Alors il l'ouvre, il en lit ces quelques lignes, tombées de la plume du maître qui a le mieux pénétré et le mieux aimé Mozart, l'illustre Gounod: «O Mozart! divin Mozart! qu'il faut peu te comprendre pour ne pas t'adorer! Toi, la vérité constante! Toi, la beauté parfaite! Toi, le charme inépuisable! Toi, toujours profond et toujours limpide! Toi, l'humanité complète et la simplicité de l'enfant! Toi, qui as tout ressenti, tout exprimé dans une phrase musicale qu'on n'a jamais surpassée et qu'on ne surpassera jamais!»
Alors Sébastien Zorn et ses camarades prennent leurs instruments et, à la lueur de l'ampoule électrique qui verse une douce lumière sur le salon, ils jouent le premier des morceaux dont ils ont fait choix pour ce concert.
C'est le deuxième quatuor en la mineur, Op. 13 de Mendelssohn, dont le royal auditoire éprouve un plaisir infini.
À ce quatuor succède le troisième en ut majeur, Op. 75 d'Haydn, c'est-à-dire l'Hymne autrichien, exécuté avec une incomparable maestria. Jamais exécutants n'ont été plus près de la perfection que dans l'intimité de ce sanctuaire, où nos artistes n'ont pour les entendre que deux souverains déchus!
Et lorsqu'ils ont achevé cet hymne rehaussé par le génie du compositeur, ils jouent le sixième quatuor en si bémol, Op. 18 de Beethoven, cette Malinconia, d'un caractère si triste, d'une puissance si pénétrante, que les yeux de Leurs Majestés se mouillent de larmes.
Puis vient l'admirable fugue en ut mineur de Mozart, si parfaite, si dépourvue de toute recherche scolastique, si naturelle qu'elle semble couler comme une eau limpide, ou passer comme la brise à travers un léger feuillage. Enfin, c'est l'un des plus admirables quatuors du divin compositeur, le dixième en ré majeur, Op. 35, qui termine cette inoubliable soirée, dont les nababs de Milliard-City n'ont jamais eu l'égale.
Et ce ne sont pas ces Français qui se seraient lassés à l'exécution de ces oeuvres admirables, puisque le roi et la reine ne se lassent pas de les entendre.
Mais il est onze heures, et Sa Majesté leur dit:
«Nous vous remercions, Messieurs, et ces remerciements viennent du plus profond de notre coeur! Grâce à la perfection de votre exécution, nous venons d'éprouver des jouissances d'art dont le souvenir ne s'effacera plus! Cela nous a fait tant de bien…
— Si le roi le désire, dit Yvernès, nous pourrions encore…
— Merci, Messieurs, une dernière fois, merci! Nous ne voulons pas abuser de votre complaisance! Il est tard, et puis… cette nuit… je suis de service…»
Cette expression, dans la bouche du roi, rappelle les artistes au sentiment de la réalité. Devant le souverain qui leur parle ainsi, ils se sentent presque confus… ils baissent les yeux…
«Eh oui! Messieurs, reprend le roi d'un ton enjoué. Ne suis-je pas astronome de l'observatoire de Standard-Island… et, ajoute-t-il non sans quelque émotion, inspecteur des étoiles… des étoiles filantes?…»
IV — Ultimatum britannique
Pendant cette dernière semaine de l'année, consacrée aux joies du Christmas, de nombreuses invitations sont envoyées pour des dîners, des soirées, des réceptions officielles. Un banquet, offert par le gouverneur aux principaux personnages de Milliard- City, accepté par les notables bâbordais et tribordais, témoigne d'une certaine fusion entre les deux sections de la ville. Les Tankerdon et les Coverley se retrouvent à la même table. Le premier jour de l'an, il y aura échange de cartes entre l'hôtel de la Dix-neuvième Avenue et l'hôtel de la Quinzième. Walter Tankerdon reçoit même une invitation à l'un des concerts de Mrs Coverley. L'accueil que lui réserve la maîtresse de la maison paraît être de bon augure. Mais, de là à former des liens plus étroits, il y a loin encore, bien que Calistus Munbar, dans son emballement chronique, ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:
«C'est fait, mes amis, c'est fait!»
Cependant, l'île à hélice continue sa paisible navigation, en se dirigeant vers l'archipel de Tonga-Tabou. Rien ne semblait même devoir la troubler, lorsque dans la nuit du 30 au 31 décembre se manifeste un phénomène météorologique assez inattendu.
Entre deux et trois heures du matin, des détonations éloignées se font entendre. Les vigies ne s'en préoccupent pas plus qu'il ne convient. On ne peut supposer qu'il s'agisse là d'un combat naval, à moins que ce ne soit entre navires de ces républiques de l'Amérique méridionale, qui sont fréquemment aux prises. Après tout, pourquoi s'en inquiéterait-on à Standard-Island, île indépendante, en paix avec les puissances des deux mondes?
D'ailleurs, ces détonations, qui viennent des parages occidentaux du Pacifique, se prolongent jusqu'au jour, et, certainement, ne sauraient être confondues avec le grondement plein et régulier d'une artillerie lointaine.
Le commodore Simcoë, avisé par un de ses officiers, est venu observer l'horizon du haut de la tour de l'observatoire. Aucune lueur ne se montre à la surface du large segment de mer qui s'étend devant ses yeux. Toutefois, le ciel ne présente pas son aspect habituel. Des reflets de flammes le colorent jusqu'au zénith. L'atmosphère paraît embrumée, bien que le temps soit beau, et le baromètre n'indique pas, par une baisse soudaine, quelque perturbation des courants de l'espace.
Au point du jour, les matineux de Milliard-City ont lieu d'éprouver une étrange surprise. Non seulement les détonations ne cessent d'éclater, mais l'air se mélange d'une brume rouge et noire, sorte de poussière impalpable, qui commence à tomber en pluie. On dirait une averse de molécules fuligineuses. En quelques instants, les rues de la ville, les toits des maisons sont recouverts d'une substance où se combinent les couleurs de carmin, de garance, de nacarat, de pourpre, avec des scories noirâtres.
Tous les habitants sont dehors, — nous excepterons Athanase Dorémus, qui n'est jamais levé avant onze heures, après s'être couché la veille à huit. Il va de soi que le quatuor s'est jeté hors de son lit, et il s'est rendu à l'observatoire, où le commodore, ses officiers, ses astronomes, sans oublier le nouveau fonctionnaire royal, cherchent à reconnaître la nature du phénomène.
«Il est regrettable, remarque Pinchinat, que cette matière rouge ne soit pas liquide, et que ce liquide ne soit pas une pluie de Pomard ou de Château-Lafitte!
— Soiffard!» répond Sébastien Zorn.
Au vrai, quelle est la cause du phénomène? On a de nombreux exemples de ces pluies de poussières rouges composées de silice, d'albumine, d'oxyde de chrome et d'oxyde de fer. Au commencement du siècle, la Calabre, les Abruzzes furent inondées de ces averses où les superstitieux habitants voulaient voir des gouttes de sang, lorsque ce n'était, comme à Blancenberghe, en 1819, que du chlorure de cobalt. Il y a également des transports de ces molécules de suie ou de charbon, enlevées à des incendies lointains. N'a-t-on même pas vu tomber des pluies de soie, à Fernambouc en 1820, des pluies jaunes, à Orléans en 1829, et dans les Basses-Pyrénées en 1836, des pluies de pollen arraché aux sapins en fleurs?
Quelle origine attribuer à cette chute de poussières, mêlées de scories, dont l'espace semble chargé, et qui projette sur Standard-Island et sur la mer environnante ces grosses masses rougeâtres?
Le roi de Malécarlie émet l'opinion que ces matières doivent provenir de quelque volcan des îles de l'ouest. Ses collègues de l'observatoire se rangent à son opinion. On ramasse plusieurs poignées de ces scories dont la température est supérieure à celle de l'air ambiant, et que n'a pas refroidies leur passage à travers l'atmosphère. Une éruption de grande violence expliquerait les détonations irrégulières qui se font encore entendre. Or, ces parages sont semés de cratères, les uns en activité, les autres éteints, mais susceptibles de se rallumer sous une action infra- tellurique, sans parler de ceux qu'une poussée géologique relève parfois du fond de l'Océan, et dont la puissance de projection est souvent extraordinaire.
Et, précisément, au milieu de cet archipel des Tonga que rallie Standard-Island, est-ce que, quelques années auparavant, le piton Tufua n'a pas couvert une superficie de cent kilomètres de ses matières éruptives? Est-ce que, durant de longues heures, les détonations du volcan ne se propagèrent pas jusqu'à deux cents kilomètres de distance?
Et, au mois d'août de 1883, les éruptions du Krakatoa ne désolèrent-elles pas la partie des îles de Java et de Sumatra, voisines du détroit de la Sonde, détruisant des villages entiers, faisant de nombreuses victimes, provoquant des tremblements de terre, souillant le sol d'une boue compacte, soulevant les eaux en remous formidables, infectant l'atmosphère de vapeurs sulfureuses, mettant les navires en perdition?…
C'est à se demander, vraiment, si l'île à hélice n'est pas menacée d'un danger de ce genre…
Le commodore Simcoë ne laisse pas d'être assez inquiet, car la navigation menace de devenir très difficile. Après l'ordre qu'il donne de modérer sa vitesse, Standard-Island ne se déplace plus qu'avec une extrême lenteur.
Une certaine frayeur s'empare de la population milliardaise. Est- ce que les fâcheux pronostics de Sébastien Zorn touchant l'issue de la campagne seraient sur le point de se réaliser?…
Vers midi, l'obscurité est profonde. Les habitants ont quitté leurs maisons qui ne résisteraient pas, si la coque métallique se soulevait sous les forces plutoniennes. Péril non moins à craindre en cas où la mer passerait par-dessus les armatures du littoral, et précipiterait ses trombes d'eau sur la campagne!
Le gouverneur Cyrus Bikerstaff et le commodore Simcoë se rendent à la batterie de l'Éperon, suivis d'une partie de la population. Des officiers sont envoyés aux deux ports, avec ordre de s'y tenir en permanence. Les mécaniciens sont prêts à faire évoluer l'île à hélice, s'il devient nécessaire de fuir dans une direction opposée. Le malheur est que la navigation soit de plus en plus difficile à mesure que le ciel s'emplit d'épaisses ténèbres.
Vers trois heures du soir, on ne voit guère à dix pas de soi. Il n'y a pas trace de lumière diffuse, tant la masse des cendres absorbe les rayons solaires. Ce qui est surtout à redouter, c'est que Standard-Island, surchargée par le poids des scories tombées à sa surface, ne parvienne pas à conserver sa ligne de flottaison au-dessus du niveau de l'Océan.
Elle n'est pas un navire que l'on puisse alléger en jetant les marchandises à la mer, en le débarrassant de son lest!… Que faire, si ce n'est d'attendre en se fiant à la solidité de l'appareil.
Le soir arrive, ou plutôt la nuit, et encore ne peut-on le constater que par l'heure des horloges. L'obscurité est complète. Sous l'averse des scories, il est impossible de maintenir en l'air les lunes électriques que l'on ramène au sol. Il va sans dire que l'éclairage des habitations et des rues, qui a fonctionné toute la journée, sera continué tant que se prolongera ce phénomène.
La nuit venue, cette situation ne se modifie pas. Il semble cependant que les détonations sont moins fréquentes et aussi moins violentes. Les fureurs de l'éruption tendent à diminuer, et la pluie de cendres, emportée vers le sud par une assez forte brise, commence à s'apaiser.
Les Milliardais, un peu rassurés, se décident à réintégrer leurs habitations, avec l'espoir que le lendemain Standard-Island se retrouvera dans des conditions normales. Il n'y aura plus qu'à procéder à un complet et long nettoyage de l'île à hélice.
N'importe! quel triste premier jour de l'an pour le Joyau du Pacifique, et de combien peu s'en est fallu que Milliard-City ait eu le sort de Pompéi ou d'Herculanum! Bien qu'elle ne soit pas située au pied d'un Vésuve, sa navigation ne l'expose-t-elle pas à rencontrer nombre de ces volcans dont sont hérissées les régions sous-marines du Pacifique?
Toutefois le gouverneur, ses adjoints et le conseil des notables restent en permanence à l'hôtel de ville. Les vigies de la tour guettent tout changement qui se produirait à l'horizon ou au zénith. Afin de maintenir sa direction vers le sud-ouest, l'île à hélice n'a cessé de marcher, mais à la vitesse de deux ou trois milles à l'heure seulement. Lorsque le jour reviendra — ou du moins dès que les ténèbres seront dissipées, — elle remettra le cap sur l'archipel des Tonga. Là, sans doute, on apprendra laquelle des îles de cette portion de l'océan a été le théâtre d'une telle éruption.
Dans tous les cas, il est manifeste, avec la nuit qui s'avance, que le phénomène tend à s'amoindrir.
Vers trois heures du matin, nouvel incident, qui provoque un nouvel effroi chez les habitants de Milliard-City.
Standard-Island vient de recevoir un choc, dont le contre-coup s'est propagé à travers les compartiments de sa coque. Il est vrai, la secousse n'a pas eu assez de force pour provoquer l'ébranlement des habitations ou le détraquement des machines. Les hélices ne se sont pas arrêtées dans leur mouvement propulsif. Néanmoins, à n'en pas douter, il y a eu collision à l'avant.
Que s'est-il passé?… Standard-Island a-t-elle heurté quelque haut-fond?… Non, puisqu'elle continue à se déplacer… A-t-elle donc donné contre un écueil?… Au milieu de cette obscurité si profonde, s'est-il produit un abordage avec un navire croisant sa route et qui n'a pu apercevoir ses feux?… De cette collision est-il résulté de graves avaries, sinon de nature à compromettre sa sécurité, du moins à nécessiter d'importantes réparations à la prochaine relâche?…
Cyrus Bikerstaff et le commodore Simcoë se transportent, non sans peine en foulant cette épaisse couche de scories et de cendres, à la batterie de l'Éperon.
Là, les douaniers leur apprennent que le choc est effectivement dû à une collision. Un navire de fort tonnage, un steamer courant de l'ouest à l'est, a été heurté par l'éperon de Standard-Island. Que ce choc ait été sans gravité pour l'île à hélice, peut-être n'en a-t-il pas été de même pour le steamer?… On n'a entrevu sa masse qu'au moment de l'abordage… Des cris se sont fait entendre, mais n'ont duré que quelques instants… Le chef du poste et ses hommes, accourus à la pointe de la batterie, n'ont plus rien vu ni rien entendu… Le bâtiment a-t-il sombré sur place?… Cette hypothèse n'est, par malheur, que trop admissible.
Quant à Standard-Island, on constate que cette collision ne lui a occasionné aucun dommage sérieux. Sa masse est telle qu'il lui suffirait, même à petite vitesse, de frôler un bâtiment, si puissant qu'il soit, fût-ce un cuirassé de premier rang, pour que celui-ci fût menacé de se perdre corps et biens. C'est là ce qui est arrivé, sans doute.
Quant à la nationalité de ce navire, le chef du poste croit avoir entendu des ordres jetés d'une voix rude, — un de ces rugissements particuliers aux commandements de la marine anglaise. Il ne saurait cependant l'affirmer d'une façon formelle.
Cas très grave et qui peut avoir des conséquences non moins graves. Que dira le Royaume-Uni?… Un bâtiment anglais, c'est un morceau de l'Angleterre, et l'on sait que la Grande-Bretagne ne se laisse pas impunément amputer… À quelles réclamations et responsabilités Standard-Island ne doit-elle pas s'attendre?…
Ainsi débute la nouvelle année. Ce jour-là, jusqu'à dix heures du matin, le commodore Simcoë n'est point en mesure d'entreprendre des recherches au large. L'espace est encore encrassé de vapeurs, bien que le vent qui fraîchit commence à dissiper la pluie de cendres. Enfin le soleil perce les brumes de l'horizon.
Dans quel état se trouvent Milliard-City, le parc, la campagne, les fabriques, les ports! Quel travail de nettoyage! Après tout, cela regarde les bureaux de la voirie. Simple question de temps et d'argent. Ni l'un ni l'autre ne manquent.
On va au plus pressé. Tout d'abord, les ingénieurs gagnent la batterie de l'Éperon, sur le côté du littoral où s'est produit l'abordage. Dommages insignifiants de ce chef. La solide coque d'acier n'a pas plus souffert que le coin qui s'enfonce dans le morceau de bois, — en l'espèce, le navire abordé.
Au large, ni débris ni épaves. Du haut de la tour de l'observatoire, les plus puissantes lunettes ne laissent rien apercevoir, bien que, depuis la collision, Standard-Island ne se soit pas déplacée de deux milles.
Il convient de prolonger les investigations au nom de l'humanité.
Le gouverneur confère avec le commodore Simcoë. Ordre est donné aux mécaniciens de stopper les machines, et aux embarcations électriques des deux ports de prendre la mer.
Les recherches, qui s'étendent sur un rayon de cinq à six milles, ne donnent aucun résultat. Cela n'est que trop certain, le bâtiment, crevé dans ses oeuvres vives, a dû sombrer, sans laisser trace de sa disparition.
Le commodore Simcoë fait alors reprendre la vitesse réglementaire. À midi, l'observation indique que Standard-Island se trouve à cent cinquante milles dans le sud-ouest des Samoa.
Entre temps, les vigies sont chargées de veiller avec un soin extrême.
Vers cinq heures du soir, on signale d'épaisses fumées qui se déroulent vers le sud-est. Ces fumées sont-elles dues aux dernières poussées du volcan, dont l'éruption a si profondément troublé ces parages? Ce n'est guère présumable, car les cartes n'indiquent ni île ni îlot à proximité. Un nouveau cratère est-il donc sorti du fond océanien?…
Non, et il est manifeste que les fumées se rapprochent de
Standard-Island.
Une heure après, trois bâtiments, marchant de conserve, gagnent rapidement en forçant de vapeur.
Une demi-heure plus tard, on reconnaît que ce sont des navires de guerre. À une heure de là, on ne peut avoir aucun doute sur leur nationalité. C'est la division de l'escadre britannique qui, cinq semaines auparavant, s'est refusée à saluer les couleurs de Standard-Island.
À la nuit tombante, ces navires ne sont pas à quatre milles de la batterie de l'Éperon. Vont-ils passer au large et poursuivre leur route? Ce n'est pas probable, et en relevant leurs feux de positions, il y a lieu de reconnaître qu'ils demeurent stationnaires.
«Ces bâtiments ont sans doute l'intention de communiquer avec nous, dit le commodore Simcoë au gouverneur.
— Attendons,» réplique Cyrus Bikerstaff. Mais de quelle façon le gouverneur répondra-t-il au commandant de la division, si celui-ci vient réclamer à propos du récent abordage? Il est possible, en effet, que tel soit son dessein, et peut-être l'équipage du navire abordé a-t-il été recueilli, a-t-il pu se sauver sur ses chaloupes? Au reste, il sera temps de prendre un parti, lorsqu'on saura de quoi il s'agit.
On le sait, le lendemain, dès la première heure.
Au soleil levant, le pavillon de contre-amiral flotte au mât d'artimon du croiseur de tête, qui se tient sous petite vapeur à deux milles de Bâbord-Harbour. Une embarcation en déborde et se dirige vers le port.
Un quart d'heure après, le commodore Simcoë reçoit cette dépêche.
«Le capitaine Turner, du croiseur l'Herald, chef d'état-major de l'amiral sir Edward Collinson, demande à être conduit immédiatement près du gouverneur de Standard-Island.»
Cyrus Bikerstaff, prévenu, autorise l'officier du port à laisser le débarquement s'effectuer et répond qu'il attend le capitaine Turner à l'hôtel de ville.
Dix minutes après, un car, mis à la disposition du chef d'état- major qui est accompagné d'un lieutenant de vaisseau, dépose ces deux personnages devant le palais municipal.
Le gouverneur les reçoit aussitôt dans le salon attenant à son cabinet.
Les salutations d'usage sont alors échangées — très raides de part et d'autre.
Puis, posément, en ponctuant ses paroles, comme s'il récitait un morceau de littérature courante, le capitaine Turner s'exprime ainsi, rien qu'en une seule et interminable phrase:
«J'ai l'honneur de porter à la connaissance de Son Excellence le gouverneur de Standard-Island, en ce moment par cent soixante-dix- sept degrés et treize minutes à l'est du méridien de Greenwich, et par seize degrés cinquante-quatre minutes de latitude sud, que, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, le steamer Glen, du port de Glasgow, jaugeant trois mille cinq cents tonneaux, chargé de blé, d'indigo, de riz, de vins, cargaison de considérable valeur, a été abordé par Standard-Island, appartenant à Standard- Island Company limited, dont le siège social est à Madeleine-bay, Basse-Californie, États-Unis d'Amérique, bien que ce steamer eût ses feux réglementaires, feu blanc au mât de misaine, feux de position vert à tribord et rouge à bâbord, et que, s'étant dégagé après la collision, il a été rencontré le lendemain à trente-cinq milles du théâtre de la catastrophe, prêt à couler bas par suite d'une voie d'eau dans sa hanche de bâbord, et qu'il a effectivement sombré, après avoir pu heureusement mettre son capitaine, ses officiers et son équipage à bord du Herald, croiseur de première classe de Sa Majesté Britannique naviguant sous le pavillon du contre-amiral sir Edward Collinson, lequel dénonce le fait à Son Excellence le gouverneur Cyrus Bikerstaff en lui demandant de reconnaître la responsabilité de la Standard- Island Company limited, sous la garantie des habitants de ladite Standard-Island envers les armateurs du dit Glen, dont la valeur en coque, machines et cargaison s'élève à la somme de douze cent mille livres sterling[3], soit six millions de dollars, laquelle somme devra être versée entre les mains dudit amiral sir Edward Collinson, faute de quoi il sera procédé même par la force contre ladite Standard-Island.»
Rien qu'une phrase de trois cent sept mots, coupée de virgules, sans un seul point! Mais comme elle dit tout, et comme elle ne laisse place à aucune échappatoire! Oui ou non, le gouverneur se résout-il à admettre la réclamation faite par sir Edward Collinson et accepte-t-il son dire touchant: 1° la responsabilité encourue par la Compagnie; 2° la valeur estimative de douze cent mille livres, attribuée au steamer Glen de Glasgow?
Cyrus Bikerstaff répond par les arguments d'usage en matière de collision:
Le temps était très obscur en raison d'une éruption volcanique qui avait dû se produire dans les parages de l'ouest. Si le Glen avait ses feux, Standard-Island avait les siens. De part et d'autre, il était impossible de les apercevoir. On se trouve donc dans le cas de force majeure. Or, d'après les règlements maritimes, chacun doit garder ses avaries pour compte, et il ne peut y avoir matière ni à réclamation ni à responsabilité.
Réponse du capitaine Turner:
Son Excellence le gouverneur aurait sans doute raison dans le cas où il s'agirait de deux bâtiments naviguant dans des conditions ordinaires. Si le Glen remplissait ces conditions, il est manifeste que Standard-Island ne les remplit pas, qu'elle ne saurait être assimilée à un navire, qu'elle constitue un danger permanent en mouvant son énorme masse à travers les routes maritimes, qu'elle équivaut à une île, à un îlot, à un écueil qui se déplacerait sans que son gisement pût être porté d'une façon définitive sur les cartes, que l'Angleterre a toujours protesté contre cet obstacle impossible à fixer par des relèvements hydrographiques, et que Standard-Island doit toujours être tenue pour responsable des accidents qui proviendront de sa nature, etc., etc.
Il est évident que les arguments du capitaine Turner ne manquent pas d'une certaine logique. Au fond, Cyrus Bikerstaff en sent la justesse. Mais il ne saurait de lui-même prendre une décision. La cause sera portée devant qui de droit, et il ne peut que donner acte à l'amiral sir Edward Collinson de sa réclamation. Très heureusement, il n'y a pas eu mort d'hommes…
«Très heureusement, répond le capitaine Turner, mais il y a eu mort de navire, et des millions ont été engloutis par la faute de Standard-Island. Le gouverneur consent-il dores et déjà à verser entre les mains de l'amiral sir Edward Collinson la somme représentant la valeur attribuée au Glen et à sa cargaison?»
Comment le gouverneur consentirait-il à faire ce versement?… Après tout, Standard-Island offre des garanties suffisantes… Elle est là pour répondre des dommages encourus, si les tribunaux jugent qu'elle soit responsable, après expertise, tant sur les causes de l'accident que sur l'importance de la perte causée.
«C'est le dernier mot de Votre Excellence?… demande le capitaine
Turner.
— C'est mon dernier mot, répond Cyrus Bikerstaff, car je n'ai pas qualité pour engager la responsabilité de la Compagnie.»
Nouveaux saluts plus raides encore, échangés entre le gouverneur et le capitaine anglais. Départ de celui-ci par le car, qui le ramène à Bâbord-Harbour, et retour à l'Herald par la chaloupe à vapeur, qui le transporte à bord du croiseur.
Lorsque la réponse de Cyrus Bikerstaff est connue du conseil des notables, elle reçoit son approbation pleine et entière, et, après le conseil, celle de toute la population de Standard-Island. On ne peut se soumettre à l'insolente et impérieuse mise en demeure des représentants de Sa Majesté Britannique.
Ceci bien établi, le commodore Simcoë donne des ordres pour que l'île à hélice reprenne sa route à toute vitesse.
Or, si la division de l'amiral Collinson s'entête, sera-t-il possible d'échapper à ses poursuites? Ses bâtiments n'ont-ils pas une marche très supérieure? Et s'il appuie sa réclamation de quelques obus à la mélinite, sera-t-il possible de résister? Sans doute, les batteries de l'île sont capables de répondre aux Armstrongs, dont les croiseurs de la division sont armés. Mais le champ offert au tir anglais est infiniment plus vaste… Que deviendront les femmes, les enfants, dans l'impossibilité de trouver un abri?… Tous les coups porteront, tandis que les batteries de l'Éperon et de la Poupe perdront au moins cinquante pour cent de leurs projectiles sur un but restreint et mobile!…
Il faut donc attendre ce que va décider l'amiral sir Edward
Collinson.
On n'attend pas longtemps.
À neuf heures quarante-cinq, un premier coup à blanc part de la tourelle centrale du Herald en même temps que le pavillon du Royaume-Uni monte en tête de mât. Sous la présidence du gouverneur et de ses adjoints, le conseil des notables discute dans la salle des séances à l'hôtel de ville. Cette fois, Jem Tankerdon et Nat Coverley sont du même avis. Ces Américains, en gens pratiques, ne songent point à essayer d'une résistance qui pourrait entraîner la perte corps et biens de Standard-Island. Un second coup de canon retentit. Cette fois, un obus passe en sifflant, dirigé de manière à tomber à une demi-encablure en mer, où il éclate avec une formidable violence, en soulevant d'énormes masses d'eau. Sur l'ordre du gouverneur, le commodore Simcoë fait amener le pavillon qui a été hissé en réponse à celui du Herald. Le capitaine Turner revient à Bâbord-Harbour. Là, il reçoit des valeurs, signées de Cyrus Bikerstaff et endossées par les principaux notables pour une somme de douze cent mille livres. Trois heures plus tard, les dernières fumées de la division s'effacent dans l'est, et Standard-Island continue sa marche vers l'archipel des Tonga.
V — Le Tabou à Tonga-Tabou
Et alors, dit Yvernès, nous relâcherons aux principales îles de
Tonga-Tabou?
— Oui, mon excellent bon! répond Calistus Munbar. Vous aurez le loisir de faire connaissance avec cet archipel, que vous avez le droit d'appeler archipel d'Hapaï, et même archipel des Amis, ainsi que l'a nommé le capitaine Cook, en reconnaissance du bon accueil qu'il y avait reçu.
— Et nous y serons sans doute mieux traités que nous ne l'avons été aux îles de Cook?… demande Pinchinat.
— C'est probable.
— Est-ce que nous visiterons toutes les îles de ce groupe?… interroge Frascolin.
— Non certes, attendu qu'on n'en compte pas moins de cent cinquante…
— Et après?… s'informe Yvernès.
— Après, nous irons aux Fidji, puis aux Nouvelles-Hébrides, puis, dès que nous, aurons rapatrié les Malais, nous reviendrons à Madeleine-bay où se terminera notre campagne.
— Standard-Island doit-elle relâcher sur plusieurs points des
Tonga?… reprend Frascolin.
— À Vavao et à Tonga-Tabou seulement, répond le surintendant, et ce n'est point encore là que vous trouverez les vrais sauvages de vos rêves, mon cher Pinchinat!
— Décidément, il n'y en a plus, même dans l'ouest du Pacifique! réplique Son Altesse.
— Pardonnez-moi… il en existe un nombre respectable du côté des Nouvelles-Hébrides et des Salomon. Mais, à Tonga, les sujets du roi Georges Ier sont à peu près civilisés, et j'ajoute que ses sujettes sont charmantes. Je ne vous conseillerais point cependant d'épouser une de ces ravissantes Tongiennes.
— Pour quelle raison?…
— Parce que les mariages entre étrangers et indigènes ne passent point pour être heureux. Il y a généralement incompatibilité d'humeur!
— Bon! s'écrie Pinchinat, et ce vieux ménétrier de Zorn qui comptait se marier à Tonga-Tabou!
— Moi! riposte le violoncelliste en haussant les épaules. Ni à
Tonga-Tabou, ni ailleurs, entends-tu bien, mauvais plaisant!
— Décidément, notre chef d'orchestre est un sage, répond Pinchinat. Voyez-vous, mon cher Calistus — et même permettez-moi de vous appeler Eucalistus, tant vous m'inspirez de sympathie…
— Je vous le permets, Pinchinat!
— Eh bien, mon cher Eucalistus, on n'a pas raclé pendant quarante ans des cordes de violoncelle sans être devenu philosophe, et la philosophie enseigne que l'unique moyen d'être heureux en mariage, c'est de n'être point marié.»
Dans la matinée du 6 janvier, apparaissent à l'horizon les hauteurs de Vavao, la plus importante du groupe septentrional. Ce groupe est très différent, par sa formation volcanique, des deux autres, Hapaï et Tonga-Tabou. Tous les trois sont compris entre le dix-septième et le vingt-deuxième degré sud, et le cent soixante- seizième et le cent soixante-dix-huitième degré ouest, — une aire de deux mille cinq cents kilomètres carrés sur laquelle se répartissent cent cinquante îles peuplées de soixante mille habitants.
Là se promenèrent les navires de Tasman en 1643, et les navires de Cook en 1773, pendant son deuxième voyage de découvertes à travers le Pacifique. Après le renversement de la dynastie des Finare- Finare et la fondation d'un état fédératif en 1797, une guerre civile décima la population de l'archipel. C'est l'époque où débarquèrent lès missionnaires méthodistes, qui firent triompher cette ambitieuse secte de la religion anglicane. Actuellement, le roi Georges Ier est le souverain non contesté de ce royaume, sous le protectorat de l'Angleterre, en attendant que… Ces quelques points ont pour but de réserver l'avenir, tel que le fait trop souvent la protection britannique à ses protégés d'outre-mer.
La navigation est assez difficile au milieu de ce dédale d'îlots et d'îles, plantés de cocotiers, et qu'il est nécessaire de suivre pour atteindre Nu-Ofa, la capitale du groupe des Vavao.
Vavao est volcanique, et, comme telle, exposée aux tremblements de terre. Aussi s'en est-on préoccupé en élevant des habitations, dont la construction ne comporte pas un seul clou. Des joncs tressés forment les murs avec des lattes de bois de cocotier, et sur des piliers ou troncs d'arbres repose une toiture ovale. Le tout est très frais et très propre. Cet ensemble attire plus particulièrement l'attention de nos artistes, postés à la batterie de l'Éperon, alors que Standard-Island passe à travers les canaux bordés de villages kanaques. Çà et là, quelques maisons européennes déploient les pavillons de l'Allemagne et de l'Angleterre.
Mais si cette partie de l'archipel est volcanique, ce n'est pas à l'un de ses volcans qu'il convient d'attribuer le formidable épanchement, éruption de scories et de cendres, vomi sur ces parages. Les Tongiens n'ont pas même été plongés dans des ténèbres de quarante-huit heures, les brises de l'ouest ayant chassé les nuages de matières éruptives vers l'horizon opposé. Très vraisemblablement, le cratère qui les a expectorées appartient à quelque île isolée dans l'est, à moins que ce ne soit un volcan de formation récente entre les Samoa et les Tonga.
La relâche de Standard-Island à Vavao n'a duré que huit jours. Cette île mérite d'être visitée, bien que, plusieurs années auparavant, elle ait été ravagée par un terrible cyclone qui renversa la petite église des Maristes français et détruisit quantité d'habitations indigènes. Néanmoins, la campagne est restée très attrayante, avec ses nombreux villages, enclos de ceintures d'orangers, ses plaines fertiles, ses champs de canne à sucre, d'ignames, ses massifs de bananiers, de mûriers, d'arbres à pain, de sandals. En fait d'animaux domestiques, rien que des porcs et des volailles. En fait d'oiseaux, rien que des pigeons par milliers et des perroquets aux joyeuses couleurs et au bruyant caquetage. En fait de reptiles, quelques serpents inoffensifs et de jolis lézards verts, que l'on prendrait pour des feuilles tombées des arbres.
Le surintendant n'a point exagéré la beauté du type indigène — commun, du reste, à cette race malaise des divers archipels du Pacifique central. Des hommes superbes, hauts de taille, un peu obèses peut-être, mais d'une admirable structure et de noble attitude, regard fier, teint qui se nuance depuis le cuivre foncé jusqu'à l'olive. Des femmes gracieuses et bien proportionnées, les mains et les pieds d'une délicatesse de forme et d'une petitesse qui font commettre plus d'un péché d'envie aux Allemandes et aux Anglaises de la colonie européenne. On ne s'occupe, d'ailleurs, dans l'indigénat féminin, que de la fabrique des nattes, des paniers, des étoffes semblables à celles de Taïti, et les doigts ne se déforment pas à ces travaux manuels. Et puis, il est aisé de pouvoir de visu juger des perfections de la beauté tongienne. Ni l'abominable pantalon, ni la ridicule robe à traîne n'ont encore été adoptés par les modes du pays. Un simple pagne ou une ceinture pour les hommes, le caraco et la jupe courte avec des ornements en fines écorces sèches pour les femmes, qui sont à la fois réservées et coquettes. Chez les deux sexes, une chevelure toujours soignée, que les jeunes filles relèvent coquettement sur leur front, et dont elles maintiennent l'édifice avec un treillis de fibres de cocotier en guise de peigne.
Et pourtant, ces avantages n'ont point le don de faire revenir de ses préventions le rébarbatif Sébastien Zorn. Il ne se mariera pas plus à Vavao, à Tonga-Tabou que n'importe en quel pays de ce monde sublunaire.
C'est toujours une vive satisfaction, pour ses camarades et lui, de débarquer sur ces archipels. Certes, Standard-Island leur plaît; mais enfin, de mettre le pied en terre ferme n'est pas non plus pour leur déplaire. De vraies montagnes, de vraies campagnes, de vrais cours d'eau, cela repose des rivières factices et des littoraux artificiels. Il faut être un Calistus Munbar pour donner à son Joyau du Pacifique la supériorité sur les oeuvres de la nature.
Bien que Vavao ne soit pas la résidence ordinaire du roi Georges, il possède à Nu-Ofa un palais, disons un joli cottage, qu'il habite assez fréquemment. Mais c'est sur l'île de Tonga-Tabou que s'élèvent le palais royal et les établissements des résidents anglais.
Standard-Island va faire là sa dernière relâche, presque à la limite du tropique du Capricorne, point extrême qui aura été atteint par elle au cours de sa campagne à travers l'hémisphère méridional.
Après avoir quitté Vavao, les Milliardais ont joui, pendant deux jours, d'une navigation très variée. On ne perd de vue une île que pour en relever une autre. Toutes, présentant le même caractère volcanique, sont dues à l'action de la puissance plutonienne. Il en est, à cet égard, du groupe septentrional comme du groupe central des Hapaï. Les cartes hydrographiques de ces parages, établies avec une extrême précision, permettent au commodore Simcoë de s'aventurer sans danger entre les canaux de ce dédale, depuis Hapaï jusqu'à Tonga-Tabou. Du reste, les pilotes ne lui manqueraient pas, s'il avait à requérir leurs services. Nombre d'embarcations circulent le long des îles; — pour la plupart des goélettes sous pavillon allemand employées au cabotage, tandis que les navires de commerce exportent le coton, le coprah, le café, le maïs, principales productions de l'archipel. Non seulement les pilotes se seraient empressés de venir, si Ethel Simcoë les eût fait demander, mais aussi les équipages de ces pirogues doubles à balanciers, réunies par une plate-forme et pouvant contenir jusqu'à deux cents hommes. Oui! des centaines d'indigènes seraient accourus au premier signal, et quelle aubaine pour peu que le prix du pilotage eût été calculé sur le tonnage de Standard-Island! Deux cent cinquante-neuf millions de tonnes! Mais le commodore Simcoë, à qui tous ces parages sont familiers, n'a pas besoin de leurs bons offices. Il n'a confiance qu'en lui seul, et compte sur le mérite des officiers qui exécutent ses ordres avec une absolue précision.
Tonga-Tabou est aperçue dans la matinée du 9 janvier, alors que Standard-Island n'en est pas à plus de trois à quatre milles. Très basse, sa formation n'étant pas due à un effort géologique, elle n'est pas montée du fond sous-marin, comme tant d'autres îles immobilisées après être venues respirer à la surface de ces eaux. Ce sont les infusoires qui l'ont peu à peu construite en édifiant leurs étages madréporiques.
Et quel travail! Cent kilomètres de circonférence, une aire de sept à huit cents kilomètres superficiels, sur lesquels vivent vingt mille habitants!
Le commodore Simcoë s'arrête en face du port de Maofuga. Des rapports s'établissent immédiatement entre l'île sédentaire et l'île mouvante, une soeur de cette Latone de mythologique souvenir! Quelle différence offre cet archipel avec les Marquises, les Pomotou, l'archipel de la Société! L'influence anglaise y domine, et, soumis à cette domination, le roi Georges Ier ne s'empressera pas de faire bon accueil à ces Milliardais d'origine américaine.
Cependant, à Maofuga, le quatuor rencontre un petit centre français. Là réside l'évêque de l'Océanie, qui faisait alors une tournée pastorale dans les divers groupes. Là s'élèvent la mission catholique, la maison des religieuses, les écoles de garçons et de filles. Inutile de dire que les Parisiens sont reçus avec cordialité par leurs compatriotes. Le supérieur de la Mission leur offre l'hospitalité, ce qui les dispense de recourir à la «Maison des Étrangers». Quant à leurs excursions, elles ne doivent les conduire qu'à deux autres points importants, Nakualofa, la capitale des états du roi Georges, et le village de Mua, dont les quatre cents habitants professent la religion catholique.
Lorsque Tasman découvrit Tonga-Tabou, il lui donna le nom d'Amsterdam, — nom que ne justifieraient guère ses maisons en feuilles de pandanus et fibres de cocotier. Il est vrai, les habitations à l'européenne ne manquent point; mais le nom indigène s'approprie mieux à cette île.
Le port de Maofuga est situé sur la côte septentrionale. Si Standard-Island eût pris son poste de relâche plus à l'ouest de quelques milles, Nakualofa, ses jardins royaux et son palais royal se fussent offerts aux regards. Si, au contraire, le commodore Simcoë se fût dirigé plus à l'est, il aurait trouvé une baie qui entaille assez profondément le littoral, et dont le fond est occupé par le village de Mua. Il ne l'a pas fait, parce que son appareil aurait couru des risques d'échouage au milieu de ces centaines d'îlots, dont les passes ne donnent accès qu'à des navires de médiocre tonnage. L'île à hélice doit donc rester devant Maofuga pendant toute la durée de la relâche.
Si un certain nombre de Milliardais débarquent dans ce port, ils sont assez rares ceux qui songent à parcourir l'intérieur de l'île. Elle est charmante, pourtant, et mérite les louanges dont Élisée Reclus l'a comblée. Sans doute, la chaleur est très forte, l'atmosphère orageuse, quelques pluies d'une violence extrême sont de nature à calmer l'ardeur des excursionnistes, et il faut être pris de la folie du tourisme pour courir le pays. C'est néanmoins ce que font Frascolin, Pinchinat, Yvernès, car il est impossible de décider le violoncelliste à quitter sa confortable chambre du casino avant le soir, alors que la brise de mer rafraîchit les grèves de Maofuga. Le surintendant lui-même s'excuse de ne pouvoir accompagner les trois enragés.
«Je fondrais en route! leur dit-il.
— Eh bien, nous vous rapporterions en bouteille!» répond Son Altesse. Cette perspective engageante ne peut convaincre Calistus Munbar, qui préfère se conserver à l'état solide. Très heureusement pour les Milliardais, depuis trois semaines déjà le soleil remonte vers l'hémisphère septentrional, et Standard-Island saura se tenir à distance de ce foyer incandescent, de manière à conserver une température normale. Donc, dès le lendemain, les trois amis quittent Maofuga à l'aube naissante, et se dirigent vers la capitale de l'île. Certainement, il fait chaud; mais cette chaleur est supportable sous le couvert des cocotiers, des leki- leki, des toui-touis qui sont les arbres à chandelles, les cocas, dont les haies rouges et noires se forment en grappes d'éblouissantes gemmes. Il est à peu près midi lorsque la capitale se montre dans, toute sa splendide floraison, — expression qui ne manque pas de justesse à cette époque de l'année. Le palais du roi semble sortir d'un gigantesque bouquet de verdure. Il existe un contraste frappant entre les cases indigènes, toutes fleuries, et les habitations, très britanniques d'aspect, — citons celle qui appartient aux missionnaires protestants. Du reste, l'influence de ces ministres wesleyens a été considérable, et, après en avoir massacré un certain nombre, les Tongiens ont fini par adopter leurs croyances. Observons, cependant, qu'ils n'ont point entièrement renoncé aux pratiques de leur mythologie kanaque. Pour eux le grand-prêtre est supérieur au roi. Dans les enseignements de leur bizarre cosmogonie, les bons et les mauvais génies jouent un rôle important. Le christianisme ne déracinera pas aisément le tabou, qui est toujours en honneur, et, lorsqu'il s'agit de le rompre, cela ne se fait pas sans cérémonies expiatoires, dans lesquelles la vie humaine est quelquefois sacrifiée…
Il faut mentionner, d'après les récits des explorateurs — particulièrement M. Aylie Marin dans ses voyages de 1882, — que Nakualofa n'est encore qu'un centre à demi civilisé.
Frascolin, Pinchinat, Yvernès, n'ont aucunement éprouvé le désir d'aller déposer leurs hommages aux pieds du roi Georges. Cela n'est point à prendre dans le sens métaphorique, puisque la coutume est de baiser les pieds de ce souverain. Et nos Parisiens s'en félicitent lorsque, sur la place de Nakualofa, ils aperçoivent le «tui», comme on appelle Sa Majesté, vêtu d'une sorte de chemise blanche et d'une petite jupe en étoffe du pays, attachée autour de ses reins. Ce baisement des pieds eût certes compté parmi les plus désagréables souvenirs de leur voyage.
«On voit, fait observer Pinchinat, que les cours d'eau sont peu abondants dans le pays!»
En effet, à Tonga-Tabou, à Vavao, comme dans les autres îles de l'archipel, l'hydrographie ne comporte ni un ruisseau ni un lagon. L'eau de pluie, recueillie dans les citernes, voilà tout ce que la nature offre aux indigènes, et ce dont les sujets de Georges Ier se montrent aussi ménagers que leur souverain.
Le jour même, les trois touristes, très fatigués, sont revenus au port de Maofuga, et retrouvent avec grande satisfaction leur appartement du casino. Devant l'incrédule Sébastien Zorn, ils affirment que leur excursion a été des plus intéressantes. Mais les poétiques incitations d'Yvernès ne peuvent décider le violoncelliste à se rendre, le lendemain, au village de Mua.
Ce voyage doit être assez long et très fatigant. On s'épargnerait aisément cette fatigue, en utilisant l'une des chaloupes électriques que Cyrus Bikerstaff mettrait volontiers à la disposition des excursionnistes. Mais, d'explorer l'intérieur de ce curieux pays, c'est une considération de quelque valeur, et les touristes partent pédestrement pour la baie de Mua, en contournant un littoral de corail que bordent des îlots, où semblent s'être donné rendez-vous tous les cocotiers de l'Océanie.
L'arrivée à Mua n'a pu s'effectuer que dans l'après-midi. Il y aura donc lieu d'y coucher. Un endroit est tout indiqué pour recevoir des Français. C'est la résidence des missionnaires catholiques. Le supérieur montre, en accueillant ses hôtes, une joie touchante — ce qui leur rappelle la façon dont ils ont été reçus par les Maristes de Samoa. Quelle excellente soirée, quelle intéressante causerie, où il a été plutôt question de la France que de la colonie tongienne! Ces religieux ne songent pas sans quelque regret à leur terre natale si éloignée! Il est vrai, ces regrets ne sont-ils pas compensés par tout le bien qu'ils font dans ces îles? N'est-ce point une consolation de se voir respectés de ce petit monde qu'ils ont soustrait à l'influence des ministres anglicans et convertis à la foi catholique? Tel est même leur succès que les méthodistes ont dû fonder une sorte d'annexe au village de Mua, afin de pourvoir aux intérêts du prosélytisme wesleyen.
C'est avec un certain orgueil que le supérieur fait admirer à ses hôtes les établissements de la Mission, la maison qui fut construite gratuitement par les indigènes de Mua, et cette jolie église, due aux architectes tongiens, que ne désavoueraient pas leurs confrères de France.
Pendant la soirée, on se promène aux environs du village, on se porte jusqu'aux anciennes tombes de Tui-Tonga, où le schiste et le corail s'entremêlent dans un art primitif et charmant. On visite même cette antique plantation de méas, banians ou figuiers monstrueux à racines entrelacées comme des serpents, et dont la circonférence dépasse parfois soixante mètres. Frascolin tient à les mesurer; puis, ayant inscrit ce chiffre sur son carnet, il le fait certifier exact par le supérieur. Allez donc, après cela, mettre en doute l'existence d'un pareil phénomène végétal!
Bon souper, bonne nuit dans les meilleures chambres de la Mission. Après quoi, bon déjeuner, bons adieux des missionnaires qui résident à Mua, et retour à Standard-Island, au moment où cinq heures sonnent au beffroi de l'hôtel de ville. Cette fois, les trois excursionnistes n'ont point à recourir aux amplifications métaphoriques pour assurer à Sébastien Zorn que ce voyage leur laissera d'inoubliables souvenirs.
Le lendemain, Cyrus Bikerstaff reçoit la visite du capitaine
Sarol; voici à quel propos:
Un certain nombre de Malais — une centaine environ, — avaient été recrutés aux Nouvelles-Hébrides, et conduits à Tonga-Tabou pour des travaux de défrichement, — recrutement indispensable eu égard à l'indifférence, disons la paresse native des Tongiens qui vivent au jour le jour. Or, ces travaux étant achevés depuis peu, ces Malais attendaient l'occasion de retourner dans leur archipel. Le gouverneur voudrait-il leur permettre de prendre passage sur Standard-Island? C'est cette permission que vient demander le capitaine Sarol. Dans cinq ou six semaines, on arrivera à Erromango, et le transport de ces indigènes n'aura pas été une grosse charge pour le budget municipal. Il n'eût pas été généreux de refuser à ces braves gens un service si facile à rendre. Aussi le gouverneur accorde-t-il l'autorisation, — ce qui lui vaut les remerciements du capitaine Sarol, et aussi ceux des Maristes de Tonga-Tabou, pour lesquels ces Malais avaient été recrutés.
Qui aurait pu se douter que le capitaine Sarol s'adjoignait ainsi des complices, que ces Néo-Hébridiens lui viendraient en aide, lorsqu'il en serait temps, et n'avait-il pas lieu de se féliciter de les avoir rencontrés à Tonga-Tabou, de les avoir introduits à Standard-Island?…
Ce jour est le dernier que les Milliardais doivent passer dans l'archipel, le départ étant fixé au lendemain.
L'après-midi, ils vont pouvoir assister à l'une de ces fêtes mi- civiles, mi-religieuses, auxquelles les indigènes prennent part avec un extraordinaire entrain.
Le programme de ces fêtes, dont les Tongiens sont aussi friands que leurs congénères des Samoa et des Marquises, comprend plusieurs numéros de danses variées. Comme cela est de nature à intéresser nos Parisiens, ceux-ci se rendent à terre vers trois heures.
Le surintendant les accompagne, et, cette fois, Athanase Dorémus a voulu se joindre à eux. La présence d'un professeur de grâces et de maintien n'est-elle pas tout indiquée dans une cérémonie de ce genre? Sébastien Zorn s'est décidé à suivre ses camarades, plus désireux sans doute d'entendre la musique tongienne que d'assister aux ébats chorégraphiques de la population.
Quand ils arrivèrent sur la place, la fête battait son plein. La liqueur de kava, extraite de la racine desséchée du poivrier, circule dans les gourdes et s'écoule à travers les gosiers d'une centaine de danseurs, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, ces dernières coquettement ornées de leurs longs cheveux qu'elles doivent porter tels jusqu'au jour du mariage.
L'orchestre est des plus simples. Pour instruments, cette flûte nasale nommée fanghu-fanghu, plus une douzaine de nafas, qui sont des tambours sur lesquels on frappe à coups redoublés, — et même en mesure, ainsi que le fait remarquer Pinchinat.
Évidemment, le «très comme il faut» Athanase Dorémus ne peut qu'éprouver le plus parfait dédain pour des danses qui ne rentrent pas dans la catégorie des quadrilles, polkas, mazurkas et valses de l'école française. Aussi ne se gêne-t-il pas de hausser les épaules, à l'encontre d'Yvernès, auquel ces danses paraissent empreintes d'une véritable originalité.
Et d'abord, exécution des danses assises, qui ne se composent que d'attitudes, de gestes de pantomimes, de balancements de corps, sur un rythme lent et triste d'un étrange effet.
À ce balancement succèdent les danses debout, dans lesquelles Tongiens et Tongiennes s'abandonnent à toute la fougue de leur tempérament, figurant tantôt des passes gracieuses, tantôt reproduisant, dans leurs poses, les furies du guerrier courant les sentiers de la guerre.
Le quatuor regarde ce spectacle en artiste, se demandant à quel degré arriveraient ces indigènes, s'ils étaient surexcités par la musique enlevante des bals parisiens.
Et alors, Pinchinat, — l'idée est bien de lui, — fait cette proposition à ses camarades: envoyer chercher leurs instruments au casino, et servir à ces ballerins et ballerines, les plus enragés six-huit et les plus formidables deux-quatre des répertoires de Lecoq, d'Audran et d'Offenbach.
La proposition est acceptée, et Calistus Munbar ne doute pas que l'effet doive être prodigieux.
Une demi-heure après, les instruments ont été apportés, et le bal de commencer aussitôt.
Extrême surprise des indigènes, mais aussi extrême plaisir qu'ils témoignent d'entendre ce violoncelle et ces trois violons, maniés à plein archet, d'où s'échappe une musique ultra-française.
Croyez bien qu'ils ne sont pas insensibles à de tels effets, ces indigènes, et il est prouvé jusqu'à l'évidence que ces danses caractéristiques des bals musettes sont instinctives, qu'elles s'apprennent sans maîtres, — quoi qu'en puisse penser Athanase Dorémus. Tongiens et Tongiennes rivalisent dans les écarts, les déhanchements et les voltes, lorsque Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin et Pinchinat attaquent les rythmes endiablés d'Orphée aux Enfers. Le surintendant lui-même ne se possède plus, et le voilà s'abandonnant dans un quadrille échevelé aux inspirations du cavalier seul, tandis que le professeur de grâces et de maintien se voile la face devant de pareilles horreurs. Au plus fort de cette cacophonie, à laquelle se mêlent les flûtes nasales et les tambours sonores, la furie des danseurs atteint son maximum d'intensité, et l'on ne sait où cela se serait arrêté, s'il ne fût survenu un incident qui mit fin à cette chorégraphie infernale.
Un Tongien, — grand et fort gaillard, — émerveillé des sons que tire le violoncelliste de son instrument, vient de se précipiter sur le violoncelle, l'arrache, l'emporte et s'enfuit, criant:
«Tabou… tabou!…»
Ce violoncelle est taboué! On ne peut plus y toucher sans sacrilège! Les grands-prêtres, le roi Georges, les dignitaires de sa cour, toute la population de l'île se soulèverait, si l'on violait cette coutume sacrée…
Sébastien Zorn ne l'entend pas ainsi. Il tient à ce chef-d'oeuvre de Gand et Benardel. Aussi le voilà-t-il qui se lance sur les traces du voleur. À l'instant ses camarades se jettent à sa suite. Les indigènes s'en mêlent. De là, débandade générale.
Mais le Tongien détale avec une telle rapidité qu'il faut renoncer à le rejoindre. En quelques minutes, il est loin… très loin!
Sébastien Zorn et les autres, n'en pouvant plus, reviennent retrouver Calistus Munbar qui, lui, est resté époumoné. Dire que le violoncelliste est dans un état d'indescriptible fureur, ce ne serait pas suffisant. Il écume, il suffoque! Taboué ou non, qu'on lui rende son instrument! Dût Standard-Island déclarer la guerre à Tonga-Tabou, — et n'a-t-on pas vu des guerres éclater pour des motifs moins sérieux? — le violoncelle doit être restitué à son propriétaire.
Très heureusement les autorités de l'île sont intervenues dans l'affaire. Une heure plus tard, on a pu saisir l'indigène, et l'obliger à rapporter l'instrument. Cette restitution ne s'est pas effectuée sans peine, et le moment n'était pas éloigné où l'ultimatum du gouverneur Cyrus Bikerstaff allait, à propos d'une question de tabou, soulever peut-être les passions religieuses de tout l'archipel.
D'ailleurs, la rupture du tabou a dû s'opérer régulièrement, conformément aux cérémonies cultuelles du fata en usage dans ces circonstances. Suivant la coutume, un nombre considérable de porcs sont égorgés, cuits à l'étouffée dans un trou rempli de pierres brûlantes, de patates douces, de taros et de fruits du macoré, puis mangés à l'extrême satisfaction des estomacs tongiens.
Quant à son violoncelle, un peu détendu dans la bagarre, Sébastien Zorn n'eut plus qu'à le remettre au diapason, après avoir constaté qu'il n'avait rien perdu de ses qualités par suite des incantations indigènes.
VI — Une collection de fauves
En quittant Tonga-Tabou, Standard-Island met le cap au nord-ouest, vers l'archipel des Fidji. Elle commence à s'éloigner du tropique à la suite du soleil qui remonte vers l'Équateur. Il n'est pas nécessaire qu'elle se hâte. Deux cents lieues seulement la séparent du groupe fidgien, et le commodore Simcoë se maintient à l'allure de promenade.
La brise est variable, mais qu'importe la brise pour ce puissant appareil marin? Si, parfois, de violents orages éclatent sur cette limite du vingt-troisième parallèle, le Joyau du Pacifique ne songe même pas à s'en inquiéter. L'électricité, qui sature l'atmosphère, est soutirée par les nombreuses tiges dont ses édifices et ses habitations sont armés. Quant aux pluies, même torrentielles, que lui versent ces nuages orageux, elles sont les bienvenues. Le parc et la campagne verdoient sous ces douches, rares d'ailleurs. L'existence s'écoule donc dans les conditions les plus heureuses, au milieu des fêtes, des concerts, des réceptions. À présent, les relations sont fréquentes d'une section à l'autre, et il semble que rien ne puisse désormais menacer la sécurité de l'avenir.
Cyrus Bikerstaff n'a point à se repentir d'avoir accordé le passage aux Néo-Hébridiens embarqués sur la demande du capitaine Sarol. Ces indigènes cherchent à se rendre utiles. Ils s'occupent aux travaux des champs, ainsi qu'ils le faisaient dans la campagne tongienne. Sarol et ses Malais ne les quittent guère pendant la journée, et, le soir venu, ils regagnent les deux ports où la municipalité les a répartis. Nulle plainte ne s'élève contre eux. Peut-être était-ce là une occasion de chercher à convertir ces braves gens. Ils n'ont point jusqu'alors adopté les croyances du christianisme, auquel une grande partie de la population néo- hébridienne se montre réfractaire en dépit des efforts des missionnaires anglicans et catholiques. Le clergé de Standard- Island y a bien songé, mais le gouverneur n'a voulu autoriser aucune tentative en ce genre.
Ces Néo-Hébridiens, dont l'âge varie de vingt à quarante ans, sont de taille moyenne. Plus foncés de teint que les Malais, s'ils offrent de moins beaux types que les naturels des Tonga ou des Samoa, ils paraissent doués d'une extrême endurance. Le peu d'argent qu'ils ont gagné au service des Maristes de Tonga-Tabou, ils le gardent précieusement, et ne songent point à le dépenser en boissons alcooliques, qui ne leur seraient vendues d'ailleurs qu'avec une extrême réserve. Au surplus, défrayés de tout, jamais, sans doute, ils n'ont été si heureux dans leur sauvage archipel.
Et, pourtant, grâce au capitaine Sarol, ces indigènes, unis à leurs compatriotes des Nouvelles-Hébrides, vont conniver à l'oeuvre de destruction dont l'heure approche. C'est alors que reparaîtra toute leur férocité native. Ne sont-ils pas les descendants des massacreurs qui ont fait une si redoutable réputation aux populations de cette partie du Pacifique?
En attendant, les Milliardais vivent dans la pensée que rien ne saurait compromettre une existence où tout est si logiquement prévu, si sagement organisé. Le quatuor obtient toujours les mêmes succès. On ne se fatigue ni de l'entendre ni de l'applaudir. L'oeuvre de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Mendelssohn, y passera en entier. Sans parler des concerts réguliers du casino, Mrs Coverley donne des soirées musicales, qui sont très suivies. Le roi et la reine de Malécarlie les ont plusieurs fois honorées de leur présence. Si les Tankerdon n'ont pas encore rendu visite à l'hôtel de la Quinzième Avenue, du moins Walter est-il devenu un assidu de ses concerts. Il est impossible que son mariage avec miss Dy ne s'accomplisse pas un jour ou l'autre… On en parle ouvertement dans les salons tribordais et bâbordais… On désigne même les témoins des futurs fiancés… Il ne manque que l'autorisation des chefs de famille… Ne surgira-t-il donc pas une circonstance qui obligera Jem Tankerdon et Nat Coverley à se prononcer?…
Cette circonstance, si impatiemment attendue, n'a pas tardé à se produire. Mais au prix de quels dangers, et combien fut menacée la sécurité de Standard-Island!
L'après-midi du 16 janvier, à peu près au centre de cette portion de mer qui sépare les Tonga des Fidji, un navire est signalé dans le sud-est. Il semble faire route sur Tribord-Harbour. Ce doit être un steamer de sept à huit cents tonneaux. Aucun pavillon ne flotte à sa corne, et il ne l'a pas même hissé lorsqu'il n'était plus qu'à un mille de distance.
Quelle est la nationalité de ce steamer? Les vigies de l'observatoire ne peuvent le reconnaître à sa construction. Comme il n'a point honoré d'un salut cette détestée Standard-Island, il ne serait pas impossible qu'il fût anglais.
Du reste, ledit bâtiment ne cherche point à gagner l'un des ports. Il semble vouloir passer au large, et, sans doute, il sera bientôt hors de vue.
La nuit vient, très obscure, sans lune. Le ciel est couvert de ces nuages élevés, semblables à ces étoffes pelucheuses, impropres au rayonnement, qui absorbent toute lumière. Pas de vent. Calme absolu des eaux et de l'air. Silence profond au milieu de ces épaisses ténèbres.
Vers onze heures, changement atmosphérique. Le temps devient très orageux. L'espace est sillonné d'éclairs jusqu'au delà de minuit, et les grondements de la foudre continuent, sans qu'il tombe une goutte de pluie.
Peut-être ces grondements, dus à quelque orage lointain, ont-ils empêché les douaniers en surveillance à la batterie de la Poupe d'entendre de singuliers sifflements, d'étranges hurlements qui ont troublé cette partie du littoral. Ce ne sont ni des sifflements d'éclairs, ni des hurlements de foudre. Ce phénomène, quelle qu'en ait été la cause, ne s'est produit qu'entre deux et trois heures du matin.
Le lendemain, nouvelle inquiétante qui se répand dans les quartiers excentriques de la ville. Les surveillants préposés à la garde des troupeaux en pâture sur la campagne, pris d'une soudaine panique, viennent de se disperser en toutes directions, les uns vers les ports, les autres vers la grille de Milliard-City.
Fait d'une bien autre gravité, une cinquantaine de moutons ont été à demi dévorés pendant la nuit, et leurs restes sanglants gisent aux environs de la batterie de la Poupe. Quelques douzaines de vaches, de biches, de daims, dans les enclos des herbages et du parc, une vingtaine de chevaux également, ont subi le même sort…
Nul doute que ces animaux aient été attaqués par des fauves… Quels fauves?… Des lions, des tigres, des panthères, des hyènes?… Est-ce que cela est admissible?… Est-ce que jamais un seul de ces redoutables carnassiers a paru sur Standard-Island?… Est-ce qu'il serait possible à ces animaux d'y arriver par mer?… Enfin est-ce que le Joyau du Pacifique se trouve dans le voisinage des Indes, de l'Afrique, de la Malaisie, dont la faune possède cette variété de bêtes féroces?…
Non! Standard-Island n'est pas, non plus, à proximité de l'embouchure de l'Amazone ni des bouches du Nil, et pourtant, vers sept heures du matin, deux femmes, qui viennent d'être recueillies dans le square de l'hôtel de ville, ont été poursuivies par un énorme alligator, lequel ayant regagné les bords de la Serpentine- river, a disparu sous les eaux. En même temps, le frétillement des herbes le long des rives indique que d'autres sauriens s'y débattent en ce moment.
Que l'on juge de l'effet produit par ces incroyables nouvelles! Une heure après, les vigies ont constaté que plusieurs couples de tigres, de lions, de panthères, bondissent à travers la campagne. Plusieurs moutons, qui fuyaient du côté de la batterie de l'Éperon, sont étranglés par deux tigres de forte taille. De diverses directions, accourent les animaux domestiques, épouvantés par les hurlements des fauves. Il en est ainsi des gens que leurs occupations avaient appelés aux champs dès le matin. Le premier tram pour Bâbord-Harbour n'a que le temps de se remiser dans son garage. Trois lions l'ont pourchassé, et il ne s'en est fallu que d'une centaine de pas qu'ils aient pu l'atteindre.
Plus de doute, Standard-Island a été envahie pendant la nuit par une bande d'animaux féroces, et Milliard-City va l'être, si des précautions ne sont immédiatement prises.
C'est Athanase Dorémus qui a mis nos artistes au courant de la situation. Le professeur de grâces et de maintien, sorti plus tôt que d'habitude, n'a pas osé regagner son domicile, et il s'est réfugié au casino, dont aucune puissance humaine ne pourra plus l'arracher.
«Allons donc!… Vos lions et vos tigres sont des canards, s'écrie
Pinchinat, et vos alligators des poissons d'avril!»
Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence. Aussi la municipalité a-t-elle donné l'ordre de fermer les grilles de la ville, puis de barrer l'entrée des deux ports et des postes de douane du littoral. En même temps, le service des trams est suspendu, et défense est faite de s'aventurer sur le parc ou dans la campagne, tant qu'on n'aura pas conjuré les dangers de cet inexplicable envahissement.
Or, au moment où les agents fermaient l'extrémité de la Unième Avenue, du côté du square de l'observatoire, voici qu'à cinquante pas de là, bondit un couple de tigres, l'oeil en feu, la gueule sanglante. Quelques secondes de plus, et ces féroces animaux eussent franchi la grille.
Du côté de l'hôtel de ville, même précaution a pu être prise, et
Milliard-City n'a rien à craindre d'une agression.
Quel événement, quelle matière à copie, que de faits-divers, de chroniques, pour le Starboard-Chronicle, le New-Herald et autres journaux de Standard-Island!
En réalité, la terreur est au comble. Hôtels et maisons se sont barricadés. Les magasins du quartier commerçant ont clos leurs devantures. Pas une seule porte n'est restée ouverte. Aux fenêtres des étages supérieurs apparaissent des têtes effarées. Il n'y a plus dans les rues que les escouades de la milice sous les ordres du colonel Stewart, et des détachements de la police dirigés par leurs officiers.
Cyrus Bikerstaff, ses adjoints Barthélémy Ruge et Hubley Harcourt, accourus dès la première heure, se tiennent en permanence dans la salle de l'administration. Par les appareils téléphoniques des deux ports, des batteries et des postes du littoral, la municipalité reçoit des nouvelles des plus inquiétantes. De ces fauves, il y en a un peu partout… des centaines à tout le moins, disent les télégrammes, où la peur a peut-être mis un zéro de trop… Ce qui est sûr, c'est qu'un certain nombre de lions, de tigres, de panthères et de caïmans courent la campagne.
Que s'est-il donc passé?… Est-ce qu'une ménagerie en rupture de cage s'est réfugiée sur Standard-Island?… Mais d'où serait venue cette ménagerie?… Quel bâtiment la transportait?… Est-ce ce steamer aperçu la veille?… Si oui, qu'est devenu ce steamer?… A-t-il accosté pendant la nuit?… Est-ce que ces bêtes, après s'être échappées à la nage, ont pu prendre pied sur le littoral dans sa partie surbaissée qui sert à l'écoulement de la Serpentine-river?… Enfin, est-ce que le bâtiment a sombré ensuite?… Et pourtant, aussi loin que peut s'étendre la vue des vigies, aussi loin que porte la lunette du commodore Simcoë, aucun débris ne flotte à la surface de la mer, et le déplacement de Standard-Island a été presque nul depuis la veille!… En outre, si ce navire a sombré, comment son équipage n'aurait-il pas cherché refuge sur Standard-Island, puisque ces carnassiers ont pu le faire?…
Le téléphone de l'hôtel de ville interroge les divers postes à ce sujet, et les divers postes répondent qu'il n'y a eu ni collision ni naufrage. Cela n'aurait pu tromper leur attention, bien que l'obscurité ait été profonde. Décidément, de toutes les hypothèses, celle-là est encore la moins admissible.
«Mystère… mystère!…» ne cesse de répéter Yvernès.
Ses camarades et lui sont réunis au Casino, où Athanase Dorémus va partager leur déjeuner du matin, lequel sera suivi, s'il le faut, du déjeuner de midi et du dîner de six heures.
«Ma foi, répond Pinchinat, en grignotant son journal chocolaté qu'il trempe dans le bol fumant, ma foi, je donne ma langue aux chiens et même aux fauves… Quoi qu'il en soit, mangeons, monsieur Dorémus, en attendant d'être mangés…
— Qui sait?… réplique Sébastien Zorn. Et que ce soit par des lions, des tigres ou par des cannibales…
— J'aimerais mieux les cannibales! répond Son Altesse. Chacun son goût, n'est-ce pas?» Il rit, cet infatigable blagueur, mais le professeur de grâces et de maintien ne rit pas, et Milliard-City, en proie à l'épouvante, n'a guère envie de se réjouir.
Dès huit heures du matin, le conseil des notables, convoqué à l'hôtel de ville, n'a pas hésité à se rendre près du gouverneur. Il n'y a plus personne dans les avenues ni dans les rues, si ce n'est les escouades de miliciens et des agents gagnant les postes qui leur sont assignés.
Le conseil, que préside Cyrus Bikerstaff, commence aussitôt sa délibération.
«Messieurs, dit le gouverneur, vous connaissez la cause de cette panique très justifiée qui s'est emparée de la population de Standard-Island. Cette nuit, notre île a été envahie par une bande de carnassiers et de sauriens. Le plus pressé est de procéder à la destruction de cette bande, et nous y arriverons, n'en doutez pas. Mais nos administrés devront se conformer aux mesures que nous avons dû prendre. Si la circulation est encore autorisée à Milliard-City dont les portes sont fermées, elle ne doit pas l'être à travers le parc et la campagne. Donc, jusqu'à nouvel ordre, les communications seront interdites entre la ville, les deux ports, les batteries de la Poupe et de l'Éperon.»
Ces mesures approuvées, le conseil passe à la discussion des moyens qui permettront de détruire les animaux redoutables qui infestent Standard-Island.
«Nos miliciens et nos marins, reprend le gouverneur, vont organiser des battues sur les divers points de l'île. Ceux de nous qui ont été chasseurs, nous les prions de se joindre à eux, de diriger leurs mouvements, de chercher à prévenir autant que possible toute catastrophe…
— Autrefois, dit Jem Tankerdon, j'ai chassé dans l'Inde et en Amérique, et je n'en suis plus à mon coup d'essai. Je suis prêt et mon fils aîné m'accompagnera…
— Nous remercions l'honorable M. Jem Tankerdon, répond Cyrus Bikerstaff, et, pour mon compte, je l'imiterai. En même temps que les miliciens du colonel Stewart, une escouade de marins opérera sous les ordres du commodore Simcoë, et leurs rangs vous sont ouverts, messieurs!»
Nat Coverley fait une proposition analogue à celle de Jem Tankerdon, et, finalement, tous ceux des notables auxquels leur âge le permet, s'empressent d'offrir leur concours. Les armes à tir rapide et à longue portée ne manquent point à Milliard-City. Il n'est donc pas douteux, grâce au dévouement et au courage de chacun, que Standard-Island ne soit bientôt débarrassée de cette redoutable engeance. Mais, ainsi que le répète Cyrus Bikerstaff, l'essentiel est de n'avoir à regretter la mort de personne.
«Quant à ces fauves, dont nous ne pouvons estimer le nombre, ajoute-t-il, il importe qu'ils soient détruits dans un bref délai. Leur laisser le temps de s'acclimater, de se multiplier, ce serait compromettre la sécurité de notre île.
— Il est probable, fait observer un des notables, que cette bande n'est pas considérable…
— En effet, elle n'a pu venir que d'un navire qui transportait une ménagerie, répond le gouverneur, un navire expédié de l'Inde, des Philippines ou des îles de la Sonde, pour le compte de quelque maison de Hambourg, où se fait spécialement le commerce de ces animaux.»
Là est le principal marché des fauves, dont les prix courants atteignent douze mille francs pour les éléphants, vingt-sept mille pour les girafes, vingt-cinq mille pour les hippopotames, cinq mille pour les lions, quatre mille pour les tigres, deux mille pour les jaguars, — d'assez beaux prix, on le voit, et qui tendent à s'élever, tandis qu'il y a baisse sur les serpents.
Et, à ce propos, un membre du conseil, ayant fait observer que la ménagerie en question possédait peut-être quelques représentants de la classe des ophidiens, le gouverneur répond qu'aucun reptile n'a encore été signalé. D'ailleurs, si des lions, des tigres, des alligators, ont pu s'introduire à la nage par l'embouchure de la Serpentine, cela n'eût pas été possible à des serpents.
C'est ce que fait observer Cyrus Bikerstaff.
«Je pense donc, dit-il, que nous n'avons point à redouter la présence de boas, corals, crotales, najas, vipères, et autres spécimens de l'espèce. Néanmoins, nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour rassurer la population à ce sujet. Mais ne perdons pas de temps, messieurs, et, avant de rechercher quelle a été la cause de cet envahissement d'animaux féroces, occupons-nous de les détruire. Ils y sont, il ne faut pas qu'ils y restent.»
Rien de plus sensé, rien de mieux dit, on en conviendra. Le conseil des notables allait se séparer afin de prendre part aux battues avec l'aide des plus habiles chasseurs de Standard-Island, lorsque Hubley Harcourt demande la parole pour présenter une observation.
Elle lui est donnée, et voici ce que l'honorable adjoint croit devoir dire au conseil:
«Messieurs les notables, je ne veux pas retarder les opérations décidées. Le plus pressé, c'est de se mettre en chasse. Cependant permettez-moi de vous communiquer une idée qui m'est venue. Peut- être offre-t-elle une explication très plausible de la présence de ces fauves sur Standard-Island?»
Hubley Harcourt, d'une ancienne famille française des Antilles, américanisée pendant son séjour à la Louisiane, jouit d'une extrême considération à Milliard-City. C'est un esprit très sérieux, très réservé, ne s'engageant jamais à la légère, très économe de ses paroles, et l'on accorde grand crédit à son opinion. Aussi le gouverneur le prie-t-il de s'expliquer, et il le fait en quelques phrases d'une logique très serrée:
«Messieurs les notables, un navire a été signalé en vue de notre île dans l'après-midi d'hier. Ce navire n'a point fait connaître sa nationalité, tenant sans doute à ce qu'elle restât ignorée. Or, il n'est pas douteux, à mon avis, qu'il transportait cette cargaison de carnassiers…
— Cela est l'évidence même, répond Nat Coverley.
— Eh bien, messieurs les notables, si quelques-uns de vous pensent que l'envahissement de Standard-Island est dû à un accident de mer… moi… je ne le pense pas!
— Mais alors, s'écrie Jem Tankerdon, qui croit entrevoir la lumière à travers les paroles de Hubley Harcourt, ce serait volontairement… à dessein… avec préméditation?…
— Oh! fait le conseil.
— J'en ai la conviction, affirme l'adjoint d'une voix ferme, et cette machination n'a pu être que l'oeuvre de notre éternel ennemi, de ce John Bull, à qui tous les moyens sont bons contre Standard-Island…
— Oh! fait encore le conseil.
— N'ayant pas le droit d'exiger la destruction de notre île, il a voulu la rendre inhabitable. De là, cette collection de lions, de jaguars, de tigres, de panthères, d'alligators, que le steamer a nuitamment jetée sur notre domaine!
— Oh!» fait une troisième fois le conseil. Mais, de dubitatif, qu'il était d'abord, ce oh! est devenu affirmatif. Oui! ce doit être une vengeance de ces acharnés English, qui ne reculent devant rien quand il s'agit de maintenir leur souveraineté maritime! Oui! ce bâtiment a été affrété pour cette oeuvre criminelle; puis, l'attentat commis, il a disparu! Oui! le gouvernement du Royaume- Uni n'a pas hésité à sacrifier quelques milliers de livres dans le but de rendre impossible à ses habitants le séjour de Standard- Island!
Et Hubley Harcourt d'ajouter:
«Si j'ai été amené à formuler cette observation, si les soupçons que j'avais conçus se sont changés en certitude, messieurs, c'est que ma mémoire m'a rappelé un fait identique, une machination perpétrée dans des circonstances à peu près analogues, et dont les Anglais n'ont jamais pu se laver…
— Ce n'est pourtant pas l'eau qui leur manque! observe l'un des notables.
— L'eau salée ne lave pas! répond un autre.
— Pas plus que la mer n'aurait pu effacer la tache de sang sur la main de lady Macbeth!» s'écrie un troisième. Et notez que ces dignes conseillers ripostent de la sorte, avant même que Hubley Harcourt leur ait appris le fait auquel il vient de faire allusion:
«Messieurs les notables, reprend-il, lorsque l'Angleterre dut abandonner les Antilles françaises à la France, elle voulut y laisser une trace de son passage, et quelle trace! Jusqu'alors, il n'y avait jamais eu un seul serpent ni à la Guadeloupe ni à la Martinique, et, après le départ de la colonie anglo-saxonne, cette dernière île en fut infestée. C'était la vengeance de John Bull! Avant de déguerpir, il avait jeté des centaines de reptiles sur le domaine qui lui échappait, et depuis cette époque, ces venimeuses bêtes se sont multipliées à l'infini au grand dommage des colons français!»
Il est certain que cette accusation contre l'Angleterre, qui n'a jamais été démentie, rend assez plausible l'explication donnée par Hubley Harcourt. Mais, est-il permis de croire que John Bull ait voulu rendre inhabitable l'île à hélice, et même avait-il tenté de le faire pour l'une des Antilles françaises?… Ni l'un ni l'autre de ces faits n'ont jamais pu être prouvés. Néanmoins, en ce qui concerne Standard-Island, cela devait être tenu pour authentique par la population milliardaise.
«Eh bien! s'écrie Jem Tankerdon, si les Français ne sont pas parvenus à purger la Martinique des vipères que les Anglais y avaient mis à leur place…»
Tonnerre de hurrahs et de hips à cette comparaison du fougueux personnage.
«… Les Milliardais, eux, sauront débarrasser Standard-Island des fauves que l'Angleterre a lâchés sur elle!»
Nouveau tonnerre d'applaudissements, qui ne cessent que pour recommencer de plus belle, d'ailleurs, après que Jem Tankerdon a ajouté:
«À notre poste, messieurs, et n'oublions pas qu'en traquant ces lions, ces jaguars, ces tigres, ces caïmans, c'est aux English que nous donnons la chasse!»
Et le conseil se sépare.
Une heure après, lorsque les principaux journaux publient le compte rendu sténographié de cette séance, quand on sait quelles mains ennemies ont ouvert les cages de cette ménagerie flottante, lorsqu'on apprend à qui l'on doit l'envahissement de ces légions de bêtes féroces, un cri d'indignation sort de toutes les poitrines, et l'Angleterre est maudite dans ses enfants et ses petits-enfants, en attendant que son nom détesté s'efface enfin des souvenirs du monde!
VII — Battues
Il s'agit de procéder à la destruction totale des animaux qui ont envahi Standard-Island. Qu'un seul couple de ces redoutables bêtes, sauriens ou carnassiers, échappe, et c'en est fait de la sécurité à venir. Ce couple se multipliera, et autant vaudrait aller vivre dans les forêts de l'Inde ou de l'Afrique. Avoir fabriqué un appareil en tôle d'acier, l'avoir lancé sur ces larges espaces du Pacifique, sans qu'il ait jamais pris contact avec les côtes ou les archipels suspects, s'être imposé toutes les mesures pour qu'il soit à l'abri des épidémies comme des invasions, et, soudain, en une nuit… En vérité, la Standard-Island Company ne devra pas hésiter à poursuivre le Royaume-Uni devant un tribunal international et lui réclamer de formidables dommages intérêts! Est-ce que le droit des gens n'a pas été effroyablement violé dans cette circonstance? Oui! il l'est, et si jamais la preuve est faite…
Mais, ainsi que l'a décidé le conseil des notables, il faut aller au plus pressé.
Et tout d'abord, contrairement à ce qu'ont demandé certaines familles sous l'empire de l'épouvante, il ne peut être question que la population se réfugie sur les steamers des deux ports et fuie Standard-Island. Ces navires n'y suffiraient pas, d'ailleurs.
Non! on va donner la chasse à ces animaux d'importation anglaise, on les détruira, et le Joyau du Pacifique ne tardera pas à recouvrer sa sécurité d'autrefois.
Les Milliardais se mettent à l'oeuvre sans perdre un instant. Quelques-uns n'ont pas hésité à proposer des moyens extrêmes, — entre autres d'introduire la mer sur l'île à hélice, de propager l'incendie à travers les massifs du parc, les plaines et les champs, de manière à noyer ou à brûler toute cette vermine. Mais dans tous les cas, le moyen serait inefficace en ce qui concerne les amphibies, et mieux vaut procéder par des battues sagement organisées.
C'est ce qui est fait.
Ici, mentionnons que le capitaine Sarol, les Malais, les Néo- Hébridiens, ont offert leurs services, qui sont acceptés avec empressement par le gouverneur. Ces braves gens ont voulu reconnaître ce qu'on a fait pour eux. Au fond, le capitaine Sarol craint surtout que cet incident interrompe la campagne, que les Milliardais et leurs familles veuillent abandonner Standard- Island, qu'ils obligent l'administration à regagner directement la baie Madeleine, ce qui réduirait ses projets à néant.
Le quatuor se montre à la hauteur des circonstances et digne de sa nationalité. Il ne sera pas dit que quatre Français n'auront point payé de leur personne, puisqu'il y a des dangers à courir. Ils se rangent sous la direction de Calistus Munbar, lequel, à l'entendre, a vu pire que cela, et hausse les épaules en signe de mépris pour ces lions, tigres, panthères et autres inoffensives bêtes! Peut-être a-t-il été dompteur, ce petit-fils de Barnum, ou tout au moins directeur de ménageries ambulantes?…
Les battues commencent dans la matinée même, et sont heureuses dès le début.
Pendant cette première journée, deux crocodiles ont eu l'imprudence de s'aventurer hors de la Serpentine, et, on le sait, les sauriens très redoutables dans le liquide élément, le sont moins en terre ferme par la difficulté qu'ils éprouvent à se retourner. Le capitaine Sarol et ses Malais les attaquent avec courage, et, non sans que l'un d'eux ait reçu une blessure, ils en débarrassent le parc.
Entre temps, on en a signalé une dizaine encore — ce qui, sans doute, constitue la bande. Ce sont des animaux de grande taille, mesurant de quatre à cinq mètres, par conséquent fort dangereux. Comme ils se sont réfugiés sous les eaux de la rivière, des marins se tiennent prêts à leur envoyer quelques-unes de ces balles explosives qui font éclater les plus solides carapaces.
D'autre part, les escouades de chasseurs se répandent à travers la campagne. Un des lions est tué par Jem Tankerdon, lequel a eu raison de dire qu'il n'en est pas à son coup d'essai, et a retrouvé son sang-froid, son adresse d'ancien chasseur du Far- West. La bête est superbe, — de celles qui peuvent valoir de cinq à six mille francs. Un lingot d'acier lui a traversé le coeur au moment où elle bondissait sur le groupe du quatuor, et Pinchinat affirme «qu'il a senti le vent de sa queue au passage!»
L'après-midi, lors d'une attaque dans laquelle, un des miliciens est atteint d'un coup de dent à l'épaule, le gouverneur met à terre une lionne de toute beauté. Ces formidables animaux, si John Bull a compté qu'ils feraient souche, viennent d'être arrêtés dans leur espoir de progéniture.
La journée ne s'achève pas avant qu'un couple de tigres soit tombé sous les balles du commodore Simcoë, à la tête d'un détachement de ses marins, dont l'un, grièvement blessé d'un coup de griffe, a dû être transporté à Tribord-Harbour. Suivant les informations recueillies, ces terribles félins paraissent être les plus nombreux des carnassiers débarqués sur l'île à hélice.
À la nuit tombante, les fauves, après avoir été résolument poursuivis, se retirent sous les massifs, du côté de la batterie de l'Éperon, d'où l'on se propose de les débusquer dès la pointe du jour.
Du soir au matin d'effroyables hurlements n'ont cessé de jeter la terreur parmi la population féminine et enfantine de Milliard- City. Son épouvante n'est pas près de se calmer, si même elle se calme jamais. En effet, comment être assuré que Standard-Island en a fini avec cette avant-garde de l'armée britannique? Aussi les récriminations contre la perfide Albion de se dérouler en un chapelet interminable dans toutes les classes milliardaises.
Au jour naissant, les battues sont reprises comme la veille. Sur l'ordre du gouverneur, conforme à l'avis du commodore Simcoë, le colonel Stewart se dispose à employer l'artillerie contre le gros de ces carnassiers, de manière à les balayer de leurs repaires. Deux pièces de canon de Tribord-Harbour, de celles qui fonctionnent comme les Hotckiss en lançant des paquets de mitraille, sont amenées du côté de la batterie de l'Éperon.
En cet endroit, les massifs de micocouliers sont traversés par la ligne du tramway qui s'embranche vers l'observatoire. C'est à l'abri de ces arbres qu'un certain nombre de fauves ont passé la nuit. Quelques têtes de lions et de tigres, aux prunelles étincelantes, apparaissent entre les basses ramures. Les marins, les miliciens, les chasseurs dirigés par Jem et Walter Tankerdon, Nat Coverley et Hubley Harcourt, prennent position sur la gauche de ces massifs, attendant la sortie des bêtes féroces que la mitraille n'aura pas tuées sur le coup.
Au signal du commodore Simcoë, les deux pièces de canon font feu simultanément. De formidables hurlements leur répondent. Il n'est pas douteux que plusieurs carnassiers aient été atteints. Les autres, — une vingtaine — s'élancent, et, passant près du quatuor, sont salués d'une fusillade qui en frappe deux mortellement. À cet instant, un énorme tigre fonce sur le groupe, et Frascolin est heurté d'un si terrible bond qu'il va rouler à dix pas.
Ses camarades se précipitent à son secours. On le relève presque sans connaissance. Mais il revient assez promptement à lui. Il n'a reçu qu'un choc… Ah! quel choc!
Entre temps, on cherche à pourchasser les caïmans sous les eaux de Serpentine-river, et comment sera-t-on jamais certain d'être débarrassé de ces voraces animaux. Heureusement, l'adjoint Hubley Harcourt a l'idée de faire lever les vannes de la rivière, et il est possible d'attaquer les sauriens dans de meilleures conditions, non sans succès.
La seule victime à regretter est un magnifique chien, appartenant à Nat Coverley. Saisi par un alligator, le pauvre animal est coupé en deux d'un coup de mâchoire. Mais une douzaine de ces sauriens ont succombé sous les balles des miliciens, et il est possible que Standard-Island soit définitivement délivrée de ces redoutables amphibies.
Du reste, la journée a été bonne. Six lions, huit tigres, cinq jaguars, neuf panthères, mâles et femelles, comptent parmi les bêtes abattues.
Le soir venu, le quatuor, y compris Frascolin remis de sa secousse, est venu s'attabler dans la restauration du casino.
«J'aime à croire que nous sommes au bout de nos peines, dit
Yvernès.
— À moins que ce steamer, seconde arche de Noé, répond Pinchinat, n'ait renfermé tous les animaux de la création…»
Ce n'était pas probable, et Athanase Dorémus s'est senti assez rassuré pour réintégrer son domicile de la Vingt-cinquième Avenue. Là, dans sa maison barricadée, il retrouve sa vieille servante, au désespoir de penser que, de son vieux maître, il ne devait plus rester que des débris informes!
Cette nuit a été assez tranquille. À peine a-t-on entendu de lointains hurlements du côté de Bâbord-Harbour. Il est à croire que, le lendemain, en procédant à une battue générale à travers la campagne, la destruction de ces fauves sera complète.
Les groupes de chasseurs se reforment dès le petit jour. Il va sans dire que, depuis vingt-quatre heures, Standard-Island est restée stationnaire, tout le personnel de la machinerie étant occupé à l'oeuvre commune.
Les escouades, comprenant chacune une vingtaine d'hommes armés de fusils à tir rapide, ont ordre de parcourir toute l'île. Le colonel Stewart n'a pas jugé utile d'employer les pièces de canon contre les fauves à présent qu'ils se sont dispersés. Treize de ces animaux, traqués aux alentours de la batterie de la Poupe, tombent sous les balles. Mais il a fallu dégager, non sans peine, deux douaniers du poste voisin qui, renversés par un tigre et une panthère, ont reçu de graves blessures.
Cette dernière chasse porte à cinquante-trois le nombre des animaux détruits depuis la première battue de la veille.
Il est quatre heures du matin. Cyrus Bikerstaff et le commodore Simcoë, Jem Tankerdon et son fils, Nat Coverley et les deux adjoints, quelques-uns des notables, escortés d'un détachement de la milice, se dirigent vers l'hôtel de ville, où le conseil attend les rapports expédiés des deux ports, des batteries de l'Éperon et de la Poupe.
À leur approche, lorsqu'ils ne sont qu'à cent pas de l'édifice communal, voici que des cris violents retentissent. On voit nombre de gens, femmes et enfants, pris d'une soudaine panique, s'enfuir le long de la Unième Avenue.
Aussitôt, le gouverneur, le commodore Simcoë, leurs compagnons, de se précipiter vers le square, dont la grille aurait dû être fermée… Mais, par une inexplicable négligence, cette grille était ouverte, et il n'est pas douteux qu'un des fauves, — le dernier peut-être, — l'ait franchie.
Nat Coverley et Walter Tankerdon, arrivés des premiers, s'élancent dans le square.
Tout à coup, alors qu'il est à trois pas de Nat Coverley, Walter est culbuté par un énorme tigre.
Nat Coverley, n'ayant pas le temps de glisser une cartouche dans son fusil, tire le couteau de chasse de sa ceinture, et se jette au secours de Walter, au moment où les griffes du fauve s'abattent sur l'épaule du jeune homme.
Walter est sauvé, mais le tigre se retourne, se redresse contre
Nat Coverley…
Celui-ci, frappe l'animal de son couteau, sans avoir pu l'atteindre au coeur, et il tombe à la renverse.
Le tigre recule, la gueule rugissante, la mâchoire ouverte, la langue sanglante…
Une première détonation éclate…
C'est Jem Tankerdon qui vient de faire feu.
Une seconde retentit…
C'est la balle de son fusil qui vient de faire explosion dans le corps du tigre.
On relève Walter, l'épaule à demi déchirée.
Quant à Nat Coverley, s'il n'a pas été blessé, du moins n'a-t-il jamais vu la mort de si près.
Il se redresse, et s'avançant vers Jem Tankerdon lui dit d'une voix grave.
«Vous m'avez sauvé… merci!
— Vous avez sauvé mon fils… merci!» répond Jem Tankerdon. Et tous deux se donnent la main en témoignage d'une reconnaissance, qui pourrait bien finir en sincère amitié… Walter est aussitôt transporté à l'hôtel de la Dix-neuvième Avenue, où sa famille s'est réfugiée, tandis que Nat Coverley regagne son domaine au bras de Cyrus Bikerstaff. En ce qui concerne le tigre, le surintendant se charge d'utiliser sa magnifique fourrure. Le superbe animal est destiné à un empaillement de première classe, et il figurera dans le Musée d'Histoire naturelle de Milliard- City, avec cette inscription:
Offert par le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande à Standard-Island, infiniment reconnaissante.
À supposer que l'attentat doive être mis au compte de l'Angleterre, on ne saurait se venger avec plus d'esprit. Du moins, est-ce l'avis de Son Altesse Pinchinat, bon connaisseur en semblable matière.
Qu'on ne s'étonne pas si, dès le lendemain, Mrs Tankerdon fait visite à Mrs Coverley pour la remercier du service rendu à Walter, et si Mrs Coverley rend visite à Mrs Tankerdon pour la remercier du service rendu à son mari. Disons même que miss Dy a voulu accompagner sa mère, et n'est-il pas naturel que toutes deux lui aient demandé des nouvelles de son cher blessé?
Enfin tout est pour le mieux, et, débarrassée de ses redoutables hôtes, Standard-Island peut reprendre en pleine sécurité sa route vers l'archipel des Fidji.
VIII — Fidji et Fidjiens
Combien dis-tu?… demande Pinchinat.
— Deux cent cinquante-cinq, mes amis, répond Frascolin. Oui… on compte deux cent cinquante-cinq îles et îlots dans l'archipel des Fidji.
— En quoi cela nous intéresse-t-il, répond Pinchinat, du moment que le Joyau du Pacifique ne doit pas y faire deux cent cinquante- cinq relâches?
— Tu ne sauras jamais ta géographie! proclame Frascolin.
— Et toi… tu la sais trop!» réplique Son Altesse. Et c'est toujours de cette sorte qu'est accueilli le deuxième violon, lorsqu'il veut instruire ses récalcitrants camarades. Cependant Sébastien Zorn, qui l'écoutait plus volontiers, se laisse amener devant la carte du casino sur laquelle le point est reporté chaque jour. Il est aisé d'y suivre l'itinéraire de Standard-Island depuis son départ de la baie Madeleine. Cet itinéraire forme une sorte de grand S, dont la boucle inférieure se déroule jusqu'au groupe des Fidji. Frascolin montre alors au violoncelliste cet amoncellement d'îles découvert par Tasman en 1643, — un archipel compris d'une part entre le seizième et le vingtième parallèle sud, et de l'autre entre le cent soixante-quatorzième méridien ouest et le cent soixante-dix-neuvième méridien est.
«Ainsi nous allons engager notre encombrante machine à travers ces centaines de cailloux semés sur sa route? observe Sébastien Zorn.
— Oui, mon vieux compagnon de cordes, répond Frascolin, et si tu regardes avec quelque attention…
— Et en fermant la bouche… ajoute Pinchinat.
— Pourquoi?…
— Parce que, comme dit le proverbe, en close bouche n'entre pas mouche!
— Et de quelle mouche veux-tu parler?…
— De celle qui te pique, quand il s'agit de déblatérer contre Standard-Island!» Sébastien Zorn hausse dédaigneusement les épaules, et revenant à Frascolin: «Tu disais?…
— Je disais que, pour atteindre les deux grandes îles de Viti-
Levou et de Vanua-Levou, il existe trois passes qui traversent le
groupe oriental: la passe Nanoukou, la passe Lakemba, la passe
Onéata…
— Sans compter la passe où l'on se fracasse en mille pièces! s'écrie Sébastien Zorn. Cela finira par nous arriver!… Est-ce qu'il est permis de naviguer dans de pareilles mers avec toute une ville, et toute une population dans cette ville?… Non! cela est contraire aux lois de la nature!
— La mouche!… riposte Pinchinat. La voilà, la mouche à Zorn… la voilà!» En effet, toujours ces fâcheux pronostics dont l'entêté violoncelliste ne veut pas démordre! Au vrai, en cette portion du Pacifique, c'est comme une barrière que le premier groupe des Fidji oppose aux navires arrivant de l'est. Mais, que l'on se rassure, les passes sont assez larges pour que le commodore Simcoë puisse y hasarder son appareil flottant, sans parler de celles indiquées par Frascolin. Parmi ces îles, les plus importantes, en dehors des deux Levou situées à l'ouest, sont Ono Ngaloa, Kandabou, etc.
Une mer est enfermée entre ces sommets émergés des fonds de l'Océan, la mer de Koro, et si cet archipel, entrevu par Cook, visité par Bligh en 1789, par Wilson en 1792, est si minutieusement connu, c'est que les remarquables voyages de Dumont d'Urville en 1828 et en 1833, ceux de l'Américain Wilkes en 1839, de l'Anglais Erskine en 1853, puis l'expédition du Herald, capitaine Durham, de la marine britannique, ont permis d'établir les cartes avec une précision qui fait honneur aux ingénieurs hydrographes.
Donc, aucune hésitation chez le commodore Simcoë. Venant du sud- est, il embouque la passe Voulanga, laissant sur bâbord l'île de ce nom, — une sorte de galette entamée servie sur son plateau de corail. Le lendemain, Standard-Island donne dans la mer intérieure, qui est protégée par ces solides chaînes sous-marines contre les grandes houles du large.
Il va sans dire que toute crainte n'est pas encore éteinte relativement aux animaux féroces apparus sous le couvert du pavillon britannique. Les Milliardais se tiennent toujours sur le qui-vive. D'incessantes battues sont organisées à travers les bois, les champs et les eaux. Aucune trace de fauves n'est relevée. Pas de rugissements ni le jour ni la nuit. Pendant les premiers temps, quelques timorés se refusent à quitter la ville pour s'aventurer dans le parc et la campagne. Ne peut-on craindre que le steamer ait débarqué une cargaison de serpents — comme à la Martinique! — et que les taillis en soient infestés? Aussi une prime est-elle promise à quiconque s'emparerait d'un échantillon de ces reptiles. On le paiera à son poids d'or, ou suivant sa longueur à tant le centimètre, et pour peu qu'il ait la taille d'un boa, cela fera une belle somme! Mais, comme les recherches n'ont pas abouti, il y a lieu d'être rassuré. La sécurité de Standard-Island est redevenue entière. Les auteurs de cette machination, quels qu'ils soient, en auront été pour leurs bêtes.
Le résultat le plus positif, c'est qu'une réconciliation complète s'est effectuée entre les deux sections de la ville. Depuis l'affaire Walter-Coverley et l'affaire Coverley-Tankerdon, les familles tribordaises et bâbordaises se visitent, s'invitent, se reçoivent. Réceptions sur réceptions, fêtes sur fêtes. Chaque soir, bal et concert chez les principaux notables, — plus particulièrement à l'hôtel de la Dix-neuvième Avenue et à l'hôtel de la Quinzième. Le Quatuor Concertant peut à peine y suffire. D'ailleurs, l'enthousiasme qu'ils provoquent ne diminue pas, bien au contraire.
Enfin la grande nouvelle se répand un matin, alors que Standard- Island bat de ses puissantes hélices la tranquille surface de cette mer de Koro. M. Jem Tankerdon s'est rendu officiellement à l'hôtel de M. Nat Coverley, et lui a demandé la main de miss Dy Coverley, sa fille, pour son fils Walter Tankerdon. Et M. Nat Coverley a accordé la main de miss Dy Coverley, sa fille, à Walter Tankerdon, fils de M. Jem Tankerdon. La question de dot n'a soulevé, aucune difficulté. Elle sera de deux cents millions pour chacun des jeunes époux.
«Ils auront toujours de quoi vivre… même en Europe!» fait judicieusement remarquer Pinchinat.
Les félicitations arrivent de toutes parts aux deux familles. Le gouverneur Cyrus Bikerstaff ne cherche point à cacher son extrême satisfaction. Grâce à ce mariage, disparaissent les causes de rivalité si compromettantes pour l'avenir de Standard-Island. Le roi et la reine de Malécarlie sont des premiers à envoyer leurs compliments et leurs voeux au jeune ménage. Les cartes de visite, imprimées en or sur aluminium, pleuvent dans la boîte des hôtels. Les journaux font chronique sur chronique à propos des splendeurs qui se préparent, — et telles qu'on n'en aura jamais vu ni à Milliard-City ni en aucun autre point du globe. Des câblogrammes sont expédiés en France en vue de la confection de la corbeille. Les magasins de nouveautés, les établissements des grandes modistes, les ateliers des grands faiseurs, les fabriques de bijouterie et d'objets d'art, reçoivent d'invraisemblables commandes. Un steamer spécial, qui partira de Marseille, viendra par Suez et l'océan Indien, apporter ces merveilles de l'industrie française. Le mariage a été fixé à cinq semaines de là, au 27 février. Du reste, mentionnons que les marchands de Milliard-City auront leur part de bénéfices dans l'affaire. Ils doivent fournir leur contingent à cette corbeille nuptiale, et, rien qu'avec les dépenses que vont s'imposer les nababs de Standard-Island, il y aura des fortunes à réaliser.
L'organisateur tout indiqué de ces fêtes, c'est le surintendant Calistus Munbar. Il faut renoncer à décrire son état d'âme, lorsque le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley a été déclaré publiquement. On sait s'il le désirait, s'il y avait poussé! C'est la réalisation de son rêve, et, comme la municipalité entend lui laisser carte blanche, soyez certains qu'il sera à la hauteur de ses fonctions, en organisant un ultra- merveilleux festival.
Le commodore Simcoë fait connaître par une note aux journaux qu'à la date choisie pour la cérémonie nuptiale, l'île à hélice se trouvera dans cette partie de mer comprise entre les Fidji et les Nouvelles-Hébrides. Auparavant, elle va rallier Viti-Levou, où la relâche doit durer une dizaine de jours — la seule que l'on se propose de faire au milieu de ce vaste archipel.
Navigation délicieuse. À la surface de la mer se jouent de nombreuses baleines. Avec les mille jets d'eau de leurs évents, on dirait un immense bassin de Neptune, en comparaison duquel celui de Versailles n'est qu'un joujou d'enfant, fait observer Yvernès. Mais aussi, par centaines, apparaissent d'énormes requins qui escortent Standard-Island comme ils suivraient un navire en marche.
Cette portion du Pacifique limite la Polynésie, qui confine à la Mélanésie, où se trouve le groupe des Nouvelles-Hébrides[4]. Elle est coupée par le cent quatre-vingtième degré de longitude, — ligne conventionnelle que décrit le méridien de partage entre les deux moitiés de cet immense Océan. Lorsqu'ils attaquent ce méridien, les marins venant de l'est effacent un jour du calendrier, et, inversement, ceux qui viennent de l'ouest en ajoutent un. Sans cette précaution, il n'y aurait plus concordance des dates. L'année précédente, Standard-Island n'avait pas eu à faire ce changement puisqu'elle ne s'était pas avancée dans l'ouest au delà dudit méridien. Mais, cette fois, il y a lieu de se conformer à cette règle, et, puisqu'elle vient de l'est, le 22 janvier se change en 23 janvier.
Des deux cent cinquante-cinq îles qui composent l'archipel des Fidji, une centaine seulement sont habitées. La population totale ne dépasse pas cent vingt-huit mille habitants, — densité faible pour une étendue de vingt et un mille kilomètres carrés.
De ces îlots, simples fragments d'attol ou sommets de montagnes sous-marines, ceints d'une frange de corail, il n'en est pas qui mesure plus de cent cinquante kilomètres superficiels. Ce domaine insulaire n'est, à vrai dire, qu'une division politique de l'Australasie, dépendant de la Couronne depuis 1874, — ce qui signifie que l'Angleterre l'a bel et bien annexé à son empire colonial. Si les Fidgiens se sont enfin décidés à se soumettre au protectorat britannique, c'est qu'en 1859 ils ont été menacés d'une invasion tongienne, à laquelle le Royaume-Uni a mis obstacle par l'intervention de son trop fameux Pritchard, le Pritchard de Taïti. L'archipel est présentement divisé en dix-sept districts, administrés par des sous-chefs indigènes, plus ou moins alliés à la famille souveraine du dernier roi Thakumbau.
«Est-ce la conséquence du système anglais, demande le commodore Simcoë, qui s'entretient à ce sujet avec Frascolin, et en sera-t- il des Fidji comme il en a été de la Tasmanie, je ne sais! Mais, fait certain, c'est que l'indigène tend à disparaître. La colonie n'est point en voie de prospérité, ni la population en voie de croissance, et, ce qui le démontre, c'est l'infériorité numérique des femmes par rapport aux hommes.
— C'est, en effet, l'indice de l'extinction prochaine d'une race, répond Frascolin, et, en Europe, il y a déjà quelques États que menace cette infériorité.
— Ici, d'ailleurs, reprend le commodore, les indigènes ne sont que de véritables serfs, autant que les naturels des îles voisines, recrutés par les planteurs pour les travaux de défrichements. En outre, la maladie les décime, et, en 1875, rien que la petite vérole en a fait périr plus de trente mille. C'est pourtant un admirable pays, comme vous pourrez en juger, cet archipel des Fidji! Si la température est élevée à l'intérieur des îles, du moins est-elle modérée sur le littoral, très fertile en fruits et en légumes, en arbres, cocotiers, bananiers, etc. Il n'y a que la peine de récolter les ignames, les taros[5], et la moelle nourricière du palmier, qui produit le sagou…
— Le sagou! s'écrie Frascolin. Quel souvenir de notre Robinson
Suisse!
— Quant aux cochons, aux poules, continue le commodore Simcoë, ces animaux se sont multipliés depuis leur importation avec une prolificence extraordinaire. De là, toute facilité de satisfaire aux besoins de l'existence. Par malheur, les indigènes sont enclins à l'indolence, au far niente, bien qu'ils soient d'intelligence très vive, d'humeur très spirituelle…
— Et quand ils ont tant d'esprit… dit Frascolin.
— Les enfants vivent peu!» répond le commodore Simcoë. Au fait, tous ces naturels, polynésiens, mélanaisiens et autres, sont-ils différents des enfants? En s'avançant vers Viti-Levou, Standard- Island relève plusieurs îles intermédiaires, telles Vanua-Vatou, Moala, Ngan, sans s'y arrêter. De toutes parts cinglent, en contournant son littoral, des flotilles de ces longues pirogues à balanciers de bambous entre-croisés, qui servent à maintenir l'équilibre de l'appareil et à loger la cargaison. Elles circulent, elles évoluent avec grâce, mais ne cherchent à entrer ni à Tribord-Harbour ni à Bâbord-Harbour. Il est probable qu'on ne leur eût pas permis, étant donnée l'assez mauvaise réputation des Fidgiens. Ces indigènes ont embrassé le christianisme, il est vrai. Depuis que les missionnaires européens se sont établis à Lecumba, en 1835, ils sont presque tous protestants wesleyens, mélangés de quelques milliers de catholiques. Mais, auparavant, ils étaient tellement adonnés aux pratiques du cannibalisme qu'ils n'ont peut-être pas perdu tout à fait le goût de la chair humaine. Au surplus, c'est affaire de religion. Leurs dieux aimaient le sang. La bienveillance était regardée, dans ces peuplades, comme une faiblesse et même un péché. Manger un ennemi, c'était lui faire honneur. L'homme que l'on méprisait, on le faisait cuire, on ne le mangeait pas. Les enfants servaient de mets principal dans les festins, et le temps n'est pas si éloigné où le roi Thakumbau aimait à s'asseoir sous un arbre, dont chaque branche supportait un membre humain réservé à la table royale. Quelquefois même une tribu, — et cela est arrivé pour celle des Nulocas, à Viti-Levou, près Namosi, — fut dévorée tout entière, moins quelques femmes, dont l'une a vécu jusqu'en 1880.
Décidément, si Pinchinat ne rencontre pas sur l'une quelconque de ces îles des petits-fils d'anthropophages ayant conservé les vieilles coutumes de leurs grands-pères, il devra renoncer à jamais demander un reste de couleur locale à ces archipels du Pacifique.
Le groupe occidental des Fidji comprend deux grandes îles, Viti- Levou et Vanua-Levou, et deux îles moyennes, Kandavu et Taviuni. C'est plus au nord-ouest que gisent les îles Wassava, et que s'ouvre la passe de l'île Ronde par laquelle le commodore Simcoë doit sortir en relevant sur les Nouvelles-Hébrides.
Dans l'après-midi du 25 janvier, les hauteurs de Viti-Levou se dessinent à l'horizon. Cette île montagneuse est la plus considérable de l'archipel, d'un tiers plus étendue que la Corse, — soit dix mille six cent quarante-cinq kilomètres carrés.
Ses cimes pointent à douze cents et quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce sont des volcans éteints ou du moins endormis, et dont le réveil est généralement fort maussade.
Viti-Levou est reliée à sa voisine du nord, Vanua-Levou, par une barrière sous-marine de récifs, qui émergeait sans doute à l'époque de formation tellurique. Au-dessus de cette barrière, Standard-Island pouvait se hasarder sans péril. D'autre part, au nord de Viti-Levou, les profondeurs sont évaluées entre quatre et cinq cents mètres, et, au sud, entre cinq cents et deux mille.
Autrefois, la capitale de l'archipel était Levuka, dans l'île d'Ovalau, à l'est de Viti-Levou. Peut-être même les comptoirs, fondés par des maisons anglaises, y sont-ils plus importants encore que ceux de Suva, la capitale actuelle, dans l'île de Viti- Levou. Mais ce port offre des avantages sérieux à la navigation, étant situé, à l'extrémité sud-est de l'île, entre deux deltas, dont les eaux arrosent largement ce littoral. Quant au port d'attache des paquebots en relation avec les Fidji, il occupe le fond de la baie de Ngalao, au sud de l'île de Kandava, le gisement qui est le plus voisin de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie, des îles françaises de la Nouvelle-Calédonie et de la Loyauté.
Standard-Island vient relâcher à l'ouverture du port de Suva. Les formalités sont remplies le jour même, et la libre pratique est accordée. Comme ces visites ne peuvent qu'être une source de bénéfices autant pour les colons que pour les indigènes, les Milliardais sont assurés d'un excellent accueil, dans lequel il existe peut-être plus d'intérêt que de sympathie. Ne pas oublier, d'ailleurs, que les Fidji relèvent de la Couronne, et que les rapports sont toujours tendus entre le Foreign-Office et la Standard-Island Company, si jalouse de son indépendance.
Le lendemain, 26 janvier, les commerçants de Standard-Island qui ont des achats ou des ventes à effectuer, se font mettre à terre dès les premières heures. Les touristes, et parmi eux nos Parisiens, ne sont point en retard. Bien que Pinchinat et Yvernès plaisantent volontiers Frascolin, — l'élève distingué du commodore Simcoë, — sur ses études «ethno-rasantogéographiques», comme dit Son Altesse, ils n'en profitent pas moins de ses connaissances. Aux questions de ses camarades sur les habitants de Viti-Levou, sur leurs coutumes, leurs pratiques, le deuxième violon a toujours quelque réponse instructive. Sébastien Zorn ne dédaigne pas de l'interroger à l'occasion, et, tout d'abord, lorsque Pinchinat apprend que ces parages étaient, il n'y a pas longtemps, le principal théâtre du cannibalisme, il ne peut retenir un soupir en disant:
«Oui… mais nous arrivons trop tard, et vous verrez que ces Fidgiens, énervés par la civilisation, en sont tombés à la fricassée de poulet et aux pieds de porc à la Sainte-Menehould!
— Anthropophage! lui crie Frascolin. Tu mériterais d'avoir figuré sur la table du roi Thakumbau…
— Hé! hé! un entrecôte de Pinchinat à la Bordelaise…
— Voyons, réplique Sébastien Zorn, si nous perdons notre temps à des récriminations oiseuses…
— Nous ne réaliserons pas le progrès par la marche en avant! s'écrie Pinchinat. Voilà une phrase comme tu les aimes, n'est-ce pas, mon vieux violoncelluloïdiste! Eh bien, en avant, marche!»
La ville de Suva, bâtie sur la droite d'une petite baie, éparpille ses habitations au revers d'une colline verdoyante. Elle a des quais disposés pour l'amarrage des navires, des rues garnies de trottoirs planchéiés, ni plus ni moins que les plages de nos grandes stations balnéaires. Les maisons en bois, à rez-de- chaussée, parfois, mais rarement, avec un étage, sont gaies et fraîches. Aux alentours de la ville, des cabanes indigènes montrent leurs pignons relevés en cornes et ornés de coquillages. Les toitures, très solides, résistent aux pluies d'hiver, de mai à octobre, qui sont torrentielles. En effet, en mars 1871, à ce que raconte Frascolin, très ferré sur la statistique, Mbua, située dans l'est de l'île, a reçu en un jour trente-huit centimètres d'eau.
Viti-Levou, non moins que les autres îles de l'archipel, est soumise à des inégalités climatériques, et la végétation diffère d'un littoral à l'autre. Du côté exposé aux vents alizés du sud- est, l'atmosphère est humide, et des forêts magnifiques couvrent le sol. De l'autre côté, s'étendent d'immenses savanes, propres à la culture. Toutefois, on observe que certains arbres commencent à dépérir, — entre autres le sandal, presque entièrement épuisé, et aussi le dakua, ce pin spécial aux Fidji.
Cependant, en ses promenades, le quatuor constate que la flore de l'île est d'une luxuriance tropicale. Partout, des forêts de cocotiers et de palmiers, aux troncs tapissés d'orchidées parasites, des massifs de casuarinées, de pandanus, d'acacias, de fougères arborescentes, et, dans les parties marécageuses, nombre de ces palétuviers dont les racines serpentent hors de terre. Mais la culture du coton et celle du thé n'ont point donné les résultats que ce climat si puissant permettait d'espérer. En réalité, le sol de Viti-Levou, — ce qui est commun dans ce groupe, — argileux et de couleur jaunâtre, n'est formé que de cendres volcaniques, auxquelles la décomposition a donné des qualités productives.
Quant à la faune, elle n'est pas plus variée que dans les divers parages du Pacifique: une quarantaine d'espèces d'oiseaux, perruches et serins acclimatés, des chauves-souris, des rats qui forment légions, des reptiles d'espèce non venimeuse, très appréciés des indigènes au point de vue comestible, des lézards à n'en savoir que faire, et des cancrelats répugnants, d'une voracité de cannibales. Mais, de fauves, il ne s'en trouve point, — ce qui provoque cette boutade de Pinchinat:
«Notre gouverneur, Cyrus Bikerstaff, aurait dû conserver quelques couples de lions, de tigres, de panthères, de crocodiles, et déposer ces ménages carnassiers sur les Fidji… Ce ne serait qu'une restitution, puisqu'elles appartiennent à l'Angleterre.»
Ces indigènes, mélange de race polynésienne et mélanésienne, présentent encore de beaux types, moins remarquables cependant qu'aux Samoa et aux Marquises. Les hommes, à teint cuivré, presque noirs, la tête couverte d'une chevelure toisonnée, parmi lesquels on rencontre de nombreux métis, sont grands et vigoureux. Leur vêtement est assez rudimentaire, le plus souvent un simple pagne, ou une couverture, faite de cette étoffe indigène, le «masi», tirée d'une espèce de mûrier qui produit aussi le papier. À son premier degré de fabrication, cette étoffe est d'une parfaite blancheur; mais les Fidgiens savent la teindre, la barioler, et elle est demandée dans tous les archipels de l'Est-Pacifique. Il faut ajouter que ces hommes ne dédaignent pas de revêtir, à l'occasion, de vieilles défroques européennes, échappées des friperies du Royaume-Uni ou de l'Allemagne. C'est matière à plaisanteries, pour un Parisien, de voir de ces Fidgiens engoncés d'un pantalon déformé, d'un paletot hors d'âge, et même d'un habit noir, lequel, après maintes phases de décadence, est venu finir sur le dos d'un naturel de Viti-Levou.
«Il y aurait à faire le roman d'un de ces habits-là!… observe
Yvernès.
— Un roman qui risquerait de finir en veste!» répond Pinchinat. Quant aux femmes, ce sont la jupe et le caraco de masi qui les habillent d'une façon plus ou moins décente, en dépit des sermons wesleyens. Elles sont bien faites, et, avec l'attrait de la jeunesse, quelques-unes peuvent passer pour jolies. Mais quelle détestable habitude elles ont, — les hommes aussi, — d'enduire de chaux leur chevelure noire, devenue une sorte de chapeau calcaire, qui a pour but de les préserver des insolations! Et puis, elles fument, autant que leurs époux et frères, ce tabac du pays, qui a l'odeur du foin brûlé, et, lorsque la cigarette n'est pas mâchonnée entre leurs lèvres, elle est enfilée dans le lobe de leurs oreilles, à l'endroit où l'on voit plus communément en Europe des boucles de diamants et de perles. En général, ces femmes sont réduites à la condition d'esclaves chargées des plus durs travaux du ménage, et le temps n'est pas éloigné où, après avoir peiné pour entretenir l'indolence de leur mari, on les étranglait sur sa tombe. À plusieurs reprises, pendant les trois jours qu'ils ont consacrés à leurs excursions autour de Suva; nos touristes essayèrent de visiter des cases indigènes. Ils en furent repoussés, —non point par l'inhospitalité des propriétaires, mais par l'abominable odeur qui s'en dégage. Tous ces naturels frottés d'huile de coco, leur promiscuité avec les cochons, les poules, les chiens, les chats, dans ces nauséabondes paillottes, l'éclairage suffocant obtenu par le brûlage de la gomme résineuse du dammana… non! il n'y avait pas moyen d'y tenir. Et, d'ailleurs, après avoir pris place au foyer fidgien, n'aurait-il pas fallu, sous peine de manquer aux convenances, accepter de tremper ses lèvres dans le bol de kava, la liqueur fidgienne par excellence? Bien que, pour être tiré de la racine desséchée du poivrier, ce kava pimenté soit inacceptable aux palais européens, il y a encore la manière dont on le prépare. N'est-elle pas pour exciter la plus insurmontable répugnance? On ne le moud pas, ce poivre, on le mâche, on le triture entre les dents, puis on le crache dans l'eau d'un vase, et on vous l'offre avec une insistance sauvage qui ne permet guère de le refuser. Et, il n'y a plus qu'à remercier, en prononçant ces mots qui ont cours dans l'archipel: «E mana ndina,» autrement dit: amen. Nous ne parlons que pour mémoire des cancrelats qui fourmillent à l'intérieur des paillotes, des fourmis blanches qui les dévastent, et des moustiques, — des moustiques par milliards, — dont on voit courir sur les murs, sur le sol, sur les vêtements des indigènes, d'innombrables phalanges. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Son Altesse, avec cet accent comico-britannique des clowns anglais, se soit exclamé envoyant fourmiller ces formidables insectes: «Mioustic!… Mioustic!»
Enfin, ni ses camarades ni lui n'ont eu le courage de pénétrer dans les cases fidgiennes. Donc, de ce chef, leurs études ethnologiques sont incomplètes, et le savant Frascolin lui-même a reculé, — ce qui constitue une lacune dans ses souvenirs de voyage.
IX — Un casus belli
Toutefois, alors que nos artistes se dépensent en promenades et prennent un aperçu des moeurs de l'archipel, quelques notables de Standard-Island n'ont pas dédaigné d'entrer en relation avec les autorités indigènes de l'archipel. Les «papalangis», — ainsi appelle-t-on les étrangers dans ces îles, — n'avaient point à craindre d'être mal accueillis.
Quant aux autorités européennes, elles sont représentées par un gouverneur général, qui est en même temps consul général d'Angleterre pour ces groupes de l'ouest qui subissent plus ou moins efficacement le protectorat du Royaume-Uni. Cyrus Bikerstaff ne crut point devoir lui faire une visite officielle. Deux ou trois fois, les deux chiens de faïence se sont regardés, mais leurs rapports n'ont pas été au delà de ces regards.
Pour ce qui est du consul d'Allemagne, en même temps l'un des principaux négociants du pays, les relations se sont bornées à un échange de cartes.
Pendant la relâche, les familles Tankerdon et Coverley avaient organisé des excursions aux alentours de Suva et dans les forêts qui hérissent ses hauteurs jusqu'à leurs dernières cimes.
Et. à ce propos, le surintendant fait à ses amis du quatuor une observation très juste.
«Si nos Milliardais se montrent si friands de ces promenades à de hautes altitudes, dit-il, cela tient à ce que notre Standard- Island n'est pas suffisamment accidentée… Elle est trop plate, trop uniforme… Mais, je l'espère bien, on lui fabriquera un jour une montagne artificielle, qui pourra rivaliser avec les plus hauts sommets du Pacifique. En attendant, toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion, nos citadins s'empressent d'aller respirer, à quelques centaines de pieds, l'air pur et vivifiant de l'espace… Cela répond à un besoin de la nature humaine…
— Très bien, dit Pinchinat. Mais un conseil, mon cher Eucalistus! Quand vous construirez votre montagne en tôle d'acier ou en aluminium, n'oubliez pas de lui mettre un joli volcan dans les entrailles… un volcan avec boîtes fulminantes et pièces d'artifices…
— Et pourquoi pas, monsieur le railleur?… répond Calistus
Munbar.
— C'est bien ce que je me dis: Et pourquoi pas?…» réplique Son Altesse. Il va de soi que Walter Tankerdon et miss Dy Coverley prennent part à ces excursions et qu'ils les font au bras l'un de l'autre. On n'a pas négligé de visiter, à Viti-Levou, les curiosités de sa capitale, ces «mburé-kalou», les temples des esprits, et aussi le local affecté aux assemblées politiques. Ces constructions, élevées sur une base de pierres sèches, se composent de bambous tressés, de poutres recouvertes d'une sorte de passementerie végétale, de lattes ingénieusement disposées pour supporter les chaumes de la toiture. Les touristes parcourent de même l'hôpital, établi dans d'excellentes conditions d'hygiène, le jardin botanique, en amphithéâtre derrière la ville. Souvent ces promenades se prolongent jusqu'au soir, et l'on revient alors, sa lanterne à la main, comme au bon vieux temps. Dans les îles Fidji, l'édilité n'en est pas encore au gazomètre ni aux becs Auër, ni aux lampes à arc, ni au gaz acétylène, mais cela viendra «sous le protectorat éclairé de la Grande-Bretagne!» insinue Calistus Munbar.
Et le capitaine Sarol et ses Malais et les Néo-Hébridiens embarqués aux Samoa, que font-ils pendant cette relâche? Rien qui soit en désaccord avec leur existence habituelle. Ils ne descendent point à terre, connaissant Viti-Levou et ses voisines, les uns pour les avoir fréquentées dans leur navigation au cabotage, les autres pour y avoir travaillé au compte des planteurs. Ils préfèrent, de beaucoup, rester à Standard-Island, qu'ils explorent sans cesse, ne se lassant pas de visiter la ville, les ports, le parc, la campagne, les batteries de la Poupe et de l'Éperon. Encore quelques semaines, et, grâce à la complaisance de la Compagnie, grâce au gouverneur Cyrus Bikerstaff, ces braves gens débarqueront dans leur pays, après un séjour de cinq mois sur l'île à hélice…
Quelquefois nos artistes causent avec ce Sarol, qui est très intelligent, et emploie couramment la langue anglaise. Sarol leur parle d'un ton enthousiaste des Nouvelles-Hébrides, des indigènes de ce groupe, de leur façon de se nourrir, de leur cuisine — ce qui intéresse particulièrement Son Altesse. L'ambition secrète de Pinchinat serait d'y découvrir un nouveau mets, dont il communiquerait la recette aux sociétés gastronomiques de la vieille Europe.
Le 30 janvier, Sébastien Zorn et ses camarades, à la disposition desquels le gouverneur a mis une des chaloupes électriques de Tribord-Harbour, partent dans l'intention de remonter le cours de la Rewa, l'une des principales rivières de l'île. Le patron de la chaloupe, un mécanicien et deux matelots ont embarqué avec un pilote fidgien. En vain a-t-on offert à Athanase Dorémus de se joindre aux excursionnistes. Le sentiment de curiosité est éteint chez ce professeur de maintien et de grâces… Et puis, pendant son absence, il pourrait lui venir un élève, et il préfère ne point quitter la salle de danse du casino.
Dès six heures du matin, bien armée, munie de quelques provisions, car elle ne doit revenir que le soir à Tribord-Harbour, l'embarcation sort de la baie de Suva, et longe le littoral jusqu'à la baie de la Rewa.
Non seulement les récifs, mais les requins se montrent en grand nombre dans ces parages, et il convient de prendre garde aux uns comme aux autres.
«Peuh! fait observer Pinchinat, vos requins, ce ne sont même plus des cannibales d'eau salée!… Les missionnaires anglais ont dû les convertir au christianisme comme ils ont converti les Fidgiens!… Gageons que ces bêtes-là ont perdu le goût de la chair humaine…
— Ne vous y fiez pas, répond le pilote, — pas plus qu'il ne faut se fier aux Fidgiens de l'intérieur.» Pinchinat se contente de hausser les épaules. On la lui baille belle avec ces prétendus anthropophages qui n'» anthropophagent» même plus les jours de fête!
Quant au pilote, il connaît parfaitement la baie et le cours de la Rewa. Sur cette importante rivière, appelée aussi Waï-Levou, le flot se fait sentir jusqu'à une distance de quarante-cinq kilomètres, et les barques peuvent la remonter pendant quatre- vingts.
La largeur de la Rewa dépasse cent toises à son embouchure. Elle coule entre des rives sablonneuses, basses à gauche, escarpées à droite, dont les bananiers et les cocotiers se détachent avec vigueur sur un large fond de verdure. Son nom est Rewa-Rewa, conforme à ce redoublement du mot, qui est presque général parmi les peuplades du Pacifique. Et, ainsi que le remarque Yvernès, n'est-ce pas là une imitation de cette prononciation enfantine qu'on retrouve dans les papa, maman, toutou, dada, bonbon, etc. Et, au fait, c'est à peine si ces indigènes sont sortis de l'enfance!
La véritable Rewa est formée par le confluent du Waï-Levou (eau grande) et du Waï-Manu, et sa principale embouchure est désignée sous le nom de Waï-Ni-ki.
Après le détour du delta, la chaloupe file devant le village de Kamba, à demi caché dans sa corbeille de fleurs. On ne s'y arrête point, afin de ne rien perdre du flux, ni au village de Naitasiri. D'ailleurs, à cette époque, ce village venait d'être déclaré «tabou», avec ses maisons, ses arbres, ses habitants, et jusqu'aux eaux de la Rewa qui en baignent la grève. Les indigènes n'eussent permis à personne d'y prendre pied. C'est une coutume sinon très respectable, du moins très respectée que le tabou, — Sébastien Zorn en savait quelque chose, — et on la respecta. Lorsque les excursionnistes longent Naitasiri, le pilote les invite à regarder un arbre de haute taille, un tavala, qui se dresse dans un angle de la rive. «Et qu'a-t-il de remarquable, cet arbre?… demande Frascolin.
— Rien, répondit le pilote, si ce n'est que son écorce est rayée d'incisions depuis ses racines jusqu'à sa fourche. Or, ces incisions indiquent le nombre de corps humains qui furent cuits en cet endroit, mangés ensuite…
— Comme qui dirait les encoches du boulanger sur ses bâtonnets!» observe Pinchinat, dont les épaules se haussent en signe d'incrédulité.
Il a tort pourtant. Les îles Fidji ont été par excellence le pays du cannibalisme, et, il faut y insister, ces pratiques ne sont pas entièrement éteintes. La gourmandise les conservera longtemps chez les tribus de l'intérieur. Oui! la gourmandise, puisque, au dire des Fidgiens, rien n'est comparable, pour le goût et la délicatesse, à la chair humaine, très supérieure à celle du boeuf. À en croire le pilote, il y eut un certain chef, Ra-Undrenudu, qui faisait dresser des pierres sur son domaine, et, quand il mourut, leur nombre s'élevait à huit cent vingt-deux.
«Et savez-vous ce qu'indiquaient ces pierres?…
— Il nous est impossible de le deviner, répond Yvernès, même en y appliquant toute notre intelligence d'instrumentistes!
— Elles indiquaient le nombre de corps humains que ce chef avait dévorés!
— À lui tout seul?…
— À lui tout seul!
— C'était un gros mangeur!» se contente de répondre Pinchinat dont l'opinion est faite au sujet de ces «blagues fidgiennes».
Vers onze heures, une cloche retentit sur la rive droite. Le village de Naililii, composé de quelques paillettes, apparaît entre les frondaisons, sous l'ombrage des cocotiers et des bananiers. Une mission catholique est établie dans ce village. Les touristes ne pourraient-ils s'arrêter une heure, le temps de serrer la main du missionnaire, un compatriote? Le pilote n'y voit aucun inconvénient, et l'embarcation est amarrée à une souche d'arbre.
Sébastien Zorn et ses camarades descendent à terre, et ils n'ont pas marché pendant deux minutes qu'ils rencontrent le supérieur de la Mission.
C'est un homme de cinquante ans environ, physionomie avenante, figure énergique. Tout heureux de pouvoir souhaiter le bonjour à des Français, il les emmène jusqu'à sa case, au milieu du village qui renferme une centaine de Fidgiens. Il insiste pour que ses hôtes acceptent quelques rafraîchissements du pays. Que l'on se rassure, il ne s'agit pas du répugnant kava, mais d'une sorte de boisson ou plutôt de bouillon d'assez bon goût, obtenu par la cuisson des cyreae, coquillages très abondants sur les grèves de la Rewa.
Ce missionnaire s'est voué corps et âme à la propagande du catholicisme, non sans de certaines difficultés, car il lui faut lutter avec un pasteur wesleyen qui lui fait une sérieuse concurrence dans le voisinage. En somme, il est très satisfait des résultats obtenus, et convient qu'il a fort à faire pour arracher ses fidèles à l'amour du «bukalo», c'est-à-dire la chair humaine.
«Et puisque vous remontez vers l'intérieur, mes chers hôtes, ajoute-t-il, soyez prudents et tenez-vous sur vos gardes.
— Tu entends, Pinchinat!» dit Sébastien Zorn. On repart un peu avant que l'angélus de midi ait sonné au clocher de la petite église. Chemin faisant, l'embarcation croise quelques pirogues à balanciers, portant sur leurs plates-formes des cargaisons de bananes. C'est la monnaie courante que le collecteur de taxes vient de toucher chez les administrés. Les rives sont toujours bordées de lauriers, d'acacias, de citronniers, de cactus aux fleurs d'un rouge de sang. Au-dessus, les bananiers et les cocotiers dressent leurs hautes branches chargées de régimes, et toute cette verdure se prolonge jusqu'aux arrière-plans des montagnes, dominées par le pic du Mbugge-Levou. Entre ces massifs se détachent une ou deux usines à l'européenne, peu en rapport avec la nature sauvage du pays. Ce sont des fabriques de sucre, munies de tous les engins de la machinerie moderne, et dont les produits, a dit un voyageur, M. Verschnur, «peuvent avantageusement soutenir la comparaison vis-à-vis des sucres des Antilles et des autres colonies». Vers une heure, l'embarcation arrive au terme de son voyage sur la Rewa. Dans deux heures, le jusant se fera sentir, et il y aura lieu d'en profiter pour redescendre la rivière. Cette navigation de retour s'effectuera rapidement, car le reflux est vif. Les excursionnistes seront rentrés à Tribord-Harbour avant dix heures du soir. On dispose donc d'un certain temps en cet endroit, et comment le mieux employer qu'en visitant le village de Tampoo, dont on aperçoit les premières cases à un demi-mille. Il est convenu que le mécanicien et les deux matelots resteront à la garde de la chaloupe, tandis que le pilote »pilotera» ses passagers jusqu'à ce village, où les anciennes coutumes se sont conservées dans toute leur pureté fidgienne. En cette partie de l'île, les missionnaires ont perdu leurs peines et leurs sermons. Là règnent encore les sorciers; là fonctionnent les sorcelleries, surtout celles qui portent le nom compliqué de «Vaka-Ndran-ni-Kan-Tacka», c'est-à-dire «la conjuration pratiquée par les feuilles». On y adore les Katoavous, des dieux dont l'existence n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin, et qui ne dédaignent pas des sacrifices spéciaux, que le gouverneur général est surtout impuissant à prévenir et même à châtier. Peut-être eût-il été plus prudent de ne point s'aventurer au milieu de ces tribus suspectes. Mais nos artistes, curieux comme des Parisiens, insistent, et le pilote consent à les accompagner, en leur recommandant de ne point s'éloigner les uns des autres. Tout d'abord, à l'entrée de Tampoo, formé d'une centaine de paillotes, on rencontre des femmes, de véritables sauvagesses. Vêtues d'un simple pagne noué autour des reins, elles n'éprouvent aucun étonnement à la vue des étrangers qui viennent les émouvoir dans leurs travaux. Ces visites ne sont plus pour les gêner depuis que l'archipel est soumis au protectorat de l'Angleterre. Ces femmes sont occupées à la préparation du curcuma, sortes de racines conservées dans des fosses préalablement tapissées d'herbes et de feuilles de bananier; on les en retire, on les grille, on les racle, on les presse dans des paniers garnis de fougère, et le suc qui s'en échappe est introduit dans des tiges de bambou.
Ce suc sert à la fois d'aliment et de pommade, et, à ce double titre, il est d'un usage très répandu.
La petite troupe entre dans le village. Aucun accueil de la part des indigènes, qui ne s'empressent ni à complimenter les visiteurs ni à leur offrir l'hospitalité. D'ailleurs, l'aspect extérieur des cases n'a rien d'attrayant. Étant donnée l'odeur qui s'en dégage, où domine le rance de l'huile de coco, le quatuor se félicite de ce que les lois de l'hospitalité soient ici en maigre honneur.
Cependant, lorsqu'ils sont arrivés devant l'habitation du chef, celui-ci, — un Fidgien de haute taille, l'air farouche, la physionomie féroce, — s'avance vers eux au milieu d'un cortège d'indigènes. Sa tête toute blanche de chaux, est crépue. Il a revêtu son costume de cérémonie, une chemise rayée, une ceinture autour du corps, le pied gauche chaussé d'une vieille pantoufle en tapisserie, et — comment Pinchinat n'a-t-il pas éclaté de rire? - - un antique habit bleu à boutons d'or, en maint endroit rapiécé, et dont les basques inégales lui battent les mollets.
Or, voici qu'en s'avançant vers le groupe des papalangis, ce chef butte contre une souche, perd l'équilibre, s'étale sur le sol.
Aussitôt, conformément à l'étiquette du «baie muri», tout l'entourage de trébucher à son tour, et de s'affaler respectueusement, «afin de prendre sa part du ridicule de cette chute».
Cela est expliqué par le pilote, et Pinchinat approuve cette formalité, pas plus risible que tant d'autres en usage dans les cours européennes — à son avis du moins.
Entre temps, lorsque tout le monde s'est relevé, le chef et le pilote échangent quelques phrases en langue fidgienne, dont le quatuor ne comprend pas un mot. Ces phrases, traduites par le pilote, n'ont d'autre objet que d'interroger les étrangers sur ce qu'ils viennent faire au village de Tampoo. Les réponses ayant été qu'ils désirent simplement visiter le village et faire une excursion aux alentours, cette autorisation leur est octroyée après échange de quelques demandes et réponses.
Le chef, d'ailleurs, ne manifeste ni plaisir ni déplaisir de cette arrivée de touristes à Tampoo, et, sur un signe de lui, les indigènes rentrent dans leurs paillotes.
«Après tout, ils n'ont pas l'air d'être bien méchants! fait observer Pinchinat.
— Ce n'est point une raison pour commettre quelque imprudence!» répond Frascolin.
Une heure durant, les artistes se promènent à travers le village sans être inquiétés par les indigènes. Le chef à l'habit bleu a regagné sa case, et il est visible que l'accueil des naturels est empreint d'une profonde indifférence.
Après avoir circulé dans les rues de Tampoo, sans qu'aucune paillote se soit ouverte pour les recevoir, Sébastien Zorn, Yvernès, Pinchinat, Frascolin et le pilote se dirigent vers des ruines de temples, sortes de masures abandonnées, situées non loin d'une maison qui sert de demeure à l'un des sorciers de l'endroit.
Ce sorcier, campé sur sa porte, leur adresse un coup d'oeil peu encourageant, et ses gestes semblent indiquer qu'il leur jette quelque mauvais sort.
Frascolin essaie d'entrer en conversation avec lui par l'intermédiaire du pilote. Le sorcier prend alors une mine si rébarbative, une attitude si menaçante, qu'il faut abandonner tout espoir de tirer une parole de ce porc-épic fidgien.
Pendant ce temps, et en dépit des recommandations qui lui ont été faites, Pinchinat s'est éloigné en franchissant un épais massif de bananiers étages au flanc d'une colline.
Lorsque Sébastien Zorn, Yvernès et Frascolin, rebutés par la mauvaise grâce du sorcier, se préparent à quitter Tampoo, ils n'aperçoivent plus leur camarade.
Cependant l'heure est venue de regagner l'embarcation. Le jusant ne doit pas tarder à s'établir, et ce n'est pas trop des quelques heures qu'il dure pour redescendre le cours de la Rewa.
Frascolin, inquiet de ne point voir Pinchinat, le hèle d'une voix forte. Son appel reste sans réponse. «Où est-il donc?… demande Sébastien Zorn.
— Je ne sais… répond Yvernès.
— Est-ce que l'un de vous a vu votre ami s'éloigner?…» interroge le pilote. Personne ne l'a vu! «Il sera sans doute retourné à l'embarcation par le sentier du village… dit Frascolin.
— Il a eu tort, répond le pilote. Mais ne perdons pas de temps, et rejoignons-le.» On part, non sans une assez vive anxiété. Ce Pinchinat n'en fait jamais d'autre, et, de regarder comme imaginaires les férocités de ces indigènes, demeurés si obstinément sauvages, cela peut l'exposer à des dangers très réels. En traversant Tampoo, le pilote remarque, avec une certaine appréhension, qu'aucun Fidgien ne se montre plus. Toutes les portes des paillotes sont fermées. Il n'y a plus aucun rassemblement devant la case du chef. Les femmes, qui s'occupaient de la préparation du curcuma, ont disparu. Il semble que le village ait été abandonné depuis une heure. La petite troupe presse alors le pas. À plusieurs reprises, on appelle l'absent, et l'absent ne répond point. N'a-t-il donc pas regagné la rive du côté où l'embarcation est amarrée?… Ou bien est-ce que l'embarcation ne serait plus à cet endroit, sous la garde du mécanicien et des deux matelots?… Il reste encore quelques centaines de pas à parcourir. On se hâte, et, dès que la lisière des arbres est dépassée, on aperçoit la chaloupe et les trois hommes à leur poste. «Notre camarade?… crie Frascolin.
— N'est-il plus avec vous?… répond le mécanicien.
— Non… depuis une demi-heure…
— Ne vous a-t-il point rejoint?… demande Yvernès.
— Non.»Qu'est donc devenu cet imprudent? Le pilote ne cache pas son extrême inquiétude. «Il faut retourner au village, dit Sébastien Zorn. Nous ne pouvons abandonner Pinchinat…» La chaloupe est laissée à la garde de l'un des matelots, bien qu'il soit peut-être dangereux d'agir ainsi. Mais mieux vaut ne revenir à Tampoo qu'en force et bien armé, cette fois. Dût-on fouiller toutes les paillotes, on ne quittera pas le village, on ne ralliera pas Standard-Island sans avoir retrouvé Pinchinat. Le chemin de Tampoo est repris. Même solitude au village et aux alentours. Où donc s'est réfugiée toute cette population? Pas un bruit ne se fait entendre dans les rues, et les paillotes sont vides. Il n'y a plus malheureusement de doute à conserver… Pinchinat s'est aventuré dans le bois de bananiers… il a été saisi… il a été entraîné… où?… Quant au sort que lui réservent ces cannibales dont il se moquait, il n'est que trop aisé de l'imaginer!… Des recherches aux environs de Tampoo ne produiraient aucun résultat… Comment relever une piste au milieu de cette région forestière, à travers cette brousse que les Fidgiens sont seuls à connaître?… D'ailleurs, n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'ils ne veuillent s'emparer de l'embarcation gardée par un seul matelot?… Si ce malheur arrive, tout espoir de délivrer Pinchinat serait perdu, le salut de ses compagnons serait compromis…
Le désespoir de Frascolin, d'Yvernès, de Sébastien Zorn, ne saurait s'exprimer. Que faire?… Le pilote et le mécanicien ne savent plus à quel parti s'arrêter.
Frascolin, qui a conservé son sang-froid, dit alors:
«Retournons à Standard-Island…
— Sans notre camarade?… s'écrie Yvernès.
— Y penses-tu?… ajoute Sébastien Zorn.
— Je ne vois pas d'autre parti à prendre, répond Frascolin. Il faut que le gouverneur de Standard-Island soit prévenu… que les autorités de Viti-Levou soient averties et mises en demeure d'agir…
— Oui… partons, conseille le pilote, et pour profiter de la marée descendante, nous n'avons pas une minute à perdre!
— C'est l'unique moyen de sauver Pinchinat, s'écrie Frascolin, s'il n'est pas trop tard!» L'unique moyen, en effet.
On quitte Tampoo, pris de cette appréhension de ne pas retrouver la chaloupe à son poste. En vain le nom de Pinchinat est-il crié par toutes les bouches! Et, moins troublés qu'ils le sont, peut- être le pilote et ses compagnons auraient-ils pu apercevoir derrière les buissons quelques-uns de ces farouches Fidgiens, qui épient leur départ.
L'embarcation n'a point été inquiétée. Le matelot n'a vu personne rôder sur les rives de la Rewa.
C'est avec un inexprimable serrement de coeur que Sébastien Zorn,
Frascolin, Yvernès, se décident à prendre place dans le bateau…
Ils hésitent… ils appellent encore… Mais il faut partir, a dit
Frascolin, et il a eu raison de le dire, et l'on a raison de le
faire.
Le mécanicien met les dynamos en activité, et la chaloupe, servie par le jusant, descend le cours de la Rewa avec une rapidité prodigieuse.
À six heures, la pointe ouest du delta est doublée. Une demi-heure après, on accoste le pier de Tribord-Harbour.
En un quart d'heure, Frascolin et ses deux camarades, transportés par le tram, ont atteint Milliard-City et se rendent à l'hôtel de ville.
Dès qu'il a été mis au courant, Cyrus Bikerstaff se fait conduire à Suva et, là, il demande au gouverneur général de l'archipel une entrevue qui lui est accordée.
Lorsque ce représentant de la reine apprend ce qui s'est passé à Tampoo, il ne dissimule pas que cela est très grave… Ce Français aux mains d'une de ces tribus de l'intérieur qui échappent à toute autorité…
«Par malheur, nous ne pouvons rien tenter avant demain, ajoute-t- il. Contre le reflux de la Rewa, nos chaloupes ne pourraient remonter à Tampoo. D'ailleurs, il est indispensable d'aller en nombre, et le plus sûr serait de prendre à travers la brousse…
— Soit, répond Cyrus Bikerstaff, mais ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui, c'est à l'instant qu'il faut partir…
— Je n'ai pas à ma disposition les hommes nécessaires, répond le gouverneur.
— Nous les avons, monsieur, réplique Cyrus Bikerstaff. Prenez donc des mesures pour leur adjoindre des soldats de votre milice, et sous les ordres de l'un de vos officiers qui connaîtra bien le pays…
— Pardonnez, monsieur, répond sèchement Son Excellence, je n'ai pas l'habitude…
— Pardonnez aussi, répond Cyrus Bikerstaff, mais je vous préviens que si vous n'agissez pas à l'instant même, si notre ami, notre hôte, ne nous est pas rendu, la responsabilité retombera sur vous, et…
— Et?… demande le gouverneur d'un ton hautain.
— Les batteries de Standard-Island détruiront Suva de fond en comble, votre capitale, toutes les propriétés étrangères, qu'elles soient anglaises ou allemandes!»
L'ultimatum est formel, et il n'y a qu'à s'y soumettre. Les quelques canons de l'île ne pourraient lutter contre l'artillerie de Standard-Island. Le gouverneur se soumet donc, et, qu'on l'avoue, il aurait tout d'abord mieux valu qu'il le fît de meilleure grâce, au nom de l'humanité.
Une demi-heure après, cent hommes, marins et miliciens, débarquent à Suva, sous les ordres du commodore Simcoë, qui a voulu lui-même conduire cette opération. Le surintendant, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, sont à ses côtés. Une escouade de la gendarmerie de Viti-Levou leur prête son concours.
Dès le départ, l'expédition se jette à travers la brousse, en contournant la baie de la Rewa, sous la direction du pilote qui connaît ces difficiles régions de l'intérieur. On coupe au plus court, d'un pas rapide, afin d'atteindre Tampoo dans le moins de temps possible…
Il n'a pas été nécessaire d'aller jusqu'au village. Vers une heure après minuit, ordre est donné à la colonne de faire halte.
Au plus profond d'un fourré presque impénétrable, on a vu l'éclat d'un foyer. Nul doute qu'il n'y ait là un rassemblement des naturels de Tampoo, puisque le village ne se trouve pas à une demi-heure de marche vers l'est.
Le Commodore Simcoë, le pilote, Calistus Munbar, les trois
Parisiens, se portent en avant…
Ils n'ont pas fait cent pas qu'ils s'arrêtent et demeurent immobiles…
En regard d'un feu ardent, entouré d'une foule tumultueuse d'hommes et de femmes, Pinchinat, demi nu, est attaché à un arbre… et le chef fidgien court vers lui, la hache levée…
«Marchons… marchons! crie le commodore Simcoë à ses marins et à ses miliciens. Surprise subite et terreur très justifiée de ces indigènes, auxquels le détachement n'épargne ni les coups de feu ni les coups de crosse. En un clin d'oeil, la place est vide, et toute la bande s'est dispersée sous bois…
Pinchinat, détaché de l'arbre, tombe dans les bras de son ami
Frascolin.
Comment exprimer ce que fut la joie de ces artistes, de ces frères, — à laquelle se mêlèrent quelques larmes et aussi des reproches très mérités. «Mais, malheureux, dit le violoncelliste, qu'est-ce qui t'a pris de t'éloigner?…
— Malheureux, tant que tu voudras, mon vieux Sébastien, répond Pinchinat, mais n'accable pas un alto aussi peu habillé que je le suis en ce moment… Passez-moi mes vêtements, afin que je puisse me présenter d'une façon plus convenable devant les autorités!»
Ses vêtements, on les retrouve au pied d'un arbre, et il les reprend tout en conservant le plus beau sang-froid du monde. Puis, ce n'est que lorsqu'il est «présentable», qu'il vient serrer la main du commodore Simcoë et du surintendant.
«Voyons, lui dit Calistus Munbar, y croirez-vous, maintenant… au cannibalisme des Fidgiens?…
— Pas si cannibales que cela, ces fils de chiens, répond Son
Altesse, puisqu'il ne me manque pas un membre!
— Toujours le même, satané fantaisiste! s'écrie Frascolin.
— Et savez-vous ce qui me vexait le plus dans cette situation de gibier humain sur le point d'être mis à la broche?… demande Pinchinat.
— Que je sois pendu, si je le devine! réplique Yvernès.
— Eh bien! ce n'était pas d'être mangé sur le pouce par ces indigènes!… Non! c'était d'être dévoré par un sauvage en habit… en habit bleu à boutons d'or… avec un parapluie sous le bras… un horrible pépin britannique!»
X — Changement de propriétaires
Le départ de Standard-Island est fixé au 2 février. La veille, leurs excursions achevées, les divers touristes sont rentrés à Milliard-City. L'affaire Pinchinat a produit un bruit énorme. Tout le Joyau du Pacifique eût pris fait et cause pour Son Altesse, tant le Quatuor Concertant jouit de la sympathie universelle. Le conseil des notables a donné son entière approbation à l'énergique conduite du gouverneur Cyrus Bikerstaff. Les journaux l'ont vivement félicité. Donc Pinchinat est devenu l'homme du jour. Voyez-vous un alto terminant sa carrière artistique dans l'estomac d'un Fidgien!… Il convient volontiers que les indigènes de Viti- Levou n'ont pas absolument renoncé à leurs goûts anthropophagiques. Après tout, c'est si bon, la chair humaine, à les en croire, et ce diable de Pinchinat est si appétissant!
Standard-Island appareille dès l'aurore, et prend direction sur les Nouvelles-Hébrides. Ce détour va l'éloigner ainsi d'une dizaine de degrés, soit deux cents lieues vers l'ouest. On ne peut l'éviter, puisqu'il s'agit de déposer le capitaine Sarol et ses compagnons aux Nouvelles-Hébrides. Il n'y pas lieu de le regretter, d'ailleurs. Chacun est heureux de rendre service à ces braves gens — qui ont montré tant de courage dans la lutte contre les fauves. Et puis ils paraissent si satisfaits d'être rapatriés dans ces conditions, après cette longue absence! En outre, ce sera une occasion de visiter ce groupe que les Milliardais ne connaissent pas encore.
La navigation s'effectue avec une lenteur calculée. En effet, c'est dans les parages compris entre les Fidji et les Nouvelles- Hébrides, par cent soixante-dix degrés trente-cinq minutes de longitude est, et par dix-neuf degrés treize minutes de latitude sud, que le steamer, expédié de Marseille au compte des familles Tankerdon et Coverley, doit rejoindre Standard-Island.
Il va sans dire que le mariage de Walter et de miss Dy est plus que jamais l'objet des préoccupations universelles. Pourrait-on songer à autre chose? Calistus Munbar n'a pas une minute à lui. Il prépare, il combine les divers éléments d'une fête qui comptera dans les fastes de l'île à hélice. S'il maigrissait à la tâche, cela ne surprendrait personne.
Standard-Island ne marche qu'à la moyenne de vingt à vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures. Elle s'avance jusqu'en vue de Viti, dont les rives superbes sont bordées de forêts luxuriantes d'une sombre verdure. On emploie trois jours à se déplacer sur ces eaux tranquilles, depuis l'île Wanara jusqu'à l'île Ronde. La passe, à laquelle les cartes assignent ce dernier nom, offre une large voie au Joyau du Pacifique qui s'y engage en douceur. Nombre de baleines, troublées et affolées, donnent de la tête contre sa coque d'acier, qui frémit de ces coups. Que l'on se rassure, les tôles des compartiments sont solides, et il n'y a pas d'avaries à craindre.
Enfin, dans l'après-midi du 6, les derniers sommets des Fidji s'abaissent sous l'horizon. À ce moment, le commodore Simcoë vient d'abandonner le domaine polynésien pour le domaine mélanésien de l'océan Pacifique.
Pendant les trois jours qui suivent, Standard-Island continue à dériver vers l'ouest, après avoir atteint en latitude le dix- neuvième degré. Le 10 février, elle se trouve dans les parages où le steamer attendu d'Europe doit la rallier. Le point, reproduit sur les pancartes de Milliard-City, est connu de tous les habitants. Les vigies de l'observatoire sont en éveil. L'horizon est fouillé par des centaines de longues-vues, et, dès que le navire sera signalé… Toute la population est dans l'attente… N'est-ce pas comme le prologue de cette pièce si demandée du public, qui se terminera au dénouement par le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley?…
Standard-Island n'a donc plus qu'à demeurer stationnaire, à se maintenir contre les courants de ces mers resserrées entre les archipels. Le commodore Simcoë donne ses ordres en conséquence, et ses officiers en surveillent l'exécution.
«La situation est décidément des plus intéressantes!» dit ce jour- là Yvernès.
C'était pendant les deux heures de far niente que ses camarades et lui s'accordaient d'habitude après leur déjeuner de midi.
«Oui, répondit Frascolin, et nous n'aurons pas lieu de regretter cette campagne à bord de Standard-Island… quoi qu'en pense notre ami Zorn…
— Et son éternelle scie… scie majeure avec cinq dièzes! ajoute cet incurable Pinchinat.
— Oui… et surtout quand elle sera finie, cette campagne, réplique le violoncelliste, et lorsque nous aurons empoché le quatrième trimestre des appointements que nous aurons bien gagnés…
— Eh! fait Yvernès, en voilà trois que la Compagnie nous a réglés depuis notre départ, et j'approuve fort Frascolin, notre précieux comptable, d'avoir envoyé cette forte somme à la banque de New- York!»
En effet, le précieux comptable a cru sage de verser cet argent, par l'entremise des banquiers de Milliard-City, dans une des honorables caisses de l'Union. Ce n'était point défiance, mais uniquement parce qu'une caisse sédentaire paraît offrir plus de sécurité qu'une caisse flottante, au-dessus des cinq à six mille mètres de profondeur que mesure communément le Pacifique.
C'est au cours de cette conversation, entre les volutes parfumées des cigares et des pipes, qu'Yvernès fut conduit à présenter l'observation suivante:
«Les fêtes du mariage promettent d'être splendides, mes amis.
Notre surintendant n'épargne ni son imagination ni ses peines,
c'est entendu. Il y aura pluies de dollars, et les fontaines de
Milliard-City verseront des vins généreux, je n'en doute pas.
Pourtant, savez-vous ce qui manquera à cette cérémonie?…
— Une cataracte d'or liquide coulant sur des rochers de diamants! s'écrie Pinchinat.
— Non, répond Yvernès, une cantate…
— Une cantate?… réplique Frascolin.
— Sans doute, dit Yvernès. On fera de la musique, nous jouerons nos morceaux les plus en vogue, appropriés à la circonstance… mais s'il n'y a pas de cantate, de chant nuptial, d'épithalame en l'honneur des mariés…
— Pourquoi non, Yvernès? dit Frascolin. Si tu veux te charger de faire rimer flamme avec âme et jours avec amours pendant une douzaine de vers de longueur inégale, Sébastien Zorn, qui a fait ses preuves comme compositeur, ne demandera pas mieux que de mettre ta poésie en musique…
— Excellente idée! s'exclame Pinchinat. Ça te va-t-il, vieux bougon bougonnant?… Quelque chose de bien matrimonial, avec beaucoup de spiccatos, d'allégros, de molto agitatos, et une coda délirante… à cinq dollars la note…
— Non… pour rien… cette fois… répond Frascolin. Ce sera l'obole du Quatuor Concertant à ces nababissimes de Standard- Island.» C'est décidé, et le violoncelliste se déclare prêt à implorer les inspirations du dieu de la Musique, si le dieu de la Poésie verse les siennes dans le coeur d'Yvernès.
Et c'est de cette noble collaboration qu'allait sortir la Cantate des Cantates, à l'imitation du Cantique des Cantiques, en l'honneur des Tankerdon unis aux Coverley.
Dans l'après-midi du 10, le bruit se répand qu'un grand steamer est en vue, venant du nord-est. Sa nationalité n'a pu être reconnue, car il est encore distant d'une dizaine de milles, au moment où les brumes du crépuscule ont assombri la mer.
Ce steamer semblait forcer de vapeur, et on doit tenir pour certain qu'il se dirige vers Standard-Island. Très vraisemblablement, il ne veut accoster que le lendemain au lever du soleil.
La nouvelle produit un indescriptible effet. Toutes les imaginations féminines sont en émoi à la pensée des merveilles de bijouterie, de couture, de modes, d'objets d'art, apportées par ce navire transformé en une énorme corbeille de mariage… de la force de cinq à six cents chevaux!
On ne s'est pas trompé, et ce navire est bien à destination de
Standard-Island. Aussi, dès le matin, a-t-il doublé la jetée de
Tribord-Harbour, développant à sa corne le pavillon de la
Standard-Island Company.»
Soudain, autre nouvelle que les téléphones transmettent à
Milliard-City: le pavillon de ce bâtiment est en berne.
Qu'est-il arrivé?… Un malheur… un décès abord?… Ce serait là un fâcheux pronostic pour ce mariage qui doit assurer l'avenir de Standard-Island.
Mais voici bien autre chose. Le bateau en question n'est point celui qui est attendu et il n'arrive pas d'Europe. C'est précisément du littoral américain, de la baie Madeleine, qu'il vient. D'ailleurs, le steamer, chargé des richesses nuptiales, n'est pas en retard. La date du mariage est fixée au 27, on n'est encore qu'au 11 février, et il a le temps d'arriver.
Alors que prétend ce navire?… Quelle nouvelle apporte-t-il… Pourquoi ce pavillon en berne?… Pourquoi la Compagnie l'a-t-elle expédié jusqu'en ces parages des Nouvelles-Hébrides, où il savait rencontrer Standard-Island?…
Est-ce donc qu'elle avait à faire aux Milliardais quelque pressante communication d'une exceptionnelle gravité?…
Oui, et on ne doit pas tarder à l'apprendre.
À peine le steamer est-il à quai, qu'un passager en débarque.
C'est un des agents supérieurs de la Compagnie, qui se refuse à répondre aux questions des nombreux et impatients curieux, accourus sur le pier de Tribord-Harbour.
Un tram était prêt à partir, et, sans perdre un instant, l'agent saute dans l'un des cars.
Dix minutes après, arrivé à l'hôtel de ville, il demande une audience au gouverneur, «pour affaire urgente», — audience qui est aussitôt consentie.
Cyrus Bikerstaff reçoit cet agent dans son cabinet dont la porte est fermée.
Un quart d'heure ne s'est pas écoulé que chacun des membres du conseil des trente notables est prévenu téléphoniquement d'avoir à se réunir d'urgence dans la salle des séances.
Entre temps, les imaginations vont grand train dans les ports comme dans la ville, et l'appréhension, succédant à la curiosité, est au comble.
À huit heures moins vingt, le conseil est assemblé sous la présidence du gouverneur, assisté de ses deux adjoints. L'agent fait alors la déclaration suivante:
«À la date du 23 janvier, la Standard-Island Company limited a été mise en état de faillite, et M. William T. Pomering a été nommé liquidateur avec pleins pouvoirs pour agir au mieux des intérêts de ladite Société.»
M. William T. Pomering, auquel sont dévolues ces fonctions, c'est l'agent en personne.
La nouvelle se répand, et la vérité est qu'elle ne provoque pas l'effet qu'elle eût produit en Europe. Que voulez-vous? Standard- Island, c'est «un morceau détaché de la grande partition des États-Unis d'Amérique», comme dit Pinchinat. Or, une faillite n'est point pour étonner des Américains, encore moins pour les prendre au dépourvu… N'est-ce pas une des phases naturelles aux affaires, un incident acceptable et accepté?… Les Milliardais envisagent donc le cas avec leur flegme habituel… La Compagnie a sombré… soit. Cela peut arriver aux sociétés financières les plus honorables… Son passif est-il considérable?… Très considérable, ainsi que le fait connaître le bilan établi par le liquidateur: cinq cent millions de dollars, ce qui fait deux milliards cinq cent millions de francs… Et qui a causé cette faillite?… Des spéculations, — insensées si l'on veut, puisqu'elles ont mal tourné, — mais qui auraient pu réussir… une immense affaire pour la fondation d'une ville nouvelle sur des terrains de l'Arkansas, lesquels se sont engloutis à la suite d'une dépression géologique que rien ne pouvait faire prévoir… Après tout, ce n'est pas la faute de la Compagnie, et, si les terrains s'enfoncent, on ne peut s'étonner que des actionnaires soient enfoncés du même coup… Quelque solide que paraisse l'Europe, cela pourra bien lui arriver un jour… Rien à craindre de ce genre, d'ailleurs, avec Standard-Island, et cela ne démontre-t-il pas victorieusement sa supériorité sur le domaine des continents ou des îles terrestres?…
L'essentiel, c'est d'agir. L'actif de la Compagnie se compose hic et nunc de la valeur de l'île à hélice, coque, usines, hôtels, maisons, campagne, flotille, — en un mot, tout ce que porte l'appareil flottant de l'ingénieur William Tersen, tout ce qui s'y rattache, et, en outre, les établissements de Madeleine-bay. Est- il à propos qu'une nouvelle Société se fonde pour l'acheter en bloc, à l'amiable ou aux enchères?… Oui… pas d'hésitation à cet égard, et le produit de cette vente sera appliqué à la liquidation des dettes de la Compagnie… Mais, en fondant cette Société nouvelle, serait-il nécessaire de recourir à des capitaux étrangers?… Est-ce que les Milliardais ne sont pas assez riches pour «se payer» Standard-Island rien qu'avec leurs propres ressources?… De simples locataires, n'est-il pas préférable qu'ils deviennent propriétaires de ce Joyau du Pacifique?… Leur administration ne vaudra-t-elle pas celle de la Compagnie écroulée?…
Ce qu'il y a de milliards dans le portefeuille des membres du conseil des notables, on le sait de reste. Aussi sont-ils d'avis qu'il convient d'acheter Standard-Island et sans retard. Le liquidateur a-t-il pouvoir de traiter?… Il l'a. D'ailleurs, si la Compagnie a quelque chance de trouver à bref délai les sommes indispensables à sa liquidation, c'est bien dans la poche des notables de Milliard-City, dont quelques-uns comptent déjà parmi ses plus forts actionnaires. À présent que la rivalité a cessé entre les deux principales familles et les deux sections de la ville, la chose ira toute seule. Chez les Anglo-Saxons des États- Unis, les affaires ne traînent pas. Aussi les fonds sont-ils faits séance tenante. De l'avis du conseil des notables, inutile de procéder par une souscription publique. Jem Tankerdon, Nat Coverley et quelques autres offrent quatre cent millions de dollars. Pas de discussion, d'ailleurs, sur ce prix… C'est à prendre ou à laisser… et le liquidateur prend.
Le conseil s'était réuni à huit heures treize dans la salle de l'hôtel de ville. Quand il se sépare, à neuf heures quarante-sept, la propriété de Standard-Island est passée entre les mains des deux «archirichissimes» Milliardais et de quelques autres de leurs amis sous la raison sociale Jem Tankerdon, Nat Coverley and Co.
De même que la nouvelle de la faillite de la Compagnie n'a, pour ainsi dire, apporté aucun trouble chez la population de l'île à hélice, de même la nouvelle de l'acquisition faite par les principaux notables n'a produit aucune émotion. On trouve cela chose très naturelle, et, eût-il fallu réunir une somme plus considérable, les fonds auraient été faits en un tour de main. C'est une profonde satisfaction pour ces Milliardais de sentir qu'ils sont chez eux, ou, au moins, qu'ils ne dépendent plus d'une Société étrangère. Aussi le Joyau du Pacifique, représenté par toutes ses classes, employés, agents, fonctionnaires, officiers, miliciens, marins, veut-il adresser des remerciements aux deux chefs de famille qui ont si bien compris l'intérêt général.
Ce jour-là, dans un meeting tenu au milieu du parc, une motion est faite à ce sujet et suivie d'une triple salve de hurrahs et de hips. Aussitôt nomination de délégués, et envoi d'une députation aux hôtels Coverley et Tankerdon.
Elle est reçue avec bonne grâce, et elle emporte l'assurance que rien ne sera changé aux règlements, usages et coutumes de Standard-Island. L'administration restera ce qu'elle est! Tous les fonctionnaires seront conservés dans leurs fonctions, tous les employés dans leurs emplois.
Et comment eût-il pu en être autrement?…
Donc il résulte de ceci, que le commodore Ethel Simcoë demeure chargé des services maritimes, ayant la haute direction des déplacements de Standard-Island, conformément aux itinéraires arrêtés en conseil des notables. De même pour le commandement des milices que garde le colonel Stewart. De même pour les services de l'observatoire qui ne sont pas modifiés, et le roi de Malécarlie n'est point menacé dans sa situation d'astronome. Enfin personne n'est destitué de la place qu'il occupe, ni dans les deux ports, ni dans les fabriques d'énergie électrique, ni dans l'administration municipale. On ne remercie même pas Athanase Dorémus de ses inutiles fonctions, bien que les élèves s'obstinent à ne point fréquenter le cours de danse, de maintien et de grâces.
Il va de soi que rien n'est changé au traité passé avec le Quatuor Concertant, lequel, jusqu'à la fin de la campagne, continuera à toucher les invraisemblables émoluments qui lui ont été attribués par son engagement.
«Ces gens-la sont extraordinaires! dit Frascolin, lorsqu'il apprend que l'affaire est réglée à la satisfaction commune.
— Cela tient à ce qu'ils ont le milliard coulant! répond
Pinchinat.
— Peut-être aurions-nous pu profiter de ce changement de propriétaires pour résilier notre traité… fait observer Sébastien Zorn, qui ne veut pas démordre de ses absurdes préventions contre Standard-Island.
— Résilier! s'écrie Son Altesse. Eh bien! fais seulement mine d'essayer!» Et, de sa main gauche dont les doigts s'ouvrent et se ferment comme s'il démanchait sur la quatrième corde, il menace le violoncelliste de lui envoyer un de ces coups de poing qui réalisent une vitesse de huit mètres cinquante à la seconde. Cependant une modification va être apportée dans la situation du gouverneur. Cyrus Bikerstaff, étant le représentant direct de la Standard-Island Company, croit devoir résigner ses fonctions. En somme, cette détermination paraît logique en l'état actuel des choses. Aussi la démission est-elle acceptée, mais dans des termes les plus honorables pour le gouverneur. Quant à ses deux adjoints, Barthélémy Ruge et Hubley Harcourt, à demi ruinés par la faillite de la Compagnie, dont ils étaient gros actionnaires, ils ont l'intention de quitter l'île à hélice par un des prochains steamers.
Toutefois, Cyrus Bikerstaff accepte de rester à la tête de l'administration municipale jusqu'à la fin de la campagne.
Ainsi s'est accomplie sans bruit, sans discussions, sans troubles, sans rivalités, cette importante transformation financière du domaine de Standard-Island. Et l'affaire s'est si sagement, si rapidement opérée, que dès ce jour-là le liquidateur a pu se rembarquer, emportant les signatures des principaux acquéreurs, avec la garantie du conseil des notables.
Quant à ce personnage, si prodigieusement considérable, qui a nom Calistus Munbar, surintendant des beaux-arts et des plaisirs de l'incomparable Joyau du Pacifique, il est simplement confirmé dans ses attributions, émoluments, bénéfices, et, en vérité, aurait-on jamais pu trouver un successeur à cet homme irremplaçable?
«Allons! fait observer Frascolin, tout est au mieux, l'avenir de
Standard-Island est assuré, elle n'a plus rien à craindre…
— Nous verrons!» murmure le têtu violoncelliste. Voilà dans quelles conditions va maintenant s'accomplir le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley. Les deux familles seront unies par ces intérêts pécuniaires qui, en Amérique comme ailleurs, forment les plus solides liens sociaux. Quelle assurance de prospérité pour les citoyens de Standard-Island. Depuis qu'elle appartient aux principaux Milliardais, il semble qu'elle soit plus indépendante qu'elle ne l'était, plus maîtresse de ses destinées! Auparavant, une amarre la rattachait à cette baie Madeleine des États-Unis, et cette amarre, elle vient de la rompre!
À présent, tout à la fête!
Est-il nécessaire d'insister sur la joie des parties en cause, d'exprimer ce qui est inexprimable, de peindre le bonheur qui rayonne autour d'elles? Les deux fiancés ne se quittent plus. Ce qui a paru être un mariage de convenance pour Walter Tankerdon et miss Dy Coverley est réellement un mariage de coeur. Tous deux s'aiment d'une affection dans laquelle l'intérêt n'entre pour rien, que l'on veuille bien le croire. Le jeune homme et la jeune fille possèdent ces qualités qui doivent leur assurer la plus heureuse des existences. C'est une âme d'or, ce Walter, et soyez convaincus que l'âme de miss Dy est faite du même métal, — au figuré s'entend, et non dans le sens matériel qu'autoriseraient leurs millions. Ils sont créés l'un pour l'autre, et jamais cette phrase, tant soit peu banale, n'a eu un sens plus strict. Ils comptent les jours, ils comptent les heures qui les séparent de cette date si désirée du 27 février. Ils ne regrettent qu'une chose, c'est que Standard-Island ne se dirige pas vers le cent quatre-vingtième degré de longitude, car, venant de l'ouest à présent, elle devrait effacer vingt-quatre heures de son calendrier. Le bonheur des futurs serait avancé d'un jour. Non! c'est en vue des Nouvelles-Hébrides que la cérémonie doit s'accomplir, et force est de se résigner.
Observons, d'ailleurs, que le navire, chargé de toutes ces merveilles de l'Europe, le «navire-corbeille» n'est pas encore arrivé. Par exemple, voilà un luxe de choses dont les deux fiancés se passeraient volontiers, et qu'ont-ils besoin de ces magnificences quasi-royales? Ils se donnent mutuellement leur amour, et leur en faut-il davantage?
Mais les familles, mais les amis, mais la population de Standard- Island, désirent que cette cérémonie soit entourée d'un éclat extraordinaire. Aussi les lunettes sont-elles obstinément braquées vers l'horizon de l'est. Jem Tankerdon et Nat Coverley ont même promis une forte prime à quiconque signalera le premier ce steamer que son propulseur ne poussera jamais assez vite au gré de l'impatience publique.
Entre temps, le programme de la fête est élaboré avec soin. Il comprend les jeux, les réceptions, la double cérémonie au temple protestant et à la cathédrale catholique, la soirée de gala à l'hôtel municipal, le festival dans le parc. Calistus Munbar a l'oeil à tout, il se prodigue, il se dépense, on peut bien dire qu'il se ruine au point de vue de la santé. Que voulez-vous! Son tempérament l'entraîne, on ne l'arrêterait pas plus qu'un train lancé à toute vitesse.
Quant à la cantate, elle est prête. Yvernès le poète et Sébastien Zorn le musicien se sont montrés dignes l'un de l'autre. Cette cantate sera chantée par les masses chorales d'une société orphéonique, qui s'est fondée tout exprès. L'effet en sera très grand, lorsqu'elle retentira dans le square de l'observatoire, électriquement éclairé à la nuit tombante. Puis viendra la comparution des jeunes époux devant l'officier de l'état civil, et le mariage religieux se célébrera à minuit, au milieu des féeriques embrasements de Milliard-City.
Enfin, le navire attendu est signalé au large. C'est une des vigies de Tribord-Harbour qui gagne la prime, laquelle se chiffre par un nombre respectable de dollars.
Il est neuf heures du matin, le 19 février, lorsque ce steamer double la jetée du port, et le débarquement commence aussitôt.
Inutile de donner par le détail la nomenclature des articles, bijoux, robes, modes, objets d'art, qui composent cette cargaison nuptiale. Il suffît de savoir que l'exposition qui en est faite dans les vastes salons de l'hôtel Coverley, obtient un succès sans précédent. Toute la population de Milliard-City a voulu défiler devant ces merveilles. Que nombre de ces personnages invraisemblablement riches puissent se procurer ces magnifiques produits en y mettant le prix, soit. Mais il faut aussi compter avec le goût, le sens artiste, qui ont présidé à leur choix, et l'on ne saurait trop les admirer. Au surplus, les étrangères curieuses de connaître la nomenclature des dits articles pourront se reporter aux numéros du Starboard-Chronicle et du New-Herald des 21 et 22 février. Si elles ne sont pas satisfaites, c'est que la satisfaction absolue n'est pas de ce monde.