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L'Immortel: Moeurs parisiennes

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«Priez pour le repos de l'âme de très haut et puissant seigneur et duc Charles-Henri-François Padovani, prince d'Olmütz, ancien sénateur, ambassadeur et ministre, grand'croix de la légion d'honneur, décédé le 20 de ce mois de septembre 1880, en sa terre de Barbicaglia, où ses restes ont été déposés. Une messe à son intention sera dite dimanche prochain dans la chapelle du château, vous êtes invités à y assister.»

Paul Astier qui descendait de sa chambre pour le déjeuner de midi, eut un mouvement de joie, d'orgueil immense, en entendant cette proclamation singulière, promenée de Mousseaux à Onzain sur les deux rives de la Loire par des employés de la maison Vafflard, porteurs de lourdes cloches qu'ils agitaient en marchant, et de hauts chapeaux enguirlandés de crêpes noirs jusqu'à terre. La nouvelle de la mort du duc, déjà ancienne de quatre jours, tombée à Mousseaux comme un coup de fusil dans une compagnie de perdreaux, avait essaimé, dispersé à des plages, des villégiatures imprévues, tous les invités de la seconde série, obligé la duchesse à partir brusquement pour la Corse, ne laissant au château que quelques intimes. Malgré tout, la mélancolie de ces voix, de ces cloches en marche que lui apportait le vent de la Loire par la fenêtre à croisillons de l'escalier, cette lettre de part déclamée d'une royale façon si peu moderne, donnait au fief de Mousseaux un étonnant caractère de grandeur, faisait monter plus haut ses quatre tours et les cimes de ses arbres centenaires. Or, comme tout cela allait lui appartenir, que sa maîtresse en partant l'avait supplié de rester au château pour de graves déterminations à prendre au retour, cette déclamation funèbre lui semblait comme l'annonce de sa mise en possession prochaine... «Priez pour le repos de l'âme...» Enfin, il la tenait, la fortune, et, cette fois, il ne se laisserait pas dépouiller... «ancien sénateur, ambassadeur et ministre...»

«Elles sont lugubres, ces cloches, n'est-ce-pas, monsieur Paul?» lui dit Mlle Moser déjà à table entre son père et l'académicien Laniboire. La duchesse les avait gardés à Mousseaux autant pour distraire la solitude de Paul Astier que pour donner un peu plus de repos et de bon air à la pauvre Antigone esclavagé par la candidature perpétuelle de son père. De celle-là, du moins, rien à craindre comme rivalité de femme, avec ses yeux de chien battu, ses cheveux incolores et l'unique préoccupation sollicitante et humiliée de ce fauteuil académique inaccessible. Ce matin, pourtant, elle s'était faite belle, plus soignée; une robe fraîche, ouverte en coeur. Ce qu'il montrait, ce coeur, semblait bien minable et maigrichon, mais enfin, à défaut de grives... Et Laniboire, mis en verve, la lutinait, disait des choses... Il ne les trouvait pas lugubres, lui, ces sonnailles de mort, ni les: «Priez pour le repos...» s'espaçant dans le lointain. Au contraire, la vie lui semblait meilleure par contraste, le vin de Vouvray plus doré dans les carafes, et ses grasses histoires détonnaient singulièrement dans la salle à manger trop vaste. Le candidat Moser, figure bouillie, d'expression complaisante, riait d'un rire courtisan, bien qu'un peu gêné par sa fille, mais le philosophe était une influence à l'Académie!

Le café pris, sur la terrasse, Laniboire, le teint carminé comme un apache, cria: «Allons travailler, mademoiselle Moser, je me sens en train... Je crois que je vais finir mon rapport aujourd'hui.» La douce petite Moser qui lui servait parfois de secrétaire se leva un peu à regret. Par ce beau temps voilé des premières brumes de l'automne, elle eût préféré une grande promenade ou peut-être continuer dans la galerie la conversation avec M. Paul si joli, si bien élevé, plutôt que d'écrire sous la dictée du père Laniboire l'éloge de vieilles bonnes dévouées ou d'infirmières modèles. Mais son père la pressait: «Va, va, ma fille... le maître t'appelle...» Elle obéit, monta derrière le philosophe, suivie du vieux Moser qui allait faire sa sieste. Qu'arriva-t-il alors? De quel drame fut témoin la chambre de Laniboire qui, s'il avait le nez de Pascal, n'en imitait pas la réserve. Au retour d'une longue course à travers bois pour apaiser ses impatiences ambitieuses, Paul Astier aperçut dans la cour d'honneur le break avancé au bas du grand escalier, ses deux fortes bêtes piaffantes, et Mlle Moser déjà montée, assise au milieu des sacs de nuit, des mallettes, pendant que, sur le perron, Moser éperdu, sondant ses poches, distribuait des pourboires à deux ou trois valets de pied aux faces ricaneuses. Il s'approcha du break: «Vous nous quittez donc, mademoiselle!» Elle lui tendit la main, une longue main glacée de sueur qu'elle oubliait de ganter, et sans répondre, sans ôter de ses yeux le mouchoir qui les tamponnait sous la voilette, elle remuait la tête pour lui dire adieu en sanglotant. Il n'en apprit guère davantage du père Moser qui bégayait tout bas, triste et furieux, une botte sur le marchepied: «C'est elle... c'est elle qui veut partir... elle dit qu'on lui a manqué... mais je ne peux pas croire...» Et avec un profond soupir, sa grosse ride au milieu du front, la ride académique, creusée et rougie en coup de sabre: «C'est un grand malheur pour mon élection.»

A dîner, Laniboire resté toute l'après-midi dans sa chambre, dit en s'asseyant en face de Paul: «Savez-vous pourquoi nos amis Moser nous ont quittés si brusquement?

—Non, cher maître... et vous?

—Estrange! Estrange!»

Il affectait le plus grand calme à cause du service informé de l'aventure, mais on le sentait troublé, anxieux, dans l'état d'esprit du vieux paillard qui, sa fièvre tombée, n'a plus que l'angoisse des suites de sa turpitude. Peu à peu il se rassura, se réconcilia avec l'existence qu'il ne pouvait bouder à table, finit par avouer à son jeune ami qu'il était peut-être allé un peu loin avec la chère enfant... «mais, aussi, son père me la pousse, m'en encombre... On a beau être rapporteur pour les prix de vertu, bé dame!...» Il brandissait son petit verre d'un geste conquérant que l'autre arrêta net avec ce mot: «Et la duchesse?» Mlle Moser avait dû lui écrire pour se plaindre, du moins expliquer son départ.

Laniboire pâlissait: «Croyez-vous?»

Paul insista, pour se débarrasser du sombre raseur. A défaut de la jeune fille, quelque dénonciation de domestique était à craindre. Et son petit nez fourbe s'agitant: «A votre place, mon cher maître...

—Bah! laissez donc, j'en serai quitte pour une scène qui avancera mes affaires... les femmes sont comme nous, ça les monte, ces histoires-là!»

Il faisait le brave; mais, la veille du retour de la duchesse, il prétexta les élections académiques toutes proches, l'humidité des soirs, mauvaise pour ses rhumatismes, et s'enfuit emportant dans sa valise son rapport enfin terminé.


Elle arriva pour la messe du dimanche, célébrée en grande pompe dans la chapelle Renaissance à qui l'art multiple de Védrine avait su rendre ses admirables verrières et son retable d'autel miraculeusement sculpté. Une foule énorme des villages d'alentour, engoncée de hideuses redingotes, de longues blouses bleues vernissées, de coiffes blanches, de fichus raides d'empois sur des teints de hâle, emplissait la chapelle, débordait dans la cour d'honneur,—venue là non pour la cérémonie religieuse ni pour l'hommage rendu à ce vieux duc, un inconnu dans le pays, mais pour le banquet en plein air, qui devait suivre la messe, sur ces bancs et ces longues tables dressés des deux côtés de l'interminable avenue seigneuriale, où, l'office fini, deux à trois mille paysans purent facilement prendre place. Un peu gênés d'abord, impressionnés par tout ce service en deuil qui s'agitait, ces forestiers le crêpe à la casquette, ils parlaient à voix basse, dans l'ombre majestueuse des ormes; puis chauffés de vins, de victuailles, le repas funèbre s'anima, devint une immense frairie.

Pour échapper à l'horreur de ces ripailles, la duchesse et Paul Astier filaient grand trot par les routes et les champs déserts du dimanche, dans un landau découvert, drapé de noir. Ces hauts laquais à cocardes, ces longs voiles de veuve en face de lui, rappelaient au jeune homme d'autres courses de ce genre. Il pensait: «Décidément, il y a toujours un mort dans mes affaires...» en regrettant un peu le petit minois frisé court de Colette de Rosen, d'un si rayonnant contraste dans tout ce noir. Fatiguée du voyage, épaissie par un deuil improvisé, la duchesse avait pour elle ces grandes façons dont l'autre manquait absolument; et puis son mort n'était pas gênant, à celle-là, bien trop franche pour grimacer les doléances auxquelles se croient obligées les vulgaires en pareil cas, même quand ce mari défunt a été détesté et trompé de mille façons. Sous la sonore talonnade des chevaux, la route se déroulait, montant, dévalant en pentes molles, tantôt entre des petits bois de chênes, ou de grandes plaines balayées de vols de corbeaux autour des meules espacées. Le ciel doux, pluvieux, comme abaissé, filtrait par de rares échancrures un soleil pâle: et, pour s'abriter du vent de leur course, une même couverture enserrait leurs genoux rapprochés, mêlés sous la fourrure pendant qu'elle parlait de sa Corse, d'un merveilleux vocero improvisé aux funérailles par sa femme de chambre.

«Matéa?

—Oui, Matéa!... C'est un grand poète, figurez-vous...» Et elle citait quelques vers de la vocératrice, dans ce fier patois corse qui allait bien à son contralto. Quant aux graves déterminations, pas un mot.

C'était pourtant cela qui l'intéressait, lui, et bien autrement que les poésies de la chambrière. Ce serait pour le soir, sans doute. Et, tout bas, il l'égayait de l'aventure de Laniboire, de l'adroite façon dont il s'était débarrassé de l'académicien. «Pauvre petite Moser, disait la duchesse en riant, il faut que son père soit nommé, cette fois... Elle l'a bien gagné...» Puis ils ne jetèrent plus que quelques courtes phrases, voluptueusement rapprochés dans cette course berçante du landau, tandis que le jour baissait sur les champs obscurcis, laissant voir vers les hauts-fourneaux des montées de flammes intermittentes, des bâtiments d'éclairs à hauteur de ciel. Le retour fut malheureusement gâté par les cris, les chants avinés des bandes paysannes revenant de la frairie, s'empêtrant dans les roues comme des bestiaux, roulant aux fossés d'où montaient, des deux côtés de la route, des ronflements, des bruits immondes, leur façon de prier pour le repos de l'âme du très haut et puissant seigneur et duc.

Dans leur tour habituel de galerie, appuyée contre son épaule entre les lourds piliers découpant le vague horizon, elle regardait la nuit, murmurait: «Qu'on est bien! tous deux... seuls...» mais ne parlait toujours pas de ce que Paul attendait. Il essayait de l'y amener et, de tout près, dans les cheveux, s'informait de son hiver. Allait-elle retourner à Paris? Oh! non, certainement; Paris l'écoeurait, et sa société menteuse, tout en masques et en trahisons! Seulement, elle hésitait encore, s'enfermer à Mousseaux, ou partir pour un grand voyage en Syrie, en Palestine. Qu'en pensait-il? Bien sûr, c'étaient là les graves déterminations à prendre ensemble; un prétexte en somme pour le retenir, la femme absente s'effrayant à l'idée que, s'il retournait à Paris, d'autres le lui enlèveraient. Paul, se jugeant mystifié, mordait ses lèvres: «Ah! c'est comme ça, ma fille... Eh bien! nous allons voir.» Lasse de son voyage et de sa journée de plein air, elle monta se coucher en se traînant, après une poignée de mains significative à laquelle répondait d'ordinaire un furtif et tendre «à tout à l'heure.» Elle viendrait; il serait là, derrière la porte, à guetter son pas... Et quelle revanche alors aux contraintes de la journée! Toute une nuit d'ivresse rien que dans un mot chuchoté... «à tout à l'heure.» Mais ce mot, Paul Astier, ce soir-là, ne le dit pas; et, malgré sa déconvenue, elle voyait dans cette réserve un respect pour le deuil si proche, la chapelle encore tendue; même elle s'endormit en trouvant cela très distingué.

Le lendemain, on ne se vit guère; la duchesse, en affaires, réglait les comptes de son maître d'hôtel, de ses fermiers, à la grande admiration du notaire Maître Gobineau, qui disait à Paul, à déjeuner, avec une malice dans chaque pli de sa vieille figure tapée: «En voilà une à qui on ne fera pas voir le tour.

—Qu'en sait-il?» pensait le jeune chasseur à l'affût, tortillant sa barbe blonde. Pourtant, l'âpreté, le sang-froid que prenait ce beau contralto d'amour dans les discussions d'intérêt l'avertissaient qu'il faudrait jouer serré.

Après déjeuner, des caisses arrivaient de Paris avec la Première de Spricht et deux essayeuses. Enfin, vers quatre heures, descendue dans une merveille de costume qui la faisait toute jeune et mince, elle lui proposa une course à pied dans le parc. Ils marchaient l'un près de l'autre du même pas allègre, descendant les allées, évitant le bruit des grands rateaux dont les jardiniers, trois fois par jour, luttaient contre la tombée des fouilles mourantes. Mais on avait beau faire, les chemins, une heure après, se recouvraient de nouveau de ce tapis d'Orient aux teintes riches, pourpre, vert, mordoré, où bruissait leur promenade sous les rayons d'un oblique soleil très doux. Elle lui parlait de ce mari dont elle avait tant souffert aux années de sa jeunesse, tenant beaucoup à lui faire comprendre qu'elle portait un deuil mondain, tout de convenance et ne l'attristant pas jusqu'au coeur. Paul comprenait parfaitement et souriait, bien résolu dans sa tactique de froideur.

Tout au bas du parc, ils s'assirent près d'un pavillon masqué d'érables, de troènes, qui abritait les verveux et les rames de la petite flottille. Ils voyaient de là les pelouses en pente, les hautes et basses futaies éclairées et dorées par places, découvrant le château qui, la plupart des fenêtres closes, ses terrasses désertes, et dressant l'orgueil de ses lanternes et de ses tours, semblait grandi, rentré dans l'histoire.

«Quel dommage de quitter tout cela...» dit-il dans un soupir. Elle le regarda, stupéfaite, le front orageux et contracté... Partir, il voulait partir... et pourquoi?

«La vie, hélas! il faut bien...

—Nous séparer!... et moi? et ce grand voyage que nous devions faire ensemble?

—Je vous laissais dire...»

Mais est-ce qu'un pauvre artiste comme lui pouvait se payer une promenade en Palestine? Des rêves cela, irréalisables... La dabbieli de Védrine, un bachot sur la Loire.

Elle haussa ses belles épaules patriciennes: «Voyons, Paul, quel enfantillage!... Est-ce que tout ce que j'ai n'est pas à vous?

—A quel titre?»

Ce fut dit! mais elle ne devinait pas encore où il allait en venir. Et lui, craignant d'être parti trop vite:

«Oui, quel titre au jugement étroit du monde pour voyager avec vous?

—Eh bien! restons à Mousseaux.»

Il s'inclina dans une douce ironie: «Votre architecte n'y a plus rien à faire.

—Bah! nous lui trouverons bien de l'ouvrage... dussé-je mettre la feu au château cette nuit...»

Elle riait de son beau rire passionné, se serrait contre lui, prenait ses mains dont elle se caressait le visage, des folies! mais pas le mot que Paul attendait, qu'il essayait de lui faire dire. Alors, lui, violemment: «Si vous m'aimez, Maria-Antonia, laissez-moi partir; j'ai mon existence à faire et celle des miens... On ne me pardonnerait pas de l'accepter d'une femme qui n'est pas ma femme, qui ne le sera jamais.»

Elle comprit, ferma les yeux comme devant l'abîme, et, dans le grand silence qui suivit, on entendait sous une brise les feuilles tomber dans tout le parc, les unes encore lourdes de sève, glissant par paquet de branche en branche, d'autres furtives, impalpables, en frôlements de robe, et tout autour du pavillon, sous les érables, on eût dit des pas, un piétinement de foule silencieuse qui rôdait. Elle se leva frissonnante: «Il fait froid, rentrons.» Son sacrifice était fait. Elle en mourrait, sans doute, mais le monde ne verrait pas cet abaissement de la duchesse Padovani en Madame Paul Astier, épousant son architecte.

Paul, tout le soir, s'occupa sans affectation de son départ, donna des ordres pour ses malles, des pourboires princiers au service, s'informa des heures de train, toujours libre de lui, causeur, sans parvenir à troubler la bouderie silencieuse de la belle Antonia, absorbée dans la lecture d'une revue dont elle ne tournait pas les pages. Seulement quand il lui fit ses adieux, ses remerciements pour sa longue et bonne hospitalité, il vit dans la lumière du vaste abat-jour de dentelle l'angoisse de ce fier visage, la grâce implorante de ces beaux yeux de fauve mourant.

Dans sa chambre, le jeune homme s'assura que le verrou du fumoir était fermé, éteignit tout et attendit, immobile sur le divan près de la petite porte. Si elle ne venait pas, il s'était trompé, tout serait à refaire. Mais un léger bruit, la soie du peignoir dans le passage dérobé, et après la surprise de ne pas entrer tout droit, un coup effleuré du bout du doigt plutôt que frappé. Il ne bougea pas, résista même à une tousserie avertissante, l'entendit s'éloigner, le pas nerveux, en saccades.

«Maintenant, pensa-t-il, elle est prise. J'en ferai ce que je voudrai...» et il se coucha tranquillement.


«Si je m'appelais le prince d'Athis, seriez-vous devenue ma femme à l'expiration de votre deuil?... Pourtant d'Athis ne vous aimait pas et Paul Astier vous aime, et, fier de son amour, aurait voulu le proclamer devant tous, au lieu de le cacher comme une honte. Ah! Mari' Anto! Mari' Anto!... quel beau rêve je viens de faire... Adieu pour jamais.»

Elle lut cette lettre, les yeux à peine ouverts, tout gros des larmes versées dans la nuit: «Monsieur Astier est-il parti?» La chambrière qui se penchait pour rattacher les persiennes, voyait justement la voiture emportant M. Paul, tout au bout de l'avenue, trop loin déjà pour qu'on pût les rappeler. La duchesse sauta de son lit, courut à la pendule: «Neuf heures!» L'express ne passait à Onzain qu'à dix heures. «Vite un courrier... Bertoli... le meilleur cheval... » En traversant les bois au raccourci, on arriverait avant la calèche! Pendant que les ordres se hâtaient, elle écrivait debout, presque nue: «Revenez... tout ira selon votre désir...» Non, trop froid. Il ne viendrait pas pour si peu. Ce billet déchiré, elle en faisait un autre: «Ta femme, ta maîtresse, ce qui te plaira, mais tienne!... tienne!...» signa: «duchesse Padovani.» Puis, tout à coup, s'affolant à l'idée qu'il ne reviendrait peut-être pas encore: «J'irai moi-même... mon amazone, vite!» Et, par la fenêtre, elle jetait à Bertoli, dont la bête piaffait devant l'escalier d'honneur, l'ordre de seller pour elle «mademoiselle Oger.»

Depuis cinq ans, elle ne montait plus à cheval. L'habit craquait sur la taille épaissie, des agrafes manquaient. «Laisse, Matéa, laisse...» Elle descendit l'escalier la traîne au bras, entre les valets de pied hébétés, la face vide, se lançait à fond de train par l'avenue. La grille, la route. La voilà sous bois dans la fraîcheur des chemins verts, des longues avenues où des vols, des bonds s'effarent à sa course effrénée. Elle le veut, il le lui faut, l'homme, l'amant, celui qui sait la faire toujours mourir, toujours renaître! Maintenant qu'elle connaît l'amour, y a-t-il autre chose au monde!... Et, penchée, elle guette le train, ce bruit de vapeur qui rase tous les horizons de campagne. Pourvu qu'elle arrive à temps!... Pauvre folle! Irait-elle au pas qu'elle le rattraperait encore, ce joli fuyard, puisqu'il est son mauvais destin, celui qu'on n'évite pas.


XIV


Mademoiselle Germaine de Freydet
Villa Beauséjour
Paris-Passy.
Café d'Orsay, onze heure». En déjeunant.

De deux heures en deux heures, plus souvent si je le peux, je t'enverrai ainsi une dépêche bleue, autant pour apaiser ton angoisse, soeur chérie, que pour la joie d'être avec toi tout ce grand jour que j'espère bien terminer par un bulletin de victoire, malgré les défections du dernier moment. Un mot de Laniboire que Picheral me répétait tout à l'heure: «On entre à l'Académie l'épée au côté, non pas à la main.» Allusion au duel Astier. Ce n'est pas moi qui me suis battu, mais l'animal tient à son trait d'esprit bien plus qu'à la promesse qu'il m'avait faite. Ne pas compter non plus sur Danjou. Après m'avoir tant de fois dit: «Soyez des nôtres... » ce matin, au secrétariat, il vient de me chuchoter un «faites-vous désirer...» qui est peut-être le plus joli mot de son répertoire. N'importe! Je l'ai belle. Mes concurrents ne sont pas à craindre. Le baron Huchenard, l'auteur des Habitants des cavernes, de l'Académie française! Mais Paris se soulèverait. Quant à M. Dalzon, je le trouve bien osé. J'ai son livre, son fameux livre, entre les mains... J'hésite à m'en servir, mais qu'il prenne garde!

Deux heures
.

A l'Institut, chez mon bon maître, où j'attendrai le résultat du vote... Est-ce une idée? Il me semble que mon arrivée, annoncée pourtant, a dérangé quelque chose ici. Nos amis achevaient de déjeuner. Un remue-ménage, des portes jetées, Corentine, au lieu de m'introduire au salon, me poussant dans les archives où mon maître m'a rejoint, l'air gêné, parlant bas, me recommandant la plus grande réserve, et si triste!... Aurait-il de mauvaises nouvelles?... «Non... non, mon cher enfant...» puis une poignée de mains: «Allons, bon courage...» Depuis quelque temps le pauvre homme n'est plus le même. On le sent débordant de chagrin, de larmes qu'il refoule. Quelque peine secrète et profonde où ma candidature n'est pour rien; mais dans mon état d'esprit...

Plus qu'une heure d'attente. Je me distrais à regarder, de l'autre côté de la cour, par la grande baie vitrée de la salle des séances, des files de bustes d'académiciens. Est-ce un présage?

Trois heures moins un quart.

Je viens de voir défiler tous mes juges, trente-sept, si j'ai bien compté; l'Académie au grand complet, puisque Épinchard est à Nice, Ripault-Babin dans son lit et Loisillon au Père-Lachaise. Superbe, l'entrée en cour de tous ces illustres! les jeunes, lents et graves, la tête inclinée comme sous le poids d'une responsabilité trop lourde, les vieux portant beau, la jambe vive; quelques goutteux et rhumatisants comme Courson-Launay faisant avancer leur voiture jusqu'à l'escalier, s'appuyant au bras d'un collègue. Ils attendent avant de monter, causent par petits groupes, avec des mouvements de dos, d'épaules, de grands gestes à mains ouvertes. Que ne donnerais-je pas pour entendre cette discussion dernière de mes chances! J'entr'ouvre doucement la fenêtre; mais une voiture chargée de malles entre à grand fracas dans la cour, descend un voyageur en fourrures, bonnet de loutre. Épinchard, ma chère, Épinchard débarquant de Nice exprès pour m'apporter sa voix. Brave coeur!... Puis mon maître est passé, voûté sous son chapeau à larges bords, feuilletant l'exemplaire de Toute nue que je me suis décidé à lui remettre, pour le cas... Que veux-tu? il faut se défendre! Plus rien sous les yeux que deux voitures qui attendent, et le buste de Minerve en faction. Protége-moi, déesse! là-haut commence l'appel nominal et l'interrogatoire, chaque académicien devant affirmer au directeur que sa voix n'est pas engagée. Simple formalité, comme tu penses, à laquelle on répond d'un sourire négatif, d'un petit dodelinage de magot de la Chine.

Quelque chose d'inouï. Je venais de donner ma dépêche à Corentine, et je respirais à la fenêtre, essayant de lire, dans la sombre façade vis-à-vis, le secret de ma destinée, quand j'aperçois, à la croisée voisine de la mienne, Huchenard prenant le frais aussi, me touchant presque... Huchenard, mon concurrent, le pire ennemi d'Astier-Réhu, installé dans son cabinet!... Aussi saisis l'un que l'autre, nous nous sommes salués, puis retirés d'un même mouvement... Mais il est là, je l'entends, je le sens derrière cette cloison. Bien sûr il attend comme moi la décision de l'Académie, seulement au large de l'ancien salon Villemain, tandis que j'étouffe dans ce trou encombré de vieux papiers. Maintenant, je m'explique le désarroi de mon arrivée... mais, pourquoi? Comment se fait-il? Chère soeur, ma tête s'égare. De qui se moque-t-on, ici?

Désastre et trahison! basse intrigue académique dont je n'ai pas encore le mot!

PREMIER TOUR:

Baron Huchenard 17 voix.
Dalzon
15 —
Vicomte de Freydet
5 —
Moser
1 —

DEUXIÈME TOUR:

Baron Huchenard 19 voix.
Dalzon
15 —
Vicomte de Freydet
3 —
Moser
1 —

TROISIÈME TOUR:

Baron Huchenard 33 voix.
Dalzon
4 —
Vicomte de Freydet
0 —
Moser
1 —

Évidemment, entre les second et troisième tours, l'exemplaire de Toute nue a dû circuler, au profit du baron Huchenard... L'explication! Je la veux... je l'exige... je ne sortirai pas d'ici sans qu'on me l'ait donnée.

Quatre heures,

Tu penses, ma chère soeur, quelle émotion, lorsque après avoir entendu dans la pièce à côté M. et Mme Astier, le vieux Réhu, tout un flot de visiteurs féliciter, congratuler l'auteur des Habitants des cavernes, j'ai vu s'ouvrir la porte des archives, mon maître s'avancer les mains tendues: «Pardonnez-moi, cher enfant...» La chaleur, l'émotion... il suffoquait... «pardonnez-moi... cet homme me tenait par la gorge... j'ai dû... j'ai dû... je croyais détourner le grand malheur qui me menace, mais on n'évite rien de ce qui est écrit, même au prix d'une lâcheté.» Ses bras ouverts, je m'y suis jeté sans rancune, sans même bien comprendre cette peine mystérieuse qui le poignait.

En définitive, tout se réparera bientôt pour moi. J'ai les meilleures nouvelles de Ripault-Babin: il est douteux qu'il passe la semaine. Encore une campagne, ma chère soeur. Malheureusement, le salon Padovani sera fermé tout l'hiver pour le grand deuil. Il nous reste comme champ de manoeuvres les «jours» de Mme Astier, Ancelin, Eviza, dont les lundis ont été décidément lancés par le grand-duc. Mais, avant tout, soeur chérie, il va falloir déménager. Passy est trop loin, l'Académie n'y vient pas. Tu diras que je vais encore te trimballer, mais c'est si important! Regarde Huchenard, pas d'autres titres au fauteuil que ses réceptions... Je dîne chez mon bon maître, ne m'attends pas.

Ton frère tendre,
Abel de Freydet.

L'unique voix de Moser, à tous les tours, est celle de Laniboire, rapporteur des prix de vertu. Il court à ce sujet une anecdote, d'un leste!... C'est égal... les dessous de la coupole... Quelle comédie!


XV


«C'est abominable!...

—Il faut répondre. L'Académie ne peut rester sous le coup...

—Y songez-vous? l'Académie se doit au contraire...

—Messieurs, messieurs, le vrai sentiment de l'Académie...»

Dans leur salle des réunions privées, devant la grande cheminée que surmonte le portrait en pied du cardinal de Richelieu, les immortels discutaient avant d'entrer en séance. Un jour fumeux et froid d'hiver parisien, tombant par la large baie du plafond, accentuait la solennité glaciale de tous ces bustes de marbre à l'alignement contre les murs; et le vaste foyer de la cheminée, presque aussi rouge que la simarre du cardinal, ne parvenait pas à réchauffer cette sorte de petit parlement, demi tribunal, avec ses siéges de cuir vert, sa longue table en hémicycle devant le bureau, et l'huissier à chaîne gardant la porte non loin du secrétaire Picheral.

C'est d'ordinaire le meilleur de la séance, ce quart d'heure de grâce laissé aux retardataires et que l'on passe à potiner tout bas, par petits groupes familiers, le dos au feu, basques relevées. Mais, aujourd'hui, la causerie se généralisait, montée au ton d'une discussion publique des plus violentes, pour laquelle les arrivants prenaient voix dès le bout de la salle, tout en signant la feuille de présence. Quelques-uns même, avant d'entrer, quittant leurs fourrures, leurs cache-nez, leurs socques dans la salle déserte de l'Académie des Sciences, entr'ouvraient la porte pour crier à l'infamie, à l'abomination.

La cause de tout ce tumulte: la reproduction dans un journal du matin d'un très impertinent rapport de l'Académie de Florence sur le Galilée d'Astier-Réhu et les pièces historiques manifestement apocryphes et bouffonnes (sic) qui l'accompagnaient. Ce rapport communiqué en grand mystère au directeur de l'Académie française agitait sourdement l'Institut depuis quelques jours, dans l'attente fiévreuse de la détermination d'Astier-Réhu qui se contentait de répondre: «Je sais... je sais... je fais le nécessaire. » Et brusquement voilà ce compte rendu, qu'ils se croyaient seuls à connaître, pétaradant, ce matin, à la première page du journal le plus répandu de Paris, avec d'outrageants commentaires pour le secrétaire perpétuel et toute la Compagnie.

Là-dessus, émoi, fureur, horripilation contre l'impudent journaliste et la sottise d'Astier-Réhu qui leur valait ces attaques depuis longtemps désapprises, depuis que l'Académie ouvra sa porte, prudemment, aux «gens de feuilles. » Le bouillant Laniboire, rompu à tous les sports, parlait d'aller couper les oreilles au monsieur; et ce n'était pas trop de deux ou trois collègues pour le retenir. «Voyons! Laniboire... L'épée au côté, jamais à la main... le mot est de vous, que diable! bien que l'Académie l'ait adopté...

—Vous savez, messieurs, que Pline l'ancien, au Livre XIII de son Histoire naturelle...» c'était Gazan qui arrivait tout soufflant, de son trot lourd de pachyderme... «signale déjà des supercheries autographiques, entre autres une fausse lettre de Priam sur papyrus...

—Monsieur Gazan n'a pas signé la feuille...» criait l'aigre fausset de Picheral.

«Ah! pardon...» et le gros homme allait signer tout en continuant son histoire de papyrus, de roi Priam, noyée dans cette confusion de voix irritées où l'on ne distinguait que le mot «académie...académie,» tous en parlant comme d'une personne réelle, vivante, dont chacun avait la conviction de connaître et d'exprimer l'intime pensée, à l'exclusion de tous les autres. Subitement ces criailleries s'arrêtèrent devant Astier-Réhu entrant, signant, posant très calme à sa place de secrétaire perpétuel la lourde serviette qu'il tenait sous le bras, puis s'avançant vers ses collègues:

«Messieurs, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre... J'avais fait porter à la Bibliothèque, pour l'expertise, les douze à quinze mille autographes qui composent ce que j'appelais ma collection... Eh bien! messieurs, tout est faux, tout. L'Académie de Florence avait dit vrai. Je suis victime d'une immense mystification.»

Pendant qu'il essuyait son front mouillé de grosses gouttes après l'effort de cet aveu, quelqu'un demanda avec insolence:

«Et alors, monsieur le secrétaire perpétuel?...

—Alors, monsieur Danjou, il ne me restait plus qu'à porter plainte... c'est ce que j'ai fait...» Et comme ils protestaient tous, déclarant qu'un procès pareil était impossible, qu'il ridiculiserait la Compagnie: «Désespéré, vraiment, mes chers collègues; mais ma décision est irrévocable... D'ailleurs l'homme est en prison, et l'instruction commencée...»

De rugissements pareils à ceux qui accueillirent cette déclaration, jamais la salle des séances privées n'en avait entendu; et comme toujours, entre les plus furieux, se signalait Laniboire, vociférant que l'Académie devrait se débarrasser d'un membre aussi dangereux. Dans un premier coup de colère, quelques-uns examinaient tout haut la proposition. Était-ce faisable? L'Académie, compromise par un des siens, pouvait-elle lui dire: «Allez-vous-en, je me déjuge... immortel, je vous rejette au commun des mortels.»

Tout à coup, soit qu'il eût saisi quelques mots du débat, ou par une de ces curieuses divinations dont s'élucident parfois les surdités les plus hermétiques, le vieux Réhu qui se tenait à l'écart et loin du feu, crainte d'une attaque, proféra de sa forte voix sans diapason: «Sous la Restauration, pour des motifs de simple politique, nous éliminâmes jusqu'à onze membres!...» L'ancêtre eut son mouvement de tête certificatif qui prenait à témoin ses contemporains de ce temps-là, bustes blancs aux yeux vides, alignés sur des piédestaux autour de la salle.

«Onze, bigre!...» murmura Danjou dans un grand silence.

Et Laniboire, toujours cynique: Tous les corps constitués sont lâches!... c'est la loi de nature... il faut vivre...»

Alors Épinchard, qui s'affairait à l'entrée avec le secrétaire Picheral, rejoignit ses collègues et, tout bas, entre deux quintes, déclara que le secrétaire perpétuel n'était pas seul coupable en cette affaire, à preuve le procès-verbal du 8 juillet 1879 dont on allait donner lecture. De sa place, la petite voix de Picheral commença, guillerette et très vite: «Le 8 juillet 1879, Léonard-Pierre-Alexandre Astier-Réhu fait don à l'Académie française d'une lettre de Rotrou au cardinal de Richelieu, sur les statuts de la Compagnie. L'Académie, ayant pris connaissance de cette pièce inédite et très curieuse, félicite le donataire et décide que la lettre de Rotrou sera insérée au procès-verbal. La voici textuellement.»... Ici le débit du secrétaire se ralentit, appuyant malicieusement sur tous les mots... «textuellement, c'est-à-dire, avec les négligences qui se rencontrent dans les correspondances familières, et confirment l'authenticité du document.» Sous le jour décoloré qui tombait du vitrage, tous debout et immobiles, évitant de se regarder entre eux, ils écoutaient dans la stupeur.

«Lirai-je la lettre aussi?...» Picheral souriait, s'amusait beaucoup.

«La lettre aussi...» dit Épinchard. Mais des les premières phrases, on cria: «Assez... assez... cela suffit...» Ils en rougissaient maintenant, de cette épître de Rotrou dont l'imposture crevait les yeux. Un pastiche d'écolier, tournures impropres, la moitié des mots ignorés de ce temps-là. Quel aveuglement! comment avaient-ils pu?...

«Vous voyez donc, messieurs, que nous serions mal venus à accabler notre infortuné collègue... reprit Épinchard; et tourné vers le secrétaire perpétuel, il l'adjura de renoncer au scandale d'un procès dont la Compagnie tout entière et le grand cardinal lui-même seraient atteints.

Mais ni la chaleur de l'apostrophe, ni l'ampleur oratoire du geste vers le camail du cardinal-fondateur ne vinrent à bout du farouche entêtement d'Astier-Réhu qui, ferme et droit devant la petite table servant de tribune au milieu de la salle pour les lectures et communications, les poings serrés comme s'il avait peur qu'on lui arrachât sa volonté des mains, affirmait que «rien! entendez-vous, rien» n'entamerait sa résolution. Et ses gros doigts fermés sonnant avec colère sur le bois dur: «Ah! messieurs, j'ai déjà trop attendu, trop cédé à des considérations de ce genre... Comprenez donc qu'il m'étouffe, ce Galilée que je ne suis pas assez riche pour racheter et que je vois aux vitrines des libraires avec mon nom en complicité de ce faussaire!» Ce qu'il voulait, en somme? Arracher lui-même les pages véreuses de son oeuvre, en faire un public autodafé dont ce procès lui fournissait l'occasion: «Vous parlez de ridicule? Mais l'Académie est bien trop haute pour le craindre. Quant à moi, ruiné, bafoué, il me restera le fier contentement d'avoir mis mon nom, mon oeuvre et la dignité de l'histoire à l'abri. Je n'en demande pas davantage.» Sous l'emphase de sa parole, il y avait un accent de sincérité, de droiture qui détonnait dans ce milieu ouaté de toutes sortes de compromissions, d'enveloppements. Soudain l'huissier annonça: «Messieurs, quatre heures...» Quatre heures! et les funérailles de Ripault-Babin qui n'étaient pas finies de régler.

«Au fait, oui... ce pauvre Ripault-Babin...» fit Danjou d'un ton de gouaille.

«Il est mort à temps, celui-là!...» déclama sombrement Laniboire. Mais l'effet de son mot fut perdu. L'huissier criait: «A vos places...» le directeur agitait sa sonnette, ayant à sa droite le chancelier Desminières et, à sa gauche, le secrétaire perpétuel lisant avec sa calme assurance reconquise le rapport de la commission des obsèques, parmi des chuchotements animés et les tintements du grésil sur le vitrage.

«Comme vous avez fini tard, aujourd'hui!...» ronchonna Corentine ouvrant la porte à son maître... Encore une que l'Institut n'impressionnait pas... «Monsieur Paul est dans votre cabinet avec madame... passez par les archives... le salon est plein de monde pour vous.»

Sinistres, ces archives où restaient seulement les appuis des cartonniers, comme après un vol ou un incendie. Il évitait d'y entrer, d'ordinaire, mais aujourd'hui les traversa fièrement, redressé par la résolution prise, par la déclaration qu'il venait de faire en séance. Après ce grand effort de volonté, de courage, l'idée que son fils l'attendait lui était douce, une détente. Il ne l'avait pas revu depuis le duel, depuis l'émotion ressentie devant son grand garçon couché, plus blanc que ses draps, et se faisait une joie d'aller à lui, les bras tout grands, de le prendre, de le serrer longtemps, bien fort, sans rien dire. Mais sitôt entré, en voyant la mère et le fils rapprochés, chuchotant les yeux à terre, toujours avec leur air mystérieux et complice, son effusion tomba.

«Mais arrivez donc, mon Dieu!» dit Mme Astier, coiffée pour sortir; puis à demi sérieuse, sur un ton de présentation: «Cher ami... monsieur le comte Paul Astier.

—Maître...» fit Paul s'inclinant.

Astier-Réhu les regardait tous deux, fronçant ses gros sourcils: «le comte Paul Astier?...»

Le garçon, toujours joli sous le hâle de ses six mois de plein vent, raconta qu'il venait de s'offrir un titre de comte romain, moins pour lui que pour honorer celle qui allait prendre son nom.

«Tu te maries?» demanda le père de plus en plus méfiant. «... Et avec?

—La duchesse Padovani.

—Tu es fou! «.. Mais elle a vingt-cinq ans de plus que toi, la duchesse ... et puis... et puis...» Il hésitait, cherchait une formule respectueuse, et enfin, brutalement: «On n'épouse pas une femme qui, au vu et au su de tous, vient d'appartenir pendant des années à un autre homme!

—Ce qui ne nous a jamais gênés, du reste, pour dîner régulièrement chez elle et lui avoir une foule d'obligations...» siffla Mme Astier, sa petite tête dressée pour l'attaque. Sans lui répondre ni même la regarder, comme ne la jugeant pas compétente en ces choses de l'honneur, le bonhomme joignit son fils, et d'un accent convaincu, les larges méplats de ses joues remués par l'émotion: «Ne fais pas cela, Paul... pour le nom que tu portes, ne fais pas cela, mon enfant; je t'en prie!» Il l'empoignait par l'épaule, le secouait d'un geste attendri, à la vibration de ses paroles. Mais le jeune homme se dégageait, n'aimant pas ces démonstrations, se défendait de phrases vagues: «Je ne trouve pas... ce n'est pas mon sentiment...» Et devant la fermeture de ce visage au fuyant regard, ce fils qu'il sentait si loin de lui, le père, instinctivement, élevait la voix, invoquant son droit de chef de famille. Un sourire qu'il surprit entre Paul et sa mère, preuve nouvelle de leur connivence en cette ignominie, acheva de l'exaspérer. Il tonna, délira, menaçant de protester publiquement, d'écrire aux journaux, de les flétrir tous deux, la mère et le fils, dans son histoire. C'était sa menace terrible entre toutes! Quand il disait d'un personnage du passé: «Je l'ai flétri dans mon histoâre...» nul châtiment ne lui semblait comparable. Pourtant, les deux alliés ne s'en, émouvaient guère. Mme Astier, faite à cette menace de flétrissure presque autant qu'au charriement de la malle par les couloirs, se contenta de dire en boutonnant ses gants: «Vous savez qu'on entend tout d'à côté.» Malgré la porte et les tentures, la rumeur d'une causerie se distinguait, venue du salon.

Alors, comprimant et râlant sa colère: «Écoute-moi bien, Paul,» dit Léonard Astier, l'index levé dans la figure du garçon, «si cette chose dont tu parles s'accomplit, ne compte pas me revoir jamais... Je ne serai pas là le jour de ton mariage... Je ne veux pas de toi, même à mon lit de mort... Tu n'es plus mon fils... Je te chasse et je te maudis.» Paul répondit, très calme, avec une retraite de corps devant le doigt qui le frôlait: «Oh vous savez, mon cher père ... maudire, bénir, ce sont de ces affaires qui ne se font plus dans les maisons. Même au théâtre, on ne maudit plus, on ne bénit plus.

—Mais on châtie encore, monsieur le drôle!» gronda le vieux, la main haute. Il y eut un cri furieux de la mère: «Léonard!...» tandis que d'une alerte parade de boxe, Paul détournait le coup, aussi tranquille que dans la salle de Keyser, et sans lâcher le poignet rabattu, murmurait: «Ah! non, pas ça, jamais!...»

Le vieil Auvergnat, furieux, essayait de se dégager. Mais si vigoureux qu'il fût encore, il avait trouvé son maître; et pendant cet horrible instant où le père et le fils se soufflaient leur haine dans la figure, croisaient des regards d'assassins, la porte du salon s'entre-bâilla, laissant passer le sourire poupin et bon enfant d'une grosse dame panachée de plumes et de fleurs: «Pardon, cher maître, rien qu'un mot ... tiens! Adélaïde est là... et monsieur Paul, aussi... charmant... divin... Oh... Ah!... un tableau de famille...»

Tableau de famille, en effet; mais de la famille moderne, atteinte de la longue fêlure qui court du haut en bas de la société européenne, l'attaque dans ses principes de hiérarchie, d'autorité; fêlure plus saisissante ici, à l'Institut, sous la majestueuse coupole, où se jugent et se récompensent les vertus domestiques et traditionnelles.


XVI


On s'étouffait, à la huitième chambre, où l'affaire Albin Fage venait enfin après une interminable instruction et tout un jeu de hautes influences pour entraver la procédure. Jamais cette salle de la Correctionnelle dont les murs d'un bleu moisi, aux pâles dorures en losanges, exhalent une odeur de graillon et de misère, n'avait vu se presser sur ses bancs sordides, s'empiler debout aux passages une telle cohue élégante et mondaine, tant de chapeaux fleuris, de toilettes printanières à la marque des grands faiseurs, que tranchait violemment le noir mat des toges et des toques. Et du monde arrivait encore par le tambour de l'entrée dont les deux portes battaient continuellement sous un flot moutonnant de têtes serrées, dressées, soulevées dans la lumière blanche du palier.

Toutes connues, archi-connues, banales à faire pleurer, ces effigies des fêtes parisiennes, enterrements chics ou grandes premières: Marguerite Oger à l'avant-garde, et la petite comtesse de Foder, et la belle Mme Henry de la légation américaine. Puis les dames congréganistes de l'Académie: Mme Ancelin en mauve, au bras du bâtonnier Raverand; Mme Eviza, un buisson de petites roses, entourée d'un essaim noir et bourdonnant de jeunes stagiaires; et, derrière le tribunal, aux places réservées, Danjou, debout, les bras croisés, dominant l'assistance et les juges, détachant sur la vitre haute son profil aux dures arêtes régulières de vieux cabot qu'on voit partout depuis quarante ans, prototype de la banalité mondaine et de ses uniformes manifestations. A part Astier-Réhu et le baron Huchenard cités comme témoins, il était le seul académicien ayant osé affronter les plaidoiries, surtout l'avocat d'Albin Fage, ce terrible ricaneur de Margery dont le «couin» nasillard fait pouffer, rien qu'à l'entendre, la salle et le tribunal.

On allait rire, cela se devinait dans l'air, dans les folichonneries des toques inclinées, dans l'allumage et le retroussis malin des yeux et des bouches s'adressant de loin de petits signes avertisseurs. Tant de racontars se débitaient sur les prouesses galantes de ce petit bossu que l'on venait d'introduire an banc des prévenus, et qui, levant sa longue tête pommadée, jetait dans la salle, par-dessus la barre, un de ces regards en coup d'épervier, auxquels les femmes ne se trompent pas. On parlait de lettres compromettantes, d'un mémoire de l'accusé citant carrément les noms de deux ou trois grandes mondaines, ces noms toujours les mêmes, trempés et retrempés dans toutes les sales affaires. Un exemplaire en circulait, de ce factum, sur les bancs des journalistes, une autobiographie naïve et prétentieuse, où la fatuité de l'avorton se doublait de cette vanité spéciale à l'ouvrier «qui s'est instruit lui-même;» mais, en définitive aucune des révélations annoncées.

Fage se contentait d'informer messieurs les juges qu'il était né près de Vassy (Haute-Marne), droit comme tout le monde,—c'est la prétention commune aux bossus,—et qu'une chute de cheval, à quinze ans, lui avait dévié et renflé le dos. Ainsi qu'à la plupart de ses congénères, dont la formation sexuelle est très lente, le goût de la femme lui était venu tard, mais avec une violence inouïe, alors qu'il travaillait chez un libraire du passage des Panoramas. Sa difformité le gênant pour ses conquêtes, il chercha un moyen de gagner beaucoup d'argent; et l'histoire de ses amours alternée avec celle de ses faux, des procédés employés, encres et parchemins, présentait des titres de chapitres comme celui-ci: «Ma première victime.—Angélina, brocheuse.—Pour un ruban feu.—La foire aux pains d'épices.—J'entre en relations avec Astier-Réhu.—L'encre mystérieuse.—Défi aux chimistes de l'Institut...»

Il restait surtout de cette lecture l'effarement que le secrétaire perpétuel de l'Académie française, la science et la littérature officielles, se fussent laissé duper, deux ou trois ans de suite, par cette ignorante cervelle d'infirme bourrée de détritus de bibliothèque, de rognures de livres mal digérées; là était l'énorme drôlerie de l'affaire et la cause de cette affluence. On venait voir l'Académie sur la sellette en la personne d'Astier-Réhu que tous les regards cherchaient au premier rang des témoins, immobile, absorbé, répondant à peine et sans tourner la tête aux plates adulations de Freydet debout derrière lui, ganté de noir, un grand crêpe au chapeau, dans le deuil tout récent de sa soeur. Cité par la défense, le bon candidat craignait que cela lui fit du tort dans l'esprit de son maître, et il s'excusait, expliquait comment il avait rencontré ce misérable Fage chez Védrine; mais son chuchotement se perdait dans le bruit de la salle et le ronron du tribunal appelant, expédiant les causes, le monotone: «A huitaine... à huitaine...» tombant comme un éclair de guillotine, coupant court aux réclamations des avocats, à la plainte suppliante de pauvres diables, rouges, s'épongeant le front devant la barre: «Mais, monsieur le président...—A huitaine.» Quelquefois, du fond de la salle, un cri en larmes, des bras éperdus: «Je suis là, m'sieu le président... mais j'peux pas arriver... y a trop de monde.—A huitaine.» Ah! quand on a vu de ces déblayages, et les balances symboliques fonctionner avec cette dextérité, on garde une forte idée de la Justice. C'est à peu près la sensation d'une messe de mort expédiée en bousculade par un prêtre étranger, à un enterrement de pauvre.

Enfin la voix du président appela: «Affaire Albin Fage...» Un grand silence dans la salle et jusqu'à l'extrémité du palier où des gens montaient sur des bancs, pour voir. Puis, après un court marmottage à la barre, les témoins défilèrent entre des rangs serrés de toges pour gagner la salle qui leur est réservée, morne et nue, aux carreaux dérougis s'éclairant mal sur une étroite ruelle. Astier-Réhu, qui devait être appelé le premier, n'entra pas, marcha dans l'ombre du couloir entre les deux salles. A de Freydet qui voulait rester avec lui, il déclara sourdement: «Non, non... laissez-moi... Je veux qu'on me laisse!...» Et le candidat, tout penaud, dut se mêler aux autres témoins, causant par petits groupes: le baron Huchenard, Bos le paléographe, le chimiste Delpech de l'Académie des Sciences, des experts en écriture, puis deux ou trois jolies filles, de celles dont les portraits paraient les murs de la chambre d'Albin Fage, ravies de la réclame qu'allait leur valoir le procès, riant très haut, étalant d'ébouriffants «directoire» en contraste avec le bonnet de linge et les mitaines en tricot de la concierge de la Cour des Comptes. Védrine cité lui aussi, Freydet vint s'asseoir à son côté sur le large rebord de la fenêtre ouverte. Pris, emportés dans ces courants contraires qui, à Paris, séparent les existences, les deux camarades ne s'étaient plus revus, depuis l'été d'avant, qu'aux obsèques récentes de la pauvre Germaine. Et Védrine serrait les mains de son ami, s'informait de sa santé, de son état d'esprit après ce coup terrible. Le candidat haussa les épaules: «C'est dur... certainement, c'est dur, mais que veux-tu? J'y suis fait...» L'autre arrondissant les yeux en face d'un aussi farouche égoïsme... «Dame! pense donc... deux fois, en un an, qu'ils me retoquent...»

Le coup terrible, le seul, pour lui, c'était son échec au fauteuil de Ripault-Babin qui venait de lui échapper comme celui de Loisillon; il comprit ensuite, poussa un profond soupir... Ah! oui... Sa Germaine... Elle s'en était donné du mal tout l'hiver pour cette malheureuse candidature... Deux dîners par semaine, et jusqu'à minuit, une heure du matin, manoeuvrant son fauteuil mécanique dans tous les coins du salon... Elle y avait sacrifié ses dernières forces, plus passionnée encore, plus acharnée que son frère... A la fin, tout à la fin, quand elle ne pouvait plus parler, ses pauvres doigts tordus, faisaient du pointage sur le bord du drap. «Oui, mon cher, elle est morte en pointant, en supputant mes chances à ce damné fauteuil... Oh! mais rien que pour elle j'en serai, de leur Académie, et malgré eux, pour la joie de cette chère mémoire...» Il s'arrêta court; puis la voix changée, descendue:

«Au fait, je ne sais pas pourquoi je te dis ça... La vérité, c'est que depuis qu'ils m'ont enfoncé ce désir sous le front, je ne peux plus penser à rien autre... Ma soeur est morte, à peine si je l'ai pleurée... Il fallait faire mes visites, solliciter pour l'Académie, comme dit Chose. J'en dessèche, j'en crève... une vraie folie.»

Dans la brutalité de ces paroles, l'accent fiévreux qui les encolérait, le sculpteur ne retrouvait plus son Freydet si doux, si poli, épanoui de vivre. L'oeil distrait, le pli soucieux du front, la brûlure de sa poignée de mains attestaient la passion, l'idée fixe; pourtant la rencontre de Védrine semblait l'avoir un peu détendu, et, tendrement, il l'interrogeait: «Que fais-tu?... que deviens-tu?... ta femme?... tes enfants?...» L'ami répondait avec son tranquille sourire. Grâce à Dieu, toute la smala était bien. On allait sevrer la petite. Le garçon continuait à remplir sa fonction d'être beau, à guetter avec inquiétude le centenaire du vieux Réhu. Quant à lui, il travaillait. Deux tableaux au salon, cette année, pas mal placés, pas mal vendus. En revanche, un créancier aussi imprudent que féroce avait saisi le paladin qui, d'étape en étape, encombrant d'abord un superbe rez-de-chaussée de la rue de Rome, déménagé ensuite dans une écurie des Batignolles, se morfondait maintenant sous le hangar d'un nourrisseur à Levallois, où, de temps en temps, on allait le visiter en famille.

«Voilà la gloire!» ajoutait Védrine en riant, pendant que la voix de l'huissier réclamait le témoin Astier-Réhu. La silhouette du secrétaire perpétuel se découpa une minute sur la lumière poudreuse du tribunal, très droite, très ferme, mais son dos qu'il ne surveillait pas, ses larges épaules frissonnantes trahissaient une vive émotion. «Pauvre Crocodilus! murmura le sculpteur, il passe par de rudes épreuves... Cette histoire d'autographes, le mariage de son fils...

—Paul Astier est marié?

—Depuis trois jours, avec la duchesse... Une espèce de mariage morganatique sans autre assistance que la maman du jeune homme et les quatre témoins... J'en étais, comme tu penses, puisqu'une fatalité singulière m'associe à tous les faits et gestes de cette famille Astier.»

Et Védrine disait son saisissement en voyant paraître, dans cette salle de mairie, la duchesse Padovani, pâle comme une morte, encore fière, mais navrée, désenchantée, sous une toison de cheveux gris, ses pauvres beaux cheveux qu'elle ne prenait plus la peine de teindre. A côté d'elle, Paul Astier, monsieur le comte, souriant et froid, toujours joli... On se regarde, personne ne trouve un mot, excepté l'employé qui, après avoir dévisagé les deux vieilles dames, éprouve le besoin de dire en s'inclinant, la mine gracieuse:

«Nous n'attendons plus que la mariée...

—Elle est là, la mariée,» répond la duchesse s'avançant la tête haute.

De la mairie, où l'adjoint de service a le bon goût de leur épargner tout discours, on file à l'Institut catholique, rue de Vaugirard. Église aristocratique, toute dorée, fleurie, un flamboiement de lustres, et personne. Rien que la noce sur un seul rang de chaises, écoutant Monseigneur Adriani, le nonce du pape, baragouiner une interminable homélie qu'il lisait, tout imprimée, dans un cartulaire à enluminures. Et c'était beau, ce prélat mondain, son grand nez, sa lèvre mince, les épaules étriquées sous sa pèlerine violette, parlant «des traditions d'honneur de l'époux, des grâces juvéniles de l'épouse» avec un regard de côté, farceur et noir, qui tombait sur les prie-Dieu en velours du triste couple. Puis la sortie, de froids saluts échangés entre les arcades du petit cloître, et le soupir soulagé de la duchesse, son «C'est fini, mon Dieu!» avec l'intonation désespérée de la femme qui a mesuré le gouffre et s'y jette les yeux ouverts, pour tenir un engagement d'honneur.

«Ah! du sombre, du lamentable, continuait Védrine, j'en ai vu dans mon existence, mais rien de plus navrant que ce mariage de Paul Astier!

—Fier gredin tout de même, notre jeune ami! dit Freydet entre ses dents.

—Oui, un de nos jolis strugforlifeurs

Le sculpteur répéta le mot en l'accentuant: «Struggle-for-lifeurs!» désignant ainsi cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention darwinienne de «la lutte pour la vie» sert d'excuse scientifique en toutes sortes de vilenies. Freydet reprit:

«Enfin, toujours, le voilà riche... ce qu'il voulait... Son nez ne l'a pas fait dévier, cette fois!

—Attendons, il faudra voir!... La duchesse n'est pas commode; et lui, avait un sacré mauvais oeil à la mairie!... Si sa vieille dame l'ennuie trop, nous pourrions bien le retrouver en cour d'assises, ce fils et petit-fils d'immortels!

—Témoin Védrine!» appela l'huissier à toute voix. En même temps, l'énorme éclat de rire d'une foule pressée et communicative s'échappait du battement de la porte. «Cristi! on ne s'embête pas, là-dedans!» dit le garde de Paris de planton dans le couloir.

La salle des témoins, vidée peu à peu pendant la causerie des deux copains, ne renfermait plus que Freydet et la concierge de la Cour des Comptes, effarée de paraître en justice et tortillant les brides de son bonnet d'un mouvement maniaque. Pour le Candidat, au contraire, l'occasion était unique d'encenser publiquement l'Académie française et son secrétaire perpétuel, dans un petit speech très reproduit par les feuilles et comme le prologue de son discours de réception. Seul, maintenant que la bonne femme passait à son tour, il arpentait la pièce, stationnait devant la fenêtre, arrondissait des périodes et de beaux gestes gantés de noir. Et voici que de la maison en face, on s'y méprenait, une lugubre masure dartreuse et sombre, suant les immondes et honteux métiers qu'elle abritait... Une main grasse au bras nu écartait un rideau rose, esquissait une invitation équivoque... «Oh! ce Paris!...» Le front du récipiendaire s'en couvrit d'une rougeur de honte. Il s'éloigna vivement de la croisée, se réfugia dans le couloir.

«C'est le ministère qui parle à cette heure...» lui chuchota le planton, pendant qu'une voix faussement indignée clamait dans l'atmosphère surchauffée de la salle: «... Vous avez abusé de l'innocente passion d'un vieillard...»

Freydet pensa tout haut: «Eh! bien... Et moi?...

—Faut croire qu'ils vous ont oublié...

—Toujours, donc!» se dit tristement le pauvre diable.

Une formidable explosion de fou rire accueillait à cette minute le déballage de la fausse collection Mesnil-Case: lettres de rois, de papes, d'impératrices, Turenne, Buffon, Montaigne, La Boëtie, Clémence Isaure, et à chaque nouveau nom de cette énumération fantastique, montrant l'énorme candeur de l'historien officiel, tout l'Institut berné par ce petit gnome, la joie de la foule redoublait. Freydet ne put entendre davantage ce rire irrespectueux qui bafouait son protecteur et son maître Astier-Réhu, d'autant qu'il se sentait frappé lui-même en retour, sa candidature encore une fois compromise. Il s'échappa, descendit, erra longtemps dans les cours, puis sur le trottoir devant la grille, se confondit enfin au remous de la sortie générale, parmi les galopades de la livrée, le tumulte des voitures, dans la belle lumière finissante d'une journée de juin où les ombrelles roses, blanches, mauves ou vertes tendaient en s'ouvrant des colorations de grandes fleurs. Des fusées de gaîté partaient encore de tous les groupes, comme à la sortie d'une pièce très farce... Salé, le petit bossu; cinq ans de prison et les dépens, mais ce que l'avocat a été drôle!... Marguerite Oger s'esclaffait, son rire du «deux» dans Musidora: «Ah! mes enfants ... mes enfants...» et Danjou, conduisant Mme Ancelin à sa voiture, disait tout haut cyniquement: «C'est un crachat dans la figure de l'Académie... en plein... mais si bien envoyé!...»

Léonard Astier, qui s'éloignait seul, sans tourner la tête, entendait ces propos et d'autres encore, malgré les avertissements de l'un à l'autre: «Prenez garde, il est là...» Et c'était le commencement pour lui de la déconsidération, son ridicule connu, raillé de Paris tout entier.

«Donnez-moi le bras, mon bon maître.» Freydet l'avait rejoint, cédant à un irrésistible élan du coeur.

«Ah! mon ami, quel bien vous me faites!» dit le vieillard d'une voix sourde et mouillée.

Ils marchèrent quelque temps en silence. La verdure des quais ombrait et parait les pierres; les bruits de la rue et de l'eau sonnaient dans l'air joyeux. Un de ces jours où il semble que la misère humaine fait trêve.

«Nous allons? demanda Freydet.

—Où vous voudrez... mais pas chez moi...» dit le bonhomme à qui cette idée de la scène que sa femme allait lui faire causait une terreur d'enfant.


Ils dînèrent tous deux au Point-du-Jour, après avoir marché longtemps le long de l'eau; et les bonnes paroles du disciple aidant la douceur de la soirée, Astier-Réhu rentrait chez lui fort tard, apaisé, remis de ses cinq heures de pilori sur le banc de la huitième chambre, cinq heures à subir, les mains liées, le rire outrageant de cette foule et le jet de vitriol de l'avocat. «Riez, riez, messieurs les babouins!... la postérité jugera.» Il se consolait ainsi, en traversant les grandes cours de l'Institut où tout dormait, les vitres éteintes, la baie des escaliers faisant à droite et à gauche de grands trous noirs, rectangulaires. Monté à tâtons, il gagna son cabinet sans bruit, sans lumière, comme un voleur. C'est là que depuis le mariage de Paul et sa rupture avec son fils, il se jetait tous les soirs sur un lit improvisé pour échapper à ces tenaces discussions nocturnes, où la femme reste puissante, même quand elle a cessé d'être femme, par l'infatigable ressource de ses nerfs, et où l'homme finit par tout céder, tout promettre, pour la paix, la liberté du sommeil!

Dormir! jamais il n'en avait senti le besoin comme à la fin de cette longue journée d'émotions et de fatigues, et il entrait dans l'ombre de son cabinet, déjà comme dans du repos, quand il distingua une vague forme humaine à l'angle de la fenêtre.

«Eh bien! vous voilà content...» Sa femme! Sa femme qui le guettait, qui l'attendait, dont le petit sifflement le tint immobile au milieu du noir, à écouter... «Vous l'avez eu, votre procès... Vous vouliez du ridicule, vous en êtes couvert, inondé des pieds à la tête, à ne plus oser vous montrer... Ah! c'était bien la peine de crier que votre fils déshonorait le nom d'Astier; mais ce nom, grâce à vous, le voilà devenu synonyme d'ignorance et de jobardise, on ne peut plus le prononcer sans rire... Tout ça, je vous demande... pour sauver votre oeuvre historique... Jeannot!... Qui la connaît, votre oeuvre historique? Qui cela intéresse-t-il que vos documents soient faux ou vrais? Vous savez bien qu'on ne vous lit pas...»

Elle allait, elle allait, distillant son aigre filet de voix au diapason le plus haut, et, pour lui, c'était le pilori qui continuait, l'insulte officielle qu'il écoutait comme tantôt, comme au tribunal, sans une interruption, sans un mouvement de menace, avec le sentiment d'une autorité hors d'atteinte et de toute réplique. Mais, qu'elle était cruelle, cette bouche invisible qui le mordait, le blessait partout, et fouillait à petits coups de dents son honneur d'homme et d'écrivain.... Jolis, ses livres! S'imaginait-il, par hasard, qu'ils lui avaient valu l'Académie. Mais c'est à elle seule qu'il le devait, son habit vert! Une vie d'intrigues, de manéges, pour forcer les portes, une après l'autre ... toute sa jeunesse de femme sacrifiée aux déclarations chevrotantes, aux entreprises de vieux qui la soulevaient de dégoût... «Dame! mon cher, il fallait bien... On entre à l'Académie avec du talent; vous n'en avez pas... ou un grand nom, ou une haute situation... Tout vous manquait... Alors, je m'en suis mêlée!...» Et de peur qu'il en doutât, qu'il pût voir dans ses paroles l'exaspération d'une femme blessée, humiliée dans sa vanité d'épouse, dans sa tendresse aveugle de mère, elle précisait les détails de son élection, lui rappelait son fameux mot sur les voilettes de Mme Astier, qui sentaient le tabac, malgré qu'il ne fumât jamais... «Un mot, mon cher, qui vous a rendu plus célèbre que tous vos livres...»

Il eut une plainte basse et profonde, le cri sourd d'un homme éventré qui retient ses entrailles à deux mains. La petite voix aiguë continuait sans s'émouvoir: «Eh! faites-la donc, mon Dieu, votre malle, une bonne fois! qu'on n'entende plus parler de vous... Notre Paul est riche, heureusement... Il vous enverra de quoi manger... car vous pensez bien que, maintenant, vous ne trouverez ni un éditeur ni une revue qui veuille de vos inepties, et c'est le prétendu déshonneur de votre fils qui vous empêchera de mourir de faim.

—C'en est trop!» murmura le pauvre homme s'en allant, fuyant cette fureur cinglante; et tâtant les murs, enfilant les couloirs et les escaliers, et les cours sonores, il répétait, pleurant presque: «C'en est trop... c'en est trop...»

Où va-t-il?

Droit devant lui, comme en rêve; il franchit la place et la moitié du pont dont la fraîcheur le ranime. Il s'assied sur un banc, relève son chapeau et ses manches pour calmer ses artères battantes. Peu à peu le bruissement régulier de l'eau le calme, il se reprend, mais c'est pour se rappeler et souffrir... Quelle femme! Quel monstre! Et il a pu vivre trente-cinq ans à côté d'elle sans la connaître... Un frisson d'horreur le secoue, au souvenir de tant d'abominations qu'il vient d'entendre. Elle n'a rien épargné, rien laissé de vivant en lui, pas même cet orgueil qui le tenait encore debout: sa foi dans son oeuvre, sa croyance à l'Académie. Et songeant à l'Académie, instinctivement il se retourne. Au bout du pont désert, élargi en une immense avenue jusqu'au pied du monument, le palais Mazarin massé, resserré dans la nuit, dresse son portique et sa coupole comme sur la couverture des Didot, tant regardée en sa jeunesse... Oh! ce dôme, ces pierres, but décevant, cause de son malheur... C'est là qu'il est venu chercher sa femme, sans amour, sans joie, pour la promesse de l'Institut. Il l'a eue, oui, cette placé enviée! il sait comment... Et c'est du propre!...

... Des pas, des rires sonnent sur le pont, se rapprochent: Des étudiants revenant au quartier avec leurs maîtresses. Il a peur d'être reconnu, se lève, s'appuie à la rampe; et, pendant que la bande le frôle sans le voir, il songe amèrement qu'il ne s'est jamais amusé, jamais donné un beau soir comme celui-là, pour chanter follement sous les étoiles,—l'ambition toujours tendue, en marche vers cette coupole de temple, qui lui a fourni en retour... quoi? Rien, le Néant... Déjà, il y a bien longtemps, le jour de sa réception, les discours finis, les malices échangées, il a eu cette impression de vide et d'espoir mystifié; dans le fiacre qui le ramenait chez lui pour quitter l'habit vert, il se disait: «Comment! J'y suis?... Ce n'est que ça!» Depuis, à force de se mentir, de répéter avec ses collègues que c'était bon, exquis, les délices des délices, il a fini par y croire... Mais, à présent, le voile est tombé, il y voit clair et voudrait crier par cent voix à la jeunesse française: «Ce n'est pas vrai... On vous trompe... L'Académie, un leurre, un mirage!... Faites votre route et votre oeuvre, en dehors d'elle... Surtout, ne lui sacrifiez rien, car elle n'a rien à vous donner de ce que vous n'apporterez pas, ni le talent, ni la gloire, ni le suprême contentement de soi... Ce n'est ni un recours, ni un asile, l'Académie!... Idole creuse, religion qui ne console pas. Les grandes misères de la vie vous assaillent là comme ailleurs... On s'y est tué, sous cette coupole; on y est devenu fou! Et ceux qui dans leur détresse se sont tournés vers elle, qui lui ont tendu des bras découragés d'aimer ou de maudire, n'y ont étreint qu'une ombre... et le vide... le vide...»

Il parle tout haut, tête nue, tenant le parapet à deux mains, le vieux professeur, comme autrefois, à son cours, au rebord de sa chaire. En bas, le fleuve roule, nuancé de nuit, entre ses files de réverbères, qui clignotent avec cette vie silencieuse de la lumière, inquiétante comme tout ce qui se meut, regarde, et ne s'exprime pas. Sur la berge un chant d'ivrogne festonne en s'éloignant:

«Quand Cupidon... le matin... che réveille...»

Quelque Auvergnat en goguette regagnant son bateau à charbon. Cela lui rappelle Teyssèdre, le frotteur, et son verre de vin frais; il le voit essuyant sa bouche d'un revers de manche: «Il n'y a que cha de bon dans la vie!» Même cette humble joie de nature, lui, ne l'a pas connue, il est obligé de l'envier. Et se sentant seul, sans recours, sans une épaule pour pleurer, il comprend que cette gueuse là-haut avait raison et qu'il faut la faire une bonne fois, sa malle!...


Des sergents de ville trouvèrent, au matin, sur un banc du pont des Arts, un chapeau à larges bords, un de ces chapeaux qui gardent un peu de la physionomie de leur propriétaire. Dedans, une grosse montre en or, une carte de visite au nom de «Léonard Astier-Réhu, secrétaire perpétuel de l'Académie française,» sabrée en travers, de cette ligne au crayon: «Je meurs ici volontairement...» Oh! oui, bien volontairement! Et mieux encore que sa petite phrase d'une longue et ferme écriture, l'expression de ses traits, les dents serrées, la mâchoire avançante et violente disaient sa ferme résolution de mourir, quand, après une matinée de recherches, les mariniers le retirèrent des larges maillons d'un filet de fer entourant des bains de femmes, tout près du pont. Il fut porté d'abord au poste de secours où le secrétariat de l'Institut vint le reconnaître. Ce n'était pas le premier Perpétuel qu'on tirait de la Seine; même chose s'était déjà produite du temps de Picheral le père, presque dans les mêmes circonstances. Aussi Picheral le fils n'en semblait pas très ému, curieux seulement à voir frétiller sur la large berge, en habit, le crâne nu et luisant comme un jeton.

L'horloge du palais Mazarin sonnait une heure quand le brancard du poste, au pas lourd des porteurs, entra sous la voûte, marquant son chemin de sinistres mouillures. Au bas de l'escalier B, on reprit haleine. Un grand carré de ciel bleu se découpait au-dessus de la cour aveuglante de soleil. La toile du brancard un instant soulevée, les traits de Léonard Astier-Réhu se montrèrent une dernière fois à ses collègues de la commission du dictionnaire qui venaient de lever la séance en signe de deuil. Ils se tenaient autour, la tête découverte, moins tristes encore que saisis et scandalisés. Des curieux s'arrêtaient aussi, des ouvriers, petits employés, apprentis, car l'Institut sert de passage entre la rue Mazarine et le quai; parmi eux, le candidat Freydet qui, tout en s'essuyant les yeux, pleurant son maître, son bon maître, songeait au fond de lui, et non sans quelque honte, qu'un nouveau fauteuil était vacant.

Juste à ce moment le vieux Jean Réhu descendait pour sa promenade de digestion. Il ne savait rien, parut étonné devant cette foule qu'il dominait des dernières marches de l'escalier et s'approcha pour voir, malgré ceux qui l'éloignaient d'un geste effaré. Comprit-il? Reconnut-il? Ses traits restaient immobiles, ses yeux aussi inexpressifs que ceux de la Minerve, là-bas, sous son casque de bronze; puis, ayant bien regardé, pendant qu'on rabattait la toile à raies sur le pauvre visage du mort, il s'en alla, droit, fier, son ombre immense à côté de lui, véritable Immortel, celui-là, et son hochement de tête semblait dire:

«J'ai encore vu ça, moi!»


FIN

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