L'Immortel: Moeurs parisiennes
De la nuit, elle ne dormit pas, avec l'affreux lancinement de ce chiffre en travers du crâne: Vingt mille francs! Vingt mille francs! Où les trouver? à qui écrire? Et si peu de temps devant elle. Des noms, des figures passaient en éclair, traversaient un instant au plafond le reflet bleuâtre de la veilleuse pour s'évanouir et faire place à d'autres noms, d'autres figures qui disparaissaient aussi vite. Freydet? Elle venait de s'en servir... Samy? sans le sou jusqu'à son mariage... Puis, quoi! Est-ce qu'on emprunte vingt mille francs, est-ce qu'on les prête? Il fallait ce poète de province... A Paris, dans la «Société» l'argent ne joue qu'un rôle occulte. On est censé en avoir, vivre au-dessus de ces misères comme dans les comédies distinguées. Manquer à cette convention, ce serait s'éliminer soi-même de la bonne compagnie.
Et pendant que Mme Astier songeait dans la fièvre, le large dos de son mari soulevé d'un souffle égal s'arrondissait à côté d'elle. Une des tristesses de leur vie à deux, ce lit bourgeoisement partagé où ils dormaient depuis trente ans côte à côte, sans rien de commun que leurs draps; mais jamais l'indifférence de son morne compagnon de litière ne l'avait ainsi révoltée, indignée. L'éveiller? à quoi bon? Lui parler de l'enfant, de sa menace désespérée? Elle savait si bien qu'il ne la croirait pas, qu'il ne retournerait pas même cet énorme dos en guérite où il s'abritait. Un moment l'idée lui vint de tomber dessus, de le cribler de coups de poings, de coups de griffes, de crier bien fort à ce lourd sommeil égoïste: «Léonard, vos archives brûlent.» Et cette idée d'archives lui traversant follement la tête, peu s'en fallut qu'elle-même ne se précipitât du lit. Trouvés, les vingt mille francs! Là-haut, dans le cartonnier... Comment n'y avait-elle pas songé plus tôt?... Jusqu'au jour, jusqu'au dernier crépitement de la veilleuse, elle combina son affaire, immobile, apaisée, un regard de voleuse dans ses yeux restés ouverts.
Habillée de bonne heure, tout le matin elle rôda par l'appartement, guettant son mari qui devait partir puis changeait d'avis, faisait du classement jusqu'au déjeuner. Léonard allait, venait de son cabinet à la soupente, les bras chargés de paperasses, dispos et fredonnant, bien trop épais pour comprendre l'inquiétude nerveuse qui chargeait l'atmosphère de l'étroit logis, agitait les meubles, électrisait les battants et les boutons des portes. Calme dans son travail, il fut bavard à table, raconta d'idiotes histoires qu'elle connaissait par coeur, interminables autant que l'émiettement au bout du couteau à dessert de son éternel fromage d'Auvergne; et toujours il en reprenait, de ce fromage, et toujours il ajoutait une anecdote à l'anecdote. Et comme il fut lent encore à partir pour la séance de l'Institut, précédée aujourd'hui de la commission du dictionnaire, quel temps aux plus petits détails, malgré son vouloir à elle de le pousser dehors!
Quand il eut tourné la rue de Beaune, sans même refermer la fenêtre elle courut au guichet de Corentine:
«Vite, une voiture!»
Et seule, enfin seule, elle s'élança dans le petit escalier des archives.
La tête courbée à cause du plafond bas, elle essayait les clefs d'un trousseau à la serrure fermant les traverses du cartonnier et, devant la difficulté, le temps qui pressait, sans hésiter voulut faire sauter un des montants. Mais ses mains s'énervaient, elle cassait ses ongles. Il fallait un levier, un objet quelconque; elle ouvrit le tiroir de la table à jeu et les trois lettres, les trois Charles-Quint qu'elle cherchait, s'offrirent à elle, griffonnés et jaunis. Il y a de ces miracles!... Penchée dans le cintre de la vitre basse, elle s'assura que c'était bien cela, «A François Rabelais, maître en toutes sciences et bonnes lettres...» n'en lut pas davantage, se cogna durement la tête en se relevant mais ne sentit rien qu'en bas dans le fiacre qui l'emportait chez ce Bos de la rue de l'Abbaye.
Elle descendit à l'entrée de cette rue, très courte, paisible, abritée dans l'ombre de Saint-Germain-des-Prés et les briques rouges des vieux bâtiments de l'école de Chirurgie où stationnaient quelques coupés de maître à la somptueuse livrée de Messieurs les professeurs. Peu de passants; des pigeons picorant à même le trottoir qu'elle fit envoler en arrivant devant le magasin, moitié librairie, moitié curiosités, qui étalait juste en face de l'école son enseigne archaïque bien à sa place dans ce recoin du vieux Paris: «Bos, archiviste-paléographe.»
Il y avait de tout, à cette devanture; anciens manuscrits, livres de raison aux tranches piquées de moisissures, antiques missels dédorés, fermoirs, gardes de livres, puis, collés sur les hautes vitres, des assignats, de vieilles affiches, plans de Paris, complaintes, bons de poste militaires tachés de sang, autographes de tous les temps, une poésie de Mme Lafarge, deux lettres de Chateaubriand à Perluzé bottier; et des noms de célébrités anciennes et modernes sous des invitations à dîner, quelquefois des demandes d'argent, des aveux de détresse ou des confidences d'amour, à donner la terreur et le dégoût d'écrire. Ces autographes portaient tous leurs chiffres de vente; et Mme Astier arrêtée un moment à la vitrine pouvait voir, près d'une lettre de Rachel cotée trois cents francs, un billet de Léonard Astier-Réhu à son éditeur Petit-Séquard: deux francs cinquante. Mais ce n'était pas cela qu'elle cherchait derrière l'écran de soie verte qui masquait l'intérieur, le profil de l'archiviste-paléographe, l'homme à qui elle aurait à faire. Une appréhension lui venait à la dernière minute: pourvu qu'il fût là, seulement!
L'idée que son Paul attendait la fit entrer enfin dans le noir, le renfermé poussiéreux de la boutique, et, sitôt introduite vers un second petit cabinet au fond, elle entreprit d'expliquer à M. Bos, un gros rouge ébouriffé, tête d'orateur de réunions publiques, leur détresse momentanée et comment son mari n'avait pu se décider à venir lui-même. Il ne la laissa pas mentir toute son histoire: «Mais comment donc, madame!» Tout de suite, un chèque sur le Crédit Lyonnais, et des égards, des saluts de reconduite jusqu'au fiacre.
«Une femme bien distinguée,» pensait-il, enchanté de son acquisition; et elle, en dépliant le chèque glissé dans son gant, relisant le bienheureux chiffre, songeait: «Quel homme charmant!» Du reste, nul remords, pas même ce petit sursaut de la mauvaise action accomplie; la femme ne connaît pas ces choses-là. Toute à son désir de l'heure présente, elle a des oeillères naturelles qui l'empêchent de voir autour d'elle, lui épargnent les réflexions dont l'homme encombre ses actes décisifs. De temps en temps, celle-ci pensait bien à la colère de son mari constatant le vol; mais cela lui semblait confus, très lointain, peut-être même était-elle heureuse d'ajouter cette épreuve à tous les tremblements ressentis depuis la veille: «Encore ça que mon enfant me coûte.»
C'est que sous ses dehors tranquilles, sous sa patine de mondaine académique, il y avait chez elle ce qu'il y a chez toutes, du monde ou pas du monde, la passion. Le mari ne la trouve pas toujours, cette pédale qui met le clavier féminin en mouvement; l'amant lui-même la manque quelquefois, jamais le fils. Dans le triste roman sans amour, que sont tant d'existences de femmes, c'est lui le héros, le grand premier rôle. A son Paul, surtout depuis qu'il avait l'âge d'homme, Mme Astier devait les seules vraies émotions de sa vie, les délicieuses angoisses de l'attente, les pâleurs, les froids, les brûlures au creux des mains, les intuitions surnaturelles qui font dire infailliblement: «le voilà!» avant que la voiture s'arrête, toutes choses ignorées d'elle, même aux premières années du mariage, même au temps où le monde l'accusait de légèreté, où Léonard Astier disait avec bonhomie: «C'est singulier... Je ne fume jamais, et les voilettes de ma femme sentent le tabac...»
Oh! son affolement d'inquiétude, quand elle arriva rue Fortuny et qu'un premier coup de sonnette resta sans réponse. Muet et clos sous son grand toit à crête de zinc, le petit hôtel Louis XII, tant admiré pourtant, lui apparut tout à coup sinistre, et non moins sinistre la maison de rapport, fortement Louis XII aussi, dont les deux étages supérieurs montraient des files d'écriteaux «A louer... A louer...» en travers des hautes fenêtres à meneaux. Au second coup de timbre, frémissant et retentissant, celui-là, Stenne, le rageur petit domestique, très en tenue, sanglé dans sa livrée bleu de ciel, se montra enfin sur le seuil, assez embarrassé, bégayant ses réponses: «Pour sûr, que M. Paul était là, seulement... seulement...» La malheureuse mère, depuis la veille hantée par l'idée d'une catastrophe, s'imagina son fils râlant ensanglanté, et d'un élan franchit le couloir, les trois marches de l'atelier-salon où elle entra en suffoquant.
Paul travaillait debout devant sa table haute dans l'embrasure d'un magnifique vitrail dont un panneau ouvert éclairait le lavis en train, la boîte d'aquarelle étalée, tandis que les fonds de la pièce reculaient dans un odorant et voluptueux demi-jour. Il restait absorbé par son travail comme s'il n'eût pas entendu l'arrêt de la voiture, ensuite les deux coups de timbre et le rapide battement d'une robe dans le couloir. Mais ce n'était pas cette pauvre robe noire fripée qu'il attendait, ce n'était pas pour elle qu'il posait de profil sur son esquisse, ni pour elle non plus qu'il avait préparé ces frêles bouquets de grandes fleurs, iris et tulipes, et sur une petite table anglaise un drageoir et des flacons ciselés.
En se retournant, son exclamation: «C'est toi!» aurait averti toute autre que la mère. Elle n'y prît pas garde, éblouie de le voir là, en face d'elle, correct et joli, bien vivant; et, sans parler encore, son gant vivement déboutonné, elle lui tendit le chèque, triomphante. Il ne demanda pas d'où venait cet argent, ce qu'il lui avait coûté, la prît tendrement contre son coeur en ayant soin de ne pas chiffonner le papier: «M'man, m'man...» et ce fut tout. Elle était payée, sentant cependant une gêne en son enfant au lieu de la grande joie qu'elle attendait.
«Où vas-tu en sortant d'ici? fit-il d'un ton rêveur, toujours son chèque à la main.
—En sortant d'ici?...» Elle le regardait égarée et triste. Mais elle arrivait seulement, elle comptait bien passer un bon moment avec lui; enfin, puisque cela le gênait... «Où je vais?... chez la princesse... Oh! ce n'est pas pressé... si ennuyeuse à toujours pleurer son Herbert... On croit qu'elle n'y pense plus, et puis ça repique de plus belle.»
Sur les lèvres de Paul hésita quelque chose qu'il ne dit pas.
«Eh bien! rends-moi un service, m'man... J'attends quelqu'un ... va toucher ceci pour moi et retirer mes traites de chez l'huissier... Tu veux?»
Si elle voulait! En s'occupant de lui, ne serait-elle pas avec lui plus longtemps? Pendant qu'il signait, la mère regardait autour d'elle l'atelier tendu de tapis et de guipures, où, à part un X en vieux noyer, quelques moulages historiques, des fragments d'entablement accrochés ça et là, rien ne disait la profession de l'habitant; et songeant à ses transes de tout à l'heure, la vue des bouquets à grandes tiges, du lunch servi près du divan, lui suggéra que c'étaient de singuliers apprêts de suicide. Elle sourit sans la moindre rancune... «Ah! le joli monstre!...» et se contenta de lui dire en montrant du bout de son ombrelle le drageoir rempli de fondants:
«Pour te faire sauter la... le... comment dis-tu ça?»
Lui aussi se mit à rire:
«Oh! tout est changé depuis hier... Mon affaire, tu sais, la grosse affaire dont je t'ai parlé... Eh bien! cette fois, je crois que ça va y être...
—Tiens! c'est comme la mienne...
—Ah! oui, Samy... le mariage...»
Leurs jolis yeux faux, d'un gris dur et semblable, un peu déteint chez la mère, se croisaient, se fouillaient un moment. «Tu vas voir que nous serons trop riches...» dit-il enfin, et la poussant doucement dehors: «Sauve-toi... sauve-toi.»
Le matin, un billet de la princesse avait averti Paul qu'elle viendrait le prendre chez lui, pour aller là-bas. Là-bas, c'est-à-dire au Père-Lachaise. Depuis quelque temps «Herbert repiquait», comme disait Mme Astier. Deux fois par semaine, la veuve portait des fleurs au cimetière, les flambeaux, les prie-Dieu pour la chapelle, activait et surveillait les ouvriers; une vraie recrudescence de ferveur conjugale. C'est qu'après un long et pénible débat entre sa vanité et son amour, la tentation de rester princesse et le charme fascinant de ce délicieux Paul Astier,—débat d'autant plus cruel qu'elle ne le confiait à personne qu'au pauvre Herbert, tous les soirs, dans son journal,—tout à coup la nomination de Samy avait emporté sa résolution; et il lui paraissait convenable, avant de prendre un nouveau mari, d'enterrer le premier définitivement, d'en finir avec ce mausolée et l'intimité dangereuse du trop séduisant architecte.
Paul Astier s'amusait sans les comprendre des trépidations de cette petite âme affolée, y voyait un symptôme excellent, la crise suprême des grandes décisions, seulement trop longue, et il était pressé. Il fallait brusquer le dénouement, profiter de cette visite de Colette longtemps attendue, longtemps remise, comme si, malgré sa curiosité de connaître l'installation du jeune homme, la princesse avait eu peur d'un tête-à-tête, plus complet là que dans son propre hôtel ou dans son coupé, sous la surveillance de la livrée toujours présente. Non qu'il eût montré trop de hardiesse; frôleur, enveloppant, c'est tout ce qu'on pouvait dire. Mais elle se redoutait elle-même, donnant en cela raison à ce jeune impertinent qui, très adroit stratége en amour, l'avait à première vue classée dans la catégorie des villes ouvertes. Il désignait ainsi les mondaines très défendues et bastionnées en apparence, gardées d'amont et d'aval, par le fleuve et par la montagne, haut perchées, inattaquables, et qui en réalité s'enlèvent d'un coup de main. Cette fois pourtant, son intention n'était pas de donner l'assaut; quelques approches un peu vives, une heure ou deux de pressant flirtage, assez pour marquer la femme à sa griffe sans l'humilier, le congé du mort signifié positivement, puis le mariage et les trente millions. Voilà le rêve heureux que Mme Astier avait interrompu et qu'il reprenait à la même table, dans la même pose méditative, quand un nouveau coup de timbre remplit tout l'hôtel. Des pourparlers, des retards. Paul ouvrit sa porte impatienté: «Qu'est-ce que c'est?»
La voix d'un grand valet de pied, vêtu de noir, découpant sa silhouette sur la rue éclaboussée de pluie, lui répondit de loin avec une respectueuse insolence que madame la princesse attendait Monsieur dans la voiture. Paul Astier eut le courage de crier en étranglant: «J'y vais.» Mais, quelle rage! que d'ignobles injures bégayées contre ce mort, dont le souvenir l'avait sûrement retenue! Presque aussitôt l'espoir d'une revanche, probablement très bouffonne et à courte date, remit ses traits en place pour rejoindre la princesse, aussi maître de lui que d'habitude, ne gardant de sa colère qu'un peu plus de pâleur aux joues.
Très chaud, le coupé dont on avait du relever les glaces à cause de l'ondée subite. D'énormes bouquets de violettes, des couronnes lourdes comme des tourtes chargeaient les coussins autour de Mme de Rosen, emplissaient ses genoux.
«Ces fleurs vous gênent peut-être... désirez-vous que j'ouvre?» demanda-t-elle avec cette câlinerie gentiment hypocrite de la femme qui vient de vous jouer un mauvais tour mais voudrait qu'on reste amis quand même. Paul eut un geste évasif très digne. Qu'on ouvrit, qu'on fermât, cela lui était parfaitement égal. Toute dorée et rose sous ses longs voiles de veuve, repris les jours de cimetière, la princesse se sentait mal à l'aise, aurait préféré des reproches. Elle était si cruelle envers ce jeune homme, bien plus cruelle encore qu'il ne pensait, hélas!... Et la main doucement sur celle de Paul: «Vous m'en voulez?»
Lui? pas du tout. De quoi lui en aurait-il voulu?
«De n'être pas entrée... C'est vrai que j'avais promis... puis au dernier moment... Je ne croyais pas vous faire tant de peine.
—Vous m'en avez fait beaucoup.»
Oh! ces hommes corrects, ces hommes de tenue, quand un mot de sensibilité leur échappe quelle valeur il prend au coeur de la femme. Cela la retourne presque autant que de voir pleurer un officier en uniforme.
«Non, non, je vous en prie, n'ayez plus de chagrin à cause de moi... dites que vous ne m'en voulez plus...»
Elle lui parlait de tout près, penchée vers lui, laissant crouler ses fleurs, rassurée contre tout danger par les deux larges dos noirs, les hauts chapeaux à cocardes noires qu'un grand parapluie abritait sur le siége.
«Écoutez, je vous promets de venir une fois, au moins une fois, avant...» Elle s'arrêta épouvantée. Dans la sincérité de son effusion, n'allait-elle pas lui avouer leur séparation prochaine, son départ à Pétersbourg. Et se reprenant bien vite, elle jura de venir le surprendre une après-midi où elle n'irait pas là-bas ensuite.
«Mais vous y allez tous les jours là-bas,» dit-il les dents serrées, avec une si comique intonation de rage froide qu'un sourire frissonna sous le voile de la veuve qui abaissa la glace par contenance. L'averse avait cessé; dans la rue faubourienne, misérable et joyeuse, où le coupé s'engageait, un chaud soleil, presque d'été, annonçait la fin des misères, faisait reluire les étalages sordides, les petites charrettes au ras des ruisseaux, le coloriage des affiches, les guenilles flottant aux fenêtres. La princesse regardait indifférente, car rien n'existe des trivialités de la rue pour les gens habitués à ne la voir que des coussins de leur voiture, suspendus à deux pieds de terre. Le doux balancement, les glaces intactes font à ces privilégiés une vision à part, désintéressée de tout ce qui n'est pas au niveau de leur regard.
Mme de Rosen pensait: Comme il m'aime, comme il est bien!... L'autre avait certainement plus grand air, mais comme, avec celui-là, c'eût été plus gentil! Ah! la vie la plus heureuse n'est qu'un service dépareillé, il n'y a jamais de complet assortiment.
On approchait du cimetière. Des deux côtés de la chaussée les hangars des marbriers montraient des blancheurs dures, des dalles, des statues, des croix mêlées à l'or des immortelles, au jais noir ou blanc des couronnes et des ex-votos.
«Et Védrine?... sa figure?... à quoi nous décidons-nous?» demanda-t-il brusquement, du ton d'un homme qui ne veut que parler affaires.
—C'est que...» Et tout éplorée: «Ah! mon Dieu, je vais vous faire encore de la peine...
—Moi... pourquoi donc?»
La veille ils étaient retournés voir une dernière fois le paladin avant qu'on l'envoyât à la fonte. Déjà, à une première visite, la princesse avait été fâcheusement impressionnée, moins encore par la sculpture de Védrine à peine regardée que par cet étrange atelier où poussaient des arbres, où des lézards et des cloportes couraient sur les murailles; puis, tout autour, ces ruines, ces plafonds effondrés, sentant encore l'incendie, la révolution. Mais de cette seconde entrevue la pauvre petite femme était revenue littéralement malade. «L'horreur des horreurs, ma chère!» ainsi exprimait-elle sa vraie impression, le soir même, à Mme Astier, ce qu'elle n'avait osé dire à Paul, le sachant ami du sculpteur, et aussi parce que ce nom de Védrine était des trois ou quatre que la convention mondaine choisit à l'envers de son goût, de son éducation et admire follement sans savoir pourquoi, par une prétention à l'originalité artistique. Cette informe et grossière figure sur la tombe de son Herbert!... oh! non, non... mais c'est le prétexte à donner qu'elle ne trouvait pas.
«Voyons, monsieur Paul, entre nous... sans doute, c'est un morceau superbe... Un beau Védrine certainement... mais convenez que c'est un peu triste!
—Dame! pour un tombeau...
—Puis, si vous voulez que je vous dise...» Elle avouait, hésitante, que cet homme tout nu sur son lit de camp ne lui paraissait vraiment pas convenable, on pouvait croire à un portrait: «Et voyez-vous ce pauvre Herbert, si réservé, si correct... De quoi aurait-on l'air?
—Le fait est qu'en y songeant...» fit Paul très sérieux; et jetant son ami Védrine par-dessus bord aussi tranquillement qu'une portée de petits chats: «Après tout, si cette figure vous déplaît, on en mettra une autre, ou même pas du tout. Ce sera plus saisissant, la tente vide, le lit dressé, et personne...»
La princesse ravie, surtout à l'idée qu'on ne verrait pas le vilain couche-tout-nu: «Oh! quel bonheur... comme vous êtes gentil... Tenez, maintenant je puis vous le dire, j'en ai pleuré toute la nuit.»
Comme toujours, en arrêtant au grand portail, le valet de pied prit les couronnes et suivit à distance, pendant que Colette et Paul montaient sous le soleil lourd par un chemin amolli des averses de tout à l'heure; elle s'appuyait à son bras, s'excusait de temps en temps: «Je vous fatigue...» A quoi, lui, faisait non de la tête avec un sourire triste. Peu de monde au cimetière. Un jardinier, un gardien saluaient respectueusement au passage la princesse, une habituée; mais lorsqu'ils eurent quitté l'avenue, franchi les terrasses supérieures, ce fut la solitude et l'ombre avec des cris d'oiseaux sous les feuilles, mêlés à ce grincement des scies, à ces coups métalliques d'instruments taillant la pierre qu'on entend toujours au Père-Lachaise, comme dans une ville jamais finie, en permanente construction.
Deux ou trois fois Mme de Rosen avait surpris le regard irrité de son compagnon vers le grand laquais en longue lévite, cocarde au chapeau, éternel et lugubre accompagnateur de leur amour, et dans son empressement à lui plaire aujourd'hui: «Attendez,» dit-elle en s'arrêtant. Elle se chargea elle-même des fleurs, des couronnes, puis congédia le domestique, et ils furent tout à fait seuls dans l'allée tournante. Cette attention gentille ne défronça pas les sourcils de Paul, et comme il avait passé au bras qui lui restait libre trois ou quatre disques de violettes russes, immortelles, lilas de perse, sa colère contre le défunt montait encore. Il pensait rageusement: «Tu me paieras ça.» Elle, au contraire, se sentait singulièrement heureuse, épanouie dans cet égoïsme de santé et de vie qui nous prend aux endroits de mort. Peut-être la chaleur du jour, ces fleurs embaumées, mêlant leur arome à celui plus fort des ifs et des buis, de la terre mouillée s'évaporant au soleil et aussi à une autre odeur, âcre, fade, pénétrante, qu'elle connaissait bien, mais qui, ce jour-là, ne l'écoeurait pas comme ordinairement, la grisait plutôt.
Tout à coup, elle frissonna. Sa main sur le bras du jeune homme, il venait de la saisir dans la sienne, brusquement, et il la serrait, l'étreignait comme un corps de femme, cette petite main qui n'avait pas le courage de s'en aller. Il cherchait à en écarter les doigts menus pour les croiser aux siens, y entrer, l'avoir toute; mais la main résistait, se contractait sous le gant: «Non, non... jamais!» et pendant ce temps, ils continuaient à marcher, l'un près de l'autre, sans parler, sans se regarder, très émus, car tout est relatif dans la volupté et c'est la résistance qui fait le désir. Enfin, elle se donna, s'ouvrit, cette petite main serrée, et leurs doigts se crochèrent à écarteler leurs gants; une minute délicieuse de plein aveu, de possession complète. Mais, tout de suite, l'orgueil de la femme se réveilla. Elle voulut parler, prouver qu'elle restait intacte, que cela se passait loin d'elle, même qu'elle l'ignorait parfaitement, et ne trouvant rien à dire, elle lisait tout haut l'épitaphe d'une tombe à plat dans les ronces: «Augusta, 1847,» et lui, haletant, murmurait: «Une histoire d'amour, sans doute.» Des merles sifflaient sur leurs têtes, des mésanges, grinçant un peu comme ce bruit de bâtisse, qui ne cessait pas au lointain.
Ils arrivaient dans la vingtième division, cette partie du cimetière qui est comme le vieux Paris du Père-Lachaise, les allées plus étroites, les arbres plus hauts, les tombes plus serrées, un enchevêtrement de grilles, de colonnes, de temples grecs, de pyramides, d'anges, de génies, de bustes, d'ailes ouvertes ou repliées. De ces tombes, vulgaires, baroques, originales, simples, emphatiques, prétentieuses ou timides, comme furent les existences qu'elles recouvraient, les unes avaient la pierre de leur caveau fraîchement ravalée, chargée de fleurs, d'ex-votos et de petits jardins d'une grâce minuscule et chinoise. A d'autres, verdissaient ou se fendaient les dalles moussues, chargées de ronces et d'herbes hautes; mais toutes montraient des noms connus, des noms bien parisiens, notaires, magistrats, commerçants notables, alignant là leur devanture comme aux quartiers de basoche ou de négoce, et même de doubles noms alliant deux familles, association de richesse ou de situation, signatures prospères disparues du Bottin, des en-dos de banque et se retrouvant immuables sur les caveaux. Et Mme de Rosen les signalait: «Tiens... les un tel...» de la même exclamation surprise et presque joyeuse dont elle saluait une voiture au bois. «Mario!... était-ce le chanteur?...» toujours pour feindre d'ignorer l'étreinte de leurs deux mains.
Mais la porte d'un caveau grinça près d'eux, quelqu'un se montra, une grosse dame en noir, ronde et fraîche, qui portait un petit arrosoir, faisait son ménage mortuaire, soignait le jardinet, la chapelle, tranquille comme à la campagne dans un cabanon marseillais. Par-dessus l'entourage, elle les salua d'un bon sourire affectueux et résigné qui semblait dire: «Allez, aimez-vous, la vie est courte, il n'y a que cela de bon.» Gênées, leurs mains se décroisèrent; et subitement allégée du mauvais charme, la princesse passa devant, un peu confuse, prit au plus court à travers les tombes pour joindre plus vite le mausolée du prince.
Il occupait, tout en haut de la «vingtième,» un vaste terre-plein gazonné et fleuri que fermait une grille en fer forgé, basse et lourde, dans le sentiment de la grille du tombeau des Scaliger, à Florence. L'aspect général, ainsi voulu, était trapu et fruste, bien la tente primitive à gros plis rudes de toile passée au tanin dont la pierre dalmate donnait les tons rougeâtres. Trois larges degrés de cette même pierre, puis la baie s'ouvrait, flanquée de piédestaux et de hauts trépieds funéraires en bronze noir, comme vernissé. Au-dessus de l'entrée, les armes des Rosen dans un grand cartouche, de bronze encore, qui suspendait ainsi, devant sa tente, l'écu du bon chevalier endormi.
La grille franchie, les couronnes posées un peu partout, aux deux piédestaux, sur les bornes inclinées faisant comme d'énormes piquets de tente au ras du soubassement, la princesse vint s'agenouiller tout au fond dans l'ombre de l'autel, où luisaient les franges d'argent de deux prie-Dieu, le vieil or d'une croix gothique et de chandeliers massifs. Il faisait bon, là, pour prier dans la fraîcheur des dalles et ces revêtements de marbre noir où le nom du prince Herbert étincelait avec tous ses titres, en face de versets de l'Ecclésiaste et du Cantique des cantiques. Mais rien ne venait à la princesse que des mots, un marmottement, distrait d'idées profanes qui lui faisaient honte. Elle se levait, s'agitait autour des jardinières, s'éloignait à point pour juger de l'effet du lit en sarcophage. Déjà était posé le coussinet de bronze noir chiffré d'argent; et elle trouvait cela simple et beau, cette dure couche sans rien dessus. Pourtant, il fallait consulter M. Paul dont on entendait les pas d'attente sur le gravier du jardinet, et tout en approuvant sa discrétion, elle allait l'appeler quand le caveau s'assombrit. La pluie se remit à tinter sur les trèfles vitrés de la coupole. «Monsieur Paul... monsieur Paul!» Assis au bord d'un piédestal, immobile, il supportait l'ondée et répondit d'abord par un muet refus.
«Mais entrez donc!»
Il résistait, et très bas, très vite:
«Je ne veux pas... vous l'aimez trop...
—Si, si, venez...»
Elle l'attira par la main sur l'entrée du caveau, mais les éclaboussements les faisaient reculer peu à peu jusqu'au sarcophage où ils s'accotaient debout et rapprochés, regardant sous le ciel bas et brouillé tout le vieux Paris de la mort, en pente devant eux, précipitant ses minarets, ses statues grises et sa basse multitude de pierres dressées en dolmens parmi les verdures luisantes. Nul bruit, ni chants d'oiseaux, ni grincement d'outils, rien que l'eau s'écoulant de toutes parts et, sous la toile d'un monument en construction, deux monotones voix d'ouvriers se contant les misères du travail. Les fleurs embaumaient dans cette réaction chaude que fait à l'intérieur la pluie du dehors; et toujours, et toujours l'autre arome indémêlable. La princesse avait relevé son voile, elle défaillait, la bouche sèche comme tout à l'heure en montant l'allée. Et tous deux muets, immobiles, faisaient si bien partie du tombeau qu'un petit oiseau couleur de rouille vint en sautillant secouer ses plumes, piquer un ver entre les dalles... «C'est un rossignol,» dit Paul tout bas dans le silence oppressant et doux. Elle voulut demander: «Est-ce qu'ils chantent encore en ce mois-ci?» Mais il l'avait prise, assise dans ses genoux au bord du lit de granit et, lui renversant la tête, il appuyait sur sa bouche entr'ouverte un lent, un profond baiser qu'elle lui rendit follement. «Parce que l'amour est plus fort que la mort,» disait le verset de la Sulamite écrit au-dessus d'eux dans le marbre du mur...
Quand la princesse rentra rue de Courcelles où Mme Astier l'attendait, elle pleura longtemps sur son épaule, passée des bras du fils dans ceux de la mère, aussi peu sûrs l'un que l'autre, avec un débord de plaintes, de paroles entrecoupées: «Ah! mon amie, que je suis malheureuse... si vous saviez... si vous saviez...» Son désespoir était grand autant que son embarras devant cette inextricable situation, formellement promise au prince d'Athis et venant de s'engager avec ce charmeur, cet envoûteur qu'elle maudissait de toute son âme. Mais le plus cruel, c'était de ne pouvoir confier sa faiblesse à l'amie tendre, car elle pensait bien qu'au premier mot d'aveu la mère se mettrait avec son fils contre Samy, pour le coeur contre la raison, la contraindrait peut-être à ce mariage de roture, à cette déchéance impossible.
«Ben quoi!... ben quoi! disait Mme Astier sans s'émouvoir à ces explosions désolées... Vous venez du cimetière, j'imagine; vous vous êtes encore monté la tête... Voyons, à la fin des fins, ma pauvre Artémise...» et connaissant les côtés vaniteux de cette nature, elle raillait ces démonstrations prolongées, ridicules aux yeux du monde, et pour le moins enlaidissantes. Encore s'il s'agissait d'un nouveau mariage d'amour! mais c'était plutôt l'alliance de deux grands noms qui se préparait, de deux titres semblables... Herbert lui-même, s'il la voyait de là-haut, ne pouvait qu'être satisfait.
«C'est vrai, qu'il comprenait tout, pauvre ami!...» soupira Colette de Rosen, née Sauvadon, à qui l'ambassade tenait à coeur et, surtout, son titre de princesse.
«Tenez, ma petite, voulez-vous un bon conseil... filez, sauvez-vous... Samy partira dans huit jours... ne l'attendez pas, prenez Lavaux, il connaît Pétersbourg, vous installera en attendant... Sans compter que vous vous épargnerez ainsi quelque scène pénible avec la duchesse. Ces Corses, vous savez, il faut s'attendre à tout.
—Oui, partir... peut-être...» Mme de Rosen y voyait surtout l'avantage d'échapper à de nouvelles obsessions, d'éloigner la chose de là-bas, son égarement d'une minute.
«Le tombeau?... ajouta Mme Astier devant son hésitation... C'est le tombeau qui vous inquiète?... Mais Paul le finira bien sans vous... Allons, ne pleurez plus, mignonne, l'arrosage vous va, mais vous moisiriez, à la fin.» Et s'en allant, dans le jour qui tombait, attendre l'omnibus du Roule, la bonne dame soupirait: «Ouf!... d'Athis ne saura jamais ce que son mariage me coûte!» Alors le sentiment de sa fatigue, le besoin qu'elle aurait eu d'un bon repos après tant de corvées, la fit songer subitement que la plus fatigante de toutes l'attendait. La rentrée, la scène. Elle n'avait pas encore eu le temps d'y arrêter son esprit; à présent, elle y courait, chaque tour de roue de la lourde voiture l'en rapprochait. D'avance, elle en frissonnait toute, non de peur; mais les cris, la démence, la grosse voix brutale d'Astier-Réhu, ce qu'il faudrait répondre, et la malle! la malle qu'on allait revoir... Mon Dieu, quel ennui!... Si lasse de sa nuit, de sa journée... Oh! pourquoi cela ne pouvait-il être pour demain?... Et la tentation lui venait, au lieu d'avouer tout de suite: «C'est moi...» de détourner les soupçons sur quelqu'un, Teyssèdre par exemple, jusqu'au lendemain matin; au moins, elle aurait sa nuit tranquille.
«Ah! voilà madame... Il y en a, du nouveau!» dit Corentine accourant ouvrir, bouleversée, sa petite vérole plus ressortie que d'habitude, comme dans les grandes émotions. Mme Astier voulut gagner sa chambre, mais la porte du cabinet s'était ouverte, un impérieux: «Adélaïde!» la força d'entrer. Léonard l'accueillit avec une figure extraordinaire qu'éclairait la lampe sous son globe. Il lui prit les deux mains, l'attira bien dans la lumière, puis d'une voix tremblante: «Loisillon est mort...» et il l'embrassa sur les deux joues.
Rien! Il ne savait rien encore, n'était pas monté aux archives; il marchait depuis deux heures dans son cabinet, impatient de la voir, de lui donner cette nouvelle si importante pour eux, toute leur vie changée avec ces trois mots:
«Loisillon est mort!»
VII
Tes lettres me désolent, ma chère soeur. Tu t'ennuies, tu souffres, tu me voudrais là, mais comment faire? Rappelle-toi le conseil de mon maître: «Montrez-vous... qu'on vous voie...» Et penses-tu que c'est à Clos-Jallanges, dans mes houseaux et mon gilet de chasse, que je pourrais préparer ma candidature? Car, il n'y a pas à dire, le moment est proche, Loisillon baisse à vue d'oeil, et je mets à profit les délais de cette lente agonie pour me créer, dans l'Académie, des sympathies qui deviendront des voix. Léonard Astier m'a déjà présenté à plusieurs de ces messieurs; je vais le prendre souvent après la séance, et c'est délicieux, cette sortie de l'Institut, ces hommes presque tous aussi chargés d'ans que de gloire, s'en allant bras dessus bras dessous, par groupes de trois, quatre, vifs, rayonnants, parlant haut, tenant le trottoir, les yeux encore humides des bonnes parties de rire qu'ils viennent de faire là-dedans: «Ce Pailleron, quelle verve!... Et comme Danjou lui a répondu!...» Moi je me carre au bras d'Astier-Réhu, dans le choeur des Immortels, j'ai l'air d'en être; puis les groupes s'égrènent, on se sépare à un coin de pont en se criant: «Jeudi! ne manquez pas...» Et je reviens rue de Beaune accompagner mon maître qui m'encourage, me conseille, et, sûr du succès, me dit avec son large rire: «On a vingt ans de moins quand on sort de là!»
Réellement, je crois que la coupole les conserve. Où trouver un vieillard aussi ingambe que Jean Réhu dont nous fêtions hier soir, chez Voisin, le quatre-vingt-dix-huitième anniversaire? Une idée de Lavaux, ce festival, et qui, si elle me coûte cinquante louis, m'a permis de compter mes hommes. Nous étions vingt-cinq à table, tous académiciens, hormis Picheral, Lavaux et moi: là-dessus dix-sept ou dix-huit voix acquises, le reste encore flottant, mais sympathique. Dîner très bien servi, très causant...
Ah! j'y pense, j'ai invité Lavaux à Clos-Jallanges pendant les vacances de la Mazarine où il est bibliothécaire. On lui donnera la grande chambre en retour devant la Faisanderie. Je ne le crois pas très bon, ce Lavaux, mais il faut l'avoir, c'est le zèbre de la duchesse. T'ai-je dit que nos mondaines appellent ainsi l'ami garçon, oisif, discret, rapide, qu'on a toujours sous la main pour les courses, les démarches délicates dont on ne peut charger un domestique? Sorte de courrier entre puissances, le zèbre, quand il est jeune, fait quelquefois de doux intérim; mais d'ordinaire l'animal se montre sobre, facile à nourrir, se paye de menus suffrages, des places en bout de table et de l'honneur de piaffer pour la dame et pour son salon. J'imagine que Lavaux a su tirer autre chose de son emploi. Il est si adroit, si redouté malgré son air bonasse; marmiton chef dans deux cuisines, comme il dit, l'académique et la diplomatique, il me signale les fondrières, chausse-trapes dont le chemin de l'Institut est miné et que mon maître Astier ignore encore. Pauvre grand naïf qui a fait l'ascension droit devant lui, sans se douter des dangers, les yeux vers la coupole, se fiant à sa force, à son oeuvre, et qui se serait cent fois rompu le cou si sa femme, fine entre les fines, ne l'avait guidé à son insu.
C'est Lavaux qui m'a détourné de publier, d'ici la prochaine vacance de fauteuil, mes Pensées d'un rustique. «Non, non, m'a-t-il dit... vous avez assez fait... si même vous pouviez donner à entendre que vous ne produirez plus, que vous êtes fini, à bout, simple homme du monde... l'Académie adore cela.» A joindre au précieux avertissement de Picheral: «Ne leur portez pas vos livres.» Je vois que moins on a d'oeuvres, plus on a de titres. Très influent, le Picheral; encore un que nous aurons cet été, une chambre au second, peut-être l'ancien serre-tout, tu verras. Voilà bien du tracas, ma pauvre Germaine, et dans ton état de souffrance. Mais, que veux-tu? C'est déjà si fâcheux de ne pas avoir maison à Paris pendant l'hiver, de ne pas recevoir comme Dalzon, Moser et tous mes autres concurrents. Ah! soigne-toi, guéris-toi, mon Dieu...
Pour revenir à mon dîner, on y a naturellement beaucoup parlé de l'Académie, de ses choix, de ses devoirs, du bien et du mal que le public en pense. Selon nos Immortels, tous les détracteurs de l'institution, tous, sont de pauvres hères qui n'ont pu y entrer; quant aux oublis en apparence inexplicables, chacun eut sa raison d'être. Et comme je citais timidement le nom de Balzac, notre grand compatriote, le romancier Desminières, l'ancien organisateur des charades de Compiègne, s'est emporté vivement. «Balzac! mais l'avez-vous connu? Savez-vous, monsieur, de qui vous parlez?... le désordre, la bohème!... un homme, monsieur, qui n'a jamais eu vingt francs dans sa poche... Je tiens ce détail de son ami Frédéric Lemaître... Jamais vingt francs... et vous auriez voulu que l'Académie...» Alors le vieux Jean Réhu, la main en cornet sur l'oreille, a compris qu'on parlait de jetons et nous a conté ce joli trait de son ami Suard venant à l'Académie le 21 janvier 93, le jour de la mort du roi, et profitant de l'absence de ses collègues pour rafler à lui tout seul les deux cent quarante francs de la séance.
Il narre bien, le vieux père «J'ai vu ça...» et sans sa surdité serait un brillant causeur. A quelques vers dits par moi en toast à son étonnante vieillesse, le bonhomme a répondu avec beaucoup de bienveillance en m'appelant son «cher collègue.» Mon maître Astier le reprend: «futur collègue.» Rires, bravos, et c'est ce titre de futur collègue qu'ils m'ont tous donné en me quittant, avec des poignées de mains vibrantes, significatives, des «à revoir... à bientôt...» qui faisaient allusion à ma prochaine visite. Un béjaune, ces visites académiques; mais puisque tous y passent. Astier-Réhu me racontait en sortant du dîner Voisin que, lors de son élection, le vieux Dufaure l'avait laissé venir dix fois sans le recevoir. Eh bien! le maître s'est entêté et, à la onzième visite, la porte s'ouvrait toute grande. Il faut vouloir. «Je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux, je sollicite pour l'Académie,...» dit Mérimée dans sa correspondance, et quand des hommes de cette valeur nous ont donné l'exemple de la platitude, aurions-nous bien le droit de nous montrer plus fiers qu'eux!
En réalité, si Ripault-Babin ou Loisillon mouraient,—tous deux sont en danger, mais c'est Ripault-Babin qui m'inspire encore le plus de confiance,—mon seul concurrent sérieux serait Dalzon. Du talent, de la fortune, très bien avec les ducs, une cave excellente; il n'a contre lui qu'un péché de jeunesse récemment découvert, Toute Nue, plaquette en six cents vers, publiés à Éropolis, sans nom d'auteur, et d'un raide! On prétend qu'il a tout racheté, mis au pilon, mais qu'il circule encore quelques exemplaires signés et dédicacés. Le pauvre Dalzon proteste, se débat comme un diable, et l'Académie se réserve, jusqu'au bout de son enquête; c'est pourquoi mon bon maître, sans préciser davantage, me déclarait gravement, l'autre soir: «Je ne voterai plus pour M. Dalzon.» L'Académie est un salon, voilà ce qu'il faut comprendre avant tout. On n'y peut entrer qu'en tenue et les mains intactes. Toutefois, je suis trop galant homme et j'estime trop mon adversaire pour me servir de ces armes cachées; et Fage, le relieur de la Cour des Comptes, ce singulier petit bossu que je rencontre quelquefois dans l'atelier de Védrine, Fage, très au courant des curiosités de la bibliographie, a été rudement remis à sa place quand il m'a proposé un des exemplaires signés de Toute Nue. «Ce sera pour M. Moser,» a-t-il répondu sans s'émouvoir.
A propos de Védrine, ma situation devient embarrassante. Dans la ferveur de nos premières rencontres, je l'avais engagé à nous amener sa femme, ses enfants, à la campagne; mais comment concilier son séjour avec celui des Astier, des Lavaux qui l'abominent? C'est un être si rude, si original! Comprends-tu qu'il est noble, marquis de Védrine, et que même à Louis-le-Grand il cachait déjà son titre et sa particule, que tant d'autres envieraient en ce temps de démocratie où tout s'acquiert excepté cela. Son motif? Il veut être aimé pour lui-même; tâche de comprendre. En attendant, la princesse de Rosen refuse le paladin, sculpté pour le tombeau du prince et dont on parlait sans cesse dans cette maison d'artistes souvent à court. «Quand nous aurons vendu le paladin, on m'achètera un cheval mécanique...» disait l'enfant, et la pauvre mère comptait aussi sur le paladin pour remonter un peu ses armoires vides, tandis que Védrine ne voyait dans cet argent du chef-d'oeuvre que trois mois de flâne, en dabbieh, sur le Nil. Eh bien! le paladin non vendu ou payé Dieu sait quand, après procès, expertise, si tu crois que cela les a désarçonnés le moins du monde... En arrivant à la Cour des Comptes, le lendemain de cette mauvaise nouvelle, j'ai trouvé mon Védrine installé devant un chevalet, heureux, ravi, jetant sur une grande toile l'étrange forêt vierge du monument incendié. Derrière lui, la femme, l'enfant extasiés, et Mme Védrine me disant tout bas, très grave, berçant sa petite fille: «Nous voilà bien heureux... M. Védrine s'est mis à l'huile...» N'est-ce pas à donner envie de rire et de pleurer?
Chère soeur, le décousu de cette lettre t'apprend l'agitation, la fièvre de mon existence depuis que je prépare ma candidature. Je vais aux «Jours» des uns, des autres, dîners, soirées. Ne me donne-t-on pas pour zèbre à la bonne Mme Ancelin, parce que je fréquente assidument dans son salon le vendredi, et le mardi soir aux Français, dans sa loge. Zèbre bien rustique en tout cas, malgré les modifications que j'ai fait subir à mon personnage dans le sens doctrinaire et mondain. Attends-toi à des surprises pour mon retour. Lundi dernier, réception intime à l'hôtel Padovani où j'ai eu l'honneur d'être présenté au grand-duc Léopold. Son Altesse m'a complimenté sur mon dernier livre, sur tous mes livres, qu'elle connaît comme moi-même. Ces étrangers sont extraordinaires! Mais c'est avec les Astier que je me plais le mieux, dans cette patriarcale famille, si unie, si simple. L'autre jour, après déjeuner, on apporte au maître un habit neuf d'académicien, nous l'avons essayé ensemble; je dis nous, car il a voulu voir sur moi l'effet des palmes. J'ai mis l'habit, le chapeau, l'épée, une vraie épée, ma chère, qui se tire, montrant une rigole au milieu pour l'écoulement du sang; et, ma foi, je m'impressionnais moi-même. Enfin, c'est pour te montrer le degré de cette intimité précieuse.
Puis, quand je rentre au calme de ma petite cellule, s'il est trop tard pour t'écrire, je fais toujours un peu de pointage. Sur la liste complète des académiciens, je marque ceux que je sais à moi, ceux qui tiennent pour Dalzon. Je soustrais, j'additionne, c'est un divertissement exquis. Tu verras, je te montrerai. Ainsi que je te disais, Dalzon a les ducs; mais l'auteur de la Maison d'Orléans, admis à Chantilly, doit m'y présenter avant peu. Si je plais,—j'apprends par coeur dans ce but une certaine bataille de Rocroy, tu vois que ton frère acquiert de l'astuce,—donc si je plais, l'auteur de Toute Nue, à Éropolis, perd son plus sûr appui. Quant à mes opinions, je ne les renie pas. Républicain, oui; mais on va trop loin. Et puis, candidat avant tout. Sitôt après ce petit voyage, je compte bien retourner près de ma Germaine que je supplie de ne pas s'énerver, de songer à la joie du grand jour. Va, ma chère soeur, nous y entrerons dans le «jardin de l'oie,» comme dit ce bohémien de Védrino, mais il faut du courage et de la patience.
Je rouvre ma lettre: les journaux du matin m'apprennent la mort de Loisillon. Ces coups du destin vous émeuvent, même quand ils sont attendus et prévus. Quel deuil, quelle perte pour les lettres françaises! Ma pauvre Germaine, voilà mon départ encore retardé. Règle les closiers. A bientôt des nouvelles.
VIII
Il était écrit que ce Loisillon aurait toutes les chances, même de mourir à temps. Huit jours plus tard, les salons fermés, Paris dispersé, la Chambre, l'Institut en vacances, quelques délégués des sociétés nombreuses dont il fut président ou secrétaire auraient suivi ses funérailles derrière les coureurs de jetons de l'Académie, rien de plus. Mais industrieux par delà la vie, il partait juste à l'heure, la veille du grand prix, choisissant une semaine toute blanche, sans crime, ni duel, ni procès célèbre, ni incident politique, où l'enterrement à fracas du secrétaire perpétuel serait l'unique distraction de Paris.
Pour midi, la messe noire; et, bien avant l'heure, un monde énorme affluait autour de Saint-Germain-des-Prés, la circulation interdite, les seules voitures d'invités ayant droit d'arriver sur la place agrandie, bordée d'un sévère cordon de sergents de ville espacés en tirailleurs. Ce qu'était Loisillon, ce qu'il avait fait dans ses soixante-dix ans de séjour parmi les hommes, la signification de cette majuscule brodée d'argent sur la haute tenture sombre, bien peu la savaient dans cette foule uniquement impressionnée par ce déploiement de police, tant d'espace laissé au mort;—toujours les distances, et du large et du vide pour exprimer le respect et la grandeur! Le bruit ayant couru qu'on verrait des actrices, des gens célèbres, de loin la badauderie parisienne mettait des noms sur des visages reconnus, se groupant et causant devant l'église.
C'est là, sous le porche drapé de noir, qu'il fallait entendre l'oraison funèbre de Loisillon, la vraie, non pas celle qui serait prononcée tout à l'heure à Montparnasse, et le vrai feuilleton sur l'oeuvre et sur l'homme, bien différent des articles préparés pour les journaux du lendemain. L'oeuvre: un «Voyage au Vol d'Andorre» et deux rapports édités par l'Imprimerie Nationale du temps où Loisillon était surintendant des Beaux-Arts. L'homme: un type d'avoué retors, plat, piteux, le dos courtisan, un geste perpétuel de s'excuser, de demander grâce, grâce pour ses croix, pour ses palmes, son rang dans cette Académie où sa rouerie d'homme d'affaires servait d'agent de fusion entre tant d'éléments divers à aucun desquels on n'aurait pu l'assimiler, grâce pour cette extraordinaire fortune, grâce pour cet avancement à la nullité, à la bassesse frétillante. On se rappelait son mot à un dîner de corps où il s'activait autour de la table, une serviette au bras, tout glorieux: «Quel bon domestique j'aurais fait!» Juste épitaphe pour sa tombe.
Et tandis qu'on philosophait sur le rien de cette existence, il triomphait, ce rien, jusque dans la mort. Les équipages se succédaient devant l'église, les longues lévites brunes, bleues de la valetaille couraient, s'envolaient, se courbaient, balayaient le parvis au fracas luxueux des portières et des marchepieds; les groupes de journalistes s'écartaient respectueusement devant la duchesse Padovani, à la haute et fière démarche. Mme Ancelin fleurie dans ses crêpes de deuil, Mme Eviza, dont les yeux longs flambaient sous le voile, à faire retourner un agent des moeurs, toute la congrégation des dames de l'Académie, ses ferventes, ses dévotes, venues là, moins pour honorer la mémoire de feu Loisillon que pour contempler leurs idoles, ces Immortels fabriqués, pétris de leurs petites mains adroites, vrais ouvrages de femmes où elles avaient mis leurs forces inemployées d'orgueil, d'ambition, de ruse, de volonté. Des actrices s'y joignaient sous prétexte de je ne sais quel orphelinat dramatique présidé par le défunt, témoignant en réalité ce prodigieux besoin d'en être qui les brûle toutes. Éplorées et tragiques, on pouvait les prendre pour de proches parentes. Tout à coup une voiture s'arrête, dépose des voiles noirs, agités, éperdus, une douleur qui fait mal à voir. L'épouse, cette fois? Non! Marguerite Oger, la belle actrice de drame, dont l'apparition soulève aux quatre coins de la place une longue rumeur, des bousculades curieuses. Un journaliste s'élance du porche au-devant d'elle, presse ses mains, la soutient, l'encourage.
«Oui, vous avez raison, je serai forte...»
Et ses larmes bues, renfoncées à coups de mouchoir, elle entre, ou plutôt fait son entrée dans la grande nef obscure que des cierges pointillent tout au fond, tombe à genoux sur un prie-Dieu, côté des dames, s'y prostre, s'y abîme, puis relevée, toute dolente, demande à une camarade près d'elle: «Qu'est-ce qu'on a fait au Vaudeville, hier?
—Quatre mille deux!...» répond l'amie du même ton de catastrophe.
Perdu dans la foule, à l'extrémité de la place, Abel de Freydet entendait autour de lui: «Marguerite!... C'est Marguerite!... Ah! elle est bien entrée...» Mais sa petite taille le gênait et il essayait vainement de se frayer un passage, quand une main lui frappa l'épaule: «Encore à Paris?... La pauvre soeur ne doit pas être contente...» En même temps Védrine l'entraînait, et, ramant de ses coudes robustes, coupant le flot qu'il dominait de toute la tête: «La famille, messieurs!...» il amenait jusqu'aux premiers rangs le provincial enchanté de la rencontre, un peu confus tout de même, car le sculpteur parlait haut et librement, à son habitude. «Hein! ce veinard de Loisillon... autant de monde que Béranger... voilà qui doit donner du coeur au ventre à la jeunesse...» Tout à coup, voyant Freydet se découvrir à l'apparition du cortége: «Qu'as-tu donc de changé? Tourne-toi... Mais, malheureux, tu ressembles à Louis-Philippe ...» La moustache abattue, coiffé en toupet, sa bonne figure rougeaude et brune épanouie entre des favoris grisonnants, le poète redressait toute sa petite personne avec une raideur cérémonieuse. Et Védrine riant: «Ah! je comprends... la tête pour les ducs, pour Chantilly!... Ça te tient toujours, alors, l'Académie?... Mais regarde donc cette mascarade!...»
Sous le soleil, dans le large espace réservé, l'effet était abominable: derrière le corbillard, des membres du bureau, qu'une féroce gageure semblait avoir choisis parmi les plus ridicules vieillards de l'Institut et qu'enlaidissait encore le costume dessiné par David, l'habit à broderies vertes, le chapeau à la française, l'épée de gala battant des jambes difformes que David n'avait certainement pas prévues. Gazan venait le premier, le chapeau de travers sur les inégalités de son crâne, le vert végétal de l'habit accentuant encore la graisse terreuse, squameuse de son masque proboscidien. Près de lui le sinistre, long, Laniboire, ses marbrures violettes, sa bouche tordue de guignol hémiplégique, cachait ses palmes sous un pardessus trop court laissant voir un bout d'épée, les basques du frac qui, avec les pointes de son chapeau, lui donnaient l'air d'un employé des pompes funèbres, bien moins distingué certainement que l'appariteur à canne d'ébène en marche devant le bureau. D'autres suivaient, Astier-Réhu, Desminières, tous gênés, honteux, ayant conscience et s'excusant par leur humble contenance du grotesque de ces défroques acceptables sous la lumière haute, refroidie et, pour ainsi dire, historique de la coupole, mais en pleine vie, en pleine rue, faisant sourire comme une exhibition de macaques.
«Vrai! c'est à leur jeter une poignée de noisettes, pour les voir courir à quatre pattes...» Mais Freydet n'entendait pas cette nouvelle impertinence de son compromettant compagnon. Il s'esquivait, se mêlait au cortége et pénétrait dans l'église entre deux files de soldats le fusil renversé. Au fond, la mort de Loisillon lui causait une joie vive; il ne l'avait jamais vu ni connu, ne pouvait l'aimer à travers son oeuvre, cette oeuvre n'existant pas, et la seule reconnaissance qu'il lui garderait, c'était justement cette mort, ce fauteuil vacant à point pour sa candidature. Malgré tout, l'appareil funèbre dont les vieux parisiens se blasent par l'habitude, cette haie de soldats, le sac au dos, les fusils tombant sur les dalles d'un seul coup de crosse au commandement d'un sacré petit officier, très jeune, pas commode, la jugulaire au menton, dont cet enterrement devait être la première affaire, surtout la musique noire, les tambours voilés le saisirent d'un grand respect ému; et, comme toujours quand un sentiment vif le poignait, des rimes se présentèrent. Même cela commençait très bien, une large et belle image sur l'espèce de trouble, d'angoisse nerveuse, d'éclipse intellectuelle que fait dans l'atmosphère d'un pays la disparition d'un de ses grands hommes. Mais il s'interrompit pour offrir une place à Danjou qui, venu très en retard, s'avançait au milieu de chuchotements, de regards féminins, promenant sa tête orgueilleuse et dure avec ce geste habituel qu'il a de passer la main à plat dessus, sans doute pour s'assurer que son postiche est toujours en place.
«Il ne m'a pas reconnu...» pensa Freydet, vexé de l'écrasant regard dont l'académicien repoussa dans le rang ce ciron qui se permettait de lui faire signe, «mes favoris, probablement...» et distrait de ses vers, le candidat se mit à ruminer son plan d'attaque, ses visites, la lettre officielle pour le secrétaire perpétuel. Mais, au fait, il était mort, le perpétuel... Allait-on nommer Astier-Réhu avant les vacances? Et l'élection, pour quand? Sa préoccupation descendit jusqu'aux détails, à l'habit; prendrait-il le tailleur d'Astier décidément? Et ce tailleur fournissait-il aussi le chapeau et l'épée?
«Pie Jesu, Domine...» une voix de théâtre, admirable, montait derrière l'autel, demandait le repos pour Loisillon que le Dieu de miséricorde semblait vouloir torturer cruellement; car l'église suppliait dans tous les tons, tous les registres, en soli et en choeur: «le repos, le repos, mon Dieu!... Qu'il dorme tranquille après tant d'agitation et d'intrigues!...» A ce chant triste, irrésistible, répondaient dans la nef les sanglots des femmes dominés par le hoquet tragique de Marguerite Oger, son terrible hoquet du «Quatre» dans Musidora. Tout ce deuil pénétrait le bon candidat, allait rejoindre dans son coeur d'autres deuils, d'autres tristesses; il pensait à des parents morts, à sa soeur, une mère pour lui, condamnée par tous, et le sachant, en parlant dans toutes ses lettres. Hélas! vivrait-elle même jusqu'au jour du triomphe?... Des larmes l'aveuglèrent, l'obligèrent à s'essuyer les yeux.
«C'est trop... c'est trop... On ne vous croira pas ...» ricanait dans son oreille la grimace du gros Lavaux. Il se retourna indigné, mais la voix du jeune officier commanda furieusement: «Portez... armes!...» et les fusils firent cliqueter leurs baïonnettes, tandis que l'orgue grondait «la marche pour la mort d'un héros.» Le défilé de la sortie commençait; toujours le bureau en tête, Gazan, Laniboire, Desminières, son bon maître Astier-Réhu. Tous très beaux maintenant, noyant dans le mystère des hautes, voûtes le vert perroquet chamarré des uniformes, ils descendaient la nef deux par deux, très lentement, comme à regret, vers ce grand carré de jour découpé au portail ouvert. Derrière, toute la compagnie, cédant le pas à son doyen, l'extraordinaire Jean Réhu grandi par une longue redingote, portant haut sa toute petite tête brune, creusée dans une noix de coco, d'un air dédaigneux et distrait signifiant qu'il avait «vu ça» un nombre incalculable de fois; et, de fait, depuis soixante ans qu'il touchait les jetons de l'Académie, il avait dû en entendre de ces psalmodies, en jeter de cette eau bénite sur des catafalques glorieux.
Mais si celui-là justifiait miraculeusement son titre d'Immortel, le groupe d'ancêtres qu'il précédait semblait en être la bouffonne et triste parodie. Décrépits, cassés en deux, déjetés comme de vieux arbres à fruits, les pieds de plomb, les jambes molles, des yeux clignotants de bêtes de nuit, ceux qu'on ne soutenait pas s'en allaient les mains tâtonnantes, et leurs noms murmurés par la foule évoquaient des oeuvres mortes, oubliées depuis longtemps. A côté de ces revenants, de ces «permissionnaires du Père-Lachaise,» comme les appelait un malin de l'escorte, les autres académiciens semblaient jeunes, ils se campaient, bombaient leurs torses sous des regards extasiés de femmes les brûlant à travers les voiles noirs, l'entassement de la foule, les shakos et les sacs des militaires ahuris. Cette fois encore, le salut de Freydet à deux ou trois «futurs collègues» fut repoussé de froids et méprisants sourires comme on évoquent ces rêves où vos meilleurs amis ne vous reconnaissent plus. Mais il n'eut pas le temps de s'en attrister, pris par la bousculade à deux mouvements qui agitait l'église vers le haut et vers la sortie.
«Eh bien! monsieur le vicomte, il va falloir nous remuer, maintenant...» Cet avis chuchoté de l'aimable Picheral au milieu de la rumeur, de l'enchevêtrement des chaises, remit le sang en route dans les veines du candidat; mais comme il passait devant le catafalque, Danjou lui tendant le goupillon murmura sans le regarder: «Surtout, ne bougez plus... laissez faire...» Il en eut les jambes fracassées. Remuez-vous!... Ne bougez plus!... Quel avis suivre et croire le meilleur? Son maître Astier le lui dirait sans doute, et il essaya de le rejoindre dehors. Ce n'était pas chose commode avec l'encombrement du parvis pendant que se classait le cortége et qu'on hissait le cercueil, écrasé d'innombrables couronnes, rien d'animé comme cette sortie d'enterrement dans la lumière d'un beau jour; des saluts, des propos mondains tout à fait étrangers à la cérémonie funèbre, et sur les visages l'allègement, la revanche à prendre de cette grande heure d'immobilité traversée de chants lugubres. Les projets, les rendez-vous échangés marquaient la vie impatiente et recommençant vite après ce court arrêt, rejetaient le pauvre Loisillon bien loin dans ce passé dont il faisait partie désormais.
«Aux Français, ce soir... n'oubliez pas... le dernier mardi...» minaudait Mme Ancelin; et Paul au gros Lavaux:
«Allez-vous jusqu'au bout?
—Non. Je reconduis Mme Eviza.
—Alors à six heures chez Keyser; ça semblera bon après les discours.»
Les voitures de deuil s'approchaient à la file, pendant que des coupés partaient au grand trot. Du monde se penchait à toutes les fenêtres de la place, et, vers le boulevard Saint-Germain, des gens debout sur les tramways arrêtés alignaient des têtes au-dessus des têtes, coupaient le ciel bleu de files sombres. Freydet, ébloui de soleil, son chapeau en abat-jour, regardait cette foule à perte de vue, se sentait très fier, reportant à l'Académie cette gloire posthume qu'on ne pouvait attribuer vraiment à l'auteur du Voyage au Val d'Andorre, et en même temps il avait le chagrin de constater que les chers «futurs collègues» le tenaient visiblement à distance, absorbés quand il s'approchait, ou se détournant, se groupant contre l'intrus, ceux-même qui, l'avant-veille, chez Voisin, l'attiraient: «Quand serez-vous des nôtres?...» Mais la plus dure de toutes fut la défection d'Astier-Réhu!
«Quel malheur, cher maître!...» vint lui dire le candidat, s'apitoyant par contenance, pour parler, sentir une sympathie. L'autre, à côté du corbillard, sans répondre feuilletait le discours qu'il prononcerait tout à l'heure. Freydet répéta: «Quel malheur!...
—Mon cher Freydet, vous êtes indécent...» prononça le maître tout haut, très brutal; et, le temps d'un sévère coup de mâchoire, il se remit à sa lecture.
Indécent!... pourquoi?... Le malheureux eut le geste instinctif d'assurer ses boutons, s'examina jusqu'à l'extrémité des bottes avec inquiétude, sans pouvoir s'expliquer ces paroles réprobatrices. Que se passait-il? Qu'avait-il fait?
Ce fut un étourdissement de quelques minutes; il voyait vaguement le corbillard s'ébranler sous sa vacillante pyramide de fleurs, des habits verts aux quatre coins, d'autres habits verts derrière, puis toute la Compagnie, et sitôt après elle, mais cérémonieusement distancé, un groupe où lui-même se trouva mêlé, poussé, sans savoir comment. Des jeunes hommes, des vieux, tous horriblement tristes et découragés, au milieu du front la même ride profonde de l'idée fixe, aux yeux le même regard haineux et méfiant du voisin. Quand, remis de son malaise, il put mettre des noms sur ces personnages, il reconnut la figure fanée, déçue, du père Moser, l'éternel candidat; l'honnête mine de Dalzon, l'homme au livre, le retoqué des dernières élections; et de Salèles, et Guérineau. La remorque, parbleu! ceux dont l'Académie ne s'occupe plus, qu'elle laisse filer au sillage de la barque glorieuse, les ayant amorcés d'un fer solide. Tous, ils étaient tous là, les pauvres poissons noyés, les uns morts et sous l'eau, d'autres se débattant encore, roulant un regard douloureux et goulu, qui en veut, en demande, en voudra toujours. Et pendant qu'il se jurait d'éviter le même sort, Abel de Freydet suivait l'amorce, lui aussi, tirait sur l'hameçon, déjà trop bien croché pour pouvoir se reprendre.
Au loin, sur la voie déblayée à l'étendue du cortége, des roulements voilés alternaient avec des sonneries de trompettes, ameutant tout du long les passants du trottoir et les curieux des fenêtres; puis la musique reprenait à longs cris la «marche pour la mort d'un héros.» Et devant ces grandioses honneurs, ces funérailles nationales, cette orgueilleuse révolte de l'homme humilié, vaincu par la mort mais haussant et parant sa défaite, il faisait beau songer que tout cela était pour Loisillon, secrétaire perpétuel de l'Académie française, c'est-à-dire rien, le dessous de rien.
IX
Tous les jours, entre quatre et six, plus tôt ou plus tard selon la saison, Paul Astier venait prendre sa douche à «l'hydrothérapie Keyser» en haut du faubourg Saint-Honoré. Vingt minutes de fleuret, de boxe ou de bâton, puis le jet froid, le bain de piscine, la petite station, en sortant, chez la fleuriste de la rue du Cirque pour se faire coudre un oeillet à la boutonnière; et la réaction jusqu'à l'Arc-de-l'Étoile, Stenne et le phaéton suivant au ras du trottoir. Ensuite un tour aux acacias, où Paul montrait un teint clair, une peau de femme à «lever» toutes les femmes et qu'il devait à ses habitudes d'hygiène chic. Cette séance chez Keyser lui épargnait en outre la lecture des journaux, par les potins de cabine à cabine, ou sur les divans de la salle d'armes, en veste de tir, en peignoir de flanelle, même à la porte du docteur, quand on attendait son tour de douche. Des cercles, des salons, de la Chambre, de la Bourse ou du Palais, les nouvelles de la journée s'annonçaient là librement, à voix haute, dans le froissement des épées et des cannes, les appels au garçon, les grandes claques en battoir des mains sur la chair nue, le cliquetis des fauteuils à roulettes pour rhumatisants, les lourds plongeons qui s'ébrouaient dans la piscine aux voûtes sonores, et, dominant tous les bruits d'eau brisée, jaillie, la voix du bon docteur Keyser debout sur sa tribune et ce mot revenant toujours comme un refrain: «Tournez-vous.»
Ce jour-là, Paul Astier se «tournait» avec délices sous la pluie bienfaisante, y laissait la migraine et la poussière de sa corvée, et les funèbres ronrons des regrets académiques en style Astier-Réhu: «L'airain lui mesurait ses heures... la main glacée de Loisillon... épuisé la coupe du bonheur...» O papa! ô cher maître! Il en fallait de l'eau, en pluie, en fouet, en cascade, pour nettoyer ce noir fatras. Encore ruisselant, il croisa un grand corps qui remontait de la piscine et lui faisait un bonjour grelottant de la tête, courbé en deux sous un large bonnet en caoutchouc couvrant le crâne et une partie de la figure. Cette maigreur livide, cette raide démarche contracturée, il crut à un de ces pauvres névropathes, habitués de chez Keyser, dont les muettes apparitions d'oiseaux de nuit, lorsqu'ils venaient se peser à la bascule dans la salle d'armes, faisaient un tel contraste aux rires de santé et de vigueur débordantes. Puis la courbe méprisante de ce grand nez, ces plis de dégoût tirant la bouche lui rappelèrent vaguement un visage de la société. Et dans sa cabine, pendant que le garçon baigneur lui étrillait la peau, il demanda: «Qui donc m'a salué, Raymond?
—Mais c'est le prince d'Athis, monsieur...» fit Raymond avec la fierté du peuple à prononcer ce mot de prince. «Il vient à la douche depuis quelque temps, toujours le matin... Aujourd'hui il s'est retardé, rapport à un enterrement, qu'il a dit a Joseph...»
La porte de la cabine entr'ouverte pendant ce colloque, laissait voir dans celle en face, sur le côté pair du couloir, le gros Lavaux assis, tout nu, d'un gras blafard et difforme, en train de s'attacher au-dessus du genou, avec des jarretières à boucles, de longs bas de femme ou d'ecclésiastique. «Dites donc, Paul, vous avez vu Samy qui vient se donner des forces?...» et il clignait de l'oeil comiquement.
«Des forces?
—Bé oui! Il se marie dans quinze jours, savez bien; et le pauvre garçon, pour s'assurer les reins, s'est mis bravement à l'eau froide et aux pointes de feu.
—Et l'ambassade, quand?
—Mais, tout de suite. La princesse est partie devant. Ils se marieront là-bas.»
Paul Astier eut l'instinct d'un désastre: «La princesse!... Qui épouse-t-il donc?—D'où sortez-vous?... Le bruit de Paris depuis deux jours... Colette, pardi! l'inconsolable Colette... C'est la tête de la duchesse que je voudrais voir... A Loisillon, elle s'est très bien tenue, mais sans lever son voile, sans un mot à personne... Dur à avaler, dame!... Songez donc qu'hier encore nous cherchions ensemble des étoffes pour la chambre de l'infidèle à Pétersbourg.»
Il bavardait de sa voix grasse et méchante de portière mondaine, tout en achevant de boucler ses jarretières; et pour accompagner la féroce histoire, on entendait à deux cabines plus loin, dans un sonore roulement de claques à même, le prince encourageant le garçon de douche: «Plus fort, Joseph... plus fort... N'ayez pas peur.» Ah! il en prenait, des forces, le bandit.
Paul Astier qui, aux premiers mots de Lavaux, avait franchi le couloir pour mieux entendre, fut pris d'une envie folle, enfoncer d'un coup de pied la porte du prince, sauter dessus, s'expliquer brutalement avec ce misérable qui lui enlevait la fortune des mains. Tout à coup il se vit nu, trouva sa colère inopportune et rentra s'habiller, se calmer un peu, comprenant qu'il devait avant tout causer avec sa mère, savoir exactement où en étaient les choses.
Par exception, sa boutonnière resta vide, ce soir-là, et pendant que des yeux de femmes, au mouvement désoeuvré des voitures en file, cherchaient le joli jeune homme dans l'allée habituelle, il roulait vivement vers la rue de Beaune. Corentine le reçut, les bras nus, en souillon, profitant de l'absence de madame pour faire un grand savonnage.
«Où dîne ma mère, savez-vous?» Non. Madame ne lui avait rien dit; mais monsieur était là-haut à fourrager dans ses papiers. Le petit escalier des archives criait sous le pas lourd de Léonard Astier:
«C'est toi, Paul?»
Le demi-jour du couloir, le trouble où il était lui-même empêchèrent le garçon de remarquer l'extraordinaire aspect de son père et l'égarement de sa voix pour répondre au: «Comment va le maître?... Maman n'est pas là?...—Non, elle dîne chez Mme Ancelin qui l'emmène aux Français... Dans la soirée, j'irai les rejoindre.»
Ensuite le père et le fils n'eurent plus rien à se dire; deux étrangers en présence, des étrangers de race ennemie. Aujourd'hui, pourtant, Paul Astier dans son impatience aurait bien demandé à Léonard s'il savait quelque chose de ce mariage, mais tout de suite: «Il est trop bête, m'man n'a jamais dû en parler devant lui.» Le père, lui aussi, angoissé d'une question qu'il voulait faire, le rappela d'un air gêné:
«Écoute donc, Paul... figure-toi qu'il me manque... Je suis en train de chercher...
—De chercher?...»
Astier-Réhu hésita une seconde, regardant de tout près la charmante figure dont l'expression n'était jamais parfaitement franche à cause de la déviation du nez, puis l'accent bourru et triste:
«Non, rien... c'est inutile... tu peux t'en aller.»
Il restait à Paul Astier de rejoindre sa mère au théâtre, dans la loge Ancelin. C'était deux ou trois heures à tuer. Il renvoya sa voiture en recommandant à Stenne de venir l'habiller au cercle, puis se mit en route à tout petits pas, dans un délicat Paris crépusculaire où les arbustes en boule du parterre des Tuileries s'allumaient de couleurs vives à mesure que le ciel s'assombrissait. Une incertitude délicieuse pour les rêveurs et les combineurs d'affaires. Les voitures diminuent. Des ombres se hâtent, vous frôlent; on peut suivre son idée sans distraction. Et le jeune ambitieux songeait, lucidement, le sang-froid revenu. Il songeait comme Napoléon aux dernières heures de Waterloo: bataille gagnée tout le jour, puis le soir, la déroute. Pourquoi? Quelle faute commise? Il remettait en place les pièces de l'échiquier, cherchait sans comprendre. Une imprudence, peut-être, d'être resté deux jours sans la voir; mois n'était-ce pas l'élémentaire tactique «après l'épisode du Père-Lachaise, de laisser la femme ruminer son petit remords. Comment se douter d'une fuite aussi brusque? Subitement, cet espoir lui vint, connaissant la princesse, oisillon changeant d'idée comme de perchoir, qu'elle n'était pas encore partie, qu'il allait la trouver au milieu de ses préparatifs, désolée, incertaine, demandant au portrait d'Herbert: «Conseille-moi,» et qu'il la reprendrait d'une étreinte. Car maintenant il comprenait et suivait, dans cette petite tête, toutes les péripéties de son roman.
Il se fit conduire rue de Courcelles. Plus personne. La princesse partie en voyage le matin même, lui dit-on. Pris d'un affreux découragement, il rentra chez lui pour n'être pas obligé, au cercle, de parler et de répondre. Sa grande baraque moyen-âgeuse dressant sa façade de Tour de la faim, toute bordée d'écriteaux, acheva de lui serrer le coeur par le tas de notes en retard qu'elle lui rappelait; puis la rentrée à tâtons dans cette odeur d'oignon frit qui remplissait tout l'hôtel, le petit domestique rageur se fabriquant, les soirs de dîner au cercle, un faubourien miroton. Un peu de jour traînait encore dans l'atelier, et Paul, jeté sur un divan, tout en se demandant quelle déveine déjouait sa prudence et ses combinaisons les plus adroites, s'endormit pour deux heures, après lesquelles il se réveilla transformé. De même que la mémoire s'aiguise au sommeil du corps, ses facultés de volonté et d'intrigue n'avaient cessé d'agir pendant ce court repos. Il y avait reconquis un plan nouveau et cette froide et ferme résolution, autrement rare chez nos jeunes français que la bravoure armée.
Prestement habillé, lesté de deux oeufs et d'une tasse de thé, avec une légère tiédeur de petit fer dans la barbe et les moustaches quand il jeta au contrôle du Théâtre-Français le nom de Mme Ancelin, le plus subtil observateur n'aurait pu soupçonner dans ce parfait mondain la moindre préoccupation, ni ce que renfermait ce joli meuble de salon, laqué noir et blanc, si bien scellé.
Le culte rendu par Mme Ancelin à la littérature officielle, avait deux temples: l'Académie française, la Comédie-Française; mais le premier n'étant qu'irrégulièrement ouvert à la ferveur des fidèles, elle se rabattait sur l'autre dont elle suivait ponctuellement les offices, ne manquant jamais une «première», grande ou petite, ni les mardis de l'abonnement. Et ne lisant que les livres à l'estampille de l'Académie, les artistes de la Comédie étaient les seuls qu'elle écoutât fervemment, avec des expressions attendries ou frénétiques qui éclataient dès le contrôle et les deux grands bénitiers de marbre blanc que l'imagination de la bonne dame avait dressés à l'entrée de la maison de Molière, devant les statues de Rachel et de Talma.
«Est-ce tenu!... Quels huissiers!... Quel théâtre!...»
Ses petits bras écartés en gestes courts, son souffle haletant de grosse dame, remplissaient le couloir d'une expansive joie turbulente qui faisait courir dans toutes les loges: «Voilà Mme Ancelin.» Aux mardis surtout, l'indifférence de la salle très mondaine contrastait avec l'avant-scène où roucoulait, se pâmait, le corps hors la loge, ce bon gros pigeon aux yeux roses, ramageant tout haut; «Oh! ce Coquelin... Oh! ce Delaunay!... quelle jeunesse!... quel théâtre!...» ne souffrant pas qu'on parlât d'autre chose, et, aux entr'actes, accueillant les visites par des cris d'admiration sur le génie de l'auteur académicien, les grâces de l'actrice sociétaire.
A l'entrée de Paul Astier, le rideau était levé, et connaissant les rites du culte, l'absolue défense de parler alors, de saluer, de remuer un fauteuil, il attendit immobile dans le petit salon séparé par une marche de l'avant-scène où Mme Ancelin s'extasiait entre Mme Astier et Mme Eviza, Danjou et de Freydet assis derrière elle avec des têtes de captifs. A ce claquement si particulier des fermetures de loge et que suivit un «Chut!» foudroyant pour l'intrus qui troublait l'office, la mère à demi tournée tressaillit en voyant son Paul. Que se passait-il? Qu'avait-il de si pressé, de si grave à lui dire, pour venir jusque-là, dans ce guêpier d'ennui, lui qui ne s'ennuyait jamais qu'avec un but. Sans doute encore l'argent, l'horrible argent. Heureusement elle en aurait bientôt; le mariage de Samy les ferait riches. Désireuse d'aller à lui, de le rassurer d'une bonne nouvelle qu'il ignorait peut-être, elle devait rester en place, regarder la scène, faire chorus avec la dame: «Oh! ce Coquelin... Oh! ce Delaunay... Oh!... Ah!...» Dur supplice pour elle, cette attente; pour Paul aussi qui ne voyait rien que la barre éclatante et chaude de la rampe, et reflétée dans le panneau de glace du côté, une partie de la salle, fauteuils, loges et parterre, des rangées de physionomies, d'atours, de chapeaux, comme noyés dans une gaze bleuâtre, avec l'aspect décoloré, fantômatique des objets entrevus sous l'eau. A l'entr'acte, corvée des compliments:
«Et la robe de Reichemberg, av'vous vu, monsieur Paul?... ce tablier de jais rose?... cette quille en rubans?... av'vous vu?... Non, vraiment, on ne s'habille qu'ici.»
Des visites arrivaient. La mère put ravoir son fils, l'entraîner sur le divan, et là, parmi les boas, les sorties, ils parlaient bas, de tout près.
«Réponds vite et net, commença-t-il... Samy se marie?
—Oui, la duchesse le sait depuis hier... Mais elle est venue quand même... C'est si orgueilleux, ces Corses!
—Et le nom de la rastaquouère... Peux-tu le dira maintenant?
—Colette, voyons! tu t'en doutais.
—Pas le moins du monde... Combien auras-tu pour ça?»
Triomphante, elle murmura: «Deux cent mille...
—Ça me coûte vingt millions, à moi, tes intrigues!... Vingt millions et la femme...» et lui broyant les poignets rageusement, il lui jeta dans la figura: «Gaffeuse!»
Elle en resta suffoquée, abrutie. Lui, c'était lui, cette résistance qu'elle sentait à certains jours, ce travail contre le sien; c'était lui le «si vous saviez» de cette petite sotte, quand elle sanglotait éperdue dans ses bras. Ainsi, au bout de cette sape qu'ils menaient chacun de son côté vers le trésor, avec tant de ruse, de patient mystère, un dernier coup de pioche et les voilà tous deux face à face, sans rien. Ils ne parlaient plus, se regardant, le nez de côté, leurs yeux pareils férocement allumés dans l'ombre, pendant le va-et-vient des visites, des conversations. Et c'est une forte discipline, allez, que cette discipline du monde, pouvant refouler en ces deux êtres les cris, les trépignements, l'envie de rugir et de massacrer dont leurs âmes étaient soulevées. Mme Astier, la première, pensa tout haut:
«Encore si la princesse n'était pas partie.» Sa bouche se tordait de rage; une idée à elle, ce brusque départ.
«On la fera revenir, dit Paul.
—Comment?»
Sans répondre, il demanda: «Samy est-il dans la salle?
—... Je ne crois pas. Où vas-tu? Que veux-tu faire?
—Fiche-moi la paix, n'est-ce pas?... ne te mêle de rien... tu n'as vraiment pas assez de veine.»
Il sortit dans un flot de visiteurs que chassait la fin de l'entr'acte, et elle reprit sa place à gauche de Mme Ancelin aussi exaltée, aussi adorante que tout à l'heure, en perpétuel état de grâce.
«Oh! ce Coquelin... Mais regardes donc, ma chère.»
Ma chère était distraite, en effet, les yeux perdus, le sourire douloureux d'une danseuse sifflée, et, sous prétexte que la rampe l'aveuglait, tournée à tout instant vers la salle pour y chercher son fils. Une affaire avec le prince, peut-être, s'il est ici... Et par sa faute à elle, par sa stupide maladresse...
«Oh! ce Delaunay... Av'vous vu?... av'vous vu?»
Non, elle ne voyait que la loge de la duchesse où quelqu'un venait d'entrer, la tournure élégante et jeune de son Paul; mais c'était le petit comte Adriani au fait de la rupture comme tout Paris et se lançant déjà sur la piste. Jusqu'à la fin du spectacle la mère se rongea d'angoisse, roulant mille projets confus qui se bousculaient dans sa tête avec des choses passées, des scènes qui auraient dû l'avertir. Ah! bête, bête... Comment ne s'être pas doutée?...
La sortie, enfin! mais si lente encore, des haltes à chaque pas, des saluts, des sourires, les adieux échangés... «Que faites-vous cet été? Venez donc nous voir à Deauville...» Par l'étroit couloir où l'on se presse, où les femmes achèvent de s'empaqueter, avec ce joli geste qui assure les boutons d'oreilles, par le large escalier de marbre blanc au bas duquel attend la livrée, la mère, tout en causant, guette, écoute, cherche à surprendre dans la rumeur de la grande ruche mondaine qui se disperse pour des mois, un mot, une allusion à quelque scène de corridor. Justement voici la duchesse qui descend, fière et droite dans son long manteau blanc et or, au bras du jeune garde-noble. Elle sait quel tour infâme lui a joué son amie, et les deux femmes croisent au passage un regard froid, sans expression, plus redoutable que les plus violentes engueulades de bateau-lavoir. Elles savent maintenant comment compter l'une sur l'autre et que tous les coups porteront, frappés aux bons endroits par des mains exercées, dans cette guerre au curare succédant à une intimité de soeurs; mais elles accomplissent la corvée mondaine, masquées d'un pareil sang-froid, et leurs deux haines, l'une puissante, l'autre venimeuse, peuvent se frôler, se coudoyer sans qu'il s'en dégage une étincelle.
En bas, dans la cohue des valets de pied et des jeunes clubmans, Léonard Astier attendait pour prendre sa femme, selon sa promesse. «Ah! voilà le maître,» s'exclama Mme Ancelin, et, trempant une dernière fois ses doigts dans l'eau bénite, elle en aspergeait tout le monde, le maître Astier-Réhu, le maître Danjou, et ce Coquelin, et ce Delaunay... Oh!... Ah!... Léonard ne répondait pas, suivait, sa femme au bras, son collet brutalement relevé à cause du grand courant d'air. Il pleuvait dehors. Mme Ancelin proposa de les reconduire, mais sans empressement, comme font les gens à voitures craignant de fatiguer leurs chevaux, redoutant surtout la mauvaise humeur de leur cocher, lequel est uniformément le premier cocher de Paris. D'ailleurs le maître avait un fiacre; il coupa court aux affabilités de la dame qui ramageait: «Oui, oui, on vous connaît... pour être tous deux seuls... Ah! l'heureux ménage...» et par les galeries tout éclaboussées d'eau, il entraîna Mme Astier.
A la fin des bals, des soirées, quand un couple mondain part en voiture, on est toujours tenté de se demander: «Maintenant que vont-ils se dire?» Pas grand'chose, la plupart du temps; car l'homme sort généralement assommé, courbaturé, de ces sortes de fêtes que la femme prolonge dans le noir de la voiture par des comparaisons intimes entre sa mise, sa beauté et celles qu'elle vient de regarder, ruminant des arrangements d'intérieur ou de toilette. Cependant la grimace pour le monde est tellement effrontée, l'hypocrisie de société si énorme, qu'on serait curieux d'assister à l'immédiate détente après la pose officielle, de saisir le vrai des accents, des natures, les rapports réels de ces êtres, tout à coup libérés et défublés, dans ce coupé filant à travers le Paris désert entre les reflets de ses lanternes.
Pour les Astier, ces retours étaient très significatifs. Aussitôt seule, la femme quittait la déférence et l'intérêt maintenus dans le monde pour le maître, parlait raide, prenait sa revanche de son attention à écouter des histoires cent fois entendues, qui l'hébétaient d'ennui; lui, bienveillant de nature, toujours content de soi et des autres, revenait régulièrement enchanté, stupéfait chaque fois des horreurs que sa femme débitait sur la maison amie, les personnes rencontrées, allant tranquillement aux accusations les plus abominables avec cette légèreté, cette exagération inconsciente des propos qui est la dominante des relations parisiennes. Alors, pour ne pas l'exciter davantage, il se taisait, faisait le gros dos, volait un petit somme dans son coin. Ce soir-là, par exemple, Léonard Astier se carra, sans faire attention au «prenez donc garde à ma robe,» de cette voix aigre de la femme dont on chiffonne l'ajustement. Ah! il s'en moquait un peu, de sa robe.
«On m'a volé, madame,» fit-il, et si violemment que les vitres en tremblèrent.
Ah! mon Dieu... les autographes!... Elle n'y pensait plus, on ce moment surtout, brûlée plus fort d'autres inquiétudes, et son étonnement n'eut rien de joué.
Volé, oui, ses Charles-Quint, ses trois plus belles pièces... Mais déjà sa voix perdait la violente certitude de l'attaque, ses soupçons hésitaient devant la surprise d'Adélaïde. Elle pourtant s'était remise: «Qui pensez-vous?...» Corentine lui semblait une fille sûre... à moins que Teyssèdre... Mais comment supposer que cette brute...
Teyssèdre! Il en cria, tant la chose lui parut évidente. Sa haine l'aidant contre l'homme à la brosse, il s'expliquait le crime très bien, le suivait à la trace depuis un mot dit à table sur la valeur de ces manuscrits, ramassé par Corentine, innocemment répété... Ah! le scélérat, avait-il bien une tête de criminel, et quelle folie de résister à ces avertissements de l'instinct. Ce n'était pas naturel, voyons, l'antipathie, la haine que lui inspirait ce frotteur, à lui, Léonard Astier, membre de l'Institut! Son compte était bon, le babouin. On lui en ferait manger des galères, «Mes trois Charles-Quint!... Oui dà!...» Sur-le-champ, avant de rentrer, il voulait porter plainte au commissaire. Elle essayait de le retenir: «Êtes-vous fou?... Le commissaire après minuit!...» Mais il s'obstinait, penchait sous la pluie sa lourde carapace pour des indications au cocher. Elle fut obligée de le tirer en arrière violemment; et lasse, excédée, sans courage pour suivre le mensonge, filer l'écoute et virer doucement, elle lâcha tout:
«Ce n'est pas Teyssèdre... C'est moi!... là!...» puis, d'une haleine, la visite à Bos, l'argent touché, vingt mille francs qu'il lui fallait à tout prix... Le silence qui suivit fut si long qu'elle crut d'abord à une syncope, à un coup de sang. Non; mais pareil à l'enfant qui tombe ou se cogne, le pauvre Crocodilus avait ouvert démesurément la bouche pour exploser sa colère, pris une aspiration telle qu'il ne pouvait proférer aucun son. A la fin ce fut un rugissement à remplir le Carrousel, que leur fiacre traversait dans les flaques d'eau:
«Volé! Je suis volé... ma femme m'a volé pour son fils...» et son furieux délire roulait pêle-mêle avec des jurons paysans de sa montagne: «Ah! la garse... Ah! li bougri...» des exclamations du répertoire, les «Justice!... Juste ciel!... Je suis perdu...» d'Harpagon pleurant sa cassette, et autres morceaux choisis tant de fois lus à ses élèves. On y voyait comme en plein jour, sur la grande place que la sortie des théâtres sillonnait en tous sens d'omnibus, de voitures, dans les hautes lumières irradiantes des réverbères électriques.
«Mais, taisez-vous donc, dit Mme Astier, tout le monde vous connaît.
—Excepté vous, madame!»
Elle le crut tout près de la battre, et dans la crispation de ses nerfs, cela ne lui aurait peut-être pas déplu. Mais il s'apaisa brusquement devant la peur du scandale, jurant, pour finir, sur les cendres de sa mère morte, qu'il ferait sa malle en rentrant, filerait à Sauvagnat de la belle manière, pendant que madame s'en irait avec son scélérat, son mange-tout, jouir du fruit de leurs rapines.
Une fois encore la haute vieille caisse à gros clous passa brusquement de l'antichambre dans le cabinet. Quelques bûches y restaient encore du dernier hiver, mais cela n'arrêta pas l'Immortel, et, pendant une heure, la maison retentit du roulement des rondins de bois, de la bousculade des armoires qu'il fourrageait, entassant dans la sciure et les bouts d'écorce sèche du linge, des vêtements, des bottines, jusqu'à l'habit vert et au gilet brodé des grandes séances, délicatement enveloppés d'une serviette. Sa colère, soulagée par cet exercice, diminuait à mesure que s'emplissait la malle, et ce qu'il gardait de houle et de sourds grondements venait surtout de se sentir si faible, pris de partout, soudé, indéracinable, pendant que Mme Astier assise au bord d'un fauteuil, en déshabillé de nuit, une dentelle sur la tête, le regardait faire et murmurait dans une bâillée placide et ironique:
«Voyons, Léonard... Léonard...»
X
«...Pour moi, les êtres comme les choses ont un sens, un endroit par où les prendre, si on veut, bien les manier, les tenir solidement... Cet endroit, je le connais et c'est ma force, voilà!... Cocher, à la Tête-Noire...»
Sur l'ordre de Paul Astier, le landau découvert où Freydet, Védrine et lui dressaient leurs trois «haute-forme» d'un noir d'enterrement dans la rayonnante après-midi de campagne, vint se ranger à droite du pont de Saint-Cloud, devant l'hôtel désigné, et chaque tressaut de la solide voiture de louage sur le cailloutis de la place laissait voir un significatif et long fourreau de serge verte débordant de la capote rabattue. Pour sa rencontre avec d'Athis, Paul avait choisi comme témoins, d'abord le vicomte de Freydet, indiqué par le titre et la particule, puis le comte Adriani; mais la nonciature s'inquiétant de ce nouveau scandale après celui de la barrette, il avait dû remplacer le jeune Pepino par le sculpteur qui, peut-être au dernier moment, consentirait à s'avouer marquis sur le procès-verbal des journaux. Du reste, rien de sérieux, en apparence: une altercation au cercle, à la table de jeu où le prince était venu s'asseoir une dernière fois avant de quitter Paris. Les choses inarrangeables, surtout par la difficulté de mettre les pouces avec un gaillard comme Paul Astier, très coté dans les salles d'armes et dont les cartons s'encadraient en vitrine au tir de l'avenue d'Antin.
Pendant que la voiture stationnait à la terrasse du restaurant sous les regards entendus et discrets des garçons, on vit débouler d'une ruelle en pente un gros court, guêtres blanches, cravate blanche, chapeau de soie et grâces frétillantes de médecin de ville d'eaux, qui, de loin, faisait des signes avec son ombrelle. «Voilà Gomès...» dit Paul, Docteur Gomès, ancien interne des hôpitaux de Paris, perdu par le jeu et un vieux collage; «mon oncle» pour les filles, bas condottière, pas méchant mais prêt à tout et s'étant fait une spécialité de ces sortes d'expéditions: deux louis et le déjeuner. Pour le moment en villégiature chez Cloclo, à Ville-d'Avray, il arrivait tout essoufflé au rendez-vous, un sac de nuit à la main contenant sa trousse, sa pharmacie, des bandes, des attelles, de quoi monter une ambulance.
«Piqûre, ou blessure? fit-il assis dans le landau en face de Paul.
—Piqûre... piqûre... docteur... Des épées de l'Institut... L'Académie française contre les Sciences morales et politiques...»
Gomès sourit, calant son sac entre ses jambes:
«Je ne savais pas... j'ai pris le grand jeu!
—Faudra le déballer, ça impressionnera l'ennemi...» prononça Védrine de son air tranquille. Le docteur cligna de l'oeil, troublé par ces deux visages de témoins inconnus au boulevard et que Paul Astier, qui le traitait en domestique, ne daignait même pas lui présenter.
Comme le landau s'ébranlait, la fenêtre d'un «cabinet de société» s'ouvrit au premier étage devant un couple qui apparut curieusement: une longue fille frêle aux yeux d'un bleu de lin, en corset, les bras nus, la serviette du déjeuner cachant mal la gorge et les épaules. Près d'elle un avorton barbu, un nain de la foire dont on ne voyait que la tête pommadée surmontant à peine la barre d'appui, et le bras disproportionné jeté en tentacule autour de la taille penchée de Marie Donval l'ingénue du Gymnase. Le docteur la reconnut tout haut. «Avec qui donc est-elle?» Les autres se retournèrent; mais la fille avait disparu, laissant seule cette longue tête de bossu, comme coupée, posée au bord de la fenêtre.
«Eh! c'est le père Fage...» Védrine saluait de la main, et, s'amusant de l'indignation de Freydet: «Quand je te disais!... les plus jolies filles de Paris...
—Quelle horreur!
—Ça vous étonne, M. de Freydet?» Paul Astier commença un farouche éreintement de la femme... Une enfant détraquée, avec tout le pervers, tout le mauvais de l'enfant, ses instincts de tricherie, de menterie, de taquinerie, de lâcheté... Et gourmande, et vaniteuse, et curieuse! Du bagout, mais pas une idée à elle, et, dans la discussion, pleine de trous, de tournants, de glissades, le trottoir un soir de verglas... Causer de n'importe quoi avec une femme!... Rien, ni bonté, ni pitié, ni intelligence; pas même de sens. Trompant le mari pour l'amant qu'elle n'aime pas davantage, ayant de la maternité une peur abominable, et un seul cri d'amour qui ne mente pas: «Prends garde!»... La voilà, la femme moderne... Par exemple, pour une forme de chapeau, pour une robe nouvelle de chez Spricht, capable de voler, prête à n'importe quelle ordure; car, au fond, elle n'aime que ça, la toilette!... Et pour se figurer à quel point il fallait avoir accompagné, comme lui, les dames de la société, les plus chics, les plus huppées, dans les salons du grand couturier!... Intimes avec les Premières, les invitant à déjeuner à leur château, en adoration devant le vieux Spricht comme devant le Saint-Père... la marquise de Roca-Nera lui amenant ses fillettes, pour un peu lui demandant de les bénir...
«Absolument...» fit le docteur d'un automatique mouvement de salarié au cou décroché par l'approbation perpétuelle. Il y eut un silence de surprise et de gêne, comme un déséquilibre de la conversation après la brusque, violente et inexplicable sortie du jeune homme d'ordinaire si froid et maître de lui. Le soleil était lourd, réverbéré par des murs de pierre sèche bordant la route en pente raide où les chevaux montaient péniblement, faisant crier le gravier.
«Comme charité, comme pitié de femme, j'ai été témoin de ceci...» Védrine parlait, la tête renversée, bercée dans la capote, les yeux à demi clos sur des choses que lui seul voyait... «Pas chez le grand couturier... non!... à l'Hôtel-Dieu, service de Bouchereau... Un cabanon crépi tout blanc, un lit de fer défait, les couvertures à bas, et, là-dessus, nu, luisant de sueur et d'écume, contracturé, tordu comme un clown, avec des bonds, des hurlements qui remplissaient tout le Parvis, un enragé au dernier paroxisme... Au chevet du lit, deux jeunes femmes... chacune d'un côté... la religieuse et une petite étudiante du cours de Bouchereau... penchées sans dégoût et sans peur, sur ce misérable que personne n'osait approcher, lui essuyant le front, la bouche, sa sueur de torture, l'écume qui l'étranglait... La soeur priait tout le temps, l'autre non; mais dans le même élan de leurs yeux, la tendresse pareille de ces petites mains courageuses, allant chercher la bave du martyr jusque sous ses dents, dans la grâce héroïque et maternelle d'un geste qui ne se lassait pas, on les sentait bien femmes toutes deux... la femme!... Et c'était à s'agenouiller en sanglotant.
—Merci, Védrine...» murmura Freydet qui suffoquait, pensant à son amie de Clos-Jallanges. Le docteur ébauchait un mouvement de tête: «Oh! absolument...» Mais la parole nerveuse et sèche de Paul Astier l'arrêta net:
«Ben oui, des infirmières, je veux bien... Infirmes elles-mêmes, elles adorent ça, soigner, panser, torcher, les draps chauds, les bassins... et puis la domination sur les souffrants, les affaiblis...» Sa voix sifflait, montait à l'aigu de celle de sa mère, tandis que son oeil froid dardait une petite flamme méchante qui faisait penser aux autres: «Qu'est-ce qu'il a?...» et suggérait au docteur cette réflexion judicieuse: «... beau dire piqûre et glaives de l'Institut, je ne voudrais pas être dans la peau du prince.
—Maintenant, comme instinct maternel de la femme, ricana Paul Astier, nous avons, en pendant au chromo de notre ami, Mme Eviza qui, enceinte de huit mois, pour une parure que lui refusait son banquier de mari, se bourrait le ventre à grands coups de poings, heurtait son foetus aux angles des meubles: «Tiens, ton enfant, sale ioutre!... tiens, ton enfant...» Et aussi comme délicatesse et fidélité de la femme, cette petite veuve qui, dans le caveau même du défunt, sur la pierre tombale...
—Mais c'est la matrone d'Éphèse que tu nous racontes là,» interrompit Védrine. La discussion s'anima, secouée au cahotement des roues, l'éternelle discussion entre hommes sur le féminin et l'amour.
«Messieurs, attention!...» dit le docteur qui, de sa place à reculons, voyait arriver deux voitures montant la côte au grand trot. Dans la première, une calèche découverte, se trouvaient les témoins du prince que Gomès, debout puis se rasseyant, nommait tout bas avec une intonation respectueuse: «marquis d'Urbin... général de Bonneuil... du Jockey... très chic!... et mon confrère Aubouis.» Un famélique dans son genre, ce docteur Aubouis, seulement décoré: alors c'était cent francs. Suivait un coupé de maître où se cachait, avec son Lavaux, d'Athis très ennuyé de toute cette affaire. Cinq minutes, les trois attelages grimpèrent à la suite en file de noce ou d'enterrement, et l'on n'entendait que le bruit des roues, le souffle ou l'ébrouement des chevaux secouant les gourmettes.
«Passez devant... nasilla une voix arrogante.
—C'est juste, dit Paul, ils vont préparer nos billets de logement...» Les roues se frôlèrent sur l'étroit chemin, les témoins échangèrent un salut, les médecins un sourire de compères. Puis le coupé passa, laissant voir derrière la glace claire, relevée malgré la chaleur, un profil morose, immobile, d'une pâleur de cadavre. «Il ne sera pas plus pâle dans une heure, quand on le ramènera, le flanc crevé...» songeait Paul; et il voyait le coup très bien, feinte de seconde et filer droit, à fond, entre les troisième et quatrième côtes.
En haut, l'air fraîchit, chargé d'aromes, fleurs de tilleuls, d'acacias, roses chauffées, et, derrière les clôtures basses des parcs, se vallonnaient de grandes pelouses où courait l'ombre moirée des arbres. Une cloche de grille sonna dans la campagne.
«Nous sommes arrivés...» dit le docteur qui connaissait l'endroit, les anciens haras du marquis d'Urbin en vente depuis deux ans, tous les chevaux partis, hormis quelques pouliches gambadant çà et là dans des prés coupés de hautes barrières.
On devait se battre tout au bas de la propriété sur un large terre-plein, devant une écurie de maçonnerie blanche; et l'on y arrivait par des allées dévalantes, mangées d'herbes et de mousses où les deux troupes marchaient ensemble, mêlées, silencieuses, d'une absolue correction. Seul, Védrine, qu'assommaient les formes mondaines, au grand désespoir de Freydet solennel dans son faux-col, s'exclamait: «Tiens! du muguet...» émondait une branche, puis saisi de l'immobile splendeur des choses devant l'agitation imbécile des hommes, ces grands bois escaladant la côte en face, ces lointains de toits massés, d'eau luisante, de brume bleue de chaleur: «Est-ce beau! est-ce calme!» faisait-il, montrant d'un geste machinal l'horizon à quelqu'un qui marchait derrière lui avec un craquement de bottes fines. Oh! le mépris dont fut inondé l'incorrect Védrine, et le paysage avec lui, et tout le ciel; car le prince d'Athis avait cela, il méprisait comme personne. Il méprisait de l'oeil, ce fameux oeil dont Bismarck n'avait pu soutenir l'éclat, il méprisait de son grand nez chevalin, de sa bouche aux coins tombants, il méprisait sans savoir pourquoi, sans parler, sans écouter, sans rien lire ni comprendre, et sa fortune diplomatique, ses succès féminins et mondains étaient faits de ce mépris répandu. Au fond, une tête en grelot vide, ce Samy, un fantoche que la pitié d'une femme intelligente avait ramassé dans la boîte à vidures, les écailles d'huîtres des restaurants de nuit, qu'elle avait hissé debout et très haut, lui soufflant ce qu'il fallait dire, encore mieux ce qu'il fallait taire, suggérant ses gestes, ses démarches, jusqu'au jour où, se voyant au faîte, il repoussait d'un coup de botte l'escabeau qui ne lui servait plus. Le monde, généralement, trouvait cela très fort; mais tel n'était pas le sentiment de Védrine, et le «bas de soie rempli de boue» dit à propos de Talleyrand lui revenait à l'esprit en regardant le dépasser majestueusement ce personnage d'une si hautaine et louable correction. Évidemment, une femme d'esprit, cette duchesse, qui, pour dissimuler la nullité de son amant, l'avait fait diplomate et académicien, affublé de ces deux dominos superposés du carnaval officiel, aussi usés de trame l'un que l'autre, malgré leur prestige devant lequel la société s'incline encore; mais qu'elle eût pu l'aimer, ce vidé, ce grotesque à l'âme dure, Védrine ne se l'expliquait guère. Son titre de prince? Elle était d'aussi grande famille que lui. Le chic anglais, cette redingote sanglant ce dos de pendu, ce pantalon couleur crottin d'une si laide note entre les branches? Fallait-il donc croire ce petit forban de Paul Astier raillant le goût de la femme vers le bas, le difforme moral ou physique!...
Le prince arrivait devant la barrière à mi-corps séparant l'allée de la prairie, et, soit méfiance de ses jambes flageolantes, soit qu'il trouvât l'exercice incorrect pour un homme aussi important, il hésitait, gêné surtout par ce grand diable d'artiste qu'il sentait derrière son dos. Il se résigna enfin au détour jusqu'à l'ouverture du barrage de bois. L'autre clignait ses petits yeux: «Va, va, mon bonhomme, tu as beau prendre le plus long, il va falloir y arriver devant la maison blanche; et qui sait si ce n'est pas là que te sera compté le juste salaire de tes gredineries?... car tout se paie, en définitive...» L'esprit contenté par ce soliloque, sans même poser la main sur la barrière, il la franchit d'un vigoureux coup de jarret tout à fait incorrect et vint rejoindre le groupe des témoins affairés au tirage au sort des places et des épées. Malgré le gourmé, la gravité des têtes, à les voir tous penchés vers le hasard des pièces, courant les ramasser, pile ou face, on eût dit de grands écoliers, en cour, ridés et grisonnants. Pendant la discussion d'un coup douteux, Védrine s'entendit appeler doucement par Astier en train de se dévêtir derrière la maisonnette et de vider ses poches, du plus parfait sang-froid: «Qu'est-ce qu'il bafouille, ce général?... Sa canne à portée de nos épées pour empêcher un malheur!... Je ne veux pas de ça, tu m'entends ... pas un duel de bleus, ici... nous sommes deux anciens, deux de la classe...» Il blaguait, mais serrait les dents, l'oeil féroce.
«Sérieux, alors? demanda Védrine le scrutant à fond.
—Tout ce qu'il y à de plus sérieux!
—C'est drôle que je m'en doutais.» Et le sculpteur vint faire sa déclaration au général, brigadier de cavalerie, fendu du talon jusqu'à ses oreilles faunesques qui joutaient de couleurs violentes avec celles de Freydet; du coup, elles devinrent subitement écarlates, à croire que le sang giclait. «Convenu, m'sieu!—Fait'ment, m'sieu!» Les paroles cinglaient en coups de cravache. Samy, que le docteur Aubouis aidait à relever la manchette de sa chemise, les entendait-il? Fut-ce l'apparition du souple, félin et vigoureux garçon qui s'avançait, le cou, les bras ronds et découverts, le regard impitoyable? Le fait est que, venu là pour le monde et sans l'ombre d'une préoccupation, en gentleman qui n'en est pas à sa première affaire et sait ce que valent deux bons témoins, toute sa figure changea brusquement, devint terreuse, montra sous sa barbe affaissée comme un décrochement de mâchoire, l'affreuse grimace de la peur. Néanmoins il se tenait et vint assez vaillamment en garde.
«Allez, messieurs.»
Oui, tout se paie. Il en eut l'intime sensation devant cette pointe implacable qui le cherchait, le tâtait à distance, semblait ne le ménager là ou là que pour le frapper plus sûrement. On voulait le tuer ... c'était sûr. Et tout en rompant, son grand bras maigre allongé, dans le fracas des coquilles, un remords lui venait pour la première fois de l'ignoble abandon de sa maîtresse, de celle qui l'avait tiré de la boue et remis au monde, le sentiment aussi que la juste colère de cette femme n'était pas étrangère au danger pressant, enveloppant, qui tout autour de lui semblait bouleverser l'atmosphère, faisait tourner et reculer dans un éclairage de rêve le ciel agrandi au-dessus de sa tête, les silhouettes effarées des témoins, des médecins, jusqu'aux gestes éperdus de deux garçons d'écurie chassant à coups de casquette les chevaux bondissants qui voulaient s'approcher et voir. Tout à coup, des voix violentes, brutales: «Assez!... assez!... Arrêtez donc...» Que s'est-il passé? le danger est loin, le ciel a repris son immobilité, les choses leur couleur et leur place. Mais à ses pieds, sur le sol fourragé, bouleversé, s'étale un large amas de sang qui noircit la terre jaune, et, dedans, Paul Astier abattu, son cou nu percé de part en part, saigné comme un porc. Dans le silence consterné de la catastrophe, la prairie continue au loin son grêle bruit d'insectes, et les chevaux qu'on ne surveille plus, groupés à quelque distance, allongent leurs naseaux curieusement vers ce corps immobile de vaincu.
Il avait pourtant bien le sens de l'épée, celui-là. Ses doigts, solidement incrustés sur la garde, faisaient flamboyer, planer et fondre à pic, siffler et s'allonger la lame; tandis que l'autre, en face de lui, n'agitait qu'un bègue et peureux tourne-broche. Comment cela s'est-il donc fait? Ils diront, et, ce soir, les journaux répéteront après eux, et, demain, tout Paris avec les journaux, que Paul Astier a glissé en se fendant, s'est enferré lui-même, tout cela très détaillé, très précis; mais, dans les circonstances de la vie, est-ce que la précision de nos paroles n'est pas toujours en raison inverse de nos certitudes? Même pour ceux qui regardaient, pour ceux qui se battaient, quelque chose de confus, de voilé, entourera toujours la minute décisive, celle où le destin est entré, en dehors de toute prévision, de toute logique, a porté le dernier coup, caché dans cette nuée obscure dont ne manque jamais de s'envelopper le dénouement des combats Homériques.
Porté dans un petit logement de palefrenier attenant à l'écurie, Paul Astier, en rouvrant les yeux après une longue syncope, vit d'abord, du lit de fer où il était couché, une lithographie du prince impérial à même la muraille, au-dessus de la commode chargée d'outils de chirurgie; et le sentiment rentrant en lui par la vue des objets extérieurs, ce pauvre visage mélancolique aux yeux pâles, délavé de l'humidité des murs, cette sombre destinée de jeunesse l'attristait d'un mauvais présage. Mais à cette âme d'ambition et de ruse, l'intrépidité ne manquait pas. Dressant péniblement sa tête, avec la gêne des tours de bandes qui la comprimaient, il demanda, la voix changée, affaiblie quoique toujours railleuse: Blessure, ou piqûre, docteur?» Gomès en train de rouler ses gazes phéniquées lui imposa silence d'un grand geste: «Piqûre, veinard que vous êtes... mais il s'en fallait de ça... Aubouis et moi nous avons cru la carotide ouverte...» Le jeune homme reprit un peu de couleur, ses yeux étincelèrent. C'est si bon de ne pas mourir! Tout de suite, l'ambition revenue, il voulut savoir le temps de la guérison, de la convalescence. «Trois semaines... un mois...» d'après le docteur, qui répondait négligemment, avec une nuance de dédain bien amusante, très vexé au fond, touché dans la peau de son client. Paul, les yeux au mur, combinait... D'Athis serait parti, Colette mariée, avant qu'il put seulement se lever... Allons, l'affaire était manquée, il fallait en trouver une autre!
La porte ouverte remplit le bouge d'un grand flot de lumière. Oh! la vie, le chaud soleil... Védrine rentrant avec Freydet s'approcha du lit, la main joyeusement tendue: «Tu nous as fait une belle peur!» Il aimait réellement sa petite fripouille, y tenait comme à un objet d'art. «Oui, bien peur...» disait le vicomte s'essuyant le front, l'air prodigieusement soulagé. Tout à l'heure, c'était son élection, ses espérances académiques qu'il avait vues par terre, dans tout ce sang. Jamais le père Astier n'aurait voulu faire campagne pour un homme mêlé à une telle catastrophe! Un brave coeur pourtant, ce Freydet, mais l'idée fixe de sa candidature l'aimantait comme une aiguille de boussole; secoué, remué dans tous les sens, il revenait toujours au pôle académique. Et tandis que le blessé souriait à ses amis, un peu penaud tout de même de se voir étendu sur le flanc, lui, le malin, le fort, Freydet ne cessait de s'extasier sur la correction des témoins avec qui l'on venait de s'entendre pour le procès-verbal, la correction du docteur Aubouis s'offrant à rester près de son confrère, la correction du prince parti dans la calèche et laissant à Paul Astier pour le reconduire chez lui sa voiture, très douce, à un cheval, qui pourrait venir jusqu'à la porte du petit logement. Oh! tout à fait correct.
«Est-il embêtant avec sa correction!» fit Védrine surprenant la grimace que Paul n'avait pu retenir.
«... une chose vraiment bien extraordinaire...» murmura le jeune homme, d'une voix vague qui songeait. Ainsi, ce serait lui et non pas l'autre, dont la pâle figure sanglante apparaîtrait à côté du médecin derrière la vitre du coupé revenant au pas. Ah! pour un coup raté... Il se dressa brusquement, malgré l'injonction du docteur, écrivit très vite sur une de ses cartes, d'un crayon mal guidé: «Le sort est aussi traître que les hommes. J'ai voulu vous venger... Je n'ai pas pu. Pardon...» signa, relut, réfléchit, relut encore, puis, l'enveloppe fermée, une horrible enveloppe à fleurs d'épicerie de campagne, trouvée dans la poussière de la commode, il mit dessus: «Duchesse Padovani,» et pria Freydet de la porter lui-même le plus tôt possible.
«Ce sera fait dans une heure, mon cher Paul.»
Il dit «merci... à revoir...» de la main, s'allongea, ferma les yeux, resta muet et sans bouger jusqu'au départ, écoutant autour de lui, dans la prairie ensoleillée, l'immense et grêle rumeur d'insectes qui lui semblait être le battement de la fièvre commençante, pendant que sous ses cils baissés il suivait l'entortillement de sa nouvelle intrigue, si différente de la dernière, et miraculeusement improvisée, sur le terrain, en pleine déroute.
Était-ce bien une improvisation? L'ambitieux garçon pouvait s'y tromper; car le mobile de nos actes nous échappe souvent, perdu, caché dans tout ce qui s'agite en nous aux heures de crise, ainsi que disparaît dans la foule le meneur qui l'a mise en branle. Un être, c'est une foule. Multiple, compliqué comme elle, il en a les élans confus, désordonnés; mais le meneur est là, derrière; et si emportés, si spontanés qu'ils paraissent, nos mouvements, comme ceux de la rue, ont toujours été préparés. Depuis le soir où Lavaux, sur la terrasse de l'hôtel Padovani, signalait la duchesse au jeune garde-noble, cette pensée était venue à Paul Astier que, si Mme de Rosen lui manquait, il lui resterait la belle Antonia. Il y songeait aussi l'avant-veille, aux Français, en apercevant le comte Adriani dans la loge de la duchesse, mais vaguement encore, parce que son effort était ailleurs et qu'il croyait à la possibilité de vaincre. La partie définitivement perdue, sa première idée en se reprenant à la vie fut: la duchesse! Ainsi, presque à son insu, cette résolution improvisée était la mise au jour d'une lente et sourde germination: «J'ai voulu vous venger, je n'ai pas pu...» Certainement, bonne, violente et vindicative comme il la connaissait, celle que ses Corses appelaient Mari' Anto, serait à son chevet le lendemain matin. A lui de s'arranger pour qu'elle ne le quittât plus.
En revenant tous deux dans le landau, qui avait pris les devants sur le coupé de Samy obligé de marcher lentement à cause du blessé, Védrine et Freydet philosophaient devant les coussins vides où reposaient les épées du duel dans leur fourreau de serge. «Elles font moins de train qu'en allant, ces fichues bêtes...» dit Védrine poussant les colichemardes du bout du pied. Freydet réfléchit tout haut: «C'est vrai qu'on s'est battu avec les siennes...» et reprenant sa tête importante et très correcte de témoin: «Nous avions tout gagné, le terrain, les épées... En plus, un tireur de premier ordre... Comme il dit, c'est une chose bien extraordinaire...»
Ils cessèrent de causer un moment, distraits par la richesse du fleuve qu'allumait le couchant, en nappes d'or vert et de pourpre. Le pont traversé, les chevaux s'engagèrent au grand trot dans la rue de Boulogne. «En somme, oui... reprit Védrine comme si leur causerie n'avait pas été coupée d'un long silence... sous des semblants de réussite le garçon est un déveinard. Voilà plusieurs fois que je le vois aux prises avec la vie, dans de ces circonstances qui sont des pierres de touche pour juger la destinée d'un homme, qui lui font suer tout ce qu'il a de chance sous la peau. Eh bien! il a beau ruser, combiner, penser à tout, faire sa palette d'une façon merveilleuse, au dernier moment quelque chose craque, et, sans le démolir tout à fait, l'empêche d'arriver à ce qu'il veut... Pourquoi?... Simplement, peut-être, parce qu'il a le nez de travers... Je t'assure, ces déviations-là sont presque toujours des symptômes d'un esprit faux, d'une direction pas très droite. Le mauvais coup de barre, quoi!»
Ils s'amusaient de cette idée; puis continuant à causer chance et malchance, Védrine racontait un fait singulier arrivé presque sous ses yeux pendant un séjour en Corse, chez les Padovani. C'était à Barbicaglia, au bord de la mer, juste en face le phare des Sanguinaires. Il y avait dans ce phare un vieux gardien, bon serviteur, à la veille de sa retraite. Une nuit, pendant qu'il était de quart, le vieux s'endort, sommeille cinq minutes, pas une de plus, arrêtant de sa jambe allongée le mouvement de la lanterne à feu tournant, qui devait changer de couleur à chaque minute. Or, à cet instant de la même nuit, l'inspecteur général faisant, sur un aviso de l'État, sa tournée annuelle, se trouve en face des Sanguinaires, s'étonne d'y voir une lumière fixe, fait stoper, surveille, constate, et le lendemain la chaloupe des ponts et chaussées amène un gardien de rechange dans l'île avec la notification de l'immédiate mise à pied du pauvre vieux. «Je crois, disait Védrine, que c'est un rare exemple de contre-veine, la conjonction dans la nuit, dans le temps et l'espace, de ce regard d'inspection et de ce court sommeil de veilleur.» Son grand geste calme montrait au-dessus de la place de la Concorde où leur voiture arrivait, un large morceau de ciel d'un vert sombre, piqué çà et là de naissantes étoiles, visibles au fond du beau jour qui mourait.
Quelques instants après le landau entrait dans la rue de Poitiers, très courte, assombrie déjà, s'arrêtait devant le haut portail écussonné de l'hôtel Padovani, toutes ses persiennes fermées, un ramage d'oiseaux dans les arbres du jardin. La duchesse était partie, en villégiature à Mousseaux pour la saison. Freydet hésitait, sa grande enveloppe à la main. Préparé à voir la belle Antonia, à faire un émouvant récit du duel, peut-être à glisser un mot de sa prochaine candidature, maintenant il ne savait plus s'il devait poser la lettre, ou s'il la porterait lui-même, dans trois ou quatre jours, quand il rentrerait à Clos-Jallanges. Finalement, il se décida à la laisser, et, remontant en voiture:
«Pauvre garçon!... Il m'avait tant dit que c'était pressé!
—Sans doute, fit Védrine pendant que le landau les emportait, par les quais qui se pointillaient de symétriques feux jaunes, vers leur rendez-vous de procès-verbal... Sans doute... Je ne sais pas ce que contient cette lettre, mais pour qu'il se soit donné la peine de l'écrire à ce moment-là... ce doit être quelque chose de très fort, de très subtil, un merveilleux tour d'adresse... Seulement, voilà... très pressé... et la duchesse est partie.»
Et tortillant gravement le bout de son nez entre deux doigts: «C'est ça, vois-tu.»
XI
Le coup d'épée dont leur fils avait failli mourir fut un dérivatif aux dissensions intimes des Astier. Secoué jusqu'au fond de ses entrailles paternelles, Léonard s'attendrit, pardonna; et comme, pendant trois semaines, Mme Astier, installée garde-malade près de Paul, ne vint plus rue de Beaune qu'en courant, pour prendre du linge, changer de robe, on évita le danger des allusions, des reproches couverts et détournés dont s'avivent, même après le pardon et la paix faite, les querelles de la vie à deux. Puis, l'enfant rétabli, parti pour Mousseaux où l'appelait une pressante invitation de la duchesse, ce qui acheva de réconcilier le parfait ménage académique, de le rendre du moins à sa température égale de «couche froide», ce fut son installation à l'Institut, dans l'appartement et l'emploi de feu Loisillon, dont la veuve, nommée directrice de l'école d'Écouen, avait par un prompt départ permis au nouveau Perpétuel d'emménager, presque au lendemain de son élection.
L'installation ne fut pas longue dans ce logement depuis si longtemps envié, guetté, surveillé, espéré, connu dans ses moindres détours et tous ses avantages locatifs. A voir la précision avec laquelle les meubles de la rue de Beaune prenaient leurs places, on eût dit un mobilier rentrant de la campagne et se posant, s'incrustant de lui-même aux endroits habituels, aux rainures par lui marquées sur le sol ou dans les panneaux. Nul embellissement. A peine un nettoyage à la chambre où Loisillon était mort, du papier neuf à l'ancien salon de Villemain, dont Léonard fit son cabinet de travail, afin d'avoir le silence et la lumière de la cour, et, sous la main, une petite annexe très haute, très claire, pour ses autographes déménagés en trois voyages de fiacre avec l'aide de Fage, le relieur.
C'était, chaque matin, une délectation nouvelle, ces «archives» presque aussi commodes que celles des Affaires étrangères, où il entrait sans se courber, sans grimper l'échelle de son chenil de la rue de Beaune, auquel il ne pensait plus qu'avec colère et dégoût, par ce sentiment naturel à l'homme de haïr les endroits où il a souffert, d'une rancune qui dure et ne pardonne jamais. On se réconcilie avec les êtres, sujets à changer, à présenter différents aspects, non avec les choses et leur immuabilité de pierre. Dans la joie de l'emménagement, Astier-Réhu pouvait oublier ses colères, les torts de sa femme, jusqu'à ses griefs contre Teyssèdre, autorisé à venir, le mercredi matin, comme autrefois; mais rien que de songer à la cage en soupente où on le reléguait naguère un jour par semaine, l'historien faisait grincer sa mâchoire avançante, redevenait Crocodilus.
Et conçoit-on ce Teyssèdre, que l'honneur de frotter à l'Institut, au palais Mazarin, laissait aussi froid, aussi peu impressionné, et qui continuait à bousculer la table, les papiers, les rapports innombrables du secrétaire perpétuel, avec sa même tranquille arrogance de citoyen de Riom en face d'un vulgaire «Chauvagnat.» Astier-Réhu, gêné sans l'avouer par cet écrasant dédain, essayait parfois de faire comprendre à cette brute la majesté de l'endroit où fonctionnait son pain de cire. «Teyssèdre, lui disait-il un jour, c'est ici l'ancien salon du grand Villemain... Je vous le recommande...» et en même temps, pour apaiser le fier Arverne, il signifiait lâchement à Corentine: «Donnez un verre de vin à ce brave homme...» Corentine stupéfaite apportait le verre que le frotteur but d'une goulée, appuyé sur son bâton, les yeux dilatés de joie; puis il s'essuya la bouche d'un revers de manche, et posant le verre vide où sa lèvre gourmande était marquée: «Voyez-vous, Meuchieu Achtier, un verre de vin frais, y a rien de bon que cha dans la vie...» Sa voix vibrait d'un tel accent de vérité, ses papilles d'un tel épanouissement de bien-être que le secrétaire perpétuel rentra dans ses «archives» en claquant la porte d'un mouvement d'humeur. Car, enfin, ce n'était pas la peine d'avoir tant trimé, parti de si bas pour arriver si haut, au summum de la gloire littéraire, historien de la maison d'Orléans, clef de voûte de l'Académie française, puisque rien qu'un verre de vin frais pouvait donner à un rustre l'équivalent bonheur de tout cela. Mais, un instant après, entendant le frotteur ricaner à Corentine «qu'il ch'en foutait un peu, de l'anchien chalon de Villemain,» Léonard Astier haussa les épaules, et sa velléité d'envie tomba devant tant d'ignorance, fit place à une profonde et bénigne pitié.
Pour Mme Astier, grandie, élevée à l'Institut, retrouvant des souvenirs d'enfance à chaque pavé de la cour, sur chaque marche du vénérable et poudreux escalier B, il lui semblait qu'après une absence, elle était enfin rentrée chez elle; et combien elle savourait mieux que son mari les avantages matériels de la situation, plus de loyer à payer, ni d'éclairage, ni de chauffage, une grande économie pour les réceptions de l'hiver, sans compter les appointements augmentés, les hautes relations, les influences précieuses, surtout pour son Paul et la chasse aux commandes! Quand Mme Loisillon vantait autrefois les charmes de son logement à l'Institut, elle ne manquait jamais d'ajouter avec emphase: «J'y ai reçu jusqu'à des souveraines.—Oui, dans le petit endroit...» ripostait acidement la bonne Adélaïde dressant son long cou. En effet, les jours de grandes séances, longues et fatigantes, il n'était pas rare qu'à la sortie quelque haute dame, princesse royale en tournée, mondaine influente aux ministères, montât faire à la femme du secrétaire perpétuel une courte visite intéressée. C'est à des hospitalités de ce genre que Mme Loisillon devait son poste actuel de directrice, et Mme Astier ne serait certainement pas plus maladroite qu'elle à tirer parti du «petit endroit.» Une seule chose gênait son triomphe du moment: sa brouille personnelle avec la duchesse, qui l'empêchait de rejoindre Paul à Mousseaux. Mais une invitation arrivait à point de Clos-Jallanges pour la rapprocher de son fils par le voisinage des deux châteaux, et elle espérait peu à peu rentrer en grâce auprès de la belle Antonia, pour qui elle se sentait redevenir toute tendre en la voyant si bonne avec son Paul.
Léonard, retenu à Paris par son service, la besogne de Loisillon de plusieurs mois en retard, laissa partir sa femme, promettant d'aller passer quelques jours auprès de leurs amis, bien décidé, en réalité, à ne pas s'éloigner de son cher Institut. On y était si bien, si au calme! Deux séances par semaine pour lesquelles il n'avait que la cour à traverser, séances d'été, intimes, familières, à cinq, six «jetonniers» somnolant sous le chaud vitrage. Le reste de la semaine, liberté absolue. Le laborieux vieillard en profitait pour corriger les épreuves de son Galilée enfin terminé, prêt à paraître à l'entrée de la saison. Il sarclait, émondait, veillait A CE QU'IL N'Y EN EÛT PAS. A CE QU'IL N'Y EN EÛT PAS DU TOUT, préparait encore une seconde édition de sa Maison d'Orléans, enrichie de nouvelles pièces inédites qui en doublaient la valeur. Le monde se fait vieux; l'histoire,—cette mémoire de l'humanité, soumise comme telle à toutes les maladies, lacunes, affaiblissements de la mémoire,—doit plus que jamais s'appuyer de textes, de pièces originales, se rafraîchir, remonter aux sources sous peine d'erreur ou de radotage. Aussi quelle fierté pour Astier-Réhu, quelle douceur, en ces brûlantes journées d'août, de relire sur les bonnes pages cette documentation si sûre, si originale, avant de les retourner à l'éditeur Petit-Séquard, avec l'en-tête où figurait pour la première fois au-dessous de son nom: «Secrétaire perpétuel de l'Académie française.» Un titre auquel ses yeux n'étaient pas encore faits et qui l'éblouissait chaque fois, comme la cour toute blanche de soleil devant ses fenêtres, l'immense seconde cour de l'Institut, recueillie, majestueuse, à peine traversée de quelques cris de moineaux et d'hirondelles, solennisée par un buste en bronze de Minerve, et ses dix bornes alignées contre le mur du fond que dominait la gigantesque cheminée d'appel de la Monnaie toute voisine.
Vers quatre heures, quand le buste commençait à allonger son ombre casquée, le pas nerveux et raide du vieux Jean Réhu sonnait sur les dalles. Il habitait au-dessus des Astier et sortait régulièrement chaque jour pour une longue promenade, protégée, mais à bonne distance, par un domestique dont il s'obstinait à refuser le bras. De plus en plus sourd et fermé, sous l'influence de l'été très chaud cette année-là, ses facultés s'affaiblissaient, surtout sa mémoire, que ne parvenaient plus à guider les épingles en rappel aux revers de sa redingote; il embrouillait ses récits, perdu à travers ses souvenirs comme le vieux Livingstone dans les marécages de l'Afrique centrale, piétinant, pataugeant jusqu'à ce qu'on lui vînt en aide; et comme cela l'humiliait, le mettait de noire humeur, il ne parlait plus guère à personne, soliloquait en marchant, marquant d'une halte brusque et d'un hochement de tête la fin de l'anecdote et l'inévitable: «J'ai vu ça, moi...» D'ailleurs toujours droit, gardant comme au temps du Directoire le goût des mystifications, s'amusant à priver de vin, de viande, à soumettre aux régimes les plus variés et les plus cocasses la foule de badauds enragés de vie qui lui écrivaient journellement, pour savoir à quelle hygiène il devait son extraordinaire sursis. Et prescrivant aux uns les légumes, le lait ou le cidre, à d'autres les seuls coquillages, il ne se refusait rien, buvait sec à ses repas toujours suivis d'une sieste et, dans la soirée, d'une robuste marche de banc de quart que Léonard Astier entendait au-dessus de sa tête.
Deux mois s'étaient passés, août et septembre, depuis l'installation du secrétaire perpétuel, deux mois pleins, d'une paix heureuse et féconde, d'une halte d'ambition telle qu'il n'en avait peut-être jamais savouré de pareille dans sa longue existence. Mme Astier, encore à Clos-Jallanges, parlait d'un prochain retour, déjà le ciel de Paris s'ardoisait des premiers brouillards, quelques académiciens rentraient, les séances devenaient moins intimes, et aux heures de travail dans l'ancien salon Villemain, Léonard Astier n'avait plus besoin de fermer ses persiennes devant la soleillade ardente de la cour. Il était à sa table, une après-midi, en train d'écrire à ce bon de Freydet d'heureuses nouvelles pour sa candidature, quand l'antique sonnette fêlée de la porte retentit violemment. Corentine venait de descendre, il alla ouvrir lui-même, saisi de se trouver en face du baron Huchenard, et de Bos, l'archiviste-paléographe, qui fit irruption dans le cabinet du maître, hagard, levant les bras, râlant sous sa barbe rouge et sa chevelure en broussaille: «Les pièces sont fausses... J'ai la preuve ... la preuve!»
Astier-Réhu, un instant sans comprendre, regardait le baron qui regardait la corniche, puis lorsqu'il eut démêlé dans les aboiements du paléographe qu'on niait l'authenticité des Charles-Quint vendus par Mme Astier et cédés par Bos à Huchenard, il sourit de très haut, se déclara prêt à rembourser ses trois autographes dont rien, absolument rien, ne pouvait à ses yeux entamer l'intégrité.
«Permettez-moi, monsieur le secrétaire perpétuel, d'appeler votre attention...» le baron Huchenard en parlant déboutonnait à mesure son pardessus mastic, tirait d'une large enveloppe les trois parchemins, transformés, potassés, méconnaissables, passés de leur ton de fumée au blanc le plus absolu et laissant voir chacun cette marque, lisible et nette au milieu de la page, sous la signature de Charles-Quint,
Angoulème.
1830
«C'est le chimiste Delpech, notre savant collègue de l'Académie des Sciences...» mais ces explications n'arrivaient qu'en bourdonnement confus au pauvre Léonard, devenu subitement très pâle, exsangue jusqu'au bout de ses gros doigts velus où les trois pièces autographiques grelottaient.
«Les vingt mille francs seront chez vous ce soir, Monsieur Bos...» articula-t-il enfin avec ce qui lui restait de salive dans la bouche.
Bos réclama piteusement: «Monsieur le baron m'en avait donné vingt-deux mille.
—Vingt-deux mille, soit!...» dit Astier-Réhu qui trouvait la force de les reconduire; mais dans l'ombre de l'antichambre il retint son collègue des Inscriptions, et, d'une voix bien humble, implorait, pour l'honneur de l'Institut, le silence sur cette malheureuse affaire.
«Volontiers, mon cher maître... mais à une condition...
—Dites, dites...
—Vous recevrez tantôt ma lettre de candidature au fauteuil Loisillon...» Une poignée de main vigoureuse fut la réponse du secrétaire perpétuel, l'engagea pour lui-même et pour ses amis.
Resté seul, le malheureux s'écroula devant la table chargée d'épreuves, où les trois fausses lettres à Rabelais gisaient tout ouvertes. Il les regardait, hébété, lisait machinalement: «Maître Rabelais, vous qu'avez l'esprit fin et subtil...» Les caractères dansaient, tourbillonnaient dans un délayage d'encre décomposée en larges maculatures de sulfate de fer qu'il voyait monter, s'étendre, gagner sa collection, ses dix, douze mille pièces autographiques, toutes, hélas! de même provenance... Puisque ces trois-là étaient fausses... alors, son Galilée... alors, sa Maison d'Orléans... alors, sa lettre de Catherine, offerte au grand-duc, et celle de Rotrou dont il avait fait hommage public à l'Académie!... Alors... alors... Un horrible effort de volonté le mit debout. Fage, tout de suite voir Fage!...
Ses relations avec le relieur dataient de quelques années, d'un jour où le petit homme était venu aux archives des Affaires étrangères solliciter l'avis du très illustre et savant directeur sur une lettre de Marie de Médicis au pape Urbain VIII en faveur de Galilée. Justement Petit-Séquard, dans une série de précis d'histoire amusante, sous le titre de «divertissements scolaires,» annonçait un Galilée par Astier-Réhu de l'Académie française; aussi, après avoir de par sa longue expérience reconnu et affirmé l'authenticité du manuscrit, quand l'archiviste apprit que Fage possédait également la réponse du pape Urbain, une lettre de remerciement de Galilée à la reine, d'autres encore, tout à coup surgissait en lui l'idée d'un beau livre d'histoire à la place de sa «petite drôlerie.» Mais en même temps, pris d'un scrupule d'honnête homme sur l'origine de ces documents, il regarda l'avorton bien en face, scruta, avec autant de minutie que pour une pièce autographique, ce long visage blafard aux paupières rougies et clignotantes, puis, dans un sévère claquement de mâchoire, interrogea: «Ces manuscrits sont-ils à vous, monsieur Fage?
—Oh! non, cher maître...» Il n'était, lui, que l'intermédiaire d'une personne... une vieille demoiselle noble, forcée de se défaire pièce à pièce d'une très riche collection, dans sa famille déjà du temps de Louis XVI. Encore n'avait-il voulu s'entremettre qu'après l'avis d'un savant illustre et intègre entre tous; maintenant, fort de l'approbation du maître, il comptait s'adresser à de riches collectionneurs, au baron Huchenard, par exemple. Astier-Réhu l'interrompit: «Inutile! apportez-moi tout votre fonds Galilée. J'en ai le placement.» Du monde arrivait, s'installait aux petites tables, le public des archives, chercheur et fureteur, silhouettes silencieuses et blanchies de terrassiers des catacombes, sentant le moisi, le renfermé, l'exhumation. «Là-haut... dans mon cabinet... pas ici...» murmura l'archiviste contre la grande oreille du bossu qui s'éloignait, ganté, pommadé, la raie partageant le front, avec l'orgueilleuse suffisance assez fréquente chez ce genre d'infirmes.
Un trésor, cette collection Mesnil-Case,—le nom de la demoiselle livré par Albin Fage sous le plus absolu secret,—un trésor inépuisable en pièces des seizième et dix-septième siècles, variées, curieuses, éclairant le passé d'un jour nouveau, bouleversant parfois d'un mot, d'une date, les notions acquises sur les faits et les hommes. Si coûteux fussent-ils, Léonard Astier ne laissait échapper aucun de ces documents concordant presque toujours avec ses travaux en train ou en projet. Et pas l'ombre d'un doute sur les récits du petit homme, ces liasses entières d'autographes s'empoussiérant encore dans le grenier d'un vieil hôtel de Ménilmontant. Si après quelque observation venimeuse du prince des autographiles, un soupçon effleurait sa confiance, comment aurait-il tenu devant le sang-froid du relieur installé à sa table, ou bien arrosant ses salades dans la paix du grand cloître vert, surtout devant l'explication toute naturelle qu'il donnait aux lapsus et regrattages visibles sur certains feuillets, avec le coup de mer subi par le fonds Mesnil-Case lorsqu'on le fit passer en Angleterre, au temps de l'émigration? Rassuré, réconforté, Astier-Réhu retraversait la cour d'un pas alerte, emportant chaque fois quelque nouvelle acquisition contre un chèque de cinq cents, mille, même deux mille francs, selon l'importance de la pièce historique.
Au fond, quoi qu'il se dit pour endormir sa conscience, dans ces prodigalités que personne ne soupçonnait encore autour de lui, l'historien avait moins de part que le collectionneur. Pour sombre et sourde que fût la soupente de la rue de Beaune où se faisait d'ordinaire le trafic, un observateur n'aurait pu s'y tromper. Cette voix faussement indifférente, ces lèvres desséchées murmurant: «Montrez voir...», l'avide tremblement des doigts, révélaient la passion envahissante, bientôt la manie, le kyste égoïste et dur qui prend et mange tout l'être au profit de son développement monstrueux. Astier devenait l'Harpagon classique et farouche, implacable aux siens comme à lui-même, criant misère, escaladant les tramways, tandis qu'en deux ans, cent soixante mille francs de ses économies s'égrenaient furtivement dans la poche du bossu; et pour motiver à l'attention de Mme Astier, de Corentine, de Teyssèdre, les allées et venues du petit homme, l'académicien lui donnait à relier des dossiers, emportés, rapportés visiblement. Ils se servaient entre eux d'allusions, de mots de passe. Albin Fage écrivait sur carte postale: «J'ai de nouveaux fers à vous montrer, reliure du seizième siècle en bon état, et rare.» Léonard Astier hésitait: «Merci, besoin de rien... attendons...» Nouvel avis: «Ne vous gênez pas, cher maître... Je verrai ailleurs.» A quoi l'académicien ne manquait de répondre: «Demain matin, de bonne heure... Apportez les fers...» C'était la misère de ses joies de collectionneur; il fallait acheter, acheter toujours, sous peine de voir aller à Bos, à Huchenard, à d'autres amateurs, cette collection miraculeuse. Parfois, en pensant au jour où l'argent manquerait, pris de sombres fureurs, il interpellait l'avorton dont la face impassible et suffisante l'exaspérait: «Plus de cent soixante mille francs en deux ans!... Et vous dites qu'elle a encore besoin d'argent... quelle vie mène-t-elle donc, votre demoiselle noble?...» A ces moments-là, il souhaitait la mort de la vieille fille, l'anéantissement du relieur, ou bien une guerre, une Commune, un grand cataclysme social qui engloutirait le fonds Mesnil-Case et ses acharnés exploiteurs.
Eh bien! maintenant il approchait, le cataclysme, non celui qu'il eût désiré, car le sort n'a jamais bien exactement sous la main ce que nous lui demandons, mais un brusque et sinistre dénouement où pouvaient sombrer son oeuvre, son nom, sa fortune, sa gloire, tout ce qu'il était, tout ce qu'il avait. Et de le voir s'en aller à grands pas vers la Cour des Comptes, livide, parlant haut, ne rendant aucun des saluts qu'il quêtait d'ordinaire jusqu'au fond des boutiques, les libraires du quai, les marchands d'estampes ne reconnaissaient plus leur Astier-Réhu. Lui ne voyait rien, personne. Il tenait imaginairement le bossu à la gorge, le secouait par sa belle cravate à épingle et, lui mettant sous le nez les Charles-Quint déshonorés par les manipulations de Delpech: «Cette fois, voyons... qu'avez-vous à répondre?»
Arrivé rue de Lille, il poussa la porte en planches mal équarries dans la palissade qui entoure le palais, puis, le perron franchi, sonnait à la grille, sonnait encore, saisi par le lugubre aspect du monument dépouillé de ses fleurs et de ses verdures, la vraie ruine croulante et béante confondant ses ferrures tordues et ses lianes défeuillées. Un bruit de savates traîna par la cour froide. La concierge apparut, forte femme, et sans ouvrir la grille, son balai à la main: «Vous venez pour le relieur... nous n'avons plus ça chez nous...» Parti, le père Fage, déménagé sans laisser d'adresse; même qu'elle était en train de nettoyer le logement pour celui qui le remplaçait à la Cour des Comptes, le bonhomme ayant démissionné.
Astier-Réhu, par contenance, bégaya encore quelques mots, mais un grand tourbillon d'oiseaux noirs s'abattant dans la cour couvrait sa voix de cris rauques et lugubres qui se prolongeaient sous les voûtes. «Tiens!... les corneilles de l'hôtel Padovani, dit la femme avec un geste respectueux vers les platanes en branches grises par-dessus les toits d'en face... Elles arrivent avant la duchesse, cette année... signe que nous aurons l'hiver de bonne heure!...»
Il s'éloigna, le coeur plein d'épouvante.
XII
Le lendemain de cette représentation où elle avait voulu se montrer et sourire sous son désastre, donner aux femmes de la société une suprême leçon de tenue, la duchesse Padovani était partie pour Mousseaux, selon son habitude à cette époque de l'année. Rien de changé aux apparences de sa vie. Ses invitations faites pour la saison, elle ne les décommanda pas; mais avant l'arrivée de la première série, durant cette solitude de quelques jours qu'elle employait d'ordinaire à surveiller minutieusement l'installation de ses hôtes, ce fut du matin au soir dans ce parc de Mousseaux vallonnant à perte de vue les coteaux de la Loire, une course furieuse de bête blessée, traquée, qui s'arrêtait un moment, engourdie de fatigue, puis repartait sous une poussée de douleur. «Lâche!... Lâche!... Canaille!...» Elle invectivait l'absent comme s'il était à côté d'elle, comme s'il marchait du même pas fiévreux dans ce tournoiement d'allées vertes descendant jusqu'au fleuve en longs et ombreux lacets. Et, plus duchesse ni mondaine, démasquée, humaine enfin, elle livrait tout son désespoir moins grand peut-être que sa colère, car l'orgueil criait en elle plus fort que tout, et les quelques larmes débordant ses cils ne coulaient pas, jaillissaient, grésillaient en pointes de feu. Se venger, se venger! Elle cherchait un moyen sanglant, tantôt imaginait un de ses gardes, Bertoli ou Salviato, allant lui mettre une chevrotine dans le front le jour même du mariage... Puis, non! Frapper soi-même, sentir la joie de la vendetta au bout de son bras... Elle enviait celles du peuple qui guettent l'homme sous une porte, lui envoient par la figure une potée de vitriol dans un vomissement de mots épouvantables... Oh! pourquoi n'en connaissait-elle pas de ces abominations qui soulagent, une ignoble injure à crier au traître et vil compagnon qu'elle voyait toujours avec le regard hésitant, le sourire faux et pénible de leur dernière rencontre. Mais même dans son patois corse de l'île-Rousse, la patricienne ne savait pas de ces vilenies et quand elle avait bien crié: «Lâche!... Lâche!... Canaille!...» sa belle bouche se tordait de rage impuissante.
Le soir, après son repas solitaire dans l'immense salle tendue de vieux cuirs que dorait le soleil mourant, la course de fauve recommençait. C'était dans la galerie à pic sur le fleuve, si curieusement restaurée par Paul Astier avec la dentelle ajourée de ses arcades et ses deux jolies tourelles en encorbellement. En bas, la Loire étalée comme un lac gardait du jour tombé un pâlissement d'argent fin où s'espaçaient, vers Chaumont, les saulaies, les îlots de sable du fleuve lent, à la molle atmosphère; mais elle ne regardait pas le paysage, la pauvre Mari' Anto, quand fatiguée d'errer sur les pas de son chagrin elle s'appuyait des deux coudes à la rampe, les yeux perdus. Sa vie lui apparaissait dévastée, en détresse, et à un âge où il est difficile de la recommencer. Des voix grêles montaient de Mousseaux groupant quelques maisons basses sur la levée; l'amarre d'un bateau grinçait dans la nuit fraîchissante. Comme c'eût été facile, rien qu'en accentuant un peu son mouvement découragé, jeté en avant... Mais que dirait le monde? A son âge, une femme de son rang, ce suicide de grisette abandonnée.
Le troisième jour, arriva le billet de Paul et, en même temps, dans les journaux, le procès-verbal circonstancié du duel. Elle en eut comme la chaleur joyeuse d'une étreinte. Quelqu'un l'aimait donc encore, qui avait voulu la venger au prix de la vie; et cela ne signifiait pas l'amour à ses yeux, seulement une affection reconnaissante, le souvenir des services rendus à ce jeune homme et aux siens, peut-être aussi le besoin de réparer la traîtreuse attitude de la mère. Noble enfant, brave enfant! A Paris, elle serait allée vers lui tout de suite, mais ses invités s'annonçant, elle ne put que lui écrire, envoyer son médecin.
D'heure en heure, les arrivages se succédaient, par Blois, par Onzain, Mousseaux se trouvant à égale distance des deux stations; et le landau, la calèche, deux grands breaks déposaient au perron de la cour d'honneur où retentissaient les coups de timbres, d'illustres habitués de la rue de Poitiers, académiciens et diplomates, le comte et la comtesse de Foder, les Brétigny comte et vicomte, celui-ci secrétaire d'ambassade, M. et Mme Desminières, le philosophe Laniboire venant écrire au château son rapport sur les prix de vertu, le jeune critique de Shelley très poussé par le salon Padovani, et Danjou, le beau Danjou, tout seul, sans sa femme, invitée cependant, mais qui l'eût gêné pour les projets qu'il roulait sous les frisures d'un breton tout neuf. Aussitôt l'existence s'organisa comme aux années précédentes. Le matin, les visites ou le travail dans les chambres, les repas, la réunion, les siestes; puis, la chaleur tombée, de grandes courses en voiture à travers bois, ou sur le fleuve dans la légère flottille amarrée au bout du parc. On lunchait dans une île, on allait en partie relever les verveux toujours garnis et frétillants, le garde-pêche ayant soin la veille de chaque expédition de les charger à pleins filets. En rentrant, la toilette pour le dîner en grand apparat, après lequel les hommes ayant fumé au billard ou dans la galerie venaient au merveilleux salon qui fut l'ancienne «salle du conseil» de Catherine de Médicis.
Des tapisseries y déployaient tout du long les amours de Didon et son désespoir devant la fuite des galères troyennes; étrange et ironique actualité, que personne ne remarquait du reste, par cette incuriosité des formes extérieures si générale dans le monde, et qui résulte moins d'une maladresse des yeux que de la constante et exclusive préoccupation de soi, de la tenue à garder, de l'effet produit. Le contraste était pourtant saisissant des tragiques fureurs de la reine abandonnée, les bras levés, les yeux en pleurs dans l'effacement du petit point, au calme souriant dont la duchesse présidait les réunions, gardant sa souveraineté sur les femmes présentes dont elle régentait les toilettes, les lectures, se mêlant aux discussions de Laniboire avec le jeune critique, aux débats de Desminières et de Danjou sur les candidatures du fauteuil Loisillon. Vraiment, si le prince d'Athis eût pu la voir, ce traître Samy auquel ils pensaient tous et dont personne ne parlait, son orgueil aurait souffert du peu de vide laissé par son absence dans cette existence de femme, non plus qu'en cette royale maison de Mousseaux agitée et bruyante où, du haut en bas de la longue façade, trois persiennes seulement restaient closes, dans ce qu'on appelait le pavillon du prince.
«Elle prend bien ça...» disait Danjou dès le premier soir; et la petite comtesse de Foder, son bout de nez pointu tout affairé de curiosité dans un embobelinage de dentelles, la sentimentale Mme Desminières, préparée aux doléances, aux confidences, n'en revenaient pas d'un si beau courage. Au fond, elles lui en voulaient comme du «relâche» d'un spectacle dramatique très attendu; tandis que pour les hommes, cette sérénité de l'Ariane semblait un encouragement à la succession ouverte. Et c'était le changement significatif dans la vie de la duchesse, l'attitude de tous ou de presque tous avec elle, attitude plus libre, plus pressante, une ardeur à lui plaire, un pavanement autour de son fauteuil qui visait directement la femme et non plus son influence.
C'est vrai que jamais Maria-Antonia n'avait été plus belle; son entrée dans la salle à manger, l'éclat mat de son teint, de ses épaules en clair décolletage d'été illuminaient la table autour d'elle, même quand la marquise de Roca-Nera se trouvait là, venue de son château voisin, de l'autre rive de la Loire. La marquise était plus jeune, mais qui aurait pu s'en douter en les regardant? Puis la belle Antonia devait au brusque départ de son amant le charme inavouable, la mystérieuse griffe du diable, cet attrait de la place chaude auquel tant d'hommes se laissent prendre. Le philosophe Laniboire, rapporteur des prix de vertu, le subissait violemment, ce mystérieux et vilain attrait; veuf, d'âge mûr, la joue violacée, les traits mélancoliques, il essayait de subjuguer la châtelaine par un déploiement de grâces viriles et sportiques qui lui valaient quelques mésaventures. Un jour, en bateau, voulant manier la godille à grand renflement de biceps, il tombait dans la Loire; une autre fois, qu'il caracolait à la portière du landau, sa bête le serrait si durement contre la roue, qu'on était obligé de le garder et cataplasmer à la chambre plusieurs jours. Mais c'est au salon qu'il faisait beau le voir «danser devant l'arche,» selon le mot de Danjou, ployer, dérouler son grand corps, appeler en combat singulier de dialectique le jeune critique, pessimiste farouche âgé de vingt-trois ans, que le vieux philosophe écrasait de son optimisme imperturbable. Il avait ses raisons pour trouver la vie bonne, et même excellente, le philosophe Laniboire, dont la femme était morte d'une angine gagnée au chevet de ses enfants, emportés tous les deux avec la mère; et toujours, dans son dithyrambe en faveur de l'existence, le bonhomme terminait l'exposé de ses doctrines par une sorte de démonstration au tableau, un geste adulateur vers le corsage en demi-peau de la duchesse: «Trouvez-donc la vie mauvaise devant ces épaules-là!»
Le jeune critique, lui, faisait sa cour d'une façon plus subtile, pas mal scélérate même. Grand admirateur du prince d'Athis, encore à l'âge ingénu qui traduit admiration par imitation, il copiait dès son entrée dans le monde les attitudes, la démarche, jusqu'aux airs de tête de Samy, son dos en voûte, son sourire vague et fermé de méprisants silences; maintenant, il accentuait cette ressemblance de détails de toilette, guettés, ramassés enfantinement, depuis la manière d'épingler la cravate dans l'évasement du col jusqu'au carrelé fauve d'un pantalon de coupe anglaise. Trop de cheveux, malheureusement, et pas un poil de barbe, d'où ses efforts perdus et l'absence de tout revenez-y troublant chez l'ancienne maîtresse du prince, aussi indifférente à son carrelage anglais qu'aux mourantes oeillades de Brétigny le fils ou aux pressions vigoureuses de Brétigny le père, quand il lui prenait le bras pour aller à table. Seulement cela entretenait autour d'elle cette atmosphère tiède, empressée et galante, à laquelle d'Athis l'avait longtemps habituée, jouant jusqu'à la courbature son personnage d'attentif; et l'orgueil de la femme sentait moins la déchéance de l'abandon.
Parmi tous ces prétendants, Danjou gardait une attitude à l'écart, amusant la duchesse de ses potins de coulisses, la faisant rire, ce qui, avec certaines, réussit quelquefois très bien. Puis, quand il jugea la femme suffisamment préparée, un matin qu'elle commençait en compagnie de ses chiens sa promenade solitaire à travers le parc, cette course violente où elle secouait sa colère dans les taillis pleins de réveils d'oiseaux, la trempait, l'apaisait dans la mouillure des pelouses et l'égouttement des branches, brusquement, à un tournant d'allée, il se montra et tenta le coup. En complet de laine blanche, le pantalon dans la botte, béret basque, la barbe faite, il cherchait le dénouement d'une pièce en trois actes que les Français lui demandaient pour l'hiver; titre: Les Apparences, sujet mondain, très dur. Tout écrit, excepté sa dernière scène.
«Eh bien! cherchons ensemble...» dit-elle gaîment en claquant la longue lanière à manche court et sifflet d'argent dont elle se servait pour rallier sa meute. Mais dès les premiers pas, il parla d'amour, de la tristesse qu'il y aurait pour elle à vivre seule, s'offrit enfin carrément, cyniquement, à la Danjou. La duchesse, redressée d'un fier et vif mouvement de tête, serrait le manche du petit fouet à chiens, prête à cingler l'insolent qui osait la traiter comme une marcheuse derrière un portant d'opéra. Mais l'outrage à sa dignité était un hommage à sa beauté sur le retour, et dans la rougeur subite de ses joues montait autant de plaisir que d'indignation. Lui, pourtant, continuait, la pressait, tâchait de l'éblouir de ses mots à facettes, affectant de traiter la chose moins en affaire de coeur qu'en alliance d'intérêts, en association cérébrale. Un homme comme lui!... une femme comme elle!... A eux deux, ils tiendraient le monde.
«Merci bien, mon cher Danjou, ces beaux raisonnements, je les connais. J'en pleure encore...» et d'un geste hautain, sans réplique, qui montrait à l'auteur l'ombreuse allée à suivre: «Cherchez votre dénouement, moi, je rentre...» Il restait sur place, déconcerté, la regardant partir de sa belle démarche à jambes longues, si tentante.
«Pas même comme zèbre?...» demanda-t-il plaintivement.
Elle se retourna, ses noirs sourcils rejoints: «Ah! oui, c'est vrai... Le poste est vacant...» Elle songeait à ce Lavaux, à ce bas subalterne à qui elle avait fait tant de bien... Et sans rire, d'une voix lasse: «Comme zèbre, si vous voulez...» Puis elle disparut derrière un bosquet de roses jaunes, superbes, trop épanouies, dont le premier souffle un peu vif allait éparpiller les grappes.
C'était déjà bien beau qu'elle l'eût écouté jusqu'au bout, la fière Mari' Anto! Jamais probablement aucun homme, pas même son prince, ne lui avait parlé sur ce ton. Plein d'espoir et d'entrain, secoué par les belles tirades qu'il venait d'improviser, l'auteur dramatique ne fut pas long à trouver sa dernière scène. Il remontait pour l'écrire avant le déjeuner, quand il s'arrêta, saisi de voir entre les branches les fenêtres du prince large ouvertes au soleil. Pour qui? A quel favorisé faisait-on l'honneur de cette installation somptueuse et si commode, avec ses ouvertures sur la Loire et sur le parc? Il s'informa, se rassura. C'était pour l'architecte de madame la duchesse, venu en convalescence au château. Étant connus les liens d'intimité qui unissaient les Astier et la châtelaine, quoi de plus naturel que Paul fut reçu comme l'enfant de la maison dans ce Mousseaux, un peu son oeuvre. Pourtant, quand le nouvel hôte vint s'asseoir au déjeuner, sa jolie figure affinée que le blanc d'un fichu de Chine pâlissait encore, son duel, sa blessure, l'idée romanesque autour de ces choses, parut faire une si vive impression sur les femmes, la duchesse elle-même le favorisait de tant de soins, d'égards affectueux, que le beau Danjou, un de ces terribles absorbeurs à qui tout succès rival semble un dommage et presque un vol, sentit comme une morsure jalouse. Les yeux dans son assiette, profitant de sa place d'honneur, il commença à voix basse un démolissage du joli jeune homme si malheureusement déparé par le nez de sa mère; il raillait son duel, sa blessure, ces réputations de salles d'armes qu'une piqûre dégonfle à la première rencontre. Il ajouta, ne croyant pas si bien dire: «Une frime, vous savez, leur querelle de jeu... C'est pour une femme...
—Le duel... vous croyez?»
Il fit signe de la tête: «J'en suis sûr!» et, ravi de sa prodigieuse astuce, s'occupa de la table qu'il éblouit de mots, d'anecdotes dont il arrivait toujours pourvu comme d'un petit feu d'artifice de poche. A ce jeu, Paul Astier n'était pas de force; et la sympathie féminine revint vite à l'illustre causeur, surtout quand il eut annoncé que son dénouement étant trouvé, sa pièce finie, il la lirait au salon pendant les heures de chaleur. Il n'y eut qu'un cri de toutes ces dames pour acclamer cette diversion rare à la monotonie des journées; et quelle aubaine pour ces privilégiées, déjà si fières de leurs lettres datées de Mousseaux, d'envoyer à toutes les bonnes amies absentes le compte rendu d'une pièce inédite de Danjou, lue par Danjou lui-même, puis de pouvoir dire cet hiver, au moment des répétitions: «La pièce de Danjou! je la connais, il nous l'a lue au château.»
Comme on quittait la table dans l'effervescence de cette bonne nouvelle, la duchesse s'approcha de Paul Astier et, lui prenant le bras avec sa grâce un peu despotique: «Un tour de galerie... on étouffe...» L'air était lourd, même à ces hauteurs où la Loire, comme étamée, envoyait une buée de cuve chaude, épandue et noyant le désordre vert de ses rives et de ses îlots à demi-submergés. Elle entraîna le jeune homme tout au bout de la dernière arcade, loin des fumeurs, et lui pressant les mains: «Ainsi c'est moi... c'est pour moi...
—Pour vous, duchesse...»
Et il ajouta, la lèvre mince: «Ce n'est pas fini... nous recommencerons...
—Voulez-vous bien vous taire, malheureux enfant.»
Elle s'interrompit à l'approche d'un pas rôdeur et curieux: «Danjou!
—Duchesse?...
—Mon éventail que j'ai laissé à ma place dans la salle... voulez-vous?... serez gentil...» et quand il fut loin: «Je vous défends, Paul... d'abord, on ne se bat pas avec un pareil misérable... Ah! si nous étions seuls... si je pouvais vous dire...» Il y avait dans l'énervement de sa voix et de ses mains un transport dont Paul Astier s'étonna. Au bout d'un mois, il espérait la trouver plus résignée. Ce fut une déception, qui lui coupa un irrésistible: «Je vous aime... Je vous ai toujours aimée...» préparé pour les premières explications de l'arrivée. Il se contentait de lui raconter le duel dont elle semblait très curieuse, quand l'académicien rapporta l'éventail. «Bon zèbre, Danjou...» dit-elle en remerciement. L'autre eut un petit tournement de bouche, et sur le même ton, à mi-voix: «Oui... mais promesse d'avancement... sans quoi...
—Des exigences, déjà!» Elle le corrigeait d'un léger coup d'éventail, et, le voulant de bonne humeur pour sa lecture, revint à son bras dans le salon où le manuscrit s'étalait à même une coquette table à jeu dans le jour direct d'une haute fenêtre, entr'ouverte sur les verdures fleuries, les grandes masses boisées du parc.
«Les Apparences... pièce en trois actes... personnages...»
Toutes les femmes en cercle, le plus près possible, eurent ce joli pelotonnement frileux, ce frisson que leur donne l'attente du plaisir. Danjou lisait en vrai cabotin de Picheral, prenait des temps pour s'humecter les lèvres au bord de son verre d'eau, les essuyait d'un léger mouchoir de batiste, et, chaque page finie, haute et large, brouillée de sa toute petite écriture, il la laissait tomber négligemment à ses pieds sur le tapis. Chaque fois, Mme de Foder, l'étrangère pour hommes célèbres, se penchait sans bruit, ramassait la feuille tombée, la posait avec vénération sur un fauteuil à côté d'elle, bien dans le sens. Discret et délicieux manége qui la rapprochait du maître, la mêlait à son oeuvre, comme si Lizt ou Rubinstein était au piano et qu'elle tournât les feuillets de la partition. Tout alla bien jusqu'à la fin du premier acte, amusante et chatoyante exposition qu'accueillait un délire de petits cris, de rires extasiés, de bravos enthousiastes; puis, après un grand silence dans lequel on entendait aux profondeurs du parc la rumeur bourdonnante et vibrante des moucherons en haut des arbres, le lecteur reprit en s'essuyant la moustache:
«Acte II... la scène représente...» mais sa voix s'altérait, s'étranglait de réplique en réplique. Il venait d'apercevoir un fauteuil vide, au premier rang, parmi les dames, justement le fauteuil d'Antonia, et son oeil cherchait par-dessus le lorgnon dans l'immense salon rempli d'arbustes verts, de paravents où les auditeurs s'abritaient pour mieux écouter ou mieux dormir... Enfin dans un de ces temps fréquents et méthodiques que son verre d'eau lui ménageait, un chuchotement, la lueur d'une robe claire, et tout au fond, sur un divan, la duchesse lui apparut, à côté de Paul Astier, continuant la conversation interrompue dans la galerie. Pour un enfant gâté de tous les succès comme Danjou, l'outrage était sensible. Il eut pourtant le courage de continuer son acte, jetant avec fureur sur le tapis les pages qui volaient, forçaient la petite de Foder à les rattraper à quatre pattes. A la fin, comme les chuchotements ne se taisaient pas, il cessa de lire, s'excusant sur un enrouement subit qui l'obligeait à remettre au lendemain. Et toute à ce duel dont elle ne se lassait pas, la duchesse, croyant la pièce finie, criait de loin avec un vif mouvement de ses petites mains: «Bravo, Danjou... très joli, le dénouement!»
Le soir, le grand homme eut ou prétexta une crise de foie, et quitta Mousseaux à l'aurore, sans revoir personne. Fut-ce un simple dépit d'auteur? Croyait-il réellement que le jeune Astier allait remplacer le prince? En tout cas, huit jours après son départ, Paul en était encore à glisser une parole tendre. On se montrait avec lui tout en égards, en attentions presque maternelles, on s'informait de sa santé, s'il ne faisait pas trop chaud dans la tourelle exposée au midi, si le mouvement du landau ne le fatiguait pas, ou encore si ce n'était pas rester trop tard sur la rivière; mais dès qu'il essayait un mot d'amour, on s'échappait vite sans comprendre. Il y avait loin, cependant, de la fière Antonia des précédentes saisons à celle qu'il retrouvait. L'autre, hautaine et calme, remettant les indiscrets à leur rang, rien que d'un froncement de sourcils. La sécurité d'un beau fleuve entre ses digues. Maintenant, la digue craquait, laissait deviner une fêlure par où débordait la vraie nature de la femme. Il lui passait des bouffées de révolte contre les usages, les conventions sociales autrefois si bien respectées par elle, et des besoins de changer de place, de s'éreinter en courses extravagantes. Des projets de fêtes, d'illuminations, de grandes chasses à courre pour l'automne, qu'elle-même conduirait, qui depuis des années n'était plus montée à cheval. Attentif, le beau jeune homme guettait les écarts de cette agitation, surveillait tout de son oeil aigu d'émouchet, bien décidé par exemple à ne pas lanterner deux ans comme avec Colette de Rosen.
On s'était séparé de bonne heure, ce soir-là, après une fatigante journée de voiture et d'excursion. Paul remonté chez lui, défublé de l'habit, du plastron, en chemise de soie, ses pantoufles, un bon cigare, écrivait à sa mère, cherchant et pesant tous ses mots. Il fallait persuader à m'man, en villégiature à Clos-Jallanges, et se brûlant les yeux à chercher sur l'horizon, par delà les tournants du fleuve, les quatre tourelles de Mousseaux, qu'il n'y avait pas de réconciliation, même d'entrevue possible pour le moment entre elle et son amie... Merci bien! trop gaffeuse, la bonne femme; il l'aimait mieux loin de ses affaires personnelles... Lui rappeler aussi la traite fin courant et sa promesse d'envoyer les fonds au brave petit Stenne resté seul rue Fortuny pour défendre l'immeuble Louis XII. Si l'argent de Samy manquait encore, emprunter aux Freydet qui ne refuseraient pas cette avance de quelques jours, puisque le matin même les journaux de Paris, dans leur correspondance étrangère, annonçaient le mariage de notre ambassadeur à Pétersbourg, mentionnant la présence du grand-duc, les toilettes de la mariée, le nom de l'évêque polonais qui avait béni les deux époux. Et m'man pouvait se figurer si à Mousseaux le déjeuner s'était ressenti de cette nouvelle que chacun connaissait, que la maîtresse du logis lisait dans tous les yeux et dans l'affectation de ses invités à parler d'autre chose. Silencieuse tout le repas, la pauvre duchesse, en sortant de table et malgré l'horrible chaleur, avait éprouvé le besoin de se secouer et d'emmener tout son monde en trois voitures au château de la Poissonnière où naquit le poète Ronsard; six lieues de route au soleil, dans la poussière blanche et craquante, pour la joie d'entendre l'affreux Laniboire, hissé sur un vieux socle effrité comme lui, débiter: «Mignonne, allons voir si la rose...» Au retour, visite à l'orphelinat agricole fondé par le vieux Padovani.—M'man devait connaître sans doute—inspection du dortoir, de la buanderie, des instruments aratoires, des cahiers de classes: et ça empoisonnait, et il faisait chaud, et Laniboire haranguait les jeunes agriculteurs à pauvres têtes de forçats, leur affirmant que la vie était excellente. Pour finir, encore une halte exténuante à dos hauts-fourneaux près d'Onzain, une heure au chaud soleil déclinant, dans la fumée et l'odeur du charbon vomies par trois énormes tours briquelées, à buter sur des rails, à éviter les vagonnets et les pelles chargées de fonte incandescente, en blocs énormes gouttant du feu comme des quartiers de glace vermeille en train de fondre. Pendant ce temps, la duchesse entraînée, infatigable, ne regardait rien, n'écoutait rien, marchant au bras de Brétigny le père avec qui elle semblait discuter violemment, aussi étrangère aux forges et hauts-fourneaux qu'au poète Ronsard ou à l'orphelinat agricole...
Paul en était là de sa lettre, s'appliquant surtout, pour diminuer les regrets de sa mère, à une peinture férocement ennuyeuse de la vie à Mousseaux cette année, quand un léger coup toqua sa porte. Il pensa au jeune critique, au fils Brétigny, même à Laniboire très agité depuis quelque temps, qui prolongeaient souvent la soirée dans sa chambre, la plus vaste, la plus commode, annexée d'un coquet fumoir, et fut très étonné, ayant ouvert, de voir la longue galerie du premier étage, dans l'irisement de ses vitraux, silencieuse et vide jusqu'au fond, jusqu'à la massive porte de la salle des gardes dont un rayon de lune découpait les sculptures. Il retournait s'asseoir, mais on frappa encore. Cela venait du fumoir qu'une petite porte sous tenture, par un étroit couloir dans l'épaisseur de la tour, mettait en communication avec les appartements de la duchesse. Cet aménagement bien antérieur à la restauration de Mousseaux, lui était inconnu; et, tout de suite, se rappelant certaines conversations entre hommes, ces derniers jours, surtout les histoires terriblement salées du père Laniboire: «Bigre! si elle nous a entendus...» se dit le joli gouailleur. Le verrou tiré, la duchesse passa devant lui sans un mot, et posant sur la table où il écrivait une liasse de papiers jaunis que froissait nerveusement sa main fine:
«Conseillez-moi, dit-elle, la voix grave... vous êtes mon ami... Je n'ai confiance qu'en vous...»
Qu'en lui, malheureuse femme. Et ce regard de proie, sournois, guetteur, ne l'avertissait pas, allant de la lettre imprudemment restée ouverte sur la table et qu'elle aurait pu lire, à ses beaux bras découverts sous le grand peignoir de dentelle, à ses lourdes nattes tordues pour la nuit. Il pensait: «Que veut-elle? Qu'est-ce qu'elle vient chercher?» Et elle, toute à sa colère, à ce remous furieux de rancune qui l'étouffait depuis le matin, haletait très bas, en phrases courtes: «Quelques jours avant votre arrivée, il m'a envoyé Lavaux... oui, il a osé... pour me demander ses lettres... Ah! je l'ai reçu, la face plate, à lui ôter le goût de revenir... Ses lettres, allons donc!... c'est ceci qu'il voulait.»
Elle lui tendait la liasse, histoire et dossier de leur amour, la preuve de ce que cet homme lui coûtait, de ce qu'elle avait payé pour lui en le tirant de la boue. «Oh! prenez, regardez... c'est curieux, allez.» Et pendant qu'il feuilletait ces paperasses bizarres, imprégnées de son odeur à elle, mais plutôt dignes de la devanture de Bos, des factures hypothétiques de marchands de curiosités, bijoutiers en chambre, lingères, constructeurs de yachts, courtiers en vins de Touraine champanisés, des traites de cent mille francs à des filles fameuses, mortes maintenant, disparues ou richement mariées, des reçus de maîtres d'hôtel, de garçons de cercle, toutes les formes de l'usure parisienne et d'une liquidation de viveur, Mari Anto grondait sourdement: «Plus cher que Mousseaux, vous voyez, la restauration de ce gentilhomme!... J'avais ça dans un chiffonnier depuis des années, parce que je garde tout; mais je jure Dieu que je ne comptais pas m'en servir... A présent, j'ai changé d'idée... Le voilà riche... je veux mon argent et l'intérêt de mon argent; sinon, je plaide... N'ai-je pas raison?
—Cent fois raison... seulement...» il effilait la pointe fauve de sa barbe... Est-ce que le prince d'Athis n'était pas interdit quand il avait signé ces traites?
«Oui, oui, je sais... Brétigny m'a dit... car ne pouvant rien par Lavaux, on a écrit à Brétigny pour lui demander son arbitrage... Entre académiciens, n'est-ce pas?...» Elle eut un rire de mépris qui mettait l'ambassadeur et l'ancien ministre au même niveau comme titres académiques, puis dans un éclat indigné: «Certainement, j'aurais pu ne pas payer, mais je le préférais plus propre... donc, je n'ai que faire d'un arbitrage... J'ai payé, qu'on me rembourse... ou alors en justice, et du scandale, et de la boue sur son nom, sur son titre d'envoyé de France à Pétersbourg... Que je le déshonore, ce misérable, ma cause sera toujours assez gagnée.
—C'est égal.» dit Paul Astier reposant la liasse et faisant disparaître la lettre à m'man qui le gênait, «c'est égal! qu'on vous ait laissé de telles preuves entre les mains... et quelqu'un d'aussi habile...
—Habile, lui?...»
Tout ce qu'elle ne dit pas était dans son haussement d'épaules. Il continua, s'amusant à la pousser, car enfin on ne soit jamais jusqu'où peut aller le délire rancunier d'une femme: «Pourtant, un de nos meilleurs diplomates...
—C'est moi qui le grimais. Il ne sait du métier que ce que je lui en ai appris.
—Alors, la légende de Bismarck?...
—Qui n'a jamais pu le regarder en face... Ah! ah! la bonne histoire ... je crois bien!... on se détourne, quand il vous parle... une bouche d'égout!...»
Comme honteuse, elle mit sa figure dans ses mains, comprimant des sanglots, un râle furieux: «Dire! dire!... douze ans de ma vie à un tel homme... A présent, il me quitte, il ne veut plus... et c'est lui!... lui!...» Son orgueil se révoltait à cette idée, et, marchant à grands pas dans la chambre, allant jusqu'au lit large et bas, drapé d'anciennes tentures, puis revenant au cercle lumineux de la lampe, elle cherchait les motifs de leur rupture, se demandant tout haut: «Pourquoi?... pourquoi?...» L'ambiguité de leur situation?... mais il savait bien que cela allait finir, qu'ils seraient mariés avant un an... La fortune, les millions de cette pécore?... Comme si elle n'en avait pas, elle aussi, de la fortune; et les relations, les influences qui manquaient à la Sauvadon... Alors, quoi? la jeunesse? Elle eut un rire enragé... Ah! ah! la pauvre petite!... pour ce qu'il en ferait de sa jeunesse!...
«Je m'en doute...» murmura Paul qui souriait, se rapprochait. C'était cela le point douloureux; elle y appuyait comme exprès, pour se faire souffrir. Jeune!... jeune!... d'abord est-ce au calendrier que se regarde l'âge d'une femme?... M. l'ambassadeur aurait peut-être des mécomptes... Et d'un geste vif, à deux mains, écartant ses dentelles de nuit sur son cou rond, sans un pli, sa nuque solide et splendide: «C'est là, voyons, c'est là que les femmes ont leur jeunesse...»
Ah! ça ne traîna pas. Des mains fougueuses et savantes continuant son geste esquissé, peignoir, agrafes, tout craquait, tout volait par la chambre; et prise, emportée, jetée aux draps ouverts, une flamme passa sur elle en tourbillon, quelque chose de puissant, de doux, d'irrésistible, dont rien, jusqu'à ce jour, n'avait pu lui donner l'idée, qui la roulait, l'enveloppait, s'apaisait pour revenir, pour la reprendre, l'étreindre, l'engloutir encore, sans fin... S'y attendait-elle en entrant? Est-ce là, comme il dut le croire, ce qu'elle venait chercher? Non! Délire d'orgueil blessé, vertige de fureur, nausée, dégoût, toute la femme à l'abandon comme dans une nuit de naufrage; mais jamais rien de vil chez elle ni de machiné.
Maintenant la voilà debout, elle reprend possession d'elle-même, et doute et s'interroge... Elle!... Ce jeune homme!... et si vite!... c'est à pleurer de honte. Lui, dans ses genoux, soupire: «Puisque je vous aime... puisque je vous ai toujours aimée... rappelez-vous...» et sur ses mains et se communiquant à tout son être, elle sent de nouveau voleter, courir ces bouleversantes flammes en ondes. Mais un clocher sonne très loin, des rumeurs claires passent dans le matin... elle s'arrache, se sauve éperdue, sans même vouloir emporter le dossier de sa vengeance.
Se venger? de qui? pourquoi faire? A cette heure elle n'avait plus de haine; elle aimait. Et c'était si nouveau, si extraordinaire pour cette mondaine, l'amour, le plein amour, avec son délire et ses spasmes, qu'à la première étreinte elle avait cru ingénument qu'elle allait mourir. Dès lors un apaisement se fit en elle, une douceur convalescente qui changeait son pas et sa voix; elle devenait une autre femme, une de celles dont le peuple dit en les voyant au bras d'un amant ou d'un mari, un peu lentes et comme bercées: «En voilà une qui a ce qu'il lui faut.» Le type est plus rare qu'on ne pense, surtout dans la «société.» Il se compliquait ici de la tenue pour le monde, des devoirs d'une maîtresse de maison surveillant les départs, les arrivées, l'installation de la seconde série, plus nombreuse, moins intime, toute la gentry académique: duc de Courson-Launay, prince et princesse de Fitz-Roy, les de Circourt, les Huchenard, Saint-Avol, ministre plénipotentiaire, Moser et sa fille, M. et Mme Henry de la légation américaine. Dure besogne, nourrir et distraire tous ces gens, fusionner ces éléments disparates. Personne ne s'y entendait mieux qu'elle; mais à présent un ennui, une corvée. Elle aurait voulu ne pas bouger de place, ruminer son bonheur, s'absorber dans l'idée unique, et ne trouvait rien pour distraire ses invités que l'invariable visite aux verveux, au château de Ronsard, à l'orphelinat, toujours contente lorsque sa main touchait la main de Paul, que le hasard des voitures ou des bateaux les rapprochait l'un de l'autre.
Dans une de ces fastidieuses promenades sur la Loire, un jour que la flottille de Mousseaux, ses tendelets de soie, ses pavillons aux armes ducales en clairs reflets papillotants, avait poussé plus loin que d'habitude. Paul Astier, dont l'embarcation précédait celle de sa maîtresse, assis à l'arrière près de Laniboire, écoutait les confidences de l'académicien. Autorisé à prolonger son séjour à Mousseaux jusqu'à l'achèvement de son rapport, le vieux fou ne s'imaginait-il pas que sa cour était en bon chemin pour la succession de Samy, et, comme il arrive toujours en pareil cas, c'est à Paul qu'il racontait ses espérances, ce qu'il avait dit, ce qu'on lui répondait, et ci, et ça, et: «Jeune homme, que feriez-vous à ma place?» Un appel clair et sonore vibra sur l'eau, venu de la barque qui suivait.
«Monsieur Astier!...
—Duchesse?
—Voyez donc, là-bas, dans les roseaux... On dirait Védrine.»
Védrine, en effet, en train de peindre, sa femme et ses enfants près de lui, sur un vieux bateau plat amarré à une branche d'aulne, le long d'une île verte où s'égosillaient des bergeronnettes. On s'approcha bien vite, bord à bord, tout étant distraction au perpétuel ennui des gens du monde, et pendant que la duchesse saluait de son plus doux sourire Mme Védrine qu'elle avait reçue quelque temps à Mousseaux, les femmes regardaient curieusement ce ménage d'artistes, leurs beaux enfants pétris d'amour et de lumière, au repos, à l'abri dans cette anse de verdure, sur ce flot limpide et calme où se doublait l'image de leur bonheur. Védrine, les saluts faits, sans lâcher sa palette, donnait à Paul des nouvelles de Clos-Jallanges, dont la longue maison basse et blanche à toiture italienne se voyait à mi-côte dans les brumes du fleuve. «Mon cher, tout le monde est fou, là-dedans! La succession de Loisillon les tourne-boule. Ils passent leur vie à faire du pointage; tous, ta mère, Picheral, et la pauvre infirme dans son fauteuil roulant... Elle aussi a gagné la fièvre académique. Elle parle d'aller vivre à Paris, de donner des fêtes, des réceptions pour aider la candidature fraternelle.» Alors, lui, fuyant cette démence, s'escampait tout le jour, travaillait dehors avec sa smala, et montrant son vieux bachot, il riait sans l'ombre d'amertume: «Ma dabbieh, tu vois ... mon grand voyage sur le Nil!»
Tout à coup le petit garçon, qui, parmi tant de monde, de jolies femmes, de toilettes, n'avait d'yeux que pour le père Laniboire, l'interpella d'une voix claire: «Dites, c'est-y vous le monsieur de l'Académie qui va avoir cent ans?» Le vieux rapporteur, en train de faire des effets nautiques devant la belle Antonia, manqua s'effondrer sur sa banquette; et, le fou rire un peu calmé, Védrine expliquait le singulier intérêt que l'enfant portait à Jean Réhu qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais vu, seulement à cause de ses cent ans qui approchaient. Le beau petit s'informait chaque jour du vieil homme, demandait: «Comment va-t-il?» et c'était chez ce tout petit être un respect de la vie presque égoïste, l'espoir d'y arriver, lui aussi, à ses cent ans, puisque d'autres les pouvaient vivre.
Mais l'air fraîchissait, faisait flotter les voilettes de voyage, tout le pavoisement des petites flammes. Une masse de nuées s'avançait du côté de Blois; et vers Mousseaux dont les quatre lanternes au faîte des tourelles étincelaient sous le ciel noir, un réseau de pluie envoilait l'horizon. Il y eut un moment de hâte, de bousculade. Pendant que les barques s'éloignaient entre les bancs de sable jaune, toutes dans le même sillage à cause de l'étroitesse des chenaux, amusé par cet éclat de couleurs sous le ciel orageux, ces belles silhouettes de mariniers debout à l'avant, forçant sur leurs longues perches, Védrine se tournait vers sa femme à genoux dans le bachot, occupée à empaqueter les enfants, à serrer la boîte, la palette: «Regarde ça, maman... tu sais, quand je dis d'un camarade que nous sommes du même bateau... la voilà bien visible et vivante, mon image... toutes ces barques en file qui se sauvent dans le vent, la nuit menaçante, ce sont nos générations d'art... On a beau se gêner entre gens du même bateau, on se connaît, on se sent les coudes; on est amis sans le vouloir, sans le savoir, courant tous la même bordée... Mais ceux qui sont devant, comme ils s'attardent, comme ils encombrent! Rien de commun entre leur barque et la nôtre. On est trop loin, on ne se comprend plus. Nous ne nous occupons d'eux que pour leur crier: «Allez donc, avancez, donc!» tandis qu'au bateau qui nous suit, dont l'élan de jeunesse nous pousse, nous talonne, voudrait nous passer sur le ventre, on jette avec colère: «Doucement donc!... Qu'est-ce qui vous presse?...» Eh bien! moi...—il dressait sa grande taille, dominait la rive et le fleuve...—je suis de mon bateau, certes, et je l'aime; mais ceux qui s'en vont et ceux qui viennent m'intéressent autant que le mien... Je les hèle, je leur fais signe, j'essaye de me tenir en communication avec tous... Car tous, suivants et devanciers, les mêmes dangers nous menacent, et pour chacune de nos barques les courants sont durs, le ciel traître, et le soir si vite venu!... Maintenant, démarrons, mes chéris, voilà l'ondée...»