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L'Immortel: Moeurs parisiennes

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The Project Gutenberg eBook of L'Immortel

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Title: L'Immortel

Author: Alphonse Daudet

Release date: July 19, 2004 [eBook #12950]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen, Wilelmina Mallière and the Online Distributed
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made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'IMMORTEL ***

[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle: siège = siége, complètement = complétement, etc.]



Alphonse DAUDET



L'IMMORTEL

MOEURS PARISIENNES

Marque ed.

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

1888




A mon cher Philippe Gille

Comme au plus parisien de mes amis de lettres

J'offre cette étude de moeurs

A.D.




I


On lit dans le Dictionnaire des Célébrités contemporaines, édition de 1880, à l'article Astier-Réhu:

«Astier, dit Astier-Réhu (Pierre-Alexandre-Léonard), de l'Académie française, né en 1816, à Sauvagnat (Puy-de-Dôme) chez d'humbles cultivateurs, montra dès son plus jeune âge de rares aptitudes pour l'histoire. De solides études, comme on n'en fait plus maintenant, commencées au collége de Riom, terminées à Louis-le-Grand où il devait revenir plus tard professeur, lui ouvrirent toutes grandes les portes de l'École Normale supérieure. Il en sortit pour occuper la chaire d'histoire au lycée de Mende; c'est là que fut écrit l'Essai sur Marc-Aurèle, (couronné par l'Académie française). Appelé l'année suivante à Paris par M. de Salvandy, le jeune et brillant professeur sut reconnaître l'intelligente faveur dont il avait été l'objet en publiant coup sur coup: Les grands ministres de Louis XIV (couronné par l'Académie française),—Bonaparte et le Concordat (couronné par l'Académie française),—et cette admirable Introduction à l'Histoire de la Maison d'Orléans, portique grandiose de l'oeuvre à laquelle l'historien devait donner vingt ans de sa vie. Cette fois, l'Académie n'ayant plus de couronne à lui offrir, le fit asseoir parmi ses élus. Il était déjà un peu de la maison, ayant épousé Mlle Réhu, fille du regretté Paulin Réhu, le célèbre architecte, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, petite-fille du vénérable Jean Réhu, doyen de l'Académie française, l'élégant traducteur d'Ovide, l'auteur des Lettres à Uranie, dont la verte vieillesse fait l'admiration de l'Institut.

On sait avec quel noble désintéressement, appelé par M. Thiers, son collègue et ami, aux fonctions d'archiviste des Affaires étrangères, Léonard Astier-Réhu se démit de sa charge au bout de quelques années (1878), refusant de courber sa plume et l'impartialité de l'Histoire devant les exigences de nos gouvernants actuels. Mais, privé de ses chères archives, l'écrivain a su mettre ses loisirs à profit. En deux ans, il nous a donné les trois derniers volumes de son histoire et nous annonce prochainement un Galilée inconnu d'après les documents les plus curieux et les plus inédits. Tous les ouvrages d'Astier-Réhu sont en vente chez Petit-Séquard, à la librairie académique

L'éditeur du Dictionnaire des «Célébrités» laissant à chaque intéressé le soin de se raconter lui-même, l'authenticité de ces notes biographiques ne saurait être mise en doute. Mais pourquoi dire que Léonard Astier-Réhu avait donné sa démission d'archiviste, quand personne n'ignore qu'il fut destitué, mis à pied comme un simple cocher de fiacre, pour une phrase imprudente échappée à l'historien de la Maison d'Orléans, tome V, page 327: «Alors comme aujourd'hui, la France, submergée sous le flot démagogique...»

Où peut conduire une métaphore! Les douze mille francs de sa place, un logement au quai d'Orsay, chauffage, éclairage, en plus ce merveilleux trésor de pièces historiques où ses livres avaient pris vie; voilà ce que lui emporta ce «flot démagogique,» son flot! Le pauvre homme ne s'en consolait pas. Même après deux ans écoulés, le regret du bien-être et des honneurs de son emploi lui mordait le coeur, plus vif à certains jours, à certaines dates du mois ou de la semaine, et principalement le jour de Teyssèdre.

C'était le frotteur, ce Teyssèdre. Il venait de fondation chez les Astier le mercredi; et l'après-midi du même jour, Mme Astier recevait dans le cabinet de travail de son mari, seule pièce présentable de ce troisième étage de la rue de Beaune, débris d'un beau logis, majestueux de plafond, mais terriblement incommode. On se figure le désarroi où ce mercredi, revenant chaque semaine, jetait l'illustre historien interrompu dans sa production laborieuse et méthodique; il en avait pris en haine le frotteur, son «pays», à la face jaune, fermée et dure comme son pain de cire, ce Teyssèdre qui, sous prétexte qu'il était de Riom, «tandis que meuchieu Achtier n'était que de Chauvagnat,» bousculait sans respect la lourde table encombrée de cahiers, de notes, de rapports, chassait de pièce en pièce le pauvre grand homme, réduit à se réfugier dans une soupente prise sur la hauteur de son cabinet, où, bien que de taille médiocre, il ne tenait qu'assis. Meublé d'un vieux fauteuil en tapisserie, d'une ancienne table à jeu et d'un cartonnier, ce débarras s'éclairait sur la cour par le cintre de la grande fenêtre du dessous; cela faisait dans la muraille une porte d'orangerie, basse et vitrée, devant laquelle l'historien en labeur s'apercevait des pieds à la tête, péniblement ramassé comme le cardinal La Balue dans sa cage. C'est là qu'il se trouvait un matin, les yeux sur un vieux grimoire, quand le timbre de l'entrée retentit dans l'appartement envahi par le tonnerre de Teyssèdre.

«Est-ce vous, Fage? demanda l'académicien de sa voix de basse, cuivrée et profonde.

—Non, meuchieu Achtier... ch'est votre garchon.»

Le frotteur ouvrait, le mercredi matin, parce que Corentine habillait madame.

«Comment va le maître?» cria Paul Astier tout en filant vers la chambre de sa mère. L'académicien ne répondit pas. Cette ironie de son fils l'appelant: Maître, cher maître,... pour moquer ce titre dont on le flattait généralement, le choquait toujours.

«Qu'on fasse monter M. Fage dès qu'il viendra, dit-il sans s'adresser directement au frotteur.

—Oui, meuchieu Achtier...» Et le tonnerre recommença à ébranler la maison.

«Bonjour, m'man...

—Tiens! c'est Paul. Entre donc... Prenez garde aux plissés, Corentine.»

Madame Astier passait une jupe devant la glace; longue, mince, encore bien, malgré la fatigue des traits et d'une peau trop fine. Sans bouger, elle lui tendit sa joue veloutée de poudre qu'il frôla de sa barbe en pointe blonde, aussi peu démonstratifs l'un que l'autre.

«Est-ce que M. Paul déjeune?» demanda Corentine, une forte paysanne à teint huileux, couturé de petite vérole, assise sur le tapis comme une pastoure au pré, en train de raccommoder le bas de la jupe de sa maîtresse, une loque noire; le ton, l'attitude, trahissaient la grande familiarité dans la maison de la bonne à tout faire mal rétribuée.

Non, Paul ne déjeunait pas. On l'attendait. Il avait son boghey en bas: venu seulement pour dire un mot à sa mère.

«Ta nouvelle charrette anglaise?... Voyons!»

Mme Astier s'approcha de la fenêtre ouverte, écarta un peu les persiennes toutes rayées d'une belle lumière de mai, juste assez pour voir le fringant petit attelage étincelant de cuir neuf et de sapin verni, et le domestique en livrée fraîche, debout à la tête du cheval qu'il maintenait.

«Oh! madame, que c'est beau!... murmura Corentine qui regardait aussi; comme M. Paul doit être mignon, là-dedans.»

La mère rayonnait. Mais des fenêtres s'ouvraient en face, du monde s'arrêtait devant l'équipage qui mettait tout ce bout de la rue de Beaune en rumeur, et, la servante congédiée, Mme Astier, assise au bord d'une chaise longue, acheva de repriser sa jupe elle-même, attendant de savoir ce que son fils avait à lui dire, s'en doutant bien un peu, quoiqu'elle parût tout attentionnée à sa couture. Paul Astier, renversé dans un fauteuil, ne parlait pas non plus, jouait avec un éventail d'ivoire, une vieillerie qu'il connaissait à sa mère depuis qu'il était né. A les voir ainsi, leur ressemblance frappait: la même chair créole rosée sur un léger bistre, la même taille souple, l'oeil gris impénétrable, et dans les deux visages une tare légère, à peine visible, le nez fin, un peu dévié, donnant l'expression narquoise, quelque chose de pas sûr. Silencieux, ils se guettaient, s'attendaient, avec la brosse de Teyssèdre au lointain.

«Gentil, tout ça...», fit Paul.

Sa mère leva la tête:

«Ça, quoi?»

Du bout de l'éventail, d'un geste d'atelier il indiquait les bras nus, le dessin des épaules tombantes sous un corsage de fine batiste. Elle se mit à rire:

«Oui, mais il y a ça...» Elle montrait son cou très long où des craquelures marquaient l'âge de la femme. «Oh! et puis...» Elle pensa: «Qu'est-ce que ça fait, puisque tu es beau...» mais ne le dit pas. Cette parleuse renommée, rompue à tous les papotages, à tous les mensonges de société, experte à tout dire ou faire entendre, restait sans expression pour le seul sentiment véritable qu'elle eût jamais ressenti.

En réalité, Mme Astier n'était pas de celles qui ne peuvent se décider à vieillir. Longtemps avant l'heure du couvre-feu, peut-être aussi n'y avait-il jamais eu grand feu chez elle, toute sa coquetterie, tout son désir féminin de conquérir et de séduire, ses ambitions glorieuses, élégantes ou mondaines, elle les avait mises dans son fils, ce grand joli garçon de vingt-huit ans, à la tenue correcte de l'artiste moderne, la barbe légère, les cheveux ras au front, et dans l'allure, l'encolure, cette grâce militaire, que le volontariat laisse à la jeunesse de maintenant.

«Ton premier est-il loué? demanda enfin la mère.

—Ah oui! loué!... pas un chat! les écriteaux, les annonces, rien n'y fait... Comme disait Védrine à son exposition particulière: Je ne sais pas ce qu'ils ont, ils ne viennent pas.»

Il se mit à rire doucement; il voyait la belle fierté paisible et convaincue de Védrine au milieu de ses émaux, de ses sculptures, s'étonnant sans colère de l'abstention du public. Mais Mme Astier ne riait pas: ce premier superbe vacant depuis deux ans!... Rue Fortuny? un quartier magnifique, une maison style Louis XII... bâtie par son fils, enfin!... Qu'est-ce qu'ils demandaient donc?... Eux, ils, probablement les mêmes qui n'allaient pas chez Védrine... Et cassant entre ses dents le fil de sa couture:

«C'est pourtant une bonne affaire!

—Excellente, mais il faudrait de l'argent pour la soutenir...» Le Crédit Foncier prenait tout... puis, les entrepreneurs qui lui tombaient sur le dos... 10,000 francs de menuiserie à payer à la fin du mois, dont il n'avait pas le premier louis.

La mère, qui passait son corsage devant la glace, pâlit et se vit pâlir. Frisson de duel quand l'arme en face se lève et vous vise.

«Tu as touché la restauration de Mousseaux?

—Mousseaux! Il y a beau temps.

—Et le tombeau des Rosen?

—Toujours là... Védrine n'en finit pas avec sa statue.

—Aussi pourquoi Védrine? ton père te l'avait bien dit...

—Oui, je sais... C'est leur bête noire, à l'Institut...»

Il se leva, s'agitant par la chambre:

«Tu me connais, voyons! Je suis un homme pratique... Si j'ai pris celui-là pour ma figure, probable que j'avais mon idée.»

Et brusquement retourné vers sa mère:

«Tu ne les as pas, toi, mes dix mille francs?»

Voilà ce qu'elle attendait depuis qu'il était entré; il ne venait jamais la voir que pour cela.

«Dix mille francs?... Comment veux-tu?...»

Sans parler davantage, le navrement de la bouche et du regard signifiait clairement ceci: «Tu sais bien que je t'ai tout donné, que je m'habille de mise-bas, que je ne me suis pas acheté un chapeau depuis trois ans, que Corentine lave mon linge à la cuisine tellement je rougirais de donner ces friperies à la blanchisseuse; et tu sais aussi que la pire misère, c'est encore de te refuser ce que tu demandes. Alors, pourquoi le demandes-tu?» Et cette objurgation muette de sa mère était si éloquente que Paul Astier y répondit tout haut:

«Bien sûr, ce n'est pas à toi que je songeais... Toi, parbleu! si tu les avais...» Puis avec son air de blague froide:

«Mais, le maître, là-haut... Peut-être que tu obtiendrais... Tu sais si bien le prendre!

—Plus maintenant, c'est fini.

—Mais pourtant, il travaille, ses livres se vendent, vous ne dépensez rien...»

Il inspectait, dans le demi-jour, la détresse de ce vieil ameublement, rideaux passés, tapis râpés, non renouvelés depuis trente ans, depuis leur mariage. Où passait donc tout son argent? «Ah ça!... est-ce que par hasard l'auteur de mes jours ferait la vie!...» C'était si énorme, si invraisemblable, Léonard Astier-Réhu faisant la vie, que sa femme ne put s'empêcher de rire à travers sa tristesse. Non, pour cela, elle pensait qu'on pouvait être tranquille: «Seulement, que veux-tu? il se cache, il se méfie... le paysan terre ses sous, nous lui en avons trop fait.» Ils parlaient tout bas, en complices, les yeux sur le tapis.

«Et bon papa? fit Paul sans conviction, si tu essayais?...

—Bon papa? tu es fou!...»

Il le connaissait pourtant bien, le vieux Réhu et son égoïsme farouche de quasi-centenaire qui les eût tous regardés mourir plutôt que de se priver d'une prise de tabac, d'une seule des épingles dont les revers de sa redingote étaient toujours piqués. Ah! le pauvre enfant, fallait-il qu'il fût à bout pour qu'une idée pareille lui vînt!

«Voyons!... veux-tu que je demande?...

—A qui?

—Rue de Courcelles... En avance sur le tombeau.

—Je te le défends bien, par exemple!» Il lui parlait en maître, les lèvres pâles, l'oeil mauvais; puis de suite reprenant sa mine fermée, un peu railleuse:

«Ne t'occupe plus de ça... ce n'est qu'une crise à passer... J'en ai vu bien d'autres.»

Elle lui tendit son chapeau qu'il cherchait, prêt à partir puisqu'il ne pouvait rien tirer d'elle; et pour le retenir quelques instants de plus, elle lui parlait d'une grosse affaire en train, un mariage dont on l'avait chargée.

A ce mot de mariage, il tressaillit, la regarda de côté: «Qui donc?» Elle avait juré de ne rien dire encore, mais à lui: «... le prince d'Athis.

—Samy!... Et avec?»

Elle aussi mit de profil son petit nez de ruse:

«Tu ne la connais pas... Une étrangère... très riche... Si je réussis, je pourrai t'aider... conditions faites, engagement par lettres...»

Il souriait, complétement rassuré:

«Et la duchesse?

—Elle ne sait rien, tu penses!

—Son Samy, son prince, une liaison de quinze ans!»

Madame Astier eut un geste atroce d'indifférence de femme pour une autre femme:

«Ah! tant pis. Elle a l'âge...

—Quel âge donc?

—Elle est de 1827. Nous sommes en 80... Ainsi, compte. Juste un an de plus que moi.

—La duchesse!» fit Paul stupéfait. Et la mère riant:

«Eh oui! malhonnête... Qu'est-ce qui t'étonne? Tu la croyais, je suis sûre, vingt ans plus jeune... Mais c'est donc vrai que le plus roué de vous n'y connaît rien... Enfin, tu comprends, ce pauvre prince ne pouvait pas traîner ce licou toute sa vie, d'autant qu'un jour ou l'autre le vieux duc va mourir, il faudrait qu'il épouse. Et le vois-tu marié à cette vieille femme?...

—Mazette! il fait bon être ton amie.»

Elle s'emporta: La duchesse, une amie!... Oui, joliment!... Une femme qui, avec six cent mille francs de rente, intimes comme elles étaient, connaissant à fond leur détresse, n'avait jamais eu la pensée de leur venir en aide... de temps en temps une robe, un chapeau à prendre chez sa faiseuse... des cadeaux utiles... de ceux qui ne font pas plaisir...

«Les jours de l'an de bon papa Réhu, fit Paul approuvant,... un atlas, une mappemonde...

—Oh! je crois qu'Antonia est encore plus avare... Rappelle-toi, à Mousseaux, en pleine saison des fruits, quand Samy n'était pas là, les pruneaux qu'on nous donnait à dessert. Et pourtant, il y en a des vergers, des potagers; mais tout est vendu sur les marchés de Blois, de Vendôme... D'abord, c'est dans le sang. Son père, le maréchal, était renommé à la cour de Louis-Philippe... Et passer pour avare, à cette cour-là!... Toutes les mêmes, ces grandes familles corses: crasse et vanité. Ça mange dans de la vaisselle plate à leurs armes des châtaignes dont les porcs ne voudraient pas... La duchesse! mais c'est elle-même qui compte avec son maître d'hôtel... on lui monte la viande tous les matins... et le soir, dans les dentelles de son coucher,—je tiens ça du prince,—ainsi! prête pour l'amour, elle fait sa caisse.»

Mme Astier se dégonflait, de sa petite voix aiguë et sifflante comme un cri d'oiseau de mer en haut d'un mât. Lui, l'écoutait, amusé d'abord, puis impatient, déjà dehors.

«Je me sauve... fit-il brusquement, déjeuner d'affaires... très important...

—Une commande?

—Non... Cette fois, pas d'architéquerie...»

Comme elle insistait curieusement pour savoir:

«Plus tard... je te dirai... c'est en train...»

Et avant de quitter sa mère, dans un baiser léger, il lui murmura près de l'oreille: «Tout de même, pense à mes dix mille...»


Sans ce grand fils qui les divisait sourdement, les Astier-Réhu auraient fait un excellent ménage selon la convention mondaine et surtout académique. Après trente ans, leurs sentiments mutuels restaient les mêmes, gardés sous la neige à la température de «couche froide,» comme disent les jardiniers. Lorsque vers 1850 le professeur Astier, lauréat de l'Institut, demanda la main de Mlle Adélaïde Réhu, domiciliée alors au palais Mazarin, chez son grand-père, la beauté fine et longue de la fiancée, son teint d'aurore, n'étaient pas pour lui le véritable attrait; la fortune non plus, car les parents de Mlle Adélaïde, morts subitement du choléra, n'avaient laissé que peu de chose, et le grand-père, créole de la Martinique, un ancien beau du Directoire, joueur, viveur, mystificateur et duelliste, répétait bien haut qu'il n'ajouterait pas un sou à la maigre dot. Non, ce qui séduisit l'enfant de Sauvagnat, bien plus ambitieux que cupide, ce fut l'Académie. Les deux grandes cours à traverser pour apporter le bouquet journalier, ces longs corridors solennels, coupés de bouts d'escaliers poussiéreux, c'était pour lui le chemin de la gloire bien plus que celui de l'amour. Le Paulin Réhu des Inscriptions et Belles Lettres, le Jean Réhu des «Lettres à Uranie,» l'Institut tout entier, ses lions, sa coupole, ce dôme attirant comme une Mecque, c'est avec tout cela qu'il avait couché, sa première nuit de noces.

Beauté qui ne s'éraille pas, celle-là, passion sur laquelle le temps n'avait pu mordre et qui le tenait si fort qu'il garda, vis-à-vis de sa femme, l'attitude d'un de ces mortels des temps mythologiques à qui les dieux accordaient parfois leurs filles. Devenu dieu lui-même, à quatre tours de scrutin, ce respect subsista encore. Quant à Mme Astier qui n'avait accepté le mariage que comme un moyen de quitter le grand-père à anecdotes, égoïste et dur, il lui avait fallu peu de temps pour juger quel pauvre cerveau de paysan laborieux, quelle étroitesse d'intelligence cachaient la solennité du lauréat académique fabricant d'in-octavos, sa parole à son d'ophicléide faite pour les hauteurs de la chaire. Pourtant, après qu'à force d'intrigues, de démarches, de quémandes, elle fut parvenue à l'installer académicien, elle se sentit prise d'une certaine vénération, oubliant qu'elle-même l'avait revêtu de cet habit à palmes vertes où sa nullité disparaissait.

En cette parfaite association, sans joie, ni intimité ni communication d'aucune sorte, une seule note humaine et naturelle, l'enfant; et cette note troubla l'harmonie. Tout d'abord rien ne se réalisa de ce que le père voulait pour son fils, lauriers universitaires, nominations au grand concours, puis l'École Normale et le professorat. Paul, au lycée, n'eut que des prix de gymnastique et d'escrime, se distingua surtout par une cancrerie volontaire, entêtée, cachant un esprit pratique et le sens précoce de la vie. Soigneux de sa tenue, de sa figure, il n'allait jamais en promenade sans l'espoir hautement déclaré entre gamins, de «lever une femme riche.» Deux ou trois fois, devant le parti-pris de paresse, le père avait voulu sévir brutalement, à l'auvergnate; mais la mère était là pour excuser et protéger. Astier-Réhu grondait, faisait claquer sa mâchoire, cette mâchoire en avant qui lui avait valu le surnom de Crocodilus aux années de professorat; en dernière menace il parlait de faire sa malle et de s'en retourner planter ses vignes à Sauvagnat.

«Oh! Léonard, Léonard...» disait Mme Astier doucement narquoise; et il n'en était pas autre chose. Un jour, pourtant, il faillit la boucler pour de bon, sa malle, quand après trois ans d'architecture à l'école des Beaux-Arts, Paul Astier refusa de concourir pour le prix de Rome. Le père bégayait d'indignation: «Malheureux, mais Rome ... tu ne sais donc pas... Rome, c'est l'Institut!» Le garçon se moquait bien de cela. Ce qu'il voulait, c'était la fortune, et l'Institut ne la donnait guère, à preuve son père, son grand-père et son aïeul le vieux Réhu. Se lancer, brasser des affaires, beaucoup d'affaires, gagner de l'argent tout de suite, voilà ce qu'il ambitionnait, lui, et pas de palmes sur habit vert!

Léonard Astier suffoquait. Entendre son fils proférer de tels blasphèmes, et sa femme, la fille des Réhu, les approuver! Pour le coup, la malle fut descendue du grenier, son ancienne malle de professeur de province, ferrée de clous, de gonds, comme un portail de temple, et haute et profonde assez pour avoir tenu l'énorme manuscrit de «Marc-Aurèle,» et tous les rêves glorieux, les ambitions de l'historien en marche sur l'Académie. Mme Astier eut beau dire, en pinçant sa bouche: «Oh! Léonard... Léonard...» rien ne l'empêcha de la faire sa malle. Pendant deux jours elle encombra le milieu du cabinet, puis elle passa dans l'antichambre d'où elle ne bougea plus, changée définitivement en coffre à bois.

De fait, pour commencer, Paul Astier triompha; par sa mère et ses hautes relations mondaines, aussi son habileté et sa grâce personnelles, il eut vite des travaux qui le mirent en vue. La duchesse Padovani, femme de l'ancien ambassadeur et ministre, lui confiait la restauration de ce merveilleux château de Mousseaux-sur-la-Loire, vieille demeure royale restée longtemps à l'abandon et à laquelle il sut restituer son caractère avec une adresse, une ingéniosité vraiment bien surprenantes chez ce médiocre écolier des Beaux-Arts. Mousseaux lui valut le nouvel hôtel de l'ambassade Ottomane; enfin la princesse de Rosen lui confiait le mausolée du prince Herbert mort tragiquement dans l'expédition de Christian d'Illyrie. Dès lors, le jeune homme se crut maître de la fortune; le père Astier entraîné par sa femme donna quatre-vingt mille francs de ses économies, pour l'achat d'un terrain, rue Fortuny, où Paul se fit construire un hôtel, plutôt une aile d'hôtel taillée dans une élégante maison de rapport, car c'était un garçon pratique, et s'il voulait un hôtel comme tous les artistes chics, il fallait que cet hôtel lui servit des rentes.

Par malheur les maisons de rapport ne se louent pas toujours commodément, et le train de vie du jeune architecte, deux chevaux à l'écurie, l'un de trait, l'autre pour la selle, le cercle, le monde, les rentrées difficilement faites, tout cela lui ôtait le moyen d'attendre. De plus, le père Astier déclara subitement qu'il ne donnerait rien désormais, et tout ce que la mère put tenter ou dire pour son fils chéri se heurta contre cette décision irrévocable, cette résistance à sa volonté personnelle, jusque-là prépondérante dans le ménage. Ce fut dès lors une lutte continuelle, la mère rusant, trafiquant sur la dépense comme un intendant infidèle, pour ne jamais dire non aux demandes d'argent de son fils, Léonard se méfiant et se défendant, vérifiant les notes. En cet humiliant débat, la femme, plus distinguée, se lassait la première; et vraiment il fallait que son Paul fût aux abois pour qu'elle se hasardât à une nouvelle tentative.

En entrant dans la salle à manger, longue et triste, à peine éclairée de hautes fenêtres étroites où l'on atteignait par deux marches—avant eux c'était une table d'hôte pour ecclésiastiques,—Mme Astier trouva son mari déjà à table, l'air préoccupé, presque grognon. D'ordinaire, pourtant, le maître apportait aux repas une sérénité souriante, égale, comme son appétit aux intactes dents de chien de montagne auxquelles rien ne résistait, ni le pain rassis, ni la viande coriace et les noirs contretemps divers dont l'assaisonne chaque journée de la vie.

«Le jour de Teyssèdre, sans doute...» pensa Mme Astier, et elle s'assit dans le frou de sa robe de réception, un peu surprise de ne pas recevoir le compliment dont il ne manquait jamais d'accueillir, le mercredi, sa toilette pourtant bien minable. Comptant que cette mauvaise disposition se dissiperait aux premières bouchée, elle attendit pour commencer l'attaque. Mais le maître, qui dévorait quand même, montrait une humeur croissante: le vin sentait le bouchon... les boulettes de boeuf bouilli étaient brûlées.

«Tout ça parce que votre M. Fage vous a fait poser ce matin,» cria de la cuisine à côté Corentine furieuse, dont la face luisante et couturée apparut au guichet percé dans la muraille par où l'on passait les plats du temps de la table d'hôte. Quand elle l'eut refermé violemment, Léonard Astier murmura: «Cette fille est d'une impudence!...» au fond, très gêné que ce nom de Fage eut été prononcé devant sa femme. Et bien sûr qu'en tout autre moment Mme Astier n'aurait pas manqué de dire: «Ah! Ah!... encore ce Fage... encore votre relieur...» et qu'une scène de ménage eût suivi, sur laquelle Corentine comptait bien en jetant sa phrase perfide. Mais aujourd'hui il s'agissait de ne pas irriter le maître, de l'amener, au contraire, par d'habiles préparations à ce qu'on voulait de lui; en l'entretenant, par exemple, de la santé de Loisillon, le secrétaire perpétuel de l'Académie, qu'on disait de plus en plus bas. Le poste de Loisillon, son appartement à l'Institut, devaient revenir à Léonard Astier comme une compensation à l'emploi qu'il avait perdu, et quoique lié de coeur avec ce collègue mourant, l'espoir d'un bon traitement, d'un logis aéré, commode, et quelques autres avantages, enveloppaient cette fin prochaine de perspectives agréables dont Léonard avait honte peut-être, mais qu'il envisageait naïvement dans l'intimité de son ménage. Eh bien! non, même cela ne le déridait pas aujourd'hui.

«Pauvre M. Loisillon, sifflait Mme Astier, voilà que maintenant il ne trouve plus ses mots: Lavaux nous racontait, hier, chez la duchesse, il ne sait plus dire que «bi... bibelot... bi... bibelot!»—Elle ajouta, pinçant ses lèvres, son long cou dressé: «Et il est de la commission du dictionnaire.»

Astier Réhu ne sourcilla pas.

«Le trait a du bon... dit-il en faisant claquer sa mâchoire, l'air doctoral... Mais j'ai écrit quelque part dans mon histoire: En France il n'y a que le provisoire qui dure...» Il prononçait histoâre, provisoâre... «Voilà dix ans que Loisillon est à la mort... Il nous enterrera tous.» Il répéta furieux, tirant sur son pain dur: «tous... tous...»

Décidément, Teyssèdre l'avait tout à fait mal tourné.

Alors Mme Astier parla de la grande séance des cinq Académies, proche de quelques jours et à laquelle assisterait le grand-duc Léopold de Finlande. Justement Astier-Réhu, directeur pour ce trimestre, devait présider la séance et prononcer le discours d'ouverture avec un compliment à Son Altesse. Et adroitement interrogé sur ce discours dont il formait déjà le plan, Léonard en indiqua les grandes lignes, une charge à fond contre l'école littéraire moderne, de solides étrivières données publiquement à ces bélitres, à ces babouins!...

Ses larges prunelles de gros mangeur s'allumaient dans sa face carrée où le sang montait sous l'épaisse broussaille des sourcils restés d'un noir de houille, en contraste avec le collier de barbe blanche.

«A propos, dit-il brusquement, et mon habit?... l'a-t-on visité?... Quand je le mis la dernière fois, pour enterrer Montribot...»

Mais, est-ce que les femmes ne pensent pas à tout? Mme Astier l'avait soigneusement visité, le matin même, cet habit de cérémonie. La soie des palmes s'éraillait, la doublure ne tenait plus. Un vieil habit, dam!... qui datait de... Eh! mon Dieu, de sa réception... 12 octobre 1866... Le mieux serait de s'en commander un neuf pour la séance. Les cinq Académies, une Altesse, tout Paris qui viendrait... On leur devait bien cela.

Léonard se défendait mollement, prétextant de la dépense trop forte. Avec l'habit, il faudrait renouveler le gilet, tout au moins le gilet, puisque le pantalon ne se porte plus.

«C'est nécessaire, mon ami.»

Elle insistait. Sans y prendre garde ils devenaient ridicules à force d'économie. Bien des choses autour d'eux vieillissaient; ainsi le meuble de sa chambre... elle en était honteuse, quand une amie entrait ... pour une somme relativement minime...

«Ouais!... quelque sot!...» fit tout bas Astier-Réhu qui empruntait volontiers au répertoire classique. Le pli de son front se creusa, fermant comme d'une barre de volet sa face un moment large ouverte. Tant de fois il avait donné de quoi solder une facture de modiste, de couturière, renouveler des tentures, le linge des armoires, et puis rien n'était réglé ni acheté, l'argent filait rue Fortuny chez le mange-tout; maintenant, assez, on ne l'attrapait plus. Il arrondit son dos, baissa les yeux dans son assiette qu'emplissait une tranche énorme de fromage d'Auvergne, et ne parla plus.

Mme Astier connaissait ce silence têtu, cette molle résistance de balle de coton sitôt qu'entre eux il était question d'argent; mais cette fois, elle s'était juré de le faire répondre.

«Ah! vous vous mettez en boule... On sait ce que ça veut dire, quand vous faites le hérisson!... Pas d'argent, n'est-ce pas? du tout, du tout, du tout?»

Le dos s'arrondissait de plus en plus.

«Vous en trouvez cependant pour M. Fage...»

Léonard Astier tressaillit, redressé, regardant sa femme avec inquiétude... De l'argent!... lui!... à M. Fage!...

«Voyons, ça coûte, vos reliures... continua-t-elle enchantée de l'avoir forcé dans ses résistances silencieuses, et quel besoin, je vous demande un peu, pour toutes ces paperasses?»

Il se rassura. Évidemment elle ne savait rien, tirait au hasard. Mais ce mot de paperasses lui restait sur le coeur; des pièces autographiques sans rivales, des lettres signées Richelieu, Colbert, Newton, Galilée, Pascal, des merveilles acquises pour un morceau de pain et qui représentaient une fortune. «Oui, madame, une fortune.» Il se montait, citait des chiffres, des offres qu'on lui avait faites, Bos, le fameux Bos de la rue de l'Abbaye, et il s'y connaissait, celui-là! prêt à donner vingt mille francs rien que pour trois pièces de la collection, trois lettres de Charles-Quint à François Rabelais.

«Des paperasses, ah! oui-da!»

Mme Astier l'écoutait stupéfaite. Elle savait bien que depuis deux ou trois ans il s'était mis à collectionner des vieux papiers, il lui parlait quelquefois de ses trouvailles, qu'elle écoutait de cette oreille distraite et vague d'une femme qui entend la même voix d'homme depuis trente ans; mais jamais elle n'aurait pu supposer... Vingt mille francs pour trois pièces!... et comment n'acceptait-il pas?

Le bonhomme éclata comme un coup de mine:

«Vendre mes Charles-Quint!... Jamais!... Je vous verrais tous manquer de pain, aller aux portes, je n'y toucherais pas, entendez-vous!» Il frappait sur la table, très pâle, la bouche en avant, maniaque et féroce; un Astier-Réhu extraordinaire que sa femme ne connaissait pas. Les êtres ont ainsi dans le rayonnement subit d'une passion des aspects ignorés de leurs plus intimes. Presque aussitôt, redevenu très calme, l'académicien s'expliqua, un peu honteux; ces documents lui étaient indispensables pour la confection de ses livres, maintenant surtout qu'il n'avait plus les archives des Affaires étrangères. Vendre ces matériaux, ce serait renoncer à écrire! Aussi songeait-il plutôt à les accroître. Et finissant sur une note ambre et tendre où l'on sentait tous les regrets, toutes les déceptions de sa paternité: «Après moi, monsieur mon fils vendra, s'il lui convient, et puisqu'il ne veut qu'être riche, je vous garantis qu'il le sera.

—Oui, mais en attendant...»

Ce fut dit, cet «en attendant,» d'un petit ton flûté si monstrueusement naturel et tranquille, que Léonard, outré de jalousie contre ce fils qui lui tenait tout le coeur de sa femme, riposta dans un solennel coup de mâchoire:

«En attendant, madame, que les autres fassent comme moi... Je n'ai pas d'hôtel, moi, ni de chevaux, ni de charrette anglaise. Le tramway me suffit pour mes courses et, comme appartement, un troisième sur entresol où je suis la proie de Teyssèdre; je travaille nuit et jour, j'entasse les volumes, deux, trois in-8o par an, je suis de deux commissions de l'Académie, je ne manque pas une séance, je figure à tous les enterrements, et même, l'été, je n'accepte aucune invitation de campagne pour ne pas perdre un seul jeton. Je souhaite à monsieur mon fils, quand il aura soixante-cinq ans, de montrer le même courage!»

C'était la première fois depuis longtemps qu'il parlait de Paul, et avec cette âpreté. La mère en restait saisie, et dans le regard en dessous, presque cruel, qu'elle jetait à son mari, perçait comme un respect qui n'y était pas tout à l'heure.

«On sonne... dit vivement Léonard, déjà levé, la serviette au dos de sa chaise... Ce doit être mon homme.

—Quelqu'un pour madame... Ils commencent de bonne heure, aujourd'hui!...»

Corentine posait une carte au bord de la table, de ses gros doigts de cuisine essuyés vivement à son tablier. Mme Astier regarda la carte. «Vicomte de Freydet;» un éclair traversa ses yeux... Et tout haut, d'un ton posé qui cachait sa joie: «M. de Freydet est donc à Paris?...

—Oui, pour son livre...

—Ah! mon Dieu! son livre... Et moi qui ne l'ai pas encore coupé... De quoi ça parle-t-il, ce livre-là?...»

Elle précipitait ses dernières bouchées, lavait le bout de ses doigts blancs dans son verre pendant que son mari lui donnait distraitement quelques notions sur le nouveau volume de Freydet... Dieu dans la Nature, poème philosophique... En instance pour le prix Boisseau... «Oh! il l'aura, n'est-ce pas?... Il faut qu'il l'ait... Ils sont si gentils, lui et sa soeur... Il est si bon pour cette pauvre paralytique.»

Astier eut un geste évasif. Il ne pouvait répondre de rien, mais il recommanderait certainement Freydet, qui lui semblait en progrès réel. «Mon appréciation personnelle, s'il vous la demande, est celle-ci: il y en a encore un peu trop pour mon goût, mais beaucoup moins que dans ses autres livres. Et dites-lui que son vieux maître est content.»

De quoi y avait-il trop? de quoi y avait-il moins? Mme Astier le savait probablement, car sans demander d'explications, elle sortit de table et passa, toute légère, dans le cabinet transformé en salon pour ce jour-là.

Derrière elle, Léonard Astier, de plus en plus préoccupé, émietta quelques instants avec son couteau ce qu'il restait de fromage d'Auvergne dans son assiette; puis dérangé de ses réflexions par Corentine, qui desservait en hâte sans prendre garde à lui, il se leva péniblement, et remontant dans sa soupente par un petit escalier en échelle de moulin, il vint reprendre sa loupe et le vieux grimoire dont l'examen l'absorbait depuis le matin.


II


«Hep!... hep!...» Sur le charreton à deux roues qu'il conduit lui-même, correct et droit, les guides hautes, Paul Astier file bon train vers son mystérieux déjeuner d'affaires: le Pont-Royal, les quais, la place de la Concorde. Dans ce décor de terrasses, de verdure et d'eau, avec un peu de fantaisie en tête, il pourrait croire que c'est l'aile de la fortune qui l'emporte, tant la route est unie, la matinée splendide; mais le garçon n'a pas le crâne mythologique et, tout en roulant, il inspecte les cuirs neufs de l'attelage, s'informe du grainetier au jeune groom râblé, tassé auprès de lui, l'air blagueur et rageur d'un petit ratier d'écurie. Encore un, paraît-il, ce grainetier, qui renâcle sur la fourniture. «Ah!» fait Paul distraitement, occupé déjà d'autre chose. Les confidences de sa mère lui trottent dans l'esprit... Cinquante-trois ans, la belle Antonia!... Ce dos, ces épaules, le plus parfait décolletage de la saison. Ce n'est pas Dieu croyable!... «Hep! là...» Il se la rappelle à Mousseaux, l'été dernier, levée avant tout le monde, courant le parc avec ses chiens dans la rosée, cheveux au vent, la bouche fraîche... Ça n'avait pourtant pas l'air d'une femme fabriquée... même qu'un jour, en landau, il s'est fait remiser, oh! mais remiser, sans un mot, rien que d'un coin d'oeil, comme un domestique, pour avoir seulement frôlé une jambe d'Hébé, longue, fine, solide... Cinquante-trois ans, cette jambe-là, jamais de la vie!... «Hep! hep! gare donc! Est-il traître, ce tournant du rond-point et de l'avenue d'Antin...» C'est égal! un sale coup qu'on lui monte, à cette pauvre femme, de lui marier son prince. Car enfin, m'man a beau dire, le salon de la duchesse leur a rudement servi à tous... Est-ce que le père serait de l'Académie, sans elle? lui-même, toutes ses commandes... Et l'héritage Loisillon, la perspective de ce beau logement sous la coupole... Non, décidément, les femmes, comme rosserie!... Et avec ça que les hommes... Ce d'Athis, quand on pense tout ce qu'elle a fait pour lui... Ruiné, vidé, une loque, lorsqu'ils se sont connus. Aujourd'hui, ministre plénipotentiaire, membre de l'Académie des sciences morales et politiques pour un livre dont il n'a pas écrit un mot: La Mission de la femme dans le Monde! Et pendant qu'elle travaille à lui décrocher une Ambassade, lui n'attend que le décret de l'Officiel pour filer à l'anglaise et, après quinze ans d'un bonheur sans mélange, poser à sa duchesse un de ces lapins!... En voilà un qui l'a comprise, la mission de la femme dans le monde!... Faudrait voir à ne pas être plus serin que lui... «Hep! hep!... porte, s'il vous plaît!»

Le monologue est fini, le charreton en arrêt devant un hôtel de la rue de Courcelles dont le portail s'ouvre à deux battants, très lent, très lourd, comme faisant une besogne dont il aurait perdu depuis longtemps l'habitude.


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C'est là que vivait, cloîtrée depuis son deuil et la tragique aventure qui la fit veuve à vingt-six ans, la princesse Colette de Rosen. Les chroniques du temps ont raconté le désespoir à grand fracas de ce jeune veuvage, les cheveux blonds coupés ras, jetés dans la bière, la chambre transformée en chapelle ardente, les repas solitaires, à deux couverts, et sur la table de l'antichambre, à leur place ordinaire, la canne, les gants, le chapeau du prince, comme s'il était là, comme s'il allait sortir. Mais ce dont personne n'avait parlé, c'est le dévouement affectueux, la sollicitude presque maternelle de Mme Astier pour la «pauvre petite,» en ces circonstances douloureuses.

La liaison de ces dames datait de quelques années, d'un prix décerné par l'Académie au prince de Rosen pour un ouvrage historique. Astier-Réhu rapporteur: toutefois l'écart de l'âge, des positions, maintenait entre elles des distances que le deuil de la princesse supprima. Dans son éclatante rupture avec le monde, madame Astier fut seule exceptée; seule, elle put franchir le perron de l'hôtel changé en couvent où pleurait la pauvre Carmélite noire à tête rase; seule, elle fut admise à entendre, deux fois par semaine, la messe dite à Saint-Philippe pour le repos de l'âme d'Herbert, et aussi la lecture des lettres que Colette écrivait tous les soirs à son cher absent, lui racontant sa vie, l'emploi de ses journées. Il y a dans le deuil le plus austère des détails matériels qui déshonorent la douleur mais que veut le monde, commandes de livrées, draperies d'équipages, l'écoeurant contact du fournisseur aux façons hypocrites et dolentes; de tout cela Mme Astier s'était chargée avec une patience inlassable, et prenant en tutelle cette lourde maison que de beaux yeux brouillés de larmes ne pouvaient plus conduire, elle épargnait à la jeune veuve tout ce qui dérangeait son désespoir, ses heures pour prier, pleurer, correspondre «au delà,» et porter des brassées de fleurs rares au Père-Lachaise, où Paul Astier surveillait l'érection du gigantesque mausolée en pierres commémoratives prises sur le lieu du désastre, selon le désir de la princesse.

Malheureusement, l'extraction, le transport de ces rochers dalmates, le granit dur à tailler, puis les mille projets, les changeants caprices de la veuve, qui ne trouvait rien d'assez grand, d'assez pompeux, à la taille de son héros mort, avaient causé tant de retards et d'entraves qu'en mai 1880, deux années pleines après la catastrophe et l'entreprise des travaux, le monument n'était pas encore fini. C'est beaucoup, deux ans, pour une douleur démonstrative, toujours au paroxisme, prête à se donner en une fois. Sans doute le deuil subsistait, toujours austère d'apparence, l'hôtel muet et fermé comme un caveau; mais au lieu de la statue vivante, en prières et en larmes, au fond de la crypte, il y avait maintenant une jeune et jolie femme, dont les cheveux repoussaient serrés et fins avec des révoltes de vie, des frisons, des ondulements.

De cette blonde chevelure revenue, le noir du veuvage s'éclaircissait comme égayé, ne semblait plus qu'un caprice d'élégance; et dans l'allure, la voix de la princesse, on sentait l'activité printanière, cet air soulagé, paisible, qu'on trouve chez les jeunes veuves à la seconde période de leur deuil. État charmant. La femme goûte pour la première fois la douceur de cet affranchissement, de cette libre possession d'elle-même qu'elle n'a pas connue, passée toute jeune de la famille au mari; elle est délivrée de la grossièreté du mâle et, surtout, de cette crainte de l'enfant, de cette terreur dans l'amour qui est la caractéristique de la jeune femme moderne. Et l'évolution toute naturelle de la douleur débordante à ce complet apaisement s'accentuait ici de l'appareil du veuvage inconsolable dont la princesse Colette continuait à s'entourer; non par hypocrisie, mais comment, sans faire sourire la valetaille, donner l'ordre d'enlever ce chapeau qui attendait dans l'antichambre, cette canne en évidence, ce couvert pour l'absent? comment dire: «Le prince ne dîne pas ce soir.» Seule, la correspondance mystique, «A Herbert, au ciel,» avait faibli, espacée de jour en jour, réduite à un journal sur un ton fort calme dont s'amusait, sans rien dire, l'intelligente amie de Colette.

C'est qu'elle avait son plan, Mme Astier, une idée germée dans sa solide petite tête, un mardi soir, aux Français, sur cette confidence à voix basse du prince d'Athis: «Ah! ma pauvre Adélaïde, quel boulet!... que je m'ennuie!...» Tout de suite elle pensait à le marier avec la princesse, et ce fut un nouveau jeu, à l'envers du premier, non moins délicat et charmant. Il ne s'agissait plus de prêcher l'éternité des serments, de chercher dans Joubert ou autres honnêtes philosophes des pensées comme celle-ci, copiée par la princesse en tête de son livre de mariage: «On n'est épouse et veuve avec dignité qu'une fois...» ni de s'extasier sur les grâces viriles du jeune héros dont l'image en pied, en buste, de profil ou de trois quarts, sculpture, peinture, se dressait par tout l'hôtel.

Au contraire, une dépréciation graduée et savante: «Ne trouvez-vous pas, chère amie... ces portraits du prince lui font la mâchoire trop lourde... sans doute, je veux bien, il avait tout ceci un peu fort, un peu épais...» et, à tout petits coups empoisonnés, avec une douceur, une adresse infinies, se reprenant quand elle allait trop loin, guettant le sourire de Colette à une malice appuyée, elle arrivait à lui faire convenir que son Herbert avait toujours été pas mal reître, plus gentilhomme de nom que de façons, sans le grand air, par exemple, de ce prince d'Athis rencontré, l'autre dimanche, sur le perron de Saint-Philippe. «Si le coeur vous en dit, il est à marier, ma chère...» Ceci jeté comme en l'air, sur un ton de badinage; puis repris, présenté plus clairement. Eh! pourquoi pas? toutes les convenances y seraient, grand nom, situation diplomatique considérable; et pas de changement à la couronne ni au titre, ce qui avait bien son importance ménagère: «Enfin, ma chère, s'il faut vous l'apprendre, un homme qui a pour vous le plus vif sentiment...»

Ce mot de sentiment blessa d'abord la princesse comme un outrage, mais elle s'habitua à l'entendre. On rencontrait d'Athis à l'église, puis rue de Beaune, en grand mystère, et Colette convenait bientôt que lui seul aurait pu la faire renoncer au veuvage... Mais, quoi? son pauvre Rosen l'avait aimée si dévotement, si uniquement!

«Oh! uniquement!...» faisait Mme Astier dans un petit sourire renseigné que suivaient des allusions, des demi-mots, et, comme toujours, l'empoisonnement de la femme par la femme. «Mais, chère amie, il n'y a pas d'amour unique, de mari fidèle... les honnêtes, les élevés s'arrangent pour ne pas attrister, humilier leur femme, troubler le ménage...

—Alors vous croyez qu'Herbert?...

—Mon Dieu! comme les autres.»

La princesse se révoltait, boudait, fondait en ces larmes faciles, sans douleur, d'où la femme sort apaisée et rafraîchie comme une pelouse après l'ondée. Tout de même, elle ne cédait pas, au grand dépit de Mme Astier bien loin de soupçonner la cause réelle de cette résistance.

Le vrai, c'est qu'à force d'examiner ensemble ce projet de mausolée, frôlant leurs mains et leurs cheveux sur les plans, les esquisses de caveaux et de statues funèbres, Paul et Colette s'étaient pris l'un pour l'autre d'une sympathie de camarades, peu à peu devenue plus tendre, jusqu'au jour où Paul Astier surprit dans un regard posé sur lui le trouble d'un caprice, presque un aveu. Cette possibilité, ce rêve, ce prodige lui apparut de Colette de Rosen l'épousant, lui apportant ses vingt ou trente millions. Oh! plus tard, après un stage de patience, un siége en règle de la place. Avant tout, se méfier de m'man, très subtile, très forte, mais péchant par abus de zèle, surtout lorsqu'il s'agissait de son Paul. Elle brûlerait toutes les chances à vouloir hâter la réussite. Il se cachait donc de Mme Astier, sans se douter qu'elle allait à contre-mine dans le même chemin que lui, agissait tout seul, très lentement, charmant la princesse par sa jeunesse élégante, sa gaîté, son esprit blagueur dont il avait soin de rentrer les griffes, sachant que la femme, comme le peuple, comme l'enfant et tous les êtres de naïveté et de spontanéité, déteste l'ironie qui la déconcerte et qu'elle sent l'antagoniste des enthousiasmes, des rêveries de l'amour.


Ce matin de printemps, le jeune Astier arrivait avec plus d'assurance encore que d'habitude. C'était la première fois qu'il déjeunait à l'hôtel de Rosen, sous prétexte d'une visite à faire ensemble au Père-Lachaise pour voir les travaux sur place. On avait choisi le mercredi, jour de Mme Astier, par une complicité muette afin de ne pas l'emmener en tiers; aussi, malgré sa réserve, le prudent jeune homme, en franchissant le perron, jeta négligemment sur la vaste cour, les communs somptueux, un regard circulaire, enveloppant comme une prise de possession. Il se refroidit en traversant l'antichambre, où suisse et valets de pied en grandissime deuil mat somnolaient sur les banquettes et semblaient en veillée funèbre autour du chapeau du mort, un superbe chapeau gris annonçant la belle saison et l'entêtement de la princesse à la perpétuité du souvenir. Paul s'en trouva vexé comme de la rencontre d'un rival: il ne se rendait pas compte de la difficulté pour Colette captive d'elle-même, d'échapper à son immense deuil. Et, furieux, il se demandait: «Est-ce qu'elle va me faire déjeuner avec lui?...» quand le valet qui lui prenait sa canne et son chapeau des mains l'avertit que madame la princesse attendait monsieur dans le petit salon. Tout de suite introduit sous la rotonde vitrée, verdie de plantes rares, il se rassura par la vue de deux couverts dressés sur une toute petite table, dont Mme de Rosen surveillait elle-même l'installation.

«Une fantaisie, en voyant ce beau soleil... Nous serons comme à la campagne...»

Elle avait ruminé cela toute la nuit, de ne pas manger avec ce beau garçon devant le couvert de l'autre; et ne sachant comment s'y prendre pour les gens, elle avait imaginé de céder la place, de commander tout à coup, en caprice: «Dans la serre.»

En somme, le déjeuner d'affaires s'annonçait bien; le Romanée blanc au frais dans la vasque du petit rocher, parmi des fougères et des capillaires, du soleil sur les cristaux, sur la laque verte des feuilles découpées, et les deux jeunes gens en face l'un de l'autre, leurs genoux se touchant presque, lui très calme, ses yeux clairs brûlants et froids, elle toute rose et blonde, ses cheveux repoussés en fin plumage ondé, marquant la forme de sa petite tête sans le moindre artifice de coiffure féminine. Et tandis qu'ils parlaient de choses indifférentes, mentant à leur vraie pensée, Paul Astier triomphait de voir là-bas, dans la salle à manger déserte, s'ouvrant au va-et-vient silencieux du service, le couvert du mort, réduit pour la première fois à l'ennui de la solitude.


III



Mademoiselle Germaine de Freydet
Clos-Jallanges

Par Mousseaux
(Loir-et-Cher)

Voici très exactement, ma chère soeur, l'emploi de mon temps à Paris. Je compte écrire cela chaque soir et t'envoyer le paquet deux fois par semaine, tout le temps de mon séjour.

Donc, arrivé ce matin, lundi. Descendu, comme toujours, dans mon calme petit hôtel de la rue Servandoni, où je n'entends du grand Paris que les cloches de Saint-Sulpice et le bruit continuel d'une forge voisine, ce fer frappé en mesure que j'aime comme un rappel du village. Tout de suite couru chez l'éditeur: «Quand paraissons-nous?

—Votre livre? mais il a paru il y a huit jours.»

Paru et même disparu dans les profondeurs de cette terrible usine Manivet, toujours fumante, haletante, en mal d'un bouquin nouveau. Lundi, justement, c'était le lançage d'un grand roman de Horscher: La Faunesse, tiré à je ne sais combien de cinquante mille exemplaires, en piles, en ballots, dans toute la hauteur de la librairie; et tu te figures la tête distraite des commis, l'air égaré, tombé de la lune, de l'excellent Manivet quand j'ai parlé de mon pauvre volume de vers et de mes chances au prix Boisseau. J'ai demandé quelques exemplaires destinés aux membres de la commission, et me suis sauvé à travers des rues, de vraies rues de Faunesse montant jusqu'au plafond. En voiture, regardé, feuilleté le volume, qui m'a plu avec la gravité de son titre: Dieu dans la Nature; un peu minces, peut-être, à la réflexion, les lettres du titre, pas assez noires, ne tirant pas l'oeil, mais, bah! ton joli nom de Germaine, en dédicace, nous portera bonheur. Laissé deux exemplaires rue de Beaune, chez les Astier, qui n'ont plus, comme tu sais, leur appartement des Affaires étrangères; Mme Astier a cependant gardé son jour. A mercredi donc pour savoir ce que le maître pense de mon oeuvre; et je file à l'Institut, où j'arrive encore en pleine usine à vapeur.

Vraiment, l'activité de ce Paris est prodigieuse, surtout pour ceux qui, comme nous, vivent toute l'année au calme et au large des champs. Trouvé Picheral,—tu sais, le monsieur si poli du secrétariat, qui t'avait si bien placée, il y a trois ans, à la séance de mon prix,—Picheral et ses commis, dans un brouhaha de noms, d'adresses, jetés d'un bureau à l'autre parmi l'étalage des cartes bleues, jaunes, vertes, de tribunes, pourtour, hémicycle, entrée A, entrée B, tout le lancement des invitations à la grande séance annuelle qu'honorera cette fois une Altesse en tournée, le grand-duc Léopold. «Désolé, monsieur le vicomte... Picheral m'appelle toujours ainsi, tradition de Chateaubriand sans doute... mais il faut attendre...—Faites, faites, M. Picheral.»

Très amusant, le bonhomme, et très courtois; il me fait penser à Bonicar, à nos leçons de maintien dans la galerie couverte, chez grand'mère de Jallanges,—et irritable, comme notre ancien maître à danser, quand on le contrecarre. J'aurais voulu que tu l'entendes parler au comte de Brétigny, l'ancien ministre, un des grands seigneurs de l'Académie, venu là, pendant que j'attendais, pour une réclamation de jetons. Il faut te dire que le jeton de présence vaut six francs, l'ancien écu de six livres; ils sont quarante académiciens, soit deux cent quarante francs par séance, à répartir entre les assistants, dont la part est plus forte, naturellement, quand ils sont moins nombreux. La paye se fait tous les mois, en écus, dans des sacs de gros papier portant chacun, épinglé dessus, son bordereau comme une note de blanchisseuse. Brétigny n'avait pas son compte, il lui manquait deux jetons, et c'était tout ce qu'il y a de plus drôle, ce richissime richard, président de je ne sais combien de conseils d'administration, venant en équipage réclamer ses douze francs. Il n'en a eu que six, que Picheral, après un long débat, lui a jetés de haut comme à un commissionnaire et qu'a empochés l'immortel avec une joie infinie. C'est si bon, l'argent gagné à la sueur de son front! Car il ne faut pas croire qu'on flâne à l'Académie; ces legs, ces fondations dont le nombre augmente d'année en année, tant d'ouvrages à lire, de rapports à grossoyer, et le dictionnaire, et les discours!... «Posez votre livre, mais ne vous montrez pas, m'a dit Picheral, apprenant que je concourais... Cette besogne forcée qu'on leur apporte rend nos messieurs féroces aux postulants.»

Je me rappelle en effet l'accueil de Ripault-Babin et de Laniboire à mon dernier prix. Toutefois, quand c'est une jolie femme, les choses se passent autrement. Laniboire devient grivois; Ripault-Babin, toujours bouillant quoique octogénaire, offre à la candidate un peu de pâte de guimauve et chevrote: «Portez-la d'abord à vos lèvres... Je la finirai.» J'ai cueilli le propos au secrétariat même, où les immortels sont traités avec une aimable désinvolture. «Le prix Boisseau? Attendez donc... vous avez deux ducs, trois Petdeloup, deux cabotins.» C'est ainsi que, dans l'intimité des bureaux, se subdivise l'Académie française. Les ducs, ce sont tous les gens de noblesse et l'épiscopat; les Petdeloup comprennent les professeurs et savants divers; par cabotins, on entend les avocats, hommes de théâtre, journalistes, romanciers.

Ayant donc les adresses de mes Petdeloup, ducs et cabotins, j'ai dédicacé un de mes exemplaires à l'aimable Picheral, un autre, pour la forme, au pauvre M. Loisillon, le secrétaire perpétuel, qu'on dit à toute extrémité, et je me suis empressé de distribuer le reste à tous les bouts de Paris. Il faisait un temps superbe, le bois de Boulogne que j'ai traversé en revenant de chez Ripault-Babin—portez-le d'abord à vos lèvres—embaumait l'aubépine et la violette, je me croyais chez nous, à ces premiers jours de printemps hâtif où l'air est si frais et le soleil si chaud, et l'envie me venait de tout négliger pour rentrer à Jallanges, près de toi. Dîné au boulevard, tout seul, mélancoliquement; fini ma soirée aux Français, où l'on jouait Le Dernier Frontin de Desminières. Un de mes juges pour le prix Boisseau, ce Desminières; aussi ne dirai-je qu'à toi combien ses vers m'ont ennuyé. La chaleur, le gaz, j'avais le sang à la tête. Tous ces comédiens jouaient comme pour le grand roi; et pendant qu'ils dévidaient les alexandrins pareils aux bandelettes d'une momie qu'on démaillote, l'odeur des épines de Jallanges me poursuivait encore, et je me récitais les jolis vers de Du Bellay, presque un pays:

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine,
Plus mon Loire Gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin
Et plus que l'air marin la douceur angevine.

Mardi. Courses dans Paris tout le matin, stations devant les libraires, cherchant mon livre aux vitrines. La Faunesse... La Faunesse... On ne voyait que ça partout, bandé de l'annonce «vient de paraître,» puis, de loin en loin, un pauvre Dieu dans la Nature, piteux, enfoui. Quand on ne me regardait pas, je le mettais sur la pile, bien en vue, mais personne ne s'arrêtait. Si, boulevard des Italiens, un nègre, très bien, l'air intelligent... Il a feuilleté mon bouquin cinq minutes, puis est parti sans l'acheter. J'avais envie de le lui offrir.

A déjeuner, dans un coin de taverne anglaise, lu les journaux. Pas un mot sur moi, pas même une petite annonce. Ce Manivet est si négligent! a-t-il seulement fait les envois, comme il me le jure? Et puis il en paraît tant de livres. Paris en est submergé. C'est triste tout de même, ces vers qui vous brûlaient les doigts quand on les écrivait dans la joie, dans la fièvre, qui vous semblaient beaux, à remplir, illuminer le monde, les voilà qui circulent, plus ignorés que lorsqu'ils vous bourdonnaient obscurément dans le cerveau; un peu l'histoire de ces toilettes de bal, revêtues dans l'enthousiasme de la famille, qu'on se figure devoir tout éclipser, tout écraser, et qui, sous le lustre, se perdent dans la quantité. Ah! ce Herscher est bien heureux. On le lit, lui; on le comprend. J'ai rencontré des femmes ayant au bras, dans leur mantelet, ce volume jaune tout frais paru... Misère de nous! on a beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c'est pour elle qu'on écrit. Séparé de tous, dans son île, ayant perdu jusqu'à l'espoir d'une voile à la chute de l'horizon, Robinson, même grand génie poétique, eût-il jamais fait des vers? Longuement réflexionné là-dessus en battant les Champs-Élysées, perdu comme mon livre dans ce grand flot indifférent.

Je revenais dîner à mon hôtel, pas mal assombri, comme tu penses, quand sur le quai d'Orsay, devant la ruine envahie de verdure de la Cour des Comptes, je me heurte à un grand diable encombrant et distrait: «Freydet!—Védrine!» Tu n'as pas oublié mon ami le sculpteur Védrine qui, du temps qu'il travaillait à Mousseaux, était venu passer une après-midi à Clos-Jallanges avec sa jeune et charmante femme. Il n'a pas changé, seulement un peu blanc vers les tempes; il tenait par la main ce bel enfant aux yeux de fièvre que tu admirais, s'en allait le front haut, de lents gestes descriptifs, l'air planant et superbe d'une promenade élyséenne que suivait à distance Mme Védrine poussant la petite voiture où riait une fillette, née depuis leur voyage en Touraine.

«Ça lui en fait trois, moi compris,» m'a dit Védrine montrant sa femme; et c'est bien vrai que dans le regard dont elle couve son mari, il y a la maternité paisible et tendre d'une madone flamande en extase devant son fils et son Dieu. Causé longtemps debout contre le parapet du quai; cela me faisait du bien d'être avec ces braves gens. En voilà un, Védrine, qui se moque du succès, et du public, et des prix d'Académie. Apparenté comme il est, cousin des Loisillon, du baron Huchenard, il n'aurait qu'à vouloir, à teinter d'un peu d'eau son vin trop raide; il obtiendrait des commandes, le prix biennal, serait de l'Institut demain. Mais rien ne le tente, pas même la gloire. «La gloire, me disait-il, j'en ai goûté deux ou trois fois, je sais ce que c'est... tiens, il t'arrive en fumant de prendre ton cigare à rebours, eh bien! c'est ça la gloire. Un bon cigare dans la bouche par le côté du feu et de la cendre...

—Mais enfin, Védrine, si tu ne travailles ni pour la gloire ni pour l'argent...

—Oh! ça...

—Oui, je sais ton beau mépris... Alors, pourquoi te donner tant de mal?

—Pour moi, pour ma joie personnelle, le besoin de créer, de m'exprimer.»

Évidemment, celui-là, dans l'île déserte, eût continué son labeur. C'est le véritable artiste, inquiet, curieux d'une forme nouvelle, et, dans ses intervalles de travail, cherchant avec d'autres matières, d'autres éléments, à contenter son goût d'inédit. Il a fait de la poterie, des émaux, ces belles mosaïques de la salle des gardes que l'on admire à Mousseaux. Puis, la chose achevée, la difficulté vaincue, il passe à une autre; son rêve, en ce moment, c'est d'essayer de la peinture, et, sitôt son paladin terminé, une grande figure de bronze pour le tombeau de Rosen, il compte, comme il dit, «se mettre à l'huile!» Et sa femme approuve toujours, chevauche avec lui toutes ses chimères; la vraie femme d'artiste, silencieuse, admirante, écartant du grand enfant ce qui blesserait son rêve, heurterait son pied dans sa marche d'astrologue. Une femme, ma chère Germaine, à faire désirer le mariage. Oui, j'en connaîtrais une pareille, je l'amènerais à Clos-Jallanges et je suis sûr que tu l'aimerais; mais ne t'effraie pas, les Mme Védrine sont rares, et nous continuerons à vivre tous deux, comme maintenant, jusqu'à la fin.

On s'est quitté en prenant rendez-vous pour jeudi prochain, non pas chez eux à Neuilly, mais à l'atelier du quai d'Orsay où ils passent la journée tous ensemble. Cet atelier, paraît-il, est la chose la plus extraordinaire du monde: un coin de l'ancienne Cour des Comptes où le sculpteur a obtenu de travailler dans la verdure sauvage et les pierres croulantes. En m'en allant, je me retournais pour les voir marcher le long du quai, le père, la mère, les petits, tous serrés dans cette lumière paisible du couchant qui les dorait comme un tableau de Sainte-Famille. Ébauché quelques vers là-dessus, le soir, à l'hôtel; mais les voisins me gênent, je n'ose pas donner de la voix. Il me faut mon grand cabinet de Jallanges, mes trois croisées sur le fleuve et les pentes de vignes.


Et enfin nous voilà à mercredi, le grand jour, les grandes nouvelles, que je veux te donner par le détail. J'attendais, je te l'avoue, ma visite aux Astier avec un battement de coeur qui s'accentuait, aujourd'hui, en montant ce vieil escalier majestueux et humide de la rue de Beaune. Qu'allait-on me dire de mon livre? Mon maître Astier aurait-il eu seulement le temps de l'ouvrir? C'était si grave, le jugement de cet excellent homme qui a gardé pour moi son prestige de professeur en chaire, et devant qui je me sentirai toujours écolier. Sa décision impartiale et sûre serait certainement celle de l'Académie pour le prix Boisseau. Aussi, quelle angoisse impatiente, tandis que j'attendais dans le grand cabinet de travail que le maître abandonne à sa femme pour sa réception de chaque semaine.

Ah! ce n'est plus ici l'appartement du ministère. La table de l'historien est poussée dans une encoignure, masquée d'un grand paravent en étoffe ancienne qui dissimule en même temps une partie de la bibliothèque. En face, dans le panneau d'honneur, le portrait de Mme Astier, encore jeune, ressemblant à son fils d'une façon extraordinaire, aussi au vieux Réhu que j'ai, depuis tantôt, l'honneur de connaître. Ce portrait est d'une distinction un peu triste, froide et cirée comme cette grande pièce sans tapis, drapée de rideaux sombres sur une cour plus sombre encore. Mais Mme Astier vient d'apparaître et son aimable accueil transforme tout, autour de moi. Qu'y a-t-il dans l'air de Paris pour garder la grâce d'un visage de femme au delà du temps, comme sous le verre d'un pastel? Je l'ai trouvée rajeunie de trois ans, cette blonde fine, aux yeux aigus. Elle m'a d'abord parlé de toi, de ta chère santé, s'intéressant à notre ménage fraternel; puis, vivement: «Et votre livre?... parlons de votre livre!... Quelle merveille! Je vous ai lu toute la nuit...» Et mille louanges délicates, deux ou trois vers cités juste, avec l'assurance que mon maître Astier était ravi; il l'avait chargée de me le dire, dans le cas où il ne pourrait quitter ses archives.

Rouge d'habitude, je devais être ponceau, comme à la fin d'un dîner de chasse; mais ma joie est vite tombée, aux confidences que la pauvre femme était entraînée à me faire sur la détresse de leur situation. Des pertes d'argent, leur disgrâce, le maître travaillant nuit et jour à ses livres historiques d'une fabrication si lente, si coûteuse, et que le public n'achète pas. Puis l'aïeul, le vieux Réhu qu'il faut aider, car il n'a guère que ses jetons, et à son âge, quatre-vingt-dix-huit ans, que de précautions, de gâteries! Sans doute, Paul est un bon fils, travailleur, en passe d'arriver; seulement ces entrées de carrière sont terribles. Aussi Mme Astier lui cache-t-elle leur misère, comme à son mari, pauvre cher grand homme dont j'entendais le pas lourd, paisible, au-dessus de ma tête, pendant que sa femme me demandait, avec un tremblement de lèvres, des mots qu'elle cherchait, qu'elle s'arrachait, si je ne pourrais pas... Ah! divine, divine créature, j'aurais voulu baiser les dentelles de sa robe... Et tu comprends maintenant, soeur chérie, la dépêche que tu as reçue tantôt, et pour qui les dix mille francs que je te demande par le retour du courrier. Je pense que tu as envoyé tout de suite chez Gobineau. Si je ne l'ai pas averti directement, c'est que nous «faisons de moitié» en tout, toi et moi, et que nos élans de générosité, de pitié, doivent être en commun comme le reste... Mais, mon amie, est-ce effrayant, ces façades parisiennes, brillantes, glorieuses, et qui cachent de telles douleurs!

Cinq minutes après ces navrants aveux, le monde arrivé, les salons pleins, Mme Astier parlait et répondait avec une parfaite aisance d'esprit, la mine et la voix heureuses, à me donner la chair de poule. Vu, là, Mme Loisillon, la femme du secrétaire perpétuel, qui ferait bien mieux de garder son malade que de fatiguer la société des charmes de son délicieux appartement, le plus confortable de l'Institut, trois pièces de plus que du temps de Villemain. Si elle ne l'a pas répété dix fois, d'une voix rogue de commissaire-priseur, et devant une amie logée à l'étroit, dans l'emplacement d'une ancienne table d'hôte!

Avec Mme Ancelin, un nom que citent souvent les feuilles mondaines, rien de pareil à craindre. Cette bonne grosse dame toute ronde, la figure rouge et poupine, qui flûte ses mots ou plutôt ceux qu'elle recueille et colporte, est bien la plus aimable personne. Encore une qui a passé la nuit à me lire. Après cela, c'est peut-être une formule. Elle m'a ouvert tout grand son salon, un des trois où fréquente et s'agite l'Académie. Picheral dirait que Mme Ancelin, affolée de théâtre, reçoit plus volontiers les cabotins, Mme Astier les Petdeloup, et que la duchesse Padovani accapare les ducs, la gentry de l'Institut. Mais en somme, ces trois rendez-vous de gloire et d'intrigue ouvrent les uns sur les autres, car j'ai vu défiler, mercredi, rue de Beaune, un assortiment varié d'immortels de toutes catégories: Danjou, l'auteur dramatique, Rousse, Boissier, Dumas, de Brétigny, le baron Huchenard des Inscriptions et Belles Lettres, le prince d'Athis des Sciences morales et politiques. Il y a encore un quatrième salon en formation, celui de Mme Eviza, une juive aux joues pleines, aux longs yeux étroits, et qui flirte avec tout l'Institut, dont elle porte les couleurs, des broderies vertes sur sa veste printanière et son petit chapeau aux ailes de caducée. Oh! mais un flirt jusqu'à l'inconvenance... Je l'entendais dire à Danjou, qu'elle invitait:

«Chez Mme Ancelin c'est: ici l'on dîne. Chez moi: ici l'on aime.

—Il me faut les deux... logé et nourri,» répondait froidement Danjou, que je crois un parfait cynique, sous son masque dur, immobile, sa toison noire et drue de pâtre du Latium. Belle diseuse, Mme Eviza, d'une érudition imperturbable, citant au vieux baron Huchenard des phrases entières de ses Habitants des Cavernes discutant le poète Shelley avec un tout jeunet critique de revue, correctement et sagement grave, le col haut sous son menton pointu.

Dans ma jeunesse, on débutait par des vers, pour aller n'importe où, à la prose, aux affaires, au barreau. Maintenant, c'est par la critique et, généralement, par une étude sur Shelley. Mme Astier m'a présenté à ce petit monsieur dont les décisions comptent dans le monde littéraire, mais ma moustache et mon hâle de soldat laboureur lui ont probablement déplu, nous n'avons échangé que peu de mots tandis que j'observais la comédie des candidats, femmes ou parentes de candidats, venant se montrer, tâter l'eau, car Ripault-Babin est bien vieux et Loisillon ne peut durer: deux fauteuils en perspective autour desquels s'échangent des regards furieux, des paroles empoisonnées.

Tu sais, Dalzon, ton romancier, il était là; bonne, franche et spirituelle figure, bien celle de son talent. Mais tu aurais souffert de le voir humble et frétillant, devant une non-valeur comme Brétigny qui n'a jamais rien fait, qui tient à l'Académie la place réservée de l'homme du monde, celle du «pauvre» en province, aux tablées du jour des Rois; et non seulement auprès de Brétigny, mais de chaque académicien qui entrait, attentif aux anecdotes du vieux Réhu, riant aux moindres malices de Danjou, du rire lâche, écolier, que Védrine appelait à Louis-le-Grand le «rire au professeur.» Tout cela pour monter, des douze voix qu'il eut l'an dernier, à la majorité nécessaire.

Le vieux Jean Réhu est apparu un moment chez sa petite-fille, prodigieusement vert et droit, sanglé dans sa longue redingote, avec une toute petite figure ratatinée, comme tombée dans le feu, et de la barbe courte et cotonneuse, une mousse sur de la vieille pierre. Des yeux vifs, une mémoire admirable; mais il est sourd, ce qui l'attriste, le condamne à des monologues d'intéressants et personnels souvenirs. Il nous racontait aujourd'hui l'intérieur de l'impératrice Joséphine à la Malmaison, sa payse, comme il l'appelle, créoles tous deux, de la Martinique. Il nous la montrait dans ses mousselines et ses châles, sentant le musc à renverser, entourée de fleurs des colonies que, même en temps de guerre, les flottes ennemies laissaient galamment passer. Il nous parlait aussi de l'atelier David pendant le Consulat, il nous faisait le peintre, sa joue gonflée, sa bouche de travers, pleine de bouillie, tutoyant, rudoyant ses élèves. Et toujours, à la fin de chaque récit, l'Ancêtre témoin de tant de choses a un hochement de tête, regarde au loin, et de sa voix forte dit: «J'ai vu ça, moi...» mettant en quelque sorte une signature d'authenticité au bas du tableau.

Je dois dire qu'à part Dalzon qui buvait hypocritement ses paroles, j'étais seul dans le salon à m'intéresser aux récits de ce patriarche, plus curieux pour moi que les historiettes d'un certain Lavaux, journaliste, bibliothécaire, je ne sais trop, en tout cas terriblement bavard et renseigné. Dès qu'il est arrivé: «Ah! voilà Lavaux... Lavaux...» et tout de suite un cercle autour de lui, on rit, on s'ébat; le plus sourcilleux des immortels se délecte aux anecdotes de ce gros homme, sorte de chanoine papelard et rasé, la face rubiconde, les yeux en bille, entremêlant ses potins et ses discours de: «Je disais à de Broglie... Dumas me racontait, l'autre soir... Je tiens ceci de la duchesse...» s'appuyant des plus grands noms, des illustrations de tout genre, choyé de toutes ces dames qu'il met au courant des intrigues académiques, diplomatiques, littéraires et mondaines, intime de Danjou qui le tutoie, familier du prince d'Athis avec qui il est entré, traitant Dalzon de haut en bas, aussi le jeune critique de Shelley, enfin doué d'une autorité, d'une puissance que je ne puis m'expliquer.

Dans le fatras d'anecdotes qu'il tirait de ses inépuisables bajoues, pour la plupart des charades à mon ingénuité provinciale, une seulement m'a frappé: l'aventure d'un jeune garde-noble, le comte Adriani, qui, traversant Paris avec son oblégat pour porter à je ne sais qui la barrette et la calotte cardinalices, aurait oublié ces deux insignes chez une belle de nuit rencontrée dans la gare même au saut du vagon, et dont le pauvre garçon, éperdu dans Paris, ne savait ni le nom, ni l'adresse. Le voilà obligé d'écrire à la cour de Rome pour remplacer les deux coiffures sacerdotales dont la demoiselle doit être bien embarrassée. Le piquant, c'est que ce petit comte Adriani est le propre neveu du nonce, et qu'à la dernière soirée de la duchesse—on dit, ici, la duchesse tout court comme à Mousseaux—il racontait son histoire en toute innocence et dans un délicieux jargon que Lavaux imite à ravir: «Dans la gare, Monsignor il mé dit: Pepino, porte le berretto... Z'avais déza le zuccheto... avec le berretto ça m'en faisait deux...» Et les roulements d'yeux du jeune et ardent papalin en arrêt devant la drôlesse: «Cristo! qu'elle est bella...»

Au milieu des rires, des petits cris: «Charmant... Ah! ce Lavaux... ce Lavaux...» je demande à Mme Ancelin assise près de moi: «Qu'est-ce donc que ce M. Lavaux? Qu'est-ce qu'il fait?» La bonne dame a paru stupéfaite: «Lavaux?... Connaissez pas?... Mais c'est le zèbre de la duchesse...» Elle est partie là-dessus, courant après Danjou, et me voilà bien informé. Ce monde parisien est extraordinaire, son dictionnaire se renouvelle à chaque saison. Zèbre, un zèbre! Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Mais je m'aperçois que ma visite se prolonge hors de toute convenance et que mon maître Astier ne descend pas. Il faut partir. Je me glisse entre les fauteuils pour aller saluer la maîtresse de maison; au passage, aperçu Mlle Moser qui pleure dans le gilet blanc de Brétigny. Depuis dix ans qu'il a posé sa candidature, le pauvre Moser découragé n'ose plus lui-même, il envoie sa fille, personne déjà mûre, pas jolie, et qui se donne un mal d'Antigone, monte des étages, s'improvise commissionnaire et corvéable des académiciens et de leurs femmes, corrige les épreuves, soigne les rhumathismes des uns et des autres, use son triste célibat à cette poursuite du fauteuil où son père n'atteindra jamais; en noir, modeste, mal coiffée, elle encombre la sortie, non loin de Dalzon qui, très agité, se débat entre deux académiciens à têtes de juges et proteste d'une voix étranglée:

«Pas vrai... une infamie!... Jamais écrit cela...»

Mystère!... Madame Astier, qui pourrait me renseigner, est elle-même en conférence très intime avec Lavaux et le prince d'Athis.

Tu as dû l'apercevoir en voiture avec la duchesse, roulant sur les routes de Mousseaux, ce d'Athis, Samy, comme on l'appelle, un long, mince, chauve, cassé en deux, la figure fripée, d'un blanc de cire, une barbe noire jusqu'au milieu de la poitrine, comme si tous les cheveux qui lui manquent étaient tombés dans cette barbe; un homme qui ne parle pas, et qui, lorsqu'il vous regarde, semble scandalisé que vous osiez respirer dans le même air que lui. Ministre plénipotentiaire, réservé, subtil, le genre britannique,—il est petit neveu de lord Palmerston,—on le cote très haut à l'Institut et au quai d'Orsay. C'est, paraît-il, le seul de nos chargés d'affaires que Bismarck n'ait jamais osé regarder en face. On le dit sur le point d'occuper une de nos grandes ambassades. Que deviendra la duchesse? Le suivre, quitter Paris? c'est bien grave pour cette mondaine. Et puis, à l'étranger, acceptera-t-on cette liaison équivoque et reconnue, consacrée ici comme un mariage, grâce à la tenue, aux ménagements gardés et au triste état du duc, hémiplégique, plus vieux de vingt ans que sa femme qui est aussi sa nièce?

Sans doute, le prince s'entretenait de ces choses graves avec Lavaux et Mme Astier, quand je me suis approché d'eux. Nouveau venu dans n'importe quel monde, on s'aperçoit bientôt comme on en est peu, au courant de rien, des mots, des idées, un importun. Je m'en allais, quand la bonne Mme Astier me rappelle: «Montez donc le voir... il sera si heureux...» Et je monte vers mon vieux maître, par un étroit escalier intérieur. Du fond du corridor, j'entends sa forte voix: «C'est vous, Fage?

—Non, mon bon maître.

—Tiens, Freydet! Prenez garde, baissez la tête...»

Impossible, en effet, de se tenir debout dans cette soupente, et quelle différence avec les archives du ministère où je le vis la dernière fois, cette haute galerie tapissée de cartons.

«Un chenil, n'est-ce pas? m'a dit l'excellent homme en souriant, mais si vous saviez quels trésors!...» Et son geste indiquait un grand classeur renfermant au moins dix mille pièces autographiques des plus rares, recueillies par lui en ces dernières années. «Il y en a, de l'histoire, là-dedans, répétait-il en se montant, agitant sa loupe à grimoire; et de la neuve et de la solide, quoi qu'ils en aient!»

Au fond, il me semblait assombri et nerveux. On a été si dur avec lui. Cette destitution brutale; et puis, comme il continuait à publier des livres d'histoire très documentés, n'a-t-on pas dit qu'il avait décatalogué des pièces du fonds Bourbon. Et d'où est venue cette calomnie? de l'Institut même, de ce baron Huchenard qui se fait appeler le prince des autographiles français, et que la collection Astier désespère. De là une guerre hypocrite et sauvage, un lancinement de perfidies, d'attaques en dessous. «Jusqu'à mes Charles-Quint... mes Charles-Quint qu'on me conteste maintenant... Pourquoi, je vous demande? Pour un lapsus, une vétille: Maître Rabelais au lieu de frère Rabelais... comme si la plume des Empereurs ne fourchait jamais... Mauvaise foi! mauvaise foi!» Et voyant que je m'indignais avec lui, mon bon maître me prit les mains: «Laissons ces vilenies... Mme Astier vous a dit, n'est ce pas, pour votre livre? Il y en a encore un peu trop pour mon goût... mais, n'importe! je suis content.» Ce dont il y a trop dans mes vers, c'est ce qu'il appelle la mauvaise herbe, imagination, fantaisie; au lycée, déjà, il nous faisait la guerre là-dessus, arrachant, épluchant. Maintenant, écoute ceci, ma Germaine; mot pour mot la fin de notre entretien.

Moi: «Pensez vous, mon maître, que j'aie quelque chance pour le prix Boisseau?»

Le maître: «Après ce livre-là, mon cher enfant, ce n'est pas un prix, c'est un fauteuil qu'il vous faut. Loisillon en a dans l'aile, Ripault ne durera pas longtemps... Ne bougez pas, laissez moi faire... Pour moi, dès ce moment, votre candidature est posée...»

Qu'ai-je dit ou répondu? Je n'en sais rien. Tel était mon trouble heureux qu'il me semble rêver encore. Moi, moi, de l'Académie française!... Oh! soigne-toi, soeur chérie, guéris tes maudites jambes, que tu puisses venir à Paris pour le grand jour, voir ton frère l'épée au côté, dans l'habit vert brodé de palmes, prendre place parmi tout ce que la France compte d'illustre. Tiens! la tête me tourne, je t'ombrasse vite et vais me coucher,

Ton frère bien aimant,
ABEL DE FREYDET.

Tu penses qu'au milieu de ces aventures, j'ai oublié les graines, paillassons, arbustes, toutes mes emplettes; ce sera pour bientôt, je resterai ici quelque temps. Astier-Réhu m'a bien recommandé de ne rien dire, mais de fréquenter les milieux académiques. Me montrer, qu'on me voie, c'est plus important que tout.


IV


«Méfie-toi, mon Freydet... Je connais ce coup-là, c'est le coup du racolage... Au fond, ces gens se sentent finis, en train de moisir sous leur coupole... L'Académie est un goût qui se perd, une ambition passée de mode... Son succès n'est qu'une apparence... Aussi, depuis quelques années, l'illustre compagnie n'attend plus le client chez elle, descend sur le trottoir et fait la retape. Partout, dans le monde, les ateliers, les librairies, les couloirs de théâtre, tous les milieux de littérature ou d'art, vous trouvez l'académicien racoleur souriant aux jeunes talents qui bourgeonnent: «L'Académie a l'oeil sur vous, jeune homme!...» Si le renom est déjà venu, si l'auteur en est à son troisième ou quatrième bouquin, comme toi, alors l'invite est plus directe: «Pensez à nous, mon cher, c'est le moment...» Ou brutalement, dans une bourrade affectueuse: «Ah ça! décidément, vous ne voulez pas être des nôtres?...» Le coup se fait aussi, mais plus insinuant, plus en douceur, avec l'homme du monde, traducteur de l'Arioste, fabricant de comédies de sociétés: «Hé! hé!... dites donc... mais savez-vous que...?» Et si le mondain se récrie sur son indignité, le peu de sa personne et de son bagage, le racoleur lui sort la phrase consacrée: «l'Académie est un salon...» Bon sang de Dieu! ce qu'elle a servi, cette phrase-là: «l'Académie est un salon... elle ne reçoit pas l'oeuvre seulement, mais l'homme...» En attendant, c'est le racoleur qui est reçu, choyé, de tous les dîners, de toutes les fêtes... Il devient le parasite adulé des espérances qu'il fait naître et qu'il a soin de cultiver...»

Ici, le bon Freydet s'indigna. Jamais son maître Astier ne se livrerait à des besognes aussi basses. Et Védrine haussant les épaules:

«Lui, mais c'est le pire de tous, le racoleur convaincu, désintéressé... Il croit à l'Académie; toute sa vie est là, et quand il vous dit: «Si vous saviez que c'est bon!» avec le clapement de langue qui savoure une pêche mûre, il parle comme il pense et son amorce est d'autant plus forte et dangereuse. Par exemple, une fois l'hameçon happé, bien ancré, l'Académie ne s'occupe plus de son patient, elle le laisse s'agiter, barboter... Voyons, toi, pêcheur, quand tu as pris une belle perche, un brochet de poids et que tu le files derrière ton bateau, comment appelles-tu ça?

—Noyer le poisson?...

—Tout juste! Regarde Moser... A-t-il bien une tête de poisson noyé!... dix ans qu'on le charrie à la remorque. Et de Salèle, et Guérineau... combien d'autres qui ne se débattent même plus.

—Mais enfin, on y entre, à l'Académie, on y arrive...

—Jamais à la remorque... Et puis, quand on réussit, la belle affaire! Qu'est-ce que ça rapporte?... de l'argent? pas tant que tes foins... La notoriété? Oui, dans un coin d'église grand comme un fond de chapeau... Encore si ça donnait du talent, si ceux qui en ont ne le perdaient pas une fois là, glacés par l'air de la maison. L'Académie est un salon, tu comprends; il y a un ton qu'il faut prendre, des choses qui ne se disent pas ou s'atténuent. Finies, les belles inventions; finis, les coups d'audace à se casser les reins. Les plus grouillants ne bougent plus, de peur d'un accroc à l'habit vert; c'est comme les petits qu'on endimanche: «Amusez-vous, mais ne vous salissez pas.» Ils s'amusent, je t'en réponds... Il leur reste, je sais bien, l'adulation des popotes académiques et des belles dames qui les tiennent. Mais c'est si ennuyeux! J'en parle par expérience, m'y étant laissé quelquefois traîner. Oui, comme dit le vieux Réhu, j'ai vu ça, moi!... Des pécores prétentieuses m'ont débité des phrases de Revue mal digérées qui leur sortaient du bec en banderoles comme aux personnages de rébus. J'ai entendu Mme Ancelin, cette bonne grosse mère bête comme un accident, glousser d'admiration aux mots de Danjou, des mots de théâtre, fabriqués au couteau, aussi peu naturels que les frisons de sa perruque...»

Freydet n'en revenait pas: Danjou, le pâtre du Latium, une perruque!

«Oh! seulement une demie, un breton... J'ai subi chez Mme Astier des lectures ethnographiques à tuer un hippopotame, et à la table de la duchesse, pourtant hautaine et prude, j'ai vu ce vieux singe de Laniboire, occupant la place d'honneur, grimacer des polissonneries qui, à tout autre qu'un immortel, auraient valu la porte avec un de ces mots à la Padovani, je ne te dis que ça... Le comique, c'est que la duchesse qui l'a fait entrer à l'Académie, ce Laniboire, qui l'a vu humble et piteux à ses pieds, priant, geignant pour être élu... «Nommez-le, disait-elle à mon cousin Loisillon, nommez-le pour m'en débarrasser...» Maintenant elle l'honore comme un Dieu, l'a toujours près d'elle à sa table, remplaçant son mépris de jadis par la plus plate admiration; ainsi le sauvage s'agenouille et tremble devant l'idole qu'il s'est taillée lui-même. Si je les connais, les salons académiques, niaiserie, cocasserie, vilaines petites intrigues!... Et tu irais te fourrer là-dedans? Je me demande pourquoi. Tu as la vie la plus belle du monde. Moi qui ne tiens à rien, je t'ai presque envié quand je t'ai vu à Clos-Jallanges avec ta soeur: la maison idéale à mi-côte, de hauts plafonds, des cheminées à entrer dedans tout entier, des chênes, des blés, des vignes, la rivière, une existence de gentilhomme campagnard comme on en trouve dans les romans de Tolstoï, pêche et chasse, de bons livres, un voisinage pas trop bête, des closiers pas trop voleurs, et pour l'empêcher de l'épaissir en ce perpétuel bien-être, le sourire de ta malade, si affinée, si vivante dans son fauteuil de blessée, si heureuse lorsque au retour d'une course en plein air tu lui lis quelque beau sonnet, des vers de nature, bien jaillis, écrits au crayon sur le bord de ta selle, ou le ventre dans l'herbe, comme nous voilà, moins cet horrible fracas de camions et de trompettes...»

Védrine fut forcé de s'interrompre. De lourds fardiers, chargés de famille, ébranlant le sol et les maisons, une éclatante sonnerie dans la caserne de dragons voisine, le rauque beuglement d'une sirène de remorqueur, un orgue, les cloches de Sainte-Clotilde, se rencontrèrent dans un de ces confusionnants tutti que forment par poussées les bruits d'une grande ville; et le contraste était saisissant de ce vacarme énorme et babylonien, que l'on sentait si proche, avec le champ sauvage d'avoines et de fougères, ombragé de hautes verdures, où les deux anciens Louis-le-Grand fumaient et causaient coeur à coeur.

C'était au coin du quai d'Orsay et de la rue de Bellechasse, sur cette terrasse ruinée de l'ancienne Cour des Comptes, envahie d'odorantes herbes folles, comme une carrière en plein bois quand vient le printemps. De grands massifs défleuris de lilas, des bosquets touffus de platanes et d'érables, poussés le long des balustres de pierre chargés de lierres et de clématites, faisaient un abri vert et serré où s'abattaient des pigeons, où tournaient des abeilles, où, sous un rayon de lumière blonde, apparaissait le calme et beau profil de Mme Védrine donnant le sein à sa toute petite, pendant que l'aîné chassait à coups de pierre des chats nombreux et panachés, gris, noirs, jaunes, qui sont comme les tigres de cette jungle en plein Paris.

«Et puisque nous parlons de tes vers... on se dit tout, n'est-ce pas, mon camarade?... ton livre, eh bien! ton livre, que je n'ai fait qu'entr'ouvrir, n'a pas la bonne odeur de muguet, de menthe sauvage que les autres m'apportaient. Il sent le laurier académique, ton Dieu dans la Nature, et je crains bien que, cette fois, ta jolie note à la Brizeux, toute ta grâce forestière, n'aient été sacrifiées, jetées en péage dans la gueule de Crocodilus.»

Ce surnom de Crocodilus que Védrine retrouvait au fond de sa mémoire écolière les amusa une minute. Ils voyaient Astier-Réhu dans sa chaire, le front fumant, la toque en arrière, une aune de ruban rouge sur le noir de sa toge, accompagnant de son geste solennel à grandes manches ses plaisanteries du répertoire: «Tirez, tirez, ils ont pissé partout!...» ou ses déclamations rondouillardes en style de Vicq d'Azir dont il devait plus tard occuper le fauteuil. Puis, comme Freydet, pris d'un remords de railler ainsi son vieux maître, vantait son oeuvre historique, tant d'archives remuées, tirées pour la première fois de la poussière:

«Rien du tout,» fit Védrine d'un parfait dédain. Pour lui, les archives les plus curieuses aux mains d'un imbécile n'avaient pas plus de signification que le fameux document humain quand c'est un sot romancier qui l'utilise. La pièce d'or changée en feuille morte!... Et s'animant: «Voyons, est-ce que cela constitue un titre d'historien, ce délayage de pièces inédites en de lourds in-octavo que personne ne lit, qui figurent dans les bibliothèques au rayon des livres instructifs, des livres pour l'usage externe... agiter avant de s'en servir!... Il n'y a que la légèreté française pour prendre ces compilations au sérieux. Ce que les Allemands et les Anglais nous blaguent!... Ineptissimus vir Astier-Réhu!... dit Mommsen dans une de ses notes.

—C'est même toi, gros sans-coeur, qui la fis lire au pauvre homme, cette note, et en pleine classe.

—Ah! J'en ai eu du babouin et du bélitre, presque autant que le jour où, fatigué de l'entendre nous répéter que la volonté était un cric, qu'on parvenait à tout avec ce cric, je lui jetai de mon banc en faisant sa voix: Et les ailes, monsieur Astier, et les ailes!»

Freydet se mit à rire, et, lâchant l'historien pour l'universitaire, il essayait de défendre Astier-Réhu comme professeur. Mais Védrine se montait encore:

«Oui, parlons-en, du professeur, un misérable dont l'existence s'est passée à détruire, à arracher dans des milliers d'intelligences la mauvaise herbe, c'est-à-dire l'original, le spontané, ces germes de vie qu'un maître doit, avant tout, entretenir et protéger... Ah! le saligaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés... Il y en avait qui résistaient au fer et à la bêche, mais le vieux s'acharnait des outils et des ongles, arrivait à nous faire tous propres et plats comme un banc d'école. Aussi regarde-les, ceux qui ont passé dans ses mains, à part quelques révoltés comme Herscher qui, dans sa haine du convenu, tombe à l'excessif et à l'ignoble, comme moi qui dois à cette vieille bête mon goût du contourné, de l'exaspéré, ma sculpture en sacs de noix, comme ils disent... tous les autres, abrutis, rasés, vidés...

—Eh bien! et moi? dit Freydet dans un navrement comique.

—Oh! toi, la nature t'a sauvé jusqu'à présent, mais, gare! si tu retombes sous la coupe de Crocodilus. Et dire qu'il y a des écoles nationales pour nous fournir de ce genre de pédagogues, dire qu'il y a des appointements pour ça, des décorations pour ça, et même l'Institut pour ça!...»

Couché de son long dans l'herbe folle, la tête sur son coude, balançant une fougère dont il s'abritait du soleil, Védrine proférait doucement ces choses violentes sans qu'un muscle agitât sa large face de dieu indien, bouffie et blanche, où de tout petits yeux rieurs réveillaient l'indolence et la songerie du visage.

L'autre l'écoutait effaré dans ses habitudes de vénération: «Mais, enfin, comment t'arranges-tu pour être l'ami du fils avec cette haine pour le père?

—Pas plus de l'un que de l'autre... Il m'intéresse, ce Paul Astier, avec son aplomb de gandin roué et sa tête de jolie coquine... Je voudrais vivre assez vieux pour voir ce qu'il deviendra...

—Ah! monsieur de Freydet, dit alors Mme Védrine se mêlant de sa place à la conversation, si vous saviez comme il exploite mon mari... Mais toute la restauration de Mousseaux, la galerie neuve sur la rivière, le pavillon de musique, la chapelle, c'est Védrine qui a tout fait; et le tombeau de Rosen! On lui payera seulement la sculpture, quand l'idée, l'arrangement, il n'y a pas ça qui ne soit de lui.

—Laisse... laisse...» fit l'artiste sans s'émouvoir. Pardieu! Mousseaux, jamais ce gamin-là n'aurait été fichu d'en retrouver une corniche sous la couche de bêtise que les architèques y déposaient depuis trente ans, mais le pays délicieux, la duchesse aimable et pas gênante, l'ami Freydet qu'on avait découvert à Clos-Jallanges... «Et puis, voilà, j'ai trop d'idées: elles me gênent, me dévorent... C'est me rendre service de m'alléger de quelques-unes... Mon cerveau ressemble à l'une de ces gares de bifurcation où des locomotives chauffent sur tous les rails, dans toutes les directions... Il a compris ça, ce jeune homme, les inventions lui manquent, il me chipe les miennes, les met au point de la clientèle, certain que je ne réclamerai jamais... Quant à être sa dupe!... Je le devine si bien lorsqu'il va me happer quelque chose... un air blagueur, des yeux indifférents, puis tout à coup une petite grimace nerveuse du coin de la bouche. C'est fait... dans le sac!... A part lui, il se dit sûrement: «Mon Dieu, que ce Védrine est niais!» Il ne se doute pas que je le guette, que je le savoure... Maintenant, fit le sculpteur en se levant, que je te montre mon paladin, puis nous visiterons la boîte... Elle est curieuse, tu verras.»

Quittant la terrasse pour entrer dans le palais, ils franchirent un perron circulaire de quelques marches, traversèrent une salle carrée, l'ancien secrétariat du Conseil d'État, sans parquets ni plafonds, tous les étages supérieurs effondrés, laissant voir le bleu du ciel entre les énormes traverses de fer, tordues par la flamme, qui divisaient les étages. Dans un coin, contre le mur où s'accrochaient de longs tuyaux de fonte envahis d'herbes grimpantes, une maquette en plâtre du tombeau de Rosen gisait en trois morceaux dans les orties et les gravats.

«Tu vois, dit Védrine, ou du moins non, tu ne peux pas voir...» et il lui décrivait le monument. Pas commode à contenter, cette petite princesse, en ses caprices tumulaires; il avait fallu des essais divers, des conceptions de sépultures égyptiennes, assyriennes, ninivites, avant d'arriver au projet de Védrine qui ferait crier les architectes mais ne manquerait pas de grandeur. Un tombeau militaire, une tente ouverte aux toiles relevées, laissant voir à l'intérieur, devant un autel, le sarcophage large, bas, taillé en lit de camp, où reposait le bon chevalier, croisé, mort pour son roi et sa foi; à côté de lui, l'épée brisée, et, à ses pieds, un grand lévrier étendu.

A cause de la difficulté du travail, de la dureté de ce granit dalmate auquel la princesse tenait expressément, Védrine avait dû prendre la masse et le ciseau, travailler sous la bâche au Père-Lachaise comme un manoeuvre; enfin, après beaucoup de temps et de peine, le morceau était debout: «Et cette jeune fripouille de Paul Astier en tirera beaucoup d'honneur...» ajouta le sculpteur en souriant sans la moindre amertume. Puis il souleva un vieux tapis fermant sur la muraille un trou qui avait été une porte, et fit passer Freydet dans l'énorme vestibule au plafond de planches, garni de nattes, de tentures sur les ruines, qui lui servait d'atelier. L'aspect et le fouillis d'un hangar ou plutôt d'une cour qu'on aurait couverte, car un figuier superbe montait dans une encoignure ensoleillée, tordait ses branches aux feuilles décoratives, et tout près, la carcasse d'un calorifère éclaté simulait un vieux puits enguirlandé de lierre et de chèvrefeuille. C'est là qu'il travaillait depuis deux ans, été comme hiver, dans les brumes du fleuve tout proche, les bises glacées et meurtrières, «sans même éternuer une fois,» affirmait-il, paisible et robuste comme un de ces grands artistes de la Renaissance dont il montrait le masque large et l'imaginative fécondité. Maintenant, par exemple, il en avait de la sculpture et de l'architecture, comme s'il venait d'écrire une tragédie! Sitôt sa figure livrée, payée, ce qu'il allait partir, remonter le Nil en dabbich avec sa smala, et peindre, peindre du matin au soir... Tout en parlant, il écartait un escabeau, une sellette, amenait son ami devant un énorme bloc ébauché: «Le voilà, mon paladin... dis franchement, comment la trouves-tu?»

Freydet était un peu effaré et gêné par les dimensions colossales du guerrier couché, plus grand que nature pour le proportionner à la hauteur de la tente et exagérant dans ce buste du plâtre la musculature violente qui donne aux oeuvres de Védrine, en horreur du léché, l'aspect incomplet, limoneux, préhistorique d'une belle oeuvre encore dans sa gangue; pourtant, à mesure qu'il regardait et comprenait mieux, l'immense statue dégageait pour lui cette force irradiante et attractive qui est le beau dans l'art.

«Superbe!» dit-il, l'accent convaincu. Et l'autre clignant ses yeux d'un bon rire:

«Pas à première vue, hein? Il faut s'y faire, à ma sculpture, et j'ai bien peur que la princesse, quand elle va voir cet affreux bonhomme...»

Paul Astier devait la lui amener dans quelques jours, une fois tout raboté, poli, prêt à partir pour la fonte; et cette visite l'inquiétait, car il connaissait le goût des femmes du monde, il entendait au salon, les jours à cent sous, ce jabotage en clichés qui court le long des Halles et s'ébat à la sculpture. Ce qu'elles mentent, ce qu'elles se forcent! il n'y a de sincère que leurs toilettes de printemps étrennées pour ce Salon qui leur donne l'occasion de les montrer.

«D'ailleurs, mon gros, continuait Védrine en entraînant son ami hors de l'atelier, de toutes les grimaces parisiennes, de tous les mensonges de société, il n'y en a pas de plus effronté, de plus comique que l'engouement pour les choses d'art. Une momerie à crever de rire, tous pratiquent et personne ne croit. C'est comme pour la musique... si tu les voyais, le dimanche...»

Ils enfilaient un long couloir en arcades, envahi lui aussi de cette végétation curieuse dont les germes apportés là des quatre coins du ciel, gonflaient, verdissaient le sol battu, jaillissaient d'entre les peintures des murailles crevées et noircies par la flamme; puis ils se trouvèrent dans la cour d'honneur, autrefois sablée, formant aujourd'hui un champ mêlé d'avoine, de plantin, mélilo et séneçon aux mille hampes et thyrses minuscules, au milieu duquel des planches limitaient un potager fleuri de tournesols, où mûrissaient des fraises, des potirons, un jardinet de squatter à la lisière de quelque forêt vierge, et, pour compléter l'illusion, une petite construction en briques y attenait.

«Le jardin du relieur et sa boutique,» dit Védrine désignant au-dessus de la porte entr'ouverte cette enseigne en lettres d'un pied:

ALBIN FAGE

Reliure en tous genres.

Ce Fage, relieur de la Cour des Comptes et du Conseil d'État, ayant obtenu de garder son logement échappé à l'incendie, était, avec la concierge, le seul locataire du palais. «Entrons chez lui un moment, dit Védrine... tu vas voir un bon type...» En approchant de la maison, il appela: «Hé! père Fage!...» Mais le modeste atelier de reliure était désert, l'établi devant la fenêtre, chargé de rognures, de grandes cisailles à carton, de registres verts cornés de cuivre sous une presse. La singularité de cet intérieur, c'est que le cousoir, la table en tréteaux, la chaise vide devant elle, les étagères sur lesquelles s'entassaient les livres et jusqu'au miroir à barbe pendu à l'espagnolette, tout était de petite dimension, à hauteur et à portée d'un enfant de douze ans; on aurait cru l'habitation d'un nain, d'un relieur de Lilliput.

«C'est un bossu, chuchotait Védrine à Freydet, et un bossu à femmes, qui se parfume et se pommade...» Une horrible odeur de salon de coiffure, essences de roses et de Lubin, se mêlait au relent de colle-forte qui prend à la gorge. Védrine appela encore une fois vers le fond où était la chambre; puis ils sortirent, Freydet s'amusant de cette idée d'un bossu Lovelace: «Il est peut-être en bonne fortune...

—Tu ris... Eh bien! mon cher, ce bossu se paye les plus jolies femmes de Paris, s'il faut en croire les murs de sa chambre tapissés de photographies signées, dédicacées: A mon Albin... à mon cher petit Fage... Et pas de souillons: des filles de théâtre, la haute bicherie. Il n'en amène jamais ici; mais de temps en temps, après une bordée de deux, trois jours, il vient, tout frétillant, me raconter à l'atelier, avec son hideux rictus, qu'il s'est offert un in-octavo superbe ou un joli petit in-douze, car c'est ainsi qu'il appelle ses conquêtes, selon le grand ou le moyen format.

—Et il est laid, tu dis?

—Un monstre.

—Sans fortune?

—Pauvre petit relieur, cartonneur, qui vit de son travail, de ses légumes... avec ça, intelligent, d'une érudition, d'une mémoire... Nous allons, sans doute, le trouver rôdant à quelque coin du palais... C'est un grand rêvassier, ce père Fage, comme tous les hommes à passion... Suis-moi, mais regarde à tes pieds... le chemin n'est pas toujours commode.»

Ils montaient un vaste escalier dont les premières marches tenaient encore, ainsi que la rampe toute rouillée, éclatée et tordue par endroits; puis brusquement l'en suivait un précaire pont de bois appuyé sur les traverses de l'escalier, entre de hautes murailles où se devinaient des restes de grandes fresques craquelées, mangées, couleur de suie, la croupe d'un cheval, un torse nu de femme, avec des titres à peine lisibles sur des cartouches dédorés: la Méditation... le Silence ... le Commerce rapproche les peuples.

Au premier étage, un long corridor, à voûte cintrée comme aux arènes d'Arles ou de Nîmes, se perdait entre des murs noircis, lézardés, éclairé çà et là de larges crevasses, montrant des débris de plâtre, de fonte, d'inextricables broussailles. A l'entrée de ce couloir la muraille portait: Corridor des huissiers. Ils le retrouvèrent à peu près semblable à l'étage au-dessus, seulement, ici, la toiture ayant cédé, ce n'était plus qu'une longue terrasse de broussailles montant aux arcades restées debout et retombant en lianes échevelées et battantes jusqu'au niveau de la cour d'honneur. Et l'on apercevait de là-haut les toits des maisons voisines, les murs blancs de la caserne rue de Poitiers, les grands platanes de l'hôtel Padovani balançant à leur cime des nids de corneilles, abandonnés et vides jusqu'à l'hiver, puis, en bas, la cour déserte, pleine de soleil, le petit jardin du relieur et son étroite maisonnette.

«Dis donc, mon vieux, y en a-t-il! y en a-t-il!... disait Védrine montrant à son camarade la flore sauvage, d'une exubérance, d'une variété si extraordinaires, dont le palais entier était envahi... si Crocodilus voyait ça, quelle colère!» Tout à coup se reculant: «C'est trop fort, par exemple...»

En bas, vers la maison du relieur, venait d'apparaître Astier-Réhu reconnaissable à sa longue redingote vert serpent, à son haute-forme élargi et plat; célèbre sur la rive gauche, ce chapeau jeté en arrière sur des boucles grises, auréolant l'archange du baccalauréat, Crocodilus en personne. Il s'entretenait assez vivement avec un tout petit homme, tête nue et luisant de cosmétique, sanglé dans un veston clair où saillait, comme une coquetterie, la difformité de son dos. On ne pouvait entendre leurs paroles, mais Astier semblait très animé, agitant sa canne, penchant sa taille vers la face du petit être très calme au contraire, l'air réfléchi, ses deux grandes mains en arrière croisées sous sa bosse.

«Il travaille donc pour l'Institut, cet avorton?» demanda Freydet qui se rappelait maintenant ce nom de Fage prononcé par son maître. Védrine ne répondit pas, attentif à la mimique des deux hommes dont la discussion venait de s'interrompre brusquement, le bossu rentrant chez lui avec un geste de dire: «Comme vous voudrez...» tandis qu'Astier-Réhu gagnait à grands pas furieux la sortie du palais vers la rue de Lille, puis, hésitant, revenait vers la boutique dont la porte se refermait sur lui.

«C'est drôle, murmurait le sculpteur... Pourquoi Fage ne m'a-t-il jamais dit?... Quel abîme, ce petit homme!... Après tout, peut-être font-ils leurs farces ensemble... la chasse à l'in-12 et à l'in-8o.

—Oh! Védrine.»


Freydet, sa visite faite, remontait lentement le quai d'Orsay, songeant à son livre, à ses ambitions académiques, fortement secouées par les rudes vérités qu'il venait d'entendre. Comme on change peu, tout de même! Comme on est de bonne heure ce qu'on sera!... A vingt-cinq ans de distance, sous les rides, les poils gris, tous les postiches dont l'existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se retrouvaient identiques à ce qu'ils étaient sur leur banc de classe: l'un violent, exalté, toujours en révolte; l'autre docile, hiérarchique, avec un fond d'indolence qui s'était développé au calme des champs. Après tout, Védrine avait peut-être raison: même avec l'assurance de réussir, cela valait-il de tant s'agiter? Surtout il s'effrayait pour sa soeur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu'il ferait ses démarches et visites de candidat. Rien que pour quelques jours d'absence elle s'alarmait, s'attristait, lui avait écrit le matin une lettre navrante.

A ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l'aspect des faméliques attendant, de l'autre côté de la chaussée, qu'on leur distribue des restes de soupe. Venus longtemps d'avance, de peur de perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des cheveux, des barbes d'hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en troupeau, guettant jusqu'au fond de la grande cour militaire l'arrivée des gamelles et le signe de l'adjudant qui leur en permettrait l'approche. Et c'était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d'yeux de fauves, de mufles affamés tendus avec la même expression animale vers ce portail large ouvert.

«Que faites-vous donc là, mon cher enfant?» Astier-Réhu, radieux, avait passé son bras sous celui de son élève. Il suivit le geste du poète lui montrant, sur le trottoir en face, ce navrant tableau parisien. «En effet..., en effet...» Mais ses gros yeux de pédagogue ne savaient rien voir que dans les livres, sans notion directe ni émue des choses de la vie. Même, à sa façon d'enlever Freydet, de lui dire en l'entraînant: «Accompagnez-moi donc jusqu'à l'Institut,» on sentait que le maître désapprouvait ces musarderies de la rue, voulait qu'on fût plus sérieux que cela. Et doucement appuyé au bras du disciple préféré, il lui contait sa joie, son ravissement, la miraculeuse trouvaille qu'il venait de faire: une lettre de la grande Catherine à Diderot sur l'Académie, et cela, juste à l'approche de son compliment au grand-duc. Il comptait la lire en séance, cette merveille des merveilles, peut-être même offrir à Son Altesse, au nom de la Compagnie, l'autographe de son aïeule. Le baron Huchenard en crèverait de male envie.

«A propos, vous savez, mes Charles-Quint?... Calomnie, pure calomnie... J'ai là de quoi le confondre, ce Zoïle!» De sa grosse main courte, il frappait sur le maroquin d'une lourde serviette et, dans l'expansion de sa joie, voulant que Freydet fut heureux aussi, il le ramenait à leur conversation de la veille, à sa candidature au premier fauteuil vacant. Ce serait si charmant, le maître et l'élève, assis tous deux côte à côte sous la coupole! «Et vous verrez que c'est bon, comme on est bien ... on ne peut se le figurer avant d'y être.» A l'entendre, il semblait qu'une fois là, ce fût fini des tristesses, des misères de la vie. Elles battaient le seuil sans entrer. On planait très haut, dans la paix, dans la lumière, au-dessus de l'envie, de la critique, consacré. Tout! on avait tout, on ne désirait plus rien... Ah! l'Académie, l'Académie, ses détracteurs en parlaient sans la connaître, ou par rage jalouse de n'y pouvoir entrer, les babouins!...

Sa forte voix sonnait, faisait retourner le monde tout le long du quai. Quelques-uns le reconnaissaient, prononçaient le nom d'Astier-Réhu. Sur le pas de leurs boutiques, les libraires, les marchands de curiosités et d'estampes, habitués à le voir passer à des heures régulières, saluaient d'un respectueux mouvement de retraite.

«Freydet, regardez ça!...» Le maître lui montrait la palais Mazarin devant lequel ils arrivaient... «Le voilà, mon Institut, le voilà comme il m'apparaissait dès mon plus jeune âge, en écusson sur la couverture des Didot. Dès lors, je m'étais dit: «J'y entrerai...» et j'y suis entré... A votre tour de vouloir, cher enfant... à bientôt...»

Il franchit d'un pas alerte le portail à gauche du corps principal, s'élança dans une suite de grandes cours pavées, majestueuses, pleines de silence, où son ombre s'allongeait.

Il avait disparu que Freydet regardait encore, repris, immobile, et sur sa bonne figure hâlée et pleine, dans ses yeux globuleux et doux, il y avait la même expression qu'aux mufles d'hommes-chiens, là-bas, devant la caserne, attendant la soupe. Désormais, en regardant l'Institut, sa figure prendrait toujours cette expression-là.


V


Ce soir, dîner de gala, puis réception intime à l'hôtel Padovani. Le grand-duc Léopold reçoit à la table de «sa parfaite amie,» comme il appelle la duchesse, quelques membres triés des différentes sections de l'Institut, et rend ainsi aux cinq Académies la politesse de leur accueil, les coups d'encensoir de leur directeur. Comme toujours, chez l'ancienne ambassadrice, le monde diplomatique est avantageusement représenté, mais l'Institut prime tout, et la place même des convives précise l'intention du dîner. Le grand-duc, assis en face de la maîtresse de maison, a Madame Astier à sa droite, à sa gauche la comtesse de Foder, femme du premier secrétaire de l'ambassade finlandaise, faisant fonction d'ambassadeur. La droite de la duchesse est occupée par Léonard Astier, la gauche par Monseigneur Adriani, nonce du Pape; puis suivent et s'alternent le baron Huchenard pour les Inscriptions et Belles-Lettres, Mourad-Bey ambassadeur de Turquie, le chimiste Delpech de l'Académie des Sciences, le ministre de Belgique, le musicien Landry de l'Académie des beaux-arts, Danjou, l'auteur dramatique, un des cabotins de Picheral, enfin le prince d'Athis, qui, par son double titre de ministre plénipotentiaire et de membre de l'Académie des sciences morales et politiques, donne bien la note à deux teintes du salon. En bout de table, le général aide de camp de Son Altesse, le jeune garde-noble comte Adriani, neveu du Nonce, et Lavaux, l'indispensable, l'homme de toutes les fêtes.

Le féminin manque d'agrément. Rousse et vive, toute menue, engoncée de dentelles jusqu'au bout de son petit nez pointu, la comtesse de Foder a l'air d'un écureuil enrhumé. La baronne Huchenard, moustachue, sans âge, donne l'impression d'un vieux monsieur décolleté, très gras. Madame Astier, en robe de velours demi-ouverte, un cadeau de la duchesse, sacrifie à sa chère Antonia la joie qu'elle aurait à montrer ses bras, ses épaules, ce qui lui reste; et grâce à cette attention, la duchesse Padovani semble, à table, la seule femme. Grande, blanche, dans sa robe de chez Chose, une toute petite tête aux beaux yeux dorés, orgueilleux et mobiles, des yeux de bonté, de tendresse et de colère, sous de longs sourcils noirs presque rejoints, le nez court, la bouche voluptueuse et violente, et l'éclat d'un teint de jeunesse, d'un teint de femme de trente ans, qu'elle doit à l'habitude de passer l'après-midi au lit quand elle reçoit le soir ou va dans le monde. Ayant vécu longtemps dehors, ambassadrice à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Constantinople, autorisée à donner le ton de la mode française, elle a gardé quelque chose de doctoral, d'informé, que les parisiennes lui reprochent, car elle leur parle en sa penchant comme à des étrangères, leur explique tout ce qu'elles savent aussi bien qu'elle-même. La duchesse continue à représenter Paris chez les Kurdes, dans son salon de la rue de Poitiers, et c'est le seul défaut de cette noble et rayonnante personne.

Malgré la presque absence de femmes, de ces claires toilettes découvrant les bras et les épaules, qui alternent si bien dans la monotonie des habits noirs, miroitantes de brillants et de fleurs, la table a pour s'égayer la soutane violette du nonce à large ceinture de moire, la chechia pourpre de Mourad-Bey, la tunique rouge du garde-noble au collet d'or, à broderies bleues et galons d'or sur la poitrine où luit en plus l'énorme croix de la légion d'honneur, que le jeune italien a reçue le matin même, l'Élysée ayant cru devoir récompenser l'heureuse mission du porteur de barrette. Puis, partout les taches vertes, bleues, rouges des cordons, l'argent mat et les feux en étoiles des brochettes et des plaques.

Dix heures. Le dîner touche à sa fin, sans une fleur froissée aux bordures odorantes des surtouts et des couverts, sans une parole plus haute, un geste plus animé. Pourtant la chère est exquise à l'hôtel Padovani, une des rares tables de Paris où il y ait encore du vin. On sent quelqu'un de gourmand, dans la maison, et non pas la duchesse, vraie mondaine française, trouvant toujours le dîner bon quand elle a une robe seyante à sa beauté, quand le service est paré, fleuri, décoratif; mais l'attentif de Madame, le prince d'Athis, palais raffiné, estomac fini, rongé par les cuisines de cercle et qui ne se nourrit pas exclusivement de vaisselle plate ni de la vue des livrées de gala à mollets blancs irréprochables. C'est pour lui que le soin des menus compte parmi les préoccupations de la belle Antonia, pour lui les nourritures montées et l'ardeur des grands vins de côte qui, ce soir, franchement, n'ont guère allumé la table.

Même torpeur, même réserve gourmée au dessert qu'aux hors-d'oeuvre, à peine une rougeur aux joues et aux nez des femmes. Un dîner de poupées de cire, officiel, majestueux, de ce majestueux qui s'obtient surtout avec de l'espace dans le décor, des hauteurs de plafonds, des siéges très écartés supprimant l'intimité du coude à coude. Un froid noir, profond, un froid de puits, passe entre les couverts malgré la tiède nuit de juin dont le souffle venu des jardins par les persiennes entrecloses gonfle doucement les stores de soie. On se parle de haut, de loin, du bout des lèvres, le sourire immobile et figé; et, des choses qui se disent, pas une qui ne soit un mensonge et ne retombe sur la nappe, banale et convenue, parmi les facticités du dessert. Les phrases restent masquées comme les visages, et c'est heureux, car si chacun se découvrait à cette minute, laissait voir sa pensée du fond, quel désarroi dans l'illustre société!

Le grand-duc, large face blafarde entre des favoris trop noirs taillés en boulingrin, tête de souverain pour journaux illustrés, tandis qu'il interroge avidement le baron Huchenard sur son récent ouvrage, songe en lui-même: «Mon Dieu! que ce savant m'ennuie avec ses huttes en forme d'arbre... Comme on serait bien mieux au ballet de Roxelane où danse cette petite Déa que j'adore!... L'auteur de Roxelane est ici, me dit-on, mais c'est un vieux monsieur très vilain, tris triste... Oh! les jambes, le tutu de ma petite Déa.»

Le nonce, grand nez, lèvres minces, spirituelle figure romaine aux yeux noirs dans un teint de bile, écoute aussi, penché de côté, l'historique de l'habitation humaine et songe en regardait ses ongles luisants comme des coquillages: «J'ai mangé ce matin à la nonciature un délicieux misto-frito qui m'est resté sur l'estomac... Gioachimo a trop serré ma ceinture... Je voudrais bien être sorti de table.»

L'ambassadeur de Turquie, lippu, jaune, abruti, son fez jusqu'aux yeux, la nuque en avant, verse à boire à la baronne Huchenard et se dit: «Ces roumis sont abominables d'amener leurs femmes dans le monde à cet état de décomposition... le pal, plutôt le pal, que de laisser croire que cette grosse dame ait jamais couché avec moi!» Et sous le sourire minaudier de la baronne remerciant Son Excellence, il y a: «Ce turc est ignoble, il me dégoûte.»

Ce que dit tout haut Mme Astier n'a pas non plus de rapport avec sa préoccupation intime: «Pourvu que Paul n'ait pas oublié d'aller chercher bon papa... l'effet sera joli de l'aïeul appuyé à l'épaule de son arrière-petit-fils... Si nous pouvions décrocher quelque commande à Son Altesse...» Puis, regardant tendrement la duchesse: «Elle est en beauté, ce soir... de bonnes nouvelles, sans doute, pour son ambassade... Jouis de ton reste, ma fille; Samy sera marié dans un mois...»

Mme Astier ne s'est pas trompée. Le grand-duc, en arrivant, annonçait à sa parfaite amie la promesse de l'Élysée pour d'Athis, c'est l'affaire de quelques jours. La duchesse est folle d'une joie contenue qui l'illumine en dessous, la pare d'un éclat extraordinaire. Voilà ce qu'elle a fait de l'homme aimé, où elle l'a conduit!... Et déjà elle projette son installation personnelle à Pétersbourg, un hôtel sur la Perspective, pas trop loin de l'ambassade, pendant que le prince, blême, la joue fripée, le regard perdu—ce regard dont Bismarck n'a jamais supporté le scrutement—comprimant sur sa lèvre méprisante le double sourire, sibyllin et dogmatique, de la Carrière et de l'Académie, songe en lui-même: «Il faut maintenant que Colette se décide... elle viendrait là-bas, on se marierait sans bruit à la chapelle des pages... tout serait fini et irréparable quand la duchesse l'apprendrait.»

Et d'un convive à l'autre, mille pensées incongrues, bouffonnes, disparates, circulent ainsi sous la même enveloppe gommée. C'est la satisfaction béate de Léonard Astier qui a reçu le matin même l'ordre de Stanislas, deuxième classe, en retour de l'hommage fait à Son Altesse d'un exemplaire de son discours portant, épinglé en première page, l'autographe de la grande Catherine, très ingénieusement enchâssé dans le compliment de bienvenue. Cette lettre, qui a eu les honneurs de la séance, occupe les journaux depuis deux jours, retentit par toute l'Europe, répercutant le nom d'Astier, de sa collection, de son oeuvre, dans un de ces assourdissants et disproportionnés échos de montagne que la multiplicité de la presse vaut à tous les événements contemporains. Maintenant le baron Huchenard peut essayer de ronger, de mordre et marmotter avec son ton doucereux: «J'appelle votre attention, mon cher collègue...» On ne l'écoutera plus. Et comme il sent bien cela, le prince des autographiles, quel regard enragé il tourne vers le cher collègue entre deux phrases de son boniment scientifique, que de venin dans tous les creux de sa longue figure en biseau, poreuse comme une pierre ponce!

Le beau Danjou rage, lui aussi, mais pour un autre motif que le baron: la duchesse n'a pas invité sa femme. Cette exclusion le blesse dans son amour-propre de mari, ce second foie plus douloureux que l'autre; et malgré son désir de briller pour le grand-duc, la provision de mots qu'il avait apportés, presque inédits, lui reste dans la gorge. Un autre encore qui sourit de travers, c'est le chimiste Delpech que l'Altesse, au moment des présentations, a félicité de ses travaux sur les caractères cunéiformes, le confondant avec son collègue de l'Académie des Inscriptions. Il faut dire qu'en dehors de Danjou, dont les comédies sont populaires à l'étranger, le grand-duc n'a jamais entendu parler des célébrités académiques présentes à ce dîner. Lavaux, le matin même, a fabriqué avec l'aide de camp une série de petits menus portant le nom de chaque invité et la nomenclature de ses principaux ouvrages. Que Son Altesse ne se soit pas plus embrouillée dans la série des compliments, voilà qui prouve un fier à-propos et une mémoire princière. Mais la soirée n'est pas finie, d'autres gloires académiques vont apparaître, déjà de sourds roulements de voitures, des claquements de portières jetées retentissent sous le porche, Monseigneur pourra se rattraper.

En attendant, d'une voix molle, lente, cherchant ses mots dont la moitié lui passe par le nez et s'y égare, Son Altesse discute un point d'histoire avec Astier-Réhu à propos de la lettre de Catherine II. Depuis longtemps les aiguières à mains ont fait le tour de la nappe, personne ne boit ni ne mange plus; on ne respire plus même, de peur d'interrompre la conférence, toute la table hypnotisée, soulevée, et par un curieux phénomène de lévitation, littéralement pendue aux lèvres impériales. Tout à coup l'auguste nasillement s'arrête, et Léonard Astier, qui résistait pour la forme, pour rendre plus éclatant le triomphe de son adversaire, jette ses bras comme des armes brisées, disant d'un air convaincu: «Ah! Monseigneur, vous m'avez fait quinaud...» Le charme est rompu, la table sur ses pieds, on se lève dans un léger brouhaha d'admiration, des portes battent, la duchesse a pris le bras du grand-duc, Mourad-Bey celui de la baronne; et tandis qu'avec un frôlement de jupes, de chaises reculées, l'assistance s'égrène à la file, passe dans les salons, Firmin, le maître d'hôtel, grave, le menton haut, suppute à part lui: «Ce dîner, partout ailleurs, m'aurait valu mille francs de gratte... mais avec elle, va-t'en voir!... pas même trois cents francs...» Puis, tout haut, comme un crachat sur la traîne de la fière duchesse: «Carne, va!...»

«Que Votre Altesse me permette... mon grand-père, M. Jean Réhu, doyen des cinq Académies.»

Le timbre suraigu de Mme Astier sonne dans les grands salons allumés, presque déserts, où sont arrivés déjà les intimes admis à la soirée; elle crie très fort pour que bon-papa comprenne à qui il est présenté et réponde en conséquence. Il a fière mine, le vieux Réhu, dressant sa longue taille, portant droite encore sa petite tête créole devenue noire avec l'âge et toute gercée. Appuyé au bras de Paul Astier élégant et charmant, sa fille de l'autre côté, Astier-Réhu derrière eux, la famille ainsi groupée présente une scène sentimentale à la Greuze qu'on se figurerait volontiers sur une de ces hautes lisses claires qui tendent les murs du salon et dont l'extraordinaire vieillard est presque contemporain. Le grand-duc, très touché, cherche une parole heureuse; mais l'auteur des Lettres à Uranie ne figure pas sur ses menus. Il s'en tire par quelques phrases vagues, auxquelles le vieux Réhu, croyant qu'on l'interroge sur son âge comme d'habitude, répond: «Quatre-vingt-dix-huit ans dans quinze jours, Altesse...» Puis il ajoute, ce qui ne rime pas davantage aux félicitations encourageantes du grand-duc: «Pas depuis 1803, monseigneur... la ville doit être bien changée...» Et pendant que s'échange ce singulier dialogue, Paul chuchote à sa mère: «Tu le reconduiras, si tu veux; moi, je ne m'en charge plus... Il est d'une humeur de loup... En voiture, tout le temps, il m'envoyait des coups de pied dans les jambes... pour détirer ses nerfs, disait-il.» Lui-même, le jeune Paul a la voix cruellement nerveuse et cassante, ce soir, quelque chose de serré, de contracturé sur sa figure douce, que sa mère connaît bien, qu'elle a vu tout de suite quand elle est entrée. Qu'y a-t-il encore? Elle le surveille, essaie de lire dans ses yeux clairs qui se dérobent impénétrables, seulement plus aigus, plus durs.

Et le froid du dîner, le froid solennel continue, circule parmi les invités qui se groupent çà et là, les quelques femmes en cercle sur des siéges bas, les hommes debout, arrêtés ou marchant, mimant des conversations profondes avec la visible préoccupation d'attirer les regards de Son Altesse. C'est pour elle que le musicien Landry rêve au coin de la cheminée, levant son front génial et sa barbe d'apôtre, et qu'à l'autre angle Delpech le savant médite, le menton dans la main, anxieux, penché, des fronces au sourcil, comme s'il surveillait un mélange détonant.

Le philosophe Laniboire, fameux par sa ressemblance avec Pascal, rôde aussi, passe et repasse devant le canapé où monseigneur est en proie à Jean Réhu; on a oublié de le présenter, et, piteux, son grand nez s'allonge, quête à distance, semble dire: «Mais voyez donc si ce n'est pas le nez de Pascal!» Et vers le même canapé Mme Eviza filtre entre ses paupières à peine décloses un regard qui promet tout, quand monseigneur voudra, où et comme il voudra, pourvu que monseigneur vienne chez elle, qu'on le voie à son prochain lundi. Ah! le décor a beau changer, la pièce sera toujours la même: vanité, bassesse, aptitude aux courbettes, courtisanesque besoin de s'avilir, de s'aplatir! Il peut nous en venir, des visites impériales: nous avons à l'ancien garde-meuble tout ce qu'il faut pour les recevoir.

«Général!

—Votre Altesse?

—Je n'arriverai jamais pour la ballet...

—Mais, pourquoi restons-nous là, monseigneur?

—Je ne sais quoi... une surprise... on attend que le nonce soit parti...»

Ils murmurent ces quelques mots du bout des lèvres, sans se regarder, sans qu'un muscle anime leurs faces officielles, l'aide de camp assis près de son maître dont il imite le nasillement, le geste rare et la posture immobile au bord du divan, le bras arrondi sur la hanche, raide comme à la parade ou sur le devant de la loge impériale au théâtre Michel. Debout, devant eux, le vieux Réhu ne veut pas s'asseoir, ni cesser de parler, de remuer ses poudreux souvenirs de centenaire. Il a tant connu de gens, s'est habillé de tant de modes différentes! et plus c'est loin, mieux il se rappelle. «J'ai vu ça, moi.» Il s'arrête une minute à la fin de chaque anecdote, les yeux au lointain, vers le passé fuyant, puis repart sur une autre histoire. Il était chez Talma, à Brunoy, ou dans le boudoir de Joséphine, plein de boîtes à musique, de colibris en brillants, gazouillant et battant des ailes. Le voici qui déjeune avec Mme Tallien, rue de Babylone. Il la dépeint nue jusqu'aux flancs, ses beaux flancs en galbe de lyre, un long pagne de cachemire battant ses jambes à cothurnes, les épaules recouvertes par les cheveux frisés et tombants. Il a vu cela, lui, toute cette chair d'espagnole, grassouillette et pâle, nourrie de blancs-mangers; et ce souvenir fait grésiller ses petits yeux sans cils au fond de leurs orbites.

Dehors sur la terrasse, dans la nuit tiède du jardin, on cause à mi-voix, des rires étouffés traversent l'ombre où les cigares font un cercle de points rouges. C'est Lavaux qui s'amuse à demander au jeune garde-noble pour Danjou et Paul Astier l'histoire de la barrette et du zucchelo: «Monsignor il me dit: Popino...

—Et la dame, comte, la dame de la gare?...

—Cristo, qu'elle était bella!» dit l'Italien d'une voix sourde; et, tout de suite, pour corriger ce qu'il y a de trop goulu dans son aveu, il ajoute doucereusement: «Sympathica, surtout, sympathica!...» Belles et sympathiques, toutes les parisiennes lui semblent ainsi. Ah! s'il n'était pas obligé de reprendre son service... Et mis en verve par les vins de France, il raconte sa vie aux gardes-nobles, les bonis du métier, l'espoir qu'ils ont tous en entrant là de faire un beau mariage, de conquérir, un jour d'audience pontificale, quelque riche anglaise catholique, ou la fanatique espagnole venue de l'Amérique du sud pour apporter son offrande au Vatican. «L'ouniforme est zouli, comprenez; et pouis les enfortounes del Saint-Père cela nous donne à nous autres ses soldats oun prestigio roumanesque, cevaleresque, qualque sose qui plaît aux dames zénéralementé.»

C'est vrai qu'avec sa jeune tête virile, ses broderies d'or doucement brillantes sous la lune, son collant de peau blanche, il rappelle les héros de l'Arioste ou du Tasse.

«Eh bien! mon cher Pepino, dit le gros Lavaux de son ton raillard et mauvais chien, la belle affaire que vous cherchez, vous l'avez tout près d'ici, sous la main...

Comé!... sous la main!...»

Paul Astier tressaille et tend l'oreille. Dès qu'on parle d'un riche mariage, il croit qu'on veut lui souffler le sien.

«La duchesse, parbleu!... Le vieux Padovani est à sa dernière attaque...

Ma... lé prince d'Athis?...

—Jamais il ne l'épousera...»

On peut croire Lavaux, qui est l'ami du prince, de la duchesse aussi du reste, mais qui dans la très prochaine craqûre du ménage s'est mis du côté qu'il suppose le plus solide: «Allez-y donc carrément, mon cher comte... Il y a là de l'argent, beaucoup d'argent... des relations ... la femme pas trop décatie...

—Cristo! qu'elle est bella!...» soupire l'autre.

Danjou ricane: «Sympathique, surtout.»

Et le garde-noble, après un court étonnement, ravi de se rencontrer avec un académicien de tant d'esprit: «Si, si... sympathica ... precisamenté ... zé me le pensais...

—Et puis, reprend Lavaux, si vous aimez les eaux de teinture, postiches, bandages, sous-ventrières, vous serez servi... On la dit bardée, ceinturée de cuir et de fer en dessous... la meilleure cliente de Charrière...»

Il parle tout haut, sans aucune gêne, en face de la salle à manger dont la porte-fenêtre entr'ouverte éclaire sa large face rubiconde et cynique d'affranchi, de parasite, et souffle encore une haleine chaude de truffes, de salmis, tout le somptueux dîner qu'il vient de faire et qu'il éructe en basses et ignobles calomnies. Tiens! les voilà, tes truffes farcies; les voilà, tes gélinotes et tes «châteaux» à vingt francs le verre. Ils se sont mis à deux, Danjou et lui, pour cette partie de débinage très reçue dans la société. Et ils en savent, et ils en racontent. Lavaux lance l'ordure, Danjou la repaume; et l'ingénu garde-noble, ne sachant au juste ce qu'il faut croire, essayant de rire, le coeur étreint à l'idée que la duchesse pourrait les surprendre, éprouve un vrai soulagement en entendant son oncle qui l'appelle à l'autre bout de la terrasse: «Oh!... Pépino...» La nonciature se couche de bonne heure et lui fait expier en sagesse les mésaventures de la barrette.

«Bonne nouit, messieurs.

—Bonne chance, jeune homme.»

Le nonce est parti. Vite, la surprise! Sur un signe de la duchesse, l'auteur de Roxelane se met au piano, traîne sa barbe sur les touches en plaquant deux moelleux accords. Aussitôt, là-bas, tout au fond, les hautes portières s'écartent, et dans l'enfilade des salons étincelants s'avance au petit trot, sur la pointe de ses souliers dorés, une délicieuse brunette en maillot de danse et jupes ballonnées, menée au bout des doigts par un sombre personnage aux cheveux roulés, à la face macabre coupée d'une longue moustache en bois noirci. Déa, Déa, la folie du jour, le jouet à la mode, et avec elle son professeur Valère, chef de la danse à l'Opéra. On a commencé ce soir par Roxelane, et, toute chaude encore du triomphe de sa sarabande, la petite vient la danser une seconde fois pour l'hôte impérial de la duchesse.

De surprise plus agréable, la parfaite amie n'aurait su vraiment en imaginer. Avoir là, devant soi, pour soi, presque dans la figure, ce joli tourbillon de tulle, ce souffle haletant, jeune et frais, entendre tous les nerfs tendus du petit être craquer, vibrer comme les écoutes d'une voile, quelles délices! et monseigneur n'est pas seul à les savourer. Dès la première pirouette, les hommes se sont rapprochés, formant un cercle brutal et serré d'habits noirs en dehors duquel les rares femmes présentes en sont réduites à regarder de loin. Le grand-duc est confondu, bousculé dans cette presse, car à mesure que se précipite la sarabande, le cercle se rétrécit, jusqu'à gêner l'évolution de la danse; et, penchés, soufflant très fort, académiciens et diplomates, la nuque avancée, leurs cordons, leurs grand-croix ballant comme des sonnailles, montrent des rictus de plaisir qui ouvrent jusqu'au fond des lèvres humides, des bouches démeublées, laissent entendre de petits rires semblables à des hennissements. Même le prince d'Athis humanise la courbe méprisante de son profil devant ce miracle de jeunesse et de grâce dansante qui, du bout de ses pointes, décroche tous ces masques mondains; et le turc Mourad-Bey qui n'a pas dit un mot de la soirée, affalé sur un fauteuil, maintenant gesticule au premier rang, gonfle ses narines, désorbite ses yeux, pousse les cris gutturaux d'un obscène et démesuré Caragouss. Dans ce frénétisme de vivats, de bravos, la fillette volte, bondit, dissimule si harmonieusement le travail musculaire de tout son corps que sa danse paraîtrait facile, la distraction d'une libellule, sans les quelques points de sueur sur la chair gracile et pleine du décolletage et le sourire en coin des lèvres, aiguisé, volontaire, presque méchant, où se trahit l'effort, la fatigue du ravissant petit animal.

Paul Astier, qui n'aime pas la danse, est resté à fumer sur la terrasse. Les applaudissements lui arrivent lointains avec les grêles accords du piano, accompagnement d'une songerie profonde où il voit clair peu à peu en lui-même, comme il aperçoit, ses yeux se faisant à l'ombre, les grands fûts des arbres du jardin, leurs feuillages frémissants, le treillage fin et serré d'une façade dans le goût ancien appuyée au mur du fond, en perspective... C'est dur, d'arriver; il en faut, du souffle, pour atteindre ce qu'on vise, ce but que l'on croit toucher, toujours reculé, toujours plus haut... Cette Colette! à chaque instant, il semble qu'elle va lui tomber dans les bras; puis quand il revient, c'est à recommencer, une conquête à refaire. On dirait qu'en, son absence quelqu'un s'amuse à détruire son ouvrage. Qui?... Le mort, pardi! ce sale mort... Il faudrait être là du matin au soir, près d'elle; mais comment faire, avec la vie, les corvées, tant de courses pour l'argent?

Un pas léger, un frôlement épais de velours, c'est sa mère qui le cherche et s'inquiète: Pourquoi ne vient-il pas au salon avec tout le monde? Elle s'accoude au balustre près de lui, veut savoir ce qui le préoccupe.

«Rien, rien...» Puis pressé, questionné: Eh bien! il a... il a... qu'il en a assez de cette vie de crevage de faim. Toujours des billets, des protêts... Boucher un trou pour en rouvrir un autre... Il est à bout, il n'en peut plus, là!...

Du salon viennent de grands cris, des rires fous, et la voix blanche de Valère, le chef de la danse, faisant mimer à Déa la charge d'un ballet vieux style: «Un battement... deux battements... l'Amour méditant un larcin...»

«Qu'est-ce qu'il te faut? chuchote la mère toute tremblante. Jamais elle ne l'a vu ainsi.

—Non, inutile, tu ne pourrais pas... c'est trop lourd.»

Elle insiste: «Combien?

—Vingt mille!...» et chez l'huissier demain, avant cinq heures ... sans quoi, la saisie, la vente, un tas de malpropretés dont, plutôt que d'avoir la honte... Il mâchonne rageusement son cigare et ses mots: «... mieux me faire sauter le caisson.»

Ah! il n'en faut pas plus: «Tais-toi, tais-toi... demain avant cinq heures...» Et des mains passionnées, furieuses, se jettent à ses lèvres pour en arracher, pour y renfoncer l'horrible parole de mort.


VI

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