← Retour

L'île à hélice

16px
100%

«Fichtre! dit simplement Yvernès, quand il est sorti des salons de l'hôtel de la Quinzième Avenue en compagnie de ses trois camarades.

— Fichtre! me paraît une expression juste entre toutes, fait observer Pinchinat. C'est à vous donner envie d'épouser miss Dy Coverley sans dot… rien que pour elle-même!»

Quant aux jeunes fiancés, la vérité est qu'ils n'ont accordé qu'une vague attention à ce stock des chefs-d'oeuvre de l'art et de la mode.

Cependant, depuis l'arrivée du steamer, Standard-Island a repris la direction de l'ouest afin de rallier les Nouvelles-Hébrides. Si on est en vue de l'une des îles du groupe avant la date du 27, le capitaine Sarol débarquera avec ses compagnons, et Standard-Island commencera sa campagne de retour.

Ce qui va faciliter cette navigation, dans ces parages de l'Ouest- Pacifique, c'est qu'ils sont très familiers au capitaine malais. Sur la demande du commodore Simcoë, qui a réclamé ses services, il se tient en permanence à la tour de l'observatoire. Dès que les premières hauteurs apparaîtront, rien ne sera plus aisé que d'approcher l'île Erromango, l'une des plus orientales du groupe, — ce qui permettra d'éviter les nombreux écueils des Nouvelles- Hébrides.

Est-ce hasard, ou le capitaine Sarol, désireux d'assister aux fêtes du mariage, s'est-il appliqué à ne manoeuvrer qu'avec une certaine lenteur, mais les premières îles ne sont signalées que dans la matinée du 27 février, — précisément le jour fixé pour la cérémonie nuptiale.

Peu importe, du reste. Le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley n'en sera pas moins heureux pour avoir été célébré en vue des Nouvelles-Hébrides, et, si cela doit causer tant de plaisir à ces braves Malais, — ils ne le dissimulent point, — libre à eux de prendre part aux fêtes de Standard-Island. Rencontré d'abord quelques îlots du large, et, après les avoir dépassés sur les indications très précises du capitaine Sarol, l'île à hélice se dirige vers Erromango, en laissant au sud les hauteurs de l'île Tanna. En ces parages, Sébastien Zorn, Frascolin, Pinchinat, Yvernès, ne sont pas éloignés, — trois cents milles au plus, — des possessions françaises de cette partie du Pacifique, les îles Loyalty et la Nouvelle-Calédonie, ce pénitentiaire qui est situé aux antipodes de la France. Erromango est très boisée à l'intérieur, accidentée de multiples collines, au pied desquelles s'étendent de larges plateaux cultivables. Le commodore Simcoë s'arrête à un mille de la baie de Cook de la côte orientale. Il n'eût pas été prudent de s'approcher davantage, car les bandes corralligènes s'avancent à fleur d'eau jusqu'à un demi- mille en mer. Du reste, l'intention du gouverneur Cyrus Bikerstaff n'est point de stationner devant cette île, ni de relâcher en aucune autre de l'archipel. Après les fêtes, les Malais débarqueront, et Standard-Island remontera vers l'Équateur pour revenir à la baie Madeleine.

Il est une heure après midi, lorsque Standard-Island demeure stationnaire. Par ordre des autorités, tout le monde a sa liberté, fonctionnaires et employés, marins et miliciens, à l'exception des douaniers de garde dans les postes du littoral que rien ne doit distraire de leur surveillance. Inutile de dire que le temps est magnifique, rafraîchi par la brise de mer. Suivant l'expression consacrée, «le soleil s'est mis de la partie». «Positivement, ce disque orgueilleux paraît être aux ordres de ces rentiers! s'écrie Pinchinat. Ils lui enjoindraient, comme autrefois Josué, de prolonger le jour, qu'il leur obéirait!… O puissance de l'or!» Il n'y a pas lieu d'insister sur les divers numéros du programme à sensation, tel que l'a rédigé le surintendant des plaisirs de Milliard City. Dès trois heures, tous les habitants, ceux de la campagne comme ceux de la ville et des ports, affluent dans le parc, le long des rives de la Serpentine. Les notables se mêlent familièrement au populaire. Les jeux sont suivis avec un entrain, auquel l'appât des prix à gagner n'est pas étranger peut-être. Des bals sont organisés en plein air. Le plus brillant est donné dans l'une des grandes salles du casino, où les jeunes gens, les jeunes femmes, les jeunes filles, font assaut de grâce et d'animation. Yvernès et Pinchinat prennent part à ces danses, et ne le cèdent à personne, quand il s'agit d'être le cavalier des plus jolies milliardaises. Jamais Son Altesse n'a été si aimable, jamais elle n'a eu tant d'esprit, jamais elle n'a eu un tel succès. Qu'on ne s'étonne donc pas si, au moment où l'une de ses danseuses lui dit après une valse tourbillonnante: «Ah! monsieur, je suis en eau!» il a osé répondre: «En eau de Vals, miss, en eau de Vals!» Frascolin, qui l'écoute, rougit jusqu'aux oreilles, et Yvernès, qui l'entend, se demande si les foudres du ciel ne vont pas éclater sur la tête du coupable! Ajoutons que les familles Tankerdon et Coverley sont au complet, et les gracieuses soeurs de la jeune fille se montrent très heureuses de son bonheur. Miss Dy se promène au bras de Walter, — ce qui ne saurait blesser les convenances, lorsqu'il s'agit de citoyens originaires de la libre Amérique. On applaudit ce groupe sympathique, on l'acclame, on lui offre des fleurs, on lui décerne des compliments qu'il reçoit en montrant une parfaite affabilité.

Et pendant les heures qui se succèdent, les rafraîchissements servis à profusion ne laissent pas d'entretenir la belle humeur du public.

Le soir venu, le parc resplendit des feux électriques que les lunes d'aluminium versent à torrents. Le soleil a sagement fait de disparaître sous l'horizon! N'aurait-il pas été humilié devant ces effluences artificielles, qui rendent la nuit aussi claire que le jour.

La cantate est chantée entre neuf et dix heures, — avec quel succès, il ne sied ni au poète ni au compositeur d'en convenir. Et peut-être même, à ce moment, le violoncelliste a-t-il senti se dissoudre ses injustes préventions contre le Joyau du Pacifique…

Onze heures sonnant, un long cortège processionnal se dirige vers l'hôtel de ville. Walter Tankerdon et miss Dy Coverley marchent au milieu de leurs familles. Toute la population les accompagne en remontant la Unième Avenue.

Le gouverneur Cyrus Bikerstaff se tient dans le grand salon de l'hôtel municipal. Le plus beau de tous les mariages qu'il lui aura été donné de célébrer pendant sa carrière administrative, va s'accomplir…

Soudain des cris éclatent vers l'extrême quartier de la section bâbordaise.

Le cortège s'arrête à mi-avenue.

Presque aussitôt, avec ces cris qui redoublent, de lointaines détonations se font entendre.

Un instant après, quelques douaniers, — plusieurs blessés, — se précipitent hors du square de l'hôtel de ville.

L'anxiété est au comble. À travers la foule se propage cette épouvante irraisonnée qui naît d'un danger inconnu…

Cyrus Bikerstaff paraît sur le perron de l'hôtel, suivi du commodore Simcoë, du colonel Stewart et des notables qui sont venus les rejoindre.

Aux questions qui leur sont faites, les douaniers répondent que
Standard-Island vient d'être envahie par une bande de Néo-
Hébridiens, — trois ou quatre mille, — et le capitaine Sarol est
à leur tête.

XI — Attaque et défense

Tel est le début de l'abominable complot préparé par le capitaine Sarol, auquel concourent les Malais recueillis avec lui sur Standard-Island, les Néo-Hébridiens embarqués aux Samoa, les indigènes d'Erromango et îles voisines. Quel en sera le dénouement? On ne saurait le prévoir, étant données les conditions dans lesquelles se produit cette brusque et terrible agression.

Le groupe néo-hébridien ne comprend pas moins de cent cinquante îles, qui, sous la protection de l'Angleterre, forment une dépendance géographique de l'Australie. Toutefois, ici comme aux Salomon, situées dans le nord-ouest des mêmes parages, cette question du protectorat est une pomme de discorde entre la France et le Royaume-Uni. Et encore les États-Unis ne voient-ils pas d'un bon oeil l'établissement de colonies européennes au milieu d'un océan dont ils songent à revendiquer l'exclusive jouissance. En implantant son pavillon sur ces divers groupes, la Grande-Bretagne cherche à se créer une station de ravitaillement, qui lui serait indispensable dans le cas où les colonies australiennes échapperaient à l'autorité du Foreign-Office.

La population des Nouvelles-Hébrides se compose de nègres et de Malais, d'origine kanaque. Mais le caractère de ces indigènes, leur tempérament, leurs instincts, diffèrent suivant qu'ils appartiennent aux îles du nord ou aux îles du sud, — ce qui permet de partager cet archipel en deux groupes.

Dans le groupe septentrional, à l'île Santo, à la baie de Saint- Philippe, le type est plus relevé, de teint moins foncé, la chevelure moins crépue. Les hommes, trapus et forts, doux et pacifiques, ne se sont jamais attaqués aux comptoirs ni aux navires européens. Même observation en ce qui concerne l'île Vaté ou Sandwich, dont plusieurs bourgades sont florissantes, entre autres Port-Vila, capitale de l'archipel, — qui porte aussi le nom de Franceville — où nos colons utilisent les richesses d'un sol admirable, ses plantureux pâturages, ses champs propices à la culture, ses terrains favorables aux plantions de caféiers, de bananiers, de cocotiers et à la fructueuse industrie des «coprahmakers[6]». En ce groupe, les habitudes des indigènes se sont complètement modifiées depuis l'arrivée des Européens. Leur niveau moral et intellectuel s'est haussé. Grâce aux efforts des missionnaires, les scènes de cannibalisme, si fréquentes autrefois, ne se reproduisent plus. Par malheur, la race kanaque tend à disparaître, et il n'est que trop évident qu'elle finira par s'éteindre au détriment de ce groupe du nord, où elle s'est transformée au contact de la civilisation européenne.

Mais ces regrets seraient très déplacés à propos des îles méridionales de l'archipel. Aussi n'est-ce pas sans raison que le capitaine Sarol a choisi le groupe du sud pour y organiser cette criminelle tentative contre Standard-Island. Sur ces îles, les indigènes, restés de véritables Papous, sont des êtres relégués au bas de l'échelle humaine, à Tanna comme à Erromango. De cette dernière surtout, un ancien sandalier a eu raison de dire au docteur Hayen: «Si cette île pouvait parler, elle raconterait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête!»

En effet, la race de ces Kanaques, d'origine inférieure, ne s'est, pas revivifiée avec le sang polynésien comme aux îles septentrionales. À Erromango, sur deux mille cinq cents habitants, les missionnaires anglicans, dont cinq ont été massacrés depuis 1839, n'en ont converti qu'une moitié au christianisme. L'autre est demeurée païenne.

D'ailleurs, convertis ou non, tous représentent encore ces indigènes féroces, qui méritent leur triste réputation, bien qu'ils soient de taille plus chétive, de constitution moins robuste que les naturels de l'île Santo ou de l'île Sandwich. De là, de sérieux dangers contre lesquels doivent se prémunir les touristes qui s'aventurent à travers ce groupe du sud.

Divers exemples qu'il convient de citer:

Il y a quelque cinquante ans, des actes de piraterie furent exercés contre le brick Aurore et durent être sévèrement réprimés par la France. En 1869, le missionnaire Gordon est tué à coups de casse-tête. En 1875, l'équipage d'un navire anglais, attaqué traîtreusement, est massacré, puis dévoré par les cannibales. En 1894, dans les archipels voisins de la Louisiade, à l'île Rossel, un négociant français et ses ouvriers, le capitaine d'un navire chinois et son équipage, périssent sous les coups de ces anthropophages. Enfin, le croiseur anglais Royalist est forcé d'entreprendre une campagne, afin de punir ces sauvages populations d'avoir massacré un grand nombre d'Européens. Et, quand on lui raconte cette histoire, Pinchinat, récemment échappé aux terribles molaires des Fidgiens, se garde maintenant de hausser les épaules.

Telle est la population chez laquelle le capitaine Sarol a recruté ses complices. Il leur a promis le pillage de cet opulent Joyau du Pacifique dont aucun habitant ne doit être épargné. De ces sauvages qui guettaient son apparition aux approches d'Erromango, il en est venu des îles voisines, séparées par d'étroits bras de mer — principalement de Tanna, qui n'est qu'à trente-cinq milles au sud. C'est elle qui a lancé les robustes naturels du district de Wanissi, farouches adorateurs du dieu Teapolo, et dont la nudité est presque complète, les indigènes de la Plage-Noire, de Sangalli, les plus, redoutables et les plus redoutés de l'archipel.

Mais, de ce que le groupe septentrional est relativement moins sauvage, il ne faut pas conclure qu'il n'a donné aucun contingent au capitaine Sarol. Au nord de l'île Sandwich, il y a l'île d'Api, avec ses dix-huit mille habitants, où l'on dévore les prisonniers, dont le tronc est réservé aux jeunes gens, les bras et les cuisses aux hommes faits, les intestins aux chiens et aux porcs. Il y a l'île de Paama, avec ses féroces tribus qui ne le cèdent point aux naturels d'Api. Il y a l'île de Mallicolo, avec ses Kanaques anthropophages. Il y a enfin l'île Aurora, l'une des plus mauvaises de l'archipel, dont aucun blanc ne fait sa résidence, et où, quelques années avant, avait été massacré l'équipage d'un côtre de nationalité française. C'est de ces diverses îles que sont venus des renforts au capitaine Sarol.

Dès que Standard-Island est apparue, dès qu'elle n'a plus été qu'à quelques encablures d'Erromango, le capitaine Sarol a envoyé le signal qu'attendaient les indigènes.

En quelques minutes, les roches à fleur d'eau ont livré passage à trois ou quatre mille sauvages.

Le danger est des plus graves, car ces Néo-Hébridiens, déchaînés sur la cité milliardaise, ne reculeront devant aucun attentat, aucune violence. Ils ont pour eux l'avantage de la surprise, et sont armés non seulement de longues zagaies à pointes d'os qui font de très dangereuses blessures, de flèches empoisonnées avec une sorte de venin végétal, mais aussi de ces fusils Snyders dont l'usage est répandu dans l'archipel.

Dès le début de cette affaire, préparée de longue main, puisque c'est ce Sarol qui marche à la tête des assaillants, il a fallu appeler la milice, les marins, les fonctionnaires, tous les hommes valides en état de combattre.

Cyrus Bikerstaff, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, ont gardé tout leur sang-froid. Le roi de Malécarlie a offert ses services, et s'il n'a plus la vigueur de la jeunesse, il en a du moins le courage. Les indigènes sont encore éloignés du côté de Bâbord-Harbour, où l'officier de port essaie d'organiser la résistance. Mais nul doute que les bandes ne tardent à se précipiter sur la ville.

Ordre est donné tout d'abord de fermer les portes de l'enceinte de Milliard-City, où la population s'était rendue presque tout entière pour les fêtes du mariage. Que la campagne et le parc soient ravagés, il faut s'y attendre. Que les deux ports et les fabriques d'énergie électrique soient dévastés, on doit le craindre. Que les batteries de l'Éperon et de la Poupe soient détruites, on ne peut l'empêcher. Le plus grand malheur serait que l'artillerie du Standard-Island se tournât contre la ville, et il n'est pas impossible que les Malais sachent la manoeuvrer…

Avant tout, sur la proposition du roi de Malécarlie, on fait rentrer dans l'hôtel de ville la plupart des femmes et des enfants.

Ce vaste hôtel municipal est plongé dans une profonde obscurité, comme l'île entière, car les appareils électriques ont cessé de fonctionner, les mécaniciens ayant dû fuir les assaillants.

Cependant, par les soins du commodore Simcoë, les armes qui étaient déposées à l'hôtel de ville sont distribuées aux miliciens et aux marins, et les munitions ne leur feront pas défaut. Après avoir laissé miss Dy avec Mrs Tankerdon et Coverley, Walter est venu se joindre au groupe dans lequel se tiennent Jem Tankerdon, Nat Coverley, Calistus Munbar, Pinchinat, Yvernès, Frascolin et Sébastien Zorn.

«Allons… il paraît que cela devait finir de cette façon!… murmure le violoncelliste.

— Mais ce n'est pas fini! s'écrie le surintendant. Non! ce n'est pas fini, et ce n'est pas notre chère Standard-Island qui succombera devant une poignée de Kanaques!»

Bien parlé, Calistus Munbar! Et l'on comprend que la colère te dévore, à la pensée que ces coquins de Néo-Hébridiens ont interrompu une fête si bien ordonnée! Oui, il faut espérer qu'on les repoussera… Par malheur, s'ils ne sont pas supérieurs en nombre, ils ont l'avantage de l'offensive.

Pourtant les détonations continuent d'éclater au loin, dans la direction des deux ports. Le capitaine Sarol a commencé par interrompre le fonctionnement des hélices, afin que Standard- Island ne puisse s'éloigner d'Erromango, où se trouve sa base d'opération.

Le gouverneur, le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, réunis en comité de défense, ont d'abord songé à faire une sortie. Non, c'eût été sacrifier nombre de ces défenseurs dont on a tant besoin. Il n'y a pas plus de merci à espérer de ces sauvages indigènes, que de ces fauves qui, quinze jours auparavant, ont envahi Standard-Island. En outre, ne tenteront-ils pas de la faire échouer sur les roches d'Erromango pour la livrer ensuite au pillage?…

Une heure après, les assaillants sont arrivés devant les grilles de Milliard-City. Ils essaient de les abattre, elles résistent. Ils tentent de les franchir, on les défend à coups de fusil.

Puisque Milliard-City n'a pu être surprise dès le début, il devient difficile de forcer l'enceinte au milieu de cette profonde obscurité. Aussi le capitaine Sarol ramène-t-il les indigènes vers le parc et la campagne, où il attendra le jour.

Entre quatre et cinq heures du matin, les premières blancheurs nuancent l'horizon de l'est. Les miliciens et les marins, sous les ordres du commodore Simcoë et du colonel Stewart, laissant la moitié d'entre eux à l'hôtel de ville, vont se masser dans le square de l'observatoire, avec la pensée que le capitaine Sarol voudrait forcer les grilles de ce côté. Or, comme aucun secours ne peut venir du dehors, il faut à tout prix empêcher les indigènes de pénétrer dans la ville.

Le quatuor a suivi les défenseurs que leurs officiers entraînent vers l'extrémité de la Unième Avenue.

«Avoir échappé aux cannibales des Fidji, s'écrie Pinchinat, et être obligé de défendre ses propres côtelettes contre les cannibales des Nouvelles Hébrides!…

— Ils ne nous mangeront pas tout entiers, que diable! répond
Yvernès.

— Et je résisterai jusqu'à mon dernier morceau, comme le héros de
Labiche!» ajoute Yvernès. Sébastien Zorn, lui, reste silencieux.
On sait ce qu'il pense de cette aventure, ce qui ne l'empêchera
pas de faire son devoir.

Dès les premières clartés, des coups de feu sont échangés à travers les grilles du square. Défense courageuse dans l'enceinte de observatoire. Il y a des victimes de part et d'autre. Du côté des Milliardais, Jem Tankerdon est blessé à l'épaule — légèrement, mais il ne veut point abandonner son poste. Nat Coverley et Walter se battent au premier rang. Le roi de Malécarlie, bravant les balles des snyders, cherche à viser le capitaine Sarol, lequel ne s'épargne pas au milieu des indigènes.

En vérité, ils sont trop, ces assaillants! Tout ce qu'Erromango, Tanna et les îles voisines ont pu fournir de combattants, s'acharne contre Milliard-City. Une circonstance heureuse, pourtant, — et le commodore Simcoë a pu le constater, — c'est que Standard-Island, au lieu d'être drossée vers la côte d'Erromango, remonte sous l'influence d'un léger courant, et se dirige vers le groupe septentrional, bien qu'il eût mieux valu porter au large.

Néanmoins le temps s'écoule, les indigènes redoublent leurs efforts, et, malgré leur courageuse résistance, les défenseurs ne pourront les contenir. Vers dix heures, les grilles sont arrachées. Devant la foule hurlante qui envahit le square, le commodore Simcoë est forcé de se rabattre vers l'hôtel de ville, où il faudra se défendre comme dans une forteresse.

Tout en reculant, les miliciens et les marins cèdent pied à pied.
Peut-être, maintenant qu'ils ont forcé l'enceinte de la ville, les
Néo-Hébridiens, entraînés par l'instinct du pillage, vont-ils se
disperser à travers les divers quartiers, ce qui permettrait aux
Milliardais de reprendre quelque avantage…

Vain espoir! Le capitaine Sarol ne laissera pas les indigènes se jeter hors de la Unième Avenue. C'est par là qu'ils atteindront l'hôtel de ville, où ils réduiront les derniers efforts des assiégés. Lorsque le capitaine Sarol en sera maître, la victoire sera définitive. L'heure du pillage et du massacre aura sonné.

«Décidément… ils sont trop!» répète Frascolin, dont une zagaie vient d'effleurer le bras.

Et les flèches de pleuvoir, les balles aussi, tandis que le recul s'accentue.

Vers deux heures, les défenseurs ont été refoulés jusqu'au square de l'hôtel de ville. De morts, on en compte déjà une cinquantaine des deux parts, — de blessés, le double ou le triple. Avant que le palais municipal ait été envahi par les indigènes, on s'y précipite, on en ferme les portes, on oblige les femmes et les enfants à chercher un refuge dans les appartements intérieurs, où ils seront à l'abri des projectiles. Puis Cyrus Bikerstaff, le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, Jem Tankerdon, Nat Coverley, leurs amis, les miliciens et les marins se postent aux fenêtres, et le feu recommence avec une nouvelle violence.

«Il faut tenir ici, dit le gouverneur. C'est notre dernière chance, et que Dieu fasse un miracle pour nous sauver!»

L'assaut est aussitôt donné par ordre du capitaine Sarol, qui se croit sûr du succès, bien que la tâche soit rude. En effet, les portes sont solides, et il sera difficile de les enfoncer sans artillerie. Les indigènes les attaquent à coups de hache, sous le feu des fenêtres, ce qui occasionne de grandes pertes parmi eux. Mais cela n'est point pour arrêter leur chef, et, pourtant, s'il était tué, peut-être sa mort changerait-elle la face des choses…

Deux heures se passent. L'hôtel de ville résiste toujours. Si les balles déciment les assaillants, leur masse se renouvelle sans cesse. En vain les plus adroits tireurs, Jem Tankerdon, le colonel Stewart, cherchent-ils à démonter le capitaine Sarol. Tandis que nombre des siens tombent autour de lui, il semble qu'il soit invulnérable.

Et ce n'est pas lui, au milieu d'une fusillade plus nourrie que jamais, que la balle d'un snyders est venue frapper sur le balcon central. C'est Cyrus Bikerstaff, qui est atteint en pleine poitrine. Il tombe, il ne peut plus prononcer que quelques paroles étouffées, le sang lui remonte à la gorge. On l'emporte dans l'arrière-salon, où il ne tarde pas à rendre le dernier soupir. Ainsi a succombé celui qui fut le premier gouverneur de Standard- Island, administrateur habile, coeur honnête et grand.

L'assaut se poursuit avec un redoublement de fureur. Les portes vont céder sous la hache des indigènes. Comment empêcher l'envahissement de cette dernière forteresse de Standard-Island? Comment sauver les femmes, les enfants, tous ceux qu'elle renferme, d'un massacre général?

Le roi de Malécarlie, Ethel Simcoë, le colonel Stewart, discutent alors s'il ne conviendrait pas de fuir par les derrières du palais. Mais où chercher refuge?… À la batterie de la Poupe?… Mais pourra-t-on l'atteindre?… À l'un des ports?… Mais les indigènes n'en sont-ils pas maîtres?… Et les blessés, déjà nombreux, se résoudra-t-on à les abandonner?…

En ce moment, se produit un coup heureux, qui est de nature à modifier la situation.

Le roi de Malécarlie s'est avancé sur le balcon, sans prendre garde aux balles et flèches qui pleuvent autour de lui. Il épaule son fusil, il vise le capitaine Sarol, à l'instant où l'une des portes va livrer passage aux assaillants…

Le capitaine Sarol tombe raide.

Les Malais, arrêtés par cette mort, reculent en emportant le cadavre de leur chef, et la masse des indigènes se rejette vers les grilles du square.

Presque en même temps, des cris retentissent dans le haut de la
Unième Avenue, où la fusillade éclate avec une nouvelle intensité.

Que se passe-t-il donc?… Est-ce que l'avantage est revenu aux défenseurs des ports et des batteries?… Est-ce qu'ils sont accourus vers la ville… Est-ce qu'ils tentent de prendre les indigènes à revers, malgré leur petit nombre?…

«La fusillade redouble du côté de l'observatoire?… dit le colonel Stewart.

— Quelque renfort qui arrive à ces coquins! répond le commodore
Simcoë.

— Je ne le pense pas, observe le roi de Malécarlie, car ces coups de feu ne s'expliqueraient pas…

— Oui!… il y a du nouveau, s'écrie Pinchinat, et du nouveau à notre avantage…

— Regardez… regardez! réplique Calistus Munbar. Voici tous ces gueux qui commencent à décamper…

— Allons, mes amis, dit le roi de Malécarlie, chassons ces misérables de la ville… En avant!…» Officiers, miliciens, marins, tous descendent au rez-de-chaussée et se précipitent par la grande porte… Le square est abandonné de la foule des sauvages qui s'enfuient, les uns le long de la Unième Avenue, les autres à travers les rues avoisinantes.

Quelle est au juste la cause de ce changement si rapide et si inattendu?… Faut-il l'attribuer à la disparition du capitaine Sarol… au défaut de direction qui s'en est suivi?… Est-il inadmissible que les assaillants, si supérieurs en force, aient été découragés à ce point par la mort de leur chef, et au moment où l'hôtel de ville allait être envahi?…

Entraînés par le commodore Simcoë et le colonel Stewart, environ deux cents hommes de la marine et de la milice, avec eux Jem et Walter Tankerdon, Nat Coverley, Frascolin et ses camarades, descendent la Unième Avenue, repoussant les fuyards, qui ne se retournent même pas pour-leur lancer une dernière balle ou une dernière flèche, et jettent snyders, arcs, zagaies.

«En avant!… en avant!…» crie le commodore Simcoë d'une voix éclatante. Cependant, aux abords de l'observatoire, les coups de feu redoublent… Il est certain qu'on s'y bat avec un effroyable acharnement… Un secours est-il donc arrivé à Standard-Island?… Mais quel secours… et d'où aurait-il pu venir?… Quoi qu'il en soit, les assaillants fuient de toutes parts, en proie à une incompréhensible panique. Sont-ils donc attaqués par des renforts venus de Bâbord-Harbour?… Oui… un millier de Néo-Hébridiens a envahi Standard-Island, sous la direction des colons français de l'île Sandwich! Qu'on ne s'étonne pas si le quatuor fut salué dans sa langue nationale, lorsqu'il rencontra ses courageux compatriotes! Voici dans quelles circonstances s'est effectuée cette intervention inattendue, on pourrait dire quasi-miraculeuse. Pendant la nuit précédente et depuis le lever du jour, Standard- Island n'avait cessé de dériver vers cette île Sandwich, où, on ne l'a point oublié, résidait une colonie française en voie de prospérité. Or, dès que les colons eurent vent de l'attaque opérée par le capitaine Sarol, ils résolurent, avec l'aide du millier d'indigènes soumis à leur influence, de venir au secours de l'île à hélice. Mais, pour les y transporter, les embarcations de l'île Sandwich ne pouvaient suffire… Que l'on juge de la joie de ces honnêtes colons, lorsque, dans la matinée, Standard-Island, poussée par le courant, arriva à la hauteur de l'île Sandwich. Aussitôt, tous de se jeter dans les chaloupes de poche, suivis des indigènes — à la nage pour la plupart, — et tous de débarquer à Bâbord-Harbour… En un instant, les hommes des batteries de l'Éperon et de la Poupe, ceux qui étaient restés dans les ports, purent se joindre à eux. À travers la campagne, à travers le parc, ils se portèrent vers Milliard-City, et, grâce à cette diversion, l'hôtel de ville ne tomba point aux mains des assaillants, déjà ébranlés par la mort du capitaine Sarol. Deux heures après, les bandes néo-hébridiennes, traquées de toutes parts, n'ont plus cherché leur salut qu'en se précipitant dans la mer, afin ce gagner l'île Sandwich, et encore le plus grand nombre a-t-il coulé sous les balles de la milice.

Maintenant, Standard-Island n'a plus rien à craindre: elle est sauvée du pillage, du massacre, de l'anéantissement.

Il semble bien que l'issue de cette terrible affaire aurait dû donner lieu à des manifestations de joie publique et d'actions de grâce… Non! Oh! ces Américains toujours étonnants! On dirait que le résultat final ne les a pas surpris… qu'ils l'avaient prévu… Et pourtant, à quoi a-t-il tenu que la tentative du capitaine Sarol n'aboutît à une épouvantable catastrophe!

Toutefois, il est permis de croire que les principaux propriétaires de Standard-Island durent se féliciter in petto d'avoir pu conserver une propriété de deux milliards, et cela, au moment où le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley allait en assurer l'avenir.

Mentionnons que les deux fiancés, lorsqu'ils se sont revus, sont tombés dans les bras l'un de l'autre. Personne, d'ailleurs, ne s'est avisé de voir là un manque aux convenances. Est-ce qu'ils n'auraient pas dû être mariés depuis vingt-quatre heures?…

Par exemple, où il ne faut pas chercher un exemple de cette réserve ultra-américaine, c'est dans l'accueil que nos artistes parisiens font aux colons français de l'île Sandwich. Quel échange de poignées de main! Quelles félicitations le Quatuor Concertant reçoit de ses compatriotes! Si les balles ont daigné les épargner, ils n'en ont pas moins fait crânement leur devoir, ces deux violons, cet alto et ce violoncelle! Quant à l'excellent Athanase Dorémus, qui est tranquillement resté dans la salle du casino, il attendait un élève, lequel s'obstine à ne jamais venir… et qui pourrait le lui reprocher?…

Une exception en ce qui concerne le surintendant. Si ultra-yankee qu'il soit, sa joie a été délirante. Que voulez-vous? Dans ses veines coule le sang de l'illustre Barnum, et on admettra volontiers que le descendant d'un tel ancêtre ne soit pas sui compos, comme ses concitoyens du Nord-Amérique!

Après l'issue de l'affaire, le roi de Malécarlie, accompagné de la reine, a regagné son habitation de la Trente-septième Avenue, où le conseil des notables lui portera les remerciements que méritent son courage et son dévouement à la cause commune.

Donc Standard-Island est saine et sauve. Son salut lui a coûté cher, — Cyrus Bikerstaff tué au plus fort de l'action, une soixantaine de miliciens et de marins atteints par les balles ou les flèches, à peu près autant parmi ces fonctionnaires, ces employés, ces marchands, qui se sont si bravement battus. À ce deuil public, la population s'associera tout entière, et le Joyau du Pacifique ne saurait en perdre le souvenir.

Du reste, avec la rapidité d'exécution qui leur est propre, ces Milliardais vont promptement remettre les choses en état. Après une relâche de quelques jours à l'île Sandwich, toute trace de cette sanglante lutte aura disparu.

En attendant, il y a accord complet sur la question des pouvoirs militaires, qui sont conservés au commodore Simcoë. De ce chef, nulle difficulté, nulle compétition. Ni M. Jem Tankerdon ni M. Nat Coverley n'émettent aucune prétention à ce sujet. Plus tard, l'élection réglera l'importante question du nouveau gouverneur de Standard-Island.

Le lendemain, une imposante cérémonie appelle la population sur les quais de Tribord-Harbour. Les cadavres des Malais et des indigènes ont été jetés à la mer, il ne doit pas en être ainsi des citoyens morts pour la défense de l'île à hélice. Leurs corps, pieusement recueillis, conduits au temple et à la cathédrale, y reçoivent de justes honneurs. Le gouverneur Cyrus Bikerstaff, comme les plus humbles, sont l'objet de la même prière et de la même douleur.

Puis ce funèbre chargement est confié à l'un des rapides steamers de Standard-Island, et le navire part pour Madeleine-bay, emportant ces précieuses dépouilles vers une terre chrétienne.

XII — Tribord et Bâbord, la barre

Standard-Island a quitté les parages de l'île Sandwich le 3 mars. Avant son départ, la colonie française et leurs alliés indigènes ont été l'objet de la vive reconnaissance des Milliardais. Ce sont des amis qu'ils reverront, ce sont des frères que Sébastien Zorn et ses camarades laissent sur cette île du groupe des Nouvelles- Hébrides, qui figurera désormais dans l'itinéraire annuel.

Sous la direction du commodore Simcoë, les réparations ont été rapidement faites. Du reste, les dégâts étaient peu considérables. Les machines des fabriques d'électricité sont intactes. Avec ce qui reste du stock de pétrole, le fonctionnement des dynamos est assuré pour plusieurs semaines. D'ailleurs, l'île à hélice ne tardera pas à rejoindre cette partie du Pacifique où ses câbles sous-marins lui permettent de communiquer avec Madeleine-bay. On a, par suite, cette certitude que la campagne s'achèvera sans mécomptes. Avant quatre mois, Standard-Island aura rallié la côte américaine.

«Espérons-le, dit Sébastien Zorn alors que le surintendant s'emballe comme d'habitude sur l'avenir de son merveilleux appareil maritime.

— Mais, observe Calistus Munbar, quelle leçon nous avons reçue!… Ces Malais si serviables, ce capitaine Sarol, personne n'aurait pu les suspecter!… Aussi, est-ce bien la dernière fois que Standard-Island aura donné asile à des étrangers…

— Même si un naufrage les jette sur votre route?… demande
Pinchinat.

— Mon bon… je ne crois plus ni aux naufragés ni aux naufrages!» Cependant, de ce que le commodore Simcoë est chargé, comme avant, de la direction de l'île à hélice, il n'en résulte pas que les pouvoirs civils soient entre ses mains. Depuis la mort de Cyrus Bikerstaff, Milliard-City n'a plus de maire, et, on le sait, les anciens adjoints n'ont pas conservé leurs fonctions. En conséquence, il sera nécessaire de nommer un nouveau gouverneur à Standard-Island. Or, pour cause d'absence d'officier de l'état civil, il ne peut-être procédé à la célébration du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley. Voilà une difficulté qui n'aurait pas surgi sans les machinations de ce misérable Sarol! Et non seulement les deux futurs, mais tous les notables de Milliard- City, mais toute la population, ont hâte que ce mariage soit définitivement accompli. Il y a là une des plus sûres garanties de l'avenir. Que l'on ne tarde pas, car déjà Walter Tankerdon parle de s'embarquer sur un des steamers de Tribord-Harbour, de se rendre avec les deux familles au plus proche archipel, où un maire, pourra procéder à la cérémonie nuptiale!… Que diable! il y en a aux Samoa, aux Tonga, aux Marquises, et, en moins d'une semaine, si l'on marche à toute vapeur… Les esprits sages font entendre raison à l'impatient jeune homme. On s'occupe de préparer les élections… Dans quelques jours le nouveau gouverneur sera nommé… Le premier acte de son administration sera de célébrer en grande pompe le mariage si ardemment attendu… Le programme des fêtes sera repris dans son ensemble… Un maire… un maire!… Il n'y a que ce cri dans toutes les bouches!… «Pourvu que ces élections ne ravivent pas des rivalités… mal éteintes peut- être!» fait observer Frascolin. Non, et Calistus Munbar est décidé à «se mettre en quatre», comme on dit, pour mener les choses à bonne fin. «Et d'ailleurs, s'écrie-t-il, est-ce que nos amoureux ne sont pas là?… Vous m'accorderez bien, je pense, que l'amour- propre n'aurait pas beau jeu contre l'amour!»

Standard-Island continue à s'élever au nord-est, vers le point où se croisent le douzième parallèle sud et le cent soixante- quinzième méridien ouest. C'est dans ces parages que les derniers câblogrammes lancés avant la relâche aux Nouvelles-Hébrides ont convie les navires de ravitaillement expédiés de la baie Madeleine. Du reste, la question des provisions ne saurait préoccuper le commodore Simcoë. Les réserves sont assurées pour plus d'un mois, et de ce chef, il n'y a aucune inquiétude à concevoir. Il est vrai, on est à court de nouvelles étrangères. La chronique politique est maigre. Starboard-Chronicle se plaint, et New-Herald se désole… Qu'importé! Est-ce que Standard- Island à elle seule n'est pas un petit monde au complet, et qu'a- t-elle à faire de ce qui se passe dans le reste du sphéroïde terrestre?… Est-ce donc la politique qui la démange?… Eh! il ne tardera pas à s'en faire assez chez elle… trop peut-être!

En effet, la période électorale est ouverte. On travaille les trente membres du conseil des notables, où les Bâbordais et les Tribordais se comptent en nombre égal. Il est certain, d'ores et déjà, que le choix du nouveau gouverneur donnera lieu à des discussions, car Jem Tankerdon et Nat Coverley vont se trouver en rivalité.

Quelques jours se passent en réunions préparatoires. Dès le début, il a été visible qu'on ne s'entendrait pas, ou du moins difficilement, étant donné l'amour-propre des deux candidats. Aussi une sourde agitation remue-t-elle la ville et les ports. Les agents des deux sections cherchent à provoquer un mouvement populaire, afin d'opérer une pression sur les notables. Le temps s'écoule, et il ne semble pas que l'accord puisse se faire. Ne peut-on craindre, maintenant, que Jem Tankerdon et les principaux Bâbordais ne veuillent imposer leurs idées repoussées par les principaux Tribordais, reprendre ce malencontreux projet de faire de Standard-Island une île industrielle et commerciale?… Cela, jamais l'autre section ne l'acceptera! Bref, tantôt le parti Coverley semble l'emporter, tantôt le parti Tankerdon paraît tenir la tête. De là des récriminations malsonnantes, des aigreurs entre les deux camps, un refroidissement manifeste entre les deux familles, — refroidissement dont Walter et miss Dy ne veulent même pas s'apercevoir. Toute cette broutille de politique, est-ce que cela les regarde?…

Il y a pourtant un très simple moyen d'arranger les choses, du moins au point de vue administratif; c'est de décider que les deux compétiteurs rempliront à tour de rôle les fonctions de gouverneur, — six mois celui-ci, six mois celui-là, un an même pour peu que la chose semble préférable. Partant, plus de rivalité, une convention de nature à satisfaire les deux partis. Mais ce qui est de bon sens n'a jamais chance d'être adopté en ce bas monde, et pour être indépendante des continents terrestres. Standard-Island n'en subit pas moins toutes les passions de l'humanité sublunaire!

«Voilà, dit un jour Frascolin à ses camarades, voilà les difficultés que je craignais…

— Et que nous importent ces dissensions! répond Pinchinat. Quel dommage en pourrait-il résulter pour nous?… Dans quelques mois, nous serons arrivés à la baie Madeleine, notre engagement aura pris fin, et chacun de nous remettra le pied sur la terre ferme… avec son petit million en poche…

— S'il ne surgit encore quelque catastrophe! réplique l'intraitable Sébastien Zorn. Est-ce qu'une pareille machine flottante est jamais sûre de l'avenir?… Après l'abordage du navire anglais, l'envahissement des fauves; après les fauves, l'envahissement des Néo-Hébridiens… après les indigènes, les…

— Tais-toi, oiseau de mauvaise augure! s'écrie Yvernès. Tais-toi, ou nous te faisons cadenasser le bec!»

Néanmoins, il y a grandement lieu de regretter que le mariage Tankerdon-Coverley n'ait pas été célébré à la date fixée. Les familles étant unies par ce lien nouveau, peut-être la situation eût-elle été moins difficile à détendre… Les deux époux seraient intervenus d'une façon plus efficace… Après tout, cette agitation ne saurait durer, puisque l'élection doit se faire le 15 mars.

C'est alors que le commodore Simcoë essaie de tenter un rapprochement entre les deux sections de la ville. On le prie de ne se mêler que de ce qui le concerne. Il a l'île à conduire, qu'il la conduise!… Il a ses écueils à éviter, qu'il les évite!… La politique n'est point de sa compétence.

Le commodore Simcoë se le tient pour dit.

Elles-mêmes, les passions religieuses sont entrées en jeu dans ce débat, et le clergé, — ce qui est peut-être un tort, — s'y mêle plus qu'il ne convient. Ils vivaient en si bon accord pourtant, le temple et la cathédrale, le pasteur et l'évêque!

Quant aux journaux, il va de soi qu'ils sont descendus sur l'arène. Le New-Herald combat pour les Tankerdon, et le Starboard-Chronicle pour les Coverley. L'encre coule à flots, et l'on peut même craindre que cette encre ne se mélange de sang!… Grand Dieu! n'a-t-il pas déjà été trop arrosé, ce sol vierge de Standard-Island, pendant la lutte contre ces sauvages des Nouvelles-Hébrides!…

En somme, la population moyenne s'intéresse surtout aux deux fiancés, dont le roman s'est interrompu au premier chapitre. Mais, que pourrait-elle pour assurer leur bonheur? Déjà les relations ont cessé entre les deux sections de Milliard-City. Plus de réceptions, plus d'invitations, plus de soirées musicales! Si cela dure, les instruments du Quatuor Concertant vont moisir dans leurs étuis, et nos artistes gagneront leurs énormes émoluments les mains dans les poches.

Le surintendant, quoiqu'il n'en veuille rien avouer, ne laisse pas d'être dévoré d'une mortelle inquiétude. Sa situation est fausse, il le sent, car toute son intelligence s'emploie à ne déplaire ni aux uns ni aux autres, — moyen sûr de déplaire à tous.

À la date du 12 mars, Standard-Island s'est élevée sensiblement ci vers l'Équateur, pas assez en latitude cependant pour rencontrer les navires expédiés de Madeleine-bay. Cela ne peut tarder d'ailleurs; mais vraisemblablement les élections auront eu lieu auparavant, puisqu'elles sont fixées au 15.

Entre temps, chez les Tribordais et chez les Bâbordais, on se livre à des pointages multiples. Toujours des pronostics d'égalité. Il n'est aucune majorité possible, s'il ne se détache quelques voix d'un côté ou de l'autre. Or, ces voix-là tiennent comme des dents à la mâchoire d'un tigre.

Alors surgit une idée géniale. Il semble qu'elle soit née au même moment dans l'esprit de tous ceux qui ne devaient pas être consultés. Cette idée est simple, elle est digne, elle mettrait un terme aux rivalités. Les candidats eux-mêmes s'inclineraient sans doute devant cette juste solution.

Pourquoi ne pas offrir au roi de Malécarlie le gouvernement de Standard-Island? Cet ex-souverain est un sage, un large et ferme esprit. Sa tolérance et sa philosophie seraient la meilleure garantie contre les surprises de l'avenir. Il connaît les hommes pour les avoir vus de près. Il sait qu'il faut compter avec leurs faiblesses et leur ingratitude. L'ambition n'est plus son fait, et jamais la pensée ne lui viendra de substituer le pouvoir personnel à ces institutions démocratiques qui constituent le régime de l'île à hélice. Il ne sera que le président du conseil d'administration de la nouvelle Société Tankerdon-Coverley and C°.

Un important groupe de négociants et de fonctionnaires de Milliard-City, à laquelle se joint un certain nombre d'officiers et de marins des deux ports, décide d'aller présenter à leur royal concitoyen cette proposition sous forme de voeu.

C'est dans le salon du rez-de-chaussée de l'habitation de la Trente-neuvième Avenue, que Leurs Majestés reçoivent la députation. Écoutée avec bienveillance, elle se heurte à un inébranlable refus. Les souverains déchus se rappellent le passé, et sous l'empire de cette impression:

«Je vous remercie, messieurs, dit le roi. Votre demande nous touche, mais nous sommes heureux du présent, et nous avons l'espoir que rien ne viendra troubler désormais l'avenir. Croyez- le! Nous en avons fini avec ces illusions qui sont inhérentes à une souveraineté quelconque! Je ne suis plus qu'un simple astronome à l'observatoire de Standard-Island, et je ne veux pas être autre chose.»

Il n'y avait pas lieu d'insister devant une réponse si formelle, et la députation s'est retirée.

Les derniers jours qui précèdent le scrutin voient accroître la surexcitation des esprits. Il est impossible de s'entendre. Les partisans de Jem Tankerdon et de Nat Coverley évitent de se rencontrer même dans les rues. On ne va plus d'une section à l'autre. Ni les Tribordais ni les Bâbordais ne dépassent la Unième Avenue. Milliard-City est formée maintenant de deux villes ennemies. Le seul personnage qui court de l'une à l'autre, agité, rompu, fourbu, suant sang et eau, s'épuisant en bons conseils, rebuté à droite, rebuté à gauche, c'est le désespéré surintendant Calistus Munbar. Et, trois ou quatre fois par jour, il vient s'échouer comme un navire sans gouvernail dans les salons du casino, où le quatuor l'accable de ses vaines consolations.

Quant au commodore Simcoë, il se borne aux fonctions qui lui sont attribuées. Il dirige l'île à hélice suivant l'itinéraire convenu. Ayant une sainte horreur de la politique, il acceptera le gouverneur, quel qu'il soit. Ses officiers comme ceux du colonel Stewart, se montrent aussi désintéressés que lui de la question qui fait bouillonner les têtes. Ce n'est pas à Standard-Island que les pronunciamientos sont à craindre.

Cependant, le conseil des notables, réuni en permanence à l'hôtel de ville, discute et se dispute. On en vient aux personnalités. La police est forcée de prendre certaines précautions, car la foule s'amasse du matin au soir devant le palais municipal, et fait entendre des cris séditieux.

D'autre part, une déplorable nouvelle vient d'être mise en circulation; Walter Tankerdon s'est présenté la veille à l'hôtel de Coverley et il n'a pas été reçu. Interdiction aux deux fiancés de se rendre visite, et, puisque le mariage n'a pas été célébré avant l'attaque des bandes néo-hébridiennes, qui oserait dire s'il s'accomplira jamais?…

Enfin le 15 mars est arrivé. On va procéder à l'élection dans la grande salle de l'hôtel de ville. Un public houleux encombre le square, comme autrefois la population romaine devant ce palais du Quirinal, où le conclave procédait à l'exaltation d'un pape au trône de Saint-Pierre.

Que va-t-il sortir de cette suprême délibération? Les pointages donnent toujours un partage égal des voix. Si les Tribordais sont restés fidèles à Nat Coverley, si les Bâbordais tiennent pour Jem Tankerdon, que se passera-t-il?…

Le grand jour est arrivé. Entre une heure et trois, la vie normale est comme suspendue à la surface de Standard-Island. De cinq à six mille personnes s'agitent sous les fenêtres de l'édifice municipal. On attend le résultat des votes des notables,— résultat qui sera immédiatement communiqué par téléphone aux deux sections et aux deux ports. Un premier tour de scrutin a lieu à une heure trente-cinq. Les candidats obtiennent le même nombre de suffrages. Une heure après, second tour de scrutin. Il ne modifie en aucune façon les chiffres du premier. À trois heures trente- cinq, troisième et dernier tour. Cette fois encore, aucun nom n'obtient la moitié des voix plus une.

Le conseil se sépare alors, et il a raison. S'il restait en séance, ses membres sont à ce point exaspérés qu'ils en viendraient aux mains. Alors qu'ils traversent le square pour regagner, les uns l'hôtel Tankerdon, les autres l'hôtel Coverley, la foule les accueille par les plus désagréables murmures.

Il faut pourtant sortir de cette situation, qui ne saurait se prolonger même quelques heures. Elle est trop dommageable aux intérêts de Standard-Island.

«Entre nous, dit Pinchinat, lorsque ses camarades et lui apprennent du surintendant quel a été le résultat de ces trois tours de scrutin, il me semble qu'il y a un moyen très simple de trancher la question.

— Et lequel?… demande Calistus Munbar, qui lève vers le ciel des bras désespérés. Lequel?…

— C'est de couper l'île par son milieu… de la diviser en deux tranches égales, comme une galette, dont les deux moitiés navigueront chacune de son côté avec le gouverneur de son choix…

— Couper notre île!…» s'écrie le surintendant, comme si
Pinchinat lui eût proposé de l'amputer d'un membre.

— Avec un ciseau à froid, un marteau et une clef anglaise, ajoute
Son Altesse, la question sera résolue par ce déboulonnage, et il y
aura deux îles mouvantes au lieu d'une à la surface de l'Océan
Pacifique!»

Ce Pinchinat ne pourra donc jamais être sérieux, même lorsque les circonstances ont un tel caractère de gravité! Quoi qu'il en soit, si son conseil ne doit pas être suivi, — du moins matériellement, — si l'on ne fait intervenir ni le marteau ni la clef anglaise, si aucun déboulonnage n'est pratiqué suivant l'axe de la Unième Avenue, depuis la batterie de l'Éperon jusqu'à la batterie de la Poupe, la séparation n'en est pas moins accomplie au point de vue moral. Les Bâbordais et les Tribordais vont devenir aussi étrangers les uns aux autres que si cent lieues de mer les séparaient. En effet, les trente notables se sont décidés à voter séparément faute de pouvoir s'entendre. D'une part, Jem Tankerdon est nommé gouverneur de sa section, et il la gouvernera à sa fantaisie. De l'autre, Nat Coverley est nommé gouverneur de la sienne, et il la gouvernera à sa guise. Chacune conservera son port, ses navires, ses officiers, ses marins, ses miliciens, ses fonctionnaires, ses marchands, sa fabrique d'énergie électrique, ses machines, ses moteurs, ses mécaniciens, ses chauffeurs, et toutes deux se suffiront à elles-mêmes.

Très bien, mais comment fera le commodore Simcoë pour se dédoubler, et le surintendant Calistus Munbar pour remplir ses fonctions à la satisfaction commune?

En ce qui concerne ce dernier, il est vrai, cela n'a pas d'importance. Sa place ne va plus être qu'une sinécure. De plaisirs et de fêtes, pourrait-il en être question, lorsque la guerre civile menace Standard-Island, car un rapprochement n'est pas possible.

Qu'on en juge par ce seul indice: à la date du 17 mars, les journaux annoncent la rupture définitive du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley.

Oui! rompu, malgré leurs prières, malgré leurs supplications, et, quoi qu'ait dit un jour Calistus Munbar, l'amour n'a pas été le plus fort! Eh bien, non! Walter et miss Dy ne se sépareront pas… Ils abandonneront leur famille… ils iront se marier à l'étranger… ils trouveront bien un coin du monde où l'on puisse être heureux, sans avoir tant de millions autour du coeur!

Cependant, après la nomination de Jem Tankerdon et de Nat Coverley, rien n'a été changé à l'itinéraire de Standard-Island. Le commodore Simcoë continue à se diriger vers le nord-est. Une fois à la baie Madeleine, il est probable que, lassés de cet état de choses, nombre de Milliardais iront redemander au continent ce calme que ne leur offre plus le Joyau du Pacifique. Peut-être même l'île à hélice sera-t-elle abandonnée?… Et alors on la liquidera, on la mettra à l'encan, on la vendra au poids, comme vieille et inutile ferraille, on la renverra à la fonte!

Soit, mais les cinq mille milles qui restent à parcourir, exigent environ cinq mois de navigation. Pendant cette traversée, la direction ne sera-t-elle pas compromise par le caprice ou l'entêtement des deux chefs? D'ailleurs, l'esprit de révolte s'est infiltré dans l'âme de la population. Les Bâbordais et les Tribordais vont-ils en venir aux mains, s'attaquer à coups de fusil, baigner de leur sang les chaussées de tôle de Milliard- City?…

Non! les partis n'iront pas jusqu'à ces extrémités, sans doute!… On ne reverra point une autre guerre de sécession, sinon entre le nord et le sud, du moins entre le tribord et le bâbord de Standard-Island… Mais ce qui était fatal est arrivé au risque de provoquer une véritable catastrophe.

Le 19 mars, au matin, le commodore Simcoë est dans son cabinet, à l'observatoire, où il attend que la première observation de hauteur lui soit communiquée. À son estime, Standard-Island ne peut être éloignée des parages où elle doit rencontrer les navires de ravitaillement. Des vigies, placées au sommet de la tour, surveillent la mer sur un vaste périmètre, afin de signaler ces steamers dès qu'ils paraîtront au large. Près du commodore se trouvent le roi de Malécarlie, le colonel Stewart, Sébastien Zorn, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, un certain nombre d'officiers et de fonctionnaires, — de ceux que l'on peut appeler les neutres, car ils n'ont point pris part aux dissensions intestines. Pour eux, l'essentiel est d'arriver le plus vite possible à Madeleine-bay, où ce déplorable état de choses prendra fin.

À ce moment, deux timbres résonnent, et deux ordres sont transmis au commodore par le téléphone. Ils viennent de l'hôtel de ville, où Jem Tankerdon, dans l'aile droite, Nat Coverley, dans l'aile gauche, se tiennent avec leurs principaux partisans. C'est de là qu'ils administrent Standard-Island, et ce qui n'étonnera guère, à coups d'arrêtés absolument contradictoires.

Or, le matin même, à propos de l'itinéraire suivi par Ethel Simcoë et sur lequel les deux gouverneurs auraient au moins dû s'entendre, l'accord n'a pu se faire. L'un, Nat Coverley, a décidé que Standard-Island prendrait une direction nord-est afin de rallier l'archipel des Gilbert. L'autre, Jem Tankerdon, s'entêtant à créer des relations commerciales, a résolu de faire route au sud-ouest vers les parages australiens.

Voilà où ils en sont, ces deux rivaux, et leurs amis ont juré de les soutenir.

À la réception des deux ordres envoyés simultanément à l'observatoire:

«Voilà ce que je craignais… dit le commodore.

— Et ce qui ne saurait se prolonger dans l'intérêt public! ajoute le roi de Malécarlie.

— Que décidez-vous?… demande Frascolin.

— Parbleu, s'écrie Pinchinat, je suis curieux de voir comment vous manoeuvrerez, monsieur Simcoë!

— Mal! observe Sébastien Zorn.

— Faisons d'abord savoir à JemTankerdon et à Nat Coverley, répond le commodore, que leurs ordres sont inexécutables, puisqu'ils se contredisent. D'ailleurs, mieux vaut que Standard-Island ne se déplace pas en attendant les navires qui ont rendez-vous dans ces parages!»

Cette très sage réponse est immédiatement téléphonée à l'hôtel de ville.

Une heure s'écoule sans que l'observatoire soit avisé d'aucune autre communication. Très probablement, les deux gouverneurs ont renoncé à modifier l'itinéraire chacun en un sens opposé…

Soudain se produit un singulier mouvement dans la coque de Standard-Island… Et qu'indique ce mouvement?… Que Jem Tankerdon et Nat Coverley ont poussé l'entêtement jusqu'aux dernières limites. Toutes les personnes présentes se regardent, formant autant de points interrogatifs. «Qu'y a-t-il'?… Qu'y a- t-il?…»

— Ce qu'il y a?… répond le commodore Simcoë, en haussant les épaules. Il y a que Jem Tankerdon a envoyé directement ses ordres à M. Watson, le mécanicien de Bâbord-Harbour, alors que Nat Coverley envoyait des ordres contraires à M. Somwah, le mécanicien de Tribord-Harbour. L'un a ordonné de faire machine en avant pour aller au nord-est, l'autre, machine en arrière, pour aller au sud- ouest. Le résultat est que Standard-Island tourne sur place, et cette giration durera aussi longtemps que le caprice de ces deux têtus personnages!

— Allons! s'écrie Pinchinat, ça devait finir par une valse!… La valse des cabochards!… Athanase Dorémus n'a plus qu'à se démettre!… Les Milliardais n'ont pas besoin de ses leçons!…

Peut-être cette absurde situation, — comique par certain côté, — aurait-elle pu prêter à rire. Par malheur, la double manoeuvre est extrêmement dangereuse, ainsi que le fait observer le commodore. Tiraillée en sens inverses sous la traction de ses dix millions de chevaux, Standard-Island risque de se disloquer.

En effet, les machines ont été lancées à toute vitesse; les hélices fonctionnent à leur maximum de puissance, et cela se sent aux tressaillements du sous-sol d'acier. Qu'on imagine un attelage dont l'un des chevaux tire à hue, l'autre à dia, et l'on aura l'idée de ce qui se passe!

Cependant, avec le mouvement qui s'accentue, Standard-Island pivote sur son centre. Le parc, la campagne, décrivent des cercles, concentriques, et les points du littoral situés à la circonférence se déplacent avec une vitesse de dix à douze milles à l'heure.

De faire entendre raison aux mécaniciens dont la manoeuvre provoque ce mouvement giratoire, il n'y faut pas songer. Le commodore Simcoë n'a aucune autorité sur eux. Ils obéissent aux mêmes passions que les Tribordais et les Bâbordais. Fidèles serviteurs de leurs chefs, MM. Watson et Somwah tiendront jusqu'au bout, machine contre machine, dynamos contre dynamos…

Et, alors, se produit un phénomène dont le désagrément aurait dû calmer les têtes en amollissant les coeurs.

Par suite de la rotation de Standard-Island, nombre de Milliardais, surtout de Milliardaises, commencent à se sentir singulièrement troublés dans tout leur être. À l'intérieur des habitations, d'écoeurantes nausées se manifestent, principalement dans celles qui, plus éloignées du centre, subissent un mouvement «de valse» plus prononcé.

Ma foi, en présence de ce résultat farce et baroque, Yvernès, Pinchinat, Frascolin, sont pris d'un fou rire, bien que la situation tende à devenir très critique. Et, en effet, le Joyau de Pacifique est menacé d'un déchirement matériel qui égalera, s'il ne le dépasse, son déchirement moral.

Quant à Sébastien Zorn, sous l'influence de ce tournoiement continu, il est pâle, très pâle… Il «amène ses couleurs!» comme dit Pinchinat, et le coeur lui remonte aux lèvres, est-ce que cette mauvaise plaisanterie ne finira pas?… Être prisonnier sur cette immense table tournante, qui n'a même pas le don de dévoiler les secrets de l'avenir…

Pendant toute une interminable semaine, Standard-Island n'a pas cessé de pivoter sur son centre, qui est Milliard-City. Aussi la ville est-elle toujours remplie d'une foule qui y cherche refuge contre les nausées, puisque en ce point de Standard-Island le tournoiement est moins sensible. En vain le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, ont essayé d'intervenir entre les deux pouvoirs qui se partagent le palais municipal… Aucun n'a voulu abaisser son pavillon… Cyrus Bikerstaff lui- même, s'il eût pu renaître, aurait vu ses efforts échouer contre cette ténacité ultra-américaine.

Or, pour comble de malheur, le ciel a été si constamment couvert de nuages pendant ces huit jours, qu'il n'a pas été possible de prendre hauteur… Le commodore Simcoë ne sait plus quelle est la position de Standard-Island. Entraînée en sens opposé par ses puissantes hélices, on la sentait frémir jusque dans les tôles de ses compartiments. Aussi personne n'a-t-il songé à rentrer dans sa maison. Le parc regorge de monde. On campe en plein air. D'un côté éclatent les cris: «Hurrah pour Tankerdon!», de l'autre: «Hurrah pour Coverley!» Les yeux lancent des éclairs, les poings se tendent. La guerre civile va-t-elle donc se manifester par les pires excès, maintenant que la population est arrivée au paroxysme de l'affolement?…

Quoi qu'il en soit, ni les uns ni les autres ne veulent rien voir du danger qui est proche. On ne cédera pas, dût le Joyau du Pacifique se briser en mille morceaux, et il continuera de tourner ainsi jusqu'à l'heure où, faute de courants, les dynamos cesseront d'actionner les hélices…

Au milieu de cette irritation générale, à laquelle il ne prend aucune part, Walter Tankerdon est en proie à la plus vive angoisse. Il craint non pour lui, mais pour miss Dy Coverley, quelque subite dislocation qui anéantisse Milliard-City. Depuis huit jours, il n'a pu revoir celle qui fut sa fiancée et qui devrait être sa femme. Aussi, désespéré, a-t-il vingt fois supplié son père de ne pas s'entêter à cette déplorable manoeuvre… Jem Tankerdon l'a éconduit sans vouloir rien entendre…

Alors, dans la nuit du 27 au 28 mars, profitant de l'obscurité, Walter essaye de rejoindre la jeune fille. Il veut être près d'elle si la catastrophe se produit. Après s'être glissé au milieu de la foule qui encombre la Unième Avenue, il pénètre dans la section ennemie, afin de gagner l'hôtel Coverley…

Un peu avant le lever du jour, une formidable explosion ébranle l'atmosphère jusque dans les hautes zones. Poussées au delà de ce qu'elles peuvent supporter, les chaudières de bâbord viennent de sauter avec les bâtiments de la machinerie. Et, comme la source d'énergie électrique s'est brusquement tarie de ce côté, la moitié de Standard-Island est plongée dans une obscurité profonde…

XIII — Le mot de la situation dit par Pinchinat

Si les machines de Bâbord-Harbour sont maintenant hors d'état de fonctionner par suite de l'éclatement des chaudières, celles de Tribord-Harbour sont intactes. Il est vrai, c'est comme si Standard-Island n'avait plus aucun appareil de locomotion. Réduite à ses hélices de tribord, elle continuera de tourner sur elle- même, elle n'ira pas de l'avant.

Cet accident a donc aggravé la situation. En effet, alors que Standard-Island possédait ses deux machines, susceptibles d'agir simultanément, il eût suffi d'une entente entre le parti Tankerdon et le parti Coverley pour mettre fin à cet état de choses. Les moteurs auraient repris leur bonne habitude de se mouvoir dans le même sens, et l'appareil, retardé de quelques jours seulement, eût repris sa direction vers la baie Madeleine.

À présent, il n'en va plus ainsi. L'accord se fît-il, la navigation est devenue impossible, et le commodore Simcoë ne dispose plus de la force propulsive nécessaire pour quitter ces lointains parages.

Et encore si Standard-Island était stationnaire pendant cette dernière semaine, si les steamers attendus eussent pu la rejoindre, peut-être eût-il été possible de regagner l'hémisphère septentrional…

Non, et, ce jour-là, une observation astronomique a permis de constater que Standard-Island s'est déplacée vers le sud durant cette giration prolongée. Elle a dérivé du douzième parallèle sud jusqu'au dix-septième.

En effet, entre le groupe des Nouvelles-Hébrides et le groupe des Fidji, existent certains courants dus au resserrement des deux archipels, et qui se propagent vers le sud-est. Tant que ses machines ont fonctionné en parfait accord, Standard-Island a pu sans peine refouler ces courants. Mais, à partir du moment où elle a été prise de vertige, elle a été irrésistiblement entraînée vers le tropique du Capricorne.

Ce fait reconnu, le commodore Simcoë ne cache point à tous ces braves gens que nous avons compris sous le nom de neutres, la gravité des circonstances. Et voici ce qu'il leur dit:

«Nous avons été entraînés de cinq degrés vers le sud. Or, ce qu'un marin peut faire à bord d'un steamer désemparé de sa machine, je ne puis le faire à bord de Standard-Island. Notre île n'a pas de voilure, qui permettrait d'utiliser le vent, et nous sommes à la merci des courants. Où nous pousseront-ils? je ne sais. Quant aux steamers, partis de la baie Madeleine, ils nous chercheront en vain sur les parages convenus, et c'est vers la portion la moins fréquentée du Pacifique que nous dérivons avec une vitesse de huit ou dix milles à l'heure!»

En ces quelques phrases, Ethel Simcoë vient d'établir la situation qu'il est impuissant à modifier. L'île à hélice est comme une immense épave, livrée aux caprices des courants. S'ils portent vers le nord, elle remontera vers le nord. S'ils portent vers le sud, elle descendra vers le sud, — peut-être jusqu'aux extrêmes limites de la mer Antarctique. Et alors…

Cet état de choses ne tarde pas à être connu de la population, à Milliard-City comme dans les deux ports. Le sentiment d'un extrême danger est nettement perçu. De là, — ce qui est très humain, — un certain apaisement des esprits sous la crainte de ce nouveau péril. On ne songe plus à on venir aux mains dans une lutte fratricide, et, si les haines persistent, du moins ne se traduiront-elles pas par des violences. Peu à peu, chacun rentre dans sa section, dans son quartier, dans sa maison. Jem Tankerdon et Nat Coverley renoncent à se disputer le premier rang. Aussi, sur la proposition même des deux gouverneurs, le conseil des notables prend-il le seul parti raisonnable, qui soit dicté par les circonstances; il remet tous ses pouvoirs entre les mains du commodore Simcoë, l'unique chef auquel est désormais confié le salut de Standard-Island.

Ethel Simcoë accepte cette tâche sans hésiter. Il compte sur le dévouement de ses amis, de ses officiers, de son personnel. Mais que pourra-t-il faire à bord de ce vaste appareil flottant, d'une surface de vingt-sept kilomètres carrés, devenu indirigeable depuis qu'il ne dispose plus de ses deux machines!

Et, en somme, n'est-on pas fondé à dire que c'est la condamnation de cette Standard-Island, regardée jusqu'alors comme le chef- d'oeuvre des constructions maritimes, puisque de tels accidents doivent la rendre le jouet des vents et des flots?…

Il est vrai, cet accident n'est pas dû aux forces de la nature, dont le Joyau du Pacifique, depuis sa fondation, avait toujours victorieusement bravé les ouragans, les tempêtes, les cyclones. C'est la faute de ces dissensions intestines, de ces rivalités de milliardaires, de cet entêtement forcené des uns à descendre vers le sud et des autres à monter vers le nord! C'est leur incommensurable sottise qui a provoqué l'explosion des chaudières de bâbord!…

Mais à quoi bon récriminer? Ce qu'il faut, c'est se rendre compte avant tout des avaries du côté de Bâbord-Harbour. Le commodore Simcoë réunit ses officiers et ses ingénieurs. Le roi de Malécarlie se joint à eux. Ce n'est certes pas ce royal philosophe qui s'étonne que des passions humaines aient amené une telle catastrophe!

La commission désignée se transporte du côté où s'élevaient les bâtiments de la fabrique d'énergie électrique et de la machinerie. L'explosion des appareils évaporatoires, chauffés à outrance, a tout détruit, en causant la mort de deux mécaniciens et de six chauffeurs. Les ravages sont non moins complets à l'usine où se fabriquait l'électricité pour les divers services de cette moitié de Standard-Island. Heureusement, les dynamos de tribord continuent à fonctionner, et, comme le fait observer Pinchinat:

«On en sera quitte pour n'y voir que d'un oeil!

— Soit, répond Frascolin, mais nous avons aussi perdu une jambe, et celle qui reste ne nous servira guère!» Borgne et boiteux, c'était trop.

De l'enquête il résulte ainsi que les avaries n'étant pas réparables, il sera impossible d'enrayer la marche vers le sud. D'où nécessité d'attendre que Standard-Island sorte de ce courant qui l'entraîne au delà du tropique.

Ces dégâts reconnus, il y a lieu de vérifier l'état dans lequel se trouvent les compartiments de la coque. N'ont-ils pas souffert du mouvement giratoire qui les a si violemment secoués pendant ces huit jours?… Les tôles ont-elles largué, les rivets ont-ils joué?… Si des voies d'eau se sont ouvertes, quel moyen aura-t-on de les aveugler?…

Les ingénieurs procèdent à cette seconde enquête. Leurs rapports, communiqués au commodore Simcoë, ne sont rien moins que rassurants. En maint endroit, le tiraillement a fait craquer les plaques et brisé les entretoises. Des milliers de boulons ont sauté, des déchirements se sont produits. Certains compartiments sont déjà envahis par la mer. Mais, comme la ligne de flottaison n'a point baissé, la solidité du sol métallique n'est pas sérieusement compromise, et les nouveaux propriétaires de Standard-Island n'ont point à craindre pour leur propriété. C'est à la batterie de la Poupe que les fissures sont plus nombreuses. Quant à Bâbord-Harbour, un de ses piers s'est englouti après l'explosion… Mais Tribord-Harbour est intact, et ses darses offrent toute sécurité aux navires contre les houles du large.

Cependant des ordres sont donnés afin que ce qu'il y a de réparable soit fait sans retard. Il importe que la population soit tranquillisée au point de vue matériel. C'est assez, c'est trop que, faute de ses moteurs de bâbord, Standard-Island ne puisse se diriger vers la terre la plus proche. À cela, nul remède.

Reste la question si grave de la faim et de la soif… Les réserves sont-elles suffisantes pour un mois… pour deux mois?…

Voici les relevés fournis par le commodore Simcoë:

En ce qui concerne l'eau, rien à redouter. Si l'une des usines distillatoires a été détruite par l'explosion, l'autre, qui continue à fonctionner, doit fournir à tous les besoins.

En ce qui concerne les vivres, l'état est moins rassurant. Tout compte fait, leur durée n'excédera pas quinze jours, à moins qu'un sévère rationnement ne soit imposé à ces dix mille habitants. Sauf les fruits, les légumes, on le sait, tout leur vient du dehors… Et le dehors… où est-il?… À quelle distance sont les terres les plus rapprochées, et comment les atteindre?…

Donc, quelque déplorable effet qui doive s'ensuivre, le commodore Simcoë est forcé de prendre un arrêté relatif au rationnement. Le soir même, les fils téléphoniques et télautographiques sont parcourus par la funeste nouvelle.

De là, effroi général à Milliard-City et dans les deux ports, et pressentiment de catastrophes plus grandes encore. Le spectre de la famine, pour employer une image usée mais saisissante, ne se lèvera-t-il pas bientôt à l'horizon, puisqu'il n'existe aucun moyen de renouveler les approvisionnements?… En effet, le commodore Simcoë n'a pas un seul navire à expédier vers le continent américain… La fatalité veut que le dernier ait pris la mer, il y a trois semaines, emportant les dépouilles mortelles de Cyrus Bikerstaff et des défenseurs tombés pendant la lutte contre Erromango. On ne se doutait guère alors que des questions d'amour- propre mettraient Standard-Island dans une position pire qu'au moment où elle était envahie par les bandes néo-hébridiennes!

Vraiment! à quoi sert de posséder des milliards, d'être riches comme des Rothschild, des Mackay, des Astor, des Vanderbilt, des Gould, alors que nulle richesse n'est capable de conjurer la famine!… Sans doute, ces nababs ont le plus clair de leur fortune en sûreté dans les banques du nouveau et de l'ancien continent! Mais qui sait si le jour n'est pas proche, où un million ne pourra leur procurer ni une livre de viande ni une livre de pain!…

Après tout, la faute en est à leurs dissensions absurdes, à leurs rivalités stupides, à leur désir de saisir le pouvoir! Ce sont eux les coupables, ce sont les Tankerdon, les Coverley, qui sont cause de tout ce mal! Qu'ils prennent garde aux représailles, à la colère de ces officiers, de ces fonctionnaires, de ces employés, de ces marchands, de toute cette population qu'ils ont mise en un tel péril! À quels excès ne se portera-t-elle pas, lorsqu'elle sera livrée aux tortures delà faim?

Disons que ces reproches n'iront jamais ni à Walter Tankerdon ni à miss Dy Coverley que ne peut atteindre ce blâme mérité par leurs familles! Non! le jeune homme et la jeune fille ne sont pas responsables! Ils étaient le lien qui devait assurer l'avenir des deux sections, et ce ne sont pas eux qui l'ont rompu!

Pendant quarante-huit heures, vu l'état du ciel, aucune observation n'a été faite, et la position de Standard-Island n'a pu être établie avec quelque exactitude.

Le 31 mars, dés l'aube, le zénith s'est montré assez pur, et les brumes du large n'ont pas tardé à se fondre. Il y a lieu d'espérer que l'on pourra prendre hauteur dans de bonnes conditions.

L'observation est attendue, non sans une fiévreuse impatience. Plusieurs centaines d'habitants se sont réunis à la batterie de l'Éperon. Walter Tankerdon s'est joint à eux. Mais ni son père, ni Nat Coverley, ni aucun de ces notables que l'on peut si justement accuser d'avoir amené cet état de choses, n'ont quitté leurs hôtels, où ils se sentent murés par l'indignation publique.

Un peu avant midi, les observateurs se préparent à saisir le disque du soleil, à l'instant de sa culmination. Deux sextants, l'un entre les mains du roi de Malécarlie, l'autre entre les mains du commodore Simcoë, sont dirigés vers l'horizon.

Dès que la hauteur méridienne est prise, on procède aux calculs, avec les corrections qu'ils comportent, et le résultat donne:

29° 17' latitude sud.

Vers deux heures, une seconde observation, faite dans les mêmes conditions favorables, indique pour la longitude:

179° 32' longitude est.

Ainsi, depuis que Standard-Island a été en proie à cette folie giratoire, les courants l'ont entraînée d'environ mille milles dans le sud-est.

Lorsque le point est reporté sur la carte, voici ce qui est reconnu:

Les îles les plus voisines, — à cent milles au moins, — constituent le groupe des Kermadeck, rochers stériles, à peu près inhabités, sans ressources, et d'ailleurs comment les atteindre? À trois cents milles au sud, se développe la Nouvelle-Zélande, et comment la rallier, si les courants portent au large? Vers l'ouest, à quinze cents milles, c'est l'Australie. Vers l'est, à quelques milliers de milles, c'est l'Amérique méridionale à la hauteur du Chili. Au delà de la Nouvelle-Zélande, c'est l'océan Glacial avec le désert antarctique. Est-ce donc sur les terres du pôle que Standard-Island ira se briser?… Est-ce là que des navigateurs retrouveront un jour les restes de toute une population morte de misère et de faim?…

Quant aux courants de ces mers, le commodore Simcoë va les étudier avec le plus grand soin. Mais qu'arrivera-t-il, s'ils ne se modifient pas, s'il ne se rencontre pas des courants opposés, s'il se déchaîne une de ces formidables tempêtes si fréquentes dans les régions circumpolaires?…

Ces nouvelles sont bien propres à provoquer l'épouvante. Les esprits se montent de plus en plus contre les auteurs du mal, ces malfaisants nababs de Milliard-City, qui sont responsables de la situation. Il faut toute l'influence du roi de Malécarlie, toute l'énergie du commodore Simcoë et du colonel Stewart, tout le dévouement des officiers, toute leur autorité sur les marins et les soldats de la milice pour empêcher un soulèvement.

La journée se passe sans changement. Chacun a dû se soumettre au rationnement en ce qui concerne l'alimentation et se borner au strict nécessaire, — les plus fortunés comme ceux qui le sont moins.

Entre temps, le service des vigies est établi avec une extrême attention, et l'horizon sévèrement surveillé. Qu'un navire apparaisse, on lui enverra un signal, et peut-être sera-t-il possible de rétablir les communications interrompues. Par malheur, l'île à hélice a dérivé en dehors des routes maritimes, et il est peu de bâtiments qui traversent ces parages voisins de la mer Antarctique. Et là-bas, dans le sud, devant les imaginations affolées, se dresse ce spectre du pôle, éclairé par les lueurs volcaniques de l'Erebus et du Terror!

Cependant une circonstance heureuse se produit dans la nuit du 3 au 4 avril. Le vent du nord, si violent depuis quelques jours, tombe soudain. Un calme plat lui succède, et la brise passe brusquement au sud-est dans un de ces caprices atmosphériques si fréquents aux époques de l'équinoxe.

Le commodore Simcoë reprend quelque espoir. Il suffit que Standard-Island soit rejetée d'une centaine de milles vers l'ouest pour que le contre-courant la rapproche de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande. En tout cas, sa marche vers la mer polaire paraît être enrayée, et il est possible que l'on rencontre des navires aux abords des grandes terres de l'Australasie.

Au soleil levant, la brise de sud-est est déjà très fraîche. Standard-Island en ressent l'influence d'une manière assez sensible. Ses hauts monuments, l'observatoire, l'hôtel de ville, le temple, la cathédrale, donnent prise au vent dans une certaine mesure. Ils font office de voiles à bord de cet énorme bâtiment de quatre cent trente-deux millions de tonneaux!

Bien que le ciel soit sillonné de nues rapides, comme le disque solaire paraît par intervalles, il sera sans doute permis d'obtenir une bonne observation.

En effet, à deux reprises, on est parvenu à saisir le soleil entre les nuages.

Les calculs établissent que, depuis la veille, Standard-Island a remonté de deux degrés vers le nord-ouest.

Or il est difficile d'admettre que l'île à hélice n'ait obéi qu'au vent. On en conclut donc qu'elle est entrée dans un de ces remous qui séparent les grands courants du Pacifique. Qu'elle ait cette bonne fortune de rencontrer celui qui porte vers le nord-ouest, et ses chances de salut seront sérieuses. Mais, pour Dieu! que cela ne tarde pas, car il a été encore nécessaire de restreindre le rationnement. Les réserves diminuent dans une proportion qui doit inquiéter en présence de dix mille habitants à nourrir!

Lorsque la dernière observation astronomique est communiquée aux deux ports et à la ville, il se produit une sorte d'apaisement des esprits. On sait avec quelle instantanéité une foule peut passer d'un sentiment à un autre, du désespoir à l'espoir. C'est ce qui est arrivé. Cette population, très différente des masses misérables entassées dans les grandes cités des continents, devait être et était moins sujette aux affolements, plus réfléchie, plus patiente. Il est vrai, sous les menaces de la famine, ne peut-on tout redouter?…

Pendant la matinée, le vent indique une tendance à fraîchir. Le baromètre baisse lentement. La mer se soulève en longues et puissantes houles, preuve qu'elle a dû subir de grands troubles dans le sud-est. Standard-Island, impassible autrefois, ne supporte plus comme d'habitude ces énormes dénivellations. Quelques maisons ressentent de bas en haut des oscillations menaçantes, et les objets s'y déplacent. Tels les effets d'un tremblement de terre. Ce phénomène, nouveau pour les Milliardais, est de nature à engendrer de très vives inquiétudes.

Le commodore Simcoë et son personnel sont en permanence à l'observatoire, où sont concentrés tous les services. Ces secousses qu'éprouve l'édifice, ne laissent pas de les préoccuper, et ils sont forcés d'en reconnaître l'extrême gravité.

«Il est trop évident, dit le commodore, que Standard-Island a souffert dans ses fonds… Ses compartiments sont disjoints… Sa coque n'offre plus la rigidité qui la rendait si solide…

— Et Dieu veuille, ajoute le roi de Malécarlie, qu'elle n'ait pas à subir quelque violente tempête, car elle n'offrirait plus une résistance suffisante!»

Oui! et maintenant la population n'a plus confiance dans ce sol factice… Elle sent que le point d'appui risque de lui manquer… Mieux valait cent fois, cette éventualité de se briser sur les roches des terres antarctiques!… Craindre, à chaque instant, que Standard-Island s'entr'ouvre, s'engloutisse au milieu de ces abîmes du Pacifique, dont la sonde n'a encore pu atteindre les profondeurs, c'est là ce que les coeurs les plus fermes ne sauraient envisager sans défaillir.

Or, impossible de mettre en doute que de nouvelles avaries se sont produites dans certains compartiments. Des cloisons ont cédé, des écartements ont fait sauter le rivetage des tôles. Dans le parc, le long de la Serpentine, à la surface des rues excentriques de la ville, on remarque de capricieux gondolements qui proviennent de la dislocation du sol. Déjà plusieurs édifices s'inclinent, et s'ils s'abattent, ils crèveront l'infrastructure qui supporte leur base! Quant aux voies d'eau, on ne peut songer à les aveugler. Que la mer se soit introduite en diverses parties du sous-sol, c'est de toute certitude, puisque la ligne de flottaison s'est modifiée. Sur presque toute la périphérie, aux deux ports comme aux batteries de l'Éperon et de la Poupe, cette ligne s'est enfoncée d'un pied, et si son niveau baisse encore, les lames envahiront le littoral. L'assiette de Standard-Island étant compromise, son engloutissement ne serait plus qu'une question d'heures.

Cette situation, le commodore Simcoë aurait voulu la cacher, car elle est de nature à déterminer une panique, et pis peut-être! À quels excès les habitants ne se porteront-ils pas contre les auteurs responsables de tant de maux! Ils ne peuvent chercher le salut dans la fuite, comme font les passagers d'un navire, se jeter dans les embarcations, construire un radeau sur lequel se réfugie un équipage avec l'espoir d'être recueilli en mer… Non! Ce radeau, c'est Standard-Island elle-même, prête à sombrer!…

D'heure en heure, pendant cette journée, le commodore Simcoë fait noter les changements que subit la ligne de flottaison. Le niveau de Standard-Island ne cesse de baisser. Donc l'infiltration se continue à travers les compartiments, lente, mais incessante et irrésistible.

En même temps, l'aspect du temps est devenu mauvais. Le ciel s'est coloré de tons blafards, rougeâtres et cuivrés. Le baromètre accentue son mouvement descensionnel. L'atmosphère présente toutes les apparences d'une prochaine tempête. Derrière les vapeurs accumulées, l'horizon est si rétréci, qu'il semble se circonscrire au littoral de Standard-Island.

À la tombée du soir, d'effroyables poussées de vent se déchaînent. Sous les violences de la houle qui les prend par en dessous, les compartiments craquent, les entretoises se rompent, les tôles se déchirent. Partout on entend des craquements métalliques. Les avenues de la ville, les pelouses du parc menacent de s'entr'ouvrir… Aussi, comme la nuit s'approche, Milliard-City est-elle abandonnée pour la campagne, qui, moins surchargée de lourdes bâtisses, offre plus de sécurité. La population entière se répand entre les deux ports et les batteries de l'Éperon et de la Poupe.

Vers neuf heures, un ébranlement secoue Standard-Island jusque dans ses fondations. La fabrique de Tribord-Harbour, qui fournissait la lumière électrique, vient de s'affaisser dans l'abîme. L'obscurité est si profonde qu'elle ne laisse voir ni ciel ni mer.

Bientôt de nouveaux tremblements du sol annoncent que les maisons commencent à s'abattre comme des châteaux de cartes. Avant quelques heures, il ne restera plus rien de la superstructure de Standard-Island!

«Messieurs, dit le commodore Simcoë, nous ne pouvons demeurer plus longtemps à l'observatoire qui menace ruines… Gagnons la campagne, où nous attendrons la fin de cette tempête…

— C'est un cyclone, répond le roi de Malécarlie, qui montre le baromètre tombé à 713 millimètres.

En effet, l'île à hélice est prise dans un de ces mouvements cycloniques, qui agissent comme de puissants condensateurs. Ces tempêtes tournantes, constituées par une masse d'eau dont la giration s'opère autour d'un axe presque vertical, se propagent de l'ouest à l'est, en passant par le sud pour l'hémisphère méridional. Un cyclone, c'est par excellence le météore fécond en désastres, et, pour s'en tirer, il faudrait atteindre son centre relativement calme, ou, tout au moins, la partie droite de la trajectoire, «le demi-cercle maniable» qui est soustrait à la furie des lames. Mais cette manoeuvre est impossible, faute de moteurs. Cette fois, ce n'est plus la sottise humaine ni l'entêtement imbécile de ses chefs qui entraîne Standard-Island, c'est un formidable météore qui va achever de l'anéantir.

Le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, Sébastien Zorn et ses camarades, les astronomes et les officiers abandonnent l'observatoire, où ils ne sont plus en sûreté. Il était temps! À peine ont-ils fait deux cents pas que la haute tour s'écroule avec un fracas horrible, troue le sol du square, et disparaît dans l'abîme.

Un instant après, l'édifice entier n'est plus qu'un amas de débris.

Cependant, le quatuor a la pensée de remonter la Unième Avenue et de courir au casino, où se trouvent ses instruments qu'il veut sauver, s'il est possible. Le casino est encore debout, ils parviennent à l'atteindre, ils montent à leurs chambres, ils emportent les deux violons, l'alto et le violoncelle dans le parc où ils vont chercher refuge.

Là sont réunies plusieurs milliers de personnes des deux sections. Les familles Tankerdon et Coverley s'y trouvent, et peut-être est- il heureux pour elles qu'au milieu de ces ténèbres, on ne puisse se voir, on ne puisse se reconnaître.

Walter a été assez heureux cependant pour rejoindre miss Dy Coverley. Il essaiera de la sauver au moment de la suprême catastrophe… Il tentera de s'accrocher avec elle à quelque épave… La jeune fille a deviné que le jeune homme est près d'elle, et ce cri lui échappe:

«Ah! Walter!…

— Dy… chère Dy… je suis là!… Je ne vous quitterai plus…»

Quant à nos Parisiens, ils n'ont pas voulu se séparer… Ils se tiennent les uns près des autres. Frascolin n'a rien perdu de son sang-froid. Yvernès est très nerveux. Pinchinat a la résignation ironique. Sébastien Zorn, lui, répète à Athanase Dorémus, lequel s'est enfin décidé à rejoindre ses compatriotes: «J'avais bien prédit que cela finirait mal!… Je l'avais bien prédit!

— Assez de trémolos en mineur, vieil Isaïe, lui crie son
Altesse, et rengaine tes psaumes de la pénitence!»

Vers minuit, la violence du cyclone redouble. Les vents qui convergent soulèvent des lames monstrueuses et les précipitent contre Standard-Island. Où l'entraînera cette lutte des éléments?… Ira-t-elle se briser sur quelque écueil… Se disloquera-t-elle en plein océan?…

À présent, sa coque est trouée en mille endroits. Les joints craquent de toutes parts. Les monuments, Saint-Mary Church, le temple, l'hôtel de ville, viennent de s'effondrer à travers ces plaies béantes par lesquelles la mer jaillit en hautes gerbes. De ces magnifiques édifices, on ne trouverait plus un seul vestige. Que de richesses, que de trésors, tableaux, statues, objets d'art, à jamais anéantis! La population ne reverra plus rien de cette superbe Milliard-City au lever du jour, si le jour se lève encore pour elle, si elle ne s'est pas engloutie auparavant avec Standard-Island!

Déjà, en effet, sur le parc, sur la campagne, où le sous-sol a résisté, voici que la mer commence à se répandre. La ligne de flottaison s'est de nouveau abaissée. Le niveau de l'île à hélice est arrivé au niveau de la mer, et le cyclone lance sur elle les lames démontées du large.

Plus d'abri, plus de refuge nulle part. La batterie de l'Éperon, qui est alors au vent, n'offre aucune protection ni contre les paquets de houle, ni contre les rafales qui cinglent comme de la mitraille. Les compartiments s'éventrent, et la dislocation se propage avec un fracas qui dominerait les plus violents éclats de la foudre… La catastrophe suprême est proche…

Vers trois heures du matin, le parc se coupe sur une longueur de deux kilomètres, suivant le lit de la Serpentine-river, et par cette entaille la mer jaillit en épaisses nappes. Il faut fuir au plus vite, et toute la population se disperse dans la campagne. Les uns courent vers les ports, les autres vers les batteries. Des familles sont séparées, des mères cherchent en vain leurs enfants, tandis que les lames échevelées balayent la surface de Standard- Island comme le ferait un mascaret gigantesque.

Walter Tankerdon, qui n'a pas quitté miss Dy, veut l'entraîner du côté de Tribord-Harbour. Elle n'a pas la force de le suivre. Il la soulève presque inanimée, il l'emporte entre ses bras, il va ainsi à travers les cris d'épouvante de la foule, au milieu de cette horrible obscurité…

À cinq heures du matin, un nouveau déchirement métallique se fait entendre dans la direction de l'est.

Un morceau d'un demi-mille carré vient de se détacher de Standard-
Island…

C'est Tribord-Harbour, ce sont ses fabriques, ses machines, ses magasins, qui s'en vont à la dérive…

Sous les coups redoublés du cyclone, alors à son summum de violence, Standard-Island est ballottée comme une épave… Sa coque achève de se disloquer… Les compartiments se séparent, et quelques-uns, sous la surcharge de la mer, disparaissent dans les profondeurs de l'Océan.

………………………

«Après le crack de la Compagnie, le crac de l'île à hélice!» s'écrie Pinchinat.

Et ce mot résume la situation.

À présent, de la merveilleuse Standard-Island, il ne reste plus que des morceaux épars, semblables aux fragments sporadiques d'une comète brisée, qui flottent, non dans l'espace, mais à la surface de l'immense Pacifique!

XIV — Dénouement

Au lever de l'aube, voici ce qu'aurait aperçu un observateur, s'il eût dominé ces parages de quelques centaines de pieds: trois fragments de Standard-Island, mesurant de deux à trois hectares chacun, flottent sur ces parages, une douzaine de moindre grandeur surnagent à la distance d'une dizaine d'encablures les uns des autres.

La décroissance du cyclone a commencé aux premières lueurs du jour. Avec la rapidité spéciale à ces grands troubles atmosphériques, son centre s'est déplacé d'une trentaine de milles vers l'est. Cependant la mer, si effroyablement secouée, est toujours monstrueuse, et ces épaves, grandes ou petites, roulent et tanguent comme des navires sur un océan en fureur.

La partie de Standard-Island qui a le plus souffert est celle qui servait de base à Milliard-City. Elle a totalement sombré sous le poids de ses édifices. En vain chercherait-on quelque vestige des monuments, des hôtels qui bordaient les principales avenues des deux sections! Jamais la séparation des Bâbordais et des Tribordais n'a été plus complète, et ils ne la rêvaient pas telle assurément!

Le nombre des victimes est-il considérable?… Il y a lieu de le craindre, bien que la population se fût réfugiée à temps au milieu de la campagne, où le sol offrait plus de résistance au démembrement.

Eh bien! sont-ils satisfaits, ces Coverley, ces Tankerdon, des résultats dus à leur coupable rivalité!… Ce n'est pas l'un d'eux qui gouvernera à l'exclusion de l'autre!… Engloutie, Milliard- City, et avec elle l'énorme prix dont ils l'ont payée!… Mais que l'on ne s'apitoie pas sur leur sort! Il leur reste encore assez de millions dans les coffres des banques américaines et européennes pour que le pain quotidien soit assuré à leurs vieux jours!

Le fragment de la plus grande dimension comprend cette portion de la campagne qui s'étendait entre l'observatoire et la batterie de l'Éperon. Sa superficie est d'environ trois hectares, sur lesquels les naufragés — ne peut-on leur donner ce nom? — sont entassés au nombre de trois mille. Le deuxième morceau, de dimension un peu moindre, a conservé certaines bâtisses qui étaient voisines de Bâbord-Harbour, le port avec plusieurs magasins d'approvisionnements et l'une des citernes d'eau douce. Quant à la fabrique d'énergie électrique, aux bâtiments renfermant la machinerie et la chaufferie, ils ont disparu dans l'explosion des chaudières. C'est ce deuxième fragment qui sert de refuge à deux mille habitants. Peut-être pourront-ils établir une communication avec la première épave, si toutes les embarcations de Bâbord- Harbour n'ont pas péri. En ce qui concerne Tribord-Harbour, on n'a pas oublié que cette partie de Standard-Island s'est violemment détachée vers trois heures après minuit. Elle a sans doute sombré, car si loin que les regards puissent atteindre, on n'en peut rien apercevoir. Avec les deux premiers fragments, en surnage un troisième, d'une superficie de quatre à cinq hectares, comprenant cette portion de la campagne qui confinait à la batterie de la Poupe, et sur laquelle se trouvent environ quatre mille naufragés. Enfin, une douzaine de morceaux, mesurant chacun quelques centaines de mètres carrés, donnent asile au reste de la population sauvée du désastre.

Voilà tout ce qui reste de ce qui fut le Joyau du Pacifique!

Il convient donc d'évaluer à plusieurs centaines les victimes de cette catastrophe.

Et que le ciel soit remercié de ce que Standard-Island n'ait pas été engloutie en entier sous les eaux du Pacifique!

Mais, si elles sont éloignées de toute terre, comment ces fractions pourront-elles atteindre quelque littoral du Pacifique?… Ces naufragés ne sont-ils pas destinés à périr par famine?… Et survivra-t-il un seul témoin de ce sinistre, sans précédent dans la nécrologie maritime?…

Non, il ne faut pas désespérer. Ces morceaux en dérive portent des hommes énergiques et tout ce qu'il est possible de faire pour le salut commun, ils le feront.

C'est sur la partie voisine de la batterie de l'Éperon que sont réunis le commodore Ethel Simcoë, le roi et la reine de Malécarlie, le personnel de l'observatoire, le colonel Stewart, quelques-uns de ses officiers, un certain nombre des notables de Milliard-City, les membres du clergé, — enfin une partie importante de la population.

Là aussi se trouvent les familles Coverley et Tankerdon, accablées par l'effroyable responsabilité qui pèse sur leurs chefs. Et ne sont-elles déjà frappées dans leurs plus chères affections, puisque Walter et miss Dy ont disparu!… Est-ce un des autres fragments qui les a recueillis?… Peut-on espérer de jamais les revoir?…

Le Quatuor Concertant, de même que ses précieux instruments, est au complet. Pour employer une formule connue, «la mort seule aurait pu les séparer!» Frascolin envisage la situation avec sang- froid et n'a point perdu tout espoir. Yvernès, qui a l'habitude de considérer les choses par leur côte extraordinaire, s'est écrié devant ce désastre:

«Il serait difficile d'imaginer une fin plus grandiose!»

Quant à Sébastien Zorn, il est hors de lui. D'avoir été bon prophète en prédisant les malheurs de Standard-Island, comme Jérémie les malheurs de Sion, cela ne saurait le consoler. Il a faim, il a froid, il s'est enrhumé, il est pris de violentes quintes, qui se succèdent sans relâche. Et cet incorrigible Pinchinat de lui dire.

«Tu as tort, mon vieux Zorn, et deux quintes de suite, c'est défendu… en harmonie!»

Le violoncelliste étranglerait Son Altesse, s'il en avait la force, mais il ne l'a pas.

Et Calistus Munbar?… Eh bien, le surintendant est tout simplement sublime… oui! sublime! Il ne veut désespérer ni du salut des naufragés, ni du salut de Standard-Island… On se rapatriera… on réparera l'île à hélice… Les morceaux en sont bons, et il ne sera pas dit que les éléments auront eu raison de ce chef-d'oeuvre d'architecture navale!

Ce qui est certain, c'est que le danger n'est plus imminent. Tout ce qui devait sombrer pendant le cyclone a sombré avec Milliard- City, ses monuments, ses hôtels, ses habitations, les fabriques, les batteries, toute cette superstructure d'un poids considérable. À l'heure qu'il est, les débris sont dans de bonnes conditions, leur ligne de flottaison s'est sensiblement relevée, et les lames ne les balayent plus à leur surface.

Il y a donc un répit sérieux, une amélioration tangible, et comme la menace d'un engloutissement immédiat est écartée, l'état symptomatique des naufragés est meilleur. Un peu de calme renaît dans les esprits. Seuls, les femmes et les enfants, incapables de raisonner, ne peuvent maîtriser leur épouvante.

Et qu'est-il arrivé d'Athanase Dorémus?… Dès le début de la dislocation, le professeur de danse, de grâces et de maintien s'est vu emporté avec sa vieille servante sur une des épaves. Mais un courant l'a ramené vers le fragment où se trouvaient ses compatriotes du quatuor.

Cependant le commodore Simcoë, comme un capitaine sur un navire désemparé, aidé de son dévoué personnel, s'est mis à la besogne. En premier lieu, sera-t-il possible de réunir ces morceaux qui flottent isolément? Si c'est impossible, pourra-t-on établir une communication entre eux? Cette dernière question ne tarde pas à être résolue affirmativement, car plusieurs embarcations sont intactes à Bâbord-Harbour. En les envoyant d'un débris à l'autre, le commodore Simcoë saura quelles sont les ressources dont on dispose, ce qui reste d'eau douce, ce qui reste de vivres.

Mais est-on en mesure de relever la position de cette flottille d'épaves en longitude et en latitude?…

Non! faute d'instruments pour prendre hauteur, le point ne saurait être établi, et, dès lors, on ne saurait déterminer si ladite flottille est à proximité d'un continent ou d'une île?

Vers neuf heures du matin, le commodore Simcoë s'embarque avec deux de ses officiers dans une chaloupe que vient d'envoyer Bâbord-Harbour. Cette embarcation lui permet de visiter les divers fragments, et voici les constatations qui ont été obtenues au cours de cette enquête.

Les appareils distillatoires de Bâbord-Harbour sont détruits, mais la citerne contient encore pour une quinzaine de jours d'eau potable, si l'on réduit la consommation au strict nécessaire. Quant aux réserves des magasins du port, elles peuvent assurer l'alimentation des naufragés durant un laps de temps à peu près égal.

Il est donc de toute nécessité qu'en deux semaines au plus, les naufragés aient atterri en quelque point du Pacifique.

Ces renseignements sont rassurants dans une certaine mesure. Toutefois le commodore Simcoë a dû reconnaître que cette nuit terrible a fait plusieurs centaines de victimes. Quant aux familles Tankerdon et Coverley, leur douleur est inexprimable. Ni Walter ni miss Dy n'ont été retrouvés sur les débris visités par l'embarcation. Au moment de la catastrophe, le jeune homme, portant sa fiancée évanouie, s'était dirigé vers Tribord-Harbour, et de cette partie de Standard-Island il n'est rien resté à la surface du Pacifique…

Dans l'après-midi, le vent ayant molli d'heure en heure, la mer est tombée, et les fragments ressentent à peine les ondulations de la houle. Grâce au va-et-vient des embarcations de Bâbord-Harbour, le commodore Simcoë s'occupe de pourvoir à l'alimentation des naufragés, en ne leur attribuant que ce qui est nécessaire pour ne pas mourir de faim.

D'ailleurs, les communications deviennent plus faciles et plus rapides. Les divers morceaux, obéissant aux lois de l'attraction, comme des débris de liège à la surface d'une cuvette remplie d'eau, tendent à se rapprocher les uns des autres. Et comment cela ne paraîtrait-il pas de bon augure au confiant Calistus Munbar, qui entrevoit déjà la reconstitution de son Joyau du Pacifique?…

La nuit s'écoule dans une profonde obscurité. Il est loin le temps où les avenues de Milliard-City, les rues de ses quartiers commerçants, les pelouses du parc, les champs et les prairies resplendissaient de feux électriques, où les lunes d'aluminium versaient à profusion une éblouissante lumière à la surface de Standard-Island!

Au milieu de ces ténèbres, il s'est produit quelques collisions entre plusieurs fragments. Ces chocs ne pouvaient être évités, mais, par bonne chance, ils n'ont pas été assez violents pour causer de sérieux dommages.

Au jour levant, on constate que les débris se sont très rapprochés, et flottent de conserve sans se heurter sur cette mer tranquille. En quelques coups d'aviron, on passe de l'un à l'autre. Le commodore Simcoë a toute facilité pour réglementer la consommation des vivres et de l'eau douce. C'est la question capitale, les naufragés le comprennent et sont résignés.

Les embarcations transportent plusieurs familles. Elles vont à la recherche de ceux des leurs qu'elles n'ont pas encore revus. Quelle joie chez celles qui se retrouvent, sans souci des dangers qui les menacent! Quelle douleur pour les autres, qui ont vainement fait appel aux absents!

C'est évidemment une circonstance des plus heureuses que la mer soit redevenue calme. Peut-être est-il regrettable, toutefois, que le vent n'ait pas continué à souffler du sud-est. Il eût aidé le courant, qui, dans cette partie du Pacifique, porte vers les terres australiennes.

Par l'ordre du commodore Simcoë, les vigies sont postées de manière à observer l'horizon sur tout son périmètre. Si quelque navire apparaît, on lui fera des signaux. Mais il n'en passe que rarement en ces parages lointains et à cette époque de l'année où se déchaînent les tempêtes équinoxiales.

Elle est donc bien faible, cette chance d'apercevoir quelque fumée se déroulant au-dessus de la ligne de ciel et d'eau, quelque voilure se découpant à l'horizon… Et, pourtant, vers deux heures de l'après-midi, le commodore Simcoë reçoit la communication suivante de l'une des vigies:

«Dans la direction du nord-est, un point se déplace sensiblement, et, quoiqu'on ne puisse en distinguer la coque, il est certain qu'un bâtiment passe au large de Standard-Island.»

Cette nouvelle provoque une extraordinaire émotion. Le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, les officiers, les ingénieurs, tous se portent du côté où ce bâtiment vient d'être signalé. Ordre est donné d'attirer son attention soit en hissant des pavillons au bout d'espars, soit au moyen de détonations simultanées des armes à feu dont on dispose. Si la nuit vient avant que ces signaux aient été aperçus, un foyer sera établi sur le fragment de tête, et, pendant la nuit, comme il sera visible à une grande distance, il est impossible qu'il ne soit pas aperçu.

Il n'a pas été nécessaire d'attendre jusqu'au soir. La masse en question se rapproche visiblement. Une grosse fumée se déroule au- dessus, et il n'est pas douteux qu'elle cherche à rallier les restes de Standard-Island.

Aussi les lunettes ne la perdent-elles pas de vue, quoique sa coque soit peu élevée au-dessus de la mer, et qu'elle ne possède ni mâture ni voilure.

«Mes amis, s'écrie bientôt le commodore Simcoë, je ne me trompe pas!… C'est un morceau de notre île… et ce ne peut être que Tribord-Harbour qui a été entraîné au large par les courants!… Sans doute, M. Somwah a pu faire des réparations à sa machine et il se dirige vers nous!»

Des démonstrations, qui touchent à la folie, accueillent cette nouvelle. Il semble que le salut de tous soit maintenant assuré! C'est comme une partie vitale de Standard-Island qui lui revient avec ce morceau de Tribord-Harbour!

Les choses, en effet, se sont passées telles que l'a compris le commodore Simcoë. Après le déchirement, Tribord-Harbour, pris par un contre-courant, a été repoussé dans le nord-est. Le jour venu, M. Somwah, l'officier de port, après avoir fait quelques réparations à la machine légèrement endommagée, est revenu vers le théâtre du naufrage, ramenant encore plusieurs centaines de survivants avec lui.

Trois heures après, Tribord-Harbour n'est plus qu'à une encablure de la flottille… Et quels transports de joie, quels cris enthousiastes accueillent son arrivée!… Walter Tankerdon et miss Dy Coverley, qui avaient pu y trouver refuge avant la catastrophe, sont là l'un près de l'autre…

Cependant, depuis l'arrivée de Tribord-Harbour avec ses réserves de vivres et d'eau, on entrevoit quelque chance de salut. Ces magasins possèdent une quantité suffisante de combustible pour mouvoir ses machines, entretenir ses dynamos, actionner ses hélices durant quelques jours. Cette force de cinq millions de chevaux dont il dispose doit lui permettre de gagner la terre la plus voisine. Cette terre est la Nouvelle-Zélande, d'après les observations qui ont été faites par l'officier de port.

Mais la difficulté est que ces milliers de personnes puissent prendre passage sur Tribord-Harbour, sa superficie n'étant que de six à sept mille mètres carrés. En sera-t-on réduit à l'envoyer chercher des secours à cinquante milles de là?…

Non! cette navigation exigerait un temps trop considérable, et les heures sont comptées. Il n'y a pas un jour à perdre, en effet, si l'on veut préserver les naufragés des horreurs de la famine.

«Nous avons mieux à faire, dit le roi de Malécarlie. Les fragments de Tribord-Harbour, de la batterie de l'Éperon et de la batterie de la Poupe peuvent porter en totalité les survivants de Standard- Island. Relions ces trois fragments par de fortes chaînes, et mettons-les en file, comme des chalands à la suite d'un remorqueur. Puis, que Tribord-Harbour prenne la tête, et avec ses cinq millions de chevaux, il nous conduira à la Nouvelle-Zélande!»

L'avis est excellent, il est pratique, il a toutes chances de réussir, du moment que Tribord-Harbour dispose d'une si puissante force locomotrice. La confiance revient au coeur de la population, comme si elle était déjà en vue d'un port.

Le reste de la journée est employé aux travaux que nécessite l'amarrage au moyen des chaînes que fournissent les magasins de Tribord-Harbour. Le commodore Simcoë estime que, dans ces conditions, ce chapelet flottant pourra faire de huit à dix milles par vingt-quatre heures. Donc, en cinq jours, aidé par les courants, il aura franchi les cinquante milles qui le séparent de la Nouvelle-Zélande. Or, on a l'assurance quelles approvisionnements peuvent durer jusqu'à cette date. Par prudence, cependant, en prévision de retards, le rationnement sera maintenu dans toute sa rigueur.

Les préparatifs terminés, Tribord-Harbour prend la tête du chapelet vers sept heures du soir. Sous la propulsion de ses hélices, les deux autres fragments, mis à sa remorque, se déplacent lentement sur cette mer au calme plat.

Le lendemain, au lever du jour, les vigies ont perdu de vue les dernières épaves de Standard-Island.

Aucun incident à relater pendant les 4, 5, 6, 7 et 8 avril. Le temps est favorable, la houle est à peine sensible, et la navigation s'effectue dans d'excellentes conditions.

Vers huit heures du matin, le 9 avril, la terre est signalée par bâbord devant, — une terre haute, que l'on a pu apercevoir d'une assez grande distance.

Le point ayant été fait, avec les instruments conservés à Tribord-
Harbour, il n'y a aucun doute sur l'identité de cette terre.

C'est la pointe d'Ika-Na-Mawi, la grande île septentrionale de la
Nouvelle-Zélande.

Une journée et une nuit se passent encore et, le lendemain, 10 avril, dans la matinée, Tribord-Harbour vient s'échouer à une encablure du littoral de la baie Ravaraki.

Quelle satisfaction, quelle sécurité toute cette population éprouve à sentir sous son pied la vraie terre et non plus ce sol factice de Standard-Island! Et cependant combien de temps n'eût pas duré ce solide appareil maritime, si les passions humaines, plus fortes que les vents et la mer, n'eussent travaillé à sa destruction!

Les naufragés sont très hospitalièrement reçus par les Néo- Zélandais, qui s'empressent de les ravitailler de tout ce dont ils ont besoin.

Dès l'arrivée à Auckland, la capitale d'Ika-Na-Mawi, le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley est enfin célébré avec toute la pompe que comportent les circonstances. Ajoutons que le Quatuor Concertant se fait une dernière fois entendre à cette cérémonie à laquelle tous les Milliardais ont voulu assister. C'est là une union qui sera heureuse, et que ne s'est-elle accomplie plus tôt dans l'intérêt commun! Sans doute, les jeunes époux ne possèdent plus qu'un pauvre million de rentes chacun…

«Mais, comme le formule Pinchinat, tout porte à croire qu'ils trouveront encore le bonheur dans cette médiocre situation de fortune!»

Quant aux Tankerdon, aux Coverley et autres notables, leur projet est de retourner en Amérique, où ils n'auront pas à se disputer le gouvernement d'une île à hélice.

Même détermination en ce qui concerne le commodore Ethel Simcoë, le colonel Stewart et leurs officiers, le personnel de l'observatoire, et même le surintendant Calistus Munbar, qui ne renonce point, tant s'en faut, à son idée de fabriquer une nouvelle île artificielle.

Le roi et la reine de Malécarlie ne cachent point qu'ils regrettent cette Standard-Island dans laquelle ils espéraient terminer paisiblement leur existence!… Espérons que ces ex- souverains trouveront un coin de terre où leurs derniers jours s'achèveront à l'abri des dissensions politiques!

Et le Quatuor Concertant?…

Eh bien, le Quatuor Concertant, quoi qu'ait pu dire Sébastien
Zorn, n'a point fait une mauvaise affaire, et, s'il en voulait à
Calistus Munbar de l'avoir embarqué un peu malgré lui, ce serait
pure ingratitude.

En effet, du 25 mai de l'année précédente au 10 avril de la présente année, il s'est écoulé un peu plus de onze mois, pendant lesquels nos artistes ont vécu de la plantureuse vie que l'on sait. Ils ont touché les quatre trimestres de leurs appointements, dont trois sont déposés dans les banques de San-Francisco et de New-York, lesquelles les verseront contre signature, quand il leur conviendra…

Après la cérémonie du mariage à Auckland, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin et Pinchinat sont allés prendre congé de leurs amis sans oublier Athanase Dorémus. Puis ils ont pu s'embarquer sur un steamer à destination de San-Diégo.

Arrivés le 3 mai dans cette capitale de la Basse-Californie, leur premier soin est de s'excuser par la voie des journaux d'avoir manqué de parole onze mois auparavant, et d'exprimer leurs vifs regrets de s'être fait attendre.

«Messieurs, nous vous aurions attendu vingt ans encore!»

Telle est la réponse qu'ils reçoivent de l'aimable directeur des soirées musicales de San-Diégo.

On ne saurait être ni plus accommodant ni plus gracieux. Aussi la seule manière de reconnaître tant de courtoisie est-elle de donner ce concert annoncé depuis si longtemps!

Et, devant un public aussi nombreux qu'enthousiaste, le quatuor en fa, majeur de l'Op. 9 de Mozart vaut-il à ces virtuoses, échappés au naufrage de Standard-Island, l'un des plus grands succès de leur carrière d'artistes.

Voilà comment se termine l'histoire de cette neuvième merveille du monde, de cet incomparable Joyau du Pacifique! Tout est bien qui finit bien, dit-on, mais tout est mal qui finit mal, et n'est-ce pas le cas de Standard-Island?…

Finie, non! et elle sera reconstruite un jour ou l'autre, — à ce que prétend Calistus Munbar.

Et pourtant, — on ne saurait trop le répéter, — créer une île artificielle, une île qui se déplace à la surface des mers, n'est- ce pas dépasser les limites assignées au génie humain, et n'est-il pas défendu à l'homme, qui ne dispose ni des vents ni des flots, d'usurper si témérairement sur le Créateur?…

FIN DE LA SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE.

[1] Deux milliards 500 millions de francs. [2] L'enceinte fortifiée de Paris mesure trente-neuf kilomètres, et compte vingt-trois kilomètres à son ancien mur d'octroi. [3] 30 millions de francs. [4] Ces relevés sont donnés d'après les cartes françaises dont le méridien zéro passe par Paris, — méridien qui était généralement adopté à cette époque. [5] Cette aroïdée est largement utilisée dans l'alimentation des naturels du Pacifique. [6] Industrie qui utilise les noix de coco, lesquelles, après avoir été fendues et desséchées soit au soleil, soit au feu, fournissent cette pulpe désignée sous le nom de «coprah» qui entre dans la composition des savons de Marseille.

Chargement de la publicité...