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L'Instruction Publique en France et en Italie au dix-neuvième siècle

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The Project Gutenberg eBook of L'Instruction Publique en France et en Italie au dix-neuvième siècle

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Title: L'Instruction Publique en France et en Italie au dix-neuvième siècle

Author: Charles Dejob

Release date: August 12, 2011 [eBook #37052]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).

L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE ET EN ITALIE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

CHARLES DEJOB

Napoléon Ier et ses lycées de jeunes filles en Italie.

L'enseignement supérieur libre en France.

Villemain en Sorbonne.

Des éditions classiques, à propos des livres scolaires de l'Italie.

PARIS

ARMAND COLIN ET Cie, ÉDITEURS

TABLE DES MATIÈRES

Préface.

NAPOLÉON Ier ET SES LYCÉES DE JEUNES FILLES EN ITALIE.

CHAPITRE PREMIER.

Goût de la société française sous Napoléon Ier pour la langue italienne, que de sots propos et des mesures oppressives semblaient menacer.—Représentation de nos pièces de théâtre, et enseignement de notre langue en Italie.—Napoléon Ier réorganise en Italie l'instruction publique.

CHAPITRE II.

L'éducation des filles en Italie avant la Révolution.—Première tentative de réforme au temps de la République Cisalpine.—Admirable bon sens avec lequel Napoléon approprie ses vues en pédagogie aux besoins de l'Italie.—Collèges de jeunes filles fondés par lui et par ses représentants, ou protégés par eux, à Bologne, à Naples, à Milan, à Vérone, à Lodi.

CHAPITRE III.

Le Règlement du collège de jeunes filles de Milan comparé au Règlement des maisons de la Légion d'honneur.

CHAPITRE IV.

Le personnel: Mme Caroline de Lort, Mme de Fitte de Soucy, Mmes de Maulevrier, etc.—Libéralité et bonté du prince Eugène; courtoisie et tact du ministère italien.—Plein succès du collège de Milan.—L'opinion publique oblige les Autrichiens à le respecter.—La deuxième directrice française reste en fonctions jusqu'en 1849.

CHAPITRE V.

Les collèges de Vérone, de Lodi, de Naples, encore aujourd'hui, comme le collège de Milan, vivants et prospères. Les patriotes italiens et les voyageurs d'accord avec Stendhal pour reconnaître que la fondation de ces collèges a puissamment contribué à relever le coeur et l'esprit de la femme en Italie.

L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR LIBRE EN FRANCE.
CHAPITRE PREMIER.

Du goût pour les cours publics.

CHAPITRE II.

Naissance de l'enseignement supérieur libre à la veille de la
Révolution.

CHAPITRE III.

Période de la Révolution et de l'Empire.

CHAPITRE IV.

Période de la Restauration.

CHAPITRE V.

Fin du plus illustre des établissements d'enseignement supérieur libre, en 1849.

CHAPITRE VI.

Conjectures sur l'avenir de l'enseignement supérieur libre en France.

VILLEMAIN EN SORBONNE.
CHAPITRE PREMIER.

Quelques remarques sur la condition des professeurs de Facultés sous la Restauration.—Succès de Villemain.—Mauvais moyens de succès qu'il s'est interdits.

CHAPITRE II.

Défauts de la méthode d'exposition de Villemain.—Limites de ses qualités intellectuelles et morales.—Pourquoi son talent n'est pas toujours allé en grandissant.

CHAPITRE III.

Influence sur l'esprit public des qualités et des défauts de l'enseignement de Villemain.

DES ÉDITIONS CLASSIQUES À PROPOS DES LIVRES SCOLAIRE DE L'ITALIE.

Appendice A.—Le pensionnat de Mme Laugers à Bologne.—Les collèges de jeunes filles de Naples.—Le pensionnat de Lodi.

Appendice B.—Projet de Napoléon Ier de fonder, dans toutes les capitales de l'Europe, un lycée français.—Professeurs français et professeurs de français en Italie sous Napoléon Ier.

Appendice C.—Le personnel français au Collège de jeunes filles de Milan.—La comtesse de Lort.—Mme de Fitte de Soucy.—Institutrices et professeurs de français.

Appendice D.—Élèves et professeurs italiens au Collège de Sorèze pendant la Révolution et l'Empire.

Appendice E.—Cours d'italien à Lyon sous Napoléon Ier

Appendice F.—Ginguené.

Appendice G.—Conversion de La Harpe.—Sa conduite pendant la Terreur.

Appendice H.—Liste des professeurs de l'Athénée.

Appendice I.—Professeurs du lycée des Arts en l'an II, l'an III et l'an
IV.

Appendice J.—De quelques Sociétés ou Cours qui ont porté le nom de
Lycée ou d'Athénée.

Appendice K.—Liste des professeurs de la Société des bonnes lettres.

INDEX DES NOMS PROPRES.

PRÉFACE

De nos jours, les progrès de l'instruction publique sont subordonnés à deux conditions: l'initiative de l'État, l'abnégation des maîtres.

Dans une société démocratique où le temps n'a pas encore, quoi qu'on dise, fondé les moeurs de la liberté, rien de grand et de durable ne peut se faire que par l'État. Il ne s'ensuit pas qu'il doive interdire ou entraver les entreprises indépendantes ou même rivales. Loin de là: supprimer la rivalité, c'est-à-dire l'émulation, serait préparer sa propre décadence; il doit au contraire stimuler l'activité des individus et de ce qui reste de corps constitués, mais sans s'abuser sur les ressources que cette activité peut offrir. Il faut qu'il sache qu'il détient aujourd'hui une telle part de la force publique que seul il peut être libéral dans tous les sens du mot. Convaincu de son inquiétante responsabilité, il faut qu'il se défende énergiquement de l'esprit d'indifférence, de coterie et de parti, parce qu'on ne sait qui réparerait ses fautes et parce qu'il est probable qu'au contraire ses amis et ses ennemis renchériraient sur ses erreurs.

D'autre part l'abnégation chez les professeurs devient plus difficile parce qu'ils sont plus en vue qu'autrefois. Il suffit d'interroger le roman et le théâtre contemporains pour apprendre qu'ils font dans le monde une tout autre figure que jadis. L'abnégation (et ce mot signifie non pas l'application au travail, mais, ce qui est fort différent, l'oubli de soi) n'en demeure pas moins pour eux la plus nécessaire des qualités, puisqu'ils doivent se proportionner à la jeunesse, c'est-à-dire se dépouiller jusqu'à un certain point de la supériorité du talent, des connaissances et de l'âge. Qu'ils s'adressent d'ailleurs à un public juvénile ou à un public mûr, il leur faut accroître sans cesse la somme de leur science, faire participer leurs auditeurs à ce progrès, et cependant se régler toujours moins sur l'étendue de leur propre capacité que sur celle de l'auditoire. Ils doivent cultiver leur talent et toutefois ne pas s'y complaire; ils ne l'ont pas reçu pour en faire simplement jouir le public, mais pour l'en faire profiter.

Ces deux pensées forment l'unité du volume qu'on va lire: les deux premières des études qui le composent se rapportent à l'une, les deux suivantes à l'autre. Peut-être en effet voudra-t-on bien y reconnaître autre chose que de simples monographies, quoique le détail y ait été traité avec le soin qu'on apporte d'ordinaire aux ouvrages de ce genre. On verra d'un côté un État créant dans un autre État, c'est-à-dire au milieu de difficultés toutes particulières, une oeuvre qui, après plus de quatre-vingts ans, est aussi florissante qu'au premier jour, et l'on remarquera que les divers essais tentés à ce propos en Italie sous la domination française ont précisément réussi dans la proportion où le gouvernement en avait assumé la responsabilité. D'autre part on verra en France des établissements entourés dès leur naissance de la faveur publique, longtemps soutenus par le talent ou même par le génie de leurs professeurs, par l'assiduité de leurs abonnés, par le désintéressement de leurs fondateurs, décliner après avoir rendu d'importants services, et disparaître, sans même laisser l'espérance que d'autres puissent durer aussi longtemps.

Cette première et cette deuxième étude se confirment en ce que l'une fait la contre-partie de l'autre; la troisième et la quatrième se confirment plus directement. Le cours d'un professeur brillant et même à certains égards fort soucieux de ses devoirs, puis des éditions scolaires qui font honneur non seulement à leurs auteurs mais à l'Université nous montreront les divers inconvénients qui peuvent naître de la complaisance pourtant pardonnable d'un professeur pour la dextérité de sa parole ou pour l'étendue de son érudition.

C'est parce que toutes les parties de ce livre se relient à des questions générales qu'en reprenant ici l'histoire des Athénées j'en ai changé le titre. En comparant le morceau intitulé L'enseignement supérieur libre en France avec l'article publié en 1889, dans la Revue internationale de l'enseignement, on trouverait que la nouvelle étude ne diffère pas seulement de ma première esquisse par une étendue à peu près double et par quelques erreurs de moins; car la notice de 1889 visait seulement à faire connaître et apprécier quelques établissements érigés à la fin du dix-huitième siècle: l'étude nouvelle, outre qu'elle embrasse aussi la curieuse Société des Bonnes Lettres, fondée par les royalistes de la Restauration pour faire échec à l'Athénée, vise à déterminer par un historique approfondi la mesure dans laquelle chez nous l'enseignement supérieur libre peut servir la cause de la science. La chute de l'Athénée, après une glorieuse carrière, n'est plus expliquée seulement par des circonstances passagères, mais par des raisons qui tiennent à la transformation des moeurs et qui autorisent des conjectures sur l'avenir.

Pour l'étude par laquelle s'ouvre ce livre, ce n'est pas seulement par la pédagogie qu'elle se rapporte à l'histoire générale. On a pu entrevoir, par une des lignes qui précèdent, qu'elle se rattache aussi à la vaste et belle question sur laquelle j'ai déjà essayé d'appeler, par un autre ouvrage, l'attention des historiens: l'heureuse influence exercée par la France sur l'Italie entre 1796 et 1814. Le moment serait venu d'en présenter le tableau. Les Italiens ont beaucoup écrit sur cette période de leur histoire, à laquelle ils accordent avec raison une importance capitale; il ne suffirait certainement pas de lire les nombreux articles ou volumes qu'ils y ont consacrés; mais le Français qui entreprendrait de l'exposer se sentirait guidé dès ses premiers pas, et la satisfaction qu'il ressentirait tantôt à entendre proclamer les services alors rendus par la France, tantôt à lui découvrir de nouveaux titres à la reconnaissance, le payerait amplement de sa peine. Il n'aurait pas à craindre de paraître réclamer pour elle une orgueilleuse supériorité. Toutes les nations sont à tour de rôle redevables les unes aux autres. En rendant compte de mon dernier livre dans la Cultura, M. Zannoni disait fort justement que l'Italie avait tant fait pour la France qu'elle entendait volontiers un Français rappeler ce que la France avait fait pour elle. Certes nous honorons la mémoire de Vercingétorix et nous sommes avec lui de coeur dans sa résistance à Jules César, mais nous savons gré aux Romains d'avoir aboli chez nous les sacrifices des druides, et d'avoir mis la Gaule au rang des pays civilisés; nous nous rappelons avec plus de plaisir les victoires de Fornoue, d'Agnadel et de Marignan que la défaite de Pavie, mais nous remercions l'Italie de la Renaissance de nous avoir donné le goût des arts. Le matin de la journée de Coutras, le Béarnais rappelait à ses cousins qu'ils étaient Bourbons comme lui et promettait de se montrer leur aîné; à quoi ses cousins répondaient par la promesse de se montrer ses dignes cadets: la France et l'Italie ont joué tour à tour l'une vis-à-vis de l'autre le rôle d'un aîné qui forme ses cadets et se réjouit de se voir égaler par eux. Il faut donc espérer que l'exemple donné depuis longtemps par M. Rambaud, lorsqu'il décrivit l'action bienfaisante de la France dans la vallée du Rhin au temps de la Révolution et de l'Empire, sera enfin suivi. Au reste, on n'en est déjà plus à le souhaiter; car on dit qu'une thèse de doctorat portera bientôt sur l'administration impériale en Dalmatie, qu'on en projette une autre sur l'administration impériale en Italie, qu'on travaille en ce moment à l'histoire de la Belgique sous le gouvernement français. Je souhaite d'autant plus volontiers le succès de ces trois projets que deux de ceux qui les ont formés me rappellent d'anciens et agréables souvenirs.

L'histoire des collèges fondés par les Français en Italie a été surtout écrite à l'aide du journal officiel du premier royaume d'Italie et des Archives de Milan que M. Cesare Cantù m'a encore une fois gracieusement ouvertes; mais j'ai reçu d'importantes communications de M. Malagola, directeur des Archives de Bologne, que M. le sénateur Capellini avait eu l'obligeance d'intéresser à mes recherches, de M. Benedetto Croce, l'aimable érudit napolitain, de M. Flamini, jeune et déjà savant professeur de Turin. MM. Luigi Ferri et Alessandro d'Ancona, M. le baron Manno, MM. Novati, Bernardo Morsolin, Giuseppe Biadego, Ach. Neri m'ont également prêté leur aide, ainsi que MM. Debidour, Mérimée, Bayet et Astor, qui ont mis leurs amis à ma disposition.

Quelques-unes des additions faites à l'histoire de l'Athénée sont dues à d'utiles avis que MM. Aulard et Chuquet m'ont donnés en rendant compte de mon premier travail sur cet établissement.

D'autres personnes m'ont fourni ou procuré quelques documents; on verra leurs noms au cours de ce travail. J'offre ma gratitude à tous les érudits dont l'amitié ou la courtoisie a facilité mes investigations.

NAPOLEON Ier ET SES LYCÉES DE JEUNES FILLES EN ITALIE

CHAPITRE PREMIER.

Goût de la société française sous Napoléon Ier pour la langue italienne, que de sots propos et des mesures oppressives semblaient menacer.—Représentation de nos pièces de théâtre, et enseignement de notre langue en Italie.—Napoléon Ier réorganise en Italie l'instruction publique.

«Les Italiens avaient absolument abandonné et méprisé leur langue: arrivent les Français, et, avec leur outrecuidance naturelle, ils veulent interdire à la meilleure partie de l'Italie l'usage de l'idiome national. Une indignation générale s'élève dans toute l'Italie; on n'épargne ni peine ni étude pour recouvrer le patrimoine délaissé, dont un tyran insolent et insensé voulait nous ravir les derniers restes.» Ainsi s'exprime Pietro Giordani dans une de ses lettres. Au premier abord, on qualifierait volontiers d'absurde l'imputation que l'ancien panégyriste de Napoléon Ier lance ici contre le gouvernement impérial: tout au plus l'excuserait-on par la fureur où le jetaient ceux qui voulaient intedescare l'Italie, qui décachetaient les lettres des patriotes et auxquels il adresse, quelques lignes plus bas, le défi d'une courageuse exaspération.

Toutefois, la colère de Giordani ne manque pas d'une apparence de fondement. Usant de ce qu'on appelle le droit de la conquête, Napoléon avait un instant imposé à toutes les parties de la péninsule qu'il annexait à son empire, l'emploi du français dans les affaires judiciaires et dans les actes notariés; et plus d'un Italien avait vu dans cette mesure, non pas simplement la pratique constamment suivie pour assurer la prédominance des vainqueurs, mais une tentative pour évincer progressivement leur langue au profit du français.

Cette crainte était-elle purement chimérique? Assurément, ni Napoléon, ni les Français en général n'avaient conçu l'extravagant projet de faire désapprendre la langue de Dante et de Pétrarque. L'inquiétude fort respectable dont nous parlons s'explique surtout par une ombrageuse délicatesse qui annonçait le réveil du patriotisme. Les promesses de Napoléon, la fondation de républiques censées autonomes, d'un royaume où les Lombards, les Vénitiens, les Romagnols cessaient d'être des étrangers les uns pour les autres, donnaient aux Italiens, dans l'assujettissement même, un avant-goût de l'indépendance; et, comme c'était surtout leur littérature, dont ils étaient fiers, comme c'est là surtout, dans le patrimoine d'un peuple, le bien que ses vainqueurs lui interdisent le moins de réclamer, il revendiquait parfois cette gloire avec plus d'âpreté que d'à-propos. Par exemple, un certain Romaniaco s'était imaginé que l'Histoire critique de la République romaine, de Lévesque, dirigée contre l'esprit républicain, visait à mortifier l'Italie[1]. Cependant il n'est pas impossible que l'espérance de voir notre langue supplanter celle de nos voisins, ait été caressée par quelques Français. Nos victoires avaient alors tourné bien des têtes, et la France était non moins infatuée de son génie que de ses conquêtes: elle comptait un grand siècle de plus que cent ans auparavant; elle tenait plus que jamais à sa tradition littéraire, parce que Voltaire avait fortifié en elle le respect de Boileau; à l'école de Condillac, elle avait même appris à renchérir sur l'Art Poétique: les qualités que Boileau avait déclarées nécessaires, elle les croyait suffisantes; la clarté, l'élégance, la finesse lui paraissaient à la fois l'idéal du style et le cachet de sa propre langue; elle applaudissait à des tragédies, à des épopées que Boileau eût taxées de prosaïques: quelques beaux esprits ont pu prendre alors au pied de la lettre le mot sur le clinquant du Tasse, sur les faux brillants de l'Italie, et, tandis que jusque-là les lecteurs de Boileau, de Voltaire, de Jean-Jacques étaient demeurés sensibles au charme de la poésie italienne, ils purent croire qu'en donnant à nos voisins notre idiome, après lui avoir donné notre Code, nous lui imposerions un second bienfait. N'avait-on pas entendu cette étonnante réflexion de Mercier dans un rapport aux Cinq-Cents? «Je croyais qu'il n'existait plus d'autre langue en Europe que celle des républicains français!» L'hyperbole déclamatoire, la boutade impertinente se mêlent vite en France aux naïves suggestions de la vanité, et ceux d'entre nous qui n'y donnent pas ne les découragent point assez résolument; il nous semble qu'un propos en l'air ne tire pas à conséquence, et, quoique persuadés que l'Europe a les yeux fixés sur nous, nous oublions qu'elle nous écoute. De sots propos sont pourtant toujours relevés. En 1811, Angeloni, ancien membre du gouvernement de la république romaine, qui depuis, impliqué dans un complot contre Bonaparte, avait subi dix mois de captivité, racontait que deux ou trois ans auparavant on soutenait qu'il fallait supprimer la langue italienne[2], qu'il avait plusieurs fois soutenu de longues discussions à ce sujet, contre des Français qui ne savaient d'autre langue que la leur, et auxquels il avait représenté la difficulté de l'entreprise. De son côté, Foscolo s'écriait dans son Hypercalypsis: «Un Gaulois s'engraissera des fruits de la terre féconde entre toutes et criera: Oubliez la langue de vos pères, qui n'est que vanité! Parlez la nôtre, qui renferme les paroles de la sagesse et qui résonne admirablement sur le théâtre.»

Du reste, quelques étrangers, et notamment des Italiens même, avaient, soit pour faire leur cour à la France, soit parce qu'ils subissaient son prestige, autorisé par leurs doctrines les prétentions de notre vanité. Ainsi, le savant abbé piémontais Denina, tout en maintenant que l'italien était plus riche, mieux fait pour la poésie que le français, avait affirmé publiquement que notre littérature comprenait plus de livres utiles ou agréables, que le dialecte des Piémontais s'en approchait plus que de l'italien, et que si l'obligation d'employer le français dans les actes devait les gêner d'abord, ils s'en trouveraient bien par la suite; aussi indiquait-il les moyens de leur inculquer notre idiome: il faudrait, disait-il, reprendre l'usage d'enseigner le catéchisme en piémontais, puis faire prêcher en français; de plus, on ferait jouer des pièces dans le patois local, en attendant qu'on eût des troupes d'acteurs français[3]. Or, quoique Denina louât beaucoup le prince Eugène et Napoléon, et qu'il eût accepté la charge de bibliothécaire de l'empereur, il ne faudrait pas voir en lui un traître à son pays: M. de Mazade nous apprend que, longtemps après, le patriote Montanelli aimait à répéter que l'Italie finissait au Tessin, et Victor Amédée II considérait le Piémont comme n'étant ni français, ni italien[4]. Lorsqu'Alfieri commença à écrire pour le théâtre, il était obligé de rédiger ses plans en français, et pour acquérir une pratique facile de l'italien, il dut recommencer ses voyages en Italie.

D'autres, comme s'ils avaient pressenti que la France allait fournir pendant cinquante années le livret original des plus beaux opéras, donnaient une nouvelle tournure à la vieille querelle des glückistes et des piccinistes: le Suisse Escherny, dans un Fragment sur la Musique, déclarait notre langue très mélodieuse[5]; le Sicilien Ant. Scoppa soutenait que l'accent en français était plus énergique qu'en italien, que notre idiome fournissait plus aisément des vers iambiques et anapestiques, les plus heureux de tous, qu'en général les Français sont naturellement poètes, que chez nous les gens du peuple retiennent facilement les airs, et les personnes bien élevées sont bonnes musiciennes, ce qui, d'après lui, se rencontre rarement en Italie; si la France n'avait pas encore produit beaucoup de bonne musique, c'était, à l'entendre, parce qu'elle n'avait pas assez confiance en elle-même, que les librettistes n'appropriaient pas assez les vers aux exigences du chant, qu'on mettait trop souvent les paroles sur de vieux airs choisis au hasard, qu'on goûtait trop les accompagnements bruyants, enfin que le pouvoir n'encourageait pas assez l'étude du chant[6]. Dès 1803, c'est-à-dire l'année même du livre de l'abbé Denina, Scoppa avait sous un autre titre donné une ébauche de cette théorie: le français Dépéret ne croyait donc scandaliser personne en lisant dans cette même année, à l'Académie de Turin, un Mémoire où il disait: «La langue française est peut être de toutes les langues vivantes et analogues la plus éloquente, la plus énergique et la plus propre à la déclamation, parce que l'accent syllabique y est entièrement subordonné à l'accent oratoire et qu'elle est sans prosodie… J'ai entendu en Italie déclamer de très beaux vers et prononcer des discours oratoires par des hommes habiles et j'ai le plus souvent senti que l'accent syllabique de cette langue, en rendant trop sensible le son partiel de chaque mot, suspendait l'élan de la voix, l'entrecoupait, et nuisait entièrement à ce son fondamental qui, produit par le sentiment, doit retentir et s'étendre depuis la première jusqu'à la dernière syllabe d'une phrase ou d'une période.»

Mais ces prétentions, encouragées par les uns, impatientaient les autres. Nous avons mentionné, dans notre livre sur Mme de Staël et l'Italie, la fermeté avec laquelle certains Italiens rappelèrent alors les droits de leur littérature au respect des nations; d'autres allèrent encore plus loin. Angeloni, dans un ouvrage précité, répliquait en ces termes à Escherny qui avançait que les langues modernes ne sont pas lyriques: «Fort bien! mais à condition que vous l'entendiez seulement des langues qui, comme le français, écorchent les oreilles;» il le raillait de s'en prendre aux chanteurs de notre Opéra de ce qu'ils criaient, et l'engageait à s'en prendre plutôt à la langue sourde qui les y forçait; à l'auteur d'un article sur les occupations de la classe des Beaux-Arts à l'Institut de France, il répondait que, pour rendre notre langue musicale, il faudrait en refondre tous les sons, et que tous les Instituts du monde n'y suffiraient pas: il accordait à sa colère le soulagement de défigurer les noms français, écrivant à l'italienne Boalò pour Boileau, afin, disait-il, d'en rendre la prononciation possible aux Italiens, qui ne peuvent presque pas s'imaginer qu'il y a au monde une orthographe aussi étrange où tantôt quatre ou six consonnes d'un même mot sont réputées superflues, tantôt trois voyelles sont employées pour exprimer un même son. Corniani, dans ses Secoli della letteratura italiana (1796), retournant contre les Français le mot de Boileau, avait dit qu'il voulait montrer à ses compatriotes l'or qu'ils possèdent, pour qu'ils ne se laissassent plus éblouir par le clinquant étranger. Dans un langage plus mesuré, De Velo, professeur à l'université de Pavie, publiait en 1810 des leçons qu'il y avait faites deux ans auparavant sur l'éloquence, où, non content d'affirmer que sa nation avait inspiré tous les chefs-d'oeuvre des lettres et des arts, il imputait à l'étranger, particulièrement à la France, tous les défauts qui s'étaient ensuite glissés dans les productions de sa patrie. Le journal dirigé par Monti, le Poligrafo, dira bientôt avec une précision encore plus hardie que Marini et Achillini avaient mendié presque tous leurs défauts en France[7]. Amanzio Cattaneo, professeur de belles lettres au Lycée du Mincio, lut à l'Académie de Mantoue, le 1er juillet 1807, un discours où il qualifiait la langue et la littérature d'outre-mont d'ordure malpropre, lordante sozzura.

Mais les patriotes italiens, quand ils voulaient être justes, convenaient qu'ils n'étaient pas seuls à réclamer contre l'impertinence de quelques individus et les mesures gênantes du gouvernement: tout en relevant les appréciations fâcheuses de Boileau et de Bouhours, Angeloni rendait hommage à Régnier-Desmarais, à Ménage, pour le zèle avec lequel ils s'étaient essayés dans la langue poétique de son pays; il louait du premier sa traduction en italien d'Anacréon, des huit premiers livres de l'Iliade, du deuxième ses Origini italiane, ses Annotazioni sopra l'Aminta del Tasso; il citait cette généreuse déclaration de Malte-Brun: «Les classiques italiens ont fondé la littérature moderne et en sont encore les chefs et les princes, quoi qu'en ait pu dire l'impuissante envie des autres nations.» Il citait ces paroles plus belles encore de Ginguené: «La langue italienne n'est plus pour nous un objet de pure curiosité. À mesure que l'Italie devient plus française, il devient pour les Français d'une nécessité plus urgente d'entendre la langue de ce beau pays qui la conservera sans doute. Ce serait un triste fruit de notre influence sur ses destinées, si elle s'étendait jusqu'à effacer peu à peu, du nombre des langues modernes, celle qui en est reconnue la plus belle, la plus riche, la plus féconde en chefs-d'oeuvre de tous les genres; c'en sera un très heureux, au contraire, si nous nous trouvons engagés et comme forcés à étudier enfin, avec l'attention dont elle est digne, cette belle langue et les grands écrivains qu'elle a produits[8].» Honneur à Ginguené pour avoir ainsi défendu la gloire d'un peuple non encore affranchi! Trop souvent homme de parti dans les questions de politique intérieure et de religion, sec et hautain dans les relations privées, il a, en écrivant ces lignes, pratiqué celle de toutes les vertus qui est la plus populaire en France, le respect du faible. Bien plus, il admettait, ce qui est encore plus rare, que les Italiens se permissent de revendiquer eux-mêmes la considération qui leur appartenait; car il louait un discours prononcé par Foscolo à l'université de Pavie, pour la force des pensées et surtout pour le patriotisme, la véhémence entraînante qui, loin de blesser en nous l'orgueil national, nous fait pour ainsi dire adopter le sien[9].

C'est une joie pour nous de le constater: de même qu'il s'est trouvé des Français pour réprouver la spoliation des musées italiens, il s'en trouva pour repousser la velléité, le rêve aussi coupable que ridicule de faire tomber une langue en désuétude. On peut le dire hardiment: la grande pluralité des esprits cultivés de France s'intéressait à la littérature italienne; le même Mercure qui avait publié le voeu de Ginguené traduisit, les 14 et 28 septembre 1811, une page de l'Ape subalpina contre les Italiens qui écrivaient en style francisé, et des articles de circonstance n'épuisaient point ces bonnes dispositions. La France était alors le pays où l'on étudiait avec le plus d'amour et d'intelligence la littérature italienne. Nous ne rappellerons pas tous les critiques qui s'en occupèrent avec goût et savoir dans des feuilles spéciales. Nous citerons seulement Amaury Duval pour ses comptes rendus dans la Décade et dans le Mercure étranger; Marie-Joseph Chénier, qui, à la suite de son conte, Le maître italien, prouve l'étendue de ses connaissances par un aperçu des richesses de la langue italienne; Dacier, qui, dans, son Tableau historique de l'érudition française, n'omet aucun des savants travaux publiés de son temps au sud des Alpes. Nous rappellerons surtout que Ginguené commençait alors la tradition brillamment continuée après lui par Fauriel, Ozanam et M. Gebhart: esprit moins ouvert, moins pénétrant que ses successeurs, il a mérité pourtant que Sismondi et Giordani le dédommageassent des appréciations dédaigneuses émises par Féletz, par Mme de Genlis et par Chateaubriand, sur son Histoire littéraire de l'Italie.

À la vérité, Ginguené se plaint que le public français montre peu d'empressement pour la littérature italienne; mais l'accueil fait à Giulia Beccaria par la société d'Auteuil, l'influence affectueuse que Fauriel exerça sur le jeune Manzoni, les nombreuses éditions et traductions publiées à cette époque, prouvent qu'il se montre là bien exigeant. On n'achetait pas assez, paraît-il, des éditions récemment publiées en France du Tacite de Davanzati et des Lettres de Bentivoglio: cela se peut; mais entre 1741 et 1815, il a paru cinq ou six versions françaises du Roland Furieux, dont une a été réimprimée sept fois et une autre cinq durant cette période. Dans le même laps de temps, on a imprimé ou réimprimé huit fois chez nous des traductions du Décaméron, dix fois des traductions de la Jérusalem Délivrée[10]. La classe cultivée donnait alors, en France, une preuve encore plus incontestable de son estime pour la langue italienne par l'empressement qu'elle mettait à l'apprendre. Il est vrai que les événements de la péninsule avaient déjà commencé à offrir aux amateurs les séduisantes leçons de patriotes obligés, comme jadis les savants de Constantinople, de gagner leur pain dans l'exil, et que, en attendant qu'un Foscolo donnât des conférences à Londres, qu'un Daniel Manin, chez nous, acceptât des élèves, des hommes distingués, tels que Buttura et Biagioli à Paris, Urbano Lampredi et Filippo Pananti à Sorèze, distribuaient un enseignement très apprécié. La liste des souscripteurs à la Préparation à l'étude de la langue latine par Biagioli, sous la Restauration, prouve l'étendue de sa clientèle; il se glorifiait, sans doute, d'avoir eu pour seul et unique maître l'immortel Dumarsais, et Ginguené avait dit spirituellement de lui, en recommandant sa Grammaire italienne élémentaire et raisonnée: «Si je ne craignais de lui faire tort dans le monde, s'il ne fallait pas être très réservé dans des accusations de cette espèce, je le croirais entaché d'idéologie.» Mais ce disciple de nos idéologues n'en était pas moins un intraitable défenseur de Dante, et personne, à Paris, ne lui en voulait de ne pas capituler sur ce point. De moindres talents suffisaient encore à rappeler sur les bancs des dames élégantes et des hommes à barbe grise. Boldoni a enseigné vingt-cinq ans dans ce brillant Athénée dont nous raconterons l'histoire: à Lyon, un Niçois instruit, mais fort médiocre, nommé Rusca, fondait une Società d'emulazione italiana, dans laquelle il commentait les auteurs de son pays; Silvio Pellico se moque de lui et des Lyonnais, parce qu'il déclamait devant un auditoire qui ne l'entendait pas, et parce qu'il soutenait dans les journaux d'indécentes querelles avec un rival; mais comme ces auditeurs payaient, il est, ce me semble, tout au plus permis de sourire de leur naïve bonne volonté. Au surplus, dès 1785, l'Année littéraire disait que les dames françaises apprenaient l'italien avec autant de soin que leur propre langue, et que les hommes trouvaient beaucoup plus commode de l'apprendre que le latin qu'ont appris leurs pères. M. Aulard constate que Danton, qui, comme Robespierre, savait très bien l'anglais, parlait aussi italien[11].

Sur le sol italien également, en pays conquis, on peut dire d'une façon générale que les Français qui furent chargés à un titre quelconque de diriger l'esprit public, professèrent le plus sincère respect pour la gloire littéraire de l'Italie. On sait les égards de Championnet pour ses grands souvenirs; M. Ademollo a retracé ceux du général Miollis, pour l'illustration passée et présente du peuple qu'il gouvernait avec autant d'intégrité que de fermeté; Moreau de St-Méry, dans les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, témoigna des mêmes sentiments. Parmi les agents inférieurs, Charles Jean La Folie, tantôt journaliste, tantôt employé dans l'administration du vice-roi qu'il a plus tard racontée, publiait en 1810 des Tavole cronologiche degli uomini più illustri d'Italia dal tempo della Magna Grecia fino ai giorni nostri; Aimé Guillon, précepteur des pages du prince Eugène, un des principaux rédacteurs du journal officiel, a pu ne pas comprendre la beauté des fameux Sepolcri d'Ugo Foscolo, et s'attirer par là quelques ennuis, mais l'esprit de ses articles prouve qu'il ne l'a pas niée de parti pris: il préférait le style facile de Monti au style travaillé de son rival; rien de plus: il loue en effet de très bon coeur, non seulement des poésies en l'honneur de Napoléon, mais des traités techniques, des tableaux, Canova et les Secoli de Corniani. Il défend Alfieri contre Pietro Schedoni, qui accusait ses tragédies d'offenser la morale et de troubler l'ordre public par des maximes républicaines; il réfute avec modération les attaques du poète d'Asti contre Racine, et avertit que la tragédie et la comédie françaises ont des obligations à l'Italie. Se faisant Italien de coeur, il proteste que les étrangers, et notamment les Français, ne sont pas seuls à avoir produit de bons romans, ce qu'il prouve par les poèmes chevaleresques et les nouvelles de l'Italie; il fait observer que le Paolo e Daria de Gasparo Visconti est bien antérieur à Paul et Virginie, et loue les Italiens de préférer les vers à la prose pour les romans. Ailleurs, il félicite Hager, qu'il appelle son compatriote, parce qu'ils sont tous deux sujets du royaume d'Italie, de soutenir contre le Français (lisez le Sarde au service de la France) Azuni, que la boussole n'est pas d'invention française; il voudrait seulement que l'invention en fût rapportée, non aux Chinois, mais aux Italiens[12].

Le zèle de Guillon pour sa patrie adoptive ne lui a pas coûté seulement des phrases de compliment, il lui a coûté aussi des études assez sérieuses. Foscolo, Monti même, quand la Spada di Federigo eut essuyé quelques critiques dans le Giornale italiano, ont pu prétendre qu'il n'entendait ni la langue ni la littérature de leur pays: ils auraient été mal fondés à lui refuser le mérite d'une lecture considérable. Il faut en accorder autant à Hesmivy d'Auribeau, ecclésiastique français, qui avait passé en Italie le temps de la Révolution, et que Napoléon nomma professeur de littérature française à l'université de Pise; dans le fatras ampoulé de son discours d'ouverture de 1812, on démêle un réel travail; car, s'il est aisé d'appeler Pétrarque un génie sans égal, il l'était moins pour un Français de rassembler les éloges que les écrivains du moyen âge ont donné à Pise, d'énumérer les grands hommes qu'elle a produits. Tout médiocre qu'il est, ce discours respire une sincérité touchante; l'auteur ne cache pas que le gouvernement le charge de travailler à ce que les Italiens et les Français soient tellement confondus entre eux qu'ils ne forment plus qu'une même famille, la plus polie et la plus éclairée de l'univers; mais, quand il parle de la France, il est aussi loin du ton de supériorité que de la fausse modestie: «Renonçons,» dit-il, «de part et d'autre avec une égale franchise aux anciens préjugés, aux préventions nationales… On peut être fort bon Français, disait La Harpe, sans regarder exclusivement sa langue comme la première du monde… Au lieu donc de nous déprécier ou flatter à l'excès, unissons sincèrement nos efforts pour augmenter nos mutuelles richesses!» Chargé d'enseigner le français aux jeunes Pisans, il veut si peu leur faire oublier l'italien qu'il leur dit: «Défendez-vous sévèrement d'emprunter de la langue française, toute belle qu'elle est, aucune de ces locutions que les véritables gens de lettres en France gémiraient sans aucun doute de voir se mêler à vos discours!»

Mais, dès lors, une réflexion s'impose: si Angeloni, qui écrivait à Paris, déjà suspect par ses antécédents, sous l'oeil de Napoléon; si Monti, Foscolo, Cattaneo, professeurs à la nomination du prince Eugène, ont pu s'exprimer avec liberté sur la même matière; si Auribeau et Guillon, tous deux fonctionnaires français, marquent tant de ménagements, il faut croire que le gouvernement ne nourrissait pas de trop noirs desseins contre l'indépendance littéraire de l'Italie. Pour le Giornale italiano surtout, le cas est curieux: dans cette feuille officielle, des rédacteurs qui ne signent que par des initiales, mais qu'évidemment l'autorité connaissait, se prononcent très franchement. Le 7 mai 1809, par exemple, le journal accueille une très vive réfutation d'un article où il avait jugé sévèrement une traduction italienne des Jardins, de Delille; l'Aiace, de Foscolo, où l'on dit en Italie que la police impériale vit des allusions hostiles, est jugé bien ou mal dans le numéro du 15 décembre 1811, mais sans ombre d'insinuation. Si, dans les numéros des 24 et 26 février 1809, l'autobiographie d'Alfieri est qualifiée d'oeuvre orgueilleuse, qu'il eût mieux valu ne pas publier, un autre rédacteur, le 18 août de la même année, décerne l'immortalité au poète d'Asti. Rien, en un mot, à l'adresse des écrivains d'Italie qui ressemble à la malveillance systématique que l'empereur passait pour encourager, en France, à l'égard de nos écrivains indépendants. La presse était surveillée tout aussi rigoureusement en Italie que chez nous; mais le langage du Giornale italiano montre que l'autorité française n'avait pas, sur le point qui nous occupe, les intentions suspectées assez tard par Giordani.

Elle le prouva au surplus en révoquant, le 9 avril 1809, pour la Toscane, le 10 août de la même année pour les États de l'Église, l'obligation d'employer notre langue dans les actes notariés et devant les tribunaux; seuls, le Piémont, la Ligurie et le Parmesan y demeurèrent soumis. Quant au royaume d'Italie et au royaume de Naples, ils y avaient naturellement échappé. Ajoutons que le gouvernement, aussi bien dans les provinces réunies à l'Empire que dans celles que Beauharnais administrait sous l'étroite tutelle de Napoléon, a protégé de toutes ses forces la littérature italienne. Je n'entends pas seulement par là les pensions, les titres donnés à Monti, à Cesarotti, à une foule d'écrivains ou de savants; on pourrait n'y voir que le dessein de payer des dithyrambes ou de s'assurer des hommes qui influaient sur l'opinion publique; mais la fondation d'une Académie modelée sur l'Institut de France, la réorganisation de la Crusca, restaurée spécialement en vue de conserver l'intégrité de l'idiome national, les prix donnés aux auteurs des ouvrages les plus purement écrits, les instructions ministérielles, comme celle de Scopoli, directeur général de l'instruction publique sous Beauharnais, qui, en instituant des concours d'opéra, requérait expressément la purità dello stile e della lingua fournissent des arguments péremptoires. Un petit détail montrera l'esprit dans lequel le gouvernement français entendait les rapports avec les lettrés d'Italie: le célèbre imprimeur Bodoni avait été traité d'une manière si flatteuse par Beauharnais et par Murat, qui, tour à tour, avaient essayé de lui faire quitter Parme, l'un pour Milan, l'autre pour Naples, qu'il avait commencé, pour leur marquer sa reconnaissance, une édition in-folio des classiques français; or, en 1813, un voyageur français, se persuadant que Bodoni ne méritait pas sa réputation, écrivit contre lui; c'était assurément une attaque injuste; mais il était parti jadis de l'imprimerie de Bodoni une imputation calomnieuse contre les Didot, et ceux-ci n'avaient eu pour dédommagement qu'un article de Ginguené; Bodoni ne s'en plaignit pas moins à M. de Pommereul, directeur général de l'imprimerie et de la librairie en France, et M. de Pommereul fit saisir la brochure, puis écrivit à l'imprimeur italien une lettre de consolation[13].

Napoléon a beaucoup moins songé à faire oublier aux Italiens leur langue qu'à étendre chez eux la connaissance de la nôtre, intention beaucoup moins tyrannique, on en conviendra. C'est peut-être dans ce dessein qu'il établit, en 1806, une troupe permanente de comédiens français à Milan, en quoi il ne commençait pas à exécuter le plan d'éviction proposé par Denina, puisqu'il établit bientôt après, dans la même ville, une troupe permanente d'acteurs italiens[14]. Mais l'entreprise offrait bien des difficultés: une troupe lyrique étrangère peut donner des représentations très suivies, parce que l'auditoire, sans comprendre les paroles, peut se plaire à la musique; il n'en est pas de même pour une troupe purement dramatique. Le désir d'amuser la garnison française entrava encore davantage le succès: il aurait fallu jouer surtout les chefs-d'oeuvre de notre répertoire: d'abord parce que la bonne compagnie serait volontiers venue les voir, les rédacteurs italiens du Poligrafo de Monti étant d'accord avec les rédacteurs, en partie français, du Giornale italiano, pour les louer; ensuite parce que, connaissant par avance ces pièces pour les avoir lues, elle en aurait plus facilement suivi la représentation. Au contraire, pour amuser nos militaires, on se jeta dans la nouveauté, et point toujours dans la plus délicate; on donna surtout les farces des petits théâtres de Paris, des Variétés, du Vaudeville, ou quelquefois, en représentant le répertoire de la Comédie française, on l'assaisonna de mots et de gestes licencieux. Le genre de comique qui plaisait à nos braves obtenait encore bien plus la préférence de certaines donnicciuole, de certaines ragazzine, dont la présence n'était évidemment pas sans rapport avec la leur; ces demoiselles, fort paisibles quand on donnait des pièces lubriques ou lestes, s'ennuyaient au Misanthrope et troublaient la représentation comme une bande de moineaux babillards. Les acteurs achevèrent d'éloigner le public indigène en ne prenant pas la peine de ralentir leur débit, en ne donnant pas assez de pièces à spectacle, en ne se conformant pas, pour le prix des places, aux habitudes du pays. Enfin, on ne les avait pas recrutés parmi les meilleurs de la capitale: Mlle Raucourt, qui dirigea d'ordinaire le théâtre français de Milan, n'était plus dans l'éclat de la jeunesse et de la faveur publique quand on lui confia cette fonction; sauf Mme Vanhove, ou, si l'on aime mieux, Mme Talma, qui ne parut qu'un instant, sauf Mme Grasseau et ses filles, elle n'eut guère que des collaborateurs d'un talent médiocre ou inégal. Aussi, excepté les jours où le vice-roi se montrait dans sa loge, la salle était-elle fort peu garnie de spectateurs. Vers la fin de l'Empire, la troupe espaça beaucoup ses représentations, et, quand elle les cessa, au retour des Autrichiens, il ne paraît pas qu'on l'ait fort regrettée[15].

Un moyen plus sûr de faire naître, ou plutôt d'entretenir le goût de notre littérature, consistait à enseigner notre langue. Le gouvernement y travailla tantôt en subordonnant certaines faveurs à la connaissance du français, tantôt en l'enseignant. D'un côté, un décret de Beauharnais, du 15 novembre 1808, décida que les candidats aux chaires de toutes les Facultés seraient, entre autres matières, examinés sur le français, et Fontanes, dans une lettre du 22 février 1811 au recteur de Pise, l'informe que les écoles consacrées dans le ressort de cette Académie à l'enseignement du français obtiendraient pour leurs chefs la dispense du diplôme décennal et pour leurs élèves celle de la rétribution due à l'Université[16]. D'autre part, on institua des cours de français dans les Lycées et dans les Facultés. Sans doute, ces mesures inspiraient quelques inquiétudes à certains Italiens; mais les esprits avisés ne s'arrêtaient pas à leurs soupçons, plus respectables que fondés: «Quelques personnes, «disait Scopoli dans un rapport au ministre,» murmurent de voir introduire l'étude du français jusque dans nos gymnases, craignant qu'une langue étrangère n'en bannisse la nôtre ou n'en corrompe la pureté. Mais un penseur a par avance réfuté cette erreur en faisant remarquer que, s'il était possible d'apprendre toutes les langues vivantes de l'Europe, les progrès de nos connaissances seraient plus grands et plus nombreux. Si la richesse du langage va de pair avec la civilisation et si, à proprement parler, il n'y a pas de synonymes, la nation où l'on apprendrait le plus de langues étrangères serait plus riche d'idées et, par suite, plus forte de pensée.» Ce n'est pas le lieu de chercher s'il n'y a pas quelque excès dans la réflexion que Scopoli emprunte ici à Condillac; mais le fait même que la réflexion est d'un Français marque bien que l'enseignement de notre langue en Italie n'était pas uniquement inspiré par une pensée d'intérêt; d'ailleurs, la pièce où Scopoli l'insère, porte avec elle la preuve manifeste que le gouvernement n'entendait pas condamner l'Italie à ne voir que par les yeux de la France: c'est, en effet, un rapport daté du 1er avril 1813 sur la mission que le prince Eugène lui avait confiée d'étudier les établissements d'instruction publique en Allemagne[17].

Ce n'est pas tout: de même qu'en France le grand-maître de l'Université ne se hâtait pas de remplir les cadres, préférant une chaire vide à une chaire mal occupée, de même on procéda en Italie avec une lenteur consciencieuse. De plus, on aurait pu réserver ces chaires à des Français, tant pour faire vivre quelques nationaux aux frais des sujets de Beauharnais que pour s'assurer des agents de propagande; car nul ne dira que la France n'aurait pu fournir quinze à seize maîtres sachant assez l'italien pour enseigner le français dans autant de Lycées. Au contraire, on décida que ces chaires, comme toutes les autres, seraient données au concours, sauf le cas où les publications antérieures d'un candidat autoriseraient à le dispenser de l'examen; et on attendit patiemment que des sujets convenables se présentassent. Ainsi, sous l'Empire, Pise n'a jamais eu de Lycée et le Lycée de Turin n'a jamais eu de professeur de français. Quant à la nationalité des maîtres qui enseignèrent notre langue dans les Lycées ou Facultés du prince Eugène (car dans les Facultés comme dans les Lycées c'était tout autant notre langue que notre littérature qu'on enseignait), on trouve à peu près deux Italiens pour un Français.

Malheureusement l'enseignement des langues vivantes est le plus difficile de tous à bien établir, peut-être parce qu'ici l'insuffisance des maîtres et des élèves se découvre plus aisément: on ne demande à l'homme qui enseigne une langue ancienne ni de la bien prononcer ni de connaître ces mille nuances, ces mille expressions familières qui font le désespoir des étrangers; on admet que bien des points de la civilisation antique lui échappent puisqu'ils demeurent mystérieux pour tout le monde; quand il a mis la moyenne de ses élèves en état d'expliquer à livre ouvert des passages faciles ou d'écrire avec une correction suffisante quelques pages de latin, on le tient quitte et avec raison puisqu'avec cette somme de capacité ils sont en mesure de profiter des aperçus qu'il leur ouvre sur le génie de l'antiquité. Le maître qui enseigne une langue vivante, à supposer même qu'on le dispense de contribuer autant que ses collègues à former l'esprit de l'élève, a bien plus à craindre de prêter au ridicule, et par l'imperfection presque inévitable et facile à constater des connaissances qu'on emporte de son cours, de se déconsidérer. Puis la France avait dû faire ici comme pour la troupe de comédiens de Milan: elle n'avait pas envoyé ses plus habiles sujets, et le gouvernement n'avait pas eu, autant qu'il le souhaitait, l'embarras du choix. Il faut d'ailleurs reconnaître que, sous l'Empire comme au reste dans les deux siècles précédents, le corps enseignant ne comptait pas en France beaucoup d'hommes distingués: combien peu de professeurs du dix-septième siècle et du dix-huitième dont le nom, je dis simplement le nom, soit arrivé jusqu'à nous! On n'en faisait pas moins de bonnes études parce que, dans un pays où les gens du monde savaient lire et causer, c'était surtout une bonne discipline morale et intellectuelle qu'il importait d'offrir dans les maisons d'éducation: la rectitude d'esprit, la gravité des maîtres suffisaient avec l'aide de la tradition. Mais en Italie, pour cet enseignement nouveau, la tradition manquait. Ces diverses raisons expliquent pourquoi les cours de français n'eurent pas absolument partout le succès désiré. Le Giornale Italiano dans deux articles, l'un du 8 mai 1809, l'autre du 18 avril 1811, faisait remarquer qu'on n'y employait pas toujours de bonnes grammaires, de bonnes méthodes, et que par suite le résultat ne répondait pas invariablement à la peine prise. Il est évident néanmoins que les efforts tentés simultanément dans les plus grandes villes de l'Italie pour répandre notre idiome n'ont pas été perdus.

Aussi bien toutes les branches de l'instruction publique furent alors notablement perfectionnées. Certes l'Italie comptait, à la fin du dix-huitième siècle, des écoles florissantes où des hommes supérieurs avaient formé de brillants élèves: une génération qui comprenait Monti, Foscolo, Volta, Canova, n'avait assurément pas grandi dans l'ignorance. Mais les lumières étaient presque toutes concentrées dans le Nord de la Péninsule. M. Tivaroni nous révèle, par exemple, que dans certaines provinces des États de l'Église, aucun paysan ne savait ni lire ni écrire, que dans le royaume de Naples, plus arriéré par endroits, disait Genovesi, que le pays des Samoyèdes, ces connaissances élémentaires étaient rares parmi la bourgeoisie même, que le papier, les livres y coûtaient si cher que les écoles de campagne s'en passaient, enfin que dans ces deux États l'histoire et la géographie ne faisaient point partie d'un cours complet d'instruction[18].

Les Français firent deux choses: premièrement, ils firent pénétrer l'enseignement dans les pays où il n'avait point encore d'accès; car ils ne s'en tinrent pas à fonder sur le papier des maisons d'éducation, puisque le même M. Tivaroni constate que le royaume de Naples, à la fin du règne de Joachim, possédait trois mille écoles primaires gratuites avec cent mille élèves[19]; secondement, ils établirent un système d'éducation coordonné; auparavant le zèle d'une corporation religieuse, le talent d'un maître, une réforme partielle émanée du gouvernement, assuraient ici un bon enseignement élémentaire, ailleurs faisaient fleurir un collège ou jetaient un éclat subit sur telle science: désormais l'enseignement fut à la fois complet et gradué. Nous n'entreprendrons pas de tracer le tableau de toutes les mesures prises à cet effet par Napoléon et par ses lieutenants: nous nous bornerons à renvoyer au Recueil de ses Lois et Règlements concernant l'Instruction publique, à l'excellent Rapport sur les établissements d'Instruction publique des départements au delà des Alpes fait en 1809 et 1810, par une commission extraordinaire composée de MM. Cuvier, conseiller titulaire, de Coiffier, conseiller ordinaire et De Balbe, inspecteur général de l'Université, enfin aux historiens italiens qui, pour la plupart, s'accordent à louer cette partie du gouvernement de Napoléon[20]. M. Cantù a mieux que personne caractérisé l'ensemble de ces mesures; après avoir montré comment Napoléon imposait l'obligation du travail aux compagnies savantes, souvent suspectes de préférer les conversations agréables aux lectures pénibles, après avoir rappelé que l'Institut italien, fondé par l'empereur, devait rendre compte des livres ou machines soumis à son examen, exécuter des expériences, proposer une liste de trois noms pour les places vacantes dans les Universités, il ajoute: «C'était une institution moins spéculative que pratique, qui visait encore moins au progrès des lettres qu'à celui de la civilisation; et l'histoire ne peut taire l'effet que ces réformes produisirent sur une époque que pourtant de violentes commotions rendaient bien peu favorable aux études, aux beaux arts, à l'industrie.»

Mais, dans l'ordre de l'instruction publique, un point particulier nous arrêtera: les collèges de jeunes filles fondés en Italie par Napoléon Ier. D'abord la matière est neuve; car les historiens, sans méconnaître l'importance de ces établissements, les ont à peine signalés d'un mot. Puis l'éducation des femmes en Italie appelait une réforme bien autrement urgente que celle des hommes. Ces deux raisons justifient notre choix.

CHAPITRE II.

L'éducation des filles en Italie avant la Révolution.—Première tentative de réforme au temps de la République Cisalpine.—Admirable bon sens avec lequel Napoléon approprie ses vues en pédagogie aux besoins de l'Italie.—Collèges de jeunes filles fondés par lui et par ses représentants, ou protégés par eux, à Bologne, à Naples, à Milan, à Vérone, à Lodi.

Dans une satire d'Alfieri, un noble passe marché avec un prêtre pour l'éducation de ses enfants. Le précepteur en expectative proteste qu'il sait très bien le latin. «Votre latin,» répond le seigneur, «sent son antiquaille; ne me faites pas d'eux de petits docteurs; qu'ils sachent seulement parler un peu de tout pour ne pas faire figure de bois dans la conversation.» Puis, il rabat la prétention du pauvre homme qui voudrait être payé au moins autant que le cocher, et l'avertit qu'il devra se lever de table quand on apportera le dessert. Tout est réglé, quand le noble s'aperçoit qu'il a omis un petit détail: «J'oubliais: vous ferez faire de temps en temps un semblant de lecture à ma fille, Métastase, les ariettes; elle en est folle. Elle étudie toute seule, car je n'ai pas le temps de m'occuper d'elle, et la comtesse encore moins. Mais vous les lui expliquerez. Dans deux ans, je compte la mettre au couvent pour qu'on achève d'orner son esprit.»

     _Mi scordai d'una cosa: la ragazza
     Farete leggicchiar di quando in quando
     Metastasio, le ariette; ella n'è pazza.

     La si va da sè stessa esercitando;
     Ch'io non ho il tempo e la Contessa meno:
     Ma voi gliele verrete interpretando.

     Finchè un altro par d'anni fatti sieno;
     Ch'io penso allor di porta in monastero,
     Per ch'ivi abbia sua mente ornato pieno._

Quand c'est sur un pareil ton qu'un père traite de semblables matières, on devine ce que doit être l'instruction publique. Parini confirmerait au besoin le témoignage d'Alfieri sur l'indifférence des hautes classes en Italie à la fin du dix-huitième siècle pour l'éducation des filles. Les historiens vont nous prouver que ce ne sont point là des boutades de satiriques.

Voici, d'après un érudit italien, comment l'éducation des filles était comprise avant l'arrivée des Français dans une des plus grandes villes de l'Italie: «À Naples, en fait d'institutions féminines, il y avait le conservatoire du Saint-Esprit avec soixante religieuses et cent soixante-trois enfants nées de mères qui exerçaient la prostitution. Comme on y dotait les filles, les femmes honnêtes employaient cadeaux et recommandations à se faire passer pour courtisanes. Le principal objet de l'éducation consistait à préparer le service de la chapelle. Il y avait d'autres maisons pour les repenties, pour les filles en danger, pour les filles tombées; on y recevait plusieurs milliers de vierges et de non vierges, qui, grâce aux aumônes, trouvaient un morceau de pain à manger, et à qui leur quenouille donnait des habits. Le nombre total de ces conservatoires était de quarante-cinq, dont plus de vingt renfermaient environ cinq mille pauvres femmes, la plupart sous la direction du clergé qui les préparait seulement à la vie mystique. Dans la maison royale du petit Carmen, près le Marché, il n'y avait point de religieuses: on enseignait à deux cent trente jeunes filles à tisser le fil, la soie et le coton[21].» Ainsi, des ateliers de charité, peuplés en partie de filles de mauvaise vie ou de mauvaise extraction, et plus semblables à notre maison des Madelonnettes ou à des hospices qu'à nos ouvroirs, tels étaient les pensionnats féminins de Naples en 1789. Certes, les provinces du nord ne se réglaient pas sur ce modèle. Nous avons nous-même montré ailleurs que beaucoup d'Italiennes, à cette époque, se piquaient, non seulement de poésie, mais de science, que plusieurs occupaient des chaires publiques[22]. Mais c'était précisément l'ignorance, l'insignifiance générale du sexe qui, en excitant le dépit de quelques femmes de coeur, les avait portées à rivaliser de savoir avec les hommes. À la fin du dix-huitième siècle, les grandes dames de Milan n'étaient ni plus corrompues ni plus frivoles que les grandes dames de Paris, dont les faiblesses ont fait alors assez de bruit; mais, faute d'étude, de lecture, de conversation, elles étaient beaucoup moins capables de ces échappées de raison, de ces accès d'enthousiasme pour toutes les grandes causes, qui honoraient chez nous l'aristocratie féminine. Dans des couvents où les luttes religieuses n'avaient point, comme chez nous, retrempé le catholicisme, elles apprenaient la superstition et la paresse; le monde trouvait son compte à cette éducation et la conservait soigneusement.

De là, un étrange affaissement de l'esprit public. On en connaît, sous le nom de sigisbéisme, le témoignage le plus curieux. Un trait moins connu en France montrera combien la conscience était égarée, même dans les familles à qui le génie et la gloire semblaient donner mission de guider les autres: en 1806, quand mourut le comte Carlo Imbonati, avec lequel la mère de Manzoni, abandonnant son époux, avait parcouru l'Italie et la France, Manzoni le célébra dans une composition poétique, qu'il dédia à sa mère et publia, du vivant même de son père, sans se douter qu'il déshonorait par là l'une et l'autre. Ainsi, à cette date, l'homme qui plus tard composera un des livres les plus purs, les plus délicatement édifiants qu'on ait jamais lus, croyait faire oeuvre de bon fils en chantant un nom que son père ne pouvait entendre sans rougir, en essuyant des larmes qui n'étaient malheureusement pas celles du remords, en révélant aux contemporains et à la postérité cette coupable douleur! Et c'était à une fille de Beccaria que s'adressait l'étonnant hommage de cette piété filiale, et sa tendresse maternelle en était accrue!

À plus forte raison ne pouvait-on compter sur la plupart des femmes italiennes pour conserver ou refaire le patrimoine des familles. Une des choses qui surprirent à Paris le marquis Malaspina, quand il visita la France en 1786, ce fut de voir à combien d'emplois se prêtait la souple intelligence de la Française, et quelle somme d'activité on pouvait obtenir d'elle, alors qu'ailleurs le sexe ne lui semblait propre qu'à mettre des enfants au monde ou à végéter dans des couvents. Personne ne me reprochera de citer presque tout au long la spirituelle analyse que M. d'Ancona donne dans la Nuova Antologia du 16 décembre dernier, de cette partie de sa relation de voyage: «Malaspina a besoin à Paris de faire réparer sa montre, et c'est une femme qui la lui répare; il lui faut des souliers, une femme lui en prend mesure. Les églises ont des femmes pour gardiennes; à la bibliothèque du roi, beaucoup de lectrices; des femmes aux tribunaux pour enregistrer les actes. Il apprit que dans certaines contrées de la France les femmes exerçaient le commerce de préférence aux hommes, et il affirme que, généralement, une Française parvient plus vite à la maturité de la réflexion qu'un Français. Les marchandes ont des manières qu'une femme de la meilleure éducation pourrait leur envier; elles occupent leurs moments de loisirs, en attendant les clients, à la lecture. Sur l'article de ces marchandes l'admiration de Malaspina prend feu comme celle de Sterne racontant son aventure avec la jolie gantière.»

À peine la France avait-elle pris pied au delà des Alpes, qu'un effort fut tenté pour changer l'éducation des femmes d'Italie: la République cisalpine, instituée et surveillée par nous, ne comptait pas encore cinq mois d'existence lorsqu'elle s'en occupa. Le 28 brumaire an VI, 18 novembre 1797, son ministre de l'intérieur envoya une circulaire à toutes les maisons religieuses ou laïques vouées à l'éducation des filles, pour les informer que «les soins paternels du Directoire exécutif, pour préparer à la République un bonheur durable, s'étaient tournés vers l'éducation républicaine des filles,» que la citoyenne veuve Visconti Saxy avait été chargée de la surintendance sur toutes les personnes adonnées à l'instruction du sexe, notamment dans les couvents, et qu'on espérait que celles-ci voudraient bien se conformer aux observations qu'elle pourrait leur faire[23]. Le choix fait pour la fonction de surintendante était heureux: Mme Visconti, née Carlotta de Saxy, était entrée par son mariage dans une des familles qui donnaient alors le plus de gages à la France, puisque, sans parler d'Ennio Quirino Visconti, bientôt ministre de la République romaine, puis Français de fait et de coeur, Francesco Visconti acceptait une place importante dans le gouvernement de la Cisalpine, et qu'un autre Visconti ira sous peu étudier au collège de Sorèze; d'autre part, cette famille était une des plus illustres de la Lombardie. La surintendante devait avoir un âge respectable, puisque le comte Pompeo Litta, dans les Famiglie celebri ltaliane, dit qu'elle avait été la troisième et dernière femme d'Alessandro Visconti, mort en 1757. Enfin, le même historien souscrit aux éloges que le ministre de 1797 donnait à Mme de Saxy-Visconti, puisqu'il l'appelle «une femme très distinguée par quelques oeuvres destinées à l'éducation du peuple.»

À la vérité, les divers programmes rédigés par elle et fortifiés par le droit de visite conféré à la surintendante sur tous les établissements d'éducation féminine, eurent pour objet de tempérer autant que de seconder l'effet des principes que la France apportait en Italie. Le préambule en est invariablement consacré à l'importance de prémunir les élèves, dans l'intérêt de l'ordre public, contre l'abus des mots de liberté, d'égalité, de souveraineté populaire: on sentait que les folies ruineuses, sinon sanglantes qui s'étaient mêlées dans la Cisalpine à l'enthousiasme pour le nouveau régime, risquaient de tout compromettre; aussi, les programmes recommandaient expressément d'expliquer que la liberté consiste pour une nation à faire ses propres lois et non à y désobéir, que l'égalité devant la loi n'implique pas le mépris des supérieurs, et que la souveraineté du peuple n'est pas le règne de la licence. On y exprimait la confiance la plus courtoise dans le zèle et l'habileté des religieuses pour l'éducation des filles; on y considérait comme une des autorités dont la Révolution n'affranchissait pas l'Evangile, cette expression la plus pure de la loi naturelle; et c'était peut-être pour faire abandonner les robes à la guillotine réprouvées dans une ode célèbre de Parini qu'on recommandait aux enfants les habits de leur pays. Mais aussi ces programmes, sans récriminer d'un seul mot contre le passé, prescrivaient de former les élèves à une piété toute différente de celle que jusque-là les jeunes Italiennes apprenaient, puisqu'on prescrivait de les former aux vertus morales et sociales. La surintendante se réserve de leur expliquer la Constitution et même le recueil des lois de la Cisalpine; mais elle compte sur les maîtresses pour façonner le caractère des jeunes filles. La franchise est spécifiée parmi les qualités qu'on devra leur enseigner; les maîtresses s'interdiront de frapper les élèves. On fera lire des livres qui leur donneront une idée précise des droits de l'homme et des avantages qu'on trouve à remplir les devoirs sociaux et les devoirs propres à chaque condition. On accoutumera les jeunes filles à la plus grande propreté du corps, des dents et des mains, «aussi nécessaire qu'utile à la santé.»

Quant à l'instruction, dans les établissements d'un ordre supérieur, outre les travaux de leur sexe, les élèves apprendront à lire et à écrire en italien, et, si cela se peut, en français; elles sauront autant d'arithmétique qu'il leur en faudra pour l'usage de la vie; on leur fera connaître le prix des denrées, et les pensionnaires des couvents seront employées à tour de rôle dans l'administration du monastère. Elles apprendront un peu de géographie, surtout celle de leur patrie. Surtout, on leur fera connaître les parties les plus intéressantes de l'histoire naturelle pour qu'elles touchent du doigt en quelque sorte la Providence. «On leur donnera une idée de l'histoire universelle si bien traitée par Bossuet;» elles étudieront l'histoire de leur pays. Pour les écoles réservées aux enfants pauvres, en sus des travaux à l'aiguille, on y enseignera seulement, et dans la mesure où ce sera praticable (per quanto è fattibile) la lecture, l'écriture; mais l'éducation hygiénique et morale y sera la même que pour les enfants des riches: l'eau et un peu de diligence ne coûtent rien, dit Mme de Saxy-Visconti; donc, tout le monde peut être propre; à plus forte raison, pour les écoles inférieures et pour les écoles plus relevées, elle propose un même modèle de vertu.

Quelque modeste que fût ce programme, surtout pour les petites écoles, on voit qu'il témoignait la volonté de réveiller l'intelligence, de relever le coeur de la femme italienne. L'erreur de nos amis de la Cisalpine, la nôtre aussi, car ils s'inspiraient de nous dans tous leurs actes, consistait seulement à procéder en ces matières délicates par voie d'autorité au lieu de procéder par voie d'exemple. L'État peut régler les conditions auxquelles on obtiendra des diplômes publics, pénétrer même dans les établissements particuliers pour y exercer une sorte de police; mais là s'arrête son droit. Il n'a pas qualité pour imposer un plan d'éducation, surtout un plan qui comporte de la politique, d'exiger, comme le fait Mme de Saxy-Visconti, qu'on plante un arbre de liberté dans les couvents, qu'on n'y emploie pas d'autre appellation que celle de citoyenne, qu'on proscrive la lecture des biographies d'ascètes. Imposer ce plan, c'était le rendre odieux à la moitié des maîtresses qui, si l'on s'y fût pris d'une autre manière, en eussent accepté une partie et la plus essentielle. Enfin, par la raison même qu'on rédigeait des programmes obligatoires pour toutes les écoles, on n'entrait pas, par crainte de multiplier les résistances, dans les minutieuses exigences qui sont nécessaires toutes les fois qu'on propose une réforme à laquelle il faut tout d'abord façonner ceux à qui l'on en remettra l'application. Il aurait mieux valu fonder en Lombardie un ou deux établissements dont, sans violenter personne, on eût rédigé la règle en toute liberté.

Napoléon, devenu empereur, n'oublia ni ce qu'il y avait d'excellent, ni ce qu'il y avait de défectueux dans la tentative que nous venons de raconter. On sait comment il a repris et modifié pour la France le plan tracé par Mme de Maintenon. Comme elle, il voulait qu'on formât tout d'abord les jeunes filles à une dévotion, tout ensemble exacte et raisonnable, et que l'on cultivât leur raison plus que leur imagination; mais, tandis que Mme de Maintenon avait entendu pourvoir à un besoin particulier de son temps, il voulait pourvoir à un besoin général du sien. Vivant dans une société aristocratique, c'est-à-dire établie sur l'inégalité des classes, la fondatrice de Saint-Cyr avait travaillé pour les filles des gentilshommes pauvres; elle avait pour objet de les préparer à soutenir et l'illustration de leur naissance et la médiocrité de leur fortune; c'est sur l'exiguïté de leur patrimoine qu'elle réglait la simplicité, la gravité de l'éducation qu'elle leur offrait, en les séparant à la fois des filles de la noblesse riche et des filles de la bourgeoisie. Napoléon, travaillant pour une société démocratique, admettait à Ecouen des enfants de toutes les classes, pourvu que leurs pères eussent bien servi l'État; c'est à elles toutes qu'il voulait que l'uniforme et une règle sévère enseignassent l'esprit d'égalité, d'économie, de discernement. Puis, s'il fallait continuer à former des femmes chrétiennes, il fallait les préparer à vivre dans un monde qui n'était plus fort chrétien, où l'hérétique, l'athée même, avaient légalement le droit de propager leurs doctrines, où, en matière de politique aussi, les esprits, sinon la presse, étaient définitivement affranchis; il ne suffisait donc plus de préserver les jeunes filles des écarts du mysticisme; il fallait les former à la tolérance, les préparer à entendre sans scandale les libres discussions. Aussi prenait-il des mesures pour que toute la partie saine de la philosophie du dix-huitième siècle pénétrât dans ses maisons d'éducation.

Si ces innovations d'une prudente hardiesse devaient rencontrer l'approbation du public français, combien ne devaient-elles pas être accueillies plus favorablement encore en Italie, où elles étaient plus nécessaires, par tous les bons esprits qui souhaitaient une régénération de leur patrie et se sentaient impuissants à l'accomplir seuls!

Ce fut à Bologne que le gouvernement français tenta son premier, son moins heureux essai. La maison qu'il y fonda ou plutôt dont il consentit à prendre le patronage, ne fit jamais que végéter parce que, au moment où le prince Eugène accorda (19 décembre 1805) à une Française, Mme Thérèse Laugers, une subvention et le titre de Casa Giuseppina pour le pensionnat qu'elle venait d'établir dans cette ville, les esprits n'étaient point assez préparés, parce qu'on ne prit à Bologne que des demi-mesures, enfin parce que la directrice ne réunissait pas toutes les qualités requises. La pièce suivante, dont nous donnerons une traduction intégrale, fera comprendre les difficultés de l'entreprise; et la sévérité avec laquelle on s'y exprime en plusieurs endroits sur la personne de Mme Laugers fera ressortir l'hommage rendu à l'esprit pédagogique qu'elle apportait en Italie; c'est un Rapport adressé le 31 août 1808 au ministère de l'intérieur du royaume d'Italie par le préfet de Bologne[24].

«À Monsieur le conseiller d'État, directeur de l'instruction publique, etc.

»Milan,

»31 août 1808.

»La maison Joséphine doit son origine aux efforts incessants de Mme Laugers, à qui il sembla que Bologne pouvait offrir un vaste champ pour introduire en Italie de nouvelles méthodes qui donneraient aux femmes une éducation plus relevée et plus achevée.

»Il faut avouer toutefois que l'éminente institutrice ne fut pas très heureuse dans ses débuts. La nouveauté qui plut à quelques-uns inspira des soupçons à beaucoup d'autres, d'autant qu'il s'agissait d'une étrangère qui ne rendait pas d'elle-même un compte très précis (la quale non rendeva di se conto e ragione precisissima); beaucoup aussi voyaient d'un mauvais oeil qu'elle n'était pas fort pourvue de moyens de subsistance, si bien que son oeuvre semblait inspirée par le besoin et le calcul. Il est certain que l'opinion se divisa, qu'un parti peu nombreux, peu énergique, se déclara pour elle, que les autorités locales ne lui prêtèrent jamais une assistance efficace, et que le projet se serait évanoui dans sa naissance, si la Préfecture n'avait interposé plusieurs fois ses offices pour procurer au pays un aussi sensible avantage que celui d'élever moins grossièrement les jeunes filles (un sensibile vantaggio quale lo è quello di educare men rozzamente le fanciulle).

»Les choses étaient dans cet état, lorsque, s'étant rendu à Bologne, notre excellent prince daigna accorder sa haute faveur au pensionnat. Alors tout obstacle sembla disparaître et l'on put croire que les meilleurs résultats étaient assurés. La municipalité devait s'occuper du détail, c'est-à-dire s'enquérir des besoins, trouver les ressources nécessaires, fixer la discipline, veiller sur le bon ordre et donner à l'établissement vie et dignité. On ne doit pas dissimuler que si l'on avait procédé de cette sorte, la répugnance publique aurait fait place à la faveur la plus décidée. Le nombre des élèves se serait alors multiplié, et par suite les moyens de balancer les dépenses et les recettes. Mais ce serait trahir la vérité que de ne pas dire que la municipalité ou bien négligea absolument l'enquête nécessaire, ou s'en remit à des personnes inexpérimentées et indolentes, ou ne sut pas ou ne voulut pas écarter les inconvénients et surmonter les difficultés. Ainsi le fruit de la faveur précieuse qui avait érigé le pensionnat en collège honoré d'un titre auguste ne sortit pas de son germe, et ainsi la Maison royale languit, déchut et périt presque entièrement[25].

»Le nombre des élèves n'y a jamais dépassé vingt-deux; et on y comprenait des pensionnaires du prince, quelques autres enfants qui payaient très peu, d'autres qui ne payaient rien. Les malveillants s'industrièrent à répandre certains bruits qui portèrent atteinte à la réputation de l'établissement. Cela suffit pour que la plupart des jeunes filles fussent rappelées dans leurs familles et que tout expédient tenté en vue de repeupler le collège échouât. Présentement on n'y compte que neuf élèves dont quatre ne payent pas; c'est la directrice qui supplée pour elles (La direttrice supplisce per esse).

»Les cours se font tous les jours. Le matin on enseigne les lettres et les beaux-arts, dans l'après-midi les travaux de femme[26]. Les leçons dites du matin sont données de huit heures à trois heures. Il faut convenir que le temps n'est pas perdu; car les élèves apprennent et se développent. Qui les comparerait avec les élèves des couvents ou des autres pensionnats privés remarquerait une différence capitale et inexprimable (Bisogna convenir che il tempo non è perduto giacchè le alunne apprendono e si sviluppano. Chi le confrontasse con quelle de'Monasterj o delle altre scuole private rimarcherebbe una differenza somma e inesprimibile). Les Bolonais peuvent s'en convaincre dans les séances publiques que la Maison donne[27]. IL est vrai d'autre part que, autant dans ces circonstances ils montrent de surprise, de plaisir, d'approbation, autant l'établissement demeure en mauvais état et désert.

»Les besoins dont il souffre actuellement sont d'une double nature. Les uns regardent la réparation des bâtiments, les autres la tenue du pensionnat. Relativement aux premiers, on peut consulter l'expertise avec plan rédigée par M. Venturcii, ingénieur public; on y indique les réparations les plus urgentes. Il en faudrait d'ailleurs beaucoup d'autres, et, quand on les exécuterait toutes, la Maison resterait imparfaite et défectueuse. Elle est située dans un quartier écarté; irrégulière et grossière, elle n'offre rien qui flatte l'oeil; de misérables constructions habitées par la basse classe l'entourent, de sorte que les élèves sont exposées à mille regards curieux et indiscrets. On ferait donc beaucoup pour cet établissement, si on l'installait dans une autre propriété domaniale. Mais il est indispensable d'avertir que, parmi les édifices de cette catégorie, il n'en reste qu'un sur lequel on pourrait utilement compter. C'est celui du collège supprimé de Montalto. Fondé pour une maison d'éducation et d'instruction, il semble expressément fait pour la circonstance. On n'aurait même pas besoin de l'occuper tout entier; on laisserait libre une élégante salle qui servirait pour les réunions des corps considérables; et l'on ne toucherait pas à la vaste salle d'archives où l'on a réuni les livres et papiers des corporations supprimées.

»Relativement à la tenue journalière du pensionnat, on peut voir le mémoire avec tableau remis par Mme Laugers. Il a été rédigé en conséquence de la visite que M. le podestat a faite à l'établissement et on le trouvera ci-inclus[28].

»Il semble que le nombre des maîtres, leurs honoraires, le nombre des gens de service, leurs gages, les dépenses d'entretien et de nourriture n'excèdent pas les limites que trace une juste et sage économie. Une réforme opérée sur ce point ne donnerait qu'un résultat minime et ne rétablirait pas la balance du budget de la maison.

»L'article de l'église exige une réflexion. Elle est comprise parmi celles qui, aux termes du décret royal du 10 mars 1808 cessent d'être publiques, et par conséquent ne réclamerait pas dorénavant une dépense aussi forte que par le passé. Mais il est vrai aussi que la perception des revenus assignés par le domaine ne se fera pas bien tant qu'elle sera entre les mains d'une femme peu estimée et peu considérée des débiteurs et à qui au surplus il ne conviendrait pas de tenter des démarches vigoureuses et offensives; car elle a trop besoin de se concilier l'estime et la bienveillance.

»Pour faire face au passif, et pour soutenir ultérieurement la maison, un nouveau subside du gouvernement est absolument indispensable. Mais, tant que les choses resteront sur le pied actuel, ce serait se jouer du gouvernement lui-même que de l'assurer du moindre changement heureux. Peut-être les tentatives les plus énergiques ne donneraient pas un résultat satisfaisant, parce que, après tant et de si amères vicissitudes, elles pourraient être intempestives. Néanmoins, au cas où, pour l'honneur d'un établissement érigé par un prince et décoré d'un nom très auguste, on voudrait essayer des améliorations, il semble qu'on ne pourrait imaginer et suggérer que les suivantes:

»La première de toutes les réformes devrait être le choix d'un meilleur local. Autant, du reste, l'édifice actuel inspire de répugnance au physique et au moral, autant il est permis de répéter, avec fermeté, que celui de Montalto plairait généralement.

»En second lieu, il conviendrait de concevoir un plan de discipline intérieure plus circonstancié et plus libéral. Celui d'aujourd'hui est trop aride d'une part, et peu philosophique de l'autre. Il laisse subsister beaucoup de préjugés sans prévenir et rendre impossibles beaucoup d'inconvénients.

»En troisième lieu, il importerait que la nomination des personnes de service et des maîtres fût faite par la Préfecture ou par le Ministère sur une double liste présentée par le Podestat, et après avoir pris, comme il est convenable, l'avis de la Directrice. Il est indispensable que la maison ne soit accessible qu'à des personnes d'âge mûr, de sens éprouvé et de moeurs garanties par la voix publique.

»En quatrième lieu, on pourrait proposer une mesure qui induirait les pères de famille à envoyer leurs enfants dans ce pensionnat: ce serait d'engager la Congrégation de Charité de Bologne à réserver un certain nombre de ses meilleures dots pour celles des élèves en qui l'on reconnaîtrait les qualités demandées par les testateurs. Tout dépend d'un premier pas, et il est incontestable que, dès que pour un motif ou pour un autre, l'établissement acquerrait un peu de crédit par un accroissement de sa population, la multitude, qui ne se rend qu'aux faits accomplis, applaudirait et dicterait presque la loi à la volonté des particuliers.

»Enfin, il serait à souhaiter qu'une des dames les plus distinguées et les plus honorées de la ville fût chargée de la surintendance de la maison, et en garantît l'ordre et la discipline. Il n'est ni convenable, ni possible à la Préfecture et à la Municipalité d'exercer dans l'intérieur du pensionnat une surveillance assidue et efficace; et les choses sont à un tel point, que c'est seulement en plaçant la Directrice sous la suprématie ininterrompue et absolue d'une personne universellement considérée qu'on peut réfréner les langues malveillantes et rendre l'institution profitable.

»Tel est, Monsieur le conseiller, le rapport circonstancié et sincère que je vous soumets, en réponse à votre honorée dépêche du 16 du mois dernier, n° 3002. Permettez qu'en attendant le retour des papiers originaux ci-inclus, je vous renouvelle les sentiments de ma parfaite estime et profonde considération.

»F° MOSCA.»

Le Ministère approuva la proposition de nommer une surintendante, de rédiger une règle nouvelle pour l'établissement, le transporta, non dans l'ex-collège Montalto qui ne se trouva point disponible, mais dans le Conservatorio di Santa Croce e San Giuseppe, rue Castiglione[29]; en 1810, par la nomination d'un économe, il déchargea Mme Laugers du soin de l'administration. La maison n'en prospéra pas beaucoup plus; en cette année 1810, le nombre des élèves, tant boursières que payantes, était de seize. L'entreprise avait été mal commencée et ne s'en releva jamais.

Il en fut tout autrement partout où le gouvernement français s'occupa dès le premier jour de choisir le personnel, d'élaborer les règlements et d'en assurer l'observation; c'est ce qui eut lieu dans le royaume de Naples d'abord, puis à Milan, à Vérone et à Lodi enfin. Je nomme cette dernière ville quoique le collège qu'on y institua ait été une fondation particulière, parce que le bailleur de fonds était le chancelier même du prince Eugène, le duc Melzi. Il ne faut d'ailleurs pas exagérer l'initiative de ce dernier: lady Morgan dit, dans son Voyage en Italie, qu'elle croit l'origine de tous ces établissements due au duc Melzi, en sa qualité de fondateur du pensionnat féminin de Lodi; mais tous les papiers relatifs au collège de Milan et de Vérone prouvent que c'est la maison française de la Légion d'honneur que le gouvernement prenait pour modèle; de plus, une notice que M. Agnelli, de Lodi, a bien voulu rédiger pour moi, assigne la date de 1812 au collège de cette ville[30]; or les collèges du royaume de Naples et celui de Milan, sans parler de la maison de Mme Laugers, sont antérieurs.

Le plus ancien de tous ces collèges est celui de Naples. Le 11 août 1807, Joseph Bonaparte décréta la fondation «d'une maison honorée d'une distinction particulière pour l'éducation des jeunes filles à qui l'éclat de leur nom, l'illustration de leurs parents dans les emplois éminents et les dignités suprêmes de l'État peuvent donner une influence prépondérante sur leur sexe et dont l'exemple peut plus facilement contribuer à répandre les vertus qui rendent les familles heureuses.» Cent places gratuites étaient réservées à des filles de hauts fonctionnaires, et vingt-quatre mille ducats de rente étaient assignés à l'établissement. Un sixième des places vacantes serait réservé aux élèves des pensionnats établis dans les provinces qui en seraient dignes, chaque élève, après sa sortie du collège, recevrait cent ducats par an jusqu'à son mariage, puis une dot de mille ducats. Joachim Murat, successeur de Joseph, plaça cette maison, par un décret du 21 octobre 1808, sous la protection de la reine sa femme et d'un président qui serait nommé par elle et qui fut l'archevêque de Tarente, ministre de l'intérieur[31]. Ce fut le collège d'Aversa, après lequel s'ouvrirent, dans le même royaume, ceux de S. Marcellino à Naples, de San Giorgio, de Frasso, de Muratea, de Reggio[32]. Le collège de Milan fut fondé par un décret de Napoléon, daté de Saint-Cloud, 19 septembre 1808 et ouvert le 3 mars 1811; celui de Vérone fut fondé par un décret du prince Eugène du 8 février 1812 et s'ouvrit le 3 septembre de la même année. Je ne parle pas du collège de Bologne décrété en même temps que celui de Vérone, parce que les événements en empêchèrent l'ouverture.

Parmi tous ces collèges, c'est celui de Milan que nous choisirons comme type, en priant seulement le lecteur de ne pas tirer un argument contre nous des dates que nous venons de citer: si ces maisons d'éducation s'ouvrirent bien peu d'années avant le décret de Napoléon, l'oeuvre du fondateur, on le verra, ne tomba pas avec lui.

CHAPITRE III.

Le Règlement du collège de jeunes filles de Milan comparé au Règlement des maisons de la Légion d'honneur.

Nous avons cité dans un précédent ouvrage un rapport, adressé le 20 octobre 1809, à la reine Hortense, Protectrice des maisons de la Légion d'honneur, où Mme Campan dit qu'il sortira de ces établissements des femmes qui porteront l'art d'enseigner dans des maisons fondées sur les mêmes principes: «Il en existe déjà deux à Naples,» disait-elle; «il va y en avoir une à Munich, fondée par le roi de Bavière; il y en aura une incessamment à Milan[33].» Ce fut en effet le Règlement Général Provisoire de la maison d'Ecouen qui servit de base au règlement du collège de Milan. Le 20 octobre 1808, Marescalchi, ministre des relations extérieures du royaume d'Italie, envoya de Paris tous les documents propres à définir l'esprit des maisons impériales. Toutefois, si l'on compare la règle adoptée pour le collège de Milan, le 17 décembre 1810, avec le règlement provisoire que nous venons de citer, on verra que, pour le fond et pour la forme, le prince Eugène et ses conseillers se sont inspirés de celui-ci, mais ne l'ont pas servilement copié; on les verra tantôt consultant les besoins spéciaux de l'Italie oser davantage, tantôt consultant les principes universels du bon sens, écarter certaines chimères introduites dans la maison de la Légion d'honneur, d'où un nouveau règlement, daté du 3 mars 1811, ne les chassera pas.

Voici le texte même du règlement de Milan, car c'est en français qu'on le trouve rédigé dans les Archives d'État de cette ville, sous le titre de Règlement général provisoire du collège des demoiselles[34]:

Titre Ier.—De l'administration intérieure de la maison.

Article Ier. La Directrice a la direction et la surveillance générale du collège; la Maîtresse en a l'administration inférieure sous son inspection.

Art. 2. La Maîtresse est dépositaire de la caisse de la maison; elle ne pourra faire aucun payement que d'après un mandat de la Directrice; tous les comptes de la maison porteront en marge de chaque article l'exposition sommaire de l'objet de la dépense et la date du mandat de la Directrice.

Art. 3. La Directrice tiendra un registre de tous les mandats qu'elle donnera à la Maîtresse.

Art. 4. La Maîtresse ne pourra faire aucune dépense sans autorisation de la Directrice.—Art. 5. L'Econome s'adressera à la Maîtresse toutes les fois que des achats et des dépenses seront jugés nécessaires, et cette dernière en soumettra la demande à la Directrice. Cependant la Maîtresse aura droit d'autoriser les dépenses de nourriture journalière, sauf ensuite à faire ratifier ces dépenses par la Directrice.—Art. 6. La Maîtresse rendra compte toutes les semaines à la Directrice de la situation de la caisse, des dépenses faites et des besoins de la maison.—Art. 7. La Directrice présentera chaque mois au Conseil d'administration un compte des dépenses. Ces comptes seront appuyés de toutes les pièces justificatives, des mandats de payement et mémoires des fournisseurs. Lorsque les mandats de payement ne seront que pour des acomptes, on y joindra une note de ce qui sera dû aux fournisseurs.—Art. 8. Si les sommes allouées dans le budget présomptif de l'année sont, pour certains articles, insuffisantes ou excédantes, la Directrice en exposera les motifs et sollicitera du Conseil la présentation de ses réclamations à Son Altesse Impériale.

Art. 9. La Dame lingère aura la garde du linge de table, de lit et de corps; elle sera chargée d'en surveiller l'emploi et l'entretien d'après les instructions de la Directrice et de la Maîtresse, et de régler également tous les objets relatifs à la buanderie, aux détirages et repassages.—Art. 10. Elle sera aussi chargée, sous inspection de la Maîtresse, de la confection, réparation et entretien des habits, et généralement de l'emploi des fils, soie, etc.—Art. 11. L'Econome, la Dame lingère et l'infirmière ne recevront aucun des objets confiés à leur garde sans s'assurer en détail de la quantité et de la qualité des objets fournis, ainsi que de leur conformité aux différents échantillons adoptés par la Maîtresse; elles signeront le certificat de réception.—Art. 12. Ce certificat devra être remis à la Maîtresse et présenté par elle à la Directrice quand elle demandera le mandat de payement, et ensuite remis avec ce mandat comme pièce justificative des comptes.—Art. 13. Les dépositaires exigeront un reçu de tous les objets qu'elles distribueront et les(sic) présenteront à la Directrice ou à la Maîtresse toute les fois qu'elles en seront requises, pour justifier de l'emploi des objets confiés à leur garde et de ceux qui restent en leurs mains.—Art. 14.[35]est dépositaire des comestibles, combustibles et liquides, de l'argenterie, de la vaisselle, des objets de papeterie et de divers ustensiles à la maison (sic); elle en aura la garde et elle veillera à ce que leur distribution et consommation soient conformes aux règles établies.—Art. 15. Chaque classe aura deux institutrices, dont l'une, appelée surveillante, sera chargée par la Directrice de tout ce qui est relatif à la police des dortoirs, à la conduite des élèves à leur récréation, à leur promenade et leurs études dans les moments d'absence de l'institutrice.—Art. 16. Si la santé de la Directrice l'oblige à interrompre ses fonctions, le Ministre de l'Intérieur autorise la Maîtresse à les remplir, et alors une institutrice aussi choisie par le Ministre remplit les fonctions de la Maîtresse.

Titre II—De l'éducation et de l'instruction des élèves.

Chapitre 1er.—De la distribution des élèves.

Article 17. Les élèves seront distribuées en quatre classes.—Art. 18.
Les classes seront distinguées par la couleur de la ceinture.—Art. 19.
La première classe portera une ceinture de ruban ponceau, la deuxième
violette, la troisième orange, la quatrième gros vert.

Chapitre 2. Trousseau et costume des élèves.

Art. 20. Le trousseau des élèves est composé ainsi qu'il suit.—Art. 21. 8 chemises, 4 jupons de mousseline épaisse, 2 jupons de tricot de laine pour l'hiver, 2 camisoles de toile de coton pour la nuit; 4 pèlerines en percale; 4 fichus montants sans garniture; 6 serre-tête; 12 mouchoirs de poche; 6 paires de bas gris, 6 paires de bas blancs; 2 bonnets de jour; 4 serviettes en toile fine; 1 châle de tissu, 2 robes de couleur pour l'uniforme de tous les jours; 2 tabliers de percale noire dont l'un à manches longues pour l'hiver; 1 caleçon pareil aux robes pour l'hiver; 2 robes blanches pour le grand uniforme; 1 tablier noir en taffetas pour idem; 4 paires de mitaines en percale de couleur, 4 paires de blanches tricotées; 1 chapeau de paille noir; une paire de souliers par mois; 1 peigne à démêler; 1 peigne fin; une brosse pour les peignes, 2 éponges; 1 corset par an.

Chapitre 3.—Du lever et du coucher.

Article 22. L'été la cloche sonnera le réveil à six heures, l'hiver à sept.—Art. 23. Les élèves les plus âgées aideront à l'habillement des plus jeunes.—Art. 24. Les élèves les plus âgées s'habilleront elles-mêmes et ne seront aidées que par leurs compagnes.

Art. 25. Le coucher sera sonné à neuf heures pendant l'hiver et à dix heures pendant l'été.

Chapitre 4.—Des prières, de la messe et des vêpres.

Article 26. L'appel des élèves se fait dans chaque dortoir le matin avant de se rendre à la chapelle et le soir dans les classes.—Art. 27. Cet appel achevé, chaque institutrice conduit sa classe à la chapelle.—Art. 28. Toutes les classes doivent y être réunies une heure après le réveil.—Art. 29. La prière se fera sous l'inspection d'une des institutrices nommées pour cela.—Art. 30. Cette prière consistera dans le Pater, l'Ave, le Credo, le Confiteor, les commandements de Dieu, ceux de l'Église et l'oraison pour l'Empereur récitée en italien par une des élèves. Elle sera terminée par la lecture à haute voix de l'Epître et de l'Evangile du jour. Chaque jour, le livre de prière passera à une nouvelle élève; elles entendront la messe tous les jours.—Art. 31. Il y aura deux messes les dimanches et tous les jours de fêtes, catéchisme et instruction à la portée des élèves. Les vêpres seront chantées par les élèves tous les dimanches et fêtes établies par le Concordat, à l'anniversaire du couronnement et du mariage de Sa Majesté Impériale.—Art. 32. Il y aura salut le jour de la Toussaint, de Noël, le premier jour de l'an, le jour des Rois, le jour de Pâques, le jour de l'Ascension et de l'anniversaire du couronnement de l'Empereur, le jour de la Fête-Dieu, le jour de la Pentecôte, de l'Assomption et de la Saint-Napoléon.

Chapitre 5.—Des repas.

Article 33.—De la soupe et des fruits composeront le déjeuner.—Art. 34. Les dimanches, les mardis et les jeudis, le dîner sera composé d'une soupe, d'un bouilli, d'un rôti, d'un plat de légumes ou d'une salade; les jours maigres, d'une soupe, d'un plat de poisson ou d'oeufs, d'un plat de légumes et d'une salade.—Art. 35. Le souper consistera en une soupe au lait ou au riz, un plat de légumes et un plat de fruits.—Art. 36. Les élèves boiront à leur repas du vin mêlé avec l'eau. Suivant leur tempérament, les plus faibles pourront boire du vin pur.—Art. 37. Le déjeuner aura lieu à neuf heures; à midi l'on distribuera des morceaux de pain; à trois heures les élèves dîneront; elles souperont à huit heures.

Chapitre 6.—Des leçons.

Article 37 bis. Les leçons de grammaire italienne et française, de géographie et d'histoire seront données l'après-midi.—Art. 33. Chaque institutrice, dans sa classe, sera chargée de donner des leçons de lecture et de faire répéter aux élèves les leçons qui auront été données par les professeurs.—Art. 39. Les leçons de lecture, d'écriture, de calcul, de musique, de dessin et de danse seront données le matin et aussi en présence de la Directrice, de la Maîtresse ou de deux institutrices.—Art. 40. Les livres à adopter pour l'instruction des élèves seront proposés par la Directrice et approuvés par le Ministre de l'Intérieur.—Art. 41. La Directrice, sur le rapport des professeurs, jugera de l'époque à laquelle une élève pourra passer d'une classe dans une autre.—Art. 42. Les soirées seront occupées depuis cinq heures jusqu'à sept par les leçons de grammaire italienne et française, histoire (un mot illisible), et depuis sept jusqu'à huit au travail à l'aiguille.—Art. 43. La Directrice nommera chaque mois une élève de chaque classe, parmi les plus âgées, pour aider l'infirmière et apprendre auprès d'elle tout ce qui est relatif aux soins d'une garde-malade attentive et éclairée. Cette disposition n'aura lieu que lorsqu'il n'y aura pas de maladies contagieuses et que le médecin l'aura affirmé.—Art. 44. Les institutrices qui président aux classes noteront chaque jour la conduite de chaque élève sur un registre à ce destiné. Ce registre sera présenté tous les samedis à la Directrice.—Art. 45. Les professeurs noteront sur un cahier, à la fin de chaque leçon, à côté, en marge du nom de chaque élève, s'il a été content ou mécontent de l'aptitude ou du zèle de l'élève. Ce cahier sera également présenté à la Directrice tous les samedis.—Art. 46. Les élèves que la Directrice jugera capables de s'occuper de la conduite d'un ménage et de tout ce qui y a rapport seront confiées à la Maîtresse à des heures réglées pour s'instruire avec elle de tout ce qui sera de son département.—Art. 47. La même mesure sera prise pour celles qui seraient en âge de prendre connaissance de tout ce qui concerne la lingerie. Les élèves feront leurs robes, leur linge et celui de la maison autant que leurs forces le leur permettront.

Chapitre 7.—Des récréations.

Art. 48. Il y aura une heure de récréation après les leçons du matin, une heure après le dîner, une heure après le souper.—Art. 49. Les portiques et le jardin qu'ils entourent sont réservés aux récréations ordinaires.—Art. 50. Les dimanches, les fêtes et les jeudis, on fera des promenades dans le grand jardin.

Chapitre 8.—Police de la maison.

Article non numéroté. La Directrice a droit de remontrance envers la Maîtresse; si celle-ci, malgré les avertissements réitérés de la Directrice, retombait dans la même faute et que cette faute fût d'un mauvais exemple pour les élèves et quelle portât préjudice à la maison, la Directrice serait tenue d'en prévenir le Ministre de l'Intérieur.—Art. 51. Si la Maîtresse avait à se plaindre des institutrices, elle porte sa plainte à la Directrice.—Art. 52. La Directrice a droit de réprimande envers les institutrices. Elle peut même, dans un cas grave, les suspendre de leurs fonctions, en donnant toutefois avis de cette suspension dans le même jour au Ministre de l'Intérieur et en lui en faisant connaître les motifs.—Art. 53. La Directrice peut punir par la suspension du salaire toutes les personnes de service et même les renvoyer.—Art. 54. Les clefs du grillon (sic) et des portes d'entrée seront toutes déposées chez la Directrice à neuf heures du soir en hiver et à dix en été.—Art. 55. Une tournée sera faite tous les soirs à dix heures et demie par la Directrice ou par la Maîtresse pour s'assurer si toutes les lumières sont éteintes et si tout est en ordre.

Art. 56. La Maîtresse, les Dames institutrices, lingère et infirmière déposeront leurs lettres cachetées dans une boîte fermée qui sera dans une salle de communauté.—Art. 57. La Directrice aura les clefs de cette boîte, se la fera apporter et l'ouvrira tous les jours de départ.—Art. 58. Les élèves de chaque classe remettront à leur institutrice les lettres destinées à leur père ou à leur mère; elles seront sans cachet et remises à la Directrice par l'institutrice.—Art. 59. Il est expressément défendu à toutes les personnes attachées à la maison, sous quelque titre que ce soit, de se charger pour l'extérieur de lettres adressées par les élèves et de permettre qu'il en soit porté par aucune personne étrangère à la maison.—Art. 60. Les lettres qui arriveront pour toutes les personnes de la maison seront remises à la Directrice; celles adressées à la Maîtresse, aux institutrices, aux employées seront de suite remises par la Directrice à leur destination. Les lettres aux élèves ne seront remises qu'après avoir été décachetées.—Art. 61. La Maîtresse peut sortir quand besoin est pour affaires de la maison, en donnant préalablement avis de sa sortie à la Directrice.—Art. 62. La Directrice a seule le droit de visiter les parents des élèves, à moins que la Maîtresse n'en soit spécialement chargée par la Directrice.—Art. 63. Il est accordé un jour de sortie par mois aux Dames institutrices, mais elles sont tenues d'être rentrées à huit heures en été et à quatre en hiver, à moins d'une permission particulière de la Directrice. Les Dames ne pourront passer la nuit hors du collège qu'avec une autorisation signée par la Directrice.—Art. 64. Toutes les fois que la Directrice autorisera une Dame à s'absenter pendant plus de vingt-quatre heures, elle en instruira d'avance S. E. le Ministre de l'Intérieur et l'informera du motif pour lequel on lui demande son autorisation.—Art. 65. Les Dames institutrices, lingère, infirmière ne pourront se réunir que dans la salle de communauté et ne pourront aller les unes chez les autres que lorsqu'elles y seront envoyées pour affaire de la part de la Directrice ou de la Maîtresse.—Art. 66. Les unes et les autres ne pourront recevoir les personnes qui viendront pour elles dans les parties extérieures du parloir qu'avec une permission de la Directrice.—Art. 67. Aucune élève ne pourra sortir de la maison sans être cherchée par son père ou sa mère ou par une femme de confiance qui, chargée d'une lettre, pourrait les suppléer.—Art. 68. Les parents des jeunes personnes ne pourront les voir que le jeudi et le dimanche depuis onze heures jusqu'à trois en hiver, et en été depuis quatre jusqu'à sept.—Art. 69. L'heure fixée pour la sortie des élèves sera de neuf à dix; (elles) devront rentrer de sept à huit en été, et de quatre à cinq en hiver. Le jeudi sera le jour spécialement choisi pour la sortie des élèves. Il n'en pourra sortir qu'une classe à la fois.

Art. 70. Il est expressément interdit à toutes les élèves d'apporter de chez leurs parents aucun livre ni papier. En rentrant au collège, elles seront soumises à la surveillance nécessaire pour s'assurer qu'elles ne désobéissent point à cette défense.

Art. 71. Aucun présent ne peut être accepté par aucune des personnes employées dans la maison, quand même le présent viendrait des parents ou des élèves.—Art. 72. Aucune personne de service de la maison ne peut recevoir d'étrennes.—Art. 73. Les femmes seules pourront être admises dans l'intérieur du collège.—Art. 74. Seront exceptés les professeurs, le Directeur spirituel, le chapelain, le médecin, le chirurgien dentiste et les ouvriers qui ne pourront être remplacés par des femmes.—Art. 75. Les professeurs n'auront entrée dans le collège qu'à l'heure fixée pour leurs leçons, et les autres, que lorsqu'ils seront appelés par la Directrice. Aucun desdits individus ne pourra d'ailleurs circuler dans l'intérieur qu'accompagné d'une fille de service.—Art. 76. Les pères et grands-pères des élèves ne pourront avoir entrée dans l'intérieur du collège qu'en cas de maladie de leurs enfants et avec une permission du Ministre de l'Intérieur. Dans toute autre circonstance, ils ne pourront les voir qu'au parloir.—Art. 77. Les élèves auxquelles la Directrice permettra de se rendre au parloir y seront accompagnées d'une institutrice. Elles pourront, avec la permission de la Directrice, être conduites dans la partie extérieure du parloir, lorsque leur père ou leur mère viendront les voir.—Art. 78. Cette dernière permission ne sera jamais accordée lorsque les élèves recevront la visite de leurs autres parents.—Art. 79. Les jours de fêtes et de cérémonies, la Directrice, la Maîtresse et les institutrices seront vêtues d'une robe de soie noire. La Directrice et la Maîtresse auront seules le droit de la porter traînante.—Art. 80. Les Dames lingère et infirmière seront aussi vêtues de noir.—Art. 81. L'habillement des filles de service sera d'étamine et de couleur foncée.—Art. 82. Une institutrice, choisie par la Directrice pour un mois au plus, sera spécialement chargée de la police du réfectoire pendant les repas.—Art. 83. La Dame institutrice chargée de la police du réfectoire sera servie après le dîner général.—Art. 84. La permission de sortir une fois par mois ne sera accordée à une élève que par la Directrice et sur le rapport favorable qui sera rendu de sa conduite et de ses études dans les notes de son institutrice et de ses professeurs.

Titre III.—Service de santé.

Art. 85. La Dame infirmière sera dépositaire des médicaments usuels.—Art 86. Lorsqu'elle aura besoin de médicaments qui exigeront une préparation, elle présentera à la Maîtresse l'ordonnance du médecin et, sur le vu de cette ordonnance, la Maîtresse en autorisera l'achat.—Art. 87. Lorsqu'une élève entrera dans le collège, la Directrice prendra, de concert avec le médecin de la maison, les mesures nécessaires pour s'instruire avec les parents de la jeune demoiselle des différentes maladies ou inconvénients que la jeune fille pourrait avoir éprouvés depuis sa naissance, ou des infirmités qui pourraient l'exclure.—Art. 88. Le chirurgien dentiste de la maison se concertera avec le médecin pour les opérations qu'il jugera convenables, et rendra compte à la Directrice du résultat de leur conférence.

Titre IV.—Dispositions générales.

Art. 89. Le Règlement général du collège, le Règlement intérieur proposé par la Directrice et approuvé par le Ministre de l'Intérieur et les décisions du Ministre qui pourraient intervenir seront lus tous les six mois dans une assemblée composée de la Directrice, de la Maîtresse, des institutrices, des Dames lingère et infirmière.—Art. 90. Toutes les fois qu'une décision sera adressée par S. E. le Ministre de l'Intérieur à Mme la Directrice, cette décision sera lue dans une séance de toutes les Dames, que Mme la Directrice convoquera. Cette séance doit avoir lieu dans l'un des trois jours de la réception de la décision.—Art. 91. La Directrice réglera provisoirement tout ce qui n'est pas déterminé par le présent Règlement ou par le Règlement intérieur. Elle rendra compte à S. E. le Ministre de l'Intérieur de toutes les mesures qu'elle aura cru devoir prendre et, chaque mois, de la conduite des élèves.

Note des livres français:

La petite grammaire de Lhomond; l'abrégé de Rostaut; la grammaire de Wailly, 11me édition; la syntaxe de Fabre.—Géographie: L'abrégé de géographie de Guthrie, et, quand il aura paru, celui de Malte-Brun; l'atlas du précis de géographie universelle de Malte-Brun (il réunit tout ce qu'on peut demander en cartes anciennes, du moyen âge et modernes); cosmographie de Mentelle.—Mythologie du Père Jouvency, qu'on trouve à la fin de l'abrégé de l'histoire ancienne à l'usage de l'Ecole militaire, de Bass-ville; abrégé de celle de l'abbé Banier.—Histoire: Abrégé de la Bible, par l'Euy[36], 3 volumes in-8°; éléments d'histoire générale, par Millot. Précis de l'histoire ancienne, de la république romaine, des empereurs et du Bas-Empire, par Royou. Histoire d'Angleterre, par Millot. La vie des hommes illustres, de Plutarque. Abrégé de l'Histoire universelle, de Bossuet. Le Voyage du jeune Anacharsis, par Barthélemy. L'Atlas de Le Sage. Eléments de l'histoire d'Allemagne, par Millot ou par Efele[37]. Histoire de l'Espagne, par Gaillard. Histoire de Russie, par Voltaire; Histoire de Charles XII, par le même. Histoire de Suède et de Danemarck, par Vertot. Histoire de Charles-Quint, par Robertson. Les Oraisons funèbres de Fléchier et de Bossuet. Le Petit Carême, de Massillon. Précis de l'Histoire de la Révolution, par Lacretelle; Histoire de France, XVIIIe siècle, par le même. Les Révolutions romaines, de Vertot. Histoire de France, par Millot. La Chronologie; de Prévost d'Iray.—Littérature: Le cours de littérature de Le Batteux. Leçons de littérature, de Noël, à l'usage de tous les établissements d'instruction.—Poèmes: Le poème de la Religion, de Racine; l'Homère, traduit par Bitaubé. Les satires de Boileau. Les poésies sacrées de J.-B. Rousseau. Télémaque. Le théâtre de Racine, le théâtre de Corneille. Lettres de Mme de Sévigné. Le fablier de La Fontaine.—Livres de récréation: Don Quichotte, les Voyages de Campe.

Note des livres italiens:

Tous les livres élémentaires de Soave pour les commençants. Le Galateo, de Mgr Della Casa; les Rivoluzioni d'Italia, de Denina. Lettres familières à l'usage des lycées. Lettres d'Ann. Caro. Comédies choisies de Goldoni. Nouvelles morales du P. Soave. Grammaire de la langue italienne, du même; livre des Devoirs, du même. Choix des tragédies d'Alfieri. Anthologie italienne tirée des meilleurs classiques. Les leçons d'éloquence de Villa. Blair, traduit par le P. Soave. Lettres du card. Bembo. Lettres familières de Magalotti. La Force de l'imagination humaine, par Muratori; De la Vraie et de la fausse Religion, id.; La Philosophie morale, id.[38].

Certes, ce Règlement porte la marque du génie de Napoléon: l'esprit, souvent les expressions, en rappellent celui d'Ecouen, la distribution en est la même. Convaincu que c'est le bon ordre, c'est-à-dire la subordination et l'économie qui assure la durée d'un établissement, le gouvernement français avait tout d'abord fixé la hiérarchie, la distribution des fonctions, le partage de la responsabilité. Comme lui, le prince Eugène estima qu'aucune méthode pédagogique ne vaut une forte discipline et une bonne comptabilité. Mais un examen attentif prouve qu'il a médité et non copié son texte. En voici un exemple: Napoléon, quoique très positif jusque dans ses chimères, était obligé de passer quelques fantaisies sentimentales aux Français de son temps; Lacépède, grand chancelier de la Légion d'honneur, avait donc pu décider que, tous les ans, les élèves d'Ecouen planteraient dans le parc deux arbres qui porteraient le nom des deux demoiselles les plus méritantes et au pied desquels, plus tard, les mères donneraient à leurs filles une leçon de reconnaissance envers les bienfaitrices de leur jeunesse, et il avait soigneusement envoyé au prince Eugène ce supplément de sa façon à la règle impériale[39]. Les Italiens, qui discernent mieux que nous ce qui est bon à mettre en vers de ce qui est bon à mettre en pratique, laissèrent à la maison d'Ecouen le privilège des petites scènes à la Rousseau. Ils démêlèrent une autre illusion cachée dans une des parties les plus raisonnables du plan français, dans la partie qui regardait l'enseignement des travaux domestiques: accordant peut-être un peu trop de portée à des épigrammes que Mme Campan avait eu, dit-on, la faiblesse de prendre pour elle et de vouloir faire supprimer[40], les rédacteurs y avaient donné dans l'encyclopédie et s'étaient imaginé candidement que leurs élèves apprendraient tout ce qui peut être nécessaire à une mère de famille pour la conduite de l'intérieur de sa maison, la direction du jardinage, la préparation du pain et des autres aliments; ils n'avaient pas réfléchi que le temps manquerait dans un cours d'éducation qui embrassait jusqu'à deux langues vivantes. Le gouvernement italien ne retint que le principe, qui était excellent, savoir qu'une jeune fille doit occuper ses doigts et non pas seulement son esprit; qu'une aiguille entre ses mains est encore plus à sa place qu'un livre, et qu'elle doit apprendre à soigner les malades et les enfants. Sur ce point, on retrouvera une pareille sagesse dans un règlement pour la Maison Joséphine de Bologne, que nous donnerons en appendice.

Même indépendance, même sagacité sur d'autres chapitres. Comme la vigilance sur les moeurs était encore plus nécessaire alors en Italie qu'en France, les Italiens redoublèrent de précautions à cet égard: les lettres des institutrices durent toutes passer, cachetées, il est vrai, sous les yeux de la directrice; toutes les lettres des élèves, même celles des grandes et celles qui étaient adressées aux pères et aux mères durent être lues par elle, précautions qu'en France on n'avait pas exigées. Le Règlement d'Ecouen ne permettait que quelques tragédies de Corneille et de Racine et permettait Paul et Virginie, la Chaumière indienne: le collège de Milan admit tout le théâtre de Corneille et de Racine, et rejeta les deux romans de Bernardin de Saint-Pierre. Les Italiens avaient compris que la peinture des troubles de l'amour naissant est dangereuse, tandis que la peinture de l'amour cédant au devoir est morale; ils avaient encore plus facilement compris que c'était un non-sens de recommander la Chaumière indienne à des jeunes filles qu'on voulait élever dans celle des religions modernes, qui s'éloigne davantage du pur déisme. Ils proscrivirent également les Saisons, de Saint-Lambert, où l'on se demande comment les rédacteurs du plan d'Ecouen avaient pu ne pas apercevoir un sensualisme à peine voilé. Il n'est même pas impossible que ce soit cette judicieuse épuration qui ait déterminé le gouvernement français à écarter Bernardin de Saint-Pierre et Saint-Lambert de la liste remaniée qui accompagne le nouveau Règlement des Maisons de la Légion d'honneur du 3 mars 1811.

En revanche, comme il était encore plus nécessaire en Italie qu'en France d'agrandir l'esprit des femmes, de l'ouvrir à tout ce qu'il y a de fort et de généreux dans les théories du dix-huitième siècle, le Règlement du collège lombard admit un très grand nombre d'ouvrages d'histoire qu'on ne trouve pas sur la liste d'Ecouen, et, notamment, le Charles-Quint, de Robertson, à côté du Discours sur l'Histoire universelle, de Bossuet, les livres de Voltaire à côté de ceux de Vertot. Enfin, l'admission des deux ouvrages de Lacretelle prouve qu'on voulut, à Milan, que les jeunes filles connussent le siècle de la philosophie dans ses grandeurs comme dans ses misères, au lieu de le maudire de confiance.

Pour la liste des auteurs italiens, qui a été dressée d'original, puisque le Règlement provisoire d'Ecouen n'en parlait pas, quoiqu'il prescrivît l'étude de la langue italienne, on aura pu être surpris de n'y voir figurer nommément aucun des grands poètes du treizième et du quinzième siècles: on s'est fié aux anthologies du soin de les faire connaître, alors que, pour ceux-mêmes qu'on ne pouvait intégralement donner à des jeunes filles, on pouvait recourir à des éditions expurgées; mais on est probablement parti de l'idée que ce n'était pas surtout de poésie que la nation avait besoin; la gloire de ses grands poètes ne courait aucun péril et leurs imitateurs ne pullulaient que trop. On a donc surtout cherché, outre les écrivains épistolaires qui enseignent à s'exprimer avec élégance, les auteurs judicieux et d'une morale irréprochable, ceux qui pouvaient le mieux accréditer par la considération dont ils jouissaient les principes d'une philosophie raisonnable. Voilà pourquoi l'on prescrivit l'étude des Lettres familières, de Magalotti, réfutation estimable de l'athéisme et oeuvre d'un savant distingué; voilà pourquoi on inscrivit au programme jusqu'à trois traités de Muratori, dont la piété sincère et libérale s'insinuerait d'autant plus facilement dans les esprits que la renommée de sa colossale érudition commandait le respect; enfin, voilà pourquoi l'honnête Soave y figure. On remarquera enfin que, dans son désir de retremper les âmes, le gouvernement ordonnait l'étude des tragédies d'Alfieri; or, le prince Eugène n'ignorait certainement pas la haine dont Alfieri avait, dans ses dernières années, poursuivi la France et dont il avait voulu qu'une dernière expression sortît de son tombeau; la réplique que Ginguené venait d'opposer à un passage de son autobiographie aurait suffi à rappeler cette animosité furieuse[41]. La France s'intéressait donc assez sincèrement à la génération nouvelle pour ne point se venger à ses dépens des pamphlets d'Alfieri sur ses chefs-d'oeuvre, et il faut l'en féliciter d'autant plus que l'omission d'Alfieri n'eût en aucune façon surpris le public italien, alors beaucoup moins unanime qu'aujourd'hui en sa faveur et beaucoup moins habitué à voir enseigner la littérature nationale dans les collèges, surtout au moyen d'auteurs contemporains.

CHAPITRE IV.

Le personnel: Mme Caroline de Lort, Mme de Fitte de Soucy, Mmes de Maulevrier, etc.—Libéralité et bonté du prince Eugène; courtoisie et tact du ministère italien.—Plein succès du collège de Milan.—L'opinion publique oblige les Autrichiens à le respecter.—La deuxième directrice française reste en fonctions jusqu'en 1849.

La finesse italienne avait, disions-nous, amélioré l'oeuvre du bon sens français. Mais comme les idées sur lesquelles reposait le fond commun des deux règlements étaient beaucoup plus répandues chez nous que chez nos voisins, il importait que les personnes chargées plus spécialement de les inculquer aux jeunes filles fussent en pluralité françaises. Lady Morgan exagère lorsqu'elle, dit, dans son Voyage en Italie, qu'il est de fait que quand ce collège fut établi, il ne se trouvait pas une dame italienne que son éducation ou son expérience rendît propre à en accepter la direction. Nous verrons, en effet, que, pour Vérone, on rencontra en Italie, quelques années après, une personne fort distinguée. Toutefois, en 1812 comme en 1808, on croyait sage de chercher de préférence hors de l'Italie, puisque ce fut une Anglaise, Maria Cosway, la Vigée-Lebrun de l'Angleterre, à qui Melzi confia la direction du collège de Lodi, et que, pour Vérone même, on ne prendra une Italienne que sur le refus d'une Française.

Le prince Eugène demanda donc à notre nation la plupart des dames entre les mains desquelles il remit le collège de Milan. Mais la France elle-même ne surabondait pas alors de sujets disponibles. De nos jours, l'embarras d'un ministre de l'instruction publique n'est pas de pourvoir aux places qui réclament des sujets capables, mais de pourvoir aux sujets capables qui réclament des places. Il en était autrement alors. La Révolution avait dispersé une partie du personnel, et les mécomptes de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, n'avaient pas encore jeté dans la carrière de l'enseignement ce surplus de gradués des deux sexes que l'on compte aujourd'hui par centaines ou par milliers, et dont on désespère d'employer les services, tout en cédant quelquefois à la tentation de faciliter encore davantage les examens élémentaires qui ouvrent l'accès de la profession. Sous le premier Empire, il fallait chercher longtemps les gens à mettre en place. Il fallut attendre le 21 janvier 1809 pour pouvoir nommer une directrice, Mme de Lort; le 4 avril pour nommer la maîtresse, Mme de Soucy; le 9 mars 1810 pour nommer les institutrices, Mmes Victoire et Hortense de Maulevrier, Clausier, Smith, Gibert; le 9 décembre de la même année pour nommer les professeurs hommes, tous Italiens, sauf Garcin, chargé du français et de la géographie[42].

On aurait probablement trouvé plus vite le personnel féminin, si l'on se fût adressé aux congrégations religieuses, quelques brèches que la Révolution eût faites dans leurs rangs. Mais Napoléon estimait qu'il n'était pas sage de les employer tout d'abord. Il ne repoussait pas absolument leur concours, puisqu'il permettait à quelques-unes d'entre elles d'ouvrir des pensionnats privés dans ses États; il laissera bientôt Joachim Murat autoriser, sous conditions, les religieuses de la Visitation à recevoir des novices, à établir des collèges, en se fondant, dira le roi de Naples, sur l'avantage que l'Empire français et le royaume d'Italie tiraient de cet Ordre pour l'éducation des filles; il le laissera même assigner à ces religieuses, par un décret du 10 janvier 1811, l'ex-couvent de San Marcellino devenu collège royal: décision qui, par parenthèse, mit encore une Française à la tête d'un pensionnat italien, la supérieure des Visitandines de Naples étant alors Mme Eulalie de Bayanne, d'une noble famille dauphinoise, qui comptait alors parmi les siens un cardinal[43]; enfin on sait que, quand Napoléon ajoutera aux maisons d'Ecouen et de Saint-Denis les orphelinats de la Légion d'honneur, il les confiera aux religieuses de la Mère de Dieu. Mais il voulait commencer par des laïques, d'ailleurs non engagées dans les liens du mariage, pour bien établir le caractère de l'éducation qu'il avait en vue.

Où avait-on été chercher les dames qui allaient surveiller l'éducation des jeunes Milanaises? Très près et très loin. Les unes, comme Mme Clausier, que la mort d'un frère administrateur général des vivres venait de laisser sans ressources, habitaient Milan même; les autres, comme Mme de Lort qui était de Strasbourg ou de Nancy, venaient de Paris. On avait dû renoncer à exiger l'expérience de l'enseignement. Mme de Soucy, qu'avait prêtée la maison d'Ecouen, en avait seule une courte pratique; peut-être en était-il de même de la directrice, mais je ne l'affirmerais pas. On n'avait pas davantage pu demander de diplômes, ni même, comme on en peut juger par quelques lettres conservées aux Archives de Milan, un respect scrupuleux de l'orthographe. On avait voulu, avant tout, des personnes qui joignissent à des moeurs irrépréhensibles une éducation excellente et, autant que possible, une naissance relevée. Mme Caroline de Lort était comtesse et avait été chanoinesse dans le chapitre de Bouxières où, pour être admise, il fallait faire preuve d'antique noblesse; Mme Angélique de Fitte de Soucy avait été élevée à Saint-Cyr; Mmes de Maulevrier, filles d'un officier supérieur à qui les événements de Saint-Domingue avaient fait perdre une fortune considérable, portaient un des grands noms de France. L'aristocratie fournit également quelques-unes des institutrices qui, dans les années suivantes, remplacèrent plusieurs des premières titulaires.

Au prestige de la naissance, Napoléon avait voulu ajouter la considération qui s'attache aux fonctions bien rétribuées. Dans les maisons de la Légion d'honneur, sans parler de la surintendante qui recevait 15,000 francs, une dame dignitaire touchait 2,000 francs, une dame de première classe 1,200, une demoiselle 600, sommes considérables pour l'époque, surtout si l'on songe qu'elles étaient toutes entièrement défrayées. Le gouvernement se montra plus généreux encore envers les dames du collège de Milan, traitant avec la même faveur celles qu'on avait trouvées à Milan même et celles qui avaient consenti à s'expatrier exprès: la directrice fut appointée à 4,000 francs, la maîtresse à 3,000, chaque institutrice à 1,500. Le traitement de la maîtresse était précisément celui d'un professeur de Faculté dans les Universités impériales. Enfin, le gouvernement payait sans observation les cent louis qu'avait coûté le voyage de Mme de Lort.

La plupart de ces personnes, comme il est naturel, avaient postulé les places qu'elles occupaient. Quelquefois pourtant c'était le gouvernement qui avait fait les premières démarches, ou plutôt, procédant avec une rapidité un peu militaire, il nommait, sur la foi de leur renom, des personnes qui ne s'étaient pas mises sur les rangs. Une lettre du ministre des affaires extérieures du royaume d'Italie à son collègue le marquis de Breme, ministre de l'intérieur, montre qu'on avait nommé Mme de Soucy sans lui faire connaître le traitement qu'elle aurait, la date à laquelle elle devrait partir, sans lui dire si ses frais de route seraient payés: «Il est pourtant naturel,» disait Marescalchi, «qu'elle désire être instruite de choses qui la touchent de si près.» C'est ainsi qu'en 1813, une dame Rambaldi, qui administrait depuis douze ans l'orphelinat de Vérone, fut toute surprise de recevoir un décret du 6 janvier qui la nommait institutrice au collège de cette ville, honneur qu'elle déclina[44].

Mais cette façon expéditive de conférer les emplois ne doit pas faire mal juger de la manière dont le gouvernement se comportait avec les directrices et avec leurs subordonnées. Sans doute, au premier abord, on est un peu étonné, en examinant la correspondance administrative, du style alors en usage dans les bureaux des ministères italiens; les décrets du prince y sont qualifiés de vénérables et de très vénérés; lui adresser une pièce officielle s'appelle umiliarla; la réponse qu'il y fait est dite abbassata da lui; on ne lui offre pas sa démission, on la lui demande; il ne l'accepte pas, il l'accorde, et ce mot d'accorder revient à propos de tous ses actes qui semblent autant de faveurs gratuites. Mais en retour, le ministère, qu'il s'adresse à la directrice ou à une simple institutrice, s'exprime avec une aimable courtoisie; les arrêtés de nomination sont quelquefois accompagnés de gracieux compliments sur les mérites qui ont dicté le choix du souverain. Les agents du ministère s'inspirent du même esprit: le jour où le préfet de l'Adige ouvrit le collège des jeunes filles de Vérone, il remit à la directrice provisoire une médaille d'honneur en signe de la confiance du gouvernement. On accueillait avec une pareille courtoisie les familles des élèves: le même préfet, dans la circonstance que nous venons de rappeler, offrit un banquet, non seulement aux autorités de la ville, mais aux parents qui étaient venus présenter leurs enfants[45].

La correspondance officielle atteste que la bonne grâce n'était pas la seule qualité des ministres de ce temps-là. On est frappé de leur activité. Par une conséquence du pouvoir absolu, qui n'en compense pas d'ailleurs les inconvénients, ces ministres qui n'ont à satisfaire qu'un seul homme, et un homme impérieux mais point capricieux, peuvent donner tout leur temps aux affaires de leur ressort. Des détails, même fort minces, passent sous leurs yeux; ils veulent tout savoir et y réussissent; toute question qu'on leur adresse reçoit une réponse immédiate, mais ils tiennent à être interrogés.—Mais alors, dira-t-on, ils se substituent à la directrice et l'annihilent.—Nullement. Vaccari, successeur du marquis de Breme au ministère de l'intérieur, se montre, dans sa conduite avec Mme de Lort et avec les institutrices, plein d'égards, de tact et de bonté. Lorsqu'on fonda le collège de Vérone, on avait naturellement songé à emprunter à Mme de Lort une de ses collaboratrices, de même qu'on avait, quelques années plus tôt, demandé à Mme Campan de donner Mme de Soucy au collège de Milan: «Je ne puis me décider, avait dit le prince Eugène au ministre, à nommer (à Vérone) une directrice que je ne connais pas… J'ai donc nommé seulement une Maîtresse et quatre institutrices. Je vous invite ensuite à voir, avec Mme de Lort, si elle pourrait nous donner une directrice et deux ou quatre institutrices. Je ne dis pas que toutes ces personnes fussent prises dans sa maison, mais je voudrais qu'elle nous en donnât au moins une et nous indiquât les autres.» Loin d'ordonner, le vice-roi priait. Le ministre, entrant dans ses intentions, écrivait qu'il espérait déterminer Mme de Lort à se priver d'une de ses auxiliaires. Or, Mme de Lort indiqua très volontiers, pour le poste de directrice, une demoiselle Monnier qu'elle avait connue à Paris et qu'on aurait acceptée de sa main sans disputer sur les conditions, si cette personne n'avait décliné la proposition pour raison de santé; mais elle répondit à la demande de prêter une de ses collaboratrices en faisant observer que son personnel n'était pas au complet; et, plutôt que de la désobliger, le ministre recommença ses recherches dans l'inconnu[46].

Encore, dans cette circonstance, Mme de Lort pouvait-elle avoir raison. Mais ce qui fait particulièrement honneur au ministre, c'est la façon dont il pénètre, supporte et tempère les défauts qu'elle mêlait à ses vertus et à ses talents. Le gouvernement avait voulu, pour diriger le collège de Milan, une grande dame: à certains jours, il put croire qu'il avait réussi au delà de ses souhaits. Mme de Lort n'aimait pas à compter; elle aurait voulu qu'on fît tenir les livres de la maison par un agent spécial, et ce désir se justifie; mais elle aimait la représentation, et un peu plus qu'il n'était nécessaire. Son voyage, disions-nous, avait coûté cent louis; c'était beaucoup, si l'on songe que Mmes de Maulevrier n'avaient à elles deux dépensé pour venir que 884 francs. Quand il s'agit de monter le collège, Mme de Lort réclamait dès le premier jour, et avant que la maison fût pleine d'élèves, un nombre considérable de gens de service. Le ministère la ramena doucement à l'économie.

Ce n'est pas tout: Mme de Lort oubliait facilement sa naissance avec les enfants, à qui au réfectoire elle coupait elle-même les portions; elle l'oubliait aussi avec celles de ses collaboratrices qui ne pouvaient à cet égard élever aucune prétention rivale; elle inspirait en particulier à Mme Smith beaucoup d'affection et de dévouement; mais, en face de ses égales, la femme de qualité reparaissait avec les petitesses de son sexe et les exigences hautaines de sa caste. Elle n'eut pas toujours les torts de son côté, mais la conduite du ministère n'en était que plus difficile entre ces dames qui ne se sentaient pas nées pour gagner leur vie, pour obéir, et qui n'avaient plus ni famille, ni foyer paternel, ni fortune, ni patrie. Mme de Soucy entra la première en mésintelligence avec Mme de Lort; mais, frêle, souffrante, Mme de Soucy ne fit point d'éclat; et, quand elle obtint d'être relevée de ses fonctions, les élèves purent croire que la maladie seule l'y déterminait. Les yeux malins de la jeunesse surprirent au contraire les démêlés qui éclatèrent l'année suivante, en 1812, entre la comtesse de Lort et les dames de Maulevrier. Mme de Lort accusait les deux soeurs de traiter durement les élèves; Mmes de Maulevrier affirmaient que la Directrice manquait aux égards dus à deux personnes de leur rang, ou même simplement de leur profession; les élèves prenaient naturellement parti contre elles, et un jour une enfant heurta une de ces dames, sans que cet acte, mis par Mme de Lort sur le compte de l'inadvertance, fût puni; Mme Victoire de Maulevrier interprétait comme une bravade une visite de la Directrice à sa soeur malade, et la mettait plus ou moins littéralement à la porte de la chambre. La comtesse leur adressait à toutes deux le billet caractéristique que voici: «Mme la Directrice a l'honneur de prévenir Mmes de Maulevrier qu'elle a reçu l'ordre de S. E. M. le Ministre de l'intérieur, de faire servir ces dames dans l'une de leurs chambres où, par son ordre encore, on leur portera l'ordinaire de la maison, avant ou après le repas des élèves. Ces dames voudront bien dire à la personne qui leur remettra ce billet, le moment qui leur conviendra le mieux. Mme la Directrice croit aussi qu'il pourra leur convenir mieux de coucher dans la même chambre ou chacune dans la leur, et en conséquence, elle se dispose à faire porter le lit de Mme Hortense à la place qu'elle désignera.» Ici, Mme de Lort n'interprétait pas très exactement la pensée du Ministre: il avait non pas ordonné, mais permis ces mesures, et il les avait autorisées non par voie de punition, mais pour séparer les parties belligérantes. Ses lettres montrent qu'il suivait d'un oeil attentif et perspicace ces fâcheux mais inévitables démêlés: dans le différend de Mme de Soucy avec la Directrice, il avait aperçu que les prétentions de la première avaient causé la mésintelligence; dans l'affaire des dames de Maulevrier, où les torts étaient partagés, on le voit offrir au début sa médiation, puis, s'abstenir sur l'observation de la Directrice que cette intervention envenimerait le dissentiment; aux deux soeurs qui s'imaginent que Mme de Lort veut les évincer pour faire place à ses protégées, il répond sans humeur que, le nombre des institutrices ne se trouvant pas complet, Mme de Lort n'a pas besoin de les exclure pour introduire les personnes à qui elle voudrait du bien; il ne les en protégeait pas moins contre toute représaille et invitait poliment la Directrice à ne pas permettre aux enfants de s'immiscer dans le débat. Il ne lui échappe aucun trait de raillerie ou d'impatience. En Italien qu'il est, il sait prendre son parti de ce qu'on ne peut empêcher, et ne se flatte pas de faire vivre des femmes dans une paix éternelle. Il maintient le principe d'autorité en laissant partir Mmes de Maulevrier comme Mme de Soucy, puisqu'elles ne peuvent s'accommoder au commandement de Mme de Lort; mais alors même ses égards témoignent aux innocentes rebelles que les qualités qui leur manquent ne lui font pas méconnaître celles qu'elles possèdent.

Le prince Eugène, qui est Français, prend les choses plus à coeur: «Le Ministre,» écrit-il de Moscou le 8 octobre 1812, «fera connaître à Mme la Directrice que cette affaire m'a affligé et que, pour son propre intérêt comme pour celui du Collège Royal, je verrais avec beaucoup de peine qu'il se présentât jamais un troisième événement de la même nature. Je ne doute pas des torts de Mmes de Maulevrier; mais je me persuade que, si Mme de Lort eût appelé plus tôt à son secours l'intervention du Ministre, on aurait prévenu les conséquences que la mesure aujourd'hui nécessaire (souligné dans le texte) ne peut manquer d'avoir dans l'opinion publique[47].»

Mais le flegme bienveillant du ministre voyait plus juste que le chagrin affectueux du prince Eugène. Ces petites brouilles ne portèrent aucune atteinte à la prospérité de la maison qui frappait tous les regards. Nous en avons pour preuve, non pas seulement des déclarations publiques qu'on pourrait suspecter: par exemple le Giornale Italiano, en relatant le 19 avril, le 18 décembre 1811 des visites que la vice-reine et son mari y ont faites, assure que leurs Altesses se sont montrées très contentes et ont félicité Mme de Lort. On pourrait prétendre que ce langage s'adresse au public qu'on veut séduire. Mais voici une lettre ministérielle du 21 juin 1812 qui n'était pas destinée au public, mais à Mme de Lort seule: «Ma visite d'hier à votre collège m'a convaincu encore davantage des progrès que les élèves font dans leurs études, nouvelle preuve de l'excellente direction que vous savez donner à toutes les parties de leur éducation. J'ai déjà eu, Madame, l'occasion de me louer de vous; j'ai même eu récemment la satisfaction de voir comme Son Altesse Impériale a daigné vous manifester par mon intermédiaire son approbation pour l'oeuvre que vous avez accomplie.» Une gratification de deux cents francs pour chacun des professeurs du collège accompagnait cette lettre et en corroborait irréfragablement la sincérité.

Le public en jugeait comme l'autorité; car il sollicitait les places payantes avec autant d'empressement que les places gratuites; et c'est pour répondre à cette disposition si flatteuse que l'on décida la fondation des collèges de Vérone et de Bologne où, toutefois, puisqu'il ne s'agissait plus de fonder dans la capitale du royaume une institution modèle, on ménagerait le trésor public et la bourse des familles: ces collèges devaient donner une instruction un peu moins étendue; le prix de la pension y était fixé à six cents francs au lieu de huit cents, et chacun des deux recevrait, non plus seulement cinquante élèves comme le collège de Milan, mais cent, dont moitié, comme à Milan, à titre gratuit. Le personnel de ces deux collèges de second ordre devait toucher des appointements un peu inférieurs; (1,000 francs pour la Directrice, 800 francs pour la Maîtresse, 600 pour chaque institutrice); et on ne le faisait plus venir d'au delà des Alpes. On avait pourtant cette fois encore, nous avons eu occasion de le dire, cherché hors du royaume, au moins pour Vérone; on avait aussi songé à confier le collège de cette ville à des religieuses salésiennes qui auraient à cet effet quitté Roveredo; le préfet de l'Adige fut sans doute fort heureux quand on abandonna ce dernier projet; car dans son discours d'ouverture, on trouve un passage qu'on croirait d'hier sur l'insuffisance babillarde de vierges voilées qui, privées du doux nom de mères, en pratiquaient mal les fonctions puisqu'elles en ignoraient les sentiments et les devoirs[48]. Mais en somme l'esprit et les méthodes demeurèrent les mêmes qu'à Milan. On apporta les mêmes soins au choix de la Directrice, et, pour la seule des deux maisons qui s'ouvrit, celle de Vérone, on en rencontra une fort estimable dans la personne d'Amalia Guazza qu'on avait nommée Maîtresse le 13 juillet 1812 et que l'on mit le 6 janvier 1813 à la tête de l'établissement: «Le préfet de l'Adige, avait dit le ministre, donne les meilleures informations tant sur le zèle qu'elle a déployé dans les premiers temps de l'installation du collège, suppléant presque à elle seule à l'absence des institutrices non encore parvenues à leur destination, que sur son habileté peu commune à s'acquitter des charges difficiles qui lui étaient confiées. Il dépeint de la manière la plus avantageuse sa manière de se présenter, son amabilité qui lui a gagné l'affection de toutes les élèves alors qu'elle maintenait dans le collège la plus exacte observance de la Règle[49].»

Le collège de Vérone rencontra dans le public la même faveur que celui de Milan.

Mais, dira un sceptique, qui sait si en mettant leurs filles dans ces collèges, les pères n'entendaient pas uniquement faire leur cour à Napoléon, ou s'ils n'obéissaient même pas aux injonctions de ses agents? M. Tivaroni n'affirme-t-il pas qu'on ordonnait aux nobles romains d'envoyer leurs enfants dans les lycées de Paris? Nous répondrons par des faits positifs. D'abord il suffit si peu de la volonté déclarée du gouvernement le plus absolu pour peupler un collège, que nous avons vu l'établissement de Mme Laugers demeurer vide malgré les titres dont on le décorait, malgré les subventions et un changement de local; ce n'est ni l'adulation ni la crainte qui font la prospérité d'une maison d'éducation, c'est la confiance fondée sur l'estime. À Parme, l'administration française était dirigée par un préfet d'un zèle intempérant qui s'était mis en tête de communiquer au collège de Sainte-Catherine, dit collège des nobles, son enthousiasme pour Napoléon; il en invitait à ses brillantes soirées les sujets les plus méritants; il faisait jouer par les élèves des pièces militaires, Le Dragon de Thionville, La Bataille d'Austerlitz; comme il n'est pas très difficile d'échauffer l'imagination de la jeunesse, surtout quand on lui parle au nom d'un victorieux, il avait assez bien réussi auprès d'elle; ses comédiens imberbes avaient joué avec une verve qui charmait l'état-major; mais les familles n'entendaient pas que l'on transformât le collège en prytanée militaire. Elles redemandèrent leurs enfants. Quelques-uns de ceux-ci protestèrent. Quand le prince romain Spada envoya réclamer ses trois fils, modèles de bonne conduite, l'aîné qui était le plus âgé du collège «tint avec ses deux frères un petit conseil de famille, à la suite duquel il fit connaître à l'agent de sa maison qu'il ne croyait pas convenable de retirer ses jeunes frères du collège, et que, comme leur aîné, il ne pouvait y consentir, qu'au reste, son père ne les réclamant que sur les calomnies et les bruits répandus contre le collège, il conviendrait qu'il vînt s'éclairer par lui-même de la vérité, et que l'intérêt de ses enfants devait suffire pour le déterminer.» Mais en vain l'obstiné préfet signifia qu'une fois admis au collège, on n'en sortait qu'à la fin des études: les parents employèrent les larmes des mères, les recommandations des ambassadeurs, l'intervention des ministres: il fallut rendre un à un bon nombre d'élèves, et l'on vit l'instant où il ne resterait plus personne dans le collège[50]. L'insuccès du préfet de Parme, comme celui de Mme Laugers, prouve que le succès de nos collèges de jeunes filles était mérité.

Un autre fait que j'ai annoncé par une allusion anticipée, prouvera combien l'opinion publique était attachée à nos collèges: ce fut elle qui les sauva en 1814, ce fut elle qui obligea l'Autriche à les respecter et qui par là leur permit de donner tous les fruits qu'on en pouvait attendre.

La haine des restaurateurs de l'ancien régime contre les Français s'étendait en effet jusqu'aux établissements d'ordre pédagogique ou scientifique fondés par nous. Ainsi, en Toscane, Napoléon avait vivifié un Musée de physique et d'histoire naturelle qui datait de 1775; il l'avait employé à propager par la parole et par la plume les connaissances nouvelles, si bien qu'on avait publié un premier volume d'Annales en 1808, un deuxième en 1810: le gouvernement du grand-duc, non seulement ne pressa pas la continuation de ce recueil dont le troisième volume ne parut qu'en 1866, mais supprima les chaires du Musée[51]. En Lombardie, les Autrichiens établirent en principe, par un décret du 31 mai 1814, que tous les membres étrangers du corps enseignant quitteraient leurs fonctions, sauf les exceptions qui paraîtraient nécessaires. L'application de ce principe eût entraîné la fermeture immédiate du collège de Milan, puisque, comme le montrait le tableau du personnel, demandé en cette occasion à Mme de Lort, la directrice, la maîtresse et trois institutrices au moins sur six, étaient françaises. Mais Paolo De Capitani, chargé du portefeuille de l'intérieur, représenta, dès le lendemain 1er juin, cette conséquence à la régence du gouvernement provisoire, ajoutant que l'établissement jouissait de la pleine faveur du public, gode tutto il favore del pubblico[52], et les Autrichiens eurent le mérite d'ordonner que le personnel serait provisoirement maintenu: ils se bornèrent à cet égard à remercier, par raison d'économie, deux institutrices, les deux dernières venues: ce fut donc le hasard seul qui fit tomber cette mesure sur deux Françaises, Mmes Valentine Duhautmuid ou Dehuitmuid et Jasler de Gricourt, qui reçurent même une indemnité[53].

L'enquête à laquelle les Autrichiens procédèrent ensuite les amena, au cours de l'année suivante, à émettre le plus honorable témoignage en faveur de l'institution: «Le gouvernement,» disait le rapport, «devant rendre justice aux soins de la directrice et à la sagesse des règlements, ne peut que se déclarer extrêmement satisfait en toute chose de la marche de cet établissement.» Cette déclaration si flatteuse du gouvernement s'accorde de tout point avec le voeu de l'opinion publique et le respectable suffrage des pères et mères de famille des classes les plus distinguées, qui considèrent comme une faveur insigne d'obtenir pour leurs filles une place dans le collège, même contre payement de la pension entière[54].» Le local, sur le choix duquel le gouvernement français avait longtemps réfléchi avant de s'arrêter au couvent de Saint-Philippe de Neri, lui paraissait des mieux appropriés à la destination. Bref, le 8 juillet 1816, Mme de Lort fut informée, par l'intermédiaire de M. d'Adda, que le collège était définitivement conservé: «Le gouvernement,» disait le haut fonctionnaire, «a le plaisir de vous notifier que Sa Majesté impériale et royale, dans sa parfaite clémence, daigne approuver la conservation du collège impérial et royal des jeunes filles, si avantageusement confié à votre sage direction, alla di Lei saggia direzione tanto vantaggiosamente affidato;» et ils résolurent d'augmenter le nombre des places payantes[55].

L'enthousiasme d'une Anglaise va nous expliquer la satisfaction des Allemands. Voici le récit que lady Morgan nous a laissé de sa visite au collège de Milan. Après avoir rappelé que Mme de Lort, femme d'un mérite distingué et d'une conduite irréprochable, avait présidé à la fondation du collège, elle ajoute: «Depuis, nous recherchâmes toujours l'occasion de jouir de sa société. Comme il n'existe aucune école de ce genre en Angleterre, il est impossible d'en donner l'idée par aucune comparaison; mais sous les rapports essentiels du bon air, de l'espace, de l'élégance, de la propreté, des soins et du bon ordre, il est impossible de surpasser cet établissement. Le couvent de Saint-Philippe de Neri ressemble à un château royal; ses arcades, surmontées de galeries ouvertes, entourent un jardin superbe et parfaitement cultivé. Les dortoirs sont très grands et pourvus de cabinets de toilette abondamment fournis d'eau par de belles fontaines.» Je passe ici quelques détails sur les dortoirs et l'infirmerie. «Des bains chauds et froids y sont attenants. La lingerie est une grande pièce remplie de tout ce qui est nécessaire pour l'habillement d'une femme, fait par les élèves pour leur propre usage; mais les matériaux sont fournis par la maison. Une autre chambre contient les ouvrages d'agrément. Chaque classe a des appartements séparés qui donnent tous sur le jardin, et le désavantage d'un air chaud et renfermé, si commun même dans nos meilleures écoles, est ainsi réellement évité. Nous vîmes des groupes d'enfants courant d'une classe à l'autre à travers des orangers et des buissons couverts de fleurs, chacune avec son petit chapeau de paille et son panier au bras. Nous les vîmes ensuite rassemblées dans une belle salle, d'où elles se rendirent au réfectoire autour d'un excellent dîner. Quand Mme de Lort entra, plusieurs des plus petites se pressèrent auprès d'elle et reçurent un moment des caresses ou quelques marques d'affection et de familiarité. Elle leur parla en français à toutes pour nous montrer leurs progrès, et les fit rire de bon coeur des méprises qu'elles faisaient. L'italien est soigneusement cultivé et l'on permet le moins possible l'usage du milanais. Les études sont très libérales et doivent choquer la plupart de leurs grand'mères, qui apprenaient à peine à lire et à écrire et qui voient leurs illustres descendantes, que leur naissance devait condamner à l'insipidité et à l'indolence, occupées à couper des chemises ou à faire des corsets, à inventer des formes de robes et à raccommoder des bas, instruites dans tous les détails que doit connaître une maîtresse de maison et combinant ces devoirs domestiques avec l'étude des langues, les arts, les sciences et la littérature[56].»

À la vérité, les Autrichiens opérèrent bientôt, le 1er août 1818, quelques changements dans la maison; mais ces changements ne portèrent guère que sur les exercices religieux, le choix des livres et les relations de la Directrice avec l'autorité. Napoléon, tout en inculquant fortement l'habitude de la piété aux jeunes filles, les tenait en garde contre le mysticisme: il spécifiait des prières purement canoniques: le règlement autrichien porta, au contraire, que la prière commune serait ou composée ou tirée exprès de quelque bon livre de spiritualité; il prescrivit une huitaine de manuels de dévotion. La liste des ouvrages de pure littérature fut notablement réduite, malgré l'adjonction naturelle sous un empereur d'Autriche de la langue et de la littérature de l'Allemagne; elle se composa seulement des ouvrages suivants: Anthologies italiennes à l'usage des humanités supérieures, des humanités inférieures, des classes de grammaire; Lettres des meilleurs écrivains italiens choisies par Elia Giardini, Lettres sur le chant de Minoja, Lettres familières (en italien également). Fables de La Fontaine, de Gellert, de Lessing, de Gessner. Contes moraux (en allemand) de Filippi; OEuvres diverses pour la jeunesse (en allemand) de Campe; enfin, comme ouvrages de divertissement, Berquin en italien et en français, les ouvrages sacrés de Métastase, les Nouvelles Morales de Soave, les Contes Moraux de De Cristoforis. La liste des ouvrages d'histoire fut encore plus réduite. Plutarque, par exemple, le Voyage d'Anacharsis, les ouvrages de Robertson, de Voltaire, de Lacretelle, ceux même de Fléchier, de Bossuet disparurent, aussi bien que Boileau, Racine, Corneille, Mme de Sévigné, Cervantès, Goldoni et Alfieri. Enfin, tandis que sous l'Empire, la Directrice était en communication directe et constante avec le ministère, le collège fut désormais placé sous la surveillance d'un curateur choisi dans l'aristocratie lombarde, le comte Giovanni Luca della Somaglia, qui eut plus tard pour successeur le comte Giovanni Pietro Porro d'abord, le comte Renato Borromeo ensuite.

Mais la timidité d'esprit qui avait dicté tous ces changements n'empêchait pas le gouvernement autrichien de subir l'ascendant de la pensée qui avait présidé à la fondation du collège: le régime intérieur de la maison demeura identiquement le même, sauf que, d'accord avec la Directrice, on espaça davantage les sorties des élèves et que les visites des parents furent assujetties aux usages des couvents. On n'emprunta rien au collège de filles, fondé à Vienne, rue Abster, par Joseph II, bien qu'on eût un instant expédié d'Autriche la règle de ce collège dans la pensée de l'appliquer en Lombardie. Les élèves admises à titre gratuit continuèrent à être traitées sur le même pied que les autres: à Vienne, celles des jeunes filles qu'on admettait gratuitement s'engageaient à se vouer pour six ans à l'instruction publique, engagement fort honorable dans une École Normale où tous le prennent, mais distinction fâcheuse dans une maison où les pauvres seuls y sont soumis. À Vienne, les élèves payantes s'entretenaient elles-mêmes; à Milan, la maison continua à se réserver le moyen de maintenir l'uniformité du costume. Les habitudes démocratiques, ou, si l'on aime mieux, viriles, furent maintenues: les grandes élèves durent, comme par le passé, s'habiller seules ou sans autre aide que celle de leurs compagnes, aider à tour de rôle l'infirmière pour apprendre à soigner les malades, faire leurs vêtements, leur linge et celui du collège. Enfin, si la littérature et la philosophie françaises n'occupèrent plus la même place dans les programmes, c'étaient une directrice et une Maîtresse françaises qui continuaient à diriger la maison. Pour les simples institutrices, si la pluralité avait bientôt cessé de nous appartenir, si, pour celles qu'on ne prenait pas en Italie, on chercha peut-être plutôt à Genève ou en Savoie, on n'exclut jamais systématiquement nos compatriotes.

C'est même chose curieuse que le soin avec lequel les Autrichiens s'abstiennent d'ordinaire de toucher aux usages de ce collège. Nous avons dit que la raison d'économie leur avait fait, en 1814, remercier deux institutrices; cette question de l'économie revint plusieurs fois, car le collège, comme la plupart des établissements publics, coûtait plus qu'il ne rapportait; néanmoins on voit François II, en 1818, déclarer qu'il n'y a point lieu à réduire les dépenses de la maison, et, détail plus piquant, la Direction impériale et royale de comptabilité elle-même batailler en 1828 contre la proposition de réduire les appointements des institutrices à nommer par la suite. «Il fallait avoir égard,» disait-elle, «aux branches d'enseignement qu'on cultivait dans ce collège, au degré éminent, aux conditions toutes particulières où il est placé.» Si cette réduction passa l'année suivante, c'est que le curateur, fort bien intentionné pour la maison, l'appuya par un argument fort plausible: il fit remarquer que des appointements très élevés, offerts à des personnes souvent très jeunes (et quinze cents francs, pour des femmes nourries et logées, étaient alors en effet une assez grosse somme) amenaient quelquefois au collège des personnes fort honnêtes, mais sans vocation véritable, qui n'y restaient que le temps nécessaire pour amasser un peu d'argent. Enfin l'Autriche eut le mérite de comprendre que, tandis que la conformité de notre langue avec l'italien en rendait l'étude attrayante à de jeunes italiennes, l'allemand semblerait toujours à la plupart d'entre elles un pensum désespérant; aussi, tout en en prescrivant l'étude, ne l'imposa-t-elle qu'aux élèves les plus avancées, alors que le français, comme l'italien, s'apprenait dans toutes les classes. Ce fut sans doute par inadvertance qu'elle supprima dans la liste des livres l'histoire spéciale de l'Allemagne, en maintenant celle de la France, mais le fait qu'une pareille inadvertance ait été commise est déjà significatif[57].

Avouons que les Autrichiens eurent du mérite à conserver, même en la modifiant, une institution du vainqueur de Marengo, d'Austerlitz et de Wagram! Ils en furent récompensés par la prospérité du collège. Dès qu'ils avaient mis quelques nouvelles places payantes à la disposition des familles auxquelles Napoléon n'en offrait que vingt-six sur cinquante, celles-ci en avaient profité; en 1821, outre les vingt-quatre élèves gratuites, on eut trente et une élèves payantes, trente-neuf en 1822, quarante-six en 1824 et 1825, accroissement qui élevait la population totale du collège de cinquante à soixante et onze élèves. Ces chiffres étaient considérables pour l'époque; car voici la population des collèges de jeunes filles en 1817 pour la Lombardie d'après l'Almanach officiel de la province: collège des Salésiennes à Alzano, 65 élèves; collège de Brescia, 14; collège des Salésiennes de Salo, 15; id. de Côme, 44; collège de Crémone, 12; de Mantoue, 13; à Milan, le collège des Salésiennes ne compte que 46 élèves et le collège de la Guastalla réservé aux filles nobles ne comprend, outre ses 24 élèves gratuites, que 9 payantes. Ce dernier chiffre est fort intéressant, car il prouve que l'aristocratie lombarde préférait à cette maison purement nobiliaire l'établissement fondé sur le principe de l'égalité. Ajoutons que ce n'était pas seulement la partie libérale de la noblesse qui appréciait ce dernier: on s'attendait bien que le comte Luigi Porro Lambertenghi, dont les fils eurent Silvio Pellico pour précepteur, y mettrait ses filles[58]. Mais les partisans, les représentants même de la restauration de l'ancien régime souhaitaient aussi d'y placer leurs enfants, témoin le marquis Alfieri di Sostegno, ambassadeur de Sardaigne à Paris et jadis otage de la France, qui sollicita et obtint en 1815 d'y faire élever sa fille[59].

Le nombre des élèves du collège diminua un moment vers 1828; mais il se releva bientôt, puisque le curateur, dans un rapport du 28 février 1834, demanda qu'on agrandît un peu les dortoirs pour que deux élèves de plus pussent venir se joindre aux quatre-vingts que la maison comptait alors. Quant à la diminution momentanée, il l'avait expliquée en juin 1829 d'une manière fort honorable pour le collège, tout en signalant quelques réformes à y introduire; c'était, disait-il, l'effet de l'ouverture de beaucoup de pensionnats particuliers à Milan et en Lombardie et des services mêmes rendus par le collège, beaucoup d'anciennes élèves se sentant capables d'élever leurs filles chez elles[60]. Le collège n'avait pas été davantage étranger à cette élévation du nombre des pensionnats en Lombardie qui avait plus que doublé, comme on peut le voir en comparant l'Almanach officiel de 1828 à celui de 1817; car, dès le 5 juin 1813, le gouvernement français avait cru devoir prémunir le public par la voie du Giornale italiano contre une sorte de contrefaçon.

Les Rapports annuels qui constataient la prospérité de notre collège l'attribuaient tous à la bonne tenue de la maison, aux progrès des élèves: «L'établissement,» dit, par exemple, celui de 1824-1825, «est florissant au même degré que les années précédentes, comme le montrent le nombre des élèves et leurs progrès tant dans les moeurs que dans l'instruction civile et religieuse; les examens semestriels de 1825 en ont fourni une preuve publique. Pour les professeurs et la Maîtresse, on ne peut que se louer de leur zèle et de leur conduite régulière et subordonnée[61].» Aussi le gouvernement autrichien donna-t-il à la Directrice un gage public de son estime en lui conférant l'Ordre de la Croix étoilée, «destiné à des dames nobles qui, se consacrant surtout au service et à l'adoration de la croix, s'adonneraient de plus à la vertu, aux bonnes oeuvres et à la charité[62].» Il est vrai que l'âge de Mme de Lort et sa santé depuis longtemps ébranlée lui conseillèrent bientôt après la retraite. Mais, quand elle obtint son congé, à soixante-quatre ans environ, au début de septembre 1828, le collège était sur un trop bon pied pour en souffrir. Mme Henriette Smith, qui appartenait à la maison depuis dix-huit années, qui depuis le 20 mars 1812 y remplissait les fonctions de Maîtresse, qui avait toujours vécu en parfaite intelligence avec la Directrice et l'avait suppléée avec dévouement, avec habileté durant ses absences et ses maladies, fut nommée à sa place le 24 août 1829, après avoir encore une fois exercé la fonction par intérim.

Les documents qui subsistent ne permettent pas d'instituer le parallèle de la première et de la deuxième Directrice. Tout ce que l'on peut conjecturer, c'est que la seconde, si elle n'avait ni les qualités ni les défauts d'une comtesse, possédait une aptitude plus marquée pour se mettre à toute espèce de travaux: ainsi, elle emploie au besoin l'italien dans sa correspondance officielle, tandis que Mme de Lort répondait toujours en français aux lettres écrites en italien; elle se déclarait prête à tenir la comptabilité de la maison, tâche que Mme de Lort avait toujours déclinée autant qu'elle l'avait pu. Quoi qu'il en soit, l'autorité marquait pour l'une et pour l'autre une égale estime et leur attribuait à toutes deux une grande part dans la prospérité du collège.

La seconde et dernière Directrice française administra la maison encore plus longtemps que n'avait fait la première; car elle resta en activité jusqu'à la fin de 1849[63]. Je ne sais si c'est la mort ou le besoin de repos qui l'enleva à ses fonctions et si elle a vu le retour du drapeau français dans la capitale de la Lombardie; mais je suis du moins content pour elle qu'elle ait vu les journées de mars 1848, date glorieuse et pleine de promesses à laquelle les fils et les frères de ses élèves en avaient une première fois chassé les Allemands.

Elle emporta une autre satisfaction, celle de laisser le collège dans une prospérité qui dure encore aujourd'hui dans le nouveau local de la via Passione.

CHAPITRE V.

Les collèges de Vérone, de Lodi, de Naples, encore aujourd'hui, comme le collège de Milan, vivants et prospères. Les patriotes italiens et les voyageurs d'accord avec Stendhal pour reconnaître que la fondation de ces collèges a puissamment contribué à relever le coeur et l'esprit de la femme en Italie.

Le collège de Vérone n'avait pas couru les mêmes dangers, précisément par les raisons qui nous ont fait prendre de préférence le collège de Milan pour objet de notre étude: le personnel en était italien, et le plan d'études moins étendu; il pouvait donc moins inquiéter l'Autriche. Toutefois, comme nous l'avons dit, on y appliquait le même système d'éducation, sinon d'instruction, qu'à Milan. Il avait donc, lui aussi, de quoi déplaire. Mais il faut croire que lui aussi il fut sauvé par les services qu'il rendait: ici encore, en effet, les Autrichiens maintinrent en fonctions le personnel nommé par le prince Eugène et laissèrent en vigueur la règle primitive jusqu'en 1837; encore ne touchèrent-ils jamais aux points essentiels, à ceux qui pouvaient le mieux retremper le caractère et réformer les moeurs du sexe féminin en Italie; on peut s'en convaincre en lisant un récit succinct des vicissitudes de ce collège, que le gouvernement italien a publié en 1873[64]. Car ce collège, comme celui de Milan, est toujours vivant et prospère. Nous renvoyons à cette histoire sommaire qui achèvera de montrer la solidité de cette oeuvre de Napoléon. Détachons-en seulement une note de la page 4, qui rend un glorieux témoignage de l'excellence du choix fait par le prince Eugène pour la direction de l'établissement: «C'est une dette de reconnaissance de rappeler le nom de la première Directrice, qui fut Mme Amalia Guazza, et dont les éminents services ont laissé dans le pays et dans la maison le plus cher, le plus impérissable souvenir. Entrée au collège à l'époque même de la fondation, et nommée Directrice effective par décret du 6 janvier 1813, elle soutint cette charge difficile pendant plus de quarante années et l'exerçait encore lorsqu'elle mourut le 30 juin 1854.»

Le collège de Lodi fut également conservé: quand lady Morgan le visita dans les premières années qui suivirent la chute de Napoléon, Maria Cosway avait été rappelée en Angleterre par des affaires domestiques, et une autre dame le dirigeait; mais il était florissant comme il l'est encore aujourd'hui. Lady Morgan, qui attribue à Maria Cosway tous les talents, toutes les qualités qui peuvent rendre une femme accomplie, y dit que sous sa direction ce pensionnat était devenu et restait une des meilleures maisons qui existent en Italie et peut-être en Europe. Ce qu'elle ajoute prouve que, sauf quelques modifications sur l'article du parloir, les Autrichiens avaient laissé subsister la règle de la maison émanée du même esprit que celle du collège de Milan, quoique visant à une éducation moins complète: «Le costume est uniforme, simple et propre sans recherche. L'instruction est la même pour tous, excepté la musique, la danse et le dessin que l'on n'enseigne qu'à celles dont les parents sont de rang à nécessiter des talents de ce genre. Elles apprennent des ouvrages d'aiguille utiles et l'économie domestique, de manière à pouvoir, en rentrant dans leur famille à l'âge de quatorze ans, tenir des livres de commerce ou conduire une maison. L'écriture, l'arithmétique et le style épistolaire sont particulièrement soignés, et la géographie, la grammaire et l'histoire enseignées à fond[65].»

L'oeuvre française dont nous retraçons l'histoire désarma jusqu'à la haine plus aveugle encore des Bourbons de Naples. Caroline Murat, qui avait pris à coeur l'établissement placé sous sa protection, avait, dit-on, en quittant le royaume, répété à tous les Napolitains qui lui faisaient leurs adieux: «Conservez mon école, veillez sur les Miracoli (ex-couvent de Naples dans lequel on avait transporté le collège d'Aversa)!» Son voeu fut exaucé. Le roi Ferdinand Ier montra sa mauvaise humeur en refusant de visiter l'établissement; mais le 6 novembre 1816, il le confirma quoique élevé par l'envahisseur. Pietro Colletta constate avec joie, dans son Histoire du Royaume de Naples, que cette maison, fondée par Joseph et Joachim, «après avoir grandi sept années en mérite, en importance, et en renommée,» a été conservée avec la règle originelle. Ce que lady Morgan, dans sa relation de voyage, appelle de grands changements, se réduisit à l'adjonction d'un professeur de catéchisme et à quelques modifications dans les rapports entre les parents et les familles; la règle intérieure fut maintenue[66]. Aujourd'hui encore deux des trois collèges qui existent à Naples sont établis l'un aux Miracoli, l'autre à San Marcellino. Les noms de la princesse Maria Clotilda, de la reine Maria Pia, qu'ils portent présentement, ne suffisent pas à faire oublier les véritables fondateurs.

Je le demande maintenant: s'il est vrai que de pareils établissements eussent partout produit de bons effets, combien ne furent-ils pas efficaces, nécessaires, chez un peuple qui commençait à vouloir se relever de sa décadence, mais où l'instruction et l'éducation des femmes étaient dans le délaissement que nous dépeignent les historiens italiens? À une éducation qui entretenait la mollesse, les préjugés de caste, l'ignorance, où la piété même ne tournait pas au profit de la vertu, ils avaient substitué une éducation qui reposait sur une piété agissante et éclairée, qui enseignait que le mérite seul établit des différences entre les hommes, qui préparait, non plus des femmes sans défense contre les surprises du coeur, sans intérêt pour les idées généreuses, mais les épouses et les mères des patriotes qui ont relevé l'Italie. Si Parini, si Alfieri avaient pu voir ces nouveaux principes appliqués pendant quarante années par les personnes mêmes que les fondateurs avaient reconnues dignes de les répandre, s'ils avaient pu voir l'élite de la société solliciter le bienfait de cette éducation pour ses filles, avec quelle éloquence, avec quelle émotion n'auraient-ils pas béni un pareil symptôme de régénération, et l'auteur du Misogallo n'eût-il pas avoué ce que proclamait Stendhal, que les collèges de jeunes filles institués en Italie par le gouvernement français ont eu la plus salutaire influence?

Nous objectera-t-on que Stendhal était Français, que nous faisons parler à notre guise Alfieri et Parini? En ce cas, nous laisserons le dernier mot à deux témoins dont on ne suspectera pas l'impartialité et dont on ne nous accusera pas d'interpréter arbitrairement le silence; car ils sont tous deux étrangers, et ils se sont prononcés avec une précision catégorique. Ecoutons d'abord lady Morgan: «De tous les bienfaits que la Révolution a conférés à l'Italie, celui dont les favorables effets dureront le plus longtemps, est un système d'éducation pour les femmes plus libéral, élevé sur les ruines d'un bigotisme dégradant.» Ecoutons enfin un patriote italien: Colletta, dans le passage précité où il nous apprend que le collège des Miracoli survécut à la réaction bourbonienne, déclare que cette maison a contribué et contribue encore puissamment à rendre meilleures les moeurs domestiques, à former beaucoup de vertueuses épouses, de mères prévoyantes, affectionnées aux joies de la famille: è stata ed è potente cagione dei costumi migliorati delle famiglie e dell'incontrarsi spesso virtuose consorti, provvide madri amorose delle domestiche dolcezze. Il est impossible de désirer un témoignage plus désintéressé et plus glorieux.

L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR LIBRE EN FRANCE

CHAPITRE PREMIER

Du goût pour les cours publics.

Pourquoi, chez un peuple qui a de tout temps goûté l'art de bien dire, le brillant professeur qui avait plus fait, par l'éclat de sa parole, pour fonder l'université de Paris, que les papes par leurs bulles; pourquoi cet Abélard qui peuplait une solitude de la Champagne en y portant sa chaire, n'a-t-il trouvé qu'au dix-neuvième siècle, dans la personne d'illustres maîtres de la Sorbonne et du Collège de France, des héritiers de son talent et de sa popularité? Pourquoi, si l'on excepte la période de la Renaissance, où la science d'un Budé, d'un Turnèbe, aidée de la noblesse de leur caractère et de l'enthousiasme du temps, amenait à leurs cours quelques gentilshommes, la montagne Sainte-Geneviève voyait-elle si rarement avant notre siècle le grand public se mêler aux habitués du pays Latin? Sans doute, les exercices publics des collèges, surtout quand les jésuites en réglaient l'ordonnance, les joutes de la Faculté de théologie, surtout quand Arnauld y déployait sa dialectique passionnée, attiraient un concours nombreux de personnages marquants; tel professeur à la parole mordante, d'un tour d'esprit bizarre, un Guy Patin, par exemple, voyait quelquefois survenir un auditeur illustre qu'il saluait d'un compliment improvisé. Mais c'étaient là des circonstances extraordinaires: on peut dire, d'une manière générale, que les candidats aux grades universitaires fréquentaient seuls l'Université.

Essayons d'expliquer ce fait.

Le public, dans les derniers siècles, n'aimait certes pas moins la littérature que de nos jours; mais il la cultivait autrement. Aimer les lettres, c'était d'abord pour lui lire et relire les auteurs classiques de l'antiquité ou des temps modernes. On sortait jeune du collège; mais on y avait pris le goût d'un commerce intime avec un petit nombre d'auteurs du premier ordre; et comme en entrant dans le monde on y retrouvait ces auteurs en possession d'un égal crédit, on leur gardait une fidélité qui occupait une bonne part des loisirs de la vie. On ne désirait point un commentaire éloquent ou spirituel de ces grands écrivains: on préférait les étudier soi-même. C'est une des raisons pour lesquelles l'époque qui a le plus universellement, le plus vivement goûté Cicéron et Virgile, nous a bien laissé quelques pages admirables offertes en tribut à l'antiquité, mais non un bon livre de critique sur les orateurs ou sur les poètes anciens; et c'est aussi la raison pour laquelle on ne se remettait plus, à l'âge adulte, sur les bancs de l'école.

Aimer les lettres, c'était encore s'essayer à écrire. Même parmi les personnes les plus résolues à ne point compromettre leur réputation d'esprit au profit d'un imprimeur, presque tous ceux qui se piquaient de goûter la littérature se hasardaient à rimer dans le secret de l'intimité, à enfermer dans d'élégantes maximes quelques ingénieuses remarques sur les moeurs, à esquisser le portrait d'un ami où l'on tâchait de mêler d'une main légère l'éloge et l'avertissement, à définir le sens précis des expressions de la bonne compagnie; ils soignaient leurs lettres, leurs entretiens des jours de réception: la correspondance épistolaire et la conversation formaient deux genres littéraires où l'on se risquait à huis clos. Ainsi passait la part de loisirs que la lecture ne prenait pas. On n'avait que faire de traverser la Seine pour aller chercher la littérature, puisqu'on la trouvait chez soi.

Aussi, au dix-septième siècle, les précieuses ridicules mêmes ne songent-elles point à réclamer pour elles la fondation de cours publics: elles vont, à la vérité, dans leur impuissance à renverser les lois de la nature, prendre une idole dans le sexe dont elles prétendent s'affranchir; mais c'est un oracle qu'il leur faut, ce n'est pas un professeur; elles comptent monter à leur tour sur le trépied. Elles lui prêtent leur attention pour recevoir ses conseils, mais aussi pour qu'il les écoute ensuite. Elles lui soumettent leurs productions, mais à charge de revanche; et l'on ne voit même pas qu'elles tiennent de lui la science qui a brouillé leur jugement: ce n'est pas lui qui a installé chez elles la grande lunette à faire peur aux gens; elles ne doivent leur sottise qu'aux livres et à elles-mêmes.

Durant la majeure partie du dix-huitième siècle, le public garda les mêmes usages. Le ton et la matière des exercices auxquels on s'amusait avaient changé: le persiflage se cachait sous la politesse; les discussions sur la philosophie de l'histoire remplaçaient les analyses de morale; mais on continuait à croire que le plus sûr, pour apprendre à marcher, comme pour prouver le mouvement, est de marcher plutôt que de regarder marcher; c'est-à-dire que, du moins l'adolescence passée, la lecture et la conversation valent encore mieux pour former l'esprit que de brillantes leçons que rien ne grave dans la mémoire et sur lesquelles rien ne force à réfléchir.

La manière dont nos pères parachevaient leur instruction dans l'âge mûr marquait donc peut-être plus d'énergie que celle qui a prévalu depuis, et préparait un public plus véritablement cultivé; une époque où toute la société polie se divertissait à penser et à écrire avait plus de chances de produire des hommes de génie qu'une époque où cette même société s'amuse à écouter. Toutefois, la vogue des cours publics, outre qu'elle témoigne d'un goût honorable encore, quoique passif, pour les lettres, a grandement servi les progrès du genre où notre génération réussit le mieux: la critique. À mesure que beaucoup d'oeuvres brillantes, mais improvisées par des esprits plus fougueux que profonds perdent de leur prestige, on comprend mieux que ce genre, qui ne requiert point de facultés créatrices, est celui qui soutiendra la réputation de la fin du dix-neuvième siècle. Or, quoique la philosophie française et la philosophie allemande, l'école de Rousseau représentée par Mme de Staël et Chateaubriand, et l'école de Kant puissent revendiquer l'honneur d'avoir découvert les principes qui ont donné à la critique moderne sa finesse et sa portée, la nécessité d'intéresser un auditoire nombreux et aussi avide de plaisir que d'instruction a conduit les maîtres à chercher des vues plus neuves et plus vastes. Aussi le plus brillant élève de Mme de Staël a-t-il été Villemain; et depuis soixante ans que la foule se presse devant les chaires de l'enseignement supérieur, les hommes qui l'y retiennent ont découvert dans l'histoire de la littérature plus de vérités que leurs devanciers n'en avaient aperçu en bien des siècles.

Mais, dira-t-on, ce préambule conviendrait si le haut enseignement ne s'adressait qu'aux amateurs, et nous le voyons, au contraire, former de sérieux adeptes à la sévérité des bonnes méthodes et ne pas seulement décrire les résultats brillants de la science, mais frayer la route qui y conduit.

Nous répondrons que c'est de l'enseignement supérieur libre, et non des Facultés de l'État que nous esquissons l'histoire, et que les faits vont nous montrer que les cours libres dont nous exposerons le rôle et l'influence, ont dû aux gens du monde leur naissance et leur durée. Étudier ces cours, ce ne sera donc pas simplement ajouter quelques traits à l'histoire anecdotique de notre littérature, à la biographie de beaucoup d'hommes célèbres, et défendre contre un injuste oubli plusieurs associations qui ont longtemps occupé l'attention publique; ce sera, de plus, s'éclairer sur les avantages et les inconvénients attachés, au moins dans notre patrie, aux Universités libres. Nous ne parlerons pas de celles qui existent aujourd'hui sous nos yeux, parce qu'elles sont encore trop récentes. Les associations qui les ont précédées nous offrent dans leur longue carrière un champ d'observation plus vaste, plus sûr même, parce qu'il est plus aisé d'y demeurer impartial.

CHAPITRE II.

Naissance de l'enseignement supérieur libre à la veille de la
Révolution.

I

Certes, si jamais, en fondant des cours libres, on a pu légitimement concevoir le dessein de suppléer à l'insuffisance de l'enseignement officiel, ça été à l'époque où Pilâtre de Rozier ouvrit son Musée. On se souvient de l'émotion, de l'ardeur généreuse qu'excitèrent un peu après 1870 les hommes qui révélèrent courageusement à la France tout ce qui manquait aux Facultés de l'État. Les hommes compétents étaient encore beaucoup moins satisfaits de nos Universités dans les années qui précédèrent 1789, et ne gardaient pas davantage le silence. M. Liard a fortement marqué, dans son histoire de l'Enseignement supérieur en France, le contraste qui existait au dix-huitième siècle entre les savants libres qui remplissaient de leur nom l'Europe entière, qui découvraient non pas seulement des vérités, mais des sciences nouvelles et les maîtres des Universités, routiniers et obscurs, qui ne savaient même pas se faire honneur des inventions d'autrui. La faute n'en était pas uniquement à l'insouciance de Louis XV: il n'était pas, en effet, dans la tradition que le gouvernement provoquât des réformes pédagogiques favorables au progrès des lumières. Sauf l'heureuse dérogation par laquelle François Ier avait créé le Collège de France (et ce collège, créé pour chasser la routine, avait été envahi par elle), les rois récompensaient par des honneurs et des pensions la science déjà illustre; mais la science encore obscure et la transmission de la science ne les intéressaient pas. C'était sous le patronage de l'Église que les Universités avaient grandi, et l'on ne pouvait raisonnablement exiger que l'Église traitât les connaissances profanes avec la sollicitude qu'elle avait témoignée à la théologie. Aussi, nombre des chaires, locaux, mérite des professeurs, méthodes, tout était défectueux, tout appelait une réforme.

Il semblerait donc que la pensée de Pilâtre dût être d'offrir aux jeunes gens qui voulaient se vouer à l'étude l'initiation à la fois prudente et hardie qu'ils auraient inutilement cherchée ailleurs. Pourtant Pilâtre ne songea pas surtout à eux. Je ne voudrais pas dire que ses défauts l'en détournèrent aussi bien que ses qualités; il répugne d'employer un mot désobligeant à propos d'un homme si sympathique par son courage, son activité, et dont l'esprit de ressources a été, en somme, beaucoup plus utile aux autres qu'à lui-même. Peut-être, cependant, n'eût-il été que médiocrement flatté d'avoir pour uniques auditeurs des étudiants, c'est-à-dire des jeunes gens pour la plupart sans nom, sans crédit, sans fortune. Quelques-uns de ses imitateurs penseront davantage à ces auditeurs modestes; mais ses continuateurs véritables, ceux qui s'inspireront fidèlement de son esprit, ne songeront que très tard à les attirer. Quand Pilâtre pensait à la jeunesse, c'était probablement surtout, comme les rédacteurs d'un programme publié pour son établissement vers décembre 1785, quelques mois après sa mort, à la jeunesse aristocratique qu'il songeait particulièrement, aux futurs chefs d'armées et gouverneurs de provinces. Mais cette préférence n'était pas de sa part une pure faiblesse. Il lui fallait des appuis et il connaissait la légèreté des puissances de son temps: il savait qu'incapables de s'intéresser à ce qui était uniquement sérieux, elles ne se faisaient pourtant pas une règle de l'indifférence, mais que l'empire de la mode pouvait seul les en tirer. Comme elles n'accordaient qu'une protection, et même qu'une tolérance précaire aux efforts des hommes de bonne volonté, ceux-ci étaient obligés de sacrifier à la frivolité pour la mettre de leur côté; il fallait se placer sous la protection de son caprice: l'appui du gouvernement, de la noblesse, était à ce prix. Pilâtre dut tenir compte de cette considération, qui faisait souvent échouer ou dévier les tentatives les plus généreuses.

On pourrait également croire, parce que l'établissement qu'il a fondé rappelle surtout le nom de La Harpe, que l'amour des lettres en a suggéré la fondation. Il n'en est rien: le fondateur obéit à la pensée qui avait inspiré la partie scientifique de l'Encyclopédie. Le dix-huitième siècle, sans placer exclusivement le bonheur dans le bien-être, voulait que la science se proposât principalement de rendre la vie plus commode: de là, les soins que prend Diderot pour exposer les progrès des arts mécaniques, la célébrité qui, dès le premier jour, récompensa à des titres divers, les Jacquart, les Parmentier, les Jenner, les Franklin; de là, les sociétés qui se formèrent dans la seconde moitié du siècle pour encourager les découvertes applicables à l'agriculture ou aux métiers. Les lettres ne furent admises dans la maison de Pilâtre que quelques années plus tard. Mais toutes les fois qu'elles s'allient aux sciences dans une oeuvre commune, comme elles sont plus accessibles à la foule, elles demeurent seules dans sa mémoire: le mot d'école d'Alexandrie fait surtout songer au poème sur l'expédition des Argonautes, à des hymnes, à des églogues, et pourtant Eratosthène et Hipparque avaient plus de force de génie que les poètes des Ptolémées. Déjà en 1808, un railleur s'étonnait que la salle des cours ressemblât fort peu à une bibliothèque de lettrés: «Quel aspect,» disait La Gazette de France du 20 juillet, «offre à l'étranger cet asile des Muses! Un vaste fourneau, espèce d'antre représentant assez bien les forges de Vulcain, telle est la décoration du fond de la salle. Au-dessus de la tête des lecteurs, brillent des bocaux étiquetés et qui nous transportent dans ces laboratoires de l'alchimie que les peintres flamands se sont plu à rendre avec leur minutieuse et précieuse exactitude; des cornues, des alambics complètent l'illusion…; des globes métalliques suspendus à la voûte et propres à receler des feux dont Jupiter formera la foudre… frapperaient de terreur si l'oeil ne se reposait enfin sur le modeste verre d'eau sucrée placé à la gauche du lecteur, comme un symbole des douceurs qu'il se prépare à débiter.» Mais laissons dire les railleurs: nous verrons que les sciences ont fourni à cette chaire plus d'hommes supérieurs que les lettres.

Ce fut donc surtout pour intéresser les gens du monde à la physique et aux mathématiques que le hardi et brillant Pilâtre fonda, sous le patronage du roi et du comte de Provence, le Musée de Monsieur, qu'il ouvrit le mardi 11 décembre 1781, rue Sainte-Avoye[67]. Mais alors ne faut-il pas recommencer sa justification? Car la témérité était encore beaucoup plus grande que s'il se fût agi de cours de littérature ou d'histoire. Mais M. Guizot vient à notre aide: dans une notice sur Mme de Rumford, la veuve de Lavoisier, il reproche aux hommes spéciaux de trop dédaigner l'intérêt que les gens du monde peuvent porter à leurs études: «L'estime, le goût du public pour la science, et la manifestation fréquente, vive de ce sentiment, sont pour elle d'une haute importance… Les temps de cette sympathie un peu fastueuse et frivole ont toujours été pour les sciences des temps d'élan et de progrès.» C'est bien plutôt pour la pédagogie qu'il faut redouter l'intérêt du grand public parce qu'ici il s'agit d'établir des règlements, de légiférer, et que, en matière d'éducation surtout, ni la bonne volonté, ni l'intelligence, ni les lectures et la méditation, ne sauraient suppléer au défaut de pratique. Mais, pour les autres sciences, la popularité n'a guère que des avantages: elle stimule les savants, elle leur procure les ressources nécessaires à leurs recherches, sans qu'on ait rien à redouter de la foule médiocrement compétente qui la distribue.

Au surplus, Pilâtre avait bien compris à quelle condition un établissement du genre de celui qu'il fondait pourrait contribuer véritablement aux progrès des sciences; et ce n'est pas un médiocre honneur pour lui que d'avoir tenté le premier d'offrir des laboratoires aux savants, des cours aux amateurs: «On y fera,» disent les Mémoires secrets, qui assignent à son Musée ce double objet[68]: «1° un cours physico-chimique servant d'introduction aux arts et métiers, dans lequel on fera connaître l'histoire naturelle des substances qu'on y emploie; 2° un cours physico-mathématique expérimental, dans lequel on s'appliquera spécialement aux arts mécaniques; 3° un cours sur la fabrication des étoffes, la teinture, les apprêts; 4° un cours d'anatomie dans lequel on démontrera son utilité dans la sculpture et la peinture, auquel on joindra les connaissances physiologiques nécessaires à un amateur; 5° un cours de langue anglaise; 6° un cours de langue italienne.» On le voit, dès 1781, Pilâtre fondait une sorte d'École pratique des sciences et de Conservatoire des arts et métiers. C'est sans doute à cette pénétrante intelligence des besoins de son temps qu'il dut le suffrage de l'Académie des sciences, de l'Académie française, de l'Observatoire, de la Société royale de médecine, de l'École royale vétérinaire, encouragements auxquels il répondit en instituant de nouveaux cours sur les mathématiques, l'astronomie, l'électricité, les aimants[69].

Mais Pilâtre aimait les applaudissements autant que la science: il était très répandu dans la haute société; au titre de premier professeur de chimie de la Société d'émulation de Reims, il joignait celui d'attaché au service de Madame, d'inspecteur des pharmacies de la principauté de Limbourg[70]; et il voulait, non pas un simple auditoire d'hommes studieux, mais un parterre de personnes de marque; il s'était donc fait autoriser à admettre les dames aux cours de son Musée[71]. D'ailleurs, en homme avisé, il devinait que les élèves ne viendraient pas tout d'abord, parce que les familles n'envoient leurs enfants aux écoles supérieures que quand il est bien avéré qu'ils y apprendront une science lucrative; et le titre d'ingénieur ou de chimiste leur paraissait alors beaucoup moins plein de promesses qu'aujourd'hui. Il fallait donc se ménager les moyens d'attendre les écoliers, de subvenir aux frais du laboratoire. Pardonnons-lui donc les innocents artifices dont il se servit pour éblouir et amuser un auditoire superficiel! Épargnons-lui les qualifications injustes de charlatan, d'aventurier que lui donnent parfois les Mémoires secrets[72]! N'eût-il dû recruter aucun adepte sérieux, la foule qu'il attirait concourait à son louable dessein.

Son programme, tel que nous l'avons résumé, offre déjà un aperçu des moyens inventés par lui pour séduire la foule: la multiplicité des cours, le choix de sciences nées de la veille, les avances faites aux purs amateurs, la promesse de trouver un même homme qui enseignera l'anatomie aux artistes et la physiologie aux gens du monde, tout cela marque l'intention d'attirer les curieux. La rivalité de deux établissements qui avaient quelque peu précédé le sien, la Correspondance générale et gratuite pour les sciences et les arts fondée par le sieur de La Blancherie, et le Musée de Paris, présidé par Court de Gébelin, stimulèrent son imagination[73].

Certes il ne faut pas juger uniquement de ces sociétés par les sarcasmes des Mémoires secrets. Court de Gébelin ne manquait pas de mérite, et, pour La Blancherie, la lecture des_ Nouvelles de la République des lettres_, journal où il rendait compte des assemblées des savants et des artistes auxquels il s'offrait comme intermédiaire, prouve que durant dix années il a véritablement offert aux hommes d'étude dispersés à Paris, ou de passage à Paris, un moyen de s'entretenir; aux peintres et aux sculpteurs, un Salon permanent; qu'il a entretenu effectivement dans l'intérêt de la science des relations actives et étendues avec l'étranger; en somme, il ne s'est montré indigne ni de l'appui qu'il trouva longtemps près de la plus haute noblesse, ni du témoignage que Franklin, Leroi, Condorcet et Lalande avaient rendu en sa faveur le 20 mai 1778, dans un rapport présenté à l'Académie des sciences. Mais, en même temps qu'on rivalisait de zèle, on se disputait la vogue. Dès le premier jour, on tenta de part et d'autre de se dérober les visiteurs: La Blancherie se fit donner, comme Pilâtre, la permission d'ouvrir ses séances aux dames, et Pilâtre riposta en dispensant les amateurs de payer la cotisation de trois louis par an qu'il exigeait d'abord[74], faveur dont il empruntait l'idée à La Blancherie, et que d'ailleurs il n'accorda que partiellement ou provisoirement. Bientôt la Société de La Blancherie ne fit plus que végéter: en vain il en multiplia les attraits au point de changer ses séances littéraires en bals et en concerts; elle ne se releva de plusieurs faillites que pour disparaître un peu avant la Révolution[75]. Il est vrai que Pilâtre était mort avant elle. Court de Gébelin commença aussi par se défendre avec succès: en mars 1782, l'affluence était si grande aux lectures publiques qu'il présidait le premier jeudi de chaque mois, qu'il fallait, pour y trouver place, arriver longtemps d'avance; il dut rebâtir son Musée à neuf, mettre des Suisses aux portes; et les gens en redingote s'en virent exclus. Toutefois la discorde s'y glissa au milieu de 1783; Court de Gébelin, qu'on voulait évincer, expulsa les dissidents et Cailhava d'Estandoux leur chef. Il commençait à s'applaudir des progrès de son oeuvre, quand il mourut en mai 1784. Ses adhérents ne surent qu'élaborer à la fin de l'année des règlements pédantesques où l'on sent des hommes gonflés de l'importance qu'ils s'attribuent, qui croient que l'honneur d'appartenir à leur Compagnie met à leur disposition les loisirs et le talent de tous les amis de la science; on les voit fixer gravement le cérémonial et presque le Code pénal de leur association. Cette naïveté gourmée n'était pas celle qui plaisait alors. Le Musée de Paris, qui comprenait pourtant, jusque hors de France, un nombre de membres assez considérable, ne fit plus guère parler de lui[76].

II

Au contraire, la prospérité du Musée de Pilâtre croissait toujours: on accourait en foule aux fêtes qu'il y donnait, soit qu'il célébrât la réouverture de ses cours dans un nouveau local, rue de Valois, 1, par une illumination en feux de couleur et qu'il y fît couronner par Suffren un buste de Buffon qu'il aurait, de plus, honoré d'une cantate sans un manque de parole de la Saint-Huberti; soit qu'il amusât un prince nègre par des expériences de physique. Ses rivaux pouvaient bien, en effet, le lui disputer pour l'entregent et l'esprit de ressources, mais non pour le courage et le dévouement à la science: on savait qu'au milieu même de ses fêtes, il préparait l'entreprise où il laissa la vie[77]. Il perdit, il est vrai, par la faute de quelques-uns de ses auditeurs, un de ses collaborateurs les plus distingués, le chimiste Proust, qui, froissé de certaines critiques sur sa méthode, donna sa démission; lui-même il essuya quelques réclamations blessantes quand il se fit suppléer pour préluder à l'entreprise où il périt; mais il ferma la bouche aux mécontents par l'offre de leur rendre le prix de l'abonnement. La Société Patriotique Bretonne, les dissidents du Musée de Gébelin lui demandèrent et obtinrent l'hospitalité pour leurs séances[78]. À la date du 18 décembre 1784, les Mémoires secrets fixent à 40,000 livres la somme des abonnements à son Musée: si la cotisation était encore de trois louis, Pilâtre avait alors plus de 650 souscripteurs.

La Bibliothèque Carnavalet possède, pour l'année suivante, la «Liste de toutes les personnes qui composent le premier Musée autorisé par le gouvernement, sous la protection de Monsieur et de Madame.» On y voit, à la suite de la famille royale, les plus grands seigneurs et les plus grandes dames de France; on y trouve aussi la liste des administrateurs de l'établissement, où l'on apprend que Pilâtre, laissant la présidence à M. de Flesselles, se contentait des titres de garde des archives et de trésorier; vient ensuite la liste des cours: chimie, physique, hippiatrique, anatomie, mathématiques et astronomie, italien, anglais, espagnol, allemand. Deux de ces sciences, tout au moins, la physique et l'anatomie, sont enseignées par des hommes distingués, Deparcieux le neveu et Pierre Sue; la nomenclature des journaux reçus au Musée est curieuse, parce qu'elle montre chez les souscripteurs de Pilâtre une curiosité à la fois très étendue et peu exigeante: on les abonne, en effet, à des feuilles très spéciales, comme le Journal de Physique, le Journal Militaire; mais on ne leur donne aucun journal en langue étrangère. Bientôt on les pourvoira beaucoup mieux à cet égard, et ce sera un des mérites de cet établissement d'avoir toujours beaucoup travaillé à augmenter chez nous le nombre des hommes capables de goûter les écrits venus du dehors. Déjà, aux cours d'anglais et d'italien, il venait d'ajouter ces cours d'espagnol et d'allemand que, par malheur, on maintiendra beaucoup moins longtemps que les deux premiers.

Le préambule de la liste en question montre que Pilâtre projetait d'assurer à ses souscripteurs, si la fortune lui demeurait fidèle, tous les avantages offerts par ses concurrents: «On verra,» disait-il, «s'élever un Panthéon littéraire dont la correspondance s'étendra de plus en plus. Le savant, l'amateur et l'artiste pourront suivre les progrès des arts et trouver au Musée tout ce qui peut flatter leur curiosité.» Sa mort tragique, le 15 juin 1785, fit plus que rompre ces projets: elle faillit ruiner son oeuvre; sur le premier moment, on vendit la bibliothèque et les instruments de physique. Mais le comte de Provence se déclara protecteur à perpétuité du Musée, le racheta aux héritiers et en paya les dettes. Des personnes qui avaient aidé de leur argent Pilâtre à le fonder, firent de nouvelles avances, et l'on réunit ainsi la somme de cinquante mille francs que valait le cabinet de physique et les fonds nécessaires pour acquitter le loyer de quinze mille francs. Le Musée devint le Lycée et garda ses auditeurs[79].

C'est même à partir de cette époque qu'il commença à faire parler de lui, non plus seulement par ses fêtes, mais par l'éclat de ses cours: deux professeurs nouveaux y introduisirent brillamment l'enseignement des lettres auquel, comme on l'a vu, on n'avait pas ménagé de place à l'origine; c'étaient Garat et La Harpe, qui, le 8 janvier 1786, inaugurèrent au Lycée, le premier l'enseignement de l'histoire proprement dite, le second celui de l'histoire littéraire[80]. Garat continuera ses leçons, avec de fréquentes interruptions, il est vrai, jusque sous l'Empire, et La Harpe attachera indissolublement son nom au Lycée. Par l'institution de ces deux chaires, comme, dès l'origine, par celle des chaires de sciences, l'établissement de Pilâtre se trouvait remédier à l'insuffisance de l'enseignement public, puisque, malgré les efforts de Rollin, l'étude de la littérature française, sauf à Paris, où on la pratiquait dans une certaine mesure, et celle de l'histoire, étaient communément négligées dans les établissements universitaires. Pour l'étude de l'histoire surtout on peut en voir d'amusantes preuves dans le livre de M. Liard: on saura, par exemple, qu'elle s'y enseignait au moyen d'un abrégé dont on lisait quelques pages un quart d'heure par classe pour distraire les élèves par une variété agréable et procurer un délassement aux maîtres, puisque ce sont les élèves qui lisent; et l'on recueillera ce témoignage d'un ancien élève des Universités: «Le nom de Henri IV ne nous avait pas été prononcé pendant mes huit années d'études; et à dix-sept ans j'ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s'est établie sur le trône.»

Les sciences, on n'en sera pas surpris, étaient encore mieux partagées, puisque à partir de cette époque l'enseignement des mathématiques est confié à Condorcet, celui de la chimie à Fourcroy, celui de la physique à Monge, et que Sue garde l'anatomie. Il est vrai que plusieurs des nouveaux venus ne prêtent au Lycée que le concours de leur nom, de leurs conseils, et ne paraissent guère dans leurs chaires: Condorcet a pour adjoint, ou plutôt pour suppléant, De la Croix; Gingembre remplit le même office auprès de Monge, de même que c'est Marmontel qui est le professeur titulaire de la chaire occupée par Garat. Mais tous ceux qui enseignent réellement au Lycée font vaillamment leur devoir, titulaires ou suppléants. Fourcroy ne possède peut-être pas encore ce talent d'exposition bientôt si universellement goûté que, quand il enseignera au Muséum, il faudra deux fois en élargir le grand amphithéâtre. Mais la leçon d'ouverture du cours de mathématiques que Condorcet a bien voulu faire en personne, celles des cours d'histoire et de littérature, ont eu tant de succès qu'on en a demandé une seconde audition. Le nombre des souscripteurs s'élève à six ou sept cents, parmi lesquels les femmes les plus distinguées de la cour et de la ville; car l'auditoire se compose, non de gens de lettres, mais de gens du monde. Ce sont les seigneurs du plus haut étage, les marquis de Montesquiou et de Montmorin, le duc de Villequier qui ont obtenu l'aide de Monsieur, rédigé le nouveau prospectus, recruté les nouveaux professeurs. L'abonnement coûte quatre louis; et moyennant ce prix, qui se payait pour un seul cours dans les établissements analogues, on a droit à suivre tous les cours ci-dessus et de plus les cours de langues vivantes. Les professeurs, qui ont devant eux jusqu'à trois cents auditeurs et au delà, sont écoutés dans le plus profond silence, et le Lycée occupe une assez grande place dans la vie intellectuelle de Paris pour que, non seulement La Harpe, mais Grimm, en entretienne les souverains étrangers[81].

D'autre part, c'est aussi vers ce temps que le Lycée commença à donner dans l'esprit frondeur. Tandis que La Blancherie poussait la discrétion jusqu'à soumettre aux ambassadeurs des puissances étrangères les nouvelles littéraires qui lui venaient du dehors; tandis que Pilâtre, pour sceller à sa manière l'union des Bourbons de France et des Bourbons d'Espagne, avait accordé des faveurs particulières aux Espagnols, et que de son côté le roi catholique lui payait l'abonnement aux cours pour six de ses sujets[82], Condorcet, en décembre 1786, dans son discours d'ouverture, attaquait le Parlement. On crut, disent à ce propos les Mémoires secrets, que, comme ce n'était pas la première incartade des professeurs du Lycée, le gouvernement allait soumettre à la censure préalable leurs discours d'ouverture[83]. Déjà, du vivant de Pilâtre, Moreau de Saint-Méry, en qualité de secrétaire perpétuel, élu par les souscripteurs, y avait lu, le 1er décembre 1784, un discours sur les droits de l'opinion publique à juger des assemblées littéraires où beaucoup des arguments s'appliqueraient tout aussi bien à la politique qu'à la littérature. Mais depuis, on s'expliquait plus nettement encore. Garat et La Harpe surtout représentaient au Lycée l'esprit nouveau. La parodie du songe d'Athalie, publiée en 1787 sous le nom de Grimod de la Reynière, en témoigne. La Harpe a cité dans le Mercure du 10 mars 1792 un passage très hardi pour le temps, où en décembre 1788 il avait, dans une des cinq séances où il combattit certaines doctrines de Montesquieu, déclaré devant cinq cents personnes que l'autorité n'est que le pouvoir donné par la loi de veiller à l'exécution de la loi: que celle-ci n'est que l'expression de la volonté générale, et que, où il n'y a point de loi il n'y a point de roi, que Dieu n'a point fait de rois mais des hommes; à ces mots, dit-il, la salle retentit d'acclamations. Longtemps après, à la Convention, le 18 brumaire an III, Boissy d'Anglas rappelait que les leçons du Lycée et surtout celles qui avaient pour objet l'histoire et les lettres n'avaient pas tardé à déplaire aux despotes d'alors: «Leur suppression,» disait-il, «fut plus d'une fois arrêtée dans les conciliabules de Versailles; d'Éprémesnil dénonça plus d'une fois au Parlement le Lycée où La Harpe, en analysant Montesquieu, avait combattu ses erreurs sur la monarchie, et où Garat, en traçant l'histoire des républiques anciennes, façonnait déjà nos âmes à l'énergie républicaine. Séguier prépara des réquisitoires et Breteuil des lettres de cachet[84].»

Boissy d'Anglas, au reste, se trompe, quand il prétend que les nobles protecteurs du Musée avaient cherché dans cette institution un moyen de consolider le pouvoir absolu: ce sont au contraire les novateurs qui, bien plus inventifs alors que leurs adversaires, cherchèrent à employer l'enseignement à répandre leurs doctrines. Brissot, en 1784 et 1785, voulait fonder à Londres, sous le nom de Lycée, un salon de correspondance qu'il rattachait à un plan de propagande en faveur de la Révolution prochaine[85].

Ce que Brissot eût voulu tenter par la conversation et la presse, Garat et La Harpe le firent un peu après par leurs cours.

Pendant ce temps on ne corrigeait pas le défaut à la fois séduisant et radical du plan de Pilâtre. Pour s'en convaincre, il suffît de lire les discours que Condorcet prononça au Lycée.

Les vues ingénieuses et philanthropiques qui abondent dans le premier n'en voilent pas la chimère. Lui-même, par la promesse de prémunir les gens du monde contre le charlatanisme des faux savants et les mères contre le dédain de leurs fils, il avoue que c'est à un auditoire incapable de profiter des leçons, que le Lycée enseignera les sciences qu'il énumère: calcul par les logarithmes, théorie des machines simples et application de cette théorie; problèmes sur la construction des vaisseaux, méthode pour calculer les différentes forces motrices employées dans la construction des machines, etc. Il confesse qu'on ne donnera que des connaissances superficielles et que les développements philosophiques remplaceront les preuves; mais, dit-il, des connaissances superficielles très répandues diminuent le prestige des imposteurs qui spéculent sur l'ignorance. Il se trompe: ce n'est pas la demi-science qui nous met à l'abri des impostures, c'est la modestie ou dans certains cas la résignation au sort commun de l'humanité; Condorcet les faisait peut-être prêcher par son suppléant après la démonstration des théorèmes; mais que devait comprendre le public aux préliminaires du sermon? Peu de chose. C'est Condorcet lui-même qui le donne à entendre dans le second discours, car il y déclare qu'on va désormais insister davantage sur les conséquences des principes, expliquer la folie des joueurs qui poursuivent une martingale, combattre l'abus des rentes viagères, préconiser les placements en vue de la vieillesse ou de la famille du déposant.—Excellents conseils, mais qui ne fournissent pas la matière d'un cours, et qui cessent d'être intelligibles pour les gens du monde quand on les explique par les mathématiques.

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